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Paul Verlaine, Fêtes galantes, 1869

L'auteur (1844-1896) : le "pauvre Lélian" 

Frédéric Bazille, Portrait de Verlaine, 1867. Huile sur toile, 57,2 x 41,1. Galerie Chichio Haller, Zürich

Frédéric Bazille, Portrait de Verlaine, 1867. Huile sur toile, 57,2 x 41,1. Galerie Chichio Haller, Zürich

Une jeunesse troublée

Fils unique tendrement chéri car né tardivement, Paul Verlaine passe ses premières années d’enfance à Metz, dans une famille bourgeoise et catholique, aux côtés d’une cousine orpheline, Élisa, à laquelle il est très attaché. Années d’innocence, de pureté, dont il regrettera toute sa vie la perte.

Le départ de la famille à Paris, en 1851, puis l’entrée en pension pour suivre ses études secondaires marquent une douloureuse rupture. La religion devient une sorte de routine mécanique;

Ainsi, il perd peu à peu la foi, et découvre les séductions de la vie parisienne, la « fureur de boire » et la « fureur d’aimer ». D’où sa haine de la « grande ville », qu’il accuse dans Sagesse de sa perdition.

                   La « grande ville »

Un tas criard de pierres blanches
Où rage le soleil comme en pays conquis.
Tous les vices ont leur tanière, les exquis
Et les hideux, dans ce désert de pierres blanches.

Les dix années de crise

Les dix années qui suivent la fin de ses études et son entrée dans la vie professionnelle comme employé dans les services administratifs de Paris sont marquées par deux étapes fondamentales.

La découverte de l'Art

Verlaine fréquente le petit groupe d’artistes, athées et ardemment républicains, réunis autour du marquis de Ricard, fondateur de La Revue du Progrès qui accueille un de ses premiers poèmes. Le salon que tient, chaque vendredi, sa mère, la marquise, lui fait rencontrer les grands poètes et écrivains de son temps, ceux, notamment, qui sont publiés dans Le Parnasse contemporain, recueil de 1866. Son choix de Leconte de Lisle pour maître révèle sa volonté d’unir un idéal esthétique élevé et l’idéal républicain : « Le Poète, l’amour du Beau, voilà sa foi, / L’Azur, son étendard, et l’Idéal, sa loi ! », écrit-il dans le Prologue des Poèmes saturniens, son premier recueil paru en 1866, grâce à l’appui financier de l’époux entrepreneur de sa cousine Élisa, son premier amour. Il attribue à l’Art le rôle essentiel de rapprocher l’homme du divin, et tout particulièrement la poésie car elle exprime à la fois le chant de l’âme et, par les couleurs, la musique, l’harmonie des sens.

Paul Verlaine dans sa  jeunesse. Photographie anonyme

Paul Verlaine dans sa  jeunesse. Photographie anonyme
Mathilde Mauté : la rencontre

L'amour pour Mathilde Mauté

La mort d’Élisa lors de son accouchement, en 1867, ouvre une crise violente : alcool, violence, débauche… Sa rencontre avec Mathilde Mauté apparaît alors comme un salut : « pure autant que spirituelle », elle fait revivre en Verlaine la conception la plus romantique de la femme, ange salvateur. Après trois ans de fiançailles, et les poèmes de La Bonne Chanson (1870) dans lesquels il lui rend un véritable culte, il épouse cette jeune fille alors âgée de dix-sept ans, le 11 août 1870. Mais le 12 août débute le siège de Paris, les longues veilles militaires nocturnes, occasion pour Verlaine de revenir à l’alcool.

Mathilde Mauté : la rencontre

 La  vie de bohème de sa jeunesse, entre liaisons homosexuelles et alcool, s'apaise  un peu lors de son mariage avec Mathilde Mauté.

Mais sa liaison avec Rimbaud l'y ramène, dès 1871..., liaison aventureuse (Angleterre, Belgique), qui inspire un recueil, Romances sans paroles (1874). En quoi Verlaine est-il lui-même un des "poètes maudits" auxquels il consacre une anthologie, parue en 1888 ?

