La poésie du XVIème au XVIIIème siècle : un voyage vers un "ailleurs"
La séquence intègre les quatre éléments figurant au programme :
- le "parcours littéraire", organisé autour de cinq poèmes donnant lieu à une explication ;
- le "groupement de textes complémentaires" : un texte est proposé, mais les recherches et exposés pourront enrichir ce groupement en faisant écho aux poèmes expliqués.
- le "prolongement artistique et culturel": plusieurs documents complémentaires présentent le contexte, historique et culturel, par exemple pour approfondir le mouvement baroque, mais aussi pour élargir la perspective en abordant l'histoire des arts, peinture et musique.
- une "lecture cursive", personnelle, peut être reprise collectivement ou être librement insérée dans un "carnet de lecture", être guidée ou en totale autonomie, éventuellement être le support d'un travail d'écriture spécifique, ou d'une présentation orale.
Mais, outre les activités directement liées à l'explication des textes (questions préparatoires ou de synthèse), bien d'autres, écrites et orales, peuvent être envisagées afin de solliciter la créativité des élèves et d'accroître leur participation : table ronde, mise en voix, illustration d’un poème, constitution d’une anthologie... La séquence propose un devoir, pour s'entraîner à l'épreuve écrite du Baccalauréat.
Il convient de ne négliger ni l'introduction, ni la conclusion.
L'introduction permet à la fois de réactiver les apprentissages antérieurs et de prendre la mesure des enjeux de la séquence. La conclusion doit, en permettant aux élèves d'exercer leur esprit critique, donner sens à l'étude effectuée.
Introduction de la séquence
POÉSIE ET VOYAGE : UN HÉRITAGE ANTIQUE
Étymologie du mot "poésie"
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Le mot "poésie" vient du verbe grec "poïeïn" qui signifie "faire", dans le sens de "fabriquer". Ainsi, le poète peut être comparé à un artisan : avec son matériau, les mots, et ses techniques propres - pendant longtemps, la versification, par exemple - il fabrique un objet, le poème, à la fois unique, beau et utile. Cette origine souligne déjà le travail exigé par la création poétique.
Le mythe d'Orphée
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Mais l'antiquité grecque donne à la poésie une autre dimension, plus complexe, à travers le mythe d'Orphée.
L'une des neuf muses, Calliope, unie à un mortel, donne naissance à un fils, Orphée, auquel Apollon offre une lyre. Ce premier geste place Orphée sous la protection de ce dieu de la lumière, des arts et de la divination. Le mythe affirme ainsi la supériorité du poète, inspiré par les muses, idée souvent reprise, par exemple par les poètes de la Pléiade, ou même chargé d’une mission sacrée, comme pour les poètes romantiques au XIX° siècle. La mention de l'instrument, la lyre, nous rappelle aussi qu'à l'origine la poésie s'associe à la musique, et cela reste le cas pour les troubadours du Moyen Âge. Pour analyser un poème, il convient donc d'en observer les rythmes et les sonorités.
Pour voir une vidéo d'analyse du tableau
Jean-Baptiste Corot, Orphée ramenant Eurydice des enfers, 1861. Huile sur toile, 112 x 137. Museum of fine arts, Houston
Mais Orphée perd sa bien-aimée, Eurydice. Grâce à son chant, il parvient à charmer les êtres infernaux, et obtient du dieu Hadès le droit de ramener Eurydice à la lumière. Ce voyage dans le monde des Enfers est une nouvelle preuve de la supériorité quasi magique du poète... Mais Orphée ne respecte pas la condition posée : ne pas la regarder sur le chemin du retour au monde des vivants. Le voyage, ici quête de l'amour perdu, voit l'échec, douloureux, succéder à l'espoir.
Le voyage d'Ulysse
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Mais l'antiquité grecque pose une autre image du voyage, plus contrastée, qui attribue un rôle particulier à la poésie.
Attribuée à Homère, datant de la fin du VIII° siècle av. J.-C., l'Odyssée, longue épopée de 12000 vers, divisée en 24 chants, raconte le « nostos », le retour d'Ulysse, après les dix ans de la guerre de Troie, vers sa patrie, l’île d’Ithaque. Mais, en raison de la colère du dieu Neptune, ce voyage, à nouveau pendant dix ans, est une succession d’épreuves, qui accentuent la nostalgie du héros, la « douleur du retour » impossible. Une d’elles est le chant des sirènes, qui envoûtent les marins au point de les amener à la noyade, ici illustrée. Sur son bateau, à deux voiles et à un rang de rames, Ulysse s’est attaché au mât, les mains liées, ses compagnons l’entourent, les oreilles bouchées par de la cire.
Ulysse et les sirènes, III° siècle. Mosaïque, 380 x 130, détail. Maison de Dionysos et d'Ulysse, Dougga, Tunisie
Ainsi, cette épopée rend plus complexe l'image du voyage. D’un côté, il ouvre un espoir : Ulysse part combattre les Troyens, quête de profit et de gloire, qui implique de difficiles épreuves. De l’autre, il ne se conçoit pas sans l’idée du retour, de nouvelles épreuves, mais aussi une réflexion sur les apports du voyage, parfois même des regrets.
LE MOT "VOYAGE" : LES ENJEUX DE LA SÉQUENCE
Les élèves seront amenés à explorer le site du CNRTL (Centre national des Ressources Textuelles et Littéraires) et à en proposer une synthèse pour rendre compte des sens du mot « voyage ».
Il vient de l’adjectif latin neutre « viaticum », « du voyage » (de « via », la route), qui désigne d’abord l’argent nécessaire au voyage, puis toute ressource qui le facilite, tout soutien apporté au voyageur.
L’analyse du site présente une première définition : le voyage est le « déplacement que l'on fait, généralement sur une longue distance, hors de son domicile habituel. » Toute la question est donc de déterminer les raisons qui poussent au voyage : une nécessité impérieuse – par exemple une migration pour assurer sa survie – ou un choix personnel, désir de découverte, volonté de fuir le quotidien habituel, recherche d’un profit, politique, économique, scientifique, culturel au sens large. Le voyage peut donc impliquer une exploration, réelle, par exemple géographique, avec les réactions face aux découvertes, ou psychologique : le voyage est alors aussi un moyen de se découvrir soi-même, source de sentiments et de réflexions.
L'HÉRITAGE MÉDIÉVAL
Les voyages au Moyen Âge
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Les conditions de vie au Moyen Âge n’incitent guère au voyage : les moyens de transport restent rudimentaires, les routes sont dangereuses, les hommes sont attachés à la terre, ou à leur métier, et disposent de peu de jours de liberté.
Il a donc principalement trois causes : une expédition militaire (ou diplomatique), une croisade, ou, plus simplement parfois, un pèlerinage. C’est ce qu’évoque la littérature, par exemple, vers 1150, la chanson de geste anonyme, Le Pèlerinage de Charlemagne, premier poème de 870 vers alexandrins, qui raconte ce prétendu pèlerinage du roi de France à Jérusalem et à Constantinople. C’est l’occasion, comme dans de nombreux récits de voyages de cette époque, de peindre les splendeurs découvertes, telles celles du palais du roi Hugon, à Constantinople :
Charles voit la salle et toute sa splendeur : les tables, les sièges, les bancs sont d'or fin; sur les murs, des bordures d'azur et d'aimant encadrent de précieuses peintures représentant des bêtes, des serpents, des oiseaux et toutes sortes d'animaux. La salle est voûtée et complètement fermée par le haut ; elle est construite avec beaucoup d'art et d'élégance. La colonne centrale est niellée d'argent ; autour de la salle se dressent cent colonnes de marbre, toutes niellées d'or fin sur la face antérieure; chacune porte un enfant de bronze tenant à la bouche un cor d'ivoire ; si la galerne, s'élevant de la mer, ou la bise, ou tout autre vent vient frapper le palais du côté d'occident, il le fait tourner d'un mouvement continu, comme la roue d'un char qui descend une pente ; les cors sonnent et trompent et tonnent comme des tambours ou des tonnerres ou de grandes cloches qui se balancent ; et les enfants se regardent en riant, si bien que vous les croiriez tous vivants. Charles, voyant la salle et toute sa splendeur, n'a plus que du mépris pour sa propre richesse. (III)
Charlemagne à Constantinople, enluminure. Manuscrit du Pèlerinage de Charlemagne
Des voyages initiatiques dans la poésie
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Mais la poésie médiévale a aussi introduit le sens métaphorique du « voyage », qui devient une quête initiatique. Deux œuvres s’attachent à cette image.
Le Roman de la rose, notamment les 4058 vers de la première partie, composée vers 1230-1235 par Guillaume de Loris, présente, sous la forme d’un rêve, un long voyage en quête de l’amour de la belle désirée, où, sous forme d’allégories, l’amant rencontre à la fois périls et soutiens.
Joseph d’Arimathie et ses compagnons emportant le Graal de Palestine. Enluminure d’un manuscrit. Bibl. de Rennes
L’autre quête qui revient dans de nombreux récits médiévaux est celle du « Graal », rattachée à la légende des chevaliers de la Table ronde autour du roi Arthur. On la retrouve dans la première partie d’une trilogie, 3514 vers octosyllabiques, attribuée à Robert de Boron, intitulée Joseph ou le Petit Saint Graal, datant de la fin du XII° siècle. Il identifie le Graal au vase de la Cène, dans lequel Joseph d’Arimathie aurait recueilli le sang ruisselant des plaies du Christ. Devenu gardien du Graal, que lui aurait remis, avec des « secrets », le Christ ressuscité», Joseph le confie ensuite à son beau-frère et à ses neveux, auxquels il transmet l’enseignement du Christ : il leur donne la mission d’’emporter le Graal vers l’Occident, dans l’île légendaire d’Avalon, en répandant à leur tour la parole du Christ.
Le voyage accompli pour trouver cet objet sacré, parcouru d’épreuves, est donc le symbole d’une quête initiatique, l’acquisition de la foi chrétienne devant conduire à l’union mystique avec Dieu. Le voyage se charge alors d’un sens spirituel.
Une remarquable analyse du Roman de la rose : site de la BnF
JOACHIM DU BELLAY, Les Regrets, I558, XXXI, « Heureux qui, comme Ulysse,... »
Pour lire le sonnet
Après avoir achevé, de 1547 à 1549, ses études classiques au collège de Coqueret, sous la direction de l’humaniste Jean Dorat, Du Bellay publie La Défense et l’Illustration de la langue française. Il rejoint le groupe de la Pléiade, dont cet ouvrage constitue le manifeste : il fait du poète un élu des dieux, qui s’élève ainsi au-dessus de l’humanité ordinaire.
