La poésie aux XIXème et XXème siècles : voyager vers un "ailleurs"
La séquence intègre les quatre éléments figurant au programme :
- le "parcours littéraire", organisé autour de cinq poèmes donnant lieu à une explication ;
- le "groupement de textes complémentaires" : un texte est proposé, mais les recherches et exposés pourront enrichir ce groupement en faisant écho aux poèmes expliqués.
- le "prolongement artistique et culturel": plusieurs documents complémentaires présentent le contexte, historique et culturel, par exemple pour approfondir le mouvement baroque, mais aussi pour élargir la perspective en abordant l'histoire des arts, peinture et musique.
- une "lecture cursive", personnelle, peut être reprise collectivement ou être librement insérée dans un "carnet de lecture", être guidée ou en totale autonomie, éventuellement être le support d'un travail d'écriture spécifique, ou d'une présentation orale.
Mais, outre les activités directement liées à l'explication des textes (questions préparatoires ou de synthèse), bien d'autres, écrites et orales, peuvent être envisagées afin de solliciter la créativité des élèves et d'accroître leur participation : table ronde, mise en voix, illustration d’un poème, constitution d’une anthologie...
La séquence propose un devoir, pour s'entraîner à l'épreuve écrite du Baccalauréat.
Il convient de ne négliger ni l'introduction, ni la conclusion.
L'introduction permet à la fois de réactiver les apprentissages antérieurs et de prendre la mesure des enjeux de la séquence. La conclusion doit, en permettant aux élèves d'exercer leur esprit critique, donner sens à l'étude effectuée, et prolonger la réflexion sur la situation contemporaine.
Introduction de la séquence
POÉSIE ET VOYAGE : UN HÉRITAGE ANTIQUE
Étymologie du mot "poésie"
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Le mot "poésie" vient du verbe grec "poïeïn" qui signifie "faire", dans le sens de "fabriquer". Ainsi, le poète peut être comparé à un artisan : avec son matériau, les mots, et ses techniques propres - pendant longtemps, la versification, par exemple - il fabrique un objet, le poème, à la fois unique, beau et utile. Cette origine souligne déjà le travail exigé par la création poétique.
Le mythe d'Orphée
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Mais l'antiquité grecque donne à la poésie une autre dimension, plus complexe, à travers le mythe d'Orphée.
L'une des neuf muses, Calliope, unie à un mortel, donne naissance à un fils, Orphée, auquel Apollon offre une lyre. Ce premier geste place Orphée sous la protection de ce dieu de la lumière, des arts et de la divination. Le mythe affirme ainsi la supériorité du poète, inspiré par les muses, idée souvent reprise, par exemple par les poètes de la Pléiade, ou même chargé d’une mission sacrée, comme pour les poètes romantiques au XIX° siècle. La mention de l'instrument, la lyre, nous rappelle aussi qu'à l'origine la poésie s'associe à la musique, et cela reste le cas pour les troubadours du Moyen Âge. Pour analyser un poème, il convient donc d'en observer les rythmes et les sonorités.
Jean-Baptiste Corot, Orphée ramenant Eurydice des enfers, 1861. Huile sur toile, 112 x 137. Museum of fine arts, Houston
Pour voir une vidéo d'analyse du tableau
Mais Orphée perd sa bien-aimée, Eurydice. Grâce à son chant, il parvient à charmer les êtres infernaux, et obtient du dieu Hadès le droit de ramener Eurydice à la lumière. Ce voyage dans le monde des Enfers est une nouvelle preuve de la supériorité quasi magique du poète... Mais Orphée ne respecte pas la condition posée : ne pas la regarder sur le chemin du retour au monde des vivants. Le voyage, ici quête de l'amour perdu, voit l'échec, douloureux, succéder à l'espoir.
LE MOT "VOYAGE"
Les élèves seront amenés à explorer le site du CNRTL (Centre national des Ressources Textuelles et Littéraires) et à en proposer une synthèse pour rendre compte des sens du mot « voyage ».
Il vient de l’adjectif latin neutre « viaticum », « du voyage » (de « via », la route), qui désigne d’abord l’argent nécessaire au voyage, puis toute ressource qui le facilite, tout soutien apporté au voyageur.
L’analyse du site présente une première définition : le voyage est le « déplacement que l'on fait, généralement sur une longue distance, hors de son domicile habituel. » Toute la question est donc de déterminer les raisons qui poussent au voyage : une nécessité impérieuse – par exemple une migration pour assurer sa survie – ou un choix personnel, désir de découverte, volonté de fuir le quotidien habituel, recherche d’un profit, politique, économique, scientifique, culturel au sens large. Le voyage peut donc impliquer une exploration, réelle, par exemple géographique, avec les réactions face aux découvertes, ou psychologique : le voyage est alors aussi un moyen de se découvrir soi-même, source de sentiments et de réflexions.
LES ENJEUX DE LA SÉQUENCE
Le terme « ailleurs » suggère un voyage. Or, au sens propre, la poésie, dès son origine, s’associe au thème du voyage, puisque l’épopée grecque nous emmène, dans l’Odyssée, à la suite d’Ulysse dans son long périple pour revenir à Ithaque. La poésie décrit alors des lieux fascinants, parfois effrayants.
Mais le voyage, dans l’antiquité, peut prendre aussi la forme d’un exil, comme dans Les Tristes d’Ovide, qui pleure la patrie perdue. Il soutient alors le développement du lyrisme, et, plus précisément du registre élégiaque, pour exprimer la souffrance et la nostalgie.
Le corpus antérieur, organisé autour de poèmes du XVIème au XVIIIème siècle propose ces deux aspects, auxquels s’ajoute un sens métaphorique : le voyage devient une image de la condition humaine, par exemple le parcours de la naissance à la mort.
Pour observer l'étude du même thème sur des poèmes du XVIII° au XVIII° siècle
Mais le mot « ailleurs » peut aussi être pris au sens figuré : il s’agit de partir loin de la réalité connue, dans un « ailleurs » qui peut revêtir des formes multiples. Cela peut être une fuite, une évasion hors du réel, en quête d’un autre monde : celui des rêves, ou des souvenirs, figure du passé ou vision d’un avenir mouvant… ou un monde re-créé, image de l’idéal inaccessible. Mais il peut aussi représenter une plongée en soi-même, pour se chercher « ailleurs »… et, peut-être, se découvrir « autre ».
Enfin, le « voyage » du poète n’est-il pas également, un voyage dans l’écriture, à la recherche d’un autre langage pour traduire le monde, d’une forme autre, plus belle, plus riche, pour éclairer autrement le réel ?
DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES
Ion Theodorescu-Sion, Ovide en exil, 1915. Huile sur carton, 36,5 x 43,5. Coll. privée
Ovide, Les Tristes, 9-12, livre I : élégies II et IV, extraits
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Les raisons de la « relégation » d’Ovide (43 av. J.-C. – 17-18), en 8, sur un simple édit de l’empereur Auguste, restent mystérieuses, car aucun procès, aucun débat, et l’édit l’obligeait au silence, même s’il est probable que son refus des faveurs de l’empereur et les reproches qu’il a pu laisser entendre, peut-être un écrit critique, ont dû jouer un rôle. La « relégation » ne lui ôte ni sa citoyenneté, ni sa fortune, ni la communication avec son épouse et ses amis, ni ses activités d’écrivain. Mais, comme l’indique le titre du recueil, il vit douloureusement son éloignement de Rome, cœur de l’empire, et les réalités rudes de la Dacie, pays alors « barbare ». Cinquante élégies, en distiques, composent les cinq livres des Tristes, représentant parfaitement quelques réalités du voyage et la façon dont il peut être vécu.
Pour lire les extraits d'Ovide
Le cours du voyage
Les descriptions dans les deux textes mettent en valeur les dangers maritimes, avec de multiples images hyperboliques effrayantes : ce sont de « vastes montagnes d’eau », « les vents se déchaînent en tourbillons furieux », dans l’élégie II, et « la tempête » se déchaîne dans l’élégie IV. Dans ces conditions, le vaisseau semble très fragile, « Ses flancs de bois de sapin craquent de toutes parts » et « le pilote éperdu ne sait plus quelle route éviter ou suivre » : « Pâle et frissonnant, le pilote trahit son effroi ». Ce n’est, bien sûr, pas un voyage volontairement accompli, mais contraint et forcé.
La douleur du poète
L’élégie a pour rôle d’exprimer la douleur, la souffrance, la nostalgie, autant de sentiments exprimés ici.
Nous ressentons la nostalgie du poète éloigné de la ville aimée, « Rome », de son épouse, qu’il n’a pas voulu entraîner à sa suite : « Je rends grâces aux dieux de ce que je n'ai pas souffert qu'elle s'embarquât avec moi, de ce que la fatalité n'a pas voulu que je subisse deux fois la mort. Quand je périrais maintenant, puisqu'elle est en sûreté, je me survivrais encore dans la moitié de moi-même. » C’est ce qui explique le souhait qu’il lance, comme pour ne pas voir sa peine encore accrue : « j'aperçois dans le lointain l'Italie qui m'est interdite. Cessez donc, ô vents ! cessez, je vous supplie, de me pousser vers des rivages qu'on m'a rendus inaccessibles ».
Mais encore plus forte est la peur de l’avenir, d’abord pendant ce pénible voyage : « Ainsi donc nous mourons ! plus d'espoir de salut qui ne soit chimérique ! », « la mort est là, sous mes yeux ». D’où la prière à la fin de l’extrait de l’élégie IV : « Sauvez d'une mort affreuse un malheureux épuisé, si toutefois celui qui est déjà anéanti peut être sauvé du néant. »
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Ces deux élégies donnent une image fort négative du voyage, de la peur qu’il provoque. Il n’ouvre ici aucun espoir, mais une nostalgie évidente du pays perdu.
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, 1820, "Adieu"
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Lamartine (1790-1869) se fait connaître comme poète avec Les Méditations poétiques, recueil paru en 1820, né de sa liaison avec Julie Charles, rencontrée en 1816, mais mariée, célébrée sous le nom d’Elvire. Amour perdu… car cette jeune femme, malade, meurt un an après cette rencontre. À cette occasion, le poète vient cacher son chagrin dans la nature, refuge déjà choisi, à Bissy, petite commune proche de Chambéry, chez un ami, en 1815 lors des « Cent jours » du retour de Napoléon Ier. C’est à son retour sur Paris qu’il compose « Adieu », long poème élégiaque en octosyllabes, construit en quatre étapes.
Pour lire le poème
Les vers 1 à 11 annoncent ce départ, « J’ai quitté l’obscure vallée, / Le toit champêtre d’un ami », mais déjà le choix du conditionnel passé, « Sans bruit mes jours auraient coulé », traduit le regret, la nostalgie de ce lieu idyllique.
C’est ce qui explique que le long passage qui suit, des vers 12 à 32, s’attachent à une description du paysage, qui en fait ressortir les beautés et le mode de vie qu’il induit. Elle est scandée par une série de verbes négatifs, au futur, qui mettent en valeur les sensations heureuses auxquelles le voyage de retour amène à renoncer : « Nous n’irons plus », aux vers 12 et 30, « Nous ne verrons plus », « Nous ne goûterons plus », « Nous ne chercherons plus ». Le court passage où le poète interpelle la nature révèle le rôle de confidente qu’il lui accorde : « Vieux pins, l’honneur de ces forêts, / Vous n’entendrez plus nos secrets ; / Sous cette grotte humide et sombre »
Henri Decaisne, Portrait en pied d’Alphonse de Lamartine, 1839. Huile sur toile, 220 x 145. Musée des Ursulines, Mâcon
La partie suivante, des vers 33 à 56, en lançant son « Adieu, vallons, adieu, bocages », rejette dans le passé cet heureux séjour, en réaffirmant, par la métaphore, la nostalgie : « Déjà ma barque fugitive / Au souffle des zéphyrs trompeurs, / S’éloigne à regret de la rive / Que m’offraient des dieux protecteurs. » Cette métaphore, filée, offre au poète l’occasion d’une « méditation », reflet du titre du recueil, sur son passé, douloureuse : « Sur quels écueils, sur quels rivages / N’ai-je déjà pas échoué ? » Aucun espoir ne semble possible : « Le calice amer de la vie […] / Il faut boire jusqu’à la lie ! », s’exclame-t-il.
Cependant, dans la dernière partie du poème, le poète se projette dans l’avenir : « Lorsque mes pas auront franchi / Les deux tiers de notre carrière », « Quand mes cheveux auront blanchi ». C’est alors l’image d’un apaisement qui s’installe : le poète, « sans crainte et sans espérance », par ce nouveau voyage, dans lequel il se compare à un « pilote octogénaire », contemple son existence, « l’étendue / Des mers qu’il sillonna jadis ».
Cette élégie joue donc sur une double image du voyage. Le poète évoque, en effet, d’abord le voyage réel, le bonheur du séjour à Billy, la nostalgie de ces lieux lors de son retour sur Paris, et le désir d’y revenir pour y couler une vieillesse heureuse et sereine. Mais le poème, dans la méditation introduite, donne aussi au voyage un sens métaphorique en comparant la vie même à un voyage, à une « barque » lancée sur les flots. Le lecteur perçoit alors ce « mal du siècle », qui caractérise la mélancolie romantique, sentiment d’un douloureux « destin » auquel nul ne peut échapper. Ainsi, à propos de son recueil Lamartine déclare : « je m'exprimais moi-même pour moi-même. Ce n'était pas un art, c'était un soulagement de mon propre cœur qui se berçait de ses propres sanglots. »
CHARLES BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, 1857, section « Spleen et Idéal », "L'Invitation au voyage"
Pour lire le poème
Le recueil poétique de Baudelaire (1821-1867), publié en 1857, se situe au confluent de trois mouvements littéraires. Du romantisme, il garde le « mal du siècle » et les élans de l’âme vers l’idéal inaccessible, qu’illustre la première section, intitulée « Spleen et Idéal ». À Théophile Gautier, poète et théoricien de « l’Art pour l’Art », auquel il dédie son œuvre, il emprunte le culte de la beauté formelle, « impeccable », telle celle du paysage décrit dans « l’Invitation au voyage ». Enfin il annonce, par ses « correspondances » créatrices d’images, le symbolisme. Ne nous emmène-t-il pas, en même temps que la femme aimée, en voyage dans un « ailleurs » évocateur ?
Baudelaire insiste sur le fait que son recueil a « un commencement et une fin », suit donc un itinéraire que cette première section, « Spleen et Idéal », met en place. Si au centre de la vie même – et de l’œuvre – s’exprime le « spleen », ce profond mal de vivre qui hante Baudelaire, angoisse du temps qui passe, obsession de la mort, quel autre remède que de chercher « l’idéal » ? Il peut être recherché par la création poétique, ou dans l’amour, comme le montrent les poèmes dédiés aux femmes aimées, Jeanne Duval, Madame Sabatier, Marie Daubrun…
Fuir vers un ailleurs, fait d’amour, de sensualité, de paysages somptueux… c’est précisément ce que nous propose cette « Invitation au voyage », poème dédié à Marie Daubrun, la « femme aux yeux verts ». Quelles images du voyage Baudelaire met-il en place dans ce poème et quels sens lui donne-t-il ?