Pour découvrir la fin de la vie de Verlaine

L'héritage poétique de Verlaine 

Dans sa jeunesse, à Paris, Verlaine fréquente les Parnassiens. Pourtant, dans ses premiers recueils, Poèmes saturniens (1866) et Fêtes galantes (1869), même s'il met en place des tableaux picturaux comme le font les Parnassiens, il ne respecte pas totalement leur volonté d'impersonnalité. Se jugeant « né sous le signe de Saturne », planète maléfique, Verlaine y exprime, en effet, sa mélancolie. Mais pas à la façon des longues effusions romantiques, plutôt sur un ton en demi-teinte, sur le "mode mineur" dirait-on en musique, en des confidences qui suggèrent plus qu'elles ne disent. En cela, il est déjà dans le symbolisme.

Héritage

Le romantisme 

À la fin du XIXème siècle, où triomphent le naturalisme et le scientisme, après avoir connu son apogée dans la première moitié du siècle avec Lamartine, Vigny, Hugo…, le romantisme est sur le déclin. Verlaine s’est souvent, d’ailleurs, moqué des « transports complaisants » qui ont amené les poètes romantiques à de longs épanchements lyriques, pour proclamer, dans son « Art poétique » : « Prends l’éloquence et tords-lui le cou ».

Pourtant, même si le ton est bien différent de la mélancolie lamartinienne, ce second recueil exprime encore le "mal" d’un poète qui s’épanche sur tous les troubles de son âme, mais sans les élans révolutionnaires ni mystiques qui accompagnent l’inspiration romantique, même si se perçoit encore la quête de la femme "âme sœur", double spirituel. 

Le Parnasse 

Le courant du Parnasse se crée à partir du mouvement de "l’Art pour l’Art", initié par Théophile Gautier pour condamner les excès du romantisme sentimental. Il est nommé à partir du titre du recueil collectif, intitulé Le Parnasse contemporain et dirigé par Leconte de Lisle, dont trois volumes paraissent, en 1866, 1871 et 1876.

Théophile Gautier et "L'art pour l'art"

Théophile Gautier (1811-1872) a participé activement, dans sa jeunesse, au romantisme, fréquentant le Cénacle et s'impliquant dans la bataille d'Hernani. Pourtant, dès la préface de son roman, Mademoiselle de Maupin (1835), il s'oppose à l'idée que l'écrivain doive être un guide, voire un prophète, et ses propres œuvres refusent le sentimentalisme propre à ce courant. Il développe alors ce que l'on nomme la théorie de "l'Art pour l'Art" :  « ll n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. »

                    "L'art"

 

Oui, l'œuvre sort plus belle

D'une forme au travail

Rebelle,

Vers, marbre, onyx, émail.

 

Point de contraintes fausses !

Mais que pour marcher droit

Tu chausses,

Muse, un cothurne étroit. […]

Et la médaille austère

Que trouve un laboureur

Sous terre

Révèle un empereur.

  

 

 

 

 

 

Tout passe. - L'art robuste

Seul a l'éternité.

Le buste

Survit à la cité.

 

 

Les dieux eux-mêmes meurent,

Mais les vers souverains

Demeurent

Plus forts que les airains.

 

Sculpte, lime, cisèle ;

Que ton rêve flottant

Se scelle

Dans le bloc résistant !

Théophile Gautier, Émaux et Camées, 1852

C'est cette conception que reprennent, en la précisant, les poètes qui constituent le mouvement du Parnasse, nom emprunté au mont où séjournaient les muses de l'antiquité grecque. Il sert de titre au recueil de 1866, Le Parnasse contemporain. Deux autres recueils suivent, en 1871 et 1876, regroupant une centaine de poètes, parmi lesquels Leconte de Lisle, considéré comme leur chef de file.

Puvis de Chavannes, Le bois sacré cher aux Arts et aux Muses, 1884-89. Peinture murale. Musée des Beaux-Arts, Lyon

Puvis de Chavannes, Le bois sacré cher aux Arts et aux Muses, 1884-89. Peinture murale. Musée des Beaux-Arts, Lyon
Recueil : Le Parnasse contemporain

Les trois grands principes du Parnasse

         Le primat de la Beauté : Le seul but de l'artiste, donc du poète, est la recherche d'une absolue beauté. Cela implique que les considérations morales ou politiques n'ont pas à intervenir, que le poète n'a pas à s'engager dans les combats de son temps. Seule la beauté peut donner à l'Art son "éternité". Les Parnassiens ont, de toute évidence, subi les désillusions nées des échecs de 1830 et 1848.