Les Regrets est un recueil de 191 sonnets en alexandrins, composés à Rome alors que Joachim Du Bellay, de 1553 à 1557, y réside. Il y est parti en tant que secrétaire de son oncle cardinal, nommé ambassadeur à la cour du Vatican. Rome ne peut que faire rêver un humaniste du XVI° siècle, par tous les souvenirs de l’antiquité que réveille la ville, et parce que c’est en Italie qu’est née la Renaissance. Mais Du Bellay est très rapidement déçu : il ne trouve pas dans ses activités les possibilités de carrière qu’il espérait et la vie à la cour lui déplaît. D’où le titre du recueil, qui en annonce le ton amer.
Quelle image du voyage propose-t-il dans ce sonnet ?​
L’IMAGE DU VOYAGE
Ulysse et les sirènes, V° s. av. J.-C. Stamnos à figures rouges. British Museum
À travers le modèle mythologique
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Le sonnet s’ouvre sur la mention de deux personnages de l’antiquité grecque, célèbres par leur voyage. Il évoque d’abord le « beau voyage » d’Ulysse, mais rappelons-en la durée, dix ans pour la guerre de Troie, et dix ans pour revenir dans son île d’Ithaque. Et que d’épreuves, entre le siège et les combats, et lors du retour ! Jason, lui, est parti avec ses compagnons, les Argonautes, pour conquérir « la toison » d’or ; mais lui aussi a dû subir de nombreuses épreuves… et a découvert, à son retour, la mort de son père.​
Lorenzo Costa Le vieux, Les Argonautes, XVI°s. Tempera sur bois, 47 × 58. Musée Civique, Église des érémitiques de Padoue
Par la comparaison, ces deux modèles sont dits « Heureux », adjectif mis en valeur en tête du premier vers, mais la construction du quatrain souligne le fait que leur bonheur vient davantage du retour que du voyage lui-même. Les verbes au passé, « a fait, « a conquis », traduisent, en effet, l’achèvement du « voyage ». De plus, l’insistance temporelle, avec le redoublement du connecteur, « Et puis », relie le verbe « est retourné » à une durée, « le reste de son âge », qui, à la rime et fermant la phrase exclamative, semble plus longue que celle du « voyage ».
Enfin, le bonheur du voyage est moins le fait qu’il soit « beau », donc qu’il ait permis de découvrir de nouveaux paysages, des lieux, une culture, mais sa valeur d’apprentissage qui permet au voyageur de revenir « plein d’usage et raison ». On reconnaît là l’humanisme propre au XVI° siècle, qui veut développer le plus possible les connaissances de l’homme.
À travers la description de Rome
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Les tercets montrent une ville grandiose, mais sans chaleur. Certes, au centre de la rime embrassée, Du Bellay rappelle les souvenirs antiques, donc la valeur historique de Rome : « le Tibre latin », « le mont Palatin ». Mais le vers 10, « Que des palais romains le front audacieux », avec la diérèse qui amplifie l’adjectif et l’antéposition du complément, prend une ampleur solennelle en illustrant ainsi l’impression d’une ville dont la grandeur paraît écraser l’homme. Cela se retrouve dans les sonorités dures, notamment la consonne [ R ], du vers 11, avec le [ É™ ] prononcé devant une consonne : « Plus que le marbre dur ».
La fin du sonnet est plus adoucie, parce que les lieux de la ville sont en partie oubliés au profit de son atmosphère, « l’air marin », qui suggère déjà l’idée du voyage, mais de retour.
Pierre Paul Rubens, Paysage avec les ruines du mont Palatin, vers 1615. Huile sur bois, 76 x 106,8. Musée du Louvre
LA NOSTALGIE
L'expression lyrique
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Après l’élan du premier quatrain, et les emprunts à la mythologie, le poète prend la parole dans le second, pour exprimer plus directement ses regrets, sur un ton mélancolique. Il se tourne alors vers l’avenir, marqué par l’emploi du futur, répété, « reverrai-je », et l’interrogation redoublée traduit la force de sa nostalgie. Le glissement de la conjonction « Quand » à la formule amplifiée par la prononciation du [ É™ ], « en quelle saison », marque une sorte d’angoisse d’un impossible retour. Elle est soulignée aussi par l’élan donné par le jeu du contre-enjambement et de l’enjambement des vers 5 et 6.
La douleur du poète s’inscrit dans le registre tragique avec l’emploi de l’interjection, « Hélas ! », mise en relief par l’effet de suspens créé par l’élision du [ É™ ] du pronom « je » qui coïncide avec la virgule à la césure. L’anxiété est également soutenue par l’assonance du son vocalique [ é ], jusqu’au hiatus, pour l’oreille puisqu’il est masqué par le [ É™ ], souligné par la césure, qui rend le ton plus aigu : « Fumer la cheminée, et en quelle saison ».
Les lieux regrettés
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Le second quatrain est construit sur d’une opposition spatiale entre la petitesse et la grandeur. Dans un premier temps, tout contribue, en effet, à minimiser le lieu natal, d’abord la synecdoque, « la cheminée », qui choisit la partie pour désigner le tout, c'est-à-dire « mon petit village », puis les choix lexicaux : « le clos de ma pauvre maison », évocation d’un petit jardin fermé et d’un lieu misérable. Mais le vers 8 inverse cette image, avec son rythme ample dû à l’effet de suspens, produit par l’élision du [ É™ ] à la césure, et son lexique hyperbolique : « Qui m'est une province, et beaucoup davantage ? »
Les ruines de la maison natale de Du Bellay, à Liré, en Anjou
Une autre opposition parcourt les tercets, entre les réalités de Rome et celles du lieu natal, avec une alternance de chiasmes dans les comparaisons des vers 9 à 12, sur un rythme qui s’accélère, d’abord deux vers, les vers 9 et 10, avec en première place la France, puis Rome, puis en un seul, chaque élément occupant un hémistiche : « Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux, / Que des palais Romains le front audacieux, / Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine : / Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin ». Au parallélisme des vers 12 et 13, souligné par la reprise du possessif « mon », qui met en valeur les lieux de France, succède le chiasme des deux derniers vers qui permet de clore le sonnet sur une image méliorative du pays natal : « Plus mon petit Liré, que le mont Palatin, / Et plus que l'air marin la douceur angevine. » Cette même opposition est figurée aussi par l’alternance des rimes masculines et féminines, « l’ardoise fine » et « la douceur angevine », celles-ci de sonorités plus douces.
Ces oppositions font ressortir les sentiments du poète qui se sent exilé, étranger à Rome, et affirme donc l’amour de sa patrie, amplifié par l’anaphore de l’adverbe « Plus » qui scande la série d’images, et la périphrase qui désigne son lieu de naissance : « Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux ».
CONCLUSION
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Dans ce sonnet, empli d’une mélancolie élégiaque, le voyage est représenté comme plus douloureux que « beau » ou profitable. Le lieu du voyage ne conduit à aucun émerveillement, comme cela pouvait être le cas dans les récits médiévaux, mais ne fait que susciter le rappel et le regret des lieux d’origine. C'est donc la nostalgie qui ressort, au sens étymologique, "le mal du retour". Ainsi, le poème met surtout en forme l’angoisse du retour, la volonté de retrouver le calme, la sérénité, et les valeurs personnelles, celles héritées des « aïeux », que le souvenir des lieux fait renaître.
En fait, le voyage, aux yeux de Du Bellay, ne fait que rendre l’homme « étranger », d’où le besoin de « se » retrouver, qui explique le choix du lyrisme, la place prise ici par la première personne, « je », « me », « mon ».
LA PLÉIADE, UN MOUVEMENT LITTÉRAIRE
Ce mouvement littéraire novateur regroupe, d’abord sous le nom de « La Brigade », de jeunes humanistes, parmi lesquels Étienne Dolet, philologue, et plusieurs poètes, dont Dorat, principal du collège de Coqueret, Pontus de Tyard, Baïf, Ronsard, Jodelle, Belleau et du Bellay, qui en rédige, en 1549, le texte fondateur : La Défense et l'illustration de la langue française. Leur nom définitif « La Pléiade » illustre déjà leur programme : briller, telles les constellations de la Pléiade, au firmament de la littérature, en rendant leur nom immortel.
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Le Livre Premier de La Défense et l’illustration de la langue française réclame d'abord la primauté de la langue française sur le latin, français qu'il faudra enrichir encore par des emprunts à l'antiquité, mais aussi aux dialectes provinciaux, aux domaines techniques, et même par des créations originales à partir de l'étymologie.
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Le Livre II porte sur la poésie, en en développant une conception élevée. Elle doit renoncer à n'être qu'un simple divertissement, un jeu sur les légères formes fixes médiévales, lais, virelais, rondeaux..., et l’essai formule de nombreuses critiques contre ces prédécesseurs, poètes médiocres à leurs yeux. Pour atteindre l’objectif formulé dans le titre du chapitre III, « celui qui en poésie veut faire œuvre d’immortalité » doit chercher à s'anoblir en renouvelant les genres antiques, odes, élégies, ou en empruntant à la Renaissance italienne, par exemple le sonnet pratiqué par Pétrarque.
Joachim du Bellay, frontispice de La Défense et l'illustration de la langue française, 1549
L'idéal de beauté formulé par la Pléiade implique d’enrichir la langue, de l’amplifier et de l’embellir par une ornementation, permise par les figures de style. Les emprunts revendiqués, tel celui du sonnet, n'empêchent pas l'originalité, comme le montre « Heureux qui, comme Ulysse... », composé d'alexandrins alors que le sonnet est habituellement en décasyllabes. C’est ce qu’explique Ronsard dans la préface de La Franciade en expliquant ce que doit être le poète composant ses vers.