LA PEINTURE DE L’AILLEURS
La formule du vers 3, « Aller là-bas », unit l’éclat de la voyelle ouverte [ a ] et la fluidité de la consonne liquide [ l ] comme pour reproduire le double aspect du décor évoqué qui, tout en suggérant un lieu réel, le métamorphose en le rendant flou.
Un lieu réel : la Hollande
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Plusieurs stéréotypes présents dans le poème nous font penser à la Hollande, avec sa bourgeoisie aisée qui allie luxueuse richesse et tradition rustique, comme celle des « meubles luisants », bien cirés. Cette hypothèse se trouve confirmée par l’évocation des « ciels brouillés » d’un paysage nordique. Baudelaire fait également allusion à la « splendeur orientale », nous rappelant le commerce entre la Hollande et ses colonies lointaines des Indes, avec les « vaisseaux » qui « viennent du bout du monde », et mentionnant les « canaux », tels ceux des grands ports comme Amsterdam et Rotterdam.
Jacob van Ruysdael, Vue de Haarlem, 1665. Huile sur toile, 55,2 x 62,2. Kunsthaus, Zurich
La métamorphose du décor
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La technique picturale
Mais le recours même à une technique picturale transfigure la description : le pluriel, « ces ciels brouillés » relève d’ailleurs du lexique pictural, et nous rappelle les paysages peints par les maîtres flamands, mais aussi l'atmosphère d'un paysage nordique.
De même, pour les intérieurs, autre thème caractéristique de la peinture flamande, Baudelaire retrouve les jeux de lumière propres à ces peintres, en gradation au fil du poème. Le premier douzain luit déjà mais encore avec une dominante de gris, floue. Le deuxième est plus chatoyant, avec des reflets entre les « meubles luisants », les « riches plafonds », qui suggèrent la dorure et l’ornementation, et les « miroirs profonds » qui permettent de réverbérer la lumière pour produire la « splendeur », à prendre ici dans son sens étymologique, c’est-à-dire l’éclat lumineux.
La dernière strophe, à partir du tiret, fait naître brutalement un jaillissement de lumière avec le « couchant » qui devient « d’hyacinthe et d’or », ultime illumination du tableau. Les trois strophes forment ainsi un triptyque, autre forme traditionnelle de la peinture flamande, en composant un paysage unique mais composite.
Emmanuel de Witte, Intérieur au clavecin, 1667. Huile sur toile, 97,5 x 109,7. Rotterdam
Les synesthésies
Cet effet est renforcé par les « synesthésies », ou « correspondances horizontales », pratique chère à Baudelaire qui consiste à associer les sensations. C’est le cas, notamment, dans le deuxième douzain, qui allie les éléments visuels, lumineux, vus précédemment, au toucher, avec les « meubles luisants / Polis par les ans », et à l’odorat, des vers 18 à 20.
La musicalité
Enfin il convient d’associer à cela la musicalité propre à l’art poétique.
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On notera le rythme des douzains, composés de deux sizains aux rimes régulières qui correspondent au choix de l’hétérométrie des vers impairs (deux pentasyllabes et un heptasyllabe), comme pour créer un balancement, peut-être à l’image de l’eau des « canaux » avec son flux et son reflux, interrompus par la pause du refrain à rime suivie, car il s’agit d’une eau paisible, quasi dormante.
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Cette même image est suggérée par les échos sonores des rimes, en fin de vers ou intérieures, telle « ma sœur » et « douceur », rime reprise par « fleurs » et « odeurs » mais aussi par « senteur » et « splendeur ». De même la rime entre « loisir » et « mourir », dans la première strophe, est reprise dans la troisième par « assouvir » et « désir », et l’on notera l’assonance du son [on] aux vers 15 et 16, puis 35 et 36.
Chaque strophe prend, en fait, une tonalité propre à ce qu’elle représente. La consonne [ l ] abonde pour correspondre à l’image liquide des « ciels » et des « larmes » dans la première strophe, tandis que la deuxième comporte davantage de voyelles nasales, plus assourdies comme pour reproduire le confort feutré d’une chambre bien close. En revanche la dernière, qui s’ouvre sur l’éclat du son [ a ], s’atténue peu à peu avec la voyelle [ o ] qui se ferme ou se nasalise, illustrant ainsi l’arrivée du soir.
Cette description de "l'ailleurs" rappelle la conception de « l’Art pour l’Art », prônée par Théophile Gautier, le « poète impeccable », le « parfait magicien » auquel Baudelaire dédie son recueil : en transformant le réel en tableau, il le fixe, l’immobilise, ce qui lui permet de l’inscrire dans l’éternité.
LE SENS SYMBOLIQUE DU VOYAGE
Portrait de Marie Daubrun, 1854
Un voyage amoureux
Le voyage est d’abord un voyage amoureux, comme le prouve l’adresse à la destinatrice, la femme aimée, l’actrice Marie Daubrun, ici identifiable par la mention de ses « yeux » dont on sait qu’ils fascinaient Baudelaire. Le tutoiement traduit la familiarité entre eux, et l’appellation « Mon enfant, ma sœur » supprime toute différence entre elle et le « moi » du poète. Nous pourrions aussi penser à un souvenir du « mythe de l’androgyne », raconté par Alcibiade dans Le Banquet de Platon, qui explique pourquoi l’amour consiste en la recherche du double originel perdu, de ce que les Romantiques, avec la renaissance des conceptions platoniciennes (ou néo-platonisme), nommeront « l’âme-sœur ». ​
L’invitation progresse de strophe en strophe. La première s’ouvre avec l’impératif « songe », mais sur un futur encore irréel. Dans la deuxième, le conditionnel (« décoreraient ») pose plus fermement l’hypothèse : le séjour se rapproche, en se précisant aussi. Dans la dernière, on retrouve l’impératif, mais associé au démonstratif (« Vois sur ces canaux / Dormir ces vaisseaux ») et au présent de l’indicatif : le rêve est alors réalisé, concrétisé.
La femme est, de plus, associée au décor : « Au pays qui te ressemble ». Mais son image repose sur une ambivalence.
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D’une part, elle est méliorative dès le premier vers, qui donne d’elle une vision épurée. De même, la dernière strophe la place au centre d’un univers sur lequel elle semble régner, toute-puissante, telle une déesse à laquelle les « vaisseaux » viendraient rendre hommage.
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D’autre part, elle revêt l’image plus trouble d’une femme séductrice, voire démoniaque avec ses « traîtres yeux » qui peuvent suggérer l’infidélité avec, en plus, des sonorités plus désagréables. Enfin, si la première strophe, à l’image des couleurs, ne met en place qu’un trouble, la deuxième, avec sa brillance, son chatoiement, introduit nettement la sensualité, la « volupté » que mentionne le refrain.
Le poème réunit donc le « pays » et la femme dans une même ambivalence, qui n’est en fait que celle de l’amour tel que le voit très fréquemment Baudelaire.
Un voyage de l'âme vers l'idéal
La création poétique
Le voyage est aussi celui de l’âme du poète, qui atteint, grâce à la création poétique, l’idéal d’harmonie parfaite auquel il aspire. Ici encore Baudelaire se souvient de Platon et de son "allégorie de la Caverne" : le monde terrestre n’est, pour ce philosophe grec, qu’une apparence, un reflet du monde des « Idées » que seul le philosophe peut percevoir. Au XIX° siècle, cette conception « idéaliste » est reprise, notamment par les poètes : chez Baudelaire, ce sont les « correspondances verticales », c’est-à-dire le lien établi entre le monde terrestre (le « pays » et la femme aimée) et le monde céleste, celui des essences, des vérités absolues. Seul le poète « voyant », comme l’a dit Hugo et comme le dira plus tard Rimbaud, peut décrypter le langage du monde terrestre : « Tout y parlerait / À l’âme en secret ».
Il croise cette conception avec un autre mythe platonicien, celui d’"Er le Pamphilien" qui raconte la métempsycose : l’âme, issue du monde céleste, s’incarne dans un corps, mais, même si elle boit auparavant l’eau du Léthé qui doit lui faire oublier son monde originel, elle garde un vague souvenir de cette « vie antérieure » (titre d’un poème des Fleurs du Mal) et de sa patrie initiale. Ainsi le voyage permet à l’âme du poète la réminiscence de sa « douce langue natale », lui redonnant son unité perdue.
L'harmonie de l'âme
Cela justifie le refrain, pause dans le poème par son rythme et sa rime suivie, qui permet d’unir les contraires dans une parfaite harmonie. Sont mentionnés en premier « ordre » et « beauté », qui mettent l’accent sur une esthétique faite d’équilibre, puis, aux deux extrémités du deuxième vers, figurent « luxe », avec le [e] muet prononcé qui amplifie le mot, et « volupté ». Tous deux relèvent du matérialisme, évoquant la sensualité et l’abondance des richesses, mais ils sont séparés par « calme », qui, par l’élision du [e] muet final, se fond avec le terme suivant, tout en formant un écho sonore inversé avec l’adverbe « Là » à l’ouverture du refrain. L'"ailleurs" du voyage résout donc la contradiction inhérente à Baudelaire : « Il y a dans l’homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan » (Mon cœur mis à nu). La première est celle de l’âme vers la spiritualité, vers un idéal céleste, l’autre relève de l’animalité de l’homme, de sa dimension terrestre. Or, le refrain, qui résume les apports du voyage en unissant ces deux « postulations », permet au poète d’atteindre un équilibre intérieur.
Vers la mort
Enfin, "l'ailleurs" évoqué comme but du voyage s’associe à la mort. Cela apparaît dès le premier douzain, avec l’anaphore qui relie les vers 4 et 5 : « Aimer à loisir / Aimer et mourir ». Au fil du poème s’opère un glissement progressif vers la mort, mais sans la moindre notion d’effroi puisque l’amour, suggéré dans le deuxième douzain, permet un retour à la patrie « natale » perdue.
Le bercement, né du rythme du poème, conduit à l’immobilité de la dernière strophe : même si les « vaisseaux » ont « l’humeur vagabonde », l’image les représente en train de « dormir », et, à leur suite « le monde s’endort ». Cette vision finale est soutenue par la synesthésie de « chaude lumière » et figure un sommeil apaisé, tel celui de la mort qui apporterait au poète le remède au « spleen ».
Hendrik Willem Mesdag, Coucher de soleil, 1894. Huile sur toile, 50 x 60. Collection privée
CONCLUSION
« L’invitation au voyage » n’est pas véritablement un départ, mais plutôt l’image d’une stabilité enfin trouvée dans une triple harmonie entre le décor, extérieur et intérieur, l’amour et la sensualité qu’il implique, enfin l’âme du poète. Par le rêve de voyage se produit une sorte de va-et-vient entre l’expansion vers l’infini et le resserrement sur soi qui permet au poète de trouver sa vérité profonde.
Le « voyage » est aussi celui qui se réalise par la création poétique. À travers les mots, leur agencement rythmique, leurs sonorités, les images qui se créent, le poète se fait « alchimiste », afin de créer une Beauté parfaite. C’est en cela que Baudelaire est un précurseur du symbolisme. Mallarmé, le maître de ce courant littéraire, déclarait : « Je dis « fleur » et je vois se lever l’Absente de tout bouquet ». De même Baudelaire « dit » ce « pays », et il fait naître le monde idéal qui lui apporterait la plénitude de l’âme.
AUTOUR DE BAUDELAIRE
Pour lire le poème en prose
Charles BAUDELAIRE, Petits Poèmes en prose, 1869, XVIII, "L'Invitation au voyage"
Petits Poèmes en prose, recueil publié à titre posthume en 1869, regroupe cinquante poèmes, composés entre 1857 et 1864, dont la plupart a paru dans des journaux ou revues littéraires. Le titre initial envisagé par Baudelaire, « Le Spleen de Paris », fait clairement écho aux deux premières sections des Fleurs du Mal, « Spleen et Idéal » et « Tableaux parisiens ». C’est particulièrement le cas quand, comme ici, le poème en prose reprend, sous le même titre « L’Invitation au voyage », celui en vers. Il est donc intéressant d’observer les ressemblances et différences, avant de s’interroger sur les caractéristiques du poème en prose.
Les échos entre les deux poèmes
Il est possible de reconnaître dans ce poème le même pays, la Hollande, « noyé dans les brumes de notre Nord », avec aussi les allusions au commerce maritime avec les appellations : « l’Orient de notre Occident, la Chine de l’Europe ». Le cinquième paragraphe, qui développe la description des intérieurs, offre le même rappel de la peinture flamande, notamment la « symphonie muette » des jeux de lumière, et nous y retrouvons les synesthésies chères au poète qui associe les sensations visuelles, tactiles et olfactives.
Le dernier élément qui suggère la réalité hollandaise vient des précisions apportées à ce que le poème originel se contente de nommer « les plus rares fleurs » : « Moi, j’ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu ! Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? » Cette mention de la tulipe, dont la culture s’est intensifiée en Hollande au XVII° siècle, renvoie au sujet du roman d’Alexandre Dumas père, La Tulipe noire (1850), dans lequel la société tulipière de Haarlem propose de récompenser par un prix le créateur de cette fleur.
Le deuxième écho relève de ce que représente ce décor, reprise des termes du refrain « ordre et beauté / Luxe, calme et volupté » : « où tout est beau, riche, tranquille, honnête ; où le luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre ; où la vie est grasse et douce à respirer ; d’où le désordre, la turbulence et l’imprévu sont exclus dans « ce beau pays si calme et si rêveur ».