       L'impersonnalité : Le poète doit s'effacer, seule l'œuvre compte. Finis donc les longues plaintes lyriques, les épanchements du cœur et les élans de l'âme. Les poètes parnassiens recherchent, en fait, la même objectivité que les romanciers réalistes, leurs contemporains. Ainsi, les poèmes deviennent plus descriptifs, de paysages, de personnages, voire d'objets, ou évoquent des moments précis de l'Histoire en de courts tableaux.

         Le travail sur le style : Baudelaire qualifie Gautier de « poète impeccable » et l'extrait de « L'Art » ci-dessus montre bien l'importance accordée à la forme. Le poète, comparé au sculpteur, « cisèle », il doit chercher la perfection, qui n'est pas liée à des « contraintes fausses », comme à l'époque du classicisme, mais à une harmonie, rythmique et sonore. Cela explique aussi le retour à des formes poétiques plus courtes, notamment le sonnet. 

De nombreux poètes se sont réclamés du Parnasse, François Coppée, Catulle Mendès, Sully Prudhomme, Théodore de Banville... Et même Baudelaire, Verlaine, Charles Cros ont publié dans Le Parnasse contemporain pour ensuite dépasser ce mouvement, qui a exercé une influence considérable sur la seconde moitié du siècle. Verlaine, même s’il ne se résoudra jamais à l’impassibilité prônée par les Parnassiens, au refus de s’épancher, a publié dans ces recueils et partage avec eux l’importance accordée à la forme poétique, d’où son souci du rythme et de la musicalité des vers, ce culte rendu à la perfection esthétique proclamé dans « Épilogue », à la fin des Poèmes saturniens.

Le symbolisme 

Définition du mouvement symboliste

Le "symbolon" était, dans la Grèce antique, un jeton brisé en deux parties : un métèque, étranger reçu par un hôte dans la cité d'Athènes, pouvait, par exemple, transmettre son "morceau" à son fils afin que, plus tard, il puisse, à Athènes, se faire reconnaître. Puis il a été utilisé pour permettre aux initiés des "mystères d'Eleusis" de se reconnaître entre eux. Le "symbole" est donc ce qui permet de rapprocher deux réalités, a priori éloignées. Cette étymologie justifie le nom de "symbolisme" employé pour la première fois par Jean Moréas dans un article du Figaro du 18 février 1886 : la production concrète, œuvre littéraire ou picturale, est la « forme sensible » qui doit suggérer une autre réalité, absente, qu'il nomme « l'idée ». Cette absence même explique la dimension mystique de nombreuses œuvres symbolistes : ce qui est terrestre, matériel, concret, figure le monde des esprits, voire le divin. Moréas parle d'ailleurs d'« affinités ésotériques ». C’est aussi la comparaison du poète à un « Initié » qui a entraîné une des caractéristiques de l'œuvre symboliste : le recours à des mots rares, à une forme floue, qui la rend souvent hermétique, donc peu accessible à un large public.

Dans son article, Moréas montre l'évolution des courants littéraires du XIX° siècle, pour souligner ce à quoi s'oppose le symbolisme : aussi bien aux excès et à l'engagement des romantiques qu'au retour à la description objective prônée par les réalistes et les naturalistes.

Ainsi le romantisme, après avoir sonné tous les tumultueux tocsins de la révolte, après avoir eu ses jours de gloire et de bataille, perdit de sa force et de sa grâce, abdiqua ses audaces héroïques, se fit rangé, sceptique et plein de bon sens ; dans l'honorable et mesquine tentative des Parnassiens, il espéra de fallacieux renouveaux, puis finalement, tel un monarque tombé en enfance, il se laissa déposer [...]. Une nouvelle manifestation d'art était donc attendue, nécessaire, inévitable. […]

Ennemie de l'enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d'une forme sensible qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même, mais qui, tout en servant à exprimer l'Idée, demeurerait sujette. L'Idée, à son tour, ne doit point se laisser voir privée des somptueuses simarres des analogies extérieures ; car le caractère essentiel de l'art symbolique consiste à ne jamais aller jusqu'à la concentration de l'Idée en soi. Ainsi, dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des humains, tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ; ce sont là des apparences sensibles destinées à représenter leurs affinités ésotériques avec des Idées primordiales.