« un bon artisan, qui les fasse autant qu'il lui sera possible hausser comme les peintures relevées, et quasi séparer du langage commun, les ornant et enrichissant de figures, schèmes, tropes, métaphores, phrases et périphrases éloignées presque du tout, ou pour le moins séparées de la prose triviale et vulgaire (car le style prosaïque est ennemi capital de l'éloquence poétique), et les illustrant de comparaisons bien adaptées, de descriptions florides, c'est-à-dire enrichies de passements, broderies, tapisseries et entrelacements de fleurs poétiques, tant pour représenter la chose, que pour l'ornement et splendeur des vers […]
Jean-Baptiste CHASSIGNET, Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort, 1594, « Cet océan battu de tempête et d’orage… »
Pour lire le sonnet
Le titre de ce sonnet, « Cet océan battu de tempête et d’orage… », en évoquant les périls des voyages maritimes invite le lecteur curieux à découvrir la vie de ce poète peu connu. Comment alors ne pas être surpris d’apprendre que l’écrivain (1571-1635), originaire du Jura, ne s’est jamais éloigné de sa province ? Si nous ajoutons à cette information biographique, que ce recueil de 434 sonnets a été composé à un âge fort jeune, à peine vingt-quatre ans, et, en observant le titre du recueil, Le Mépris de la vie et Consolation contre la mort, nous comprenons que le voyage prend, chez lui, un sens métaphorique : il symbolise le parcours d’une « vie », de la naissance à la « mort ».
Le voyage en mer
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Le premier aspect qui ressort est le danger du voyage sur un « océan », présenté, dès la longue phrase qui compose le premier quatrain, comme le lieu du trouble et de l’agitation : « battu de tempête et d’orage ». Le voyageur doit affronter « les périls du naufrage », et le tercet, par les anaphores, souligne à quel point les éléments se mêlent pour accentuer la menace : « Mais las ! ce sont toujours les mêmes cours des vents, / Toujours les mêmes flots qui se vont élevant, / Toujours la même mer ». Certes, le poète essaie de changer d’embarcation, « D'un plus petit bateau je passai vitement / Dans un vaisseau plus grand », mais le terme final, « esquif » insiste sur la fragilité du voyageur qui semble perdu sur cet « océan ».
Rembrandt, Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée, 1633. Huile sur toile, 160 x 128. Musée Gardner, Boston
Le voyageur
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Dans cette situation, le poète exprime immédiatement l’état pitoyable du voyageur, « dédain », c’est-à-dire désir de quitter cet océan, peur et espoir d’atteindre « au rivage ». Il ne masque pas son malaise physique, dépeint avec un réalisme peu habituel jusqu’à cette époque dans la poésie : « le dévoiement / De mon faible estomac prompt au vomissement / Me faisait déjà perdre et couleur et courage ». La fin du poème insiste sur la souffrance d’un voyageur qui semble incapable de résister : « mer qui me trouble et moleste. »
Le sens du voyage
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C’est le second tercet qui permet au lecteur de dégager le sens métaphorique du voyage, à partir de l’interpellation, « Ô mort ! », qui implore cette allégorie avec l’impératif : « Tire-moi des hasards… » Le lexique maritime, associé à des adjectifs, « tant d’écueil mondain », « le port céleste », révèle que cet « océan » si agité, si dangereux, représente le « monde », c’est-à-dire le cours de la vie terrestre, au sein de la société, si pénible que l’homme en arrive à souhaiter mourir, pour avoir l’espoir d’un au-delà, d’un monde « céleste » plus apaisé.
Philippe de Champaigne, La Vanité ou Allégorie de la vie humaine, 1646. Huile sur toile, 28,8 x 37,5, Musée de Tessé, Le Mans
Pour conclure
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Là où Du Bellay évoquait la réalité du voyage qu'il avait vécu, Chassignet, lui, traite ce thème de façon métaphorique, mais lui aussi donne du voyage une image bien sombre.
Son sonnet relève clairement du mouvement baroque, dont il illustre deux aspects essentiels. D’une part, c’est un courant qui se plaît à l’accumulation, à la surcharge, pour restituer l’inconstance de la vie, les « hasards » incessants qui viennent tout bouleverser. D’autre part, reflet de la fin d’un siècle troublé par les guerres de religion, le baroque exprime une véritable obsession de la mort, née d’un néo-stoïcisme qui envisage cette ultime étape réservée à l’homme l’objet d’une ferveur mystique. Là est la vision de "l'ailleurs" que nous propose ici le poète.
PHILIPPE DESPORTES, Les Amours de Diane, 1573, « J'ai longtemps voyagé... »
Pour lire le sonnet
Contrairement à Jean-Baptiste Chassignet (cf. supra), Philippe Desportes (1546-1606), entré dans les ordres après des études humanistes, a vécu des voyages. Il a d’abord accompagné l’évêque du Puy à la cour de Rome en tant que secrétaire. Revenu en France en 1567, il est introduit à la cour du duc d’Anjou, futur Henri III, qu’il accompagne lorsqu’il est élu roi de Pologne, en 1573. Mais dès 1574, ce dernier préfère revenir régner en France, et Desportes rentre avec lui pour le servir comme lecteur à la cour.
À cette date, il a déjà publié un premier recueil, Les Amours de Diane, composé de poèmes divers, sonnets, stances, chansons…, dédié à Henri de Navarre qui a épousé, en 1572, Marguerite de Valois, sœur du futur roi Henri III. Il s’affirme ainsi comme un poète de cour officiel.
Dans ce recueil, de nombreux poèmes sont destinés à célébrer « Diane ». Mais, à part une épitaphe qui mentionne Diane de Cossé, ce prénom masque très probablement plusieurs dames de la cour, qu’il permet de célébrer à travers les références mythologiques à cette déesse, identifiée, chez les Romains, à l’Artémis grecque.
Dans le sonnet « J’ai longtemps voyagé… », le poète, sans évoquer directement ni la femme aimée ni l’amour, choisit le thème du voyage. Mais quel sens lui donne-t-il ?
UN DANGEREUX VOYAGE MARITIME
Simon Vouet, Diane, 1637. Huile sur toile, 102 x 141. Hampton Court Palace
Une mer hostile
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Tout le poème est construit sur l’image de la tempête en « mer », avec une insistance sur les éléments déchaînés. Par la formule, « à l’abandon des flots », Desportes souligne, en effet, leur toute-puissance, à laquelle il est impossible de résister, idée reprise au vers 11 par « au vouloir de l’orage ».
Le second quatrain met l’accent sur un autre ennemi, « les vents », personnifiés comme des guerriers en colère, acharnés à perdre le marin : « les vents dépités, combattant sans repos / Avaient juré ma mort ». Enfin, outre l’indice temporel, « durant ce danger », qui résume la situation dans le dernier tercet, une dernière menace plane à la fin du poème, « un écueil », terme mis en valeur par l’inversion syntaxique, donc le « naufrage », dernier mot du poème.
Le voyageur
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D’emblée, le sonnet, qui s’ouvre sur le pronom personnel de la première personne, s’inscrit dans le registre lyrique : « J’ai longtemps voyagé ». Il se confond donc avec le marin dans la tempête, avec le parallélisme négatif qui révèle son égarement, accentué par la durée mentionnée : « Demeurant quinze mois sans voir soleil ni lune. » Desportes retrouve le contexte de l’antiquité, en montrant qu’il n’a comme seule ressource que l’invocation du dieu des mers, « Neptune », et des dieux protecteurs des marins, les « astres jumeaux », c’est-à-dire, dans la mythologie, Castor et Pollux. Mais le lexique met en évidence l’échec : « en vain », annule par antéposition la prière, comme le second hémistiche du vers 6, « sourds à tous mes propos », et le second quatrain se ferme sur la double négation insistante : « sans espérance aucune ».
Joos de Momper, Tempête en mer, 1568. Huile sur toile, 70,5 x 97. Kunsthistorisches Museum
Pierre Paul Rubens, La Colère de Neptune, vers 1634. Huile sur toile. Staatliche Kunstammlungen, Dresde
À cela s’ajoute l’état de l’embarcation, dont la fragilité ressort par l’antéposition négative : « Sans voile et sans timon ». Il est donc impossible au marin de diriger la « barque / Qui vaguait incertaine au vouloir de l'orage. ». D’où le résultat, marqué par la brutalité du passé simple qui contraste avec les imparfaits de la description, et le choix lexical qui fragilise encore l’embarcation : « Un écueil je trouvai / Qui brisa ma nacelle ».
LE SENS MÉTAPHORIQUE
Mais, dès l’ouverture du sonnet, par le regroupement « une mer de pleurs », Desportes invite son lecteur à lire la description comme une métaphore d’une époque importante de son existence, dont la durée est précisée, « quinze mois ».
Les causes de la tempête
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Le second hémistiche du premier vers introduit une explication de ce voyage : « courant toujours fortune », c’est-à-dire prenant des risques, dans l’espoir d’un succès qui reste aléatoire. Mais dans quel domaine cet espoir s’inscrit-il ? La réussite d’une carrière, ou l’amour ? En associant cette formule au titre du recueil mais aussi à l’hyperbole qui suit, propre au lexique précieux, « mille ardents soupirs », c’est en amant que Desportes se représente, la tempête illustrant alors les difficultés traversées par l’amant. C’est ce que confirme l’explication qui ouvre les tercets, avec la reprise de ce même adjectif : « Mon désir trop ardent, que jeunesse abusait ». Desportes se dépeint ici comme un amant trop jeune, donc encore naïf, qui ne sait pas exprimer son « désir », excessif dans ses sentiments.
L'expression des sentiments
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Desportes nous guide alors dans l’interprétation de la métaphore. Nous observons, en effet, un glissement des « flots » réels sur lesquels vogue la barque, aux larmes versées par le poète : c’est « une mer de pleurs », image accentuée par le parallélisme hyperbolique et le jeu sonore des consonnes, avec l’allitération du [ l ] liquide : « des flots / De mille ardents soupirs et de mille sanglots ».
Dans un second temps, ces éléments qui s’unissent pour égarer le marin traduisent les refus de la femme aimée, dont le poète doit subir le « vouloir » sans pouvoir l’infléchir : les « astres jumeaux » que la légende représente comme deux feux qui apparaissent pour guider les navigateurs, pouvant désigner, eux, les yeux de la belle, qui restent inflexibles aux déclarations de l’amant : « sourds à tous mes propos ». Il sombre ainsi peu à peu dans le désespoir, que les négations et les hyperboles amplifient : « sans voir soleil ni lune », sans rien pour éclairer sa vie, il est proche de la « mort, sans espérance aucune ».
L'issue du voyage
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Le dernier tercet apporte une conclusion à cet épisode amoureux, en deux temps qui s’opposent.
Dans un premier temps, elle clôt logiquement ce qui précède : la barque se « brisa » image la rupture amoureuse qui met fin à ce voyage métaphorique.
Mais à la césure du vers 13 la situation s’inverse. Desportes suscite, dans cette chute, habituelle dans un sonnet, un effet de surprise, puisque le lecteur imaginait la noyade, qui n'a pas lieu : « et moi je me sauvai / À force de nager évitant le naufrage ».
