Joris-Karl Huysmans, Un Dilemme, 1887

Joris-Karl Huysmans (1848-1907) : le miroir de la fin du siècle

Né le 5 février 1848, Charles-Marie-Georges Huysmans adopte, dès un premier recueil de poèmes en prose, Le Drageoir à épices, en 1874, le double prénom de son pseudonyme d’écrivain, Joris-Karl. À la fin de ses études, il débute une carrière administrative au ministère de l’Intérieur et des Cultes qu’il poursuit durant trente ans, en parallèle à son œuvre littéraire. C’est autour de l’évolution de cette œuvre que s’organise la biographie de cet auteur, qui reflète tous les courants de la fin du siècle, alors que Paris s’affirme comme capitale des arts.
Léon Leclaire, Joris-Karl Huysmans dans son intérieur, vers 1890. Photographie
Coll-Toc, Joris-Karl Huysmans, caricature in Les Hommes d’aujourd’hui, 1885
Le culte de l’art
La place qu’occupe l’art dans l’œuvre de Huysmans est-elle un héritage familial, ou, tout simplement, une illustration du dandysme féru d'esthétisme de la fin du siècle ? Son père, d’originaire hollandaise - ce qui explique le choix de son pseudonyme -, était peintre, comme son grand-père, et cette généalogie remonte à Cornelius Huysmans (1648-1727) peintre flamand de paysages, auquel l’écrivain rend d’ailleurs hommage dans son premier article critique, « Beaux-Arts : des paysagistes contemporains », paru dans la Revue mensuelle le 25 novembre 1867 :
Les peintres de paysage, me disait-on dernièrement, sont bien dégénérés depuis que l’École hollandaise a porté ce genre de peinture à sa perfection. […] je ne puis croire qu’une des plus nobles branches de la peinture ne reverra plus poindre une ère nouvelle de gloire et de prospérité. / Les artistes hollandais ont prouvé à l’Exposition universelle qu’ils étaient bien les fils de ces grands maîtres dont la poussière des siècles n’a pu ternir les éclatants chefs-d’œuvre.
De la peinture aux eaux-fortes ou aux dessins de Victor Hugo, ses écrits s’intéressent à tous les genres, à toutes les écoles picturales, et tout particulièrement aux impressionnistes et aux symbolistes, dans tous les pays, notamment avec ses critiques sur l’exposition universelle de 1878 ou son compte-rendu du Salon de 1885. Mais il aborde aussi d’autres arts, la sculpture – avec un arrière-grand-père, prix de Rome, dont il rappelle avec ironie qu’il avait « aidé aux décorations genre pompier de l’arc-de-triomphe du Carrousel » –, à l’architecture nouvelle, et, bien sûr, la littérature avec de très nombreux articles, là aussi touchant aussi bien la poésie, notamment à propos du Parnasse contemporain, que le roman, consacrés, eux, à plusieurs de ses contemporains, à commencer par Zola, Maupassant, Villiers de l’Isle-Adam, Barbey d’Aurevilly…
Dans toutes ses œuvres, ses descriptions notamment témoignent de cette passion pour les arts.
Du naturalisme à la décadence

Le choix du naturalisme
Son premier roman, Marthe, histoire d’une fille, publié à Bruxelles en 1876, par peur de la censure, marque son choix du mouvement naturaliste, qui se confirme par son amitié avec tous ceux qui participent aux réunions de Médan organisées par Zola auquel il consacre un article élogieux sur L’Assommoir. En le reconnaissant comme son maître, il lui dédie d’ailleurs son deuxième roman, Les Sœurs Vatard, paru en 1879, et avec une nouvelle, « Sac au dos », qui raconte sa vie de soldat pendant la guerre de 1870, il participe avec Guy de Maupassant, Léon Hennique, Paul Alexis et Henry Céard au recueil Les Soirées de Médan, en 1880. De très nombreuses nouvelles, tels celles regroupées sous le titre de Croquis Parisiens (1880) répondent aux principes alors posés par le naturalisme.
La Décadence
Mais Huysmans est aussi marqué par l’évolution du "mal du siècle" romantique qui devient, avec Baudelaire, le "spleen", cette profondeur de l’Ennui, le « plus laid, plus méchant, plus immonde » dans « la ménagerie infâme de nos vices », qui « dans un bâillement avalerait le monde », puis le désespoir s'approfondit encore avec le courant qui s'affirme à la fin du siècle, la Décadence.
En 1881, souffrant de névralgies attribuées au mal psychique alors nommé "neurasthénie", Huysmans passe l’été à Fontenay-aux-Roses, puis en convalescence au château de Lourps. De cette époque date une évolution de son œuvre : sous l’influence de Schopenhauer, son pessimisme s’accentue, pour dépeindre des vies où plus rien n’a de sens : le matérialisme est rejeté, comme la croyance au progrès scientifique, politique, social, la foi n’offre plus aucun refuge… En témoigne une nouvelle comme À vau-l’eau, publiée en 1882, et surtout le roman À Rebours, en 1884, célébré comme l’illustration même de la décadence à travers son héros Des Esseintes. Personnage désespéré, blasé de tout, il ne lui reste, pour survivre, que la fuite solitaire dans l’art, pour sublimer l’horreur du réel par un esthétisme raffiné.
Huysmans, sous la forme d’un entretien fictif, paru sous le pseudonyme d’A. Meunier dans la revue Les Hommes d’aujourd’hui, commente son roman en dressant son portrait, accompagné d’une caricature :

Oui, ce livre a éclaté dans la jeunesse artiste comme une grenade. Je pensais écrire pour dix personnes, ouvrer une sorte de livre hermétique, cadenassé aux sots. À ma grande surprise, il s’est trouvé que quelques milliers de gens semés sur tous les points du globe étaient dans un état d’âme analogue au mien, écœurés par l’ignominieuse muflerie du présent siècle, avides aussi d’œuvres plus ou moins bonnes, mais honnêtement travaillées du moins, sans cette misérable hâte de copie qui sévit actuellement en France, des grands aux petits, du haut en bas !

Ce roman, suivi par En rade en 1887, explique l’adresse de Barbey d’Aurevilly à l’écrivain, « Il ne vous reste plus que la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix », qui semble annoncer le dernier tournant de son œuvre.
Arthur Zaidenberd, Des Esseintes dans son bureau, 1931. Illustration d’À Rebours, Illustrated Editions, New York,
La conversion au catholicisme
Elle est précédée par le roman Là-Bas, publié en 1891, qui introduit le personnage de Durtal, héros des trois romans suivants, En Route (1895), La Cathédrale (1898), L’Oblat (1903), qui paraît alors qu’atteint d’un cancer de la mâchoire, Huysmans a effectué un voyage à Lourdes. Se sont alors succédé dans sa vie toutes les étapes d’une conversion reproduite par son personnage, Durtal. D'abord il adopte un directeur de conscience, puis il réalise plusieurs pèlerinage, suivis de retraites dans des abbayes, afin il mène à son terme son noviciat d’oblat, c’est-à-dire s’agrège à une communauté religieuse dont il respecte les règles, mais sans prononcer de vœux ni en adopter l’habit. Sa foi reste profonde jusqu'à sa mort en 1907.
Jean-François Raffaëlli, Portrait de Joris-Karl Huysmans, 1893-95. Huile et pastel sur papier déposé sur toile, 38,6 x 53,1. Musée d'Orsay
Lecture cursive : Joris-Karl Huysmans, 1885, in Les Hommes d’aujourd’hui
Pour lire le texte
Repris en 1927 dans le recueil En Marge, regroupant des « Préfaces et Études suivies », l’article de Huysmans qui était paru dans Les Hommes d’aujourd’hui en 1885, signé d’un pseudonyme, A. Meunier, est une plaisante fiction. Sous la forme d’une interview fictive l’écrivain se présente et explique ses conceptions littéraires, pour laisser ensuite la parole à cette prétendue journaliste : l’autoportrait permet ainsi une autocritique.
Pour introduire
Après une rapide biographie pour rappeler les origines familiales de l’écrivain, qui vient de connaître le succès avec À Rebours, et les réponses à quelques questions sur ses œuvres, la pseudo-journaliste prend congé pour développer un jugement critique plus général sur l’ensemble de l’œuvre : « En somme, ma première impression se justifiait : Huÿsmans est très certainement le misanthrope aigre, l’anémo-nerveux de ses livres, que je vais brièvement passer en revue. » L’écrivain fait preuve ainsi d’un humour acerbe par le choix de son lexique péjoratif, et notamment du néologisme « anémo-nerveux », qui lui prête une agitation psychique suscitée par le vent…
Les débuts littéraires
Huysmans retient trois étapes dans la présentation de sa production littéraire :
Il passe très vite sur une première œuvre poétique, Le Drageoir aux épices, jugée sévèrement : « un médiocre recueil de poèmes en prose ».
Puis il mentionne un premier roman, Marthe, en rappelant la censure déjà subie, dont il dénonce l’excès : il « fut, malgré ses chastes adresses, interdit en France, comme attentant aux mœurs. » Il le rattache nettement au naturalisme, en mentionnant L’Assommoir de Zola, mais en opposant l’éloge « des observations exactes », à la formule sur « de maladives qualités de style », déjà plus ambiguë. La comparaison aux frères Goncourt soutient ce jugement critique : « C’est un livre de début, curieux et vibrant, mais écourté, insuffisamment personnel. »
Il en arrive ensuite au roman paru en 1879, Les Sœurs Vatard, à nouveau avec un jugement sur sa personnalité empreint d’humour : « le bizarre tempérament de cet écrivain, un inexplicable amalgame d’un Parisien raffiné et d’un peintre de la Hollande. C’est de cette fusion, à laquelle on peut ajouter encore une pincée d’humour noir et de comique rêche anglais ».