Jean Moréas, "Le Symbolisme", Manifeste paru dans Le Figaro, 18 septembre 1886

Paul Gauguin, Portrait de Jean Moréas, 1891. Composition pour La Plume, 1er juillet 1903

Paul Gauguin, Portrait de Jean Moréas, 1891. Composition pour La Plume, 1er juillet 1903

La quête d'un langage nouveau

Henri de Régnier définit ainsi le symbole : « le couronnement d’une série d’opérations intellectuelles qui commencent au mot même, passant par l’image et la métaphore, comprennent l’emblème et l’allégorie ». Pour donner à l'œuvre d'art cette puissance de suggestion, tout en ne dévoilant pas totalement l'Idée, les symbolistes vont recourir à un langage neuf, que Le Traité du Verbe (1886) de René Ghil tente de définir : « Sans paradoxe (le voit assez une conscience) pour l’Initié digne d’envie un Poème, ainsi, devient un vrai morceau de musique, suggestive infiniment et "s’instrumentant" seule : musique de mots évocateurs d’images-colorées, sans qu’en souffrent en rien, que l’on s’en souvienne, les Idées. »

Mais déjà le poème de Verlaine, « L’Art poétique », composé dès 1874, annonce cette recherche d’un langage : comme Baudelaire ou Rimbaud, il fait figure de précurseur de ce courant qui marque tous les artistes de la fin du siècle, Tous entendent exprimer les moindres mouvements de la sensibilité, avec le désir de restituer toutes ses ambiguïtés, l’indicible, l’ineffable, musiciens tels Fauré, Debussy, Ravel, Satie…) ou peintres, avec les impressionnistes. Chez Verlaine, en effet, tout devient symbole, un bruit, une lumière, un geste, dans la volonté de suggérer un ensemble d’impressions, comme s’il s’agissait de composer une symphonie.

Présentation du recueil Fêtes galantes 

Pour lire le recueil

La genèse du recueil 

Comme son premier recueil des Poèmes saturniens, paru en 1869 chez l’éditeur Lasserre, qui n’avait pas connu un grand succès, le deuxième, Fêtes galantes, est publié à compte d’auteur en mars 1869.

Mais plusieurs des vingt-deux poèmes de ce recueil avaient déjà figuré dans des revues :

Présentation

- Le premier, « Clair de lune », sous le titre « Fêtes galantes », et « Mandoline », alors intitulé « Trumeau », dans La Gazette rimée, le 20 février 1867 ;

- « Pantomine », « Sur l’herbe » et « Le faune » sortent dans L’Artiste le 1er janvier 1868 ;

- Puis six poèmes, « À la promenade », « Dans la grotte », « Les Ingénus », « À Clymène », « En sourdine », et le dernier, « Colloque sentimental » sont regroupés sous le titre Nouvelles fêtes galantes dans L’Artiste, le 1er juillet 1868 ;

- Enfin le 1er mars 1869, précédant de peu le volume, « Cortège » et « L’amour par terre » paraissent dans L’artiste.

Ce relevé conduit à deux constats :

       Il met en évidence le rôle des revues au XIXème siècle, qui soutiennent la vie des auteurs, en accueillant notamment des parutions en feuilleton pour les nouvelles et les romans, mais aussi des poèmes. Les parutions en volumes se font, en revanche, à compte d’auteur : un volume de poèmes a, en effet, peu de lecteurs, comme le prouve le nombre limité des exemplaires de Fêtes galantes, 350… Il faudra attendre 1886 pour que paraisse une deuxième édition, puis une troisième en 1891.

      Le titre « fêtes galantes » s’est très vite imposé, d’abord pour le poème qui ouvre le recueil, puis élargi à l’ensemble.

Mais, ces parutions, qui ne correspondent pas à l’ordre des poèmes dans le recueil,  amènent aussi une interrogation : pour cette parution, en organisant ses poèmes, Verlaine a-t-il déterminé un itinéraire, auquel il serait possible de donner un sens ?