Quel sens donner à cette vision finale ? Si la rupture a brisé l’espoir d’être aimé, le poète a su « nager » pour se libérer lui-même de son désir, pour ne pas se laisser détruire par cet échec, pour survivre à ce « naufrage » sentimental.
CONCLUSION
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Dans ce récit de ce que le lecteur peut interpréter comme un épisode de l’existence de Desportes, le poète a su allier les réalités du XVI° siècle, c’est-à-dire les dangers des voyages en mer, et les souvenirs de son éducation humaniste, la mythologie : ce marin, perdu au milieu des tempêtes et victime de la colère de « Neptune », rappelle au lecteur Ulysse et ses péripéties dans l’Odyssée homérique.
Ce sonnet lyrique, qui met en parallèle la peinture d’une violente tempête et les douloureux bouleversements du sentiment amoureux, relève du mouvement baroque qui s’est plu à dramatiser tout ce que la vie comporte de hasards, d’inconstance, d’instabilité. L’homme se retrouve alors victime de lui-même, amer et déçu, victime de ses propres excès, bien fragile finalement dans cet océan qu’est la vie.
Anonyme de l’École de Fontainebleau, Diane chasseresse, portrait de Diane de Poitiers en déesse, vers 1550. Huile sur toile, 192 x 133. Musée du Louvre
LE BAROQUE DANS L'ARCHITECTURE
S. Renard de Saint-André, Vanité, vers 1665-1670. Peinture sur toile, 69 x 57,5. Musée de Strasbourg
Les caractéristiques du baroque
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L'appellation "baroque", du portugais "barrocco", qui désigne une perle irrégulière, date du XIX° siècle, mais convient bien à ce courant artistique, né à la fin du XVI° siècle, et affirmé dans la première moitié du XVII°, qui associe la beauté à la surcharge. Le baroque privilégie deux thématiques.
celle de l'inconstance : Reprenant le « panta reï » (tout coule) des Anciens, le baroque met en évidence la fragilité de la vie humaine, à l'image des bulles de savon qui flottent sur le tableau de Renard de Saint-André. Tout n'est donc que "vanité", les plaisirs du corps, ce dont témoignent ici la bouteille et le verre cassés, comme ceux de l'esprit : les œuvres, littéraires ou musicales, sont accompagnées d'un sceau qui représente un squelette... et la couronne de lauriers, symbole de la gloire, ne couronne plus que ce crâne sinistre. L'image du temps qui passe, du fleuve qui coule, de l'alternance des saisons et l'obsession de la mort parcourent la littérature baroque. Lui correspondent des variations de registres au sein d'un même texte et des accumulations d'images variées qui traduisent l’agitation, le bouleversement, comme celles de la tempête dans les sonnets de Chassignet et de Desportes.
celle de l'illusion, conséquence logique de l'inconstance : puisque rien ne peut plus avoir de stabilité, rien ne peut plus être considéré comme certain. L'illusion triomphe : des jeux de miroirs démultiplient la réalité, qui devient insaisissable. Cela explique la place prise dans les œuvres baroques par la mise en abyme, récit second enchâssé dans le récit initial, pièce de théâtre représentée sur la scène par les personnages d'une pièce de théâtre... Les œuvres baroque aiment les symboles complexes, jouent avec les métaphores, se plaisent aux paradoxes ou aux contrastes soudains : tout ce qui peut égarer la perception, voire la compréhension, du lecteur est privilégié.
L'église de l'Annonciation dite Sainte-Rita à Nice
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La reconstruction de l’église de l’Annonciation, plus connue à Nice sous le nom de « Sainte-Rita », commencée en 1676, s’est achevée vers 1685, mais l’embellissement se poursuit encore jusqu’à la fin du siècle. L’ensemble illustre parfaitement le mouvement baroque, né en Italie au milieu du XVI° siècle pour renforcer l’influence de l’Église catholique en réponse à la Réforme.
Elle correspond à toutes les tendances architecturales du baroque, à commencer par la place accordée aux courbes, aussi bien dans les formes d’ensemble, de la nef, des chapelles, avec les dômes et les voûtes, que pour les piliers, les colonnes avec leurs volutes et leurs spirales. L’ornementation est particulièrement surchargée, en mêlant les matériaux les plus luxueux, marbres et feuilles d’or, donnant une impression de richesse inouïe, celle aussi de l’orgue qui couronne l’entrée. Ce même sentiment d’abondance vient aussi des jeux de couleurs, celles des marbres, des fresques, des statues, mis en valeur par le clair-obscur. Les effets de trompe-l’œil se multiplient.
Pour une intéressante visite virtuelle
Deux réalisations de Salomon de Brosse
Salomon de Brosse, l'entrée du château de Blérancourt, 1612
Salomon de Brosse, le palais du Luxembourg, vue d'ensemble
Salomon de Brosse est un des plus connu des architectes du mouvement baroque, qui s’est véritablement développé sous Louis XIII dans le premier tiers du XVII° siècle, avant que le classicisme n’impose plus de régularité et de sobriété. Sa réalisation s’inspire des palais italiens, en distinguant le corps du bâtiment et ses ailes, avec des pavillons pour encadrer l’ensemble, comme le montre la vue d'ensemble du palais du Luxembourg à Paris. Comme dans un autre de ses ouvrages, le château de Blérancourt, un des signes du baroque est la présence de dômes et de coupoles, la surcharge des pilastres et des colonnades, et une ornementation encore surchargée.
LA VERSIFICATION
Pour analyser la versification
Le rôle de la versification
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Du Moyen Âge au XVIII, c’est encore la versification qui caractérise la poésie, et quatre éléments y participent : la mesure du vers, qui lui donne plus ou moins d’ampleur, les rimes, qui permettent parfois de constituer des strophes, le rythme, qu’il s’agisse de la coupe principale, la césure, mais aussi de la répartition de la ponctuation, des jeux de parallélisme ou d’opposition, enfin les sonorités, qui contribuent à soutenir l’atmosphère du poème.
Mais l'analyse de la versification n'est pas "gratuite" : elle ne prend tout son sens que mise en parallèle avec les choix lexicaux, grammaticaux et syntaxiques. Comme eux, elle est destinée à renforcer les descriptions ou les portraits, les idées, l'expression des sentiments, les critiques...
Une forme poétique particulière : le sonnet
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C’est en Italie que naît le sonnet, de « sonnetto », petite chanson, forme fixe rendue célèbre par Pétrarque qui en dédie 317 à la femme aimée, Laure. Quand les humanistes français découvrent la Renaissance italienne, c’est tout naturellement qu’ils adoptent le sonnet, qui, à partir du XVI° siècle, et notamment avec les poètes de la Pléiade, Du Bellay, Ronsard…, s’impose dans la poésie au détriment des autres formes fixes médiévales, lai et virelai, rondeau, ballade…, qui renaissent pourtant avec la Préciosité au XVII° siècle.
La forme des 14 vers évolue cependant, à l’origine des décasyllabes, puis, plus souvent, des alexandrins. Il se compose de deux quatrains, organisés autour de deux rimes embrassées identiques, et d’un sizain, lui aussi séparé en deux tercets. Mais là où le sonnet « italien » choisit une rime suivie, puis deux rimes embrassées (CC-D/EED), le sonnet « français » privilégie, après la rime suivie, deux rimes croisées (CC-D/EDE). Par la suite, de nombreuses variantes seront imaginées dans la répartition des rimes, jusqu’au XIX° siècle où les poètes s’autorisent toutes les libertés, jusqu’à l’inversion des quatrains et des tercets par exemple dans « Le Crapaud » de Tristan Corbière.
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Pétrarque, Sonnets à Laure, édition des Mille, 1913
JEAN DE LA FONTAINE, Fables, 1678, IX, « Les deux Pigeons », vers 1-69
Pour lire l'extrait de la fable
En 1678, après le succès du premier, La Fontaine fait paraître son second recueil de Fables, dédié à Mme de Montespan, favorite du roi, dans une nouvelle tentative pour se concilier les faveurs de Louis XIV. Il le fait précéder d’un « Avertissement » dans lequel il explique avoir « cherché d’autres enrichissements » et avoir « étendu davantage les circonstances de ces récits ». Ainsi, si dans le premier recueil il avait encore beaucoup emprunté à Ésope et à Phèdre, ses modèles antiques, ici il va chercher son sujet chez Pilpay, un sage indien, dont le Livre des lumières avait été traduit en français en 1644. Mais c’est aussi sa propre personnalité que nous découvrons davantage.
La fable intitulée « Les deux Pigeons » retrouve cependant un thème cher aux écrivains antiques, depuis l’Odyssée d’Homère, celui du « nostos », du retour plus important que le voyage lui-même, fondé sur la double valeur symbolique de l’animal choisi : le pigeon, s’il est « voyageur », est aussi l’emblème de l’amour. La Fontaine nous interroge alors : est-il souhaitable de voyager ?
La Fontaine, Fables. Image d'Épinal, BnF
LE RÉCIT DU VOYAGE
Gaston Gélibert, "Les deux Pigeons", vers 1885. Gravure, 37,6 x 27,2. BnF
La structure du récit
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Après la situation initiale, le voyage lui-même comporte cinq péripéties : l’orage (v. 31-36), le piège (v. 37-43), le vautour (v. 43-48) et l’aigle (v. 48-49) tous deux à l’état de menace seulement, et, pour finir, l’enfant (v. 50-56). Mais ces épisodes sont si étroitement liés les uns aux autres qu’ils donnent l‘impression que le destin s’acharne contre le héros. Par exemple entre les vers 36 et 37 les deux épreuves s’enchaînent, au vers 43, c’est au sein d’un même vers que s’effectue le renchérissement : « [...] et le pis du destin / Fut … » Le lien est renforcé par des effets rythmiques tels l’enjambement des vers 43 à 45, ou le rejet entre les vers 48 et 49 : « [...] quand des nues / Fond… »
François Chauveau, "Les deux Pigeons", 1679. Gravure. Bibliothèque municipale de Versailles
La dramatisation du récit
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De plus, le récit est rendu plus dramatique, ce qui l’inscrit dans le registre tragique, au croisement avec l’épique. Les épreuves sont amplifiées d’abord au moyen de l’alexandrin qui leur donne une plus grande solennité. Le seul octosyllabe, « Les menteurs et traîtres appas », constitue un rejet qui parodie le registre tragique, renforcé par les sonorités dures, [ t ] et [ R ]. Ajoutons à cela la majuscule à « Vautour » et à « Aigle », qui en fait des êtres supérieurs, auxquels sont attribuées des épithètes caractéristiques, comme dans les épopées d’Homère : « à la serre cruelle », « aux ailes étendues ». Enfin, le recours au présent de narration vient rompre le récit, traditionnellement au passé simple et à l’imparfait, pour marquer la brutalité des épreuves que subit le héros, par exemple des vers 37 à 39 ou dans l’arrivée brutale du rapace avec le verbe en tête de vers : « Fond à son tour un aigle aux ailes étendues ».
Un héros ridicule
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Mais, au fil des épreuves ce héros, digne de l’épopée, devient au contraire de plus en plus ridicule. Cela se traduit déjà par un decrescendo dans sa désignation : d’abord nommé « le Pigeon », il devient « l’oiseau », puis « la volatile malheureuse », au vers 56, ce qui lui ôte toute grandeur. Parallèlement, les vers se raccourcissent en octosyllabes lorsqu’il retourne au logis, comme pour reproduire son état lamentable. Au fil de la fable, en effet, il est de plus en plus pitoyable.
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La première épreuve le montre « tout morfondu », avec « son corps chargé de pluie », rime pauvre avec « envie ».
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Dans la seconde épreuve, il est plus directement atteint : »quelque plume y périt ». La Fontaine en brosse ironiquement un portrait ridicule des vers 25 à 27, en impliquant son lecteur : « notre malheureux qui, traînant la ficelle / Et les morceaux du las … » La comparaison, « qui semblait un forçat échappé », le dévalorise encore.
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La dernière épreuve, enfin, l’anéantit : « tua plus d’à moitié », « demi-morte et demi-boiteuse ». La Fontaine s’amuse alors à imiter, par le rythme binaire et le martèlement des sonorités des vers 58 et 59, sa démarche pitoyable.
Le fabuliste a démythifié son héros par le contraste entre l’amplification épique des épreuves et le ridicule croissant des échecs successifs. La fable s’inscrit donc dans le registre héroï-comique, forme de parodie, et remplit bien son rôle premier, divertir.
DEUX CONCEPTIONS OPPOSÉES
Le désir de voyager
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Ce héros représente le désir de voyage, mais immédiatement présenté de manière péjorative : « s’ennuyant au logis », « l’humeur inquiète », adjectif amplifié par la diérèse et à prendre au sens étymologique, c’est-à-dire « ne connaissant pas le repos ». Cela rappelle le portrait de Pascal dans les Pensées quand il explique le rôle du « divertissement » pour l’homme qui a besoin de changer de lieu simplement pour pallier l’ennui, le vide de son âme.
La première raison qui explique la volonté du pigeon n’est pas louable ; ce n’est pas la volonté d’apprendre, mais le simple « désir de voir » : seul l’attire le changement, « la curiosité », qu’il maudira à la fin, dans le seul décasyllabe de la fable, mot souligné par la diérèse.
Son autre motif de voyage n’est guère plus estimable, puisqu’il s’agit d’une forme de vanité, le désir de se faire valoir en parlant de ce qu’il a vu, comme le montre le champ lexical de la parole : « conter / Mes aventures » (avec le rejet qui souligne la prétention), « Quiconque ne voit guère / N’a guère à dire », « mon voyage dépeint », « Je dirai : J’étais là ; telle chose m’avint » Cela devient une volonté de s’affirmer supérieur à l’être aimé. Ce ton méprisant lui fait mériter son châtiment !
Le refus du voyage
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L’autre pigeon refuse, lui, le voyage, et argumente fermement.
D’abord, il invoque les sentiments amoureux, « quitter votre frère », « l’absence est le plus grand des maux », et l’alexandrin du vers 8 parodie le langage tragique.
Puis, il fait appel à sa raison, en évoquant les risques légitimes du voyage dans une énumération : « les travaux / Les dangers, les soins du voyage ». La logique est sollicitée, lorsque le climat est mentionné : « Encore si la saison s’avançait davantage ! / Attendez les zéphyrs ».
Enfin, en désespoir de cause, c’est l’irrationnel qui est mis en avant, le présage qui, dans l’alexandrin, « annonçait malheur à quelque Oiseau ».
Gustave Doré, "Les deux Pigeons", 1868. Gravure. BnF
Dans ce rôle d’avocat, le pigeon revient, dans l’exorde, la fin du discours, aux sentiments, comme il est de règle dans un plaidoyer, avec l’interjection tragique, « Hélas », et les interrogations oratoires. Mais cette argumentation échoue, la raison n’a eu aucun effet. Seule l’expérience pourra convaincre le pigeon, qui rentrera en « maudissant sa curiosité ».
Le sens de la fable
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Dans ce débat, c’est le fabuliste qui est le juge, et le lecteur à qui il propose sa fable comme pour remplacer l’expérience, comme un moyen de le toucher pour mieux l’instruire.
Dans le cours du récit, il blâme nettement le pigeon par l’accumulation de termes péjoratifs et, avec le recours au pronom personnel « nous », tente d’entraîner le lecteur dans son jugement ironique, pour en faire son complice : « Fut assez fou pour entreprendre » (v. 3), « notre imprudent voyageur » (v. 19), « notre malheureux volatile » (v. 45). Il insiste sur la naïveté du pigeon, qui ne se méfie pas des « lacs » : dès qu’il les « voit », verbe répété, il y va sans réfléchir. Il ne réfléchit pas plus en s’approchant de la « masure » : il « crut [...] que ses malheurs / Finiraient ».
Jean-Jacques Grandville, "Les deux Pigeons", 1838. Gravure, BnF
Mais il intervient encore plus directement à la fin, et la fable change de ton avec l’impératif et le subjonctif : le discours se fait didactique. Il interpelle ses destinataires, les « heureux amants », pour leur délivrer son conseil, mis en valeur dans un octosyllabe : « Voulez-vous voyager ?/ Que ce soit aux rives prochaines ». Les trois derniers vers montrent que, pour lui, la richesse est à l’intérieur de l’homme. Le voyage est donc d’abord partir à la découverte de l’autre : c’est elle qui contribue à solidifier et à enrichir le couple, et non pas le vain désir de gloire ou de connaissances peu utiles.
CONCLUSION
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La Fontaine a fréquemment abordé le thème du voyage, dans les livres IV (fable 2), VIII (fable 9), X (fable 2) : dans ces trois cas, le « voyageur » court à sa perte. Il ne reste plus rien ici de l’aspect glorieux, ni même enrichissant du voyage puisque la morale de la fable est de ne pas chercher au loin ce que l’on peut trouver « aux rives prochaines », près de soi.
Cette fable nous confirme aussi le rôle de ces apologues, bien peu destinés aux enfants contrairement à ce que le premier recueil, dédié au jeune Dauphin alors âgé de neuf ans, avait pu laisser croire. C’est aux lecteurs adultes que s’adresse La Fontaine, et sa fable joue un double rôle. Comme beaucoup d’autres, elle conseille une forme de sagesse prudente : éviter de prendre des risques, éviter de se mettre dans des situations qui peuvent comporter de dangereux hasards. Mais c’est aussi lui-même que le fabuliste nous peint, « voyageur » volage en amour, assez semblable au pigeon en fait. Il développe ici, par opposition, un idéal d’amour parfait, où l’homme échapperait à l’ennui par ses seules richesses intérieures, et le partage au sein du couple.
Gustave Doré, "Les deux Pigeons", 1868. Gravure, BnF
POUR ILLUSTRER LA FABLE DE LA FONTAINE
Jean-Jacques Grandville
Deux illustrations de Gustave Doré,
Gaston Gélibert
Les illustrateurs ont effectué deux choix bien différents. D’un côté, comme Gustave Doré , dans la première gravure, ou Gaston Gélibert, ont mis en scène le monde animal, support des fables. En revanche, la gravure de Jean-Jacques Grandville et la seconde de Doré, ont privilégié la représentation des humains. Dans le premier cas, l’illustration met en valeur le récit lui-même, et ses personnages, dans une volonté de souligner l’aspect plaisant, divertissant de la fable. En revanche, le second choix, lui, s’attache davantage à son autre rôle, instruire en proposant aux lecteurs une forme de sagesse.
Le monde animal
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Gustave Doré
La gravure de Doré, en plaçant en gros plan le couple formé par les « deux pigeons », met l’accent sur le thème de l’amour. Ainsi, même si dans la fable, tous deux se désignent par le terme « frère », il s’appuie sur le langage employé, tel le cri lancé par le premier à parler, « cruel », pour distinguer celui qui veut voyager et « la pigeonne ». Cela se traduit par la blancheur et par l’attitude qu’il lui prête, la tête appuyée sur le poitrail de celui qu’elle tente de retenir, comme pour exprimer à la fois son amour et son chagrin.Les oiseaux, dans le lointain, rappellent un de ses arguments, la menace des « faucons », mais le cadre rustique n’est qu’esquissé.
Gaston Gélibert
L’illustration de Gélibert est beaucoup plus complexe, puisqu’elle rend compte de plusieurs épisodes de la fable. Le fond illustre la situation initiale, avec les deux pigeons dans le pigeonnier. Mais y figure aussi la péripétie du « vautour », dont le danger est accentué par le doublement de ces rapaces, mais aussi par leur position supérieure, menaçante, les ailes déployées. Sous eux, le pigeon apparaît bien fragile, traînant encore la « ficelle » du filet auquel il vient d’échapper, péripétie représentée dans l’encadré rectangulaire, qui montre le pigeon survolant le champ de blé où le filet tendu va le retenir prisonnier. L’encadré inférieur, ovale, est le retour du pigeon. Le dessin et les couleurs, le vert et les tons mordorés, mettent davantage en valeur que chez Doré le cadre campagnard, tandis que les tons pastels, pour le pigeon notamment, contribuent à restituer l’atmosphère de tendresse, de douceur, qui, pour le fabuliste, devrait régner au sein du couple.
Le monde humain
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Jean-Jacques Grandville
Le monde animal reste, certes, présent chez Grandville, mais très réduit : le chien, l’oiseau, ou les « faucons » qui planent , menace que la gravure assombrit. Dans le lointain, nous reconnaissons, par sa forme, le pigeonnier, mais, à peine visible, le pigeon qui s’en éloigne.
Mais, conformément aux destinataires auxquels s’adresse la morale de la fable, c’est aux humains qu’est réservée la place principale, le couple des « heureux amants » alors même qu’ils sont en train de se séparer, ce que révèle le baluchon noué au bâton que porte l’homme. Grandville souligne, par la gestuelle, le chagrin qu’éprouve la jeune femme, que tente d’apaiser le voyageur. Même si le cadre est rural, ils sont vêtus comme des bourgeois, comme pour les rapprocher des lecteurs de La Fontaine. Enfin, Grandville annonce aussi l’ultime péripétie, en représentant le « fripon d’enfant » et sa « fronde », comme si l’oiseau qu’il semble viser, laissait présager son attaque du pigeon.
Gustave Doré
À part le chien familier qui, sur les marches, observe le couple d’amants, le monde animal disparaît totalement dans cette seconde gravure de Doré, de même, d’ailleurs, que le décor rustique, car ce perron, le luxe de l’escalier et de l’architecture d’ensemble de la demeure évoquent plutôt la noblesse. Il en va de même pour le vêtement, notamment en raison de l’épée que porte le jeune homme. Un décalage s’opère aussi dans le temps, car les costumes nous ramènent au Moyen Âge, époque de la « fin’amor », de l’amour courtois, un peu comme ceux en vigueur dans le théâtre de Shakespeare, tant apprécié des Romantiques. L’attitude de la jeune femme et l’expression de son visage soulignent la douleur de la séparation et son angoisse à l’idée des « dangers » qui menacent son bien-aimé, qui, lui, tente de l’apaiser en étreignant sa main, alors même que sa position le montre près à descendre l’escalier.
Cette gravure de Doré s’oppose totalement à la première du même illustrateur, comme pour construire un diptyque sur la fable, destinée à la fois, comme il est de règle pour la plupart des auteurs du XVII° siècle, à plaire par l’emploi d’un bestiaire, et à instruire.
JEAN-PIERRE CLARIS DE FLORIAN, Fables, 1792, IV, "Le Voyage"
Pour lire la fable
Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794) a été à la fois auteur de théâtre, romancier, et poète, plus spécifiquement fabuliste. Ce sont d’ailleurs ses fables qui lui valent sa célébrité, publiées en 1792, alors qu’en tant que noble il a été contraint de fuir pour un temps Paris, avant de s’associer à l'action révolutionnaire comme commandant de la garde Nationale à Sceaux. Mais il souffre depuis plusieurs années d’une tuberculose, ce qui explique probablement sa mort, en septembre 1794, après un emprisonnement de quelques jours en juillet, dont le délivre la chute de Robespierre.
Conformément à la tradition et comme son prédécesseur, La Fontaine, ses fables mettent très souvent en scène des animaux, mais ce n’est pas le cas dans « Le Voyage ». Même s’il y choisit la forme impersonnelle, quelle vision personnelle cette fable, à travers l’image du voyage, cherche-t-elle à transmettre ?
Portrait de PIerre Claris de Florian, XVIII° siècle
LES DIFFICULTÉS DU VOYAGE
La structure de la fable, avec l’énumération des infinitifs qui décrivent le voyage, contribue à donner l’impression de multiples difficultés, rencontrées à chaque étape.
Le départ
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Les deux premiers vers, réunis par la rime suivie, introduisent déjà deux difficultés. L’heure matinale complique la route, et le rythme de l’alexandrin traduit les hésitations, dues à la fois à l’obscurité et à l’ignorance du chemin à suivre : « Partir avant le jour, à tâtons, sans voir goutte, / Sans songer seulement à demander sa route ». Au vers 8, cette ignorance se trouve d’ailleurs confirmée, puisque le voyageur se dirige « vers un but incertain ». Étrange voyageur que celui-ci, qui ignore où il va…
Jan Tielens, Paysage rocheux avec voyageurs, début du XVII° siècle. Huile sur toile, 105 x 137,5. Collection privée
La route
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Sur le chemin les obstacles se multiplient, restitués dans les six vers suivants, avec les rimes alternées qui mettent en parallèle les aléas climatiques, en gradation : à « Voir sur sa tête alors s’amasser les nuages », simple menace, succède « en essuyant orages sur orages ». À cela s’ajoute le danger géographique : « un sable mouvant ».
La marche paraît ainsi particulièrement pénible, dans un premier temps ralentie, ce que renforce le rythme des vers 3 et 4, avec la ponctuation et les élisions, dont celle qui crée un effet de suspens sur la virgule : « Aller de chute en chute, et, se traînant ainsi, / Faire un tiers du chemin ». Puis, à l’inverse, comme si le voyageur était pris de peur, le rythme s’accélère dans les quatre vers suivants, marqué par les choix lexicaux, « précipiter ses pas », « Courir », et le recours aux rimes croisées.
L'arrivée
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Dans l’incapacité d’atteindre le « but », affirmée par avance (« un but incertain où l’on n’arrive pas »), le voyageur est dans un triste état, que semble reproduire la rudesse de l’allitération en [ R ] des vers 8 à 10 : « Détrempé » car il n’a pas pu échapper aux « orages, épuisé de fatigue, « haletant ».
LE SENS MÉTAPHORIQUE
Un voyage métaphorique
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Par les rimes embrassées, les quatre derniers vers de la fable réunissent le récit du voyage et la leçon donnée par la fable : « On appelle cela naître, vivre et mourir ». Le poème se rattache donc à l’énigme, genre littéraire à la mode dans les salons depuis l’époque de la Préciosité. Cet énoncé nous rappelle d’ailleurs l’énigme proposée par le sphinx à Œdipe, dans la mythologie grecque, dont la réponse est « l’homme » : « Quel être, pourvu d'une seule voix, a d'abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir ? »
Ce voyage est donc le déroulement de la vie, sur lequel Florian jette un regard bien sombre. C’est ce qui explique que, devant les épreuves et les hasards multiples, le dernier exprime l’ultime recours de l’homme, l’acceptation de sa condition mortelle, que réclame de lui sa foi chrétienne : « La volonté de Dieu soit faite ! »â€‹
Les âges de la vie
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Les images choisies par Florian reproduisent d’abord l’état du tout jeune enfant, sa naissance quand il est lancé dans la vie « sans voir goutte », sans savoir ce qui l’attend. Puis le fabuliste observe le bébé, progressant « de chute en chute », le jeune enfant, encore incapable de s’assumer, « se traînant », cherchant sa voie avant d’arriver à se mettre vraiment debout « à midi », c’est-à-dire quand il est dans la force de l’âge.
Mais c’est à cette époque qu’entré dans la société, ayant adopté une carrière, voire ayant fondé une famille, l’homme accélère le pas, face à de multiples activités. Il voit alors s’accumuler les dangers, « nuages » des querelles, « orages » des ruptures, « sable mouvant » des maladies, des échecs, dans le domaine intime. Mais, vu l’époque troublée vécue par Florian, et les risques que lui-même a courus en tant que noble, sans doute pense-t-il aussi aux circonstances historiques qui peuvent entraver la marche de l’individu.
Dans ces conditions, il en arrive à « chercher une retraite », c’est-à-dire à la vieillesse, le repos, en attendant de « s’endormir » quand vient la mort, à laquelle tout mortel doit se soumettre au temps fixé, pour celui qui a la foi, par Dieu.
CONCLUSION
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Sans la présence des animaux, qui divertissent le lecteur par les discours, par leur caractère, et les péripéties, souvent cocasses qu’ils vivent, le fabuliste doit retenir son attention par un autre procédé, ici celui de l’énigme, rapide, rythmée par la place accordée à l’accumulation et l’élaboration de la versification, dont la clé n’est donnée que dans les derniers vers. Ainsi, le voyage devient l’illustration du cours de la vie, et « l’ailleurs » qu’il promet n’est donc que la perspective de la mort.
Pouvons-nous, à partir de cette fable », considérer Florian comme un moraliste ? En fait, il ne s’agit plus pour lui de poser une formule sous forme de proverbe, de maxime, mais plutôt de conduire son lecteur à réfléchir sur le sens de la vie. En ce sens, il est un représentant de ce « siècle des Lumières », ne cherchant pas à donner des solutions toutes faites, mais plutôt à éclairer, mais, en cette fin de siècle troublée, on est loin de l’élan d’optimisme et d’enthousiasme pré-révolutionnaire.
Bertall, " Le Voyage", illustration des Fables de Florian, 1850
ANDRÉ CHÉNIER, L'Amérique, 1819, Fragment, de « Magellan, fils du Tage,... » à « ... ton naufrage.... »
Pour lire l'extrait
André Chénier (1762-1794), mort guillotiné pendant la Terreur, commence sa carrière de poète en suivant les modèles de l’Antiquité, grecque et latine, bucoliques, élégies, odes, ïambes, de tonalité lyrique, mais aussi satires, épîtres et épigrammes, avant de s’impliquer davantage dans les questions soulevées par la Révolution avec des écrits plus philosophiques et des articles. Son œuvre n’a été publiée qu’à titre posthume en 1819 : Chénier est alors considéré par les Romantiques comme un de leurs précurseurs.
En 1889, une nouvelle édition regroupe l’ensemble de ses écrits, dont les « fragments » de l’Amérique, œuvre qu'il présentait comme être une « épopée » de « douze mille vers », à la fois géographique, pour illustrer les grandes découvertes des nouveaux territoires et de leurs habitants, et historique, à la gloire des temps nouveaux et des conquérants du monde. Comment dépeint-il, dans ce passage, les voyages des découvreurs, et quel sens leur donne-t-il ?
Joseph-Benoît Suvée, Portrait d’André Chénier à Saint-Lazare, juillet 1793. Huile sur toile, 70 x 60. Musée de Tours.
LES GRANDES DÉCOUVERTES
Le sujet choisi par Chénier lui permet d’inscrire son poème dans le registre épique, ce que confirment les aspects qu’il met en évidence.
La présentation des explorateurs
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Le début de l’extrait rappelle les plus grands découvreurs, qui ont marqué l’histoire, dans une énumération insistante et rythmée : « Magellan, fils du Tage, et Drake et Bougainville / Et l’Anglais ». La première place est, dans le respect de la chronologie, accordée à Magellan, célèbre pour avoir effectué le premier tour de la terre. La périphrase qui le désigne comme « fils du Tage » souligne sa valeur héroïque : comme dans les épopées homériques, en reliant sa naissance à un fleuve, il fait de lui une sorte de demi-dieu. En mêlant les pays d’origine, Portugal, Angleterre, France, il montre que ces découvreurs représentent la puissance de l’Europe entière.
Cependant, il conserve l’anonymat du dernier cité, « l’Anglais », offrant ainsi à son lecteur une sorte d’énigme ; mais les sept vers qu’il lui consacre lèvent peu à peu le voile, et la mention de sa mort, le 14 février 1779, largement commentée en Europe, permet d’identifier James Cook, tué par les indigènes d’Hawaï : « Là l’insulaire ardent, jadis hospitalier, / L’environne : il périt. » Le rejet du vers et les coupes du vers 8, traduisent la brutalité de cet assassinat.
Enfin, à partir du vers 13, la plus longue partie du passage rappelle les hauts faits de l’explorateur français, le navigateur La Pérouse.
Leur éloge
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Les termes choisis pour composer les portraits de ces explorateurs sont tous élogieux. Par exemple, le recours à la mythologie romaine amplifie la valeur de James Cook, qui paraît soumettre le dieu des mers, lui « dont Neptune aux plus lointains climats / Reconnaissait la voile et respectait les pas. » Il lui attribue aussi une « grande âme » et rappelle « ses vertus », le comparant ainsi à l’image des guerriers antiques, comme quand il évoque la « vaillance » de La Pérouse et surtout son audace, attribuée par hypallage aux « hardis vaisseaux ».
L’ouverture du passage qu’il consacre à La Pérouse, par son rythme, illustre l’élan qui anime l’explorateur, mais aussi ses mérites, en faisant alterner ce qui relève du domaine privé et du domaine public : « Il partit. L’amitié, les sciences, l’amour / Et la gloire française imploraient son retour. » La diérèse imposée sur « sciences » par les coupes amplifie ce terme : Chénier se révèle pleinement écrivain des « Lumières », faisant ainsi l’éloge de l’essor des connaissances permis par les explorateurs.
Les expéditions de La Pérouse, de 1785 à 1788
Les lieux découverts
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Aucun pays découvert n’est précisément nommé. Chénier préfère mettre en valeur, dès le début avec une hyperbole, « aux plus lointains climats », l’éloignement, donc l’audace de ces voyages maritimes. Nous retrouvons cette volonté à propos de Charles Clerke, ami de La Pérouse qui l’accompagna dans ses explorations, « jusqu’aux bornes des mers », au-delà des limites alors connues. Par la seule mention des deux continents découverts, c’est le monde entier qui s’offre à tout explorateur, qui « l’attire entre l’Asie et la vaste Amérique ». Ambition de connaissances géographiques, mais aussi désir de gloire : l’inversion syntaxique, « En des ports où jadis il entra le premier », permet de placer à la rime l’ambition qui pousse le navigateur.
Le second aspect qu’il souligne est l’étrangeté climatique de ces lieux lointains, par exemple pour James Cook, que son voyage conduit « sous les feux de son brûlant tropique », alors que Charles Clerke, lui, va vers l’extrême nord : « Où d’éternelles nuits et d’éternels hivers / Font plier notre globe entre deux monts de glace ». Les voyageurs quittent donc l’équilibre européen pour plonger dans des lieux aux climats extrêmes, difficiles à supporter par les étrangers.
LE DESTIN DES VOYAGEURS
Un vaisseau dans la tempête, 1719. Illustration de Robinson Crusoé de Defoe
Les dangers
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Pour conquérir ces terres nouvelles et obtenir la gloire, les explorateurs doivent affronter de multiples dangers, à commencer par les dangers des océans. Il donne une image bien sombre des « flots », avec leur « sinistre bord », adjectif qui, par son origine latine, suggère que la mort menace sur un océan dépeint comme un « gouffre immense ». La mer est d’ailleurs personnifiée, qualifiée de « jalouse », « [q]ui retient, qui peut-être a ravi La Pérouse », ce qui implique ce même risque d’une vengeance mortelle. À cela s’ajoute la force des « vents », amplifiée par la précision « ouragans ténébreux ».
Enfin, les peuples indigènes ne sont pas toujours les « bons sauvages » des premiers temps des découvertes. Leur violence est la cause de la mort de James Cook : « Là l’insulaire ardent, jadis hospitalier, / L’environne : il périt. » Le rejet du verbe, et la coupe mettent en valeur cette mort brutale.
Pour La Pérouse, Chénier évoque même la rumeur qui circulait entre la disparition des deux vaisseaux de l’expédition en 1788, et la première expédition partie à leur recherche en 1791, et même jusqu’aux premières informations, en 1826, bien après la mort du poète : La Pérouse aurait été victime du cannibalisme. C’est ce que suggère la question, qui souligne la fragilité de l’Européen face aux indigènes, d’abord par les données abstraite où la critique répond à l’éloge, « le nombre et la fraude opprimant ta vaillance », puis par une peinture concrétisant cette vision terrible. L’énumération des adjectifs, sur un rythme en gradation, isole l’explorateur, et contraste avec l’effet de masse rendu par l’emploi du déterminant défini, renforcé par le chiasme qui accentue les adjectifs péjoratifs, et par la rudesse des sonorités : « Nu, captif, désarmé, du sauvage inhumain/ As-tu vu s’apprêter l’exécrable festin ? »
Théodore de Bry, « Indigènes faisant griller de la viande humaine », 1692. Illustration d’Histoire d’un voyage en terre de Brésil de Jean de Léry
Le registre pathétique
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La présence de la mort qui menace les explorateurs explique qu’au registre épique se mêle le pathétique. Il se reconnaît déjà dans la façon dont Chénier prolonge la mort de Cook, en faisant de lui une sorte de fantôme errant pour l’éternité : « Sa grande âme indignée, / Sur les flots, son domaine, à jamais promenée, / D’ouragans ténébreux bat le sinistre bord ».
Le sort incertain de La Pérouse
Pour lui, Chénier cherche à amplifier l’émotion, déjà en soulignant la durée de l’incertitude : « Six ans sont écoulés sans que la renommée / De son trépas au moins soit encore informée. » Le pathétique est renforcé par l’interpellation du navigateur, avec le redoublement de l’exclamation, « Malheureux ! » Le poète le tutoie, comme s’il était un ami, et lui adresse trois questions sur cette disparition, qui restent, bien sûr, sans réponse, mais dont la gradation rend le sort subi de plus en plus tragique.
La première raison, invoquée en un peu plus de deux vers, est la plus banale, un simple naufrage : « un rocher inconnu sous les eaux / A-t-il, brisant les flancs de tes hardis vaisseaux, / Dispersé ta dépouille au sein du gouffre immense ? » Cependant, la vision de la « dépouille » dramatise cette noyade.
La seconde, sur trois vers est véritablement horrible : elle met en scène le cannibalisme, qualifié d’« exécrable festin ».
La dernière hypothèse, sur six vers, peut paraître plus optimisme, puisqu’il imagine la survie du naufragé, attendant du secours, tel Robinson Crusoé : « Ou plutôt dans une île, assis sur le rivage, / Attends-tu ton ami voguant de plage en plage ». Cependant, les quatre vers qui poursuivent l’hypothèse détruisent cet optimisme, car ils ne suggèrent aucun espoir de retrouver l’explorateur dont l’ami « [a]ux flots de l’Océan court demander ta trace ». Mais ceux-ci ne pouvant apporter de réponse, le lecteur est ainsi invité à imaginer la douleur de cette interminable attente.
L’expression de la douleur
Pour encore accentuer le pathétique, Chénier développe, à la fin du passage, le chagrin des proches, d’abord des amis, accru par les paroles rapportées directement : « tes amis, souvent dans leurs banquets, / Disent en soupirant : « Reviendra-t-il jamais ? »
« Robinson échappe au naufrage », 1719. Illustration pour Robinson Crusoé de Daniel Defoe
Cette incertitude est aussi représentée à travers la description des souffrances d’une épouse : « Ta femme à son espoir, à ses vœux enchaînée, / Doutant de son veuvage ou de son hyménée ». Par l’emploi de la négation restrictive, « ne …que », le contraste entre le singulier « un sourire » et le pluriel insistant, « tout entière aux pleurs », et ses choix lexicaux Chénier la dépeint ici sous les traits des héroïnes tragiques, telle Pénélope attendant fidèlement le retour d’Ulysse, en proie à « ses chastes douleurs ». À son tour, elle est la victime des dangers du voyage : elle « [c]herche en son lit désert, peuplé de ton image, / Un pénible sommeil que trouble ton naufrage. »
L.-N.Monsiau, Louis XVI donnant ses instructions à La Pérouse, le 29 -6- 1785, 1817. Huile sur toile, 172 x 227. Château de Versailles.
CONCLUSION
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Le poète a donc réussi à réunir, dans ce « fragment » sa volonté de retrouver le souffle des épopées antiques, en représentant des héros inscrits dans l’Histoire qui, tel Ulysse, bravent les dangers des mers hostiles, non plus pour retrouver leur patrie d’origine, mais pour découvrir des terres nouvelles, nouveaux exploits d’une humanité audacieuse dont il célèbre ainsi la grandeur. Chénier appartient bien au XVIII° siècle, celui où les écrivains chantent le progrès des « Lumières ».
Cependant, la fin de ce siècle est marquée par le courant sensible, et Chénier, au-delà des souvenirs de la mythologie antique, dont il s’est nourri avec passion, sait laisser parler son émotion, et mettre en œuvre toutes les ressources de la langue et de la versification pour la faire partager à ses lecteurs.
Nous le sentons fasciné par ces voyages vers des terres inconnues, lointaines, périlleuses, par l’idée d’un départ vers l’inconnu, comme le seront, dans sa lignée, les écrivains romantiques du XIX° siècle. Fasciné aussi par les destins terribles qu’il met en scène, comme en écho à la période troublée qu’il a lui-même connue.
Lecture cursive : André CHÉNIER, L'Amérique, 1819 (édition de 1889)
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Le texte, disparate et incomplet, fait alterner, dans les neuf parties qui le composent, des propositions sur les contenus, les personnages, sur les discours prévus, et quelques passages déjà élaborés. L'objectif de cette lecture est donc d'étudier comment André Chénier pose les objectifs de son projet d’épopée, avec certains passages poétiques déjà rédigés.
Il peut donc être demandé aux élèves de relever les titres des « Fragments » et de résumer en 2-3 lignes le contenu prévu. Puis, ils choisiront librement 15 vers d’un poème, en justifiant leur choix par une analyse précise.
Pour lire le poème
Pierre-Jean David d’Angers, Profil d’André Chénier, 1ère moitié du XIX° siècle. Médaillon, musée Carnavalet, Paris
Il faut, dans cet ouvrage, soit quand le poète parlera, soit par la bouche des personnages, soit dans les discours prophétiques des êtres surnaturels, décrire, de côte en côte, absolument toute la géographie du globe aujourd’hui connue. (« Géographie »)
Il faut tâcher d’inventer quelque chose dans le goût du boucher d’Achille et d’Énée, pour y représenter les points cardinaux de l’histoire du monde, les empires naissants et détruits depuis les origines du nord jusqu’à l’empire romain. (« Histoire »)
Il faut, dans cet ouvrage, que chaque nation ait son Dieu, comme de raison. Mais le poète les admettra tous. Il peindra les cérémonies de toutes les religions avec une indifférence et une égalité parfaites. (Fictions générales »)
Le poète divin, tout esprit, tout pensée,
Ne sent point dans un corps son âme embarrassée ;
Il va percer le ciel aux murailles d’azur ;
De la terre, des mers, le labyrinthe obscur.
(« Observations générales »)
Enfin, ils porteront un jugement sur les ambitions de cet ouvrage, telles que les formule Chénier dans les courts extraits ci-dessus.
Il serait bon, et neuf, et original, dans la foule de caractères qui doivent remplir cet ouvrage, d’en jeter un d’un âge mûr, devenu froid et tranquille, d’ardent et impétueux qu’il était dans sa jeunesse. Silencieux, écoutant tout et ne répondant rien, faisant et disant tout ce qu’il a à faire ou à dire sans aucune altération de visage. (« Caractères »)
CONCLUSION DE LA SÉQUENCE
DEVOIR : AUTOUR DE LA FABLE
Pour lire le corpus
Quelques pistes pour la correction
Le devoir propose trois fables, tirées du second recueil de Fables de La Fontaine, publié en 1678 : « L’Homme qui court après la Fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit » (Livre XI), « Le Rat et l’Huître » (Livre VIII), « La Tortue et les deux Canards » (Livre X).
Questions :
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En quoi les personnages principaux mis en scène dans ces trois fables se ressemblent-ils ?
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Quel jugement La Fontaine porte-t-il sur le voyage ?
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Quel personnage, homme ou animal, vous semble plus efficace pour correspondre à la double fonction traditionnelle de la fable, plaire et instruire ?
Le devoir, selon le niveau des élèves, peut répondre aux trois questions ci-dessus, ou bien demander seulement une réflexion plus développée, sous forme de dissertation, à partir de la troisième question.
BILAN SUR LA SÉQUENCE
Un thème polysémique
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Le corpus a permis d’étudier le « voyage » dans sa double dimension, en distinguant nettement le voyage réellement effectué, comme chez Du Bellay, pour le pigeon de La Fontaine, ou les héros évoqués par Chénier, et le voyage transformé en métaphore de l’existence, vue sous différentes perspectives, l’amour chez Desportes, ou l’existence chez Chassignet ou Florian.
C’est pourquoi, « l’ailleurs » est aussi envisagé de diverses façons. Tantôt, son décor est décrit comme le lieu du séjour chez Du Bellay, ou encore des terres plus lointaines, celles des grandes découvertes chez Chénier. En revanche, quand le voyage est métaphorique, « l’ailleurs » symbolise le point d’arrivée du voyage, l’amour qui serait enfin obtenu, mais aussi la mort, qui termine ce voyage de tout homme sur terre. Tantôt, le poète choisit de représenter plutôt le chemin qui mène à cet « ailleurs », ce qui lui permet de mettre en valeurs les dangers, les obstacles, les difficultés du voyage, qu’il soit géographique ou métaphorique.
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Mais la séquence conduit à un constat semblable pour l’ensemble des textes. Tous ces auteurs ne portent pas un jugement optimiste sur le voyage. Sauf chez Chénier, où le voyage est aussi voulu pour la noble ambition d’enrichir les connaissances humaines, la plupart dénonce les raisons qui poussent à voyager, autant d’illusions, de naïvetés même, qu’ils démasquent, et ils mettent en valeur des échecs plus que des succès : même le poème de Chénier se ferme sur la disparition douloureuse de La Pérouse. Enfin, chez Du Bellay comme chez La Fontaine, l’accent est mis sur la nostalgie, l’espoir du retour, comme pour affirmer l’inutilité du voyage. La meilleure façon de voyager serait alors de voyager en soi-même, de chercher en soi la sagesse et le bonheur.
L'expression poétique
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Le corpus nous a permis de découvrir le mouvement poétique de La Pléiade au XVI° siècle, puis le courant baroque qui s’affirme au début du XVII° siècle, et plusieurs genres spécifiques à la poésie : le sonnet, mais aussi la fable, versifiée sous l’impulsion de La Fontaine. Cela nous a permis, parallèlement, de mesurer la place prise par le lyrisme et les moyens mis en œuvre pour accentuer l’expression des sentiments personnels. Mais, à travers les poèmes, d’autres registres ont été rencontrés, le didactique quand le poète a la volonté d’instruire son lecteur, le satirique mêlé à l’épique qui forme l’héroï-comique dans le récit de la fable de La Fontaine, ou l’épique mêlé au pathétique chez Chénier. Plusieurs de ces acquis ont été concrétisés par les documents iconographiques
Les explications ont souligné les liens entre le sens du poème et les procédés de versification : la façon dont le poète joue sur la longueur des vers ou sur leur rythme par exemple, comment les rimes associent ou opposent les termes significatifs, et l’effet produit par les sonorités. La poésie est aussi une musique, il convient de ne pas négliger cet aspect. Le corpus offre donc l’occasion de réaliser de courtes fiches de synthèse, enrichies de quelques exemples précis.
Il nous fait réfléchir aussi à la fonction que se donne le poète. Pour certains, il s’agit d’abord d’exprimer leurs sentiments, une forme de catharsis aussi à travers leur partage avec le lecteur. D’autres ont davantage l’ambition de lui servir de guide , en lui mettant sous les yeux de douloureuses réalités, en lui proposant une réflexion, voire en lui délivrant des conseils ou en lui proposant leur propre vision de l’existence. Mais tous sont d’abord des artistes, et partagent le même souci de « beauté », d’utiliser toutes les ressources de la poésie pour séduire le lecteur par une esthétique originale.
PROLONGEMENT : Ridan, L'Ange de mon démon, « Ulysse », chanson, 2007
Pour lire les paroles de la chanson
Le pseudonyme de ce chanteur français, Nadir Kouidri, né en 1975, est une inversion de son prénom. Son premier album, Le Rêve ou la vie, en 2004, lui offre une victoire aux Victoires de la musique en 2005, comme « Révélation de l’année ». À côté de certains textes politisés, il compose des morceaux plus poétiques, des sortes de ballades mélancoliques, telle cette réinterprétation du sonnet de Du Bellay, « Heureux qui, comme Ulysse… », tiré de son album L'Ange de mon démon, en 2007.
Pour voir le clip
Les paroles de la chanson
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La chanson, sur une mélodie simple et répétitive et un rythme nettement scandé, par moment accompagné d’un fond choral, est construite en trois étapes.
La première partie, la plus longue puisqu’elle occupe 2 minutes 15 des 3 minutes 39, est une reprise du sonnet de Du Bellay.
La deuxième, plus courte (32 secondes), quitte ce texte, pour une expression personnelle, qui évoque les migrations de notre époque, celles de ceux qui fuient « les sirènes », une véritable épopée comme celle vécue par Ulysse, « seul contre les dieux », mais ce sont celles de « la guerre ». Cette partie, comme dans la fable, se ferme sur une morale plus générale : « Nos vies sont une guerre / Où il ne tient qu'à nous / De nous soucier de nos sorts, /De trouver le bon choix, / De nous méfier de nos pas / Et de toute cette eau qui dort, / Qui pollue nos chemins soi-disant pavés d'or ! »
Il invite ainsi son public à ne pas se laisser tromper par les mirages, par les illusions du voyage, à ne pas se laisser séduire par des « chemins soi-disant pavés d’or », mais plutôt à chercher en lui-même sa propre vérité, à décider librement de ses choix de vie.
Une troisième partie revient au texte originel de Du Bellay, mais en ne reprenant que « Mais quand reverrai-je, de mon petit village / Fumer la cheminée, et en quelle saison ? », de façon insistante, ce qui souligne l’expression de la nostalgie.
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S’il ne modifie pas le texte du poète, sa façon de le couper par la reprise des vers 5-6 sous forme de refrain, tout en séparant nettement les quatrains de la comparaison entre la France et Rome qui soutient les tercets, donne une importance accrue au « nostos », à l’échec du voyage donc, d’autant plus que c’est également sur ce refrain que se ferme la chanson.
Les images du clip
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L’illustration choisie, délibérément enfantine, rappelle les contes merveilleux qui, eux aussi, ont souvent raconté des voyages : elle met en valeur l’imaginaire, en suivant les trois étapes de la chanson.
Le clip s’ouvre, en effet, sur un paysage peuplé de quelques oursons, survolé par une montgolfière en forme de poisson, ensuite escortée par ces oursons, volant grâce à des hélices. L’espoir du retour est mis ensuite en valeur, d’abord par le retour des personnages sur terre, et la course du héros chevauchant une autruche traduit son impatience, sa hâte de rentrer.
La partie personnelle de la chanson est illustrée par un changement total de décor : une barque, qui paraît bien fragile, vogue sur une mer déchaînée. Pour mieux mettre en valeur la dimension épique et rappeler le souvenir d’Ulysse, l’image fait surgir des flots une représentation du dieu Neptune, et les obstacles rencontrés, figurés par des monstres marins.
Une nouvelle rupture intervient, qui replace au centre le personnage initial, enfin de retour dans sa « pauvre maison ». En faisant figurer son nom, « Ridan » sur la boîte à lettres à l’entrée de la maison, le chanteur nous adresse un clin d’œil, en nous invitant à voir dans son choix de chanson l’écho de ses sentiments, représentation concrète, une façon d’illustrer le registre lyrique déjà choisi par Du Bellay.
Les images finales reprennent les paroles du sonnet, avec le « petit village » et les maisons dont nous voyons « fumer la cheminée ». Mais la dernière image, vision nocturne éclairée par la lune, nous suggère que ce retour n’est encore qu’un « rêve », né de la nostalgie du voyageur loin de chez lui.
Deux images du clip, "Ulysse" sur la chanson de Ridan : le voyage , le retour
Pour conclure
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L’écoute et l’analyse de cette chanson sont l’occasion de souligner à quel point ce thème reste actuel à notre époque, avec de nouvelles implications, par exemple avec les difficiles migrations et exils dus aux conditions historiques ou climatiques en ce début du XXI° siècle.
Le site propose une approche du même thème, sur un corpus poétique menant du XIX° siècle à nos jours.