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CORPUS associé à La Bruyère : "La comédie sociale"

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Observation du corpus 

Pour toutes les séries, le programme de français en classe de 1ère pour l’année scolaire 2021-2022, propose, pour la littérature d’idées du XVIème au XVIIIème siècle, l’œuvre les chapitres V à X des Caractères de La Bruyère, à laquelle est associé un parcours dont l’enjeu est « la comédie sociale ».

Son étude permet d’approfondir les connaissances littéraires sur le XVIIème siècle, à partir de l’objectif commun à tous les écrivains : « instruire et plaire ».

L’introduction, à partir de l’héritage antique de la satire, pose la problématique du parcours : Comment le choix du genre littéraire influence-t-il l’image donnée de la comédie sociale au XVIIème siècle ? Il s’organise autour de cinq explications de texte, de genres littéraires différents : le discours, sous la forme du sermon, le portrait dans la comédie au théâtre, la maxime, l’épistolaire et la fable, une forme d’apologue. Elles sont prolongées par des lectures cursives, et complétées par trois exposés de présentation des auteurs, et une activité en Histoire des Arts : la comparaison de deux gravures illustrant la fable étudiée.

La conclusion, associée à un devoir de dissertation pour préparer l’épreuve écrite du baccalauréat, apporte une réponse à la problématique et conduit à une synthèse sur le classicisme. Une lecture personnelle est proposée, un conte philosophique de Voltaire, paru en 1748, Le monde comme il va, vision de Babouc, qui, à son tour, jette un regard satirique sur la « comédie sociale ».

Introduction 

Enjeu du parcours "la comédie sociale" 

L’adjectif « sociale » dans l'intitulé du parcours le rattache directement aux chapitres étudiés dans Les Caractères de La Bruyère, qui nous font découvrir les différentes classes sociales, de « la ville » à « la cour », et jusqu’au plus haut de l’État, à travers leurs occupations, telle « la conversation », et leurs « mœurs » pour reprendre le sous-titre de l’œuvre.

Le terme « comédie », lui aussi, renvoie à la façon dont La Bruyère représente ironiquement la société, comme il l’explique dans « De la cour » » :

Introduction

        Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier : ce sera le même théâtre et les mêmes décorations, ce ne seront plus les mêmes acteurs. Tout ce qui se réjouit sur une grâce reçue, ou ce qui s’attriste et se désespère sur un refus, tous auront disparu de dessus la scène. Il s’avance déjà sur le théâtre d’autres hommes qui vont jouer dans une même pièce les mêmes rôles ; ils s’évanouiront à leur tour ; et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus : de nouveaux acteurs ont pris leur place. Quel fond à faire sur un personnage de comédie ! (§ 99, éd. V)

Mais il reprend ainsi une vision déjà ancienne, rattachée au courant baroque, exprimée dans Comme il vous plaira (1623) de William Shakespeare, « Le monde entier est une scène, hommes et femmes, tous n’y sont que des acteurs, chacun fait ses entrées, chacun fait ses sorties, et notre vie durant, nous jouons plusieurs rôles. » (II, 5), et symbolisée par l’ouvrage de Pedro Calderón de la Barca, Le Grand Théâtre du monde, pièce de théâtre publiée en 1655. Mais, là où Calderón désigne, comme metteur et scène de cette « comédie », « le créateur », peu à peu cette conception religieuse s’efface – nous la retrouverons encore chez Bossuet – pour être remplacée par une accusation plus directe de l’homme et des valeurs qu’il prône, autant de « vices » pour beaucoup d’auteurs. Cependant, si certains s’en indignent, tous n’adoptent pas un ton polémique, certains préfèrent le comique, la satire ironique, et d’autres jettent un regard plus indulgent, plus amusé sur leur société, comme Mme de Sévigné.

Calderon, Le Grand Théâtre du monde, éd. GF

L'héritage antique 

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Dans la philosophie

 

C’est dans la pensée grecque antique que prend naissance cette comparaison de la société à un théâtre dans lequel chaque homme joue un rôle. Épictète (50-125/130), dans la lignée du stoïcisme insiste sur l’importance de bien jouer ce rôle qu’il rattache à l’idée d’un ordre social harmonieux. IL ne s’agit pas alors de « comédie », mais seulement d’une exigence morale, tout le contraire donc de l’approche critique ultérieure. Celle-ci apparaît au moyen âge dans le Policratus de Jean de Salisbury, moraliste qui développe, lui, un blâme plus marqué avec l’idée que « la vie de l'homme sur Terre est une comédie, où chacun oublie qu'il est en train de jouer un rôle». 

Étienne Colaud, "Jean de Salisbury enseignant la philosophie", 1520-25. Enluminure en frontispice d'un manuscrit du Policraticon, 35 x 23,5. BnF

Antiquité

La satire

 

C’est également à l’antiquité que renvoie la comparaison à une comédie, d’une part parce que le théâtre, aussi bien grec que latin, a favorisé le développement de ce genre littéraire, d’autre part parce qu’est né, à Rome, un autre genre littéraire, la satire : en vers d’abord, puis mêlée à la prose, elle a souvent mis en scène des réalités sociales pour tourner en ridicule certaines personnes, des « types » humains ou les abus dans les mœurs.

Ainsi l’adjectif « satirique » en arrive à caractériser une tonalité qui associe des procédés comiques, pour se moquer de la cible, et des procédés polémiques, quand l’auteur veut accentuer la critique et exprimer son indignation.

Lectures cursives : Horace et Perse 

Pour lire les deux extraits

Horace, Satires, I, vers 35 av. J.-C. : « Le Fâcheux »

 

Le poète Lucilius (vers 180-103 av. J.-C.) inaugure le genre de la « satire » en lui donnant forme, notamment par ses choix de versification, dans 30 livres de satires, dont nous n’avons que des fragments. Son successeur, Horace, souligne la finalité de ses poèmes, imposer la vertu, et sa double approche, tantôt visant une personne particulière, tantôt démasquant un défaut, au premier rang l’hypocrisie, restera de règle dans la satire. Il privilégie cependant un ton plus léger, la plaisanterie plutôt que l’indignation. Chez lui, les attaques « ad hominem » se raréfient, de même que celles contre des institutions ; il vise davantage les ridicules généraux, illustrés par les personnages mis en scène, qui deviennent ainsi des "types". En témoignent des titres comme « Dispute de deux plaideurs », « La frugalité », « Tous les hommes sont fous » ou « Le captateur de testament ».

La forme aussi est originale, car, au-delà du discours du narrateur, il introduit souvent le récit d’une expérience vécue, une anecdote plaisante, un dialogue. Les poèmes deviennent ainsi de petites scènes comiques, comme dans « Le fâcheux », portrait d’un importun dont l’auteur ne parvient pas à se débarrasser.

 

Le récit suit trois étapes :

                  Dans un premier temps, la rencontre répond aux règles de la politesse, exagérées de part et d’autre comme le soulignent les oppositions. D’abord, le narrateur mentionne qu’il « ne connaissai[t] que de nom » ce personnage, alors que celui-ci l’interpelle par une hyperbole flatteuse, « ce que j’ai de plus cher au monde » ; de même, alors que l’on perçoit déjà le désir de se débarrasser de ce gêneur qui étale sa valeur (« je suis un lettré »), il reste obligeant, utilisant à son tour l’hyperbole : « Tu  m’en seras d’autant plus précieux. »

       Mais très vite, cette politesse s’efface. Le narrateur fait tout pour décourager l’importun, d’abord par son comportement, puis par son discours.

​                      La chute de la satire souligne la grossièreté du « fâcheux », qui s’impose alors même qu’il a compris qu’il gêne : « tu perds ta peine ; je te tiendrai jusqu’au bout » repris dans la réplique finale, « Je n'ai rien à faire et je ne suis point paresseux ; je te suivrai jusqu'au bout. »

Outre la vivacité de cette courte scène, nous noterons que, si Horace critique cet importun grossier, son humour nous fait aussi sourire quand il se moque de lui-même, par exemple dans son portrait initial, « pensant, selon mon habitude, à je ne sais quelles bagatelles », ou dépeignant, jusqu’à la caricature, son énervement : « la sueur me coulait jusqu’aux talons ».

Perse, Satires, II, extrait, I, vers 35 av. J.-C.

 

Cet adepte du stoïcisme, admirateur de Lucilius, a laissé six satires, dont les titres montrent une évolution de ce genre littéraire. À côté de la critique à visée morale, par exemple contre « La paresse » ou « L’avarice », il n’hésite pas à s’en prendre aux hommes de pouvoir dans « La présomption des grands », ou à l’institution religieuse, en dénonçant, comme dans la satire II, les abus des prêtres.

Il leur reproche leur matérialisme qui contredit leur fonction même, en recourant à un lexique violent et à des exclamations indignées : « Ô cœurs vides du ciel ! Cœurs de fange pétris ! » Il montre, dans cet extrait, le « vice » des prêtres qui «  marchande[nt » leurs offices, en les interpellant dans la question rhétorique finale : « Mais, prêtres, dites-moi, l’or dans un sacrifice, / Que fait-il ? » La comparaison dans sa réponse est chargée d’une ironie caustique.

 

Mais, au-delà de l’institution religieuse, la critique s’élargit, car Perse oppose les mœurs anciennes, le temps de « Numa », des « Vestales » et de « Saturne », à son époque par le choix du possessif : « Notre corruption que sert de l’introduire / Dans le temple des dieux ? » Si, en effet, les prêtres sont corrompus, c’est bien qu’il existe, dans la société, des corrupteurs au « luxe criminel », dont il multiplie les exemples des vers 8  à 12. D’où la formule qui regroupe corrupteurs et corrompus : « Ce luxe est né du vice : il sert du moins au vice ! »

Perse adopte donc, dans sa satire, un ton plus proche du polémique, exprimant plus sa colère que le simple amusement devant des défauts humains.

Bossuet

Explication N° 1 : Bossuet, Sermon sur l'ambition, 1662, extrait 

Pour lire le texte

Cette introduction sera précédée d'un court exposé qui, à l'aide d'un diaporama PowerPoint, présentera la biographie de Bossuet

Bossuet (1627-1704) a très vite vu ses talents de prédicateur reconnus tant à « la ville » qu’à « la cour » : ils lui ont valu sa charge de précepteur du Grand Dauphin, puis son évêché de Meaux, en 1681. De ses nombreux sermons, un seul a été publié, le Sermon sur l’unité de l’Église, qui a ouvert l’Assemblée du clergé de 1681-1685. Les autres ont été publiés dans des éditions critiques, à partir de notes. Conformément à la tradition, Bossuet s’inspire du texte sacré lui-même, ici du Livre du prophète Ézéchiel, à partir duquel il développe sa réflexion sur l’ambition.

Comment l’éloquence de Bossuet met-elle la parole divine au service de sa critique sociale ? 

La chute annoncée (des lignes 1 à 9)

Autour de la métaphore de l’arbre, à partir des citations d’Ézéchiel, Bossuet construit, son portrait de l’homme riche en deux temps opposés

Le triomphe de l'homme riche

 

Le présentatif, « Voilà », ouvre le texte sur le sentiment commun à son époque, l’admiration accordée à celui qui a su s’élever socialement et s’enrichir : « Voilà une grande fortune, un siècle n'en voit pas beaucoup de semblables ». C’est ce qu’illustrent, soutenus par le rythme ternaire renforcé par la répétition du connecteur d’ajout, « et », les mots empruntés à Ézéchiel qui mettent en place la métaphore de l’arbre, comparé à la toute-puissance de l’homme : Or, si, dans les deux premières propositions, les hyperboles, « il s’est élevé superbement », ou « il a porté son faîte jusqu’aux nues », renvoient à l’arbre, la dernière, elle, glisse de l’arbre à l’humain : « son cœur s’est enflé dans sa hauteur. » 

Pieter Brueghel l’Ancien, Allégorie de l’orgueil, vers 1560. Huile sur panneau de bois, 21x 30,5. Collection privée

Pieter Brueghel l’Ancien, Allégorie de l’orgueil, vers 1560. Huile sur panneau de bois, 21x 30,5. Collection privée

Cette image, reprenant l’adverbe « superbement », met en valeur le défaut dénoncé, l’orgueil, un des sept péchés capitaux. Il est jugé particulièrement grave dans la théologie car l’orgueilleux attribue à son seul mérite ce qui, n’étant en réalité qu’un don de Dieu, devrait l’amener à reconnaître la grâce divine et, bien sûr, à ne pas adopter un comportement méprisant envers ses semblables.