Le titre 

La Régence

Le retour de Louis XIV à la religion sous l’influence du christianisme de Mme de Maintenon et les difficultés politiques, avec les guerres et la persécution des protestants, ont pesé sur les dernières années de ses soixante-douze ans de règne. Ainsi, à sa mort, le 1er septembre 1715 se fait jour un sentiment de délivrance. L’héritier n’a que cinq ans : est alors instaurée une régence, assurée par Philippe d’Orléans, jusqu’à la majorité de Louis XV en 1723. Le pays s’enrichit grâce, notamment, aux colonies et à la création de la Compagnie des Indes en 1719, et cela ouvre une période fastueuse pour les privilégiés, où s’affirme la liberté des mœurs, voire la licence.

Jean-Baptiste Santerre, Philippe d’Orléans, régent de France, 1715-1716. Huile sur toile, 130 x 104. Musée du Prado, Madrid

Jean-Baptiste Santerre, Philippe d’Orléans, régent de France, 1715-1716. Huile sur toile, 130 x 104. Musée du Prado, Madrid
Nicolas Carmontelle, La Folie de Chartres, 1779. Dessin, BnF

Le libertinage s’illustre lors de fêtes, par exemple dans les "folies", ces petites maisons luxueuses nichées dans des parcs où les plus fortunés recevaient leurs maîtresses… Temples grecs, pagodes chinoises, tentes tartares, kiosques, moulins, obélisque, pyramide, fausses ruines agrémentent des parcs à l’anglaise, avec, souvent, des rivières qui serpentent entre les bois. Mais la révolution amène une rupture, avec un retour à un idéal de « vertu », que prolongent les élans du romantisme.

Nicolas Carmontelle, La Folie de Chartres, 1779. Dessin, BnF

Cependant au milieu du XIXème siècle, le libertinage du XVIIIème siècle suscite un intérêt nouveau, dont témoigne la publication, en 1857, par Edmond et Jules de Goncourt des Portraits intimes du XVIIIème siècle, puis, en 1860, de La Femme au XVIIIème siècle, qui rappelle l’atmosphère des « fêtes galantes », illustrée dans le recueil de Verlaine par toute une galerie de personnages, depuis la belle « marquise » avec le « négrillon » qui tient « les pans de sa lourde robe » et le « singe » qui l’escorte, jusqu’à tous ces « masques » empruntés à la commedia dell’arte.

Des œuvres picturales

En 1841, Ernest Houssaye, directeur de la revue L’artiste à laquelle collabore Verlaine, consacre un ouvrage à Antoine Watteau, qu’il définit comme « par excellence le peintre de l’esprit et de l’amour, le peintre des fêtes galantes ». Le collectionneur Louis La Caze organise, lui, en 1860, une exposition qui présente de très nombreuses œuvres du XVIIIème siècle. Sont ainsi redécouverts les tableaux de Watteau, Jean-Honoré Fragonard, Nicolas Lancret, François Boucher… Ces œuvres reflètent le double sens de l’expression :

  • d’un côté, est mise en valeur l’atmosphère de « fête », l’amusement des bals, le divertissement des concerts champêtres, des promenades joyeuses dans un cadre idyllique ;

  • de l’autre, l’adjectif « galantes » renvoie à la séduction amoureuse, à ce qu’on a nommé le « marivaudage », à un badinage élégant et raffiné où la coquetterie des femmes invite à un amour frivole.

Antoine Watteau, Fête galante avec joueur de guitare et sculpture d'enfants jouant avec une chèvre, vers 1717-1719. Huile sur toile, 115 x 167. Staattliche Museen zu Berlin, Allemagne

Antoine Watteau, Fête galante avec joueur de guitare et sculpture d'enfants jouant avec une chèvre, vers 1717-1719. Huile sur toile, 115 x 167. Staattliche Museen zu Berlin, Allemagne

La structure 

Contrairement à Baudelaire pour Les Fleurs du Mal, Verlaine n’a pas formulé l’idée d’un itinéraire dans Fêtes galantes.