Ce mélange fait sourire, mais, de façon intéressante, il met l'accent sur cette fin de siècle avec son souci esthétique et les modes qui le parcourent. Les choix lexicaux traduisent aussi son refus désinvolte de se prendre au sérieux, comme ses contemporains décadents. Il est cependant plus élogieux, reconnaissant à ce roman deux qualités de ses « belles pages », qui, à nouveau, le rattachent au naturalisme, d’une part pour son illustration de la vie moderne, avec « des vues de chemins de fer et des locomotives singulièrement décrites », d’autre part, sa plongée dans les bas-fonds de la société : « une tranche de la vie des brocheuses, ordurière et exacte ». Il répète aussi sa double appartenance, à la Hollande, son origine familiale, un héritage pictural évoqué par la mention de « la pâte du vieux Steen », Jan Havickszoon Steen (1626-1679)¸ et l’image d’une « main parisienne ». Nouveau mélange entre ce peintre baroque néerlandais du siècle d’or¸ considéré comme original par son usage de la couleur et l’humour des scènes représentées, et la légèreté élégante de la vie parisienne en cette fin de siècle.

L'évolution de l’œuvre
L’article souligne ensuite l’évolution de Huysmans, d’abord dans deux romans, En ménage et À vau-l’eau, qui mettent en valeur le pessimisme croissant¸ résumé par l’image, « C’est le chant du nihilisme ! » Huysmans fait ainsi ressortir une « mélancholie », qui peu à peu est poussée à l’extrême avec « des éclats de gaieté sinistre et […] des mots d’un esprit féroce. »
Si tout semble alors vide, illustration de « la résignation »¸ le nihilisme s’accentue dans le jugement porté sur À Rebours, dans lequel il multiplie les images qui poussent à l’extrême la décadence : « la rage paraît, le masque indolent se crève, les invectives sur la vie flambent à chaque ligne. C’est de la démence et de la rage. » Mais, là où les décadents faisaient encore preuve d’une forme de distanciation par rapport à leur époque, sa conclusion considère que c’est loin d’être son cas : « je ne crois pas que la haine et le mépris d’un siècle aient jamais été plus furieusement exprimés que dans cet étrange roman si en dehors de toute la littérature contemporaine. »
Pour conclure
Le jugement d’ensemble qui termine l’article confirme l’humour de Huysmans d’abord par « un des grands défauts » signalé, son incapacité de s’effacer de son œuvre, précisément ce que souhaitaient les écrivains réalistes, tel celui cité, Flaubert, et naturalistes. Il se reconnaît dans chaque personnage, « une seule et même personne, transportée dans les milieux qui diffèrent. » Ainsi, l’autoportrait qui conclut l’article est nettement péjoratif, « Son visage sardonique et crispé apparaît embusqué au tournant de chaque page », ce qui l’amène à nier même « la grandeur d’une œuvre », donc sa valeur en tant qu’écrivain qui s’y montre trop présent.
Le contexte socio-historique et culturel
La situation politique et sociale
La vie politique
Le récit de la nouvelle, parue en 1887, n’est pas daté. Mais la mention, à deux reprises, de la « photographie de monsieur Thiers », laisse supposer qu’elle se déroule alors qu'Adolphe Thiers occupe le pouvoir, après la guerre contre la Prusse qui s’est terminé par la défaite de Sedan, amenant la chute du Second Empire. Après la répression sanglante de la Commune de Paris, en août 1871, il est devenu président de la République française, et en obtenant l’évacuation des troupes d’occupation grâce à la levée d’un emprunt national pour payer la dette de guerre, il est salué en mars 1873 comme "libérateur du territoire". Mais il démissionne en mai 1873 avant que la loi constitutionnelle n’asseye solidement la IIIème République.
Portrait officiel d'Adolphe Thiers, 1871

Placer son portrait officiel en bonne place chez soi renvoie au désir d’ordre d’une société bourgeoise conservatrice, illustré dans la nouvelle par le personnage de Lambois, dépeint ironiquement par Huysmans :
M. Lambois, ancien bonnetier, établi à Reims, et retiré, après fortune faite, à Beauchamp. Veuf de même que son beau-père et n’ayant aucune étude à gérer, M. Lambois occupait son oisiveté dans les cantons où il s’enquérait de la santé des bestiaux et de l’ardeur à naître des céréales ; il assiégeait les députés, le préfet, le sous-préfet, le maire, tous les adjoints, en vue d’une élection au conseil général où il voulait se porter candidat.
Faisant partie des comités électoraux, empoisonnant la vie de ses députés qu’il harcelait, bourrait de recommandations, chargeait de courses, il pérorait dans les réunions, parlait de notre époque qui se jette vers l’avenir, affirmait que le député, mis sur la sellette, était heureux de se retremper dans le sein de ses commettants, prônait l’imposante majesté du peuple réuni dans ses comices, qualifiait d’arme pacifique le bulletin de vote, citait même quelques phrases de M. de Tocqueville, sur la décentralisation, débitait, deux heures durant, sans cracher, ces industrieuses nouveautés dont l’effet est toujours sûr.
La société à la fin du XIXème siècle
La nouvelle fait alterner deux lieux, la province et Paris, qui opposent plusieurs images de la société :
En province, à Beauchamp, vivent les deux protagonistes, M. Lambois et le notaire maître Le Ponsart, « établi, depuis trente ans, notaire à Beauchamp, une petite localité située dans le département de la Marne » (chap.II), dans laquelle existe un lieu au nom proche, Vauchamp. Il est très estimé dans la ville.
Ah ! c’est une grande intelligence doublée d’une grande discrétion ! disait l’élite bourgeoise de Beauchamp. Et quel homme distingué ! ajoutaient les dames. Quel dommage qu’il ne se prodigue pas davantage ! reprenait le chœur, car Maître Le Ponsart, malgré les adulations qui l’entouraient, se laissait désirer, jouant la coquetterie, afin de maintenir intact son prestige, puis souvent il se rendait à Paris, pour affaires, et, à Beauchamp, la société qui se partageait les frais d’abonnement du « Figaro », demeurait un peu surprise que cette feuille n’annonçât point l’entrée de cet important personnage dans la métropole.
La province représente ainsi des valeurs conservatrices, maintien de l'ordre, primat du travail, respect de la propriété privée, stabilité de la famille, prestige des honneurs...

Par opposition, pour ces bourgeois de province Paris est perçu comme le lieu de la liberté, où l’on est « à l’abri des regards d’une petite ville », où ils peuvent s’adonner aux plaisirs matérialistes, par exemple à ce repas pris par maître Le Ponsart au « Bœuf à la mode », premier restaurant « à la carte » rue de Valois, suivi d’un café à la rotonde du Palais-Royal, « le seul endroit où, de même que tout bon provincial, il s’imaginait que l’on pût boire du vrai café. » Paris, et tout particulièrement sa rive droite, représente alors l’élégance, capitale érigée en mythe, comme le fait ressortir la revue La Vie parisienne, fondée en 1863 à laquelle est d’ailleurs abonné le notaire. La capitale promet aussi des filles faciles à racoler pour peu qu’on ait l’argent nécessaire…
Aaron Martinet, Le Bœuf à la mode, vers 1830. Estampe colorisée, 26,8 x 36. Musée Carnavalet, Paris
Mais, si l’on change de quartier, une autre société se découvre, où la vie est bien plus difficile, déjà pour les petits commerçants, comme Madame Champagne qui « exploitait, rue du Vieux-Colombier, près de la Croix-Rouge, une boutique mal achalandée de papeterie et de journaux, gagnant assez pour ne pas être mise en faillite », mais encore davantage pour tout un petit peuple, monté à Paris pour trouver du travail, ouvriers, domestiques, exploités et sans aucune protection sociale, représentée par Sophie Mouveau et son logis de la rue du Four. Des "comités de bienfaisance" se sont créés pour secourir les malheureux réduits à la misère, et des appels à la charité sont lancés comme par la papetière qui sollicite en faveur des « pauvresses qu’elle protégeait et recommandait et recommandait à la charité des grandes dames », telle Mme Dauriatte.
Charles Marville, Rue du Four, entre 1865-1868. Photographie, 29,8 x 27. Musée Carnavalet

Un mouvement culturel : le naturalisme
Son héritage : le réalisme
Le réalisme ne naît pas ex-nihilo dans la seconde moitié du XIXème siècle. Il y a longtemps que les romanciers ont voulu restituer la réalité en "faisant vrai". Quand Stendhal déclare, en 1830, dans Le Rouge et le Noir : « Un roman, c'est un miroir qu'on promène le long d'un chemin », il témoigne d’une volonté de "mimésis", c'est-à-dire de représenter dans toute sa vérité la société. Mais, le réalisme s’impose peu à peu par opposition aux excès du romantisme avec ses scènes pathétiques, ses élans vers l’idéal et ses "belles âmes".
Même s’il n’y eut jamais de chef de file ou de manifeste pour définir les principes, plusieurs articles dans la revue, Réalisme, fondée par Louis Duranty (1833-1880) et Champfleury (1821-1889), entre juillet 1856 et mai 1857, permettent de mieux comprendre les objectifs des artistes "réalistes", tels Balzac ou Flaubert.
Beaucoup de romanciers, non réalistes, ont la manie de faire exclusivement dans leurs œuvres l'histoire des âmes et non celle des hommes tout entiers. […] Or, au contraire, la société apparaît avec de grandes divisions ou professions qui font l'homme et lui donnent une physionomie plus saillante encore que celle qui lui est faite par ses instincts naturels ; les principales passions de l'homme s'attachent à sa profession sociale, elle exerce une pression sur ses idées, ses désirs, son but, ses actions.
Les principes du naturalisme
Le naturalisme, dont Zola s’affirme comme le chef de file, pousse à l'extrême les critères retenus par les écrivains réalistes, en s'appuyant encore davantage sur les théories et les pratiques scientifiques. Ainsi, il emprunte aux travaux sur l'hérédité de Claude Bernard l'idée que l'être humain est déterminé par ses origines, non plus seulement sociales, mais d'abord physiologiques. L'écrivain s'attache donc à dépeindre tout ce qui relève des corps, d'où le scandale que provoquent alors les œuvres rattachées à ce courant, jugées trop vulgaires.

Le naturalisme repose sur plusieurs principes, appliqués dans Un Dilemme :
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La reproduction exacte de la vie : Au réalisme des descriptions et des portraits, s’ajoute l’importance accordée à la dimension physiologique de l’homme : l’hérédité, les sensations, les notations physiques…
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L’absence de tout élément "romanesque" : Les récits ne comportent pas de coup de théâtre, ni d’interventions extérieures. Le schéma narratif est très simple, l’action se trouvant entièrement déterminée par les lois de l’hérédité et les conditions sociales.
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Des personnages ordinaires : Ils n’ont plus rien des "héros" traditionnels, et le romancier s’efforce de reproduire leur vie, même dans ce qu’elle a de plus grossier et de plus crû, même s’il doit choquer.
Robida, "Le triomphe du naturalisme", in La Caricature, 7 février 1880
Mais, pour le dernier principe, la disparition du romancier, s'effaçant derrière l'action racontée et le discours rapporté, il reste beaucoup plus difficile à appliquer. Il doit être un observateur détaché, scientifique, « greffier qui se défend de juger et de conclure » , écrit Zola dans Le Naturalisme au théâtre. Mais Huysmans, lui, reconnaît ne pas parvenir à un tel détachement dans l'article des Hommes d'aujourd'hui.
nous sommes loin de cet art parfait de Flaubert qui s’effaçait derrière son œuvre et créait des personnages si magnifiquement divers. M. Huÿsmans est bien incapable d’un tel effort. Son visage sardonique et crispé apparaît embusqué au tournant de chaque page, et la constante intrusion d’une personnalité, si intéressante qu’elle soit, diminue, suivant moi, la grandeur d’une œuvre et lasse par son invariabilité à la longue. (Huysmans, 1885)
Pour lire Le Roman expérimental de Zola
Présentation d'Un Dilemme
Pour lire l’œuvre
Insérée dans Les Soirées de Médan, « Sac-à-dos », la première des quatre nouvelles de Huysmans, marque son adhésion au naturalisme, qui se confirme dans À vau-l’eau (1882) et Un dilemme (1887) dont la longueur est suffisante pour qu'elles soient publiées, non pas en feuilleton comme souvent à cette époque, mais en volume, chez Tresse et Stock, une des maisons d’édition les plus connues alors, tandis que La retraite de Monsieur Bougran est restée inédite jusqu’en 1964, en raison précisément de sa brièveté. Du naturalisme, il retient le choix de ses personnages, caractéristiques d’une société dans laquelle les hommes dotés d’un pouvoir, quelque médiocres qu’ils soient, peuvent impunément écraser les plus faibles. Rien d’extraordinaire donc, pas de fantastique, uniquement un reflet, dans les descriptions, dans les portraits, comme dans le langage, d’un des principes du naturalisme, le matérialisme triomphant, dans la société comme dans l’être humain.
Le titre
Le groupe des Soirées de Médan, 1880 : Alexis, Maupassant, Céard, Hennique, Huysmans, et au centre Zola

Dans son sens premier, le ""dilemme" offre une alternative entre deux propositions présentées comme incompatibles, entre lesquelles doit choisir celui auquel elles sont faites. Ce terme est employé dans le discours intérieur qui termine le long entretien entre le notaire et la jeune Sophie Marveau dans le chapitre III : « Et ça s’appelle un dilemme ou je ne m’y connais pas, fit-il très satisfait, en aparté. » Il vient, en effet, d’offrir à la jeune femme, enceinte d’un protecteur mort sans testament, un choix : « – Eh bien, nous décidons-nous car le temps me presse ? Pour la seconde et dernière fois, je vous le répète : ou vous êtes la bonne de Jules, auquel cas vous avez droit à une somme de trente-trois francs soixante-quinze centimes ; ou vous êtes sa maîtresse, auquel cas, vous n’avez droit à rien du tout ; choisissez entre ces deux situations celle qui vous semblera la plus avantageuse. »
Mais ce choix en est-il vraiment un, ou bien est-ce le signe d'une terrible ironie ? En fait, le dilemme, souvent qualifié de "cruel" d’ailleurs dans la littérature, enferme fréquemment le personnage dans une situation tragique. Ainsi, dans les deux cas, la jeune femme est renvoyée à la misère, privée de tout droit, d’où, à sa réponse, « C’est bien, je vais voir ce qui me reste à faire », la riposte brutale de Maître Le Ponsart qui la menace : « Rien, belle dame, croyez-moi. En attendant, vous avez jusqu’à demain midi pour réfléchir. Passé ce délai, je pars, enlevant les meubles, et je remets la clef du logement au propriétaire ; la nuit porte conseil ; laissez-moi espérer qu’elle vous profitera, et que demain vous serez revenue des idées plus sages. »
La structure
La nouvelle est divisée en six chapitres, sans titre, et se fonde sur l’opposition des deux lieux : la province encadre le récit qui se déroule à Paris, avec la conversation à Beauchamp entre le notaire, Maître Le Ponsart, et son gendre, M. Lambois.
L'encadrement du récit
Le premier chapitre débute l'action "in medias res" pour poser l’enjeu de la nouvelle, la question de la succession de Jules Lambois, et, notamment, l’existence – ou non – d’un testament :
votre fils est mort sans postérité, ni frère, ni sœur, ni descendants d’eux ; le petit avoir qu’il tenait de feu sa mère doit, aux termes de l’article 746 du Code civil, se diviser par moitié entre les ascendants de la ligne paternelle et les ascendants de la ligne maternelle ; autrement dit, si Jules n’a pas écorné son capital, c’est cinquante mille francs qui reviennent à chacun de nous.
— Bien. — Reste à savoir si, par un testament, le pauvre garçon n’a pas légué une partie de son bien à certaine personne.
Le dernier chapitre formule le dénouement qui, après l’annonce de la mort de la jeune femme, marque le triomphe cynique des deux protagonistes :
enfin, si nous n’avons plus rien à craindre de cette fille, qui sait si, au cas où elle eût vécu, elle n’aurait pas de nouveau jeté le grappin sur un fils de famille ou semé la zizanie dans un ménage.
— Oh ! à coup sûr, répondit Maître Le Ponsart la mort de cette femme n’est pas bien regrettable ; mais, vous savez, pour le malheur des honnêtes gens, après celle-là, une autre ; une de perdue...
— Dix de retrouvées, ajouta M. Lambois, et il compléta cette oraison funèbre, par un hochement attristé de la tête. »
Le chapitre II, lui, marque un recul, en présentant de façon complète ces deux interlocuteurs, leur carrière et leur personnalité.

Le centre de la nouvelle
Au cœur de la nouvelle, les chapitres III, IV et V , à Paris, adoptent à nouveau une construction enchâssée :
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Le chapitre IV est entièrement organisé autour du petit peuple, avec la volonté de venir au secours de la jeune Sophie, menacée d’expulsion et d'être privée de ressources
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Il est encadré par les chapitres III et V, construits sur une alternance entre la façon dont Maître Le Ponsart profite de sa liberté parisienne pour satisfaire son goût des plaisirs, et ses deux conversations avec Sophie Marveau, la première en tête à tête pour lui imposer ce « dilemme », la seconde qui traduit l’échec de la jeune femme, dépossédée de tout malgré l’aide de Mme Champagne.
Charles Marchal, Le Printemps, XIXème siècle. Eau-forte, 26 x 37. Collection privée
La temporalité
L’intrigue est très rapide, puisque le notaire prend le train pour Paris le lendemain de sa conversation avec son genre, Lambois. La durée explicite de son séjour à Paris s'évalue à deux jours, chaque après-midi étant occupée par la conversation avec Sophie Mouveau, tandis que la soirée a été marquée par sa relation avec une fille racolée. Tout aussi vite s’effectue son retour à Beauchamp, prévu « par le train de nuit » le jour même de l’expulsion, le deuxième jour, de la jeune femme. En revanche, Huysmans mentionne expressément que c’est « [h]uit jours après » ce retour qu’il se rend chez Lambois et apprend, par la lettre que celui-ci a reçue, la fausse couche et la mort de Sophie Mouveau, particulièrement saisissante par cette rapidité.
Pour conclure
Cette structure marque un décalage avec la pratique réaliste balzacienne : Huysmans fait attendre le deuxième chapitre pour présenter de façon complète ses deux protagonistes. De même, ce n’est qu’à la fin du chapitre IV que sont présentés le passé de Sophie et sa relation avec Jules Lambois. Ainsi, le récit gagne en dynamisme, et, surtout, met l’accent sur les conversations qui, par les discours échangés comme par les monologues intérieurs, soulignent l’opposition des milieux sociaux : d’un côté, les puissants et leur pouvoir, de l’autre le peuple exploité, impuissant face au « Code » et dont la résistance échoue. De cette façon, Huysmans invite son lecteur à s’intéresser tout particulièrement au langage de ses personnages, révélateur à la fois de leur appartenance sociale et de leur personnalité.
Enfin, en plaçant Paris au cœur de la nouvelle, Huysmans illustre le rôle de cette capitale et l’attraction qu’elle exerce sur les provinciaux. Mais, que ce soit à Paris ou en province, conformément à l’approche du courant naturaliste il fait ressortir la place occupée par le corps, que ce soit par la mise en évidence des désirs masculins, ou de la situation de la jeune bonne enceinte, une de leurs victimes.
Le cadre spatial
La présentation de la nouvelle a mis en évidence le double cadre spatial de cette nouvelle, la province, lieu de vie des deux protagonistes, et Paris, où se rend le notaire pour régler la succession de son petit-fils, Jules Lambois. Dans les deux cas, l’image proposée par Huysmans est très critique.
L'image de la province
Elle occupe une place prépondérante dans cette œuvre, et Huysmans propose une image critique à travers la description de la « petite localité » de Beauchamp, et du mode de vie, à la fois particulièrement étriqué à l’exemple des « lentes soirées » mentionnées, et surtout de la place accordée au regard d'autrui, car chacun s'observe.
Une vie médiocre
En province, tout est étriqué, car seule compte l’apparence qui masque la médiocrité d’ensemble, à l’image du logement, où l’on met en évidence « des flûtes à champagne, tout un service de porcelaine blanche, liseré d’or, dont on ne se servait du reste jamais ». C’est un monde où règne la parcimonie, dont le notaire donne de nombreux exemples :
aussi usait-il constamment des petits artifices usités dans les provinces où l’économie a la ténacité d’une lèpre ; il se servait de bobéchons, de brûle-tout, afin de consumer ses bougies jusqu’à la dernière parcelle de leurs mèches, faisait, ne pouvant supporter sans étourdissements le charbon de terre et le coke, de ces petits feux de veuves où deux bûches isolées rougeoient à distance, sans chaleur et sans flammes […]
La comparaison met en évidence la personnalité de ce bourgeois qui compte chaque sou, et la répétition « de même que la plupart des provinciaux », en fait le représentant d’un mode de vie quand il s’agit d’assumer une dépense :
De même que la plupart des provinciaux, il ne pouvait aisément dans un magasin tirer son porte-monnaie de sa poche ; il entrait avec l’intention bien arrêtée d’acheter, examinait méticuleusement la marchandise, la jugeait à sa convenance, la savait bon marché et de meilleure qualité que partout ailleurs, mais, au moment de se décider, il demeurait hésitant, se demandant s’il avait bien réellement besoin de cette emplette, si les avantages qu’elle présentait étaient suffisants pour compenser la dépense ; de même encore que la plupart des provinciaux, il n’eût point fait laver son linge à Paris par crainte des blanchisseuses qui le brûlent, dit-on, au chlore ; il expédiait le tout en caisse, par le chemin de fer, à Beauchamp, parce que, comme chacun sait, à la campagne, les blanchisseuses sont loyales et les repasseuses inoffensives.
Huysmans accumule les détails révélateurs, mais sans cesser de généraliser, jusqu’à la caricature. D’un côté, ces provinciaux se piquent de chic parisien, mais, seulement pour lire un journal comme « Le Figaro », représentant l’ordre : « la société […] se partageait les frais d’abonnement ». L’ironie se fait acerbe, par exemple pour dénoncer ce qui, dans ce journal, est une rubrique suivie, « Déplacements et villégiatures » qui annonce « les départs et les arrivées ‘‘dans nos murs’’ des califes de l’industrie et des hobereaux », il souligne le décalage entre le contenu et la réalité de ces provinciaux : « au vif contentement du lecteur qui ne pouvait certainement que s’intéresser à ces personnes dont il ignorait, la plupart du temps, jusqu’aux noms. »
Le regard d'autrui
Mais il y a pire… Dans une petite ville, il est impossible d’échapper au regard d’autrui, même à celui d’une simple bonne dont se défient les deux protagonistes : ils « se désignèrent d’un coup d’œil la bonne qui apportait le café et se turent. » Chacun donc juge, et notamment en fonction de la situation « conséquente » ou non, et du pouvoir exercé, d’où l’ambition de jouer un rôle politique comme le souhaite M. Lambois qui « rêvait à ce mandat de conseiller général ». Finalement chacun des habitants tient les autres par le poids des « commérages », incessants et menaçants, ce qui explique la satisfaction du notaire après s’être débarrassé de la jeune bonne :
Une petite ville de province, Châlons-sur-Marne, en 1883

C’est un comble, se répétait-il ; nous aurions eu ce torchon-là dans notre famille ! Il resta déconcerté ; en une rapide vision, il aperçut Jules amenant cette femme, traversant la localité, tout entière sur ses portes, entrant au milieu de la famille consternée par cette mésalliance ; il aperçut cette femme, sans tenue, ne sachant ni manger, ni s’asseoir, lâchant des coq-à-l’âne, compromettant sa situation par le ridicule de sa vie présente et l’infamie de sa vie passée. — Ah bien, nous l’avons échappé belle !
Il faut donc, bien sûr, comme le notaire, ne pas transgresser les "bonnes mœurs", du moins pas ouvertement, « remisant ses instincts sensuels qu’il n’eût pu satisfaire sans un honteux fracas », car à Paris, le notaire se laisse aller à ce qui, en province, serait une terrible débauche ! Tout est affaire de mesure, pour rester dans une norme acceptable car la critique des concitoyens repose, en fait, sur l’envie : « le percepteur et le maire qui jalousaient ses dîners, tout en les prônant. » Il est donc essentiel de ne pas se démarquer, au moins dans ses apparences, des discours dominants :
Maître Le Ponsart encourageait les médisances, se délectait au récit des petits cancans, puis il aimait tant le gain, vantait tant l’épargne, que ses compatriotes s’exaltaient à l’entendre, remués délicieusement jusqu’au fond de leurs moelles par ces théories dont ils raffolaient assez pour les entendre quotidiennement et les juger toujours poignantes et toujours neuves. Au reste, ce sujet était pour eux intarissable ; là, partout, l’on ne parlait que de l’argent ; dès que l’on prononçait le nom de quelqu’un, on le faisait aussitôt suivre d’une énumération de ses biens, de ceux qu’il possédait, de ceux qu’il pouvait attendre. Les purs provinciaux citaient même les parents, narraient des anecdotes autant que possible malveillantes, scrutaient l’origine des fortunes, les pesaient à vingt sous près.
Difficile équilibre ! Il s’agit, en effet, de conserver le prestige qui repose, comme dans le cas du notaire, sur une estime ambiguë , être puissant, mais pas trop :
Il était le personnage le plus considéré de ce Beauchamp qui ne lui marchandait pas son admiration en laquelle entraient, pour dire vrai, du respect et de la peur. Après les éloges qui accompagnaient généralement son nom, cette phrase corrective se glissait d’habitude : "C’est égal, il fait bon d’être de ses amis", et des hochements de tête laissaient supposer que Maître Le Ponsart n’était point un homme dont la rancune demeurait inactive.
On notera enfin que Huysmans efface toutes les autres classes sociales, commerçants ou petit peuple, et ne s'attache à dépeindre que « l’élite bourgeoise » de cette petite ville, mettant ainsi en évidence le triomphe de cette classe sociale en cette fin de siècle.
La vie parisienne

Le café de la Rotonde au Palais-Royal à Paris vers 1860. Gravure en couleur, collection privée
Le luxe de la capitale
Par opposition, la vie parisienne semble ouvrir tous les possibles, du moins à ceux qui disposent d’une fortune suffisante comme le notaire qui peut ainsi profiter des plaisirs : « à Paris, seul, à l’abri des regards d’une petite ville, libre de ses actes, le porte-monnaie bien garni ». Des plaisirs qui permettent de compenser les contraintes de la province, en laissant libre cours essentiellement aux désirs du corps par un bon repas, un bon vin, un bon café, sans oublier la femme facile que l’argent permet de posséder pour une soirée, comme le raconte le chapitre V qui met en évidence plus même que la puissance du « désir charnel et le physique », la volonté d’appartenir ainsi pleinement à une capitale qui affiche son luxe aux yeux surtout d’un provincial, prisonnier des apparences : il « était maintenant assis dans la rotonde du Palais-Royal, le seul endroit où, de même que tout bon provincial, il s’imaginait que l’on pût boire du vrai café. »
L'envers du décor
Mais les descriptions de Huysmans montrent un autre décor, des coulisses en quelque sorte bien moins reluisantes, malgré les grands chantiers mis en œuvre par le baron Haussmann sous le Second Empire, celle des quartiers plus populaires, où les logements signent une vie dépourvue de luxe, comme l’appartement occupé encore par Sophie Mouveau. Là aussi des hiérarchies se sont établies, au sommet les commerçants, mais qui vivotent difficilement comme Mme Champagne, rue du Vieux-Colombier, « gagnant assez pour ne pas être mise en faillite » ; au bas de l’échelle, des « pauvresses » qui ne survivent que de « la charité des grandes dames », et jusqu’aux « mendiantes qui sollicitent la charité sous le porche des églises ». On notera que Huysmans met l’accent sur les femmes, en laissant apparaître le monde ouvrier que par deux visions rapides des déménageurs, très péjoratives puisque « déjà ivres » à leur entrée, leur alcoolismeressort dans leur demande finale au notaire : ils « tentaient de lui carotter un nouveau litre ». Elles sont donc les premières victimes, exploitées par les plus riches, comme Sophie Mouveau qui, comme beaucoup, a essayé d’échapper à la misère, en vain quand elle avait quitté sa campagne et « s’était placée, en qualité de bonne d’enfant, à Paris, dans une famille bourgeoise qui la laissait à peu près mourir de faim. »

Charles Marville, Rue du Vieux-Colombier, Paris 6ème, 1867. Photographie, 27,2 x 32,8
POUR CONCLURE
Finalement, s’il y a, certes, un contraste entre ces deux lieux, Huysmans les regroupe tout de même par son regard critique sur les deux aspects dénoncés. D’une part, en province comme à Paris, l’argent occupe la première place, essentiel pour assurer une vie, sinon luxueuse, au moins confortable ; de même, dans les deux cas, l’estime se fonde sur l’apparence, le respect de l’ordre et la sauvegarde d’une morale, en réalité deux formes d’hypocrisie.
Les personnages féminins
Si Huysmans accorde une telle place aux personnages féminins, dès ses premières œuvres comme Marthe ou Les Sœurs Vatard, c’est d’abord pour souligner, non plus, comme le faisait Balzac dans ses romans, le rôle prépondérant qu’elles jouent dans la société du XIXème siècle, mais surtout leur exploitation par un patriarcat encore dominant. Ainsi, Huysmans joue sur un double portrait qui induit un double registre. D’un côté, les femmes sont présentées le plus souvent à travers le regard d’un personnage masculin, de l’autre c’est le narrateur, masque de l’écrivain, qui, par les discours qu’il leur prête ou par ses commentaires, oriente le jugement de son lecteur.
L'héroïne : Sophie Mouveau
Misogyne, Huysmans ? C’est, en tout cas, l’attitude qu’il prête à ses personnages masculins face à l’héroïne de la nouvelle, qu’il s’agisse de Jules ou de ses deux parents, comme au narrateur d'un récit qui s'incrit dans le naturalisme.

Une femme amoureuse
A priori, avec le jeune homme, sa vie de couple est heureuse, mais parce qu’elle réalise tout ce qu’un homme est en droit d’attente d’une femme : « il s’amouracha de cette belle fille fraîche, qui témoignait, à défaut d’éducation, d’un caractère aimant et d’un certain tact. » Mais leur vie commune est réussie surtout en raison de deux failles :
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Ce « jeune homme timide et un peu gauche », Jules, est rassuré par une femme bien différente des « filles délurées devant lesquelles il perdait toute contenance ». Elle « l’enhardissait, en le mettant à l’aise ».
Henri de Toulouse-Lautrec, Au lit, le baiser, 1892-93. Huile sur toile, 58,5 x 45,5. Collection privée
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La jeune fille, elle, dont Huysmans mentionne « la douceur un peu moutonnière », terme vraiment peu flatteur, sait se comporter en faisant preuve de la soumission attendue, et s’efforce de « plaire à son amant », en se haussant à son niveau : elle « se dégrossissait, abandonnait peu à peu la quiétude de ses pataquès, savait à propos se taire ».
Elle est, en effet, parfaitement conscience de leur écart social, et du risque couru si le père découvre leur concubinage en venant visiter son fils malade : « la probable arrivée du père de Jules l’épouvantait. » Elle fait donc tout pour masquer son amour pour un jeune homme, sans doute sincère vu son chagrin quand elle évoque sa mort, mais qui, à ses yeux, a d’abord un prix : lui offrir le seul salut pour une femme, enceinte qui plus est, lui avoir promis le mariage, argument réitéré dans sa conversation.
Elle s’était renfermée dans la cuisine, se bornant à un rôle effacé de bonne, préparant les tisanes, ne desserrant pas les lèvres, affectant, malgré les sanglots qui lui montaient dans la gorge, l’indifférence d’une domestique contemporaine devant le moribond qu’elle mangeait de caresses, dès que le père retournait à son hôtel.
Le regard masculin
Le portrait physique de l’héroïne est fait à grands traits par le regard de M. Lambois, dont l’appréciation a priori méliorative s’inverse en une critique : « C’est une grande et belle fille, une brune avec des yeux fauves et des dents droites ; elle parle peu, me fait l’effet, avec son air ingénu et réservé, d’une personne experte et dangereuse. »
Ce jugement critique est confirmé par le notaire, alors même qu’elle ne répond à aucune des critères propres à justifier le mépris pour la femme courtisane : « L’indulgence instinctive qu’il eût éprouvée pour la femme qu’il s’était imaginée, pour une belle drôlesse grassouillette et fosselue, chaussée de bas de soie et de mules de satin, sentant la venaison et la poudre fine, avait fait place à l’indifférence, même au mépris. »

Aucune excuse donc pour cette jeune femme « singulièrement rustique », dont le portrait relève tous les défauts prouvant l’écart social : « Et il lorgnait ses mains un peu grosses, à l’index poivré par la couture, aux ongles dépolis, par le ménage et crénelés par la cuisine. Mal mise, sans aucun chic, la poupée à Jeanneton, pensait-il. Sans même qu’il s’en rendît compte, cette constatation aggravait auprès de lui la cause de la femme. Les cheveux mal peignés qui lui tombaient sur les joues l’incitèrent à se montrer brutal. » Mais quand, pour la seconde visite, Sophie soigne son apparence, le résultat est inutile : « Elle était, elle aussi, en grande toilette, parée de tous les bijoux que Jules lui avait donnés, et, ainsi pomponnée, les seins bien lignés par le corsage, les hanches bien suivies par la jupe de cachemire, elle était charmante. »
Victor Gabriel Gilbert, La Cuisinière, fin du XIXème siècle. Huile sur toile, Musée des Beaux-Arts, Rouen
la situation irrégulière dans laquelle vous viviez avec mon petit-fils ne pouvait durer. D’une façon ou d’une autre, elle se serait rompue. Ou Jules aurait été nommé sous-préfet dans une province et il se serait honorablement et richement marié, ou pour une cause que l’avenir eût pu seul nous apprendre, il vous eût quittée ou eût été quitté par vous : dans ces deux cas, votre liaison aurait forcément pris fin.
Dans les deux cas, finalement, la femme est renvoyée à sa nature même, au pouvoir dangereux qu’elle peut exercer sur l’homme qu’elle séduit – comme le notaire l’a été la veille au soir par la femme qu'il a racolée – et, quoiqu’elle fasse, le regard masculin la condamne. Liée à l'écart social, l'immoralité du concubinage ne fait que renforcer cette condamnation :
Une victime
Un bref passage du chapitre IV résume rapidement le passé de Sophie Mouveau, un exemple, souligné par le jugement du narrateur, de la condition féminine qui fait des femmes des victimes, quel que soit le lieu où elles vivent :
Quand elle avait quitté son pays, un petit village près de Beauvais, elle ne savait rien, n’avait reçu aucune éducation de ses père et mère qui la rouaient simplement de coups. Son histoire était des plus banales. Traquée par le fils d’un riche fermier et lâchée aussitôt après le carnage saignant d’un viol, elle avait été à moitié assommée par son père qui lui reprochait de n’avoir pas su se faire épouser ; elle s’était enfuie et s’était placée, en qualité de bonne d’enfant, à Paris, dans une famille bourgeoise qui la laissait à peu près mourir de faim.
Elle a si longtemps été victime qu’elle semble considérer que ce traitement est normal. Ainsi, dans un premier temps, elle pleure, manifeste quelques phrases révoltées, en étant « indignée [des] suppositions » du notaire sur sa relation avec Jules, et elle refuse de signer le reçu : « Elle le repoussa de la main. — Non, je ne signerai pas, nous verrons ; après tout, je veux élever son enfant qui est le mien... » Mais cela ne dure guère, elle se résigne vite, au point que Mme Champagne est obligée de la rabrouer pour la faire réagir :
à cette souffrance précise et aiguë, avait succédé une désolation vague presque douce ; elle dormait tout éveillée, incapable de réagir contre cet alanguissement qui la berçait. Elle ne pleurait plus, se résignait, s’abandonnait à Mme Champagne, remettant son sort entre ses mains, se désintéressant même de sa propre personne, s’apitoyant avec la papetière sur le malheur d’une femme qui la touchait de très près, mais qui n’était plus absolument elle.
Mais cet état de victime est irrémédiable, car il est lié au statut juridique de la femme dans la société, comme l’explique l’agent d’affaires consulté, M. Barrot, s’appuyant sur le « Code » pour indiquer l’absence de toute solution. C’est ce que souligne la colère de Mme Champagne, qui accuse le coupable, le patriarcat, « On voit bien que les lois sont fabriquées par les hommes, tout pour eux, rien pour nous », colère vaine puisque, présente lors de la seconde rencontre, ses interventions restent vaines.
La fin de la nouvelle porte à son apogée ce portrait puisqu’elle est rejetée jusque dans la mort, condamnée par les deux parents de Jules à être jetée dans la fosse commune. Cependant Huysmans ne cherche pas à mettre en évidence ce dénouement pathétique, mais conclut sur le cynisme masculin, révélateur du mépris généralisée à l’égard des femmes : « la mort de cette femme n’est pas bien regrettable ; mais, vous savez, pour le malheur des honnêtes gens, après celle-là, une autre ; une de perdue... », dix le notaire, tandis que M. Lambois complète le proverbe : « Dix de retrouvées ».
Madame Champagne
En miroir au portrait de Sophie Mouveau, Huysmans introduit dans deux des chapitres un autre personnage féminin, Mme Champagne, dont la présentation reste très ambiguë.
Sa fonction d'adjuvant
Son portrait initial lui attribue un rôle bénéfique d’adjuvant dans le quartier, où elle était « la providence des pauvres, rédigeant des placets qu’elle adressait aux grands noms de France qui les accueillaient souvent, sans qu’on sût pourquoi », qu’elle tente de secourir, comme elle le fait avec Mme Dauriatte . Et c’est ce rôle qu’elle entreprend de jouer auprès de Sophie, d’abord en allant avec elle consulter l’agent d’affaires dans le chapitre IV, sans réponse utile, puis en tentant d’intervenir pour la soutenir face au notaire dans le chapitre V. Mais elle ne reçoit de lui qu’un rejet violent et la menace de faire intervenir la police contre elle. Sa lettre est aussi un signe de cette aide, puisqu’elle a recueilli chez elle la jeune femme « comme l’enfant de la maison » et tente de lui assurer un enterrement digne. La lettre brûlée traduit un nouveau refus, qui détruit tout espoir de rrésistance féminine au patriarcat : seule reste la charité…
Un portrait critique
Mais, outre ces échecs successifs, Huysmans va plus loin pour ôter à son personnage tout mérite.
D’une part, il démasque les raisons qui l’ont poussée à accorder son soutien, non pas une générosité gratuite, mais en fait pour satisfaire ses « penchants au cancanage », sa « curiosité », et, surtout pour se revaloriser à ses propres yeux, « convaincue de son importance, révérée par le quartier qui la réputait influente et juste. » Ses discours et l’appui qu’elle veut apporter sont autant de moyens de se mettre en valeur.
Madame Champagne ne laissait point que d’éprouver un certain orgueil à l’idée qu’elle parlerait à ce monsieur respectable, qu’elle discuterait en femme du monde avec lui ; puis, cette mission l’investissait à ses propres yeux d’une grande importance. Quel sujet de conversation pendant des mois ! quel prestige dans le quartier qui louerait son bon cœur, vanterait son ingéniosité diplomatique, clabauderait à perte de vue sur son comme il faut ! Elle se perdait dans ce rêve, souriait béatement, apprêtant déjà sur sa bouche, pour le lendemain, d’heureux effets de cul de poule.
D’autre part, il s’emploie à en faire un portrait particulièrement péjoratif. Déjà son physique tourne à la caricature :
Elle était asthmatique et obèse, blanche et bouffie, trop cuite. Dans ses tissus relâchés, des rides se croisaient en tous sens, zébrant le front, lézardant les yeux, lacérant les joues ; ces rides étaient creusées sur sa face, en noir, de même que si la poussière des âges avait pénétré sous la peau et imprégné d’ineffaçables raies, le derme.
Cela se révèle à chaque fois qu’elle doit monter un escalier, où elle reconnaît une forme d’impuissance : elle « haletait, couchée sur la rampe ». Et l’agent d’affaires lui-même, « [f]atigué par cet inextricable verbiage », l’oblige à « se taire » pour laisser parler Sophie Mouveau, ce qui annule son rôle.
Marie-Jacques Massol, La grosse dame, 2nde moitié du XXème siècle. Huile sur toile, 100 x 100. Collection privée

De plus, sa colère et sa compassion envers Sophie perdent aussi de leur valeur car sa première pensée, de retour chez elle, est de reprendre sa vie quotidienne où l'alimentation est placée au premier plan, et, si elle manque d’appétit, elle « s’alimentait du moins avec des verres d’un liquide rouge. »
De l'apparence à la réalité
Enfin son ultime intervention face au notaire détruit tout ce prétendu pouvoir : « Maître Le Ponsart la fixa de son œil d’étain et elle perdit son peu d’assurance. Du reste, cette femme, d’habitude si loquace et si hardie, semblait, ce matin-là, privée de ses moyens, dénuée d’audace. » Huysmans accentue encore cette destruction par le récit qui en formule la cause, « un de ces irréparables malheurs qu’on croirait s’abattre de préférence, aux moments douloureux, sur les gens pauvres, lui était survenu, dès le lever », la perte de son râtelier « happé » et broyé par son chien, « s’imaginant sans doute que c’était un os », scène tellement cocasse qu’elle est totalement ridiculisée par cette caricature :
Depuis ce moment, elle pinçait les lèvres de peur de laisser voir les brèches de sa mâchoire, parlait en crachotant de côté, était anéantie par cette idée fixe qu’elle n’avait pas l’argent nécessaire pour combler ses trous. Cette absorbante préoccupation à laquelle se joignait la peur de montrer au notaire les créneaux pratiqués dans ses gencives paralysait ses facultés, la rendait idiote.
Ainsi, le lecteur est invité, non pas à plaindre une femme généreuse, à s’attendrir sur son impuissance dans une situation pathétique, mais à rire de cet orgueil ainsi puni.
Les figurantes
Deux autres portraits féminins jouent un rôle dans cette nouvelle, autres indices du regard sans indulgence de Huysmans.
Madame Dauriatte
Son intervention dans le chapitre IV, où elle est présentée comme « [e]n tête des pauvresses » protégées par Mme Champagne, « vivant d’une dévotion également répartie sur Mme Champagne et la Vierge », association cocasse, contribue, en fait, à démythifier le rôle de celle-ci tout en noircissant encore le jugement sur les femmes.
Comme le veut le naturalisme, Huysmans met l’accent sur son apparence physique, particulièrement disgracieuse : elle « se lamentait de ses jambes qui refusaient de la porter, de ses pieds, envahis par un potager d’oignons, de ses larges pieds cultivés qui nécessitaient le constant usage de bottes munies de poches. » Son matérialisme triomphe au retour de sa protectrice et de Sophie après leur échec. Huysmans souligne, en effet, la façon particulièrement répugnante dont elle profite de cette occasion qui lui offre le plaisir d’un repas en mangeant « ainsi qu’un ogre » : « elle avait des joues telles que des balles ; et des rigoles de jus serpentaient jusqu’à son menton, tant elle se hâtait à torcher les plats. »
En réalité, son comportement révèle le peu de réelle solidarité entre ces femmes, pourtant toutes victimes d'injustices. Loin d’une réelle compassion envers l’héroïne, elle ne pense qu’à en tirer un profit personnel, par exemple « pour s’adjuger un petit verre », là encore source de l’ironie de Huysmans : « elle tendit sa tasse, ne la retirant point, espérant peut-être qu’on la remplirait jusqu’au bord ; mais la papetière lui versa la valeur d’un dé à coudre ». Le comble du ridicule de ce personnage est atteint à la fin du chapitre, jugement sévère sur sa stupidité : son « intelligence fut, ce jour-là, plus spécialement incohérente », au point qu’à propos de son mari le portrait touche à l’absurde : « si elle se rappelait qu’il portait de l’or sur ses habits, elle ne pouvait dire au juste s’il avait été maréchal de France ou tambour-major, vendeur de pâte à rasoir ou suisse. » Cela s’achève avec ce tirage de cartes, longuement relaté, qui ne fait qu’accumuler des manipulations cocasses et des interprétations sans valeur.
La prostituée
La prostitution est un thème omniprésent dans la littérature du XIXème siècle, mais avec une importante différence entre l’héritage romantique, qui privilégie sa revalorisation comme dans La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils, publié en 1848, et l’approche naturaliste, plus critique en mettant en avant le danger que représentent ces femmes par l’attirance dont leur corps enflamme le désir masculin. Huysmans, lui aussi, a accordé une place importante aux prostituées, par exemple dans son premier roman, Marthe, ou dans Les Sœurs Vatard.
Ainsi, tout au long du récit, cet asservissement au corps féminin est rappelé : « il se sentait sans force pour quitter cette fille qu’il suivait machinalement, mu par ce bizarre sortilège que connaissent les gens attardés, le soir, et qu’aucune psychologie n’explique. » Accablé par l’argent à sortir, c’est bien pour son corps qu’il accepte cette relation : « se consolant un peu de sa faiblesse de vieillard assis tardivement chez une fille, par la vue du corsage qu’il jugeait rigide et tiède et des bas de soie rouges qui lui paraissaient crépiter, aux lueurs des bougies, sur des mollets pleins et des cuisses fermes. » En fait, la prostitution est une réponse aux fantasmes masculins, la promesse d’« idéales caresses », mais, à nouveau, le regard que Huysmans prête au notaire ôte à la prostituée toute valeur :

Jean-Louis Follain, Illustration de Marthe (5ème édition) de Huysmans, eau-forte, 1929
De même, le début du chapitre V est consacré à ce thème, traité selon une construction significative. Avant même de relater l’épisode, c’est la désillusion masculine du héros qui est mise en évidence : « À son âge ! — Avoir été la dupe d’une fille racolée chez Peters ! Maître Le Ponsart regrettait sa méprise, cette poussée incompréhensible, ce mouvement irraisonné qui l’avait, en quelque sorte, forcé à offrir des consommations à cette femme et à l’accompagner jusque chez elle. » Mais cette expression d’un remords souligne la puissance des instincts masculins qui font tomber les hommes sous le pouvoir des femmes, en l’occurrence de celle ici qualifiée péjorativement de « drôlesse ».

Le restaurant Peter's au XIXème siècle
cet embonpoint qui l’avait un peu désaffligé était à la fois factice et blet ! — Elle aggrava cette dernière désillusion par tout ce qu’une femme peut apporter de mauvaise grâce au lit, prétendant se désintéresser de ses préférences, lui repoussant la tête, grognant : Non, laisse, tu me fatigues : puis, alors qu’il s’agissait de lui, répondant avec une moue méprisante et sèche : « Qu’il s’était trompé s’il l’avait prise pour une femme à ça.
Le corps de la femme n’offre donc qu’une illusion, un mirage trompeur, et, surtout, il menace tous les principes qui soutiennent la société : il invite à des dépenses inconsidérées et est source d’un désordre propre à briser l’apparence respectable des « bonnes mœurs » chère à la bourgeoisie.
POUR CONCLURE
Cette étude fait ressortir une terrible image de la femme, nourrie par l’approche physiologique propre au naturalisme. Les personnages féminins dans cette nouvelle ne bénéficient d’aucune protection, puisque la société est encore fondée sur le patriarcat et qu’il convient donc d’éliminer tout ce qui en menace l’ordre. La seule règle, pour les femmes est donc la soumission aux hommes, notamment à leurs désirs sexuels pour la prostituée.
Mais, même s’il accorde aux éléments physiques une place prépondérante, le naturalisme de Huysmans n’est pas le même que celui de Zola dans la mesure où il se plaît à mettre en valeur des portraits peu séduisants et que, lorsque la beauté pourrait l’emporter, comme lors de la seconde rencontre du notaire avec Sophie Mouveau, le regard masculin de mépris l’efface. Loin de manifester son indignation devant les injustices subies, de tenter d’ouvrir, comme Zola, une lueur d’espoir, un élan d’optimisme, chez Huysmans les tonalités polémique et pathétique sont réduites à de brefs passages ; au contraire, il laisse libre cours à son ironie, comme si elle seule pouvait rendre compte de la condition féminine.
D’où l’interrogation qui subsiste : ses peintures relèvent-elles d’un regard désabusé sur son époque - celui qu'on retrouvera dans À Rebours - qui conduit à faire de la femme le symbole de la décadence, de toutes les désillusions ? Ou bien s’agit-il d’une misogynie personnelle, en lien avec une vie sentimentale insatisfaisante ? Après un premier échec d’une brève liaison, à dix-neuf ans, avec une chanteuse de cabaret, se succèdent, en effet, les filles faciles, ce qu’il nomme dans En Ménage des « clowneries sensuelles », et la seule femme qu’il fréquente plus assidument de 1879 à 1895, la « vieille amie », Anne Meunier, ne l’amènera ni à renoncer à son célibat, ni à mettre fin à ses « crises juponnières » comme il qualifie son dévergondage.
Le pessimisme dans Un Dilemme
Chez Zola, la vision sombre de la société s’illumine par des élans de foi en un progrès possible. Tantôt il dépeint un paysage apaisé, comme à la fin de Comment on meurt, tantôt un sentiment sincère jaillit dans le cœur des personnages, et surtout, dans l'épilogue de Germinal, il croit en une possibilité d’une société nouvelle, plus juste et plus unie : « Aux rayons enflammés de l’astre, par cette matinée de jeunesse, c’était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. »
Eberhard Mayer-Wegelin, Portrait de Schopenhauer, 1852. Daguerréotype, 9,5 x 7,3
Le naturalisme de Huysmans est bien différent, car le philosophe Schopenhauer, dont les écrits se diffusent dans la seconde partie du XIXème siècle, exerce sur lui une influence importante comme sur ses contemporains, ce que déplore Albert Wolff dans sa « Chronique de Paris » pour Le Figaro, en 1886 : « à cette heure […] Paris est plein de Schopenhauer en herbes qui rongent les lettres françaises comme le phylloxera dévore les vignes de Bordeaux ». Huysmans la reconnaît d’ailleurs, par exemple à travers son héros d’À vau-l’eau, Folantin : « Schopenhauer a raison, la vie de l’homme oscille comme un pendule entre la douleur et l’ennui […] Allons, décidément, le mieux n’existe pas pour les gens sans le sou ; seul, le pire arrive. » Mais ce constat dépasse les écarts de statut social : le pessimisme est omniprésent, que ce soit dans le regard porté sur les lieux, au cœur des personnages, renvoyant au vide de l’existence.

Sur le plan social
L'argent à acquérir
À Paris comme en province et du haut en bas de l’échelle, un unique déterminisme fonde la société : l’argent.
Pour la bourgeoisie aisée, sa possession est le seul critère de valeur. Elle est garantie par le Code, « ce monument de justice qu’il révéraient, à l’égal d’un tabernacle », comparaison qui le sacralise. Il est donc légitime de chercher à l’acquérir, notamment par le mariage, comme l’a fait le notaire, ou par l’héritage. C’est ce qui sous-tend toute l’action d’Un Dilemme, l’héritage de Jules ne devant pas sortir de sa famille comme l’explique le notaire :
votre fils est mort sans postérité, ni frère, ni sœur, ni descendants d’eux ; le petit avoir qu’il tenait de feu sa mère doit, aux termes de l’article 746 du Code civil, se diviser par moitié entre les ascendants de la ligne paternelle et les ascendants de la ligne maternelle ; autrement dit, si Jules n’a pas écorné son capital, c’est cinquante mille francs qui reviennent à chacun de nous.
Pour conserver ce profit, il faut donc se débarrasser de celle qui menace tout acquis, au moindre coût, « cinquante francs » de dédommagement, sans oublier de récupérer les meubles. D’où le calcul sordide qu’il impose à la jeune femme, ne rien toucher en tant que maîtresse ou se contenter du salaire modique non perçu qu’il présente même comme un geste généreux :
Jules ne pouvait avoir une servante aussi dévouée, à moins de quarante-cinq francs par mois, prix fort, comme vous ne l’ignorez pas, à Paris, — car, nous autres campagnards, ajouta le notaire entre parenthèses, nous avons chez nous des domestiques, à un prix beaucoup moindre, mais peu importe. — Donc, nous sommes le l5, c’est quinze jours plus huit d’avance que je vous dois, soit trente-trois francs soixante-quinze centimes, si je sais compter. Veuillez bien me signer le reçu de cette petite somme.

George Bouverie Goddard, The Stuggle for Existence, 1879. Huile sur toile, 153,7 x 307,3. Walker Art Gallery, Liverpool
Mais pour le petit peuple, l’argent est le seul moyen de survie, d’où la lettre envoyée par Sophie au père de son amant : « elle se déclare enceinte et me demande, en grâce, un peu d’argent. » C’est cette quête en faveur des « pauvresses » qui caractérise Mme Champagne et justifie sa tentative pour obtenir réellement justice pour celle qui n’était pas la « bonne » de Jules : « pensez alors qu’elle n’a pas touché de gages tant qu’elle a été chez M. Jules, et payez-lui les mois qu’elle a passés chez lui, afin qu’elle puisse accoucher chez une sage-femme et mettre l’enfant en nourrice. »
Ainsi, autour de l’argent existe une lutte de pouvoir, une forme du "struggle for life" darwinien, ou, selon Schopenhauer, la manifestation de la Volonté, la force dont il fait l’essence même du monde et qui se manifeste dans chaque désir.
L'argent à préserver
Mais cet argent acquis, donne-t-il vraiment un sens à l’existence ? Promet-il, sinon le bonheur, au moins des plaisirs ? En fait, il ne fait que donner lieu à des calculs étroits pour le dépenser au plus juste, comme le conseille Mme Champagne à Sophie à propos de la somme qu’elle espère obtenir : « Tu feras bien de mettre aussi un peu de côté pour les cas imprévus ».
Aucun élan donc, aucune dépense qui ne soit mesurée, même pour satisfaire des plaisirs, ce que révèlent les calculs du notaire encore dans sa jeunesse :
s’il consentait, pendant son stage à Paris, à gaspiller tout en parties fines, s’il ne liardait pas trop durement avec une femme, il exigeait d’elle, en échange, une redevance de plaisirs tarifée suivant un barème amoureux établi à son usage ; l’équité en tout, disait-il, et, comme il payait, pièces en poches, il croyait juste de faire rendre à son argent un taux de joies usuraire, réclamait de sa débitrice un tant pour cent de caresses, prélevait avant tout un escompte soigneusement calculé d’égards.
Mais, alors même qu’il a construit sa richesse, toute dépense repose sur des stratégies précises :
il entrait avec l’intention bien arrêtée d’acheter, examinait méticuleusement la marchandise, la jugeait à sa convenance, la savait bon marché et de meilleure qualité que partout ailleurs, mais, au moment de se décider, il demeurait hésitant, se demandant s’il avait bien réellement besoin de cette emplette, si les avantages qu’elle présentait étaient suffisants pour compenser la dépense.
Et tout plaisir, obtenu au prix d’une dépense, prend aussitôt un goût amer comme c’est le cas pour le notaire après sa soirée avec une fille facile, ce qu’illustre son monologue intérieur renforcé par le commentaire du narrateur qui généralise :
Puis, cet argent si malencontreusement extorqué l’étouffait. Il arrivait à se représenter les choses utiles qu’il aurait pu se procurer avec la même somme.
Il méditait cette réflexion stérile des gens grugés : qu’on se prive d’acheter un objet plaisant ou commode par économie, alors qu’on n’hésite pas à dépenser le prix qu’eût coûté cet objet, dans un intérêt infructueux et bête.
Ce prix accordé à l’argent est poussé jusqu’à l’absurde puisque le notaire en arrive à voir l’argent refusé à Sophie Mouveau comme un moyen d'équilibrer celui qu’il juge indûment dépensé avec une fille la veille, comparaison dépourvue de sens :
il s’entêtait à ne pas dépasser ce chiffre de cinquante francs qu’il avait fixé comme maximum à M. Lambois ; il se faisait un point d’honneur de justifier ses prévisions, de montrer, une fois de plus, combien il était un homme précis quand il s’agissait d’affaires ; cette économie lui semblait aussi une juste compensation de ses prodigalités de l’autre soir.
Sur le plan moral
Mais, dans cette nouvelle, le triomphe de l’argent n’est pas seul à expliquer le pessimisme qui pèse aussi sur les conceptions morales. En cette fin de siècle, elles s’opposent aux deux valeurs posées dans les époques précédentes : le primat de la raison, qui a atteint son apogée au XVIIIème avec les Lumières et qui s’est prolongé dans le positivisme et, notamment, sa confiance dans la science, et, à l'inverse, le culte de "l’âme sensible" qui s'est affirmé dans l’idéal romantisme de la première moitié du XIXème siècle. L’influence de Schopenhauer se traduit, elle, par la mise en évidence de la façon dont la force suprême, la Volonté, s’exprime par la puissance de l’instinct, qui relève du seul corps : « le corps n’est autre chose que [la] volonté devenue visible ; il est [la volonté même », déclare-t-il dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1819). Dans Un Dilemme, deux comportements illustrent cette place attribuée au corps.
Le corps tout-puissant
La nourriture
Liée à un bon cognac, ou à un café dégusté, la nourriture reste le seul plaisir dont tous peuvent jouir sans risquer un blâme moral, à commencer par les bourgeois, tel le notaire qui, même dans sa petite ville où les commérages menacent, « avouait les charmes de la bonne chère et donnait de savoureux dîners, tout en rognant sur l’éclairage et les cigares. »
Ainsi, la nourriture est un thème récurrent chez Huysmans, à la fois satisfaction d’un besoin physiologique et ultime plaisir offert par l’existence, comme le montre le monologue intérieur du notaire après son repas à Paris : « C’est un des meilleurs moments de la vie ». Il vit alors un moment de plénitude, « engourdi, la tête un peu renversée, sentant une délicieuse lassitude lui couler par tous les membres » et c’est cette interaction entre la nourriture et la valeur accordée à l’existence que souligne le commentaire du narrateur : « Puis il eut ce retour philosophique sur la vie qui succède si souvent à la première torpeur des gens dont l’esprit se met à ruminer, quand l’estomac est joyeux et le ventre plein. »
Réunion gastronomique, ou les Gourmands à table, début du XIXème siècle. Eau-forte, 30,5 x 47,5. Musée Carnavalet, Paris

Ce même instinct s’exerce du côté du peuple, un petit verre d’alcool étant proposé comme remède au chagrin, et la nourriture revenant au premier plan dans l’esprit de Mme Champagne malgré l’échec financier annoncé par l’agent d’affaires : « Elle s’étira et songea au dîner ; l’heure s’avançait ; on convint que Mme Dauriatte irait chercher aux « Dix-huit Marmites », une gargote située rue du Dragon, près de la Croix-Rouge, deux potages et deux parts de gigot, pour trois. — Je vais moudre le café, tandis que vous achèterez des provisions, conclut Madame Champagne ». Or, c’est à l’issue de ce repas que la vie reprend un sens : l’espoir renaît et qu’une stratégie se met en œuvre pour préparer la seconde rencontre avec le notaire.
[…] elles trinquèrent toutes les trois, se souhaitant ensemble longue santé et heureuse chance.
Quand l’heure vint de clore les volets, Sophie réconfortée, presque tranquille après tant de sursauts, ne doutait plus du succès de l’entreprise, supputait déjà le chiffre de la somme qu’elle obtiendrait.
La sexualité
Dans le premier chapitre, l’association se produit avec un autre appétit, qui prend sa source dans l’autre instinct dominant, sexuel, car la conversation amène les deux hommes à évoquer leurs goûts pour les « jupes ». De même, après son déjeuner parisien, le commentaire généralise l’ effet de « ce retour philosophique sur la vie qui succède si souvent à la première torpeur des gens dont l’esprit se met à ruminer, quand l’estomac est joyeux et le ventre plein », avec des images qui illustrent cette association : « Il songeait au festin de la croupe, au dessert de la bouche, aux entremets des seins, se repaissait de ces détails imaginaires qui finirent par se rapprocher, se fondre en un tout, en la femme même, érotiquement nue ».

Les adjectifs qui qualifient les réactions du notaire face à la prostituée, « instinctive résolution de la posséder », « impulsion irrésistible », « agissement indépendant de sa volonté », soulignent la puissance de cet instinct auquel les hommes sont esclaves, « presque sans défense aux femmes en chasse. » Tout le récit met en valeur la contradiction entre son refus d’un comportement qu’il juge objectivement « ridicule » et dont il est conscient du risque de subir des « déboires », et son incapacité de résister à ce désir : « il se sentait sans force pour quitter cette fille qu’il suivait machinalement », « il était quand même monté ».
Josef Engelhart, Loge dans la Sofiensaal (une demi-mondaine accoste le client), 1903. Huile sur toile. Musée de Vienne
Huysmans rejoint donc à nouveau la conception de Schopenhauer qui considère, dans Métaphysique de l’amour (1844) « l’appétit sexuel » comme « le désir qui forme l'essence même de l'homme », défini, lui, comme « un instinct sexuel qui a pris corps » car il asservit sa volonté. Mais, de même qu’un repas copieux produit plus un engourdissement passif, voire des « menaces de congestion », qu’un réel plaisir, la relation sexuelle n’apporte que des plaisirs éphémères, « des plus médiocres », et amène une insatisfaction profonde : « la constatation raisonnée de sa sottise et l’inexplicable impossibilité de s’y soustraire, le dominaient et finissaient par le glacer. » Il ne reste alors que la colère de n’avoir pas su résister…
Le cynisme
Ainsi dominé par ses instincts, comment l’homme pourrait-il être capable d’une réelle ouverture aux autres, a fortiori d'empathie ? Ils ne sont, à ses yeux, que, soit le moyen de satisfaire un désir, donc à exploiter à tout prix, soit un obstacle à cette situation, donc à détruire sans scrupule. Par exemple, Sophie Mouveau pourra renforcer le désir de puissance de Mme Champagne, qui aimerait d’ailleurs que le notaire soit décoré car « cette mission l’investissait à ses propres yeux d’une grande importance. » De même, le notaire est prêt à tout pour assurer sa victoire, ce qui compenserait aussi sa faiblesse face à la prostituée.
L’égoïsme s’accentue ainsi au fil du récit, jusqu’à la description de détails qui en font un véritable cynisme comme lorsque le notaire « alluma un cigare qu’il s’était refusé, par galanterie, de fumer, pour ne pas incommoder ces dames », geste présenté comme élégant alors même qu’il vient de chasser brutalement Sophie de son logement en la privant de toutes ressources. De même, la chute du chapitre V, quand il trouve une ordonnance, avec le discours rapporté, « Diable ! se dit-il, mais cette fille peut avoir besoin de cette ordonnance ! » et sa conclusion en la lançant par la fenêtre, « Je ne veux rien avoir à me reprocher », révèle, en fait, l’absence de tout sens moral.
Le cynisme atteint son apogée dans la chute de la nouvelle. Alors que la lettre les informe de la mort de Sophie Mouveau, les deux protagonistes restent imperturbables. « Classée, comme n’étant susceptible d’aucune suite », déclare le notaire, et l’autre renchérit : « C’est trois sous de timbre qu’elle a bien inutilement dépensés, remarqua M. Lambois que la placidité de son beau-père achevait de rassurer. » Le comble est atteint quand le notaire achève en rejetant la faute sur la jeune femme, « aucun de nous ne voudrait la mort du pêcheur », « la mort de cette femme n’est pas bien regrettable », tandis que M. Lambois se donne bonne conscience : « Cependant il faut avouer que notre bienveillance, pour son souvenir, est peut-être entachée d’égoïsme ». Il n’hésite pas à qualifier de « bienveillance » un acte qui a conduit la jeune femme à la mort, et l’adverbe « peut-être » est particulièrement odieux vu la justification donnée ensuite : « si nous n’avons plus rien à craindre de cette fille, qui sait si, au cas où elle eût vécu, elle n’aurait pas de nouveau jeté le grappin sur un fils de famille ou semé la zizanie dans un ménage. »
Dans À Rebours, le héros Des Esseintes formule une règle qui résume ce cynisme : « Fais aux autres ce que tu ne veux pas qu’ils te fassent ; avec cette maxime tu iras loin. » Mais cette maxime qui inverse la morale s’applique déjà dans Un Dilemme.
Sur le plan existentiel
L'influence de Schopenhauer
Au-delà de la sombre image de sa société et du triste portrait des êtres humains, Schopenhauer a pu contribuer à renforcer Huysmans dans son pessimisme, ce que l'écrivain affirme à la fin de la nouvelle À vau-l’eau en 1882 : « Schopenhauer a raison, la vie de l’homme oscille comme un pendule entre la douleur et l’ennui ». L’analyse de ce philosophe est, en effet, une condamnation irrémédiable de l’homme.
« chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être ; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur ; c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désir, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui ; leur nature, leur existence leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ». (Le Monde comme volonté et comme représentation, I, IV)
La nature de l'homme : du désir au vide
Or, c’est ce qu’illustre chacun des personnages d’Un Dilemme, à commencer par l’héroïne qui a lutté contre son enfance douloureuse en venant chercher du travail à Paris, puis a pu, pour un temps, avoir cru trouver sa satisfaction dans la promesse de mariage de Jules Lambois. Mais, dès que la mort lui ôte cette perspective, la voilà condamnée à de nouveaux efforts pour échapper à la privation passée, en vain. Elle pourrait s’écrier, comme le personnage mis en scène dans « L’obsession », un des Croquis parisiens (1880) : « Ah ! dire qu’il y aura toujours un Avant et un Après et jamais un Maintenant qui dure. » Mais quel est cet « Après » pour l’homme, sinon, finalement, la mort inéluctable ?
Mary Ellen Best, Johann Anton Sarg et trois amis jouant au whist, 2nde moitié du XIXème siècle. Aquarelle. York Art Gallery
De même, les deux protagonistes n’ont, pour rompre l’ennui, que l'argent qu’ils accumulent et épargnent, avec la douleur à chaque fois qu'un instinct irrésistible les amène à un plaisir dérisoire, ou, pire, à une dépense, comme quand le notaire se fait arracher un à un ses louis d’or par une prostituée pour une relation qui, une fois son désir satisfait, ne le renvoie qu’à un nouveau manque, qui ne pourra être effacé qu’en reprenant son effort pour dépouiller Sophie. Et, de retour dans sa petite ville de province étriquée, ils n’ont plus que la « continence » imposée par le regard des autres, et, comme seule perspective, que l’ennui au quotidien, uniquement rompu par l’enjeu du gain autour d’une « table de whist ».

POUR CONCLURE
Si Huysmans a adopté, au début de sa carrière littéraire, le naturalisme, c’est que la volonté de ce courant de dépeindre l’existence, la société et l’être humain, dans ce qu’’elle offre de plus sombre, en montrant les réalités que la littérature a longtemps jugé trop noire, trop crue, pour être digne d’en faire une œuvre esthétique, correspondait à sa propre nature. Ainsi, cette nouvelle, par une écriture qui met en valeur un cynisme féroce, jette un regard sévère sur le matérialisme triomphant mais ne conduisant qu’à des apparences qui ne parviennent pas à masquer la réalité des êtres, l'égoïsme qui s’affirme dans toutes les classes sociales. Chacun tente de combler par l’argent, par les plaisirs éphémères qu’il offre, une vie qui n’a, en réalité, comme seul but certain que la mort. Il ne restait alors comme réponse que ce qui sera le dernier choix de Huysmans, une conversion au catholicisme, seul à donner un sens à l'existence humaine par la promesse de survie dans l’au-delà.