La chute

 

L’inversion est nettement marquée par le connecteur d’opposition, et par son injonction, Bossuet fait appel à son lecteur, placé en position de témoin d’une autre réalité, bien actuelle pour tout-puissant en cette époque, historiquement troublée : « mais voyez sa ruine et sa décadence ». La construction syntaxique, qui reprend « parce que » par « pour cela », fait de la chute le châtiment même du péché d’orgueil.

Michel-Ange, Ézéchiel, 1510. Fresque, 355 x 380, détail. Chapelle Sixtine, Vatican

L’incise « dit le Seigneur », insiste sur la vérité du texte d’Ézéchiel, en faisant de lui le messager direct de la parole divine. Or, cette parole, au futur, introduit la certitude de la chute, menace qui reprend, sur le même rythme ternaire, la métaphore de l’élévation de l’arbre : « je le couperai par la racine, je l'abattrai d'un grand coup et le porterai par terre ». Bossuet utilise alors la parenthèse pour expliquer sa métaphore, en la rattachant à une réalité de la société de son temps, puisque tout puissant dépend aussi du bon vouloir d’un puissant, supérieur à lui, qui peut le détruire : « (il viendra une disgrâce et ils ne pourront plus se soutenir) ». Cette prophétie est redoublée, puisque, de ce fait, l’homme riche perd aussi tous ses admirateurs, la cour des flatteurs autour de lui, qui craignent de partager sa « disgrâce » : « Ceux qui se reposaient sous son ombre se retireront de lui, de peur d'être accablés sous sa ruine. ]» Pour frapper l’esprit de son auditoire, Bossuet commente cette menace, en la rendant plus saisissante par les images qui l’amplifient : « Il tombera d'une grande chute ; on le verra tout de son long couché sur la montagne ». 

Michel-Ange, Ézéchiel, 1510. Fresque, 355 x 380, détail. Chapelle Sixtine, Vatican

Bossuet nous invite à partager avec lui la vision de cette scène terrible, qu’il complète par une double référence :

  • à l’Iliade, épopée homérique, où, au chant XVIII, le héros grec Achille pleure la mort de ses compagnons et reste « inactif près des nefs, fardeau inutile de la terre »,

  • au texte d’Ézéchiel, cité en latin, qui marque le contraste entre la hauteur « super montes » et la chute « Projiciunt ».

La vanité de la fortune (des lignes 9 à 20) 

Toujours sur ce rythme ternaire, propre à l’art oratoire, scandé par la répétition de la conjonction « ou », Bossuet élargit cette menace au moyen d’hypothèses, de façon à anéantir une éventuelle objection par le rappel la condition mortelle propre à tout homme : « s'il se soutient durant sa vie, il mourra au milieu de ses grands desseins ».

       La première hypothèse, il « laissera à des mineurs des affaires embrouillées qui ruineront sa famille », rappelle les procédures judiciaires, alors fréquentes en matière d’héritage, surtout quand les fils « mineurs » sont trop faibles pour se défendre en justice et quand l’acquisition de la fortune n’a pas toujours été honnête…

        La deuxième hypothèse, « Dieu frappera son fils unique, et le fruit de son travail passera en des mains étrangères », revient sur la toute-puissance divine, en soulignant à nouveau la condition mortelle de l’homme. Tout effort peut ainsi se trouver brutalement anéanti en l'absence d'héritier légitime.

          La dernière hypothèse, nouveau signe du pouvoir de Dieu, est encore plus terrible, car elle souligne l’échec de l’éducation d’un fils, « dissipateur qui, se trouvant tout d'un coup dans de si grands biens, dont l'amas ne lui a coûté aucune peine, se jouera des sueurs d'un homme insensé qui se sera perdu pour le laisser riche ». Ce portrait se charge d’une double vérité, d’abord psychologique, celui d’un fils indigne qui méprise son père : il est plus facile de gaspiller des richesses que l’on n’a pas soi-même acquises par ses efforts, concrétisés par l’image des « sueurs » du père. Mais c’est aussi le prédicateur chrétien qui s’exprime, par la qualification attribuée au père, « insensé », et surtout, par le futur antérieur, « se sera perdu », qui, en soulignant son péché, présente comme réalisée la promesse de l’enfer attendant  ce père dans l’au-delà.

 

La dernière citation d’Ézéchiel, achevant la métaphore filée, « Les branches de ce grand arbre se verront rompues dans toutes les vallées », permet à Bossuet d’élargir encore sa projection dans le futur, jusqu’à « la troisième génération », qui poursuit cette ruine, que le futur antérieur montre comme certaine : « le mauvais ménage et les dettes auront consumé tous ses héritages. » En explicitant la citation par son commentaire, qui ramène son lecteur aux réalités de son temps, il ôte ainsi tout sens à l’enrichissement et à la puissance sociale : « je veux dire, ces terres et ces seigneuries qu'il avait ramassées comme une province, avec tant de soin et de travail, se partageront en plusieurs mains. » C’est l’échec qui se trouve brutalement signalé par le moraliste qui rappelle la vérité chrétienne : le néant de l’homme entre les mains de Dieu.

La méditation (de la ligne 20 à la fin) 

Les dernières lignes du texte lui apportent une conclusion, habilement formulée puisqu’elle n’est pas prise en charge par Bossuet lui-même, mais par ces lecteurs interpellés au début. Il concrétise, par la gestuelle, ce « grand changement », cette prédication de la fragilité des destinées humaines, par l’inversion de leur admiration initiale face à la réussite du puissant  : ils « diront en levant les épaules et regardant avec étonnement les restes de cette fortune minée ».

Trois élévations, trois chutes dépeintes, trois interrogations enfin, rapportées directement, qui attirent l’attention sur l’échec, mis en valeur par l’anaphore : « Est-ce là… ? »

La première question reprend de façon abstraite, plus générale, l’inversion de « cette grandeur formidable au monde », c’est-à-dire de l’immense admiration mêlée de peur que la richesse et la puissance inspirent à la société.

Les deux questions suivantes reposent sur des images, plus saisissantes, d’autant plus que Bossuet leur apporte une réponse, dont le contraste est accentué par la brièveté du rythme et par l’emploi de la négation restrictive :

  • Il revient une dernière fois sur la métaphore d’Ézéchiel : « Est-ce là ce grand arbre dont l'ombre couvrait toute la terre ? Il n'en reste plus qu'un tronc inutile. »

La chute du puissant : un cèdre abattu

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  • La seconde reprend une image héritée de l’antiquité et caractéristique du courant baroque, le fleuve qui symbolise la vie de l’homme : « Est-ce là ce fleuve impétueux qui semblait devoir inonder toute la terre ? » L’adjectif « impétueux » illustre la force et l’élan des ambitieux, tandis que le verbe « semblait » rappelle l’illusion de cette volonté orgueilleuse, confirmée par l’aspect dérisoire de l’image finale : « Je n'aperçois plus qu'un peu d'écume. »

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CONCLUSION

 

Ce passage offre un double exemple du talent de La Bruyère. D’abord, dans son rôle de prédicateur chrétien, s’inspirant de la parole sacrée d’Ézéchiel, il rappelle à l’auditoire de son sermon le néant de la condition humaine, mortelle et dépendante des aléas historiques, face à la toute-puissance divine. Moraliste, il l’invite ainsi à renoncer aux valeurs matérielles, éphémères, pour songer à assurer son salut dans l’au-delà. Mais il ne suffit pas d’ « instruire », il faut également « plaire », et cet extrait témoigne de l’art oratoire parfaitement maîtrisé par son auteur, qui, par le rythme de ses phrases et les images qu’il met en scène, cherche à toucher son lecteur en frappant son imagination.

Hyacinthe Rigaud, Portrait de Jacques-Bénigne Bossuet, 1702. Huile sur toile, 240 x 165. Musée du Louvre

Explication N° 2 : Molière, Le Misanthrope, 1666, II, 4, vers 623- 656 

Pour lire le texte

Molière
"La scène des portraits", Le Misanthrope mis en scène par Pierre Dux, Comédie-Française, 1971

"La scène des portraits", Le Misanthrope mis en scène par Pierre Dux, Comédie-Française, 1971

Pour voir la scène, cliquer sur l'image

Sous-titrée L’Atrabilaire amoureux, Le Misanthrope, comédie de Molière jouée en 1666, met en scène un couple improbable : la jeune veuve, Célimène, est aimé d’Arnolphe, personnage qui semble illustrer le portrait du Phédon de La Bruyère : « chagrin contre le siècle », sens propre d’« atrabilaire », la « bile noire » étant alors posée comme source de la mauvaise humeur et de la colère. Ainsi, il déteste les « mœurs de ce siècle », et, tout particulièrement, les règles de la bienséance qu’il considère comme de l’hypocrisie.  Au contraire, Célimène, à laquelle Arnolphe reproche sa frivolité et sa coquetterie, se trouve très à l’aise en société, et pratique à merveille l’art de la conversation mondaine pour divertir son auditoire. Ainsi, dans ce passage extrait de la scène 4 de l’acte II, elle se livre à ce jeu des « portraits », alors à la mode dans les salons mondains, qui lui  permet de briller aux yeux de ses invités, Clitandre et Acaste mais aussi sa cousine, Éliante, et Philinte, ami d’Alceste.

À travers ces deux portraits et les réactions qu'ils suscitent, quelle image Molière donne-t-il de la société ?

Le portrait de Cléon (des vers 1 à 8) 

Un éloge ?

 

À la demande de ses deux invités Célimène a commencé précédemment à présenter quelques portraits. Au début du passage, le nom lancé dans son interrogation confirme ce rôle d'incitateur de Clitandre qui stimule la verve de Célimène : « Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourd’hui, / Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ? » L’enjambement au superlatif, qui qualifie les visiteurs de ce Cléon, suggère a priori un jugement élogieux.

Mais la réaction immédiate de Célimène, elle, détruit déjà cet éloge, en le déplaçant du maître de maison à un de ses domestiques : « Que de son cuisinier il s’est fait un mérite, / Et que c’est à sa table à qui l’on rend visite. » Coup de griffe, au passage, à tous ceux qui se pressent chez lui, uniquement par intérêt gourmand…

La brève réplique d’Éliante, au contraire, « Il prend soin d’y servir des mets fort délicats », est à la fois plus élogieuse, avec le superlatif, et plus rationnelle, car n’est-ce pas le maître qui donne des ordres à son cuisinier ? Ainsi, elle le montre attentif au bien-être de ses convives.

Une critique

 

Le « portrait » est un jeu qui repose sur l’improvisation et exige donc une vivacité d’esprit. Ainsi la seconde réplique de Célimène rebondit sur le verbe « servir » introduit par Éliante, écho marqué aussi par la rime suivie : « Oui ; mais je voudrais bien qu’il ne s’y servît pas ». La stratégie de la concession est, en réalité, une feinte habile, qui n’admet l’éloge que pour mieux le détruire : « C’est un fort méchant plat que sa sotte personne, / Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu’il donne. » En prolongeant le lien entre Cléon et les « repas qu’il donne », Célimène en fait le support même de sa critique, condamnation concise sans appel qui s’en prend à l’esprit de sa cible. Le jugement critique, « sotte personne », est certainement un des pires reproches, dans cette société mondaine où il importe avant tout de briller aux yeux d’autrui.

Le portrait de Damis (des vers 9 à 26) 

Une habile stratégie

 

La structure est la même pour introduire le second portrait, un éloge, lancé par Philinte, suivi d’une question, qui relance le jeu : « On fait assez de cas de son oncle Damis ; / Qu’en dites-vous, madame ? » Le bref hémistiche, à nouveau avec une rime suivie en écho, semble rompre brusquement la verve satirique de Célimène par son refus de poursuivre : « Il est de mes amis. » Comme le faisait précédemment Éliante, le commentaire de Philinte formule alors un éloge raisonnable, « Je le trouve honnête homme, et d’un air assez sage. »

Mais, la nouvelle concession qui ouvre la tirade de Célimène, « Oui ; mais il veut avoir trop d’esprit, dont j’enrage. », montre qu’il s’est, en réalité, laissé duper par cette dérobade. Est ainsi donnée une image sévère de cette société. Quelle valeur, en effet, accorder au terme d’« ami » quand il est suivi d’une critique si violente ? Et comment expliquer le reproche « avoir trop d’esprit » sinon par l’idée que, dans les conversations mondaines, une sorte de rivalité se met à place : si Célimène « enrage », n’est-ce pas parce qu’elle voit en Damis un rival ? 

Les critiques

 

La tirade, accumulant les attaques, met en valeur trois caractéristiques du personnage dépeint.

Le manque de spontanéité

Le premier qualificatif attribué à Damis, « Il est guindé sans cesse », résume un premier reproche, celui d’une affectation qui lui ôte tout naturel, alors que tout l’art de la conversation exige, au contraire, une expression spontanée. Pensons à ces jeux que sont les « impromptus », les « bouts rimés », les « blasons », mis à la mode par la Préciosité. Célimène accentue cette première critique, « et, dans tous ses propos, / On voit qu’il se travaille à dire de bons mots », en choisissant ce verbe pronominal, hyperbole satirique car il suggère une torture que s’infligerait Damis pour être apprécié dans un salon.

Sa prétention critique

Ce désir d’être apprécié conduit à un deuxième défaut : « Depuis que dans la tête il s’est mis d’être habile, / Rien ne touche son goût, tant il est difficile. / Il veut voir des défauts à tout ce qu’on écrit ». En accumulant les termes insistants, « Rien », « tant », « tout », Célimène souligne l’excès du sens critique de Damis…, reproche qui peut faire sourire alors qu’elle-même se livre à cette série de portraits fort péjoratifs !

Le rythme de la tirade s’amplifie des vers 18 à 22, scandé par l’anaphore de la conjonction « que », comme si Célimène était emportée par son propre désir de briller. Les négations, « ne… pas », « ne… que », « ne… rien », s’associent au lexique lui aussi négatif, « redire » pour mettre en valeur le défaut de Damis. Mais, à travers lui, Molière se sert aussi de Célimène pour dénoncer les critiques que lui-même a souvent essuyées, par exemple contre L’École des femmes (1662) où tant de gens « ont frondé d’abord cette comédie ». La défense qu’il place dans la bouche de Dorante, dans la Critique de L’École des femmes (1663) y renvoient directement, contre « ces messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? : «  il y en a beaucoup que le trop d’esprit gâte ; qui voient mal les choses à force de lumière ; et même qui seraient bien fâchés d’être de l’avis des autres, pour avoir la gloire de décider. » (scène 5) Ce sens critique est donc, en fait, l’expression, pour Molière d’une prétention, d’une volonté de faire, de cette façon, preuve d’un esprit supérieur : « Il ne met au-dessus de tous les autres gens. »

Un "double" de Damis, Alceste, interprété par Lambert Wilson

Un orgueil méprisant

Comme le veut le genre du « portrait », Célimène passe de la critique psychologique à une représentation concrète de Damis.

         L’importance des « conversations » dans la vie mondaine est accentuée par la diérèse qui allonge le mot, mis aussi en valeur par la césure suivie d’une rupture du rythme en raison des élisions du [ e ] muet de « même » et de « trouve », exigées devant une voyelle. Célimène interprète alors le sentiment de Damis, preuve d’un sentiment de supériorité qui le rend méprisant, rejet imité par le martèlement sonore : « Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ».

Un "double" de Damis, Alceste, interprété par Lambert Wilson

         Le portrait se termine sur une image qui forme sa "chute", associant la gestuelle « les deux bras croisés », la mimique du regard, au jeu sur l’inversion du « bas » en « du haut de son esprit, / Il regarde en pitié tout ce que chacun dit. »

Mais à qui renvoie véritablement ce portrait ? N’oublions pas qu’Alceste assiste à cette scène, et qu’il reproche précisément à Célimène d’être une parfaite représentante de cette société hypocrite qui se plaît aux commérages et qu’il rejette violemment. Nous pouvons donc imaginer qu’Alceste a pu adopter cette attitude même dont Célimène se moque à la fin de sa tirade.

La réaction des assistants (du vers 27 à la fin) 

L'approbation

 

Dans un premier temps, la réaction d’Acaste et de Clitandre, est révélatrice de cette époque où être « honnête homme » implique de savoir briller dans la conversation. L’éloge d’Acaste traduit son enthousiasme, rendu cependant excessif par le blasphème initial, « Dieu me damne, voilà son portrait véritable », tandis que Clitandre se montre surtout flatteur : « Pour bien peindre les gens vous êtes admirable. »

Mais, cette approbation met en évidence l’importance de ce qui peut apparaître comme un simple jeu de salon. D’une part, cet art du « portrait » permet d’instaurer une forme de domination : Célimène peut, grâce à son habileté, régner sur une petite cour de flatteurs. D’autre part, il contribue à unir un groupe social par le partage d’un divertissement, mais qui repose sur la critique et la médisance.

Le Misanthrope, II, 4 : mise en scène de Lambert Wilson, 8 mars 2020, Forum Grimaldi, Monaco

Le Misanthrope, II, 4 : mise en scène de Lambert Wilson, 8 mars 2020, Forum Grimaldi, Monaco

Pierre Brissaud, "À la cour de Louis XIV", 1959. Photolithographie

Le blâme

 

Or, Alceste, lui, se met en marge de cette union. Dans la scène d’exposition, il déclarait à Philinte « je veux qu’on me distingue », une volonté de voir réellement son mérite reconnu ; ici, il se distingue, en effet, mais par son refus d’approuver le contenu de la conversation, qu’il compare, par le lexique choisi, à un combat à l’épée, et dénonce par l’ironie par antiphrase qui qualifie d’« amis » ceux qui n’ont aucun scrupule à critiquer précisément leurs prétendus « amis »  : « Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour, / Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour. »

Mais ce qu’il rejette n’est pas tant la médisance que l’hypocrisie qui règle les relations mondaines, soulignée par la litote : « Cependant aucun d’eux à vos yeux ne se montre, / Qu’on ne vous voie en hâte aller à sa rencontre ». Sa colère se traduit par le portrait qu’il dresse à son tour pour illustrer concrètement sa critique : « Lui présenter la main, et d’un baiser flatteur / Appuyer les serments d’être son serviteur. » Molière semble ici se souvenir du sonnet LXXXVI des Regrets (1558) de Du Bellay où il dépeint l’artifice des courtisans : « […] à chacun faire fête, / […] Entremêler souvent un petit E cosi, / Et d'un Son Servitor contrefaire l'honnête ». Alceste refuse donc de porter le masque de politesse qu’impose une bienséance poussée à l’extrême.

Pierre Brissaud, "À la cour de Louis XIV", 1959. Photolithographie

CONCLUSION

 

Ce sont les éloges des deux marquis qui poussent Alceste à réagir avec violence, en justifiant son appellation de « misanthrope » par sa critique du fonctionnement de la société, déjà formulée face à Philinte dans la scène d’exposition :

« Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ;
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ; »

Pour illustrer la scène des portraits, II, 4. Estampe

Le reproche adressée à une société où chacun joue un rôle en cherchant à faire illusion, jusqu’à la plus extrême hypocrisie, est introduit par ces portraits satiriques, qui rappellent ceux élaborés par La Bruyère dans Les Caractères. Comme lui, Molière tend un miroir à son public, rendu encore plus vivant au théâtre : les personnages s’incarnent sous ses yeux sur scène par le jeu des acteurs.

Pour illustrer la scène des portraits, II, 4. Estampe

Lecture cursive :  le cardinal de Retz, Mémoires, entre 1670-1675, deux portraits 

Frontispice de l'édition de 1731 des Mémoires du cardinal de Retz

Frontispice de l'édition de 1731 des Mémoires du cardinal de Retz

Pour lire le texte

Ce passage se situe dans la section V du livre second des Mémoires de Paul de Gondi, cardinal de Retz, rédigés entre 1670 et 1675, mais dont la première édition n' été publiée qu'en 1717. Il y relate les épisodes de la Fronde, rébellion à laquelle il a lui-même activement participé, avant d’arrêter son récit pour introduire les portraits des principaux protagonistes, dix-sept au total, dont nous étudions les deux premiers, de la Reine, Anne d’Autriche, et de Gaston d’Orléans, frère benjamin du roi Louis XIII. 

Le choix du portrait

 

Les lettres de Mme de Sévigné signalent, au moment même où le cardinal de Retz rédige ses Mémoires, qu’elle lui a transmis un portrait que le duc de La Rochefoucauld a fait de lui. Outre le fait que les portraits sont un genre à la mode, c’est ce qui peut expliquer l’adresse initiale à sa destinatrice et le regret exprimé en toute modestie : « Je sais que vous aimez les portraits, et j’ai été fâché par cette raison de n’avoir pu vous en faire voir jusqu’ici presque aucun qui n’ait été de profil, et qui n’ait par conséquent été fort imparfait. »

Il leur assigne cependant un second rôle, une introduction à la suite du récit permettant donc de mieux comprendre les actions des différents personnages : « Voici la galerie où les figures vous paraîtront dans leur étendue, et où je vous représenterai les personnages que vous verrez plus avant dans l’action. Vous jugerez, par les tableaux et les traits particuliers que vous pourrez remarquer dans la suite, si j’en ai bien pris l’idée. »

Le portrait de la Reine, Anne d'Autriche (1601-1666)

 

La formule d’insertion du premier portrait, « Voici le portrait de la Reine, par lequel il est juste de commencer », peut représenter une forme d’hommage, rendu par un sujet respectueux, à celle qui, épouse de Louis XIII, puis régente de 1643 à 1651, est la mère de Louis XIV, le « roi soleil » régnant alors. Mais le portrait lui-même se charge d’une ironie qui n’a plus rien de respectueux, dès la phrase d’ouverture, dans laquelle l’éloge, affirmé avec force, s’inverse à la fin : « La Reine avait, plus que personne que j’aie jamais vue, de cette sorte d’esprit qui lui était nécessaire pour ne pas paraître sotte à ceux qui ne la connaissaient pas. » Par le jeu des négations, l’écrivain suggère, en effet, que l’apparence, « ne pas paraître sotte », n’est qu’une illusion qui s’efface dès qu’on la connaît.

Pierre Paul Rubens, Portrait d’Anne d’Autriche, vers 1622. Huile sur toile, 130 x 108. Musée du Prado, Madrid

Pierre Paul Rubens, Portrait d’Anne d’Autriche, vers 1622. Huile sur toile, 130 x 108. Musée du Prado, Madrid

L’énumération des comparaisons qui suit, enchaîne les critiques qui, toutes, renvoient à l’idée que les qualités qui pourraient lui être attribuées ne font que masquer des défauts réels : un caractère dépourvu de dignité réelle, rancunier, et même ses « libéralités », forme de générosité, ne sont mues que par « l’intérêt ». Comme le veut le genre du portrait, la chute achève cette critique, en annulant tout ce qui aurait pu sembler élogieux : elle a « plus d’incapacité que de tout ce que j’ai dit ci-dessus. »

Antoine van Dick, Portrait de Gaston de France, duc d’Orléans, 1632-1634. Huile sur toile, 193 x 119. Musée Condé, Chantilly

Le portrait de Gaston d'Orléans (1608-1660)

 

La critique vise ensuite Gaston d’Orléans, un des principaux meneurs du complot contre la régente et le cardinal Mazarin. L’antithèse de la construction de la première phrase pose immédiatement la condamnation, ainsi mise en valeur et redoublée par la répétition de la négation absolue, « rien » : « M. le duc d’Orléans avait, à l’exception du courage, tout ce qui était nécessaire à un honnête homme : mais comme il n’avait rien, sans exception, de tout ce qui peut distinguer un grand homme, il ne trouvait rien dans lui-même qui pût suppléer ni même soutenir sa faiblesse. » La dénonciation du manque de « courage » est ainsi prolongé par une liste de reproches équivalents, « faiblesse », « frayeur », « irrésolution », puis répété avec insistance dans l’opposition qui ferme cette image critique : « Il entra dans toutes les affaires, parce qu’il n’avait pas la force de résister à ceux mêmes qui l’y entraînaient pour leur intérêt ; mais il n’en sortit jamais qu’avec honte, parce qu’il n’avait pas le courage de les soutenir. » Il apparaît donc comme velléitaire, défaut majeur chez un homme qui prétend gouverner.

Antoine van Dick, Portrait de Gaston de France, duc d’Orléans, 1632-1634. Huile sur toile, 193 x 119. Musée Condé, Chantilly

Dans ce portrait, cependant, le cardinal de Retz ne lui refuse pas l’estime alors reconnue à un « honnête homme », qu’il reprend dans la métaphore et les éloges insistants de la dernière phrase : « les couleurs même les plus vives et les plus gaies qui devaient briller naturellement dans un esprit beau et éclairé, dans un enjouement aimable, dans une intention très bonne, dans un désintéressement complet, et dans une facilité de mœurs incroyable. » Mais les verbes, « salit », « amortit », ont détruit par avance la valeur signalée et « devaient » prend la valeur d’un irréel, exprimant le regret de l’écrivain devant ces qualités gâchées.

Pour conclure

 

Rappelons que c’est Anne d’Autriche qui, régente avec à ses côtés Mazarin, a préservé son fils lors de la Fronde des parlements et des princes, permettant ainsi le retour à la monarchie absolue de Louis XIV. Quant à l’écrivain, avant d’être nommé cardinal en février 1652, il a joué un rôle actif auprès des frondeurs et de Gaston d’Orléans, jusqu’à l’échec qu’il a payé en étant emprisonné au château de Vincennes en décembre 1652, puis à Nantes avant de s’évader en 1654 pour s’exiler à Rome. La dureté de ces deux peintures, et tout particulièrement de celle de la Reine est donc le reflet de l’amertume d’un homme qui a vu l’écroulement de ses choix politiques et de ses rêves de gloire et n’a plus que l’écriture pour les revivre, tout en réglant ses comptes.

La Rochefoucauld

Explication N° 3 : François, duc de La Rochefoucauld, Maximes, 1666, § 33-36 et 50-57 

Pour lire les extraits

La Rochefoucauld, Maximes, 1666

François de La Rochefoucauld (1613-1680) a, lui aussi, choisi le parti de la Fronde contre la Régente et le cardinal Mazarin, et, quand la rébellion échoue, il se retire de l’action, compose des Mémoires, avant de revenir dans les salons précieux. Ami de Mme de Sévigné, de Mme de La Fayette, il publie sans nom d’auteur en 1666 sa première édition des Maximes, fondées à la fois sur une conception chrétienne et sur les composantes de l’idéal de « l’honnête homme ». Quelle vision de la nature humaine et de sa société l’écriture de La Rochefoucauld met-elle en valeur ?

1ère Partie :  autour de l'"orgueil" 

Maxime 33

 

L’orgueil est un des sept péchés capitaux, et, à ce titre, le moraliste en fait une des clés de la nature humaine, défaut bien plus grave que la simple « vanité » : le vaniteux, en effet, a besoin de l’admiration d’autrui, qu’il recherche, tandis que l’orgueilleux est totalement persuadé de sa propre supériorité. Cette différenciation est soulignée par la place de ces défauts, ouvrant et fermant la maxime, et le ton catégorique de l’antithèse centrale : « L’orgueil se dédommage toujours et ne perd rien lors même qu’il renonce à la vanité. » 

Cette introduction sera précédée d'un court exposé, appuyé sur un diaporama PowerPoint, qui présentera la vie de l'auteur.

Maxime 34

 

C’est ce qui explique que l’homme ne supporte pas l'orgueil « des autres », qui sont alors perçus comme des rivaux. L’hypothèse se charge alors d’ironie contre un homme devenu aveugle face à son propre défaut : « Si nous n’avions point d’orgueil, nous ne nous plaindrions pas de celui des autres. »

Maxime 35

 

La Rochefoucauld détruit ensuite ce qu’il juge être un préjugé, l’idée que « l’orgueil » serait réservé à ceux que La Bruyère nomme « les grands » : « L’orgueil est égal dans tous les hommes. » Il oppose ainsi, à l’’aide de la négation restrictive, le fond de la nature humaine, sur laquelle il porte un regard très pessimiste, et la forme, l’apparence qui se révèle dans le jeu social : « il n’y a de différence qu’aux moyens et à la manière de le mettre au jour. » L’orgueil peut ainsi être plus ou moins masqué, mais il est toujours présent.

Maxime 36

 

La formule introductive, « Il semble que… », rend l’expression plus prudente, sans doute parce qu’en évoquant « la nature », La Rochefoucauld fait, en réalité, référence à l’idée chrétienne de Providence divine. Or, il pose un paradoxe, en remerciant la « nature » pour deux dons. D’un côté, il y a celui du corps, bénéfique car propre à offrir à l’homme le bonheur : « la nature, qui a si sagement disposé les organes de notre corps pour nous rendre heureux » ; mais, de l’autre, c’est celui d’un péché : elle nous a « aussi donné l’orgueil ». Comment admettre alors qu’il s’agisse d’un don divin ? La fin de la phrase apporte une réponse ironique, en faisant de  l’aveuglement de l’homme sur lui-même une source de bonheur : c’est « pour nous épargner la douleur de connaître nos imperfections. »

2ème Partie :  autour de la "fortune" 

Colin d’Amiens, maître de Coëtivy, La Roue de Fortune, 1ère moitié du XVème siècle. Miniature

Maxime 36

 

Le premier sens du terme « fortune » renvoie à son origine, la mythologie antique où elle était la déesse qui régissait les destinées humaines : c’est donc la distribution aléatoire des biens, ou, quand on est « en butte à la fortune », des maux. Comment alors supporter ce sort « malheureux » ? La Rochefoucauld répond en dénonçant  une autre forme de l’illusion humaine : « Ceux qui croient avoir du mérite se font un honneur d’être malheureux. » Nous reconnaissons ici une des plus fréquentes critiques de ce moraliste, l’amour-propre, le besoin d’estime, qui conduit à mentir « pour persuader aux autres et à eux-mêmes qu’ils sont dignes d’être en butte à la fortune. ». L’homme inverse ainsi la réalité, considérant que « la fortune » ne récompense que ceux qui ne le méritent pas, et se console ainsi à ses propres yeux d’abord ! N’est-ce pas là l’attitude de La Bruyère, dans ses si fréquentes attaques d’une société qui reconnaît bien mal le mérite ? 

Colin d’Amiens, maître de Coëtivy, La Roue de Fortune, 1ère moitié du XVème siècle. Miniature

Maxime 51

 

C’est à nouveau l’amour-propre, image rehaussée de soi-même, que désigne La Rochefoucauld par la périphrase « la satisfaction que nous avons de nous-mêmes ». Par la négation restrictive, « Rien ne doit tant diminuer » cette estime « que de voir que… », qui forme une litote, le moraliste cherche à corriger ce défaut en rappelant à l’homme sa vérité, la faiblesse de son jugement variable selon les aléas de son existence : « nous désapprouvons dans un temps ce que nous approuvions dans un autre. »

Maxime 52

 

Cette même image des aléas de l’existence est mise en valeur par la concession qui construit la phrase : « Quelque différence qui paraisse entre les fortunes, il y a néanmoins une certaine compensation de biens et de maux qui les rend égales. » La Rochefoucauld, observateur de sa société, y constate l’inégalité des « fortunes », jouant sur le sens initial du mot, les destinées, et son sens matériel, les richesses : certains sont au sommet, d’autres leur sont inférieurs. Mais il invite son lecteur à ne pas se fier à cette image, car d’une part, toute destinée relève du hasard, d’autre part, derrière un bien peut se cacher un mal, et d’un mal peut sortir un bien…Là encore, l’homme reste aveugle face à la destinée.

Maxime 53

 

C’est encore sur une opposition que se construit cette maxime : « Quelques grands avantages que la nature donne, ce n’est pas elle seule, mais la fortune avec elle qui fait les héros. » Il cherche ainsi à rabaisser l’amour-propre de l’homme, qui se flatte de sa gloire de « héros », en lui rappelant que son succès n’est pas dû à son mérite personnel uniquement, mais au hasard de sa destinée.

Maxime 54

 

La Rochefoucauld a déjà dénoncé, dans la maxime 50, comment l’amour-propre est si puissant qu’il rend insupportable toute négation du mérite. Ce même défaut est ici développé, par une attaque plus précise des « philosophes » face à ce qu’ils considèrent comme « l’injustice de la fortune ». À ses yeux, leur « mépris des richesses », fondement de leur philosophie, n’est, en fait, qu’un faux-semblant, un alibi que se donne leur amour-propre, « un désir caché de venger leur mérite », une protection donc : « c’était un secret pour se garantir de l’avilissement de la pauvreté ; c’était un chemin détourné pour aller à la considération qu’ils ne pouvaient avoir par les richesses. » À l’amour-propre s’ajoute ainsi une forme d’hypocrisie, qui dupe ceux qui croient que les « philosophes » sont sincèrement détachés des « biens » matériels.

3ème Partie :  de l'apparence à la réalité 

Maxime 55

 

Le moraliste s’emploie à dévoiler la vérité des comportements humains, en mettant en valeur, par la négation restrictive et la reprise lexicale, la réalité qui se cache sous le masque affiché : « La haine pour les favoris n’est autre chose que l’amour de la faveur. » La suite de la maxime développe, sur un rythme binaire, cette dénonciation, nouvelle illusion par laquelle l’homme s’aveugle : « Le dépit de ne la pas posséder se console et s’adoucit par le mépris que l’on témoigne de ceux qui la possèdent ; et nous leur refusons nos hommages, ne pouvant pas leur ôter ce qui leur attire ceux de tout le monde. » Jalousie, amertume, désir de vengeance, autant de défauts, de passions nocives par lesquelles La Rochefoucauld rabaisse la nature humaine, qui cherche ainsi à  cacher son absence de réel pouvoir.

Maxime 56

 

Cette maxime, très concise, tire sa force du glissement lexical entre la vérité de l’être, et l’apparence. Le désir de « s’établir dans le monde », c'est-à-dire l'ambition sociale, conduit à adopter un masque, « on fait tout ce que l’on peut pour y paraître établi. » Il s’agit donc d’abord d’imposer cette illusion aux autres, qui semblent faciles à duper car eux-mêmes vivent dans ce monde où les apparences triomphent.

Maxime 57

 

Cette dernière maxime résume tous les reproches précédemment posés. Nous y retrouvons, en effet, l’orgueil et l’amour-propre : « les hommes se flattent de leurs grandes actions », que La Rochefoucauld, recourant à nouveau à une opposition, réduit à néant en rappelant que, sans la fortune, l’homme, par nature, n’est que faiblesse : « elles ne sont pas souvent les effets d’un grand dessein, mais des effets du hasard. »

CONCLUSION

 

Dans ce siècle où la volonté d’« instruire » anime les écrivains, en s’associant au désir de « plaire » à un public mondain, amateur des jeux d’esprit, la maxime s’est particulièrement développée, et celles de La Rochefoucauld illustrent parfaitement  ce genre littéraire. Tantôt en choisissant le « nous », qui l’inclut dans les reproches, tantôt en généralisant par le pronom « on » ou le pluriel, « les hommes », il souligne, par des antithèses, des répétitions, ou la construction même de ses phrases, deux défauts de l’être humain : au premier rang, son amour-propre, ensuite toutes les illusions dont il se berce.

On reconnaît dans sa dénonciation non seulement le courant janséniste et sa dénonciation de l’homme, marqué à jamais par le péché originel, mais aussi le courant baroque. Comme les peintres avec leurs tableaux de « vanités », il rappelle ainsi que, placé entre les mains de Dieu, l’homme n’est que néant, soumis aux aléas de sa condition mortelle.

Pieter Claez, Nature morte au crâne et à la plume, 1628. Huile sur toile, 24,1 x 35,9. Metropolitan Museum of Art, New York

Pieter Claez, Nature morte au crâne et à la plume, 1628. Huile sur toile, 24,1 x 35,9. Metropolitan Museum of Art, New York
Mme de Sévigné

Explication N° 4 : Madame de Sévigné, Lettre à M. de Coulanges, 15 décembre 1670 

Pour lire la lettre

L’introduction est précédée d’un court exposé, appuyé sur un diaporama PowerPoint pour présenter la biographie de Madame de Sévigné.

Amie de Mme de La Fayette et du duc de La Rochefoucauld, la marquise de Sévigné (1626-1696) a fréquenté les salons mondains et la cour, à une époque où les règles de la vie sociale, qui fondent l’idéal de « l’honnête homme » et la bienséance, se mêlent aux valeurs qui marquent, avec le développement du "moi", longtemps considéré, pour reprendre la formule de Pascal, comme « haïssable », une volonté nouvelle d’autoriser l’expression de la subjectivité. Cela explique l’essor  du genre épistolaire, où, tout en tenant compte de la personnalité du destinataire, l’auteur révèle son regard personnel sur le monde qui l’entoure. Pourtant, le genre épistolaire remonte à l’antiquité, mais il servait alors à l’expression philosophique, comme chez Cicéron ou Sénèque, ou à une réflexion sur les réalités politiques et sociale, comme chez Pline le Jeune.

Pierre Mignard, Françoise Marguerite de Sévigné, vers 1669. Huile sur toile, 90 x 73. Musée Carnavalet, Paris

Ce sont ses lettres, mais d’un tout autre ton, qui ont fait la célébrité de Mme de Sévigné, à titre posthume car elle n’avait aucune intention de les publier. Mais ses destinataires en évoquaient souvent le contenu dans les salons et reconnaissaient déjà leur aspect plaisant, et une première publication est parue en 1697. Les plus nombreuses et les plus connues sont celles adressées à sa fille, Madame de Grignan, dont elle a été séparée quand celle-ci est partie rejoindre son mari en province, en 1671. Mais elle a bien d’autres correspondants, notamment son cousin, Monsieur de Coulanges, avec lequel elle a partagé une partie de son enfance. Sa charge le conduit à quitter, avec son épouse, Paris pour Lyon, d’où cette lettre destinée à lui transmettre des nouvelles de la cour, en l’occurrence un mariage.

Comment la personnalité de l’épistolière se révèle-t-elle à travers sa façon de peindre sa société ?

Pierre Mignard, Françoise Marguerite de Sévigné, vers 1669. Huile sur toile, 90 x 73. Musée Carnavalet, Paris

1ère Partie :  pour introduire (des lignes 1 à 12) 

Le début de la lettre n’en annonce pas immédiatement le contenu. Tout est fait pour susciter la curiosité du correspondant, en retardant cette annonce, en deux temps. 

Une énumération de superlatifs

 

Après l’ouverture sur un ton rendu solennel par le choix d’un verbe vieilli, « Je m’en vais vous mander », dix-neuf superlatifs se succèdent, sur un rythme qui donne l’impression que la nouvelle est tellement exceptionnelle qu’il est impossible de qualifier cette « chose ». Les premiers ont un sens voisin, et sont organisés par paires, avec les homéotéleutes, finales qui forment un écho sonore : « la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante ». Puis le rythme s’accélère, avec des variations sonores, « la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue ». L’effet de surprise s’accentue quand les adjectifs sont antithétiques : « la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu'aujourd'hui » Quelle peut être cette étrange nouvelle ? Les deux derniers renvoient, eux, à une des caractéristiques de cette société qui admire – et souvent jalouse – les « grands », comme les nomme La Bruyère, et leur mode de vie : « la plus brillante, la plus digne d’envie ».

La peinture de la société

 

Même si l’adverbe temporel, « Enfin », marque généralement la fin d’une énumération, l’annonce est encore retardée avec le reprise d’« une chose » en anaphore ». Pour accroître encore la curiosité du destinataire, Mme de Sévigné met d’abord en place une énigme, dont elle ne donne pas la clé : « une chose dont on ne trouve qu'un exemple dans les siècles passés, encore cet exemple n'est-il pas juste ». Elle joue ensuite sur les sentiments provoqués par la nouvelle, ce qui nous offre aussi une image intéressante de la société mondaine.

Ainsi la question dans la parenthèse, « une chose que l'on ne peut pas croire à Paris (comment la pourrait-on croire à Lyon ?) » révèle le regard de mépris que les Parisiens, proches de la cour, jettent sur les provinciaux. Puis, en dépeignant les sentiments provoqués, elle touche un autre ressort psychologique, le mimétisme dans cette société où chacun observe la réaction des autres avant d’adopter la plus conforme. Ainsi, deux réactions s’opposent :

      La première, présentée comme majoritaire, « une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde », suggère que l’événement est une faute, devant laquelle s’exprime une surprise, voire une inquiétude et même une douleur.

Le salon de la Marquise de Rambouillet. Gravure

Le salon de la Marquise de Rambouillet. Gravure

             La seconde nomme deux dames de la cour, « une chose qui comble de joie Mme de Rohan et Mme d'Hauterive », en leur prêtant le sentiment contraire, la « joie ». Or, toutes deux sont connues pour leurs amours tumultueuses : Marguerite, duchesse de Rohan, dont le père s’était illustré lors des guerres de religion,  s’était mariée, en 1645, avec Henri Chabot, simple gentilhomme sans fortune. Madame d’Hauterive, fille du duc de Villeroi et veuve successivement du comte de Tournon, avait épousé, elle, Jean Vignier, simple marquis d’Hauterive, ce qui lui avait valu une rupture définitive avec son père. Leur « joie » donne donc au destinataire, lui aussi au courant des intrigues amoureuses de la cour, une indication : sans doute s’agit-il d’un mariage inattendu, d’une mésalliance ?

C’est cette hypothèse que confirment les contradictions temporelles qui terminent cette énigme : « une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue ; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. » Si la lettre s’ouvrait avec ampleur, cette introduction se ferme, elle, sur le ton familier dû à l’expression « avoir la berlue », voir de travers. Mme de Sévigné, par le doute introduit, montre l’importance sociale que revêt le mariage à son époque

2ème Partie :  une énigme (des lignes 12 à 20) 

Lauzun2.jpg

La suite de la lettre gagne encore en vivacité grâce au dialogue fictif avec ses correspondants, qui continue à stimuler la curiosité : « Je ne puis me résoudre à la dire ; devinez-la ». Mme de Sévigné se pose ainsi en meneuse de jeu, savourant sa puissance sur des interlocuteurs dont elle provoque l’impatience. Ce sont d’ailleurs des expressions du jeu qu’elle emploie, le nombre de tentatives permises, « je vous la donne en trois. Jetez-vous votre langue aux chiens ?  Eh bien ! il faut donc vous la dire : M. de Lauzun épouse dimanche au Louvre, devinez qui ? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix ; je vous le donne en cent. » Elle relance ainsi familièrement l’énigme, alors même qu’elle a feint de la résoudre. L’aptitude des destinataires à citer des noms de femmes en vue à la cour montre comment, à cette époque, chacun se passionne pour les intrigues amoureuses qui s'y nouent, mais nous y retrouvons, aussi bien chez Mme de Sévigné que chez ses destinataires, cette moquerie de Paris envers la province : « Point du tout, vous êtes bien provinciale. — Vraiment nous sommes bien bêtes, dites-vous ».

Alexis Simon Belle, Antoine Nompar de Caumont, duc de Lauzun, vers 1700. Huile sur toile. Musée d’Orbigny-Bernon, La Rochelle

3ème Partie :  la nouvelle annoncée (des lignes 20 à 27) 

Atelier de Charles Beaubrun, Anne Marie Louise d’Orléans, la Grande Mademoiselle, XVIIème siècle, 105 x 88. Coll. privée

Mme de Sévigné recourt à une nouvelle feinte. Elle semble céder à l’impatience de ses destinataires, « Il faut donc à la fin vous le dire », mais l’annonce est à nouveau retardée d’abord par le rythme des compléments circonstanciels, qui séparent le verbe de son objet direct, tout en accentuant, en gradation, la solennité de l’événement : «  il épouse, dimanche, au Louvre, avec la permission du Roi, Mademoiselle » Le nom, ainsi détaché et repris, est mis en valeur par l’effet de suspens dû aux points de suspension, la reprise de l’injonction (« devinez le nom ») et la triple exclamation, en gradation rythmique, destinée à justifier tous les effets de surprise introduits au début de la lettre : « ma foi ! par ma foi ! ma foi jurée ! » L’accumulation des précisions généalogiques et l’énumération de tous les titres confirme qu’il s’agit bien d’une mésalliance, et c’est sa supériorité que souligne la fin de la phrase : « Mademoiselle, destinée au trône ; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur. » Un mariage entre « la cousine germaine du Roi », et « Monsieur », appellation du plus âgé des frères du Roi, donc aussi son cousin, était alors fréquent dans les familles royales pour des raisons diplomatiques.

Atelier de Charles Beaubrun, Anne Marie Louise d’Orléans, la Grande Mademoiselle, XVIIème siècle, 105 x 88. Coll. privée

4ème Partie :  pour conclure (de la ligne 28 à la fin) 

Deux paragraphes apportent à cette lettre sa conclusion, d’abord en rappelant le goût pour les intrigues amoureuses qui nourrit les conversations mondaines, avec un verbe à connotation péjoratif qui dévoile la frivolité des ragots qui se donnent alors libre cours : « Voilà un beau sujet de discourir. »

L'adresse au correspondant

 

Le ton se fait alors beaucoup plus familier, tandis qu’elle multiplie les hypothèses, afin d’imaginer les réactions de son correspondant, sur un rythme en gradation qui s’accélère : « si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu'on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer ; si enfin vous nous dites des injures » Les groupes verbaux binaires expriment trois réactions : un étonnement poussé à l’extrême, « Si vous criez, si vous êtes hors de vous-même », puis une accusation, « si vous dites que nous avons menti, que cela est faux », enfin une contestation de la façon même dont l’épistolière a présenté la nouvelle : « qu'on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer ». L’ultime hypothèse, « si enfin vous nous dites des injures », signe de colère, conduit à un double aveu final qui brise l’image de supériorité qu’elle a pu donner précédemment quand elle se jouait le rôle de celle qui "sait" face à des provinciaux ignorants : « nous trouverons que vous avez raison ; nous en avons fait autant que vous. »

La formule finale

 

Contrairement aux formules finales, souvent très élaborées pour répondre aux règles de la politesse, celle-ci se ferme sur un « Adieu » brutal, car le correspondant est un membre de la famille, ce qui autorise cette familiarité.

Mais la dernière phrase, qui annonce d’autres « lettres » transmises par un « ordinaire », un coursier de la poste royale, devant servir de preuves, « les lettres qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai ou non », est précieuse non seulement pour son correspondant, mais aussi pour les lecteurs des siècles à venir. Elle les invite à voir, dans les lettres de Mme de Sévigné, un témoignage véridique, non seulement sur des faits historiques, confirmés par ailleurs, mais surtout sur les mœurs de la cour, sur le rôle joué par les courtisans – Louis XIV, face à leur colère devant cette mésalliance, a fait interdire le mariage trois jours après l’avoir autorisé ! –  et sur les relations mondaines.

CONCLUSION

 

Mme de Sévigné a su transformer une nouvelle – qui avait alors ému « la cour » et « la ville » – en une petite comédie, qui reflète le goût dans les salons mondains de son temps pour les énigmes et les jeux d’esprit. Elle crée un horizon d'attente, tenant habilement en éveil la curiosité de son destinataire, et sait mettre en valeur, par le rythme de son annonce et la variété des tons, un événement qui illustre l’importance des intrigues amoureuses dans la noblesse, nous rappelant bien des passages de La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette et les sujets de « conversation » dont La Bruyère fait la satire.

Mais la lettre révèle aussi, par la façon dont elle s’adresse à son destinataire, la personnalité de l’épistolière. Elle admet les conventions de son temps, les convenances qui règlent les mariages, est influencée par la Préciosité, et exprime une sorte de fierté d’être proche de la cour, au courant de la vie mondaine. Mais son écriture traduit aussi un regard qui sait donner de l’intérêt à ce qui pourrait sembler pure frivolité, révèle son souci de vérité et une spontanéité originale à une époque où les relations sociales sont très codifiées.

Enfin, ce texte, qui, dans un premier temps, nous paraît porter un témoignage sur l’Ancien Régime, prend une valeur intemporelle si nous pensons à l’intérêt que suscite, encore aujourd’hui, les détails de la vie amoureuse des rois et reines…, des stars du show business et du sport.

Explication N° 5 : Jean de La Fontaine, Fables, VIII, 14,1678, "Les obsèques de la Lionne", vers 1-23 

Pour lire l'extrait de la fable

Nicolas Cochin, Frontispice de l’édition des Fables, 1755-1759. Gravure d’après un dessin de Jean-Baptiste Oudry. BnF

Les six livres du premier recueil des Fables de Jean de La Fontaine, publié en 1668, ont connu un grand succès, mais le fabuliste a attendu dix ans pour commencer à publier un second recueil, à propos duquel il déclare qu’il a « cherché d’autres enrichissements et étendu davantage les circonstances de ces récits. » Ce recueil aborde, en effet, des thèmes plus sérieux, et, même s’il garde les personnages animaux, il approfondit sa réflexion sur l’homme. C’est le cas dans le livre VIII, largement consacré à la mort, comme dans « Les obsèques de la Lionne ».

La fable se scinde en deux temps distincts, avec un premier récit qui dépeint les réactions des courtisans à la mort de leur reine. Malgré son goût de la solitude, souvent affirmé, La Fontaine, tant chez Fouquet que chez Mme de La Sablière, a pu observer les comportements dans les salons mondains.

Comment met-il son récit au service de la satire de sa société ?

Nicolas Cochin, Frontispice de l’édition des Fables, 1755-1759. Gravure d’après un dessin de Jean-Baptiste Oudry. BnF

La Fontaine

1ère Partie :   : le deuil à la cour (des vers 1 à 16)

La fable débute par un récit majoritairement en octosyllabes qui, selon la tradition, en introduisant le monde animal, permet au lecteur d’y reconnaître la société humaine.

La situation initiale

 

L’événement qui déclenche le récit est posé très rapidement, dans le premier vers, avec le verbe « mourut » à la rime qui souligne la brutalité du destin qui frappe au plus haut de la société, comme le marque la diérèse : « [l]a femme du Li/on ». Mais cette périphrase, solennelle, permet aussi de marquer immédiatement le lien avec le monde humain.

L’adverbe temporel, « Aussitôt », met en valeur la réaction des courtisans les plus proches du Lion, mais La Fontaine démasque déjà une forme d’hypocrisie : le verbe choisi pour exprimer leur but, « s’acquitter envers le Prince / de certains compliments de consolation » ne traduit pas un chagrin sincère, mais une obligation incontournable ; et le vers 4, avec l’enjambement de l’alexandrin et la diérèse finale, s’allonge comme pour reproduire les multiples condoléances désignées par la périphrase. Non seulement, La Fontaine suggère ainsi la flatterie des courtisans face à leur « Prince », mais le centre de la rime embrassée, en associant deux mots antithétiques, « consolation » et « affliction », introduit une seconde réflexion : en psychologue sensible, il dévoile ainsi l’inutilité de ces politesses formelles pour celui qui vit un deuil douloureux.

Un deuil officiel

 

La Fontaine poursuit le parallèle entre le monde animal et le monde humain en évoquant la décision immédiate du lion ; l’organisation du deuil qui prend une ampleur nationale : « Il fit avertir sa Province ». Son  autorité se manifeste par les enjambements qui donnent de l’ampleur à la phrase pour poser les circonstances des « obsèques ». Le contre-enjambement du vers 8 et la majuscule montre aussi le pouvoir du monarque absolu, car les « Prévôts » sont des officiers de police. Ainsi plane la menace d’un contrôle car, s’ils sont chargés de « régler la cérémonie », ils vont aussi « placer la compagnie ». Si cette formule révèle l’importance du protocole, qui doit respecter le statut social de chacun, ils pourront aussi désigner les absents… C’est cette menace que confirme le commentaire du narrateur dont l’injonction fait appel à la complicité d’un lecteur qui connaît bien l’exigence pesant sur les courtisans - que  La Fontaine a pu d'ailleurs mesurer lors de l'arrestation de son protecteur, Fouquet - et les incitant à la flatterie : « Jugez si chacun s’y trouva. »

L'expression de la douleur

 

La rime triplée et enrichie par rapport à « trouva », prolonge ce commentaire, comme si le lion avait attendu la cérémonie officielle pour exprimer une douleur, bruyante et toujours aussi menaçante car ce sont des « cris », amplifié par l’écho, et non des larmes : « Le Prince aux cris s'abandonna, / Et tout son antre en résonna. »

Le récit se ferme en rappelant la fiction animale, soigneusement mêlée aux réalités humaines, d’abord par la plaisante explication, « Les Lions n'ont point d'autre temple. » C’est ensuite la flatterie qui ressort, car les courtisans prennent soin d’imiter leur roi : « On entendit à son exemple / Rugir en leurs patois Messieurs les Courtisans. » Mais, si la cible est mise en valeur par la désignation solennelle, « Messieurs les Courtisans », ceux-ci sont rendus ridicules quand le cri animal, terrible, « rugir , est assimilé à un « patois », terme à connotation péjorative car il renvoie au monde paysan.

Pieter Franciscus Martenisie, « Les obsèques de la Lionne », édition de 1755-1759. Gravure d’après un dessin de Jean-Baptiste Oudry. BnF 

Pieter Franciscus Martenisie, « Les obsèques de la Lionne », édition de 1755-1759. Gravure d’après un dessin de Jean-Baptiste Oudry. BnF 

2ème Partie :   : la moralité (des vers 17 à 23)

C’est à nouveau une rime suivie triplée qui relie étroitement la fin du récit avec la cible désignée, « les Courtisans », à la moralité qui, en une longue phrase où dominent les alexandrins, développe la critique de ces « gens ».

Les reproches

 

La Fontaine en choisissant la première personne, « Je définis », prend directement en charge cette critique, une description sévère de la « cour » comparée à « un  pays » qui a ses caractéristiques propres, séparé donc aussi bien de Paris que de la province. L’énumération met en évidence des comportements opposés  sur un rythme en gradation : « tristes, gais », d’abord, puis « prêts à tout, à tout indifférents ». La place centrale du pronom « tout » au centre du chiasme, associée au martèlement des consonnes dentales, [ t ] et [ d ], dépeint des êtres dépourvus de toute personnalité propre, changeant de sentiments sans raison, à la fois d’une ambition sans limites puisqu’ils ne se soucient en rien des autres. Leur seul but dans la vie est d’être « ce qu’il plaît au Prince », de façon à en obtenir ainsi des faveurs. Mais, pire encore, le bref octosyllabe, rompant le rythme, met l’accent sur l’hypocrisie qui règne à la cour à travers l’opposition verbale à la rime : « […] s’ils ne peuvent l’être, / Tâchent au moins de le paraître ».

L'indignation

 

Le ton se fait plus violent dans les trois derniers alexandrins, colère du fabuliste marquée par l’anaphore de « peuple », qui cherche à faire adhérer son lecteur à son jugement par la généralisation, « on dirait ». 

Gustave Doré, « Les obsèques de la Lionne », 1868. Gravure de Louis-Édouard Fournier. BnF

Gustave Doré, « Les obsèques de la Lionne », 1868. Gravure de Louis-Édouard Fournier. BnF

La violence vient aussi du lexique péjoratif choisi, particulièrement méprisant puisque c’est à présent l’humain qui se trouve animalisé : « Peuple caméléon, peuple singe du maître ». Le contraste numéral compare les courtisans à des marionnettes ridicules : « on dirait qu’un esprit anime mille corps ». Alors que se développe la théorie des animaux-machines due à Descartes – et que critiquera La Fontaine dans son Discours à Mme de La Sablière – , il en présente ici une inversion plaisante : l’affirmation finale, insistante, « C'est bien là que les gens sont de simples ressorts », conclut sur l’animalisation des courtisans.

CONCLUSION

 

Cette première partie de la fable met en scène, par cette petite « comédie » du deuil et en utilisant toutes les ressources de la versification, une critique sévère des courtisans dans laquelle, même s’il la masque habilement par le monde animal, La Fontaine s’engage en prenant lui-même la parole sans détour. Comme le fera plus tard La Bruyère, dans le chapitre « De la cour » de ses Caractères, et tout particulièrement tout au long de la longue description censée faite par un voyageur étranger, « L’on parle d’une région… », La Fontaine s’attache à souligner sa critique d’un monde à part où, puisque chacun vit sous le regard d’autrui et se donne en spectacle,  l’apparence règne et l’hypocrisie triomphe. C’est cette même image qui conclura, en 1721, une des satires des Lettres persanes de Montesquieu : « Le prince imprime le caractère de son esprit à la Cour; la Cour, à la Ville, la Ville, aux provinces. L’âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres. » (Lettre 99)ière partie de sa fable, à travers la petite comédie que met en scène son récit, en utilisant toutes les ressources de la versification et en mêlant habilement le monde animal et le monde humain, La Fontaine dénonce le caractère des courtisans, flatteurs hypocrites sans scrupules.

Comme le fera La Bruyère, notamment dans le chapitre « De la cour » de ses Caractères, il prend la parole pour s’indigner avec force de ce comportement, et annonce la critique que formulera Montesquieu dans ses Lettres persanes : « Le prince imprime le caractère de son esprit à la Cour; la Cour, à la Ville, la Ville, aux provinces. L’âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres. » (Lettre 99)

Lecture cursive :  La Fontaine, Fables, VIII, 14, 1678, "Les obsèques de la Lionne" (du vers 24 à la fin)

Pour lire la seconde partie de la fable

C’est de façon plutôt désinvolte, « Pour revenir à notre affaire Pour revenir à notre affaire », que La Fontaine poursuit sa fable, en introduisant un nouveau personnage, le Cerf, face au Lion, « le Monarque ». Leur face à face, tout en prolongeant la critique de la cour, conduit à une seconde moralité.

L'image de la cour

 

En prenant à témoin son lecteur, « comment eut-il pu faire ? », La Fontaine justifie le comportement exceptionnel du Cerf, mis en valeur par la répétition, il « ne pleura point », par la toute-puissance cruelle de la monarchie absolue. Il reprend l’accusation de l'hypocrisie sans scrupules qui règne à la cour, chaque courtisan « flatteur » étant « prêt à tout », jusqu’à la calomnie, tout en maintenant le glissement du monde humain, à travers la référence biblique, au monde animal.

La colère du Lion

 

La Fontaine avait pu mesurer « la colère du Roi », mise en relief par l’enjambement « Est terrible », quand elle s’était abattue sur son mécène et ami, Nicolas Fouquet. Le discours directement rapporté souligne d’abord le mépris du Lion envers ce sujet éloigné de la cour, qui représente les provinciaux : « Chétif hôte des bois ». L’orgueil et la puissance du monarque « de droit divin » s’exprime surtout par la triple injonction soutenue par le lexique qui le sacralise, mis en relief par l’enjambement : « Nous n'appliquerons point sur tes membres profanes / Nos sacrés ongles ». 

La ruse du Cerf

 

En réponse à la menace qui pèse sur lui, le Cerf montre à son tour son aptitude à la flatterie, en faisant habilement écho à cette sacralisation par son récit qui met habilement en scène le miracle. En prêtant la parole à la « digne moitié » du roi, qui le qualifie d’« Ami », il justifie à la fois son propre comportement, interdit par la Lionne elle-même, et le retard de son récit. Il flatte à nouveau l’orgueil du roi auquel le discours promet un paradis, qui mêle plaisamment la mythologie antique, les « Champs Élyséens » et le christianisme, puisqu’elle est parmi les « saints », en peignant plaisamment cette femme coquette, heureuse de voir le « désespoir » de son époux.

La rupture au cœur du vers 49, accélérant le rythme, illustre la flatterie qui triomphe à la cour comme le prouvent les cris enthousiastes, « Miracle, apothéose ! », nouvelle association du christianisme et du monde antique, et le bénéfice qu’en retire le Cerf, accentué par le redoublement.

Jean Grandville, « Les obsèques de la Lionne », 1838-1840. Gravure, BnF

Jean Grandville, « Les obsèques de la Lionne », 1838-1840. Gravure, BnF

La moralité

 

Le quatrain final est paradoxal, puisque le moraliste en arrive, par sa triple injonction, en arrive à encourager la flatterie. Mais, en fait, qui faut-il accuser ? Les flatteurs, ou bien l'orgueil et la naïveté des « Rois », pluriel prudent, familièrement illustrée par l’image péjorative, « Ils goberont l’appât », qui favorisent ce comportement hypocrite ?

Histoire des arts : deux illustrateurs de La Fontaine, Oudry et Grandville 

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HIDA

Jean-Baptiste Oudry (1686-1755)

 

Reçu à l’Académie royale de peinture en 1717, ses fonctions de « peintre ordinaire de la vénerie royale » amènent Oudry à suivre les chasses, d’où ses nombreux tableaux animaliers qui participent à sa célébrité. Ses dessins sur les fables de La Fontaine ont été réalisés, entre 1729 et 1734, sur des feuilles de papier bleu, d’environ 30 sur 25 centimètres, à la plume et au pinceau, à l’encre noire et au lavis, avec des rehauts à la gouache blanche. Ils ont été ensuite repris par une équipe de graveurs pour permettre de créer les estampes qui illustrent l’édition des Fables, de 1755 à 1759.

Pour voir le diaporama d'analyse

Jean-Jacques Grandville (1803-1847)

 

Jean Ignace Isidore Gérard quitte Nancy pour Paris en 1824, et se fait connaître sous le pseudonyme de Jean-Jacques Grandville d’abord en tant que caricaturiste, avec Les Métamorphoses du jour (1828-1829), une sorte de comédie humaine où les personnages sont représentés avec une tête d’animal. Il fait ainsi écho à la physiognomonie, courant scientifique qui met en parallèle les traits du visage et le caractère, notamment en établissant une correspondance avec l’animal, comme le fait Charles Le Brun (1619-1690), dont les dessins ont été réédités en 1806. Grandville joue sur cette parenté, en montrant l’animal avec une expression qui le rend humain, et inversement, en animalisant les traits de l’homme.

Charles Lebrun, dessin de 1671 : de l'homme à l'aigle

Charles Lebrun, dessin de 1671 : de l'homme à l'aigle

Outre ses œuvres personnelles, Grandville fournit des caricatures à des journaux satiriques, tels La Caricature ou Le Charivari, s’associant ainsi à l’opposition des jeunes romantiques à la monarchie de Juillet. Mais la loi de 1835 sur la censure, qui exige une autorisation avant toute publication de caricature, source d’une perquisition brutale, l’amène à se tourner vers l’illustration d’œuvres reconnues, comme les romans de Balzac, Don Quichotte de Cervantès, Les Voyages de Gulliver de Swift ou Robinson Crusoé de Defoe. L’illustration des Fables de La Fontaine, en 1838, lui offre l’occasion de porter à son apogée la correspondance entre l’homme et l’animal.

Conclusion du parcours associé : "la comédie sociale" 

Conclusion

Histoire littéraire : le classicisme 

Dans un premier temps, on se reportera à l’analyse des caractéristiques du classicisme proposée dans le site « Parcours littéraires ». Les textes étudiés nous ont permis d’en constater l’application par les écrivains.

Pour voir le site "Parcours littéraires"

Le modèle antique

 

Nous y avons reconnu, aussi  bien chez La Fontaine par rapport aux fables d’Ésope, de Phèdre… que chez La Bruyère avec Théophraste, l’importance accordée aux « Anciens », fondée sur cette idée que la nature humaine est éternelle, s’adaptant bien sûr au contexte historique et social. Nous y avons également retrouvé des conceptions empruntées aux philosophes antiques, par  exemple l’idée de « juste mesure », empruntée à Aristote, qui sous-tend les composantes de l’idéal de « l’honnête homme » propre au XVIIème siècle, que tous prônent. 

Les objectifs de l’œuvre d'art

 

De plus, tous ont choisi d’associer deux objectifs que les auteurs antiques assignent à l’œuvre d’art : « instruire » et « plaire ». Cela explique la place prise par la réflexion morale, qu’elle soit inspirée par le christianisme, comme chez Bossuet ou Pascal, ou par les valeurs de l’humanisme, chez le cardinal de Retz par exemple. Pour « plaire », les choix sont variés, mais tous tiennent compte d’un public particulier, les privilégiés, de la « cour » ou de la « ville », ces mondains qui fréquentent les salons et apprécient le brillant de l’esprit. Il se manifeste tout particulièrement dans l’art du portrait, satirique le plus souvent, avec sa pointe finale, que Molière a habilement mis en scène dans la bouche de Célimène, dans la maxime, avec ses paradoxes et l’effet de surprise qu’elle recherche, dans les plaisants récit des fables de La Fontaine, et même dans le genre épistolaire, tel que l’a pratiqué Mme de Sévigné en jouant avec son destinataire.

L'écriture "classique"

 

Enfin, le classicisme se traduit aussi dans l’écriture même, notamment dans la rigueur de la construction, qu’il s’agisse de la progression d’un récit, observée chez La Fontaine ou Mme de Sévigné, ou de la structure logique d’une argumentation, comme dans le sermon de Bossuet. Nous avons pu y relever aussi la recherche de symétrie dans les rythmes, l’emploi d’un lexique qui conserve souvent son sens hérité de son étymologie, comme les images, empruntées à la mythologie.

Les procédés de la satire relèvent aussi de la définition du comique posée par Aristote et déjà pratiqué chez les satiristes anciens : la gestuelle transforme les personnages dénoncés en marionnettes et leurs discours direct renforce la caricature de leurs défauts.

Synthèse : réponse à la problématique 

Rappelons la problématique : « Comment le choix du genre littéraire influence-t-il l’image donnée de la comédie sociale au XVIIème siècle ? »

Les formes de la "comédie sociale"

Les textes étudiés s’inscrivent dans six genres littéraires : le discours, sous la forme du sermon chez Bossuet, la comédie au théâtre avec Molière, qui choisit aussi la forme du portrait, comme le cardinal de Retz, la maxime, pour La Rochefoucauld, l’épistolaire, pour Mme de Sévigné, et la fable pratiquée La Fontaine.

        Dans le sermon – à l’origine oral –, au théâtre, par la mise en scène face au public, ou dans la lettre, qui tient compte du correspondant, fréquemment interpellé, l’adresse directe rend beaucoup plus vivante la critique : la société est ainsi représentée elle-même comme une sorte de scène de théâtre où, placé sous le regard d’autrui, chacun joue un rôle, l’apparence l’emportant ainsi sur la réalité. Mais, dans tous ces genres, l’émetteur donne son opinion, impose son jugement le plus souvent sévère, qu’il se cache sous les traits d’un personnage ou qu’il s’exprime directement.

          La maxime, elle, donne moins à voir car elle fait davantage appel à des constats que le lecteur peut cautionner s’il observe attentivement sa société : il y verra aussi la façon dont le « paraître » efface « l’être ».

         La fable, forme d’apologue, combine ces deux aspects. La Fontaine, qui développe beaucoup plus la part consacrée au récit que ses prédécesseurs, transforme les anecdotes en petites scènes de théâtre, donnant aussi la parole à ses personnages. Mais il s’implique aussi lui-même dans les moralités, s’indignant par exemple contre l’hypocrisie qui règne à la cour, dont il reconnaît aussi, avec lucidité, que chacun peut y être contraint dans une monarchie toute-puissante.

Celui qui ne veut pas participer à cette « comédie sociale » n’a plus alors qu’une seule solution, s'en tenir éloigné, celle déjà formulée par La Bruyère, à la fin du chapitre V des Caractères, « De la société et de la conversation » : « Le sage quelquefois évite le monde, de peur d’être ennuyé. » (§ 83) Ce sera aussi le choix d’Alceste, qui justifie son appellation de « misanthrope », et, si Mme de Sévigné s’amuse des débats qui agitent sa société, La Fontaine, en revanche, sous-entend qu’il vaut mieux, dans toute la mesure du possible, éviter la fréquentation des « grands ».  

"Comédie" ou "tragédie" sociale

 

Avant de terminer cette synthèse, il est permis de se poser une ultime question, à partir de l’enjeu même du parcours, « la  comédie sociale » : la désignation de « comédie », que reprendra Balzac dans sa vaste « comédie humaine », n’est-elle pas trop restrictive ? Nous avons, certes, constater le recours des écrivains à tous les procédés du comique pour élaborer une satire qui, tout en faisant sourire le public, vise à l’instruire. Mais leur conception même de la nature humaine, dépendante des puissants, des aléas historiques, notamment des guerres, des hasards de « la fortune » qui peut accabler les humains aussi rapidement qu’elle les a élevés, et surtout leur condition mortelle, inexorable et qui les obsède, comme le montre Pascal, ne met-elle pas davantage en scène une tragédie, image de la fatalité des temps modernes ? L’instruction apportée par les auteurs se rapprocherait alors de ce qu’Aristote nomme "la catharsis", la purgation des passions, ambition, vanité, amour-propre, avarice…, par la vision du châtiment qu’elles entraînent.

Lecture cursive : Denis Diderot, Le Neveu de Rameau, entre 1762-1773, "la pantomime des gueux" 

Pour lire l'extrait

Diderot, Le Neveu de Rameau-couverture.jpg

Denis Diderot (1713-1784), entre 1762, début probable de l’écriture, et 1773, date de la parution, a remanié à plusieurs reprises son manuscrit du Neveu de Rameau, dont le sous-titre « La satire seconde » indique clairement l’objectif. L’œuvre se présente comme un dialogue, à la façon de ceux de Platon, entre « Moi », le philosophe, et « Lui », le neveu du célèbre musicien, Jean-Philippe Rameau. Il nous rappelle, en effet, la maïeutique chère à Socrate : le philosophe, par ses questions et ses commentaires, amène son interlocuteur à s’exprimer. Mais l’expression choisie par celui qui, lui aussi, est un musicien, est originale : par ses attitudes, gestes, regards et mimiques, il devient l’acteur d’une « pantomime ». En quoi la « comédie » jouée par le Neveu fait-elle écho à la « comédie sociale » dénoncée dans les textes du XVIIème siècle ?

La pantomime

 

Le jeu d’acteur

Les deux passages de l’extrait qui représentent le Neveu sont introduits par le même verbe, « contrefaire », c’est-à-dire imiter, comme un acteur qui joue un rôle sur une scène, ici dans une pièce comique.

Le jeu de l'acteur : pour illustrer Le Neveu de Rameau. Estampe, BnF

Des lignes 2 à 10, les verbes au présent et la brièveté des propositions juxtaposées imprime un rythme rapide à ce jeu d’acteur, qui construit une caricature, depuis les postures et les mimiques, jusqu’aux mouvements, accélérés, et la gestuelle précise avec des accessoires fictifs, « un oreiller », « un tabouret », « une soucoupe »... Dans le second passage, des lignes 35 à 41, la description introduit également le costume : « il tenait son chapeau sous le bras, et son bréviaire de la main gauche ; de la droite, il relevait la queue de son manteau ». Elle est commentée par le philosophe qui nomme même le personnage imité, « imitant si parfaitement l’hypocrite que je crus voir l’auteur des Réfutations devant l’évêque d’Orléans », preuve de la perfection du jeu de l’acteur : « Cela est supérieurement exécuté ».

Le jeu de l'acteur : pour illustrer Le Neveu de Rameau. Estampe, BnF
Pour illustrer "la pantomime des gueux" dans Le Neveu de Rameau.

Le sens de la pantomime

Le rôle de cette pantomime est défini par la réaction du philosophe, qui rapproche « les folies de cet homme » des « contes de l’abbé Galiani », économiste italien brillant causeur apprécié des Encyclopédistes lors de son séjour parisien, et de « Rabelais », qui masque par le rire la « substantifique moelle » de ses romans. C’est le moyen de démasquer les apparences : « Ce sont trois magasins où je me suis pourvu de masques ridicules que je place sur le visage des plus graves personnages ». Les exemples cités démythifient les statuts sociaux, en les ridiculisant par les comparaisons, notamment par l’animalisation : « je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans son premier commis. » 

Pour illustrer "la pantomime des gueux" dans Le Neveu de Rameau.

Une vision de la société

 

L’ouverture de la première pantomime pose déjà la cible morale de la dénonciation, en annonçant les rôles joués : « l’homme admirateur, l’homme suppliant, l’homme complaisant ». Les trois adjectifs explicitent le jeu, et montrent qu’à chaque fois le but de la pantomime est de plaire à autrui, donc un intérêt personnel. C’est ce que confirme la conclusion formulée par le Neveu, qui rattache plus nettement encore son imitation à des réalités sociales : « Voilà ma pantomime, à peu près la même que celle des flatteurs, des courtisans, des valets et des gueux. »

De sa « pantomime », cependant, le Neveu exclut « le souverain », considérant sans doute que sa toute-puissance le dispense de tenir compte d’autrui pour s’y soumettre. Le philosophe, en revanche, se montre plus audacieux  à travers ses questions, par son allusion au pouvoir exercé sur lui par les favorites du roi : « Et croyez-vous qu’il ne se trouve pas, de temps en temps, à côté de lui, un petit pied, un petit chignon, un petit nez qui lui fasse faire un peu de la pantomime ? »

Ainsi, il généralise cette conception d’une société, qui, du plus haut au plus bas, est mue par le seul intérêt que chacun espère satisfaire en se  mettant au service d’un supérieur : « Quiconque a besoin d’un autre, est indigent et prend une position. » D’où l’image qui conclut : « Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux, est le grand branle de la terre. »

CONCLUSION

 

Aussi bien à travers le jeu du neveu de Rameau que par les répliques du philosophe qui renchérissent et confirment sa vision fort critique, Diderot dénonce une société, hiérarchisée, où règne à la fois la loi du plus fort à laquelle chacun se soumet par de « viles manières » pour en tirer un profit personnel. Nous reconnaissons ici la critique formulée aussi bien par La Bruyère quand il dépeint le comportement des « grands », le triomphe de la flatterie à « la cour » comme à « la ville » et la façon dont s’acquièrent les « biens de fortune ». Diderot retrouve ainsi l’image de la nature humaine donnée par tous les moralistes du XVIIème siècle, empreinte d'mue par l’amour-propre, par l’ambition, et sans scrupules quand il s’agit de parvenir à ses fins. Et comme plusieurs d’entre eux c’est en faisant sourire par la caricature qu’il ôte les masques adoptés.

 Un caricature satirique dans Le Neveu de Rameau.

 Un caricature satirique dans Le Neveu de Rameau.

Lecture personnelle : Voltaire, La Monde comme il va, vision de Babouc, 1748 

Voltaire, Le Monde comme il va, vision de Babouc, 1748

Pour lire le conte philosophique

Voltaire

Pour accompagner ce parcours, est proposée la lecture du conte philosophique de Voltaire, Le Monde comme il va, avec une précision, « Vision de Babouc », paru en 1748. Quatre pistes de recherche seront à approfondir, en fondant l’analyse sur des exemples précis. 

Le regard étranger

 

Le nom du héros, Babouc, inscrit le conte dans la mode orientaliste qui s’est développée notamment depuis la réception par Louis XIV d’une ambassade de Perse, et, dans la littérature, avec la traduction française par Antoine Galland des Mille et une Nuits, publiée de 1704 à 1717, et illustrée, entre autres, par Montesquieu dans ses Lettres persanes, datant de 1721, six ans après la réception par Louis XIV de l’ambassadeur de Perse. 

Déjà La Bruyère, dans le chapitre « De la cour » (§ 74) des Caractères a adopté ce procédé en imaginant le récit étonné d’un voyageur décrivant les mœurs de cette « région » étrange qu’est la cour. 

Mais Voltaire va plus loin encore car il redouble le déplacement spatial.

  • D’une part, le récit se situe en Perse, mais, derrière Persépolis, c’est bien la France du XVIIIème siècle qui est ainsi dépeinte.

  • D’autre part, lui-même d'origine scythe, Babouc est donc un observateur étranger, envoyé par le génie Ituriel pour lui « rendre un compte fidèle » de la situation à Persépolis : « Va dans cette ville, examine tout ; tu reviendras m’en rendre un compte fidèle, et je me déterminerai, sur ton rapport, à corriger la ville ou à l’exterminer. » Quand Babouc proteste, « Mais, seigneur, dit humblement Babouc, je n’ai jamais été en Perse ; je n’y connais personne. », la réponse souligne l’avantage de ce regard distancié : « Tant mieux, dit l’ange, tu ne seras point partial ».

Pour le lecteur, ce choix offre un autre avantage : la naïveté du héros, son étonnement devant ses découvertes, à la fois font sourire, mais aussi oblige le lecteur à voir autrement des défauts, des comportements qu’il ne remarque plus tant il y est habitué.

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Illustration du manuscrit de Soughrat (Socrate) par Seldjoukouk, XIIIème siècle. Bibliothèque du palais de Topkapi, Istambul, Turquie

La structure

 

La construction du conte correspond à l’enjeu du voyage de Babouc : quel rapport fera-t-il à l'ange Ituriel ? Lui conseillera-t-il de détruire, ou non, Persépolis ?

Ce voyage conduit le héros à parcourir la ville, en découvrant, au fur et à mesure de sa progression, depuis l’extérieur, où la guerre se déchaîne, puis l’architecture, enfin, l’un après l’autre, tous les domaines institutionnels et sociaux. Or, à chaque fois, la structure est la même : un contraste entre un sentiment d’horreur, d’où une violente dénonciation, et son contraire, car il voit dans les mœurs et les réalités observés des aspects beaucoup plus positifs, parfois même dignes d’admiration : « Il soupçonna enfin qu’il pourrait bien en être des mœurs de Persépolis comme des édifices, dont les uns lui avaient paru dignes de pitié, et les autres l’avaient ravi en admiration. ». L’ordre va tantôt du pire au meilleur, tantôt c’est l’inverse. Cela explique une conclusion qui montre que le bien et le mal coexistent dans « le monde comme il va » : « Babouc conclut qu’il y avait souvent de très-bonnes choses dans les abus. »

C’est ce qu'illustre l’épilogue, à travers l’image symbolique de la « statue » :

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Charles Monnet, « L’ordre de l’ange Ituriel à Babouc », 1778. Gravure sur cuivre. BnF

Voici comme il s’y prit pour rendre ce compte. Il fit faire par le meilleur fondeur de la ville une petite statue composée de tous les métaux, des terres et des pierres les plus précieuses et les plus viles ; il la porta à Ituriel : « Casserez-vous, dit-il, cette jolie statue parce que tout n’y est pas or et diamants ? » Ituriel entendit à demi-mot ; il résolut de ne pas même songer à corriger Persépolis, et de laisser aller le monde comme il va ; « car, dit-il, si tout n’est pas bien, tout est passable ». On laissa donc subsister Persépolis, et Babouc fut bien loin de se plaindre, comme Jonas, qui se fâcha de ce qu’on ne détruisait pas Ninive. Mais quand on a été trois jours dans le corps d’une baleine, on n’est pas de si bonne humeur que quand on a été à l’opéra, à la comédie, et qu’on a soupé en bonne compagnie.

Les cibles de la satire

 

Un relevé des cibles visées par Voltaire est à effectuer, en résumant les défauts critiqués.

        La première – et la plus longue – attaque vise la guerre, comme souvent dans les contes de Voltaire, tel Candide. Nous y retrouvons les reproches lancés par La Bruyère. D’une part, les soldats sont des mercenaires, qui se battent pour de l’argent : « mon métier est de tuer et d’être tué pour gagner ma vie ; il n’importe qui je serve. Je pourrais bien même dès demain passer dans le camp des Indiens : car on dit qu’ils donnent près d’une demi-drachme de cuivre par jour à leurs soldats de plus que nous n’en avons dans ce maudit service de Perse. » Mais, même au plus haut niveau, les « capitaines » et les « généraux » sont incapables de donner une raison à ces guerres incessantes, sinon une dérisoire « querelle entre un eunuque d’une femme du grand roi de Perse, et un commis d’un bureau du grand roi des Indes. » Comme le fait La Bruyère, Voltaire s’indigne devant « les meurtres, les incendies, les ruines, les dévastations » et l’horreur des massacres, aussi féroces dans les deux camps ». Mais, quand la paix est rétablie, l’espoir revient que « la félicité » et « la vertu » pourront triompher.  

Moreau le Jeune, « Candide fuit les massacres de la guerre », 1787. Gravure. BnF 

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        En entrant dans la ville, Babouc est d’abord frappé par la laideur et la saleté, des lieux, notamment d’un « temple », comme des habitants, mais, en avançant dans la capitale, c’est sa beauté qui ressort, et il rencontre des gens plus élégants.

      Comme le fait La Bruyère dans « De la société et de la conversation », Voltaire conduit ensuite son héros dans un salon mondain « avec une compagnie d’honnêtes gens » : « La maison était propre et ornée, le repas délicieux, la dame jeune, belle, spirituelle, engageante, la compagnie digne d’elle ». Mais, très vite il perçoit que cette dame a un amant, et elle lui confirme que l’adultère est courant à Persépolis : « elle lui confia son goût pour le jeune mage, l’assura que dans toutes les maisons de Persépolis il trouverait l’équivalent de ce qu’il avait vu dans la sienne. »

       Un autre passage important porte sur une institution qu’attaque souvent Voltaire dans ses œuvres car il en a été lui-même la victime : le fonctionnement de la justice, où règne la corruption, favorisée par l’achat des charges officielles, qui ne garantit en rien la compétence et révèle aussi l’endettement de l’État. Il ne dispose que de ce moyen pour remplir le trésor public :

Ce jeune homme a une grande charge, parce que son père est riche, et qu’ici le droit de rendre la justice s’achète comme une métairie. — Ô mœurs ! ô malheureuse ville ! s’écria Babouc ; voilà le comble du désordre ; sans doute, ceux qui ont ainsi acheté le droit de juger vendent leurs jugements : je ne vois ici que des abîmes d’iniquité. 

        Vient ensuite le temps des divertissements : la messe, représentée comme une cérémonie dans « un temple », où un « mage » endort l’assemblée, certes dans une « intention » morale, contraste avec une représentation au théâtre, fort admirée. Mais, là encore, il y a loin entre la beauté de l’actrice, et la triste réalité qu’elle vit.

Le parcours se termine par une galerie de portraits, autour d’une même question : quelles sont les fonctions les plus utiles à la ville ? Pour chaque catégorie, la réponse est contrastée.

  • Les « marchands de magnificence inutiles », après avoir été critiqués, sont finalement excusés car ils ne sont pas responsables du goût du « luxe » de leurs clients et, surtout, le luxe profite au pays.

  • L’attaque est beaucoup plus virulente contre « les mages ». Il constate « la folie de ces hommes qui faisaient profession de sagesse, des intrigues de ceux qui avaient renoncé au monde, de l’ambition et de la convoitise orgueilleuse de ceux qui enseignaient l’humilité et le désintéressement », source d’intolérance et de fanatisme entre les « sectes » qui les divisent.

  • Il en va de même pour les « lettrés », parasites des puissants et divisés par leur vanité et leur jalousie : « Le repas fini, chacun d’eux s’en alla seul, car il n’y avait pas dans toutes la troupe deux hommes qui pussent se souffrir, ni même se parler ». Mais, après avoir jeté « au feu tous ces détestables écrits », sa conversation avec un « vieux lettré » réhabilite son utilité, comme celle des « mages » d’ailleurs, parmi lesquels il reconnaît l’existence de « quelques âmes célestes ».

  • Enfin, reçu chez un ministre, il découvre que, malgré son pouvoir, celui-ci est « très malheureux » car il n’a, finalement, que des ennemis : « il passait pour riche, et qu’il était pauvre ; qu’on le croyait tout-puissant, et qu’il était toujours contredit : qu’il n’avait guère obligé que des ingrats, et que dans un travail continuel de quarante années il avait eu à peine un moment de consolation. »

  • Sur l’invitation de la dame adultère, dont il a pu constater sa bonne entente avec son époux, c’est chez « la belle Téone » que se  termine le parcours de Babouc, « une maison où régnaient tous les plaisirs. » Voltaire se livre alors à un vibrant éloge de l’art de la conversation de cette femme, qui répond parfaitement à l’idéal d’« honnêteté » qu’il prône, comme déjà La Bruyère.

Le style de Voltaire

 

A été étudiée, chez La Bruyère et dans les textes du parcours, la façon dont, pour accentuer leurs reproches, les auteurs mêlent l’indignation et le comique.

De la même façon, on distinguera, dans le conte, en les appuyant sur des exemples précis, les éléments qui relèvent de la caricature, gestes, langage par exemple, et ceux qui soutiennent la tonalité polémique, modalités expressives, expression violente des sentiments, images dénonciatrices notamment.

Pour conclure

 

Derrière les étapes du récit, forme d'apologue, le lecteur peut reconnaître la société parisienne du XVIIIème siècle, et tous les reproches que le « siècle des Lumières » adresse aux institutions, politiques, religieuses, sociales, et aux mœurs en vigueur. Nous mesurons aussi la conception de Voltaire, à quel point, pour lui comme pour La Bruyère, il est important d’observer attentivement avant de porter un jugement, en dépassant le premier regard, la première impression, l'apparence, pour rechercher une vérité, ni optimiste, ni pessimiste.

Si cette œuvre est choisie comme support de l’entretien oral de l’EAF, il appartient au candidat de s’appuyer sur cette analyse pour justifier précisément son choix.

Devoir : dissertation 

SUJET : Dans sa comédie Comme il vous plaira (1623) l’auteur dramatique anglais William Shakespeare écrit : « Le monde entier est une scène, hommes et femmes, tous n’y sont que des acteurs, chacun fait ses entrées, chacun fait ses sorties ».

En quoi cette comparaison fait-elle écho à la façon dont La Bruyère, dans Les Caractères, ainsi que de nombreux écrivains de cette époque représentent leur société ?

Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur les chapitres des Caractères étudiés, mais aussi sur les textes du parcours associé.

Dissertation

Pour voir une proposition de corrigé

Pour préparer la dissertation

       Penser d’abord à définir le type de dissertation induit par la question posée : l’interrogation « en quoi » introduit une question fermée, donc une dissertation analytique. Il s’agit de justifier l’affirmation de Shakespeare, si possible par trois arguments bien explicités et développés, soutenus par des exemples ; seule la conclusion pourra introduire des nuances, voire une contradiction.

       Vient ensuite l’analyse de la consigne. Elle prend pour point de départ son verbe « fait écho », qui invite à établir des ressemblances entre « la comparaison » de Shakespeare et la « façon dont est représentée la société » par La Bruyère  et d’autres auteurs étudiés dans le parcours associé.

         Il faut enfin s’assurer de la compréhension de la citation de Shakespeare, qui généralise la comparaison du « monde entier » à « une scène », donc à un théâtre où chacun joue un rôle, tels « des acteurs ». Il fait alors de la vie sociale un spectacle, où tout n’est qu’illusion, qu’apparence. En ajoutant « chacun fait ses entrées », il ajoute l’idée que ces « acteurs » cherchent à se mettre en valeur quand ils arrivent sur scène. Le second ajout, « chacun fait ses sorties », est plus ambigu, car il peut suggérer les applaudissements que reçoit le comédien quand il a sort après avoir bien joué, mais aussi l’idée que ce spectacle est provisoire, que le jeu n’a qu’un temps, l’acteur étant alors ramené à la réalité hors de la scène.

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