Jan Frans van Dael, Bouquer de fleurs et fruits, 1812. Huile sur toile, 65,5 x 48. Collection privée
Enfin, Baudelaire y souligne de la même façon la ressemblance entre la femme aimée et ce pays, dont il a brossé « ce tableau qui te ressemble », correspondance qu’il souligne : « Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c’est toi. C’est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. »
Les différences
Certes, « l’invitation » est à nouveau formulée, mais elle est moins directe, notamment dans l’ouverture du poème où figure seulement une affirmation, « un pays […] que je rêve de visiter avec une vieille amie », qui n’est qualifiée de « femme aimée » et de sœur d’élection » qu’à la ligne 17. C’est dans le deuxième paragraphe qu’est interpellée la destinatrice, vouvoyée, « tout vous ressemble, mon cher ange », avant de passer au tutoiement dans le paragraphe suivant en accordant le même double objectif à ce voyage : « une contrée qui te ressemble […]. C’est là qu’il faut aller vivre, c’est là qu’il faut aller mourir ! »
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Mais la principale différence est la présentation de ce voyage. Dans Les Fleurs du Mal, l’invitation progresse de strophe en strophe, jusqu’à donner l’impression, par l’impératif « Vois », que le voyage s’est concrétisé. Ici, en revanche, malgré la description au présent du décor, tout reste à l’état de rêve d’un « pays de Cocagne », qualificatif qui le pose d’emblée comme mythique, dès la première ligne, ce que confirme la fin du texte précise : « Des rêves ! toujours des rêves ! et plus l’âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves l’éloignent du possible. Chaque homme porte en lui sa dose d’opium naturel, incessamment sécrétée et renouvelée ». C’est donc d’abord à son propre « spleen », à son profond mal de vivre, que le voyage se propose de répondre : « Tu connais cette maladie fiévreuse qui s’empare de nous dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu’on ignore, cette angoisse de la curiosité ? » Ainsi, le poète s’adresse finalement moins à la femme aimée, qu’à lui-même, pour exprimer le fait que, si elle est la source de ses rêves, « Ces énormes navires qu’ils charrient, […], ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l’Infini », leur fonction première est la création poétique qu’ils permettent : « Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art l’est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue. »
Pour conclure
Le choix du poème en prose, tout en permettant le jaillissement des images et l’expression du rêve, permet au poète d’enrichir la part de la description, de mieux cerner les contours de l’« analogie » entre ce pays et la femme aimée, et de donner plus de place encore à l’expression du « spleen », angoisse de « l’ailleurs » impossible : « Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu’a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble ? »
Le poème en prose : définition et caractéristiques
Dès le XVIII° siècle, par exemple dans Les Rêveries du Promeneur solitaire (1782) de Rousseau, la prose s’est chargée d’une force poétique, par le rythme donné à la phrase, la musicalité mais aussi la multiplication des images. En ce même siècle, la poésie, en se mettant au service de la philosophie des Lumières, comme chez Voltaire dans Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), se rapproche, elle, de la prose. Ainsi s'impose progressivement l’idée que la versification ne suffit pas à définir la poésie, et se crée le poème en prose, sous l’impulsion d’Aloysius et de ses textes, regroupés à titre posthume en 1842 dans Gaspard de la nuit.
C’est cette volonté de renouveler la poésie qu’exprime Baudelaire dans une lettre adressée en 1861 au directeur du journal La Presse : « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? »
L’observation de « L’invitation au voyage » permet de poser quelques caractéristiques du poème en prose.
La structure du poème
La construction de ce texte, qui reste bref et clos sur lui-même, remplace la strophe par de courts paragraphes rythmés par des anaphores, des répétitions, telles « un pays de Cocagne » repris par « un vrai pays de Cocagne », « tout est beau, riche, tranquille, honnête ». Chaque paragraphe a son unité : ainsi le troisième, « Oui, c’est là qu’il faut aller respirer, rêver et allonger les heures par l’infini des sensations », est prolongé par le suivant : « Oui, c’est dans cette atmosphère qu’il ferait bon vivre », lui-même développé dans la description du cinquième.
L'élaboration du rythme
Au sein de chaque paragraphe, le poète effectue un travail sur le rythme, à la fois en jouant notamment sur les énumérations et en modulant la syntaxe, par exemple par la gradation des subordonnées : « Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c’est toi. C’est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes navires qu’ils charrient, tout chargés de richesses, et d’où montent les chants monotones de la manœuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. »
Les images
Enfin, pour donner une forme poétique à la vision du monde proposé, le poète multiplie les images. Nous reconnaissons dans « L’Invitation au voyage » en prose le rôle que Baudelaire accorde aux correspondances, dans le poème versifié, d’abord verticales, entre la réalité terrestre et l’idéal (« tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme ») et horizontales, les synesthésies, échos entre les sensations. Celles-ci sont tout particulièrement mises en œuvre à la fois par les adjectifs évocateurs, les comparaisons et les métaphores : « Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l’orfèvrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse ; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s’échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l’âme de l’appartement. »
La musicalité
Ajoutons-y la dernière composante de la poésie, la musicalité que lui offre l’élaboration des sonorités, les allitérations, comme celle en [ v ] dans « je rêve de visiter avec une vieille amie », la combinaison des liquides [ l ] et [ R ], et les assonances, comme le contraste entre l’ampleur et l’éclat du [ a ] ouvert et l’aigu du [ i ] : « Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ? »
Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du Mal, 1857, section « La Mort », "Le Voyage" : parties I, VII (extrait) et VIII
Malgré la place prise par le thème du « voyage », par la mer aussi, dans sa poésie, Baudelaire a d’abord été un parisien. Son seul grand voyage lui a été imposé, en juin 1841, par son beau-père, le général Aupick, dans l’espoir de mettre fin à la vie, jugée scandaleuse, qu’il mène. De graves avaries obligent le navire, parti pour les Indes, à faire escale dans une des îles Mascareignes, d’abord l’actuelle île Maurice, où il effectue un court séjour avant de repartir vers La Réunion, nouvelle escale d’un mois et demi. Mais il renonce à poursuivre ce voyage et rembarque pour la France.
Pour lire les extraits
Première partie
Le poème suit la chronologie, puisqu’il s’ouvre sur le désir du voyage : « Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, / L’univers est égal à son vaste appétit ».
C’est ce désir qui amène l’élan du départ, que vont illustrer les quatrains suivants. Ils en développent les causes, aussi diverses que le rejet politique et social, « fuir une patrie infâme », la famille (« l’horreur de leurs berceaux »), ou la dangereuse séduction de « [l]a Circé tyrannique aux dangereux parfums ». Autant de refus de tout matérialisme, résumés par l’image : « Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent / D'espace et de lumière et de cieux embrasés ».
Mais Baudelaire réserve deux quatrains à ceux qu’il nomme « les vrais voyageurs », « ceux-là seuls qui partent / Pour partir ». Le rejet insiste sur le rôle du départ en lui-même, c’est-à-dire la force de cet « ailleurs » recherché, expressions de leurs rêves indéfinis « [d]e vastes voluptés, changeantes, inconnues, / Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom ! »
Cependant, le chiasme des vers 3 et 4, en soulignant l’antithèse, annonce déjà l’échec : « Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes ! / Aux yeux du souvenir que le monde est petit ! » L’écart entre la finitude de l’univers et l’ampleur des rêves condamne, par avance, le voyage : « Berçant notre infini sur le fini des mers ».
Ce n’est qu’à la fin de sa vie, en 1864, que Baudelaire quitte à nouveau son Paris tant aimé pour la Belgique : couvert de dettes, il espère les combler grâce à une série de conférences sur l’art, et s’installe à Bruxelles. Mais les poèmes alors composés révèlent une ironie féroce contre ce pays, qu’il juge sclérosé par les valeurs bourgeoises. C’est au cours de ce voyage qu’il connaît ses premiers troubles cérébraux, qui entraînent aphasie, puis hémiplégie. Il est rapatrié, en juillet 1666, sur Paris où il meurt à la fin du mois d’août 1867.
Les voyages évoqués dans l’œuvre relèvent donc, chez Baudelaire, beaucoup plus du rêve que de la réalité. Ils traduisent l’obsession du « spleen » auquel le départ vers un « ailleurs » serait un moyen d’échapper. Mais ce dernier poème des Fleurs du Mal, qui conclut l’itinéraire dans la section « La Mort », révèle davantage l’échec des voyages pour laisser place au seul voyage encore non réalisé, celui vers l’au-delà, offert par la mort.
L’extrait de la septième partie
C’est cet échec, inscrit dans la nature même des hommes, notamment dans leur condition mortelle qui les soumet à « l’ennemi vigilant et funeste, / Le Temps ! », que confirme l’extrait de la septième partie : « Le monde, monotone et petit, aujourd'hui, / Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image / Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui ! » D’où la question, qui reste sans réponse : « « Faut-il partir ? rester ? »
Huitième partie
Le dernier quatrain souligne, par la violence des exclamations et des impératifs, le désir de l’ultime voyage, en écho au titre de la section, celui qu’apportera la mort : « Ô mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre ! / Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! » Ce n’est plus tant le lieu de « l’ailleurs » qui importe que le fait d’échapper à la torture du spleen, « tant ce feu nous brûle le cerveau », de dépasser la finitude de l’homme : « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ? / Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau ! »
STÉPHANE MALLARMÉ, Poésies, 1887, "Brise marine"
Pour lire le poème
Stéphane Mallarmé, très jeune passionné de littérature, explique lui-même comment, après la lecture des Fleurs du Mal, il reconnaît dans le « spleen » baudelairien le mal intime qui le ronge aussi, c’est-à-dire l’insupportable contradiction entre les contraintes de la réalité médiocre et les aspirations à un idéal inaccessible.
Mais ce poème, composé en 1865, inaugure déjà le courant symboliste, dont Moréas fait paraître le « Manifeste » en 1886 dans Le Figaro et dont Mallarmé, avec ses « mardis » littéraires, devient le chef de file.
Le titre, « Brise marine », à travers l’image du vent qui souffle, suggère l’élan d’un départ en bateau, à l’aventure. Comment Mallarmé illustre-t-il ce désir d’ailleurs » ?
LES RAISONS DU VOYAGE
Édouard Manet, Portrait de Stéphane Mallarmé, 1876. Huile sur toile, 270 x 360. Musée d’Orsay, Paris
La répétition de l’infinitif exclamatif « fuir » traduit la violence du rejet d’une réalité qui se résume par un mot essentiel, mis en relief par la majuscule : l’« Ennui ». Héritier du « mal du siècle » propre au romantisme, qui n’a fait que s’accentuer au cours du siècle, notamment en raisons des troubles et des échecs politiques, cet « Ennui, désolé par les cruels espoirs », naît de l’impression d’avoir tout vu, tout fait, tout usé.
La finitude de l'amour
Le poème s’ouvre sur une exclamation à laquelle l’interjection donne une tonalité tragique : « La chair est triste, hélas ! » Les plaisirs physiques ne suffisent donc pas à sortir l’homme de cet « Ennui » existentiel. Pourtant, Mallarmé évoque « la jeune femme allaitant son enfant », sa fille né en 1863, image touchante, mais détruite par avance par la négation « ni ». Que ce soit par sa dimension physique ou sentimentale, l’amour ne comble pas ce vide intérieur. Mallarmé refuse tout bonheur intime, tout confort matériel et affectif.
Les limites de la vie intellectuelle
Le premier vers unit étroitement le corps et l’esprit, par son second hémistiche, « et j’ai lu tous les livres ». Mallarmé exprime ainsi le sentiment de ne plus rien avoir à apprendre, à découvrir, mais aussi de ne plus rien trouver de neuf dans un livre, comme si la pensée humaine s’était usé au fil des siècles et ne pouvait plus que se répéter. L’hypallage du vers 6, « la clarté déserte de ma lampe », montre le poète au travail, seul la nuit, travail rendu plus douloureux encore par cette « angoisse de la page blanche » qu’il a souvent expliqué : peur de manquer d’inspiration, mais aussi peur qu’une inspiration trop banale, médiocre, vienne salir « le vide papier que la blancheur défend ». La « blancheur » de la page vient, en quelque sorte, défier le poète, qui ne parvient pas à réaliser son idéal poétique, une poésie qui aille au-delà de l’apparence, qui touche à l’indicible, à l’ineffable. Mais, avec la négation « ni » et l’adjectif antéposé, « le vide papier », ce combat semble par avance promis à l’échec.
La nature niée
Pendant les premières années du romantisme, la nature a offert un refuge, a représenté une confidente, propre à soulager le mal du poète. Mais on est bien loin de cette image ici, puisque Mallarmé en fait un lieu clos, lui aussi encadré de limites, fait par l’homme, à son image : « les vieux jardins reflétés par les yeux ». Cette formulation ajoute l’idée d’une usure : l’homme a tellement vu ces jardins qu’il les connaît par cœur.
La structure même du poème soutient ce rejet, avec la négation « Rien », lancée en tête du vers 4, suivi d’une brutale rupture syntaxique, qui crée une anacoluthe, puisque l’accord verbal « retiendra » ne respecte plus, de ce fait, la règle d’accord, tandis que l’anaphore de la négation « ni », avec la redondance du vers 8 « et ni », amplifie encore l’image d’un néant existentiel.
L’ASPIRATION AU VOYAGE
L'affirmation du désir
Le désir est nettement marqué par les deux infinitifs qui ouvrent le poème, renforcés par l’exclamation : ils sonnent comme un ordre que le poète se lance à lui-même. Après la série de négations, comme si le poète se libérait ainsi de toutes ses chaînes, vient, tel un cri, l’exclamation en tête du vers 9, « Je partirai ! », dont le futur fait une certitude. Enfin, deux exhortations confirment cette aspiration. Si la première est plus distante, donnée au bateau, mais déjà amplifiée par la prononciation du [É™] devant une consonne, « Steamer balançant ta mâture / Lève l’ancre », la seconde s’adresse directement à lui-même : « Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots ! » Tout se passe comme si, en une sorte de dédoublement intérieur, le poète tentait d’achever de se convaincre, de lever ses derniers doutes.
Vers quel "ailleurs" ?
Au début du poème, cet « ailleurs », uniquement désigné par « là-bas », reste bien vague, un au-delà des mers suggéré par la mention de « l’écume inconnue » puis du « steamer ». Plus loin, l’objectif est désigné comme « une exotique nature », adjectif amplifié par prononciation du [É™] devant une consonne, précisée par les « fertiles îlots ». Nous retrouvons dans ces images le goût des romantiques pour l’exotisme, présent aussi chez Baudelaire.
Mais, en fait, l’important n’est pas tant le lieu d’arrivée que le voyage en lui-même, avec le départ, « l’adieu suprême des mouchoirs », et la route maritime. Par opposition à la terre, où le poète se sent enfermé, enchaîné, les images ouvrent un infini de liberté : « les oiseaux sont ivres / D’être parmi l’écume inconnue et les cieux ». La coupe du vers 3, déplacée sur le hiatus, « inconnue et… », masqué, pour l’œil, par le [É™], et les jeux sonores restituent ce sentiment de liberté. Comme aux oiseaux, la mer apporte au poète, à « ce cœur qui dans la mer se trempe », une force nouvelle, un perpétuel renouvellement. Mallarmé joue sur le double sens du verbe « trempe », à la fois la plongée dans les flots, mais aussi la façon dont un bain liquide peut durcir, renforcer, par exemple l’acier d’une épée. Qu’il s’agisse de la « mer » ou des « cieux », dans les deux cas, l’espace semble infini, vastes horizons sans limites, mais aussi immenses profondeurs.
Du doute à la certitude
La première image du bateau, « Steamer balançant ta mâture », le représente sur le point de partir, déjà animé, doucement bercé par la mer et la « brise ». Mais il a besoin de l’ordre qui suit « Lève l’ancre », pour partir.
Sur la route, les dangers se multiplient. Le pluriel , « les mâts », en brisant l’unité initiale, « la mâture », les rend plus fragiles, et les menaces s’accumulent, en gradation : « « invitant les orages », « ceux qu’un vent penche sur les naufrages », jusqu’à la rupture brutale du vers : « Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots …» La répétition, et l’insistance sur les négations accentuent les doutes sur un voyage qui ne mène nulle part, n’aboutit à rien, idée figurée par les points de suspension qui évoquent la longue errance d’un navire fantôme.
Mais le poète ne renonce pas pour autant à son aspiration, il « [c]roit encore à l’adieu suprême des mouchoirs », et la perspective du naufrage est atténuée par l’adverbe « peut-être ». Enfin, l’interpellation exclamative du dernier vers, introduit par la conjonction d’opposition, redonne toute sa force au désir de voyage : « Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots ! » Tel le chant des sirènes de l’Odyssée, tentation irrésistible pour les marins, entendre le « chant des matelots » doit suffire à ôter tous les doutes du poète.
CONCLUSION
Ce poème s’inscrit dans la lignée du « spleen » baudelairien. Nous y retrouvons à la fois le même rejet du présent, de la réalité environnante, le même rejet de soi, de l’« Ennui » inhérent à l’homme, limité par sa condition, et, en réponse, le même élan vers un « ailleurs ». Cependant, pour Mallarmé, ce n’est pas vraiment cet « ailleurs » qui compte, mais la seule mise en mouvement, l’élan du départ, cette affirmation de liberté qui ouvre tous les possibles au-delà des obstacles.
Mais ce « voyage » prend aussi un autre sens, symbolique, c’est celui que le poète effectue pour créer. Cet élan vers un « ailleurs » n’est-il pas, en réalité, le désir de trouver une poésie autre, plus vaste, totalement libre, à laquelle la « blancheur » du papier semble faire obstacle, en imposant ses limites, en menaçant l’inspiration d’un « naufrage » ? C’est cette liberté que Mallarmé semble enfin atteindre dans son poème Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, paru en 1914, où la liberté typographique soutient l’écriture symboliste.
Pour lire Un coup de dé jamais n'abolira le hasard
LA PEINTURE SYMBOLISTE
Le terme « symbolisme » tire son étymologie du grec « symbolon ». C’était un tesson de poterie brisé en deux morceaux, remis à deux personnes, dont le rapprochement doit permettre une reconnaissance ultérieure, par exemple pour honorer un contrat, une dette, ou pour maintenir un lien d’’hospitalité ou d’amitié entre deux familles. Il est ensuite entré dans la philosophie, dans le pythagorisme, pour désigner un enseignement sous une forme énigmatique, dont l’apparence cachait un sens plus profond.
La naissance du symbolisme au XIX° siècle
Les Romantiques, dans la première moitié du siècle, en redécouvrant le Moyen Âge, redécouvrent aussi le néo-platonisme : ils reprennent, parfois en les simplifiant, les conceptions de Platon, notamment celles exprimées à travers l’allégorie de la Caverne, qui fait du monde sensible l’image, imparfaite et affaibli, du monde idéal des essences. C’est ce qui explique aussi leur goût pour le merveilleux, le fantastique, le secret et le mystère.
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Mais, en lien avec l’essor scientifique et économique du XIXème siècle, le romantisme, qui cherche à dépasser la dimension terrestre pour s’élever vers l’absolu, est contredit par la volonté de revenir à une représentation rationnelle du monde, que traduisent les courants réaliste, puis naturaliste, et, dans la poésie, le Parnasse. Il s’agit alors de restituer la réalité avec le plus de fidélité et d’exactitude possible. Mais la science ne peut répondre aux questions sur le sens de la vie, ni satisfaire la part spirituelle de l’homme, et la religion a perdu sa puissance.
C’est sans doute ce besoin de retrouver une transcendance, de replonger dans l’univers invisible qui explique la nouvelle rupture qui intervient dans le dernier tiers du siècle, peut-être sous l’influence des Préraphaélites, groupe créé en 1848 en Angleterre, entre autres par John Everett Millais et William Holman Hunt. Ils prônent le refus du réalisme historique, trop académique, pour retrouver des sujets propres à idéaliser l’image de l’homme, empruntés notamment à l’art des grands maîtres de la Renaissance. Leur présence à l’Exposition universelle de 1855 trouve un important écho chez les artistes, alors en quête d’un art nouveau. Ce sera le symbolisme.
Les caractéristiques du symbolisme
Le symbolisme lance son « Manifeste » le 18 septembre 1886 dans Le Figaro, sous la plume de Jean Moréas. Dans un article sur Paul Gauguin, paru dans Le Mercure de France en 1891, le critique Georges-Albert Aurier en apporte une définition intéressante : « « L’œuvre d’art devra être : premièrement idéiste, puisque son idéal unique sera l’expression de l’idée; deuxièmement symboliste, puisqu’elle exprimera cette idée en formes ; troisièmement synthétique, puisqu’elle écrira ses formes, ses signes selon un mode de compréhension général ; quatrièmement subjective, puisque l’objet n’y sera jamais considéré en tant qu’objet, mais en tant que signe perçu par le sujet ; cinquièmement l’œuvre d’art devra être (c’est une conséquence) décorative. »
Être « idéiste », c’est réaliser ce qu’explique Mallarmé dans « l’Avant- dire » qui préface Le Traité du Verbe de René Ghil : « Je dis : une fleur ! et hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. » Il est donc nécessaire, dans la littérature, en se servant toutes les ressources musicales et poétiques de la langue, comme dans la peinture, de trouver les « formes » sensibles qui permettront, par des jeux d’analogies, de faire percevoir l'invisible aux yeux. Le peintre, lui, s’attache à combiner la précision du trait à des effets de flou et à des formes vacillantes, avec un travail particulier sur les couleurs.
Toute la difficulté est alors d’articuler les dimensions « subjective », puisque le créateur décide de sa représentation, et objective, pour permettre la « compréhension générale ». Sur ce point d’ailleurs, de nombreux reproches ont été adressés aux symbolistes, souvent jugés obscurs quand ils veulent déchiffrer les mystères du monde et stimuler l’imaginaire.
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C’est ce qui explique les thèmes privilégiés par les peintres symbolistes, tous porteurs d’un mystère indicible : la mort, la femme, la sensualité, le rêve, la religion, les mythes antiques ou les légendes du folklore. Chacun de ces thèmes s’inscrit souvent dans un décor fantastique, en mettant l’accent sur la dimension sacrée, le rêve, l’ésotérisme. Il s’agit de montrer tout se qui se cache sous l’apparence.
Gustave MOREAU (1826-1898)
Gustave Moreau, qui marque la première génération de peintres symbolistes, s’inspire du mythe grec d’Orphée, plus précisément du mystère qui entoure sa mort. Les Ménades (ou Bacchantes, prêtresses de Dionysos) ayant été rejeté par Orphée, qui pleure la perte définitive d’Eurydice, démembrent son corps et jettent sa tête dans le fleuve Évros, où elle continue à chanter le nom d’Eurydice.
Moreau prolonge ici le mythe, en représentant une « jeune fille thrace », qui semble bercer la tête du poète, bien éloignée de l’image de l’ivresse des ménades en folie. Outre l’intérêt du personnage d’Orphée, inspiré par Apollon et les Muses, dont les pouvoirs particuliers lui permettent de pénétrer aux Enfers pour reprendre son épouse, il est aussi considéré comme le fondateur légendaire des Mystères d’Éleusis, pratiques religieuses et mystiques.
Pour voir un diaporama d'analyse
Gustave Moreau, Orphée ou Jeune fille thrace portant la tête d’Orphée, 1865. Huile sur bois, 99,5 x 155. Musée d’Orsay, Paris
Odilon Redon (1840-1916)
Les premières œuvres d’Odilon Redon, inscrites dans la seconde génération de symbolistes, sort des lithographies qui présentent l’originalité de jouer sur tous les tons de noir. Ses « noirs », comme il les nomme, révèlent l’exploration d’un inconscient ténébreux, ce qu’indique le titre de son premier album Dans le Rêve, publié en 1879.
La dernière décennie du siècle marque son évolution : recourant au pastel et à l’huile, il passe à la couleur. Mais ses objectifs restent identiques : « Mes dessins inspirent et ne doivent pas être définis. Il faut se placer, tout comme pour la musique, dans le domaine ambigu de l'indéterminé ». Il faut mettre « la logique du visible au service de l’invisible », précise-t-il, et c’est ce qu’exprime le titre de cette œuvre, qui associe « le visible », la barque sur les flots, et « l’invisible » : l’adjectif « mystique » renvoie à une croyance surnaturelle, à un au-delà du rationnel, au sacré.
Pour voir un diaporama d'analyse
AUTOUR DE RIMBAUD
Arthur RIMBAUD, Illuminations, 1873-1875, « Départ »
Dans sa brièveté, avec ses phrases non verbales et sa syntaxe brisée, ce poème rejoint le sentiment exprimé par Mallarmé. L’anaphore de l’adverbe « Assez » et l’assonance vocalique qui met en parallèle les participes passés, « vu », « eu », et « connu », traduisent, en effet, la même lassitude devant une vie qui semble usée, n’offrant plus aucune perspective de découverte.
Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. – Ô Rumeurs et Visions !
Départ dans l’affection et le bruit neufs !
Les trois premiers versets marquent les rejets.
Le poète a épuisé la richesse de « la vision » : « rencontrée à tous les airs », elle s’est donc banalisée, ne permettant plus alors le jaillissement poétique des images.
De même, les errances, que ce soit dans les « [r]umeurs des villes » ou dans la nature, « le soir, et au soleil » – Pensons aux poèmes des Cahiers de Douai, tels « Ma Bohème » ou « Sensation » – n’enrichissent plus l’inspiration, visuelle ou musicale.
Comment comprendre ces « arrêts de la vie » ? Des temps où le jeune poète s’est stabilisé, peut-être à l’occasion de sa relation avec Verlaine ?
Le tiret introduit une rupture brutale, avec l’élan lyrique de l’exclamation, qui relance la quête poétique, reprise en chiasme et soulignée par les majuscules : « Ô Rumeurs et Visions ! » Le dernier vers sonne comme une exhortation que Rimbaud s’adresse à lui-même, en mettant, comme Mallarmé, l’accent, non pas sur le voyage mais sur le « [d]épart », sans préciser le but de ce voyage. En revanche, les conditions du « départ » sont mises en valeur par la formule « dans l’affection et le bruit neuf », comme si le simple fait de partir entraînait la promesse d’un autre monde, d’un « bruit neuf », encore inconnu.
Arthur RIMBAUD, Le Bateau ivre, 1871
La lecture personnelle de cette œuvre, composée en 1871 et intégrée dans le recueil de jeunesse de Rimbaud, Poésies, vise à faire observer sa dimension symboliste.
- Les élèves sont donc invités à observer, dans un premier temps, le glissement qui s’opère du « bateau » au poète lui-même, en faisant apparaître, par une recherche biographique, la façon dont il reproduit les élans de son adolescence.
- Dans un second temps, ils auront à établir le lien entre ce texte et le titre de la séquence, « Voyager vers un ailleurs », en observant la représentation à la fois du voyage lui-même et de cet « ailleurs ».
- Enfin, ils s’interrogeront sur la relation entre les sentiments exprimés par Rimbaud et ceux analysés dans les poèmes étudiés antérieurement, « Le Voyage » de Baudelaire et « Brise marine » de Mallarmé.
Pour lire l'œuvre
Marjolaine Fillon, illustration pour Le Bateau ivre de Rimbaud, : site http://marjolainefillon.blogspot.com/2013/05/le-bateau-ivre.html
Quelques pistes pour l'analyse
Pour une conclusion personnelle, l'élève choisira un quatrain, et justifiera ce choix en proposant une analyse précise, fondée sur les procédés de versification mis en œuvre.
JOSÉ-MARIA DE HÉRÉDIA, Les Trophées, 1893, "Les Conquérants"
Pour lire le sonnet
Le titre du recueil de José-Maria de Hérédia, publié en 1893, Les Trophées, évoque l’image de ces généraux victorieux de l’Antiquité qui, à l’issue de leurs victoires, rapportaient un riche butin. Or c’est bien ce rêve de richesse qui anime les « Conquérants » du XV° siècle, partis à la découverte de nouvelles terres.
Mais n’est-ce pas aussi le rêve du poète qui, de sa lutte avec le langage, gagne son « trophée », le poème parfait ? Car tel était bien l’idéal des poètes parnassiens, courant auquel se rattache Hérédia, à la suite de Théophile Gautier, théoricien de « l’Art pour l’Art » : le primat de la beauté, la recherche de la forme parfaite en dehors de toute expression du « moi », de tout engagement politique ou social.
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Dans son sonnet, Hérédia, dont un des ancêtres avait été le compagnon de Cortés, conquérant de l’empire aztèque, rappelle le premier voyage de Christophe Colomb, d’août 1492 à mars 1493, parti pour « Cipango », le Japon, mais qui arriva, en fait, à l’île d’Haïti.
Comment le poète transforme-t-il ce voyage historique en une vision féerique ?
LA MÉTAMORPHOSE DES HOMMES
La réalité historique
C’est à l’histoire qu’Hérédia emprunte l’image initiale des conquérants dans le premier quatrain. Leur violence ressort dès la lecture grâce aux jeux vocaliques, l’écho du [ o ], l’éclat du [ a ] à la rime ou à l’initiale du vers, et au martèlement brutal des consonnes, avec le [ t ] en appui à la rime et les gutturales [g ] et [ k ] associées au [ R ] sonore. Cette violence parcourt l’ensemble de la strophe, d’abord marquée par la comparaison, « Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal », qui assimile ces hommes à des oiseaux de proie avides de sang. Rattachés ainsi au contexte médiéval, tout comme par le terme « routiers », ils sont ainsi présentés comme des hommes sans scrupules.
Conquistadores et porteurs indigènes. Codex Azcatitlan
La structure du quatrain met aussi en valeur leur nombre et leur force, avec un sujet, « routiers et capitaines », qui n’apparaît qu’au vers 3, sans articles comme pour renforcer l’impression de masse déjà créée par le « vol » du premier vers. Le rejet du verbe « Partaient » reproduit l’élan du départ. Enfin, une double caractérisation encadre ce sujet, en opposant le passé au futur.
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D’une part, « Fatigués de porter leurs misères hautaines » rappelle la réalité historique d’une Espagne où la noblesse, ruinée, n’a plus que son orgueil, les restes de sa gloire à présent déchue.
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D’autre part, le poème leur ouvre le chemin de la gloire, mais là encore imprégnée d’une violence née de l’association des deux adjectifs et des sonorités rudes : « ivres d’un rêve héroïque et brutal ».
Ainsi Hérédia montre ces « conquérants » dans leur vérité historique : des aventuriers grossiers, poussés par l’appât du gain, et qu’aucun scrupule ne semble pouvoir arrêter.
La transformation des conquérants
Mais le sonnet les métamorphose progressivement.
D’abord le rythme se ralentit au fil des strophes. Déjà dans le second quatrain la périphrase verbale à l’imparfait, « ils allaient conquérir », allonge le vers comme pour illustrer la durée du voyage. Puis le premier tercet enlève au mouvement la violence que lui avait donnée le verbe « Partaient » : « penchés à l’avant » paraît plutôt accompagner le mouvement souple et glissant des bateaux qui « inclinaient leurs antennes », glissement d’ailleurs suggéré par l’allitération qui combine le [ s ] et le [ z ]. Le dernier tercet finit par les immobiliser : « Ils regardaient monter ». Ce ne sont plus alors eux qui bougent, mais l’univers autour d’eux : ils se figent dans la contemplation d’un nouveau monde qui les dépasse.
Parallèlement, leur objectif a évolué. Le premier quatrain, en mentionnant « leurs misères », posait nettement l’appât du gain comme motif essentiel.
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Or, le second quatrain, par la périphrase, donne une autre dimension, à la richesse dont ils rêvent : « le fabuleux métal / Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines ». Les sonorités elles-mêmes, avec le jeu du [ l ] et du [ m ] et les voyelles nasales, reproduisent cet adoucissement, à l’image de la valeur légendaire de leur rêve.
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Cette transformation se confirme dans les tercets. La brutalité signalée au vers 4 s’efface au vers 9, dans « espérant des lendemains épiques », au profit d’une image de gloire qui, en raison de l’anacoluthe posant en sujet « l’azur », ne paraît plus venir d’eux-mêmes, mais naître de l’immensité qui les entoure. Mais c’est encore plus net au vers 11 où l’or n’est plus qu’un « mirage doré » aperçu pendant leur « sommeil », il semble perdre de sa réalité concrète, et le dernier tercet achève la métamorphose : ce sont les « étoiles », et leur reflet dans « l’azur phosphorescent de la mer des Tropiques », qui sont devenus les seuls éléments brillants sous leurs yeux.
Ainsi d’aventuriers violents qu’ils étaient, ils se sont transformés en hommes conscients de la grandeur de leur voyage, qui leur ouvre l’immensité d’une autre monde.
LA MÉTAMORPHOSE DU DÉCOR
La réalité géographique
L’ancrage historique est marqué par des références géographiques précises. Le contexte espagnol est restitué par la mention du point de départ, « Palos de Moguer », la préposition « de » donnant au port de Palos, ici relié à la ville voisine « Moguer », une forme de noblesse. De même Hérédia retrouve, pour l’objectif du voyage, le Japon, l’ancien nom de « Cipango » avec sa consonance exotique. Il suggère, à lui seul, les voyages vers l’Asie, tels ceux de Marco Polo, qui faisaient de ces terres lointaines un lieu immensément riche, rempli de promesses offertes à l’Espagne.
Les caravelles des conquistadores
Enfin le voyage lui-même nous fait passer du « monde occidental » à la « mer des Tropiques » (vers 10). Hérédia nous suggère tout l’effroi que provoquait alors cette aventure lointaine, à travers les adjectifs : « bords mystérieux », amplifié par la diérèse, « ciel ignoré », « étoiles nouvelles ». Dans ce décor, tous les repères connus disparaissent.
Un décor féerique
Mais, strophe après strophe, le décor devient féerique. Dans le second quatrain, les « vents alizés » font figure d’adjuvant magique qui, comme dans les contes de fées, font passer du réel au monde magique. On notera l’allitération en [ s ] et [ z ] qui en reproduit le sifflement. Le mouvement oblique des « antennes », associé aux deux vers sans coupe, soutient ce passage insensible d’un monde à l’autre. L’adjectif « mystérieux », avec la diérèse, se charge alors d’un autre sens, suggérant les secrets que renferme cet univers inconnu.
La vision des tercets achève cette plongée dans l’univers merveilleux des contes, grâce au jeu des couleurs et des lumières. Dans un premier temps le noir du « soir » contraste avec les « blanches caravelles », couleur amplifiée par l’antéposition et le [ e ] muet prononcé devant une consonne. Mais peu à peu c’est l’or qui domine, à la façon d’une gravure enluminée. Déjà l’adjectif « phosphorescent » suggérait la brillance de la mer. Le mouvement des deux derniers alexandrins accentue cette image, et fait écho au verbe « enchantait », puisque, sans coupes, ils reproduisent la fusion entre le ciel et la mer, au point qu’on ne sait plus si les étoiles sont au ciel ou « monte[nt] du fond de l’océan » sur lequel elles se reflètent. N’oublions pas que l’étoile est le guide originel, qui semble les conduire vers un nouveau monde fait de douceur et de légèreté, grâce à l’allitération de la consonne liquide [ l ].
Nous sommes alors bien loin du réalisme initial : le poète a accompagné les « conquérants » dans leur entrée dans un monde nouveau, auquel il donne une dimension quasi magique.
La Croix du Sud
CONCLUSION
Comment expliquer le choix de José-Maria de Hérédia dans ce sonnet, l’évocation d’un voyage des « conquérants » du XV° siècle ? Bien sûr, traiter un sujet historique lui permet de rester fidèle à l’idéal d'impersonnalité prôné par le Parnasse, et pourtant… Cette histoire, faite de grandeur et de gloire, le « rêve » épique de ces hommes n’étaient-ils pas propres à fasciner dans un XIX° siècle bourgeois, en proie au désenchantement avec l’impression que plus rien n’est laissé à découvrir, ou que toute découverte ne peut être que liée à un profit économique ? N’est-ce donc pas, pour Hérédia, un choix « en négatif » par rapport au monde dans lequel il mène une vie sans éclat ?
Ce récit de « voyage » lui permet aussi de mettre en œuvre les exigences poétiques des Parnassiens, puisqu’il réalise un véritable tableau : en associant les rythmes, les sonorités, les couleurs et les lumières, il nous fait partager ce voyage qui, débuté dans le registre épique, se clôt sur une vision merveilleuse. La poésie est donc, à elle seule, le voyage qui transfigure le réel de l’inspiration en une œuvre d’art parfaite.
DE "L'ART POUR L'ART" AU PARNASSE
M. Bertall, Portrait de Théophile Gautier, 1869. Photographie
« L'Art pour l'Art »
Théophile Gautier (1811-1872) a participé activement, dans sa jeunesse, au romantisme, fréquentant le Cénacle et s'impliquant dans la bataille d'Hernani. Pourtant, dès la préface de son roman, Mademoiselle de Maupin (1834), il s'oppose à l'idée que l'écrivain doive être un guide, voire un prophète, et ses propres œuvres refusent le sentimentalisme propre à ce courant. Il développe alors ce que l'on nomme la théorie de « l'Art pour l'Art » : "Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature."
Ainsi, même si, à cette époque, s’affirme le courant romantique, la formule s’y oppose en refusant précisément l’expression des sentiments et l’engagement, deux des caractéristiques de ce courant.
Dans la seconde moitié du siècle, l’idée s’impose dans la poésie et, dans son écrit « Du Principe de la poésie », qui introduit ses Derniers Contes (1887), l’auteur américain, Edgar Allan Poe en cerne les contours avec précision : « Nous nous sommes mis dans la tête, qu’écrire un poème uniquement pour l’amour de la poésie, et reconnaître que tel a été notre dessein en l’écrivant, c’est avouer que le vrai sentiment de la dignité et de la force de la poésie nous fait radicalement défaut — tandis qu’en réalité, nous n’aurions qu’à rentrer un instant en nous-mêmes, pour découvrir immédiatement qu’il n’existe et ne peut exister sous le soleil d’œuvre plus absolument estimable, plus suprêmement noble, qu’un vrai poème, un poème « per se », un poème, qui n’est que poème et rien de plus, un poème écrit pour le pur amour de la poésie. »
Le Parnasse
C'est cette conception que reprennent, en la précisant, les poètes qui constituent le mouvement du Parnasse, nom emprunté au mont où séjournaient les muses de l'antiquité grecque. Il vient du titre d'un recueil de 1866, Le Parnasse contemporain. Deux autres recueils suivent, en 1871 et 1876, regroupant une centaine de poètes, parmi lesquels Leconte de Lisle, considéré comme leur chef de file.
Trois grands principes sont mis en avant par les Parnassiens :
Le primat de la Beauté : Le seul but de l'artiste, donc du poète, est la recherche d'une absolue beauté. Cela implique que les considérations morales ou politiques n'ont pas à intervenir, que le poète n'a pas à s'engager dans les combats de son temps. Seule la beauté peut donner à l'Art son "éternité". Les Parnassiens ont, de toute évidence, subi les désillusions nées des échecs de 1830 et 1848.
Andrea Mantegna, Le Parnasse, 1496-1497. Tempera sur toile 159 x 192. Musée de Londres
L'impersonnalité : Le poète doit s'effacer, seule l'œuvre compte. Finis donc les longues plaintes lyriques, les épanchements du cœur et les élans de l'âme. Les poètes parnassiens recherchent, en fait, la même objectivité que les romanciers réalistes, leurs contemporains. Ainsi, les poèmes deviennent plus descriptifs, de paysages, de personnages, voire d'objets, ou évoquent des moments précis de l'Histoire en de courts tableaux, comme Hérédia dans « Les Conquérants ».
Le travail sur le style : Dans sa dédicace des Fleurs du Mal, Baudelaire qualifie Gautier de « poète impeccable » et son poème « L'Art » montre bien l'importance accordée à la forme. Le poète, comparé au sculpteur, "cisèle", il doit chercher la perfection, qui n'est pas liée à des « contraintes fausses », comme à l'époque du classicisme, mais à une harmonie, rythmique et sonore. Cela explique aussi le retour à des formes poétiques plus courtes, notamment le sonnet.
De nombreux poètes se sont réclamés du Parnasse, François Coppée, Catulle Mendès, Sully Prudhomme, Théodore de Banville... Et même Baudelaire, Verlaine, Charles Cros ont publié dans Le Parnasse contemporain pour ensuite dépasser ce mouvement, qui a exercé une influence considérable sur la seconde moitié du siècle.
Théophile Gautier, Émaux et camées, 1852, « L’Art »
Pour lire le poème
Le poème « L’art » appartient au recueil Émaux et Camées de Théophile Gautier, paru en 1852, composé de trente-sept poèmes. Il propose au poète de manière originale, en quatorze quatrains d’hexasyllabes, brisés, dans chaque strophe, par un troisième vers dissyllabique, des conseils pour créer l’œuvre parfaite. Il met en valeur deux aspects.
Le travail du poète
Le premier quatrain affirme avec force l’idée, contraire à la conception romantique, que la valeur de tout art ne vient pas de l’inspiration, mais du « travail ». Il rejoint ainsi l’étymologie du mot « poésie », le verbe grec « poïeïn », faire, fabriquer, à la façon d’un artisan créant son œuvre. Ainsi, l’artiste mène un combat contre la matière, « Vers, marbre, onyx, émail », et plus elle est « rebelle », plus l’œuvre est réussie, et plus son mérite est grand.
Le poète est donc comparé au « statuaire », qu’il utilise « l’argile », le marbre ou « le bronze », ou au « peintre ». Comme ceux qui combattent la matière pour la dompter, le poète doit dompter son matériau, les mots. C’est ainsi que se conclut ce poème : « « Sculpte, lime, cisèle ; / Que ton rêve flottant / Se scelle / Dans le bloc résistant ! »
Théophile Gautier, Émaux et camées, édition de 1895
Un absolu : la beauté
Le premier quatrain pose aussi l’objectif de l’artiste, atteindre la beauté, posée comme un absolu : « l’œuvre sort plus belle ». Or, à ses yeux, cette beauté ne peut reposer sur des « contraintes fausses », c’est-à-dire, pour la poésie, sur toutes les règles imposées à la versification, « comparées au « cothurne étroit », chaussure trop petite pour le pied de l’artiste : « Fi du rythme commode », lance-t-il, rejetant ainsi les obligations métriques, ce dont témoigne d’ailleurs l’écriture même de « L’Art ».
Pour Gautier, c’est à cette condition que l’art peut constituer un absolu, en permettant à l’homme de dépasser sa condition mortelle, de transcender les limites des sociétés : « Tout passe. — L’art robuste / Seul a l’éternité : / Le buste / Survit à la cité ». L’avant-dernier quatrain sublime même le poète, en le haussant à une dimension supérieure : « Les dieux eux-mêmes meurent. / Mais les vers souverains / Demeurent / Plus forts que les airains. »
Pour analyser la versifcation
LA VERSIFICATION
Le rôle de la versification
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Du Moyen Âge au XVIII, c’est encore la versification qui caractérise la poésie, et quatre éléments y participent : la mesure du vers, qui lui donne plus ou moins d’ampleur, les rimes, qui permettent parfois de constituer des strophes, le rythme, qu’il s’agisse de la coupe principale, la césure, mais aussi de la répartition de la ponctuation, des jeux de parallélisme ou d’opposition, enfin les sonorités, qui contribuent à soutenir l’atmosphère du poème.
Mais l'analyse de la versification n'est pas "gratuite" : elle ne prend tout son sens que mise en parallèle avec les choix lexicaux, grammaticaux et syntaxiques. Comme eux, elle est destinée à renforcer les descriptions ou les portraits, les idées, l'expression des sentiments, les critiques...
Une forme poétique particulière : le sonnet
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C’est en Italie que naît le sonnet, de « sonnetto », petite chanson, forme fixe rendue célèbre par Pétrarque qui en dédie 317 à la femme aimée, Laure. Quand les humanistes français découvrent la Renaissance italienne, c’est tout naturellement qu’ils adoptent le sonnet, qui, à partir du XVI° siècle, et notamment avec les poètes de la Pléiade, Du Bellay, Ronsard…, s’impose dans la poésie au détriment des autres formes fixes médiévales, lai et virelai, rondeau, ballade…, qui renaissent pourtant avec la Préciosité au XVII° siècle.
La forme des 14 vers évolue cependant, à l’origine des décasyllabes, puis, plus souvent, des alexandrins. Il se compose de deux quatrains, organisés autour de deux rimes embrassées identiques, et d’un sizain, lui aussi séparé en deux tercets. Mais là où le sonnet « italien » choisit une rime suivie, puis deux rimes embrassées (CC-D/EED), le sonnet « français » privilégie, après la rime suivie, deux rimes croisées (CC-D/EDE). Par la suite, de nombreuses variantes seront imaginées dans la répartition des rimes, jusqu’au XIX° siècle où les poètes s’autorisent toutes les libertés, jusqu’à l’inversion des quatrains et des tercets par exemple dans « Le Crapaud » de Tristan Corbière.
BLAISE CENDRARS, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, 1913, vers 1 à 23
Pour lire l'extrait
Au XX° siècle, au moment où Cendrars fait paraître son long poème, en 1913, la poésie a déjà accompli sa « révolution » avec Rimbaud, qui pose clairement le rôle du « poète-voyant », « alchimiste », avec le « poème en prose », initié par Aloysius Bertrand, pratiqué par Lautréamont, Baudelaire, Rimbaud… , et avec le « vers libre », une libération du vers réalisée par les contemporains de Cendrars, Laforgue, Maeterlinck, Apollinaire, Claudel… Mais Cendrars va encore plus loin, en représentant les courants qui traversent ce début de siècle.
Par sa vie déjà, il en illustre le double pôle.
Il est un parfait représentant du cosmopolitisme : depuis le premier voyage, une « fugue » en Russie à l’âge de seize ans, que transfigure La Prose du transsibérien, jusqu’à ceux, multiples, en Amérique, du nord et du sud, en Afrique…, on peut dire, en reprenant le titre d’un de ses recueils, que le « monde entier » devient son champ d’exploration. L’œuvre de Cendrars est d’ailleurs qualifiée par Paul Morand d’ « inventaire cumulatif du globe », aussi bien dans des romans relatant toutes les formes d’aventures, mêlant l’exotisme, le réel, le rêve, la violence…, que dans des poèmes, en vers libres ou en prose.
Mais il vit aussi « au cœur du monde, à Paris. C’est au début du XX° siècle le centre du renouveau artistique, avec les peintres (Picasso, Braque…), les poètes (Apollinaire, Max Jacob, Picabia…), et Cendrars découvre le Montmartre d’alors, avec son cabaret, « Le Lapin agile », et son immeuble, « Le bateau-lavoir », qui héberge vingt-cinq ateliers d’artistes. C’est d’ailleurs de Montmartre qu’est censée venir « la petite Jehanne », nommée ailleurs « Jeanne, Jeannette, Ninette », sa compagne de voyage dans le poème, jeune prostituée. De ses voyages, il ramènera, en effet, son premier poème, Pâques à New York (1912), puis La Prose du Transsibérien (1913), souvenir de son premier voyage de jeunesse en Russie, suivi de plusieurs autres.
Blaise Cendrars, 1913. Photographie
Blaise Cendrars et Sonia Delaunay, 1913. Couverture de l'édition originale
Une édition en est réalisée, illustrée par Sonia Delaunay, qui reçoit l’appellation de « Premier livre simultané » : un livre-objet, qui combine la forme, les wagons, la couleur (un décor peint), et les sons, les mots, ce que confirme la dédicace « aux musiciens
Le titre même de ce poème est d’ailleurs fait de contrastes ? Déjà le terme « prose » surprend, pour un poème fait de vers libres. Puis « le Transsibérien », qui évoque un voyage lointain, la découverte d’une Sibérie où sévissent le froid et, à cette époque, le choléra, s’oppose à « la petite Jehanne de France », jeune femme toute simple, comme sa question qui marque la structure du poème « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? », mais anoblie, en quelque sorte, par ce prénom à l'écriture médiévale qui la rattache à Jeanne d’Arc.
Le passage choisi constitue l’ouverture du poème, et conduit à s’interroger sur le sens que lui donne son auteur. Comment le voyage devient-il fondateur de la création poétique ?
L’ÉBLOUISSEMENT DU VOYAGE
Le trajet du Transsibérien
Les lieux de "l'ailleurs"
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Le dépaysement est immédiatement mis en évidence, d’abord par la distance. Le vers 3 joue sur les mots (« lieues », « lieu »), jeu de mots qui met en valeur l’écart spatial, inscrit en chiffres : « J’étais à 16000 lieues du lieu de ma naissance ». Le train transsibérien, qui sera achevé en 1916, parcourt, en effet, plus de 9000 kilomètres, et il faut une semaine pour faire le voyage de Moscou à Vladivostok. Partir loin, c’est donc devenir étranger, porter un autre regard sur les lieux : « Et mes yeux éclairaient des voies anciennes », où le verbe marque que ces lieux sont comme illuminés par ce regard nouveau qui les observe.
La temporalité
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À cela s’ajoute l’écart temporel. Le poème va faire de multiples références au passé : « comme un immense gâteau tartare », allusion aux « Tatars », peuple de Crimée ayant, à de multiples reprises, envahi la Russie, notamment au XVI° siècle, « la légende de Novgorod », ville qui a joué un rôle important dans l’histoire de l’empire russe, « des caractères cunéiformes », qui renvoient à la Mésopotamie, au IV° millénaire avant J.-C. On observe donc un mélange, par juxtaposition, de l’Orient et de l’histoire nationale russe.
Mais Cendrars juxtapose aussi l’ancien et le moderne. Aux vers 4 et 5, le chiasme insère le modernisme (« les sept gares ») au cœur du monde ancien, illustré par la religion, comme si les transports devenaient la nouvelle religion des temps modernes, avec le chiffre sacré, « sept ». La double comparaison unit le « temple d’Éphèse », l’une des sept merveilles du monde dans la Grèce antique, en Asie mineure, incendié en 356 par Érostrate, et « la Place Rouge de Moscou », la construction urbaine d’un monde moderne, illuminée par un coucher de soleil.
Le Kremlin, sur la place Rouge
C’est cette juxtaposition d’images, à la façon d’un « collage » en peinture, qui définit le « simultanéisme », impression renforcée par l’absence de ponctuation. Ainsi le rythme reproduit celui du train, avec des élans, des saccades, des arrêts : des moments plus réguliers, avec la reprise en anaphore, par exemple du verbe « j’étais », alternent avec des ruptures brutales, notamment dans la deuxième strophe.
La métamorphose du réel
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Enfin Cendrars, au fil des strophes, glisse de la réalité à sa métamorphose, qui l'illumine.
La première strophe reste encore très ancrée dans la réalité, à la façon d’une autobiographie, par exemple avec les verbes banals, répétés : « J’étais en mon adolescence », « J’avais à peine seize ans », « J’étais à Moscou »…
En revanche, la deuxième strophe bascule dans le registre merveilleux, à la façon des contes de fées (« Hansel et Gretel » de Grimm) ou des chansons enfantines (le palais de « Dame Tartine »), avec la comparaison des vers 12-13 et la métaphore des vers 14-15. Les « gâteaux » asiatiques, semblables à ceux d’Orient, évoqués par les termes, « croustillé », « amandes », « mielleux », sont mis en parallèle avec le décor : « d’or », « toutes blanches », « l’or des cloches ». En même temps, Cendrars se souvient des synesthésies, héritées de Baudelaire, en mêlant les notations visuelles, gustatives, auditives.
Balázs Gera, mise en scène de La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, 2009. Maison de la Poésie, Paris
Ainsi le voyage est l’occasion d’un tableau chargé d’exotisme, mais qui transfigure la réalité.
LE SENS DU VOYAGE
Le paysage-état d'âme
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Le paysage qui apparaît dans ces premiers vers est représentatif de l’état d’âme de son spectateur. Certes, le poème est écrit alors que Cendrars est âgé de 26 ans, donc il y a dix ans d’écart par rapport à l’expérience vécue. Mais ici ce recul, propre à l’autobiographie, sonne à la façon d’un conte, par la formule d’ouverture : « En ce temps-là ».
Ce temps de légende est celui de « l’adolescence », période quasi magique par ses élans d’émerveillement, que traduit le poème. On y reconnaît l’envie de « toujours plus » : « Et je n’avais pas assez… ». Une sorte de faim gourmande est suggérée par le « gâteau », et la « soif » du vers 17 traduit le désir d’absorber la vie, d’absorber le monde et les connaissances qu’il peut offrir. Le vers 15, avec les points de suspension sous-entend même une boulimie ininterrompue, du corps mais aussi de l’esprit, avec le livre du « vieux moine ».
Ce même élan est reproduit par les images et le rythme. Les vers 6, 7 et 8 forment un long enjambement, avec la reprise de « si ardente et si folle » par le verbe « brûlait », complété par la comparaison qui met en place l’image de l’incendie suggérée par la mention du « temple d’Éphèse ». La reprise du verbe « s’envoler », elle, réunit le décor – l’envol des « pigeons » – et le désir d’envol de l’adolescent, symbolisé par « mes mains », image symbolique de la volonté de saisir le monde, de le posséder d’en haut, comme les oiseaux, dans sa totalité.
Le voyage traduit donc l’élan du mouvement, propre à l’adolescence, le désir de s’emplir du monde parcouru.
La création poétique
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En même temps est affirmée la négation de l’enfance : « je ne me souvenais déjà plus de mon enfance ». Le voyage est donc tourné vers l’avenir. Mais quel avenir ?
C’est d’abord celui de poète, qualité sur laquelle Cendrars porte alors un jugement sévère, « j’étais déjà un si mauvais poète », justifié par « je ne savais pas aller jusqu’au bout », formule qui peut recevoir plusieurs interprétations.
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Elle peut faire référence à la forme poétique : il évoquera plus loin dans le poème une citation d’Apollinaire, « Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers ». Il ne maîtriserait donc pas la versification traditionnelle, mais n’oserait pas non plus aller jusqu’à briser totalement l’écriture poétique.
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Mais cela peut aussi renvoyer au fond : il dira plus loin dans le poème « l’univers me déborde ». Il s’agirait alors d’un contenu poétique incomplet et imparfait, en raison d’une forme d’impuissance à rendre compte de la totalité du monde.
La conscience de la mort
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Une avancée progressive vers la mort se réalise au fil des strophes.
Le premier signe est la chute de la lumière solaire au vers 8 : « Quand le soleil se couche ». Or, cette mort du jour est mise en parallèle à « mon cœur brûlait », qui peut prendre l’autre sens d’une destruction.
Le deuxième signe est l’intérêt porté aux temps anciens, une fascination pour ce qui fut créé par l’homme, mais a disparu.
La troisième strophe confirme cette thématique de la mort à la fois par le decrescendo du rythme des vers 21 à 23, avec la reprise de « dernières réminiscences » par « dernier jour » et « tout dernier voyage », et par la dimension religieuse qui se confirme. Dans la première strophe, il y avait, en effet, la mention des « trois clochers », dans la deuxième celle des « grandes amandes des cathédrales », ici on trouve « les pigeons du Saint-Esprit », image qui donne un sens nouveau aux banals pigeons urbains : ils se transfigurent, dans la comparaison suivante, en « bruissements d’albatros ». On pense alors à « l’albatros » de Baudelaire, allégorie du poète qui plane sur le monde, et constitue un trait d’union entre le visible terrestre et l’invisible céleste.
L’image, complexe, crée la double idée des deux derniers vers. D’une part « la mer » illustre la liberté du voyage ; d’autre part, et en opposition, le terme « réminiscences » évoque, lui, des souvenirs lointains, comme si, en ce temps d’adolescence, il y avait « mort » de l’enfance, et déjà prise en compte de l’ultime voyage, celui vers la mort. L’on pense alors au poème qui finit Les Fleurs du mal de Baudelaire, « Le Voyage », où la vie est assimilée à un voyage en bateau vers la mort, vers l’au-delà, « dans l’inconnu pour trouver du nouveau ».
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Le poème marque donc une opposition entre l’élan initial, celui vers la vie, vers la découverte d’un monde immense et riche, et l’élan final, qui suggère la mort par un envol vers le ciel.
CONCLUSION
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Le poème de Cendrars raconte en fait un voyage du macrocosme au microcosme. Le poème fait alterner le monde vaste, offert à la découverte par le trajet dans le Transsibérien, avec l’immensité du paysage et du décor contemplé, l’immensité des siècles parcourus, et le monde intérieur d’un poète qui se cherche encore, quête spirituelle d’une part, recherche du « moi » poétique d’autre part.
De plus ce poème représente bien « l’esprit nouveau » du début du XX° siècle, avec l’ouverture sur le monde, le cosmopolitisme, déjà présent chez Apollinaire, mais vécu à Montmartre, le lieu qui réunit alors les artistes du monde entier, tels Picasso, Dali, Chagall… Mais il est original aussi par sa forme, la liberté du vers, de la syntaxe, accentuée par l’absence de ponctuation, et illustre le « simultanéisme », une sorte de « poésie-collage », à l’image du monde moderne, juxtaposition d’images, de sensations…
Sonia Delaunay, Marché au Minho, 1916. Colle et gouache sur lin marouflé sur toile, 50 x 65. Collection privée
Blaise Cendrars et Sonia Delaunay : le manuscrit de La Prose du Transsibérien
Le poème : des feuillets en accordéon
Le "simultanéisme"
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Blaise Cendrars et Sonia Delaunay donnent à l’édition de La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, réalisée en 1913, l’appellation de « Premier livre simultané ». Cette formule reprend l’idée émise dans le manifeste de l’italien Marinetti, Imagination sans fils et les mots en liberté, (juin 1913). Il y fait le portrait du futur poète « moderne », qui « détruira brutalement la syntaxe en parlant, se gardera bien de perdre du temps à construire ses périodes, abolira la ponctuation et l’ordre des adjectifs et vous jettera à la hâte, dans les nerfs de toutes ses sensation visuelles auditives et olfactives, au gré de leur galop affolant ». Marinetti réclame un renouveau poétique, expliquant que sa « révolution est dirigée en outre contre ce qu’on appelle harmonie typographique de la page, qui est contraire aux flux et aux reflux du style qui se déploie dans la page. »
Un exemple d’« art total »
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L’œuvre se présente comme des feuillets pliés en accordéon, sur 2 mètres de hauteur et 36 centimètres de largeur. La volonté des créateurs est de produire une œuvre perceptible aussi bien par l'œil, dans une saisie immédiate des formes et des couleurs, que par la lecture des 445 vers irréguliers disposés sur des aplats de couleurs à droite, et écrits dans des caractères de typographie et de couleurs différentes. La marge de gauche, avec ses courbes, cercles et spirales de couleurs vives est l'illustration dynamique du voyage, qui accompagne l'élan du texte. Parfois le décor se précise comme entr'aperçu, telle cette tour Eiffel, symbole de Paris.
Voici ce qu'en dit Sonia Delaunay : « Je m’inspirai du texte pour une harmonie de couleurs qui se déroulait parallèlement au poème. Les lettres d’impression furent choisies par nous, de différents types et grandeurs, choses qui étaient révolutionnaires pour l’époque. Le fond du texte était coloré pour s’harmoniser avec l’illustration. »
Et Apollinaire explique ce qui est la définition même du simultanéisme : « Les contrastes de couleurs habituaient l’œil à lire d’un seul regard l’ensemble d’un poème, comme un chef d’orchestre lit d’un seul coup d’œil les notes superposées dans la partition ».
Cette collaboration donne un parfait exemple des recherches d'un "art total", qui caractérisent l'avant-garde parisienne de cette époque.
JULES SUPERVIELLE, Débarcadères, 1922, "Sphère"
Pour lire le poème
Le thème du voyage est directement lié à la vie même de Jules Supervielle (1884-1960), dont la vie s’est partagée entre son pays natal, l’Uruguay, quitté à l’âge de dix ans, mais où il a effectué de nombreux voyages et des séjours, notamment pendant la seconde guerre mondiale, et Paris, où il s’est installé en 1912, au cœur du renouveau littéraire du début du siècle. L’autre élément inscrit dans son œuvre est la grave maladie cardiaque dont il souffre, qui le rend particulièrement sensible à la dimension éphémère d’une existence qui peut, à tout instant, s’arrêter : « Je suis né sous les signes jumeaux du voyage et de la mort », se définit-il lui-même.
Jules Supervielle. Photo Gallimard
Le titre du recueil, Débarcadères, évoque les longs voyages en bateau, itinéraire qui permet au poète d’entrer en communion à la fois avec le monde et avec son univers intérieur, son « corps tragique », pour reprendre le titre de son dernier recueil, paru en 1959. Mais il met en avant, plus que le trajet, les lieux d’arrivée, les ports d’escale de cette « sphère », explicitée dès le premier vers du poème, la « terre ». Ce terme « sphère » donne l’impression d’un vaste univers, ouvrant ainsi le voyage sur le monde entier ; mais, en désignant ainsi le globe terrestre, il insiste sur sa circularité, comme pour exprimer l’idée d’embrasser le monde dans sa totalité.
Quel rôle joue donc le voyage pour le poète ?
Raoul Dufy, Vue de Marseille, 1926. Huile sur toile, 116 x 90. Musées royaux de Belgique
La planète terre, vue par la mission Apollo, en décembre 1972,
LA SPLENDEUR DU MONDE
Le terme « émerveillement », au vers 5, souligne le sentiment du poète devant un monde qu’il dépeint sous une double image.
Dans sa totalité
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L’ouverture et la fermeture du poème se font écho en s’opposant.
Le premier vers, « Roulé dans tes senteurs, belle sphère tourneuse », met en évidence, par l’interpellation, la circularité. Le monde enferme en son sein le poète, comme enrobé par les « senteurs », et le jeu des allitérations, en [ l ] et [ t ], celui des assonances, en [ ou, [ ε ] et [ œ ], crée des échos sonores qui semblent reproduire le mouvement circulaire de la planète.
Le dernier vers, en revanche, en mentionnant, avec le pluriel, « un intime écheveau d’horizons », ouvre l’univers sur l’horizontalité, dans toutes les directions, en un éclatement qui, pourtant, forge une unité. Mais ici la représentation n’est plus extérieure, enveloppant le poète comme dans le vers 1, mais, à l’inverse, c’est le poète qui l’enferme en lui-même.
Le choix des rimes illustre cette opposition, la circularité étant reproduite par celles qui sont embrassées, dans les deuxième et quatrième quatrains, tandis que les rimes croisées des premier et troisième quatrains, traduisent les horizontalités multiples.
La régularité des quatrains en alexandrins, avec le respect de l’alternance des rimes féminines et masculines, correspond parfaitement à la régularité du cycle terrestre, de cette « terre tourneuse », déroulant les saisons, avec l’éternel renouveau du « printemps », et les « jours ».
Dans sa diversité
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Tout le centre du poème se fonde sur des jeux d’opposition, ce que suggère déjà l’image de la gamme au vers 8 : « de note en note ».
L’opposition entre singulier et pluriel
Elle s’observe déjà dans les rimes, puisque Supervielle ne respecte pas la règle qui interdit la rime d’un singulier avec le pluriel : ici « grottes » rime avec « note », « monts » avec « goémon », « Montagne » avec « campagnes », « banquises » avec « surprise ». Les pluriels accentuent l’impression d’abondance des beautés qu’offre le monde, tandis que les singuliers, eux, prennent une valeur symbolique. Ainsi, « l’alouette » évoque à la fois la faune de la campagne, et la joie du « printemps », le « goémon » la flore et la mer. La « Montagne » avec sa majuscule, prend son sens mythologique : elle marque le lien entre la terre et le ciel, l’aspiration de l’homme au céleste.
L’opposition entre les éléments
Le vers 5 met en place le contraste entre l’eau des « sources » et la terre des « grottes ».
D’un côté, il y a donc le fluide, le mouvant, qui, ici vient des profondeurs pour jaillir à l’extérieur. Cet élément est repris par la mention du « goémon », des « banquises », mais avec une progression de la mer vers la terre : « Voyageant d’île en cap et de port en surprise ».
De l’autre, la terre apporte sa stabilité et sa sécurité, là aussi depuis les profondeurs mystérieuses des « grottes », en émergeant à l’extérieur avec les « gazons », la « Montagne », les « collines », les « campagnes ».
Dans les deux cas, il s’agit des éléments directement associés aux origines de la création biblique, comme l’explique la Genèse : « Et Dieu dit : « Les eaux qui sont au-dessous du ciel, qu’elles se rassemblent en un seul lieu, et que paraisse la terre ferme. » Et ce fut ainsi. - Dieu appela la terre ferme « terre », et il appela la masse des eaux « mer ».
La grotte du Bel Affreux et sa source, à Bligny-sur-Ouche
L’opposition entre la "nature" et l'humain
Elle apparaît sous plusieurs formes. Dans « de villes et de monts » s’opposent deux images de hauteur, celle née de la main de l’homme à celle d’origine naturelle. La vision des « hameaux [qui] dévalent des campagnes » donne l’impression d’une accumulation, quand l’homme entreprend de peupler la nature. Enfin, après la mention de l’« île » et du « cap », forgés par la nature, vient le « port », créé par l’homme pour dompter la mer.
Ainsi, Supervielle représente la nature, qui conduit à la merveille que sont l’homme et ses créations, et, inversement, met en valeur l’homme qui s’approprie la nature.
LE POÈTE VOYAGEUR
Le voyage intérieur
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Dès le début du poème, le lyrisme s’affirme avec le participe « Roulé » associé au pronom « Je » : le poète pose sa présence, mais dans un double mouvement, contradictoire.
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La dilatation
Dans le premier quatrain, le poète se définit comme un voyageur au moyen d’un hypallage, « Je suis enveloppé d’émigrants souvenirs » : l’adjectif ne s’applique pas aux « souvenirs », mais caractérise le poète lui-même, « émigrant » qui porte en lui les images de ses nombreux voyages entre la France et l’Uruguay.
Il met alors en scène une sortie hors de soi-même : « Et mon cœur délivré des attaches peureuses / Se propage |…] » L’hypallage, puisque c’est en réalité le cœur lui-même qui éprouve de la peur, accentue l’image d’une libération, sans doute déjà de la crainte de la mort, mais aussi de tout ce qui freine le voyage, notamment la séparation d’avec les êtres chers. Le rejet du verbe, lui, traduit l’élan du départ, une expansion du moi reprise par « Et je passe de l’alouette au goémon », qui illustre l’itinérance entre deux mondes, le paysage rural de la France et les rives d’Amérique du sud.
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Le repli
Le dernier quatrain, où le poète explique « Mon cœur découvre en soi », crée un mouvement inverse : le voyage se concrétise par la plongée en soi, dans ses profondeurs intimes. Le paysage s’intériorise, en se composant de tous les souvenirs, illustrés par la comparaison : « comme un éclatant abrégé des saisons », étés des « tropiques », hivers des « banquises ». Il résume en lui toutes les étapes d’une vie, tous ses souvenirs, ces paysages à classer, à ordonner pour se définir : « Il démêle un intime écheveau d’horizons ».
Le voyage permet donc de prendre la mesure de la vie, que le « cœur » enferme en lui, en partant du passé, les « émigrants souvenirs », pour se projeter dans l’avenir, « gorgé d’aise et de devenir ». La formule « gorgé d’aise » illustre la plénitude du bonheur ainsi vécu, venu du renouvellement incessant du cycle de la vie, avec la succession des « saisons », ce « printemps » qui revient. Le voyage, c’est voir couler en soi, pour reprendre la métaphore de Démocrite, le fleuve de l’existence, composé de tous les souvenirs : « J'azure, fluvial, les gazons de mes jours ».
La parole poétique
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Le voyage est aussi celui accompli dans le langage, l’acte créateur du poète qui, par sa parole, transfigure le monde. Là encore, comment ne pas penser à la création divine dans la Genèse, où la parole entraîne la création : à « Fiat lux » répond « Et lux facta est ».
De même ici, plusieurs images illustrent cette création par la parole poétique. Ainsi, le pronom personnel dans « Je me fais un printemps », montre cette puissance créatrice, cette liberté de se composer un univers à son gré. Le passage du bleu au vert dans « J’azure, fluvial, les gazons de mes jours » dote même le poète, auquel l’adjectif en apposition, « fluvial », attribue la force d’une eau source de vie, du pouvoir de métamorphoser le réel, de l’embellir à sa guise. Enfin, l’hypallage « Je narre le neigeux leurre de la Montagne », soutenu par les jeux sonores, amplifie, en rapportant au « leurre » l’adjectif « neigeux » qui caractérise en fait « la Montagne », l’idée du mensonge qu’implique toute création poétique.
L’acte littéraire s’affirme ainsi comme une fiction, grâce à laquelle le poète soumet l’univers. Même si lui n’a pas une lyre, mais une simple « flûte », comme celle que joue le dieu Pan, dieu de la nature, des champs et des bois, un nouvel hypallage met en valeur une comparaison du poète à Orphée, charmant la nature par son chant poétique. Comme lui, il s’adresse aux « collines venant à mes pieds de velours ». Le « velours » se rattache aux « collines », à la douceur de l’herbe qui les couvre, et elles semblent venir se prosterner aux « pieds » du poète.
Statue du dieu Pan jouant de la flûte. Parc de Schwetzingen
CONCLUSION
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Ce poème illustre la fascination exercée par le voyage, en lui donnant un double sens. Il permet la découverte du monde, sa contemplation, et nourrit la vie même de Supervielle, voyageur entre deux cultures, entre l’Amérique latine et la France. Les souvenirs des voyages ont constitué une sorte de livre d’images : en le feuilletant, le poète voit se dérouler toute son existence, et découvre son monde intérieur.
Mais le voyage est aussi celui que crée la parole poétique. Supervielle choisit ici une versification plus traditionnelle que certains de ses contemporains, et il revient aux origines de la poésie en lui accordant une dimension quasi sacrée : pour lui, les mots, les images poétiques ont le pouvoir de métamorphoser l’univers, cette « belle sphère tourneuse ».
HENRI MICHAUX, Mes Propriétés, 1929, "Emportez-moi"
Pour lire le poème
Ce poème, paru en 1929, dans Mes Propriétés, un des premiers recueils d’Henri Michaux, est marqué par le surréalisme, même si cet auteur refusera toujours toute assimilation à ce mouvement. Il est d’ailleurs difficile de classer Michaux (1899-1984), d’origine belge, lui aussi cosmopolite comme bien des artistes de cette époque. Il effectue, en effet, son premier voyage, en tant que matelot, en 1916, mais au bout d’un an revient en Belgique, où il exerce de petits métiers. Dès 1920-1921, il s’intéresse à la littérature, puis s’installe à Paris, mais il ne cessera jamais de voyager, notamment en Amérique du sud. Il expérimente aussi les drogues, d’abord l’éther, puis des drogues psychotropes à partir de 1954, qu’il considère comme des moyens d’exploration du subconscient, puisque, pendant ces séances, sous contrôle médical, il note ses impressions et dessine, car très tôt il combine l’écriture poétique et l’expression picturale.
Autoportrait d'Henri Michaux
Le titre Mes propriétés renvoie au monde intérieur du poète, son "espace du dedans", pour reprendre le titre du recueil regroupant ultérieurement plusieurs ouvrages, celui qui lui appartient en propre, à commencer par la faculté d’imaginer tous les possibles. Ce recueil illustre les thèmes essentiels de son œuvre, le refus de la réalité quotidienne, de toutes les chaînes qui entravent l’esprit, et la quête d’un « ailleurs » par le biais de l’imaginaire, notamment celui du voyage. Vers quel « ailleurs » le voyage poétique conduit-il le poète ?
L’ÉLAN VERS UN « AILLEURS »
La structure du poème
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Le poème frappe immédiatement par sa structure, originale. Il est, en effet, formé de trois quatrains, et se termine par un alexandrin isolé, ainsi mis en valeur. La métrique des quatrains forme une gradation.
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Le premier est composé de trois décasyllabes, suivi d’un octosyllabe, avec une rime par la répétition à la fin des vers 1 et 2, complétée par la répétition insistante du vers 4, détachée par la coupe : « au loin, au loin ».
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Le deuxième, lui, débute par un octosyllabe, suivi d’un ennéasyllabe puis de deux endécasyllabes, vers impairs qui forment un contraste.
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Le troisième, enfin, est totalement irrégulier, avec un alexandrin, puis un vers de 13 syllabes, un endécasyllabe, jusqu’au vers 12, formé de deux octosyllabes juxtaposés, avec une rime intérieure.
Ainsi se crée l’impression d’un élan qui, après un début encore calme et harmonieux, s’intensifie, et gagne en violence au fil du poème.
L'appel au voyage
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L’apostrophe à l’impératif, « Emportez-moi », reprise du vers 1 au vers 9 puis 13, soutient cette impression d’élan, en constituant un appel, comme une sorte de prière. Mais à qui s’adresse-t-elle ? À personne en particulier… Peut-être à ses rêves, qui auraient ce pouvoir d’emporter loin du réel quotidien, auquel il veut échapper (« Et perdez-moi ») ou bien aux poèmes qu’il crée, qui seraient alors dotés de cette puissance quasi magique ? L’anaphore de la préposition « dans » crée une accumulation, renforcée par la série de points qui marque le deuxième quatrain. Mais cette anaphore traduit une ambiguïté : s’agit-il du « moyen de transport », « une caravelle » ou « un attelage », ou du lieu dans lequel il souhaite être transporté ?
Les deux premiers quatrains font référence à des voyages de découverte, d’exploration.
Sont d’abord mentionnés ceux des conquis-tadores : « une vieille et douce caravelle ». C’est l’image du voyage au-delà de l’océan connu, vers un autre monde, un voyage lent (« douce »), bien loin des navires modernes devenus bruyants.
Reproduction de la "Nina", caravelle de Christophe Colomb
Chiens de traineau
Puis viennent ceux des découvreurs des pôles : « l’attelage d’un autre âge », avec une reprise sonore, qui semble reproduire le glissement du traineau sur « la neige ». L’image est confirmée par la mention du vers 7, de « quelques chiens réunis ».
Dans les deux cas, nous découvrons un monde à la fois de légende des temps anciens, et de pureté, soit par l’image de l’eau – qui lave, purifie -, soit à travers la blancheur de « la neige ».
Par opposition, la troisième strophe évoque les corps, avec une alternance entre une approche extérieure (les « baisers », ou les « paumes » des mains, ou le « sourire ») et une plongée à l’intérieur : les « poitrines » et la respiration, les « os longs » et les « articulations ». Le voyage prend alors une dimension quasi magique, avec le changement de « dans » en « sur » qui transforme les « paumes » des mains en une sorte de tapis volant capable d’emporter vers un monde inconnu, peut-être celui où triompherait l'amour. Cela renforce l’impression que le poème représenterait une forme de formule magique, une incantation, à prononcer pour fuir le monde réel.
LE SENS DE CET « AILLEURS »
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Le désir de fuite
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La progression de l’apostrophe, avec les changements verbaux, révèle en fait une angoisse. En premier lieu « Emportez-moi » constitue un souvenir de l’élan romantique, tel celui exprimé dans René, de Chateaubriand, avec son appel à un monde idéal, quand il se comporte à la « feuille morte » : « Emportez-moi comme elle, orageux aquilons ». Mais « Perdez-moi » traduit un désir de ne plus se posséder lui-même, en référence au titre du recueil, Mes propriétés, qui renvoie à la seule chose qu’il pense posséder, les composantes de son corps et de son esprit, transformées en territoires : « Ces propriétés sont mes seules propriétés, et j’y habite depuis mon enfance, et je puis dire que bien peu en possèdent de plus pauvres », explique-t-il. Cela traduit comme un désir d’échapper à son propre corps. Le poème se termine sur « ou plutôt enfouissez-moi », où, pour des questions de métrique, on choisira de former une diérèse sur ce verbe, qui renvoie à l’ensevelissement, donc à la mort, seule échappatoire possible pour fuir le « moi » et ses pesanteurs.
Ainsi, ce dernier vers, avec le contraste rythmique (de 4 à 8 syllabes), transforme l’élan de découverte en un désir de fuite face à soi-même, un désir de disparaître, donc d’être « autre ».
Henri Michaux, Sans titre ni date. Pastel sur papier, 34 x 26
Éros et thanatos
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À la lumière de ce dernier vers, le poème prend alors un autre sens, celui d’une lutte entre « éros » et « thanatos », entre les forces qui poussent à la vie et celles qui attirent vers la mort. Cette lutte se perçoit dans chacune des strophes.
Dans le premier quatrain : Nous notons le contraste entre « la caravelle », dont on imagine le pont et les voiles, et les lieux mentionnés dans le vers 3 : « l’étrave » est la partie saillante de la coque, à l’avant du navire, celle qui, donc, coupe l’eau pour avancer, tandis que « l’écume » évoque davantage le sillage laissé par le navire derrière lui, l’eau dans laquelle serait alors tombé le voyageur, au risque de se noyer. Ne dira-t-il pas d’ailleurs « perdez-moi » ?
Dans le deuxième quatrain : La blancheur pure et la douceur de « velours » de « la neige » sont brisées par l’adjectif qui soutient le vers 6 impair, « trompeur » : cela suggère que ce monde polaire est porteur d’une froideur mortelle, la neige pouvant engloutir « l’attelage ». De même, l’animalité chaude des « chiens réunis », avec leur « haleine » essoufflée après l’effort, contraste avec la froideur du vers suivant, et une autre image de fatigue : « la troupe exténuée des feuilles mortes ». Ces « feuilles » qui jonchent le sol sont en attente de leur décomposition, de l’hiver, saison de mort. ​
Dans le troisième quatrain : Les images des corps sont, certes, sourian-tes, puisqu’il s’agit de « baisers », qui suggèrent l’amour, des « poitrines qui se soulèvent et respirent », en un long vers de 13 syllabes comme pour reproduire toute l’amplitude des respirations, et des « paumes », mains tendues en signe de fraternité, associées d’ailleurs à « leur sourire ». Mais le trimètre du vers 9 porte en son centre une première fêlure, car le voyageur semble déjà fragile : « Emportez-moi, sans me briser, dans les baisers ». De plus le dernier vers, si long, dans lequel on choisira de former une diérèse sur « articulations » pour créer une symétrie métrique (2 octosyllabes), conduit à une plongée beaucoup plus angoissante dans les profondeurs de l’homme : « Dans les corridors des os longs, et des articulations ». Ce vers donne ainsi l’impression d’un véritable labyrinthe intérieur à un homme dont ne ressort que ce qui subsistera de lui après la mort, le squelette.
Henri Michaux, Sans titre ni date. Dessin à la plume
Ce voyage conduit donc à un passage de la vie vers la mort, exprimant un désir de fuite qui se résout en une dissolution de l’être.
CONCLUSION
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Il s’agit donc d’un poème étrange, qui joue entre la régularité métrique et la rupture, entre l’imaginaire dépaysant et la plongée dans un imaginaire plus angoissant, entre le désir de sortir de soi, et celui de se refermer sur soi. Où est véritablement « l’ailleurs » de Michaux, en dehors ou en dedans ?
En fait, le voyage vers l’« ailleurs » le ramène invariablement à sa seule « propriété », son monde intérieur, qui est sa véritable exploration, ce que Bachelard appelait « l’immensité intime ». Henri Michaux déclarera lui-même qu’« il est et se voudrait ailleurs, essentiellement ailleurs autre ». Mais le plein du vivant, c’est-à-dire la force du monde extérieur et de ses beautés, semble sans cesse contrebalancé par le vide, par la présence sous-jacente partout de la mort, dans un être tout prêt à se fondre dans le néant.
On est ainsi face à un poème qui entrecroise les héritages. On y reconnaît des élans romantiques, mais métamorphosés par les recherches des surréalistes, à travers les images surprenantes qui se juxtaposent sans réel souci de la syntaxe, à la façon des simultanéistes. En même temps, comment ne pas penser à Baudelaire, et au dernier poème des Fleurs du Mal dans cette incantation qui sonne comme un appel à la mort adressé par le biais de l’écriture poétique ?
LES DESSINS D'HENRI MICHAUX
Henri Michaux, Éclatement, 1954. Encre. Collection privée
Henri Michauc, 1967. Peinture aÌ€ l’encre de chine sur papier, 74 x 105. Collection privée,
À partir de l’années 1955, où il commence à recourir à la mescaline, drogue hallucinogène, Michaux mêle la création poétique et le dessin : « J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie », explique-t-il dans Passages, paru en 1951. Aquarelles sur fond noir, peinture à l’acrylique, dessins à la plume, pastels, peu importent les techniques, toutes les œuvres jettent des éclatements, des fulgurances, des formes contournées, torturées.
On proposera aux élèves ces quatre œuvres, en leur demandant, après avoir fait une recherche sur le parcours et les choix artistiques de Michaux, de proposer une interprétation personnelle des émotions ainsi suggérées.
Henri Michauc, 1967. Peinture aÌ€ l’encre de chine sur papier, 74 x 105. Collection privée,
Henri Michaux, Sans Titre. Acrylique sur papier, 59,5 X 90. Collection privée
CONCLUSION DE LA SÉQUENCE
DEVOIR : Gérard de Nerval, Odelettes, 1853, "Le relais"
Pour lire le poème et voir une proposition de correction
Le romantisme a mis à la mode le thème du voyage. Stendhal consacre des ouvrages à l'Italie, Gautier à l'Espagne et Nerval publie en 1848 son Voyage en Orient. Mais, dans « Le relais », poème paru en 1853 dans le recueil Odelettes, ce n’est pas un voyage lointain, dans un lieu chargé d’exotisme que le poète évoque, mais un voyage en diligence, bien banal à cette époque, et le nécessaire arrêt dans un « relais » pour permettre le repos des chevaux, ou leur changement. Quel intérêt Nerval accorde-t-il au voyage ?
Le commentaire de ces trois quatrains étudiera l’image du voyage, puis le rôle qu’il joue dans la création poétique.
BILAN SUR LA SÉQUENCE
Un thème polysémique
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Le corpus a permis d’étudier le « voyage » dans ses multiples dimensions. Nous avons pu observer, d'une part, le voyage réellement effectué, par les personnages dépeints, tels les « conquérants » de José-Maria de Hérédia, ou par le poète lui-même, comme Cendrars ou Supervielle. Mais le voyage, d'autre part, est parfois seulement rêvé, exprimant à la fois le désir de fuite du poète et son aspiration à l'idéal, comme pour Baudelaire ou Mallarmé. Nous y retrouvons aussi son sens métaphorique, héritage antique, qui en fait une représentation de l'existence, comme dans Le Bateau ivre de Rimbaud, ou chez Cendrars. Enfin, la notion d'"inconscient", qui s'impose dès la fin du XIXème siècle, apporte , elle, une dimension intérieure : le voyage devient l'exploration du labyrinthe psychique, comme chez Michaux
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C’est pourquoi, « l’ailleurs » est aussi envisagé de diverses façons. Tantôt, c'est le départ qui est mis en évidence, tantôt le point d'arrivée, souvent les paysages parcourus, fréquemment transfigurés par le regard du poète, tantôt le poème insistent sur les souvenirs inscrits dans la mémoire, par exemple pour Cendrars et Supervielle. Enfin, plusieurs poètes ont représenté le chemin qui mène à cet « ailleurs », ce qui permet de mettre en valeurs les dangers, les obstacles, les difficultés du voyage, qu’il soit géographique ou métaphorique.
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Mais la séquence conduit à un constat différent de ce qui avait pu être observé dans les siècles antérieurs. Les poètes du XVIème au XVIIIème siècle choisissant ce thème ne portent pas un jugement optimiste sur le voyage. Ils dénoncent les raisons qui poussent à voyager, autant d’illusions, de naïvetés même, qu’ils démasquent, et ils mettent en relief des échecs plus que des succès. Au XIXème siècle, en revanche, les poètes voient dans le voyage l'espoir d'échapper aux réalités médiocres de leur existence, de leur société, et l'ouverture vers un monde idéal. La poésie, en exprimant le désir du voyage, reflète, et encore plus au XXème siècle, l'ouverture du monde, avec l'essor des transports, et l'esprit cosmopolite des artistes.
L'expression poétique
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Le corpus nous a permis de découvrir l'évolution de la poésie au XIXème siècle, à travers trois mouvements littéraires principaux, le romantisme, le symbolisme et le Parnasse, ainsi que son évolution formelle, depuis les règles rigoureuses du sonnet jusqu'au poème en prose. La poursuite de cette évolution au XXème siècle a été observée avec le mouvement du "simultanéisme". L'observation de la peinture a accompagné ce parcours d'histoire littéraire.
Cela nous a permis, parallèlement, de mesurer la place prise par le lyrisme et les moyens mis en œuvre pour accentuer l’expression des sentiments personnels, notamment les ressources musicales et rythmiques de la langue, qu'il s'agisse de la versification traditionnelle ou de la prose.
Il nous fait réfléchir aussi à la fonction que se donne le poète. Pour certains, il s’agit d’abord d’exprimer leurs sentiments, une forme de catharsis aussi à travers leur partage avec le lecteur. Mais, les plus nombreux souhaitent traduire leur vision du monde, que ce soit par la peinture des réalités, ou par leur transfiguration par laquelle ils se proposent de donner sens à l'existence. Enfin, tous sont avant tout des artistes, et pour eux la poésie, en créant un monde métamorphosé, idéal, est une quête de « beauté », à la fois un absolu à atteindre mais aussi une compensation à une profonde angoisse existentielle.
UN PROLONGEMENT CONTEMPORAIN : Kamal Zerdoumi, L'Exil et la mémoire, "Clandestins", 2011
Pour lire le poème
Kamal Zerdoumi est né au Maroc, d’un père algérien, en 1953, et son parcours est marqué par les allers-retours entre sa patrie de naissance et la France, où il a achevé des études qui l’ont mené vers l’enseignement. Mais très vite il s’intéresse à la poésie, et son deuxième recueil, L’Exil et la mémoire, est publié aux éditions L’Harmattan en 2011. Le thème du voyage est inscrit dans son titre, mais avec la dimension particulière qu’il prend dans les premières années du XXIème siècle, avec les migrations de la guerre et de la misère qui pousse ceux qui souffrent vers l’Europe. À propos de ce poème, « Les clandestins », il signale l’influence exercée sur lui par une des nouvelles de Le Clézio, auteur sur lequel a porté son DEA, paru en 1982 dans le recueil La Ronde et autres faits divers, intitulée « Le Passeur ».
Chacune des trois strophes en vers libres, mais où les rimes maintiennent une musicalité, développe une des dimensions de ce voyage des « clandestins ».
Première strophe : le voyage
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Ce septain met l’accent sur les terribles conditions du voyage, dans les vers 3 et 4 unis par la rime : « par une nuit sans lune / sur des esquifs de fortune », le terme « esquifs » soulignant la fragilité de l’embarcation. De plus, ces migrants, présentés comme des victimes au sort tragique, « martyrs du hasard », ignorent comment se diriger exactement, et même s’ils arriveront à leur but : ils « commencent leur fuite incertaine ».
Naufrage d’un bateau de migrants en Méditerranée, mai 2016, France 24
Enfin, est dénoncé le coupable, « le passeur », dont le rôle est résumé par la métaphore, « alliance d’argent et de haine », qui réunit leur avidité financière et leur absence de tout sentiment humain : ils envoient délibérément ces hommes à la mort.
Deuxième strophe : l'espoir
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Plus longue, ce huitain propose une explication à leur voyage, « On raconte qu’il est une terre / remède à leur malheur / où la satiété est reine ». Le pronom indéfini fait de cette affirmation une sorte de légende, mais qui a suffi à nourrir leurs rêves de trouver « la satiété », terme repris plus loin par « l’abondance ». Ils se sont donc forgé l’image d’un paradis qui permettra d’échapper à la misère. Mais le verbe « attendront », mis en relief par son isolement, élargit encore l’espoir, par l’accumulation des sujets : « Femme, enfant, père et mère / laissés dans leur contrée lointaine ». Les « clandestins » deviennent alors des « héros », puisqu’ils ont chargés d’une noble mission : sauver les leurs par l’argent qu’ils pourront leur envoyer.
L’arrivée d’un bateau de migrants à Lampedusa en Sicile, in Le Courrier international, 1er avril 2011
Troisième strophe : le rejet​
Ce dernier septain interpelle les habitants de cette « terre », violemment critiqués pour leur égoïsme, qui les laisse « sourds » aux souffrances de leurs semblables. L’expression péjorative, « vous qui faites ripaille », allusion à un excès alimentaire, s’oppose, en effet, à la formule, « les damnés de la faim », qui entrecroise les deux expressions ouvrant L’Internationale, le chant révolutionnaire : « Debout, les damnés de la terre / Debout, les forçats de la faim ». L’image « qui vous tendent la main » leur attribue le geste traditionnel de la mendicité, mais elle est précédée du rejet des peuples d’Europe.
Par « vous qui livrez / une inégale bataille », ressort le contraste entre la puissance européenne, traduite par l’opposition à la rime entre l’image concrète, « vos forteresses », et la représentation abstraite de la « grande détresse » des clandestins. Le poème se termine sur une injonction, « accueillez », qui lui donne le ton de la prière, appel à la fraternité.