Une structure inversée

Cependant, tant la forme que la tonalité des poèmes permettent une première remarque.  La plupart des poèmes eux sont très brefs, d’où l’attention attirée au centre du recueil  par la longueur du dixième poème, « En patinant », avec 64 vers répartis en quatrains, et du dix-septième, « Lettre »,  comptant 32  vers, mais sans régularité strophique. Or, les premiers vers d’« En patinant » introduisent une rupture, en démasquant les relations précédemment montrées, qui apparaissent illusoires : « Nous fûmes dupes, vous et moi, / De manigances mutuelles, / Madame, à cause de l’émoi / Dont l’Été férut nos cervelles. » La tonalité est encore plus sombre au début de « Lettre » car la rupture semble consommée : « Éloigné de vos yeux, Madame, par des soins / Impérieux (j’en prends Tous les dieux à témoins), / Je languis et je meurs […] » Le dernier adieu semble d’ailleurs ôter à cette lettre toute utilité : « Sur ce, très chère, adieu. Car voilà trop causer, / Et le temps que l’on perd à lire une missive / N’aura jamais valu la peine qu’on l’écrive. » La progression conduit donc de l’élan amoureux à l’échec.

L'illusion démasquée

C’est ce que confirme la comparaison des poèmes d’ouverture et de fermeture.

         Les trois premiers poèmes, « Clair de lune », « Colombine », et « Sur l’herbe » mettent en scène ces « fêtes » joyeuses, où les « masques » se livrent joyeusement à la musique et à la danse, en badinant et en chantant les rêves sentimentaux et « l’amour vainqueur ».

        Les trois derniers sont bien différents, comme l’indique leur titre. « L’amour par terre » renvoie à l’image d’un « avenir solitaire et fatal », tandis que, si l’espoir semble un temps ranimé dans « En sourdine », il s’efface dans l’image des derniers vers qui inverse le rôle traditionnel de l’oiseau symbole de l’amour : « Et quand, solennel, le soir / Des chênes noirs tombera, / Voix de notre désespoir, /Le rossignol chantera. » Le dernier poème « Colloque sentimental », pousse à l’extrême cet échec de l’amour puisque les deux amants ne parviennent plus à communiquer et sont renvoyés à leur solitude : « — L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir. » s’impose comme pour conclure sur le néant de la mort.

Ainsi, la fête n’est pas finie que déjà l’on pressent les failles, un monde de « Fantoches » - titre du poème central - dans lequel l’illusion menace avant que ne soit accompli l’échec.

Les "fêtes" 

À l’origine, dans l’antiquité la fête était la commémoration solennelle d’un événement important, souvent en lien avec une divinité, un culte religieux ; elle n’était donc pas forcément associée à la joie, mais pouvait s’accompagner de sacrifices et d’évocations empreintes de tristesse. Ce n’est que plus tardivement qu’elle est devenue un temps de plaisir, de divertissement, quand elle s’est laïcisée, voire individualisée pour célébrer le moment heureux d’une vie. Quelles formes prend-elle dans ce recueil ?

Fêtes

Les divertissements 

Les fêtes dépeintes par Verlaine réunissent des privilégiés, oisifs, qui se plaisent à des divertissements élégants et raffinés. Cela explique les deux occupations récurrentes dans les poèmes : la musique, instrumentale ou vocale, par le chant, telles ces  « barcarolles », chant rythmé des bateliers à Venise, et la danse, si appréciée à la cour… Cela est posé dès le premier poème « Clair de lune » où les personnages vont « jouant du luth et chantant et dansant », le verbe « chanter » étant répété dans le deuxième quatrain, et repris dans « Colombine » : « Tout ce monde va / Et rit, chante / Et danse ».

La musique accompagne ces plaisirs associant un instrument traditionnel comme le « luth », à ceux qui rappellent les pays où l’amour règne, les rythmes joyeux de l'Italie avec la « mandoline » qui sert aux « sérénades », et l’Espagne, dans « En bateau », avec la « guitare » jouée par le « chevalier » dans le léger « esquif ». Le « son du tambourin », lui, renvoie plutôt aux fêtes champêtres, où il accompagne notamment les farandoles et les « bergamasques », danse paysanne d'Italie, vive et sautillante.

La diversité des instruments de musique

La guitare

La mandoline

Le  tambourin

La diversité des instruments de musique

Enfin, on imagine que le « vieux vin de Chypre », évoqué dans « Sur l’herbe » favorise la gaieté des déjeuners de campagne, tandis que l’hiver permet de se livrer au patinage, ou à une « course » disputée par les « traîneaux ».

Le luth

Les "masques" omniprésents 

Dès le début du recueil, une place prépondérante est accordée aux « masques », mais avec deux images différentes.

A. Provost, Bal de l’Opéra, entre 1830-1850. Estampe, musée Carnavalet

Les bals masqués

D’une part, il y a les bals masqués, parfois nommés mascarades, avec des participants costumés, cachant leur visage. Nés dès le Moyen Âge dans la noblesse, ils se multiplient sous la Renaissance dans les soirées de cour, et, sous la Régence, la mode en a été relancée, tel le bal de l’Opéra, créé par l’Ordonnance du 31 décembre 1715 de Philippe d’Orléans qui s’ouvre à minuit deux fois par semaine durant le Carnaval de Paris.

Dans les salons des « folies », mais aussi dans leurs parcs, « Mandoline » illustre des bals où les élégants masqués « tourbillonnent dans l’extase ».

A. Provost, Bal de l’Opéra, entre 1830-1850. Estampe, musée Carnavalet
Arlquin, Pierrot, Colombine, Scaramouche, Pulcinella

La commedia dell'arte

Mais ces « masques » font aussi référence à la commedia dell’arte dont sont mentionnés les principaux personnages, tels « Colombine » qui donne à un poème son titre, mais qui figure déjà avec Léandre, l’élégant damoiseau, Arlequin et Pierrot dans « Pantomime », sous le regard du vieillard Cassandre, tuteur de la jeune femme, ou encore Scaramouche et Pulcinella dans « Fantoches ». Soutenus par Louis XIV, les comédiens italiens ont remporté de nombreux succès au XVIIème siècle, mais, en mai 1697, ils sont exilés de Paris, peut-être en raison d’une pièce, La fausse Prude qui aurait critiqué Madame de Maintenon, mais, de façon plus générale, en raison de ton licencieux de leurs pièces. Mais là encore la Régence marque un changement : en mai 1716, le Régent redonne à la troupe le théâtre de la Comédie-italienne, et le succès s'affirme alors.

De gauche à droite, de bas en haut : André Derain, Arlequin et Pierrot, vers 1924. Huile sur toile, 175 x 198. Musée de l’Orangerie – Colombine, dessin de Maurice Sand (1860) – Antonio Verio, Scaramouche (détail), Les Farceurs français et italiens, 1670. Huile sur toile, 96 x 138. Bibliothèque-musée de La Comédie-Française – Pulcinella, dessin de Maurice Sand (1860)

Mais Verlaine ne se contente pas de les faire défiler dans ses poèmes.

Léandre le sot,
Pierrot qui d’un saut
       De puce
Franchit le buisson,
Cassandre sous son
       Capuce,

Arlequin aussi,
Cet aigrefin si
       Fantasque
Aux costumes fous,

Ses yeux luisants sous
       Son masque [...]

Il les met en scène dans leurs rôles traditionnels, montre leurs gestes et leurs mimiques, d’où le titre « Pantomime », par exemple la rivalité entre Pierrot et Arlequin pour le cœur de Colombine : « Ce faquin d’Arlequin combine / L’enlèvement de Colombine / Et à pirouette quatre fois. » On retrouve ces personnages se confrontant dans « Colombine ».

Paul-Émile Bécat, illustration de Fêtes galantes, 1953

La fête prend ainsi forme sous les yeux du lecteur.

Paul-Émile Bécat, illustration de Fêtes galantes, 1953

POUR CONCLURE

Mais le premier poème invite déjà à prendre du recul sur ces visions joyeuses : « Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur », introduit comme une faille dans cette atmosphère festive, que confirme la progression du recueil qui semble faire éclater ces plaisirs, telle une bulle éphémère.

La "galanterie" 

Baldassare Castiglione, Le Courtisan, traduction française, 1535l

Le mot "galanterie" naît sous la plume du comte italien Baldassare Castiglione qui publie, en 1529, Le Courtisan, ouvrage destiné à offrir à la noblesse un modèle idéal qui réunisse les valeurs chevaleresques de la courtoisie et les vertus sociales et culturelles de l’humanisme : il implique une allure élégante et une politesse raffinée. Il pose donc d’abord une forme de distinction, d’élégance dans l’esprit et les manières, puis, au XVIIème siècle, en lien avec le mouvement de la Préciosité, le terme y ajoute l'empressement pour plaire à une femme, notamment par des propos flatteurs et des hommages respectueux. Un « galant » devient donc un amoureux assidu auprès de celle qu’il veut conquérir. 

Ainsi la « fête galante, élégante, témoigne des manières distinguées et du goût pour l’art ; elle favorise les échanges amoureux, sous la forme d'un libertinage léger et spirituel. La place du commerce amoureux implique d’étudier les nombreux portraits féminins, avant d’analyser les procédés du badinage qui amènent à s’interroger sur l’image de l’amour dans ce recueil.

L’automne heureusement, [...]


[...] nous induisit brusquement
En l’élégance réclamée
De tout irréprochable amant
Comme de toute digne aimée…

Baldassare Castiglione, Le Courtisan, traduction française, 1535l

Galanterie

Des portraits de femmes 

Nicolas Lancret, La Camargo dansant, 1729-1730. Huile sur toile, 76 x 107. National Gallery of Art, Washington

Quelles femmes ?

Si l’on exclut Colombine et la « fille » du « docteur Bolonais », Balanzone, dans « Fantoches », personnages stéréotypés de la commedia dell’arte, Verlaine mentionne, dans son recueil, des femmes qui renvoient à la société du XVIIIème siècle. La première nommée, la Camargo, danseuse qui a connu d’immenses succès dans la première moitié du XVIIIème siècle, par exemple dans Les Indes galantes, opéra-ballet de Rameau et Fuselier, illustre cette ambiance de fête.

Nicolas Lancret, La Camargo dansant, 1729-1730. Huile sur toile, 76 x 107. National Gallery of Art, Washington
François Boucher, Un automne pastoral, 1749. Huile sur toile, 259,5 x 198,5 Wallace Collection, Londres

Mais Verlaine reprend aussi l'héritage de la Préciosité, mouvement encore vivace au début du XVIIIème siècle : les femmes cultivées se paraient alors de prénoms recherchés venus de l’antiquité. Ainsi, dans « La grotte », est citée Clymène, à laquelle un poème est ensuite consacré, une Océanide dans la mythologie grecque, de même, dans « En bateau », figurent Chloris, nymphe des fleurs et des plantes dans les îles Fortunées, et Églé, « la brillante », une des Hespérides, les nymphes du Couchant.

Une fusion se crée ainsi entre le monde réel et la fiction littéraire, qui s’illustre aussi dans l’évocation de ces « bergères », dans « Sur l’herbe » et dans « Les indolents », avec Dorimène, personnage du Mariage forcé de Molière, et, dans les pastorales, genre très prisé par le XVIIème siècle précieux, l’amante du beau berger Tircis. De même, dans « Mandoline », Aminte, à l’origine un berger personnage du Tasse se retrouve ici féminisé, devenue bergère comme dans la pastorale précieuse.

François Boucher, Un automne pastoral, 1749. Huile sur toile, 259,5 x 198,5 Wallace Collection, Londres

Une élégance raffinée

Ainsi, Verlaine fait renaître l’image élégante et raffinée de cette aristocratie que la Révolution a fait disparaître. Passent fugitivement de petits marquis, porteur de « perruque », avec « [l]eurs courtes vestes de soie », tandis que la beauté des femmes ressort du soin mis à leur toilette, telle, dans « L’allée » celle qui s’avance « [f]ardée et peinte comme au temps des bergeries, / Frêle parmi les nœuds énormes de rubans ». Verlaine met en valeur le luxe des vêtements, telle cette « longue robe à queue […] bleue », « lourde robe » dont, dans « Cortège », « un négrillon tout rouge / Maintient à tour de bras les pans ». Les moindres détails participent à cette élégance raffinée, depuis les « hauts talons », jusqu’à « l’éventail qu’elle froisse » gracieusement comme « un mouchoir en dentelle / Dans sa main gantée avec art », le « manchon » dans lequel la main se glisse en hiver, et les « larges bagues ». Le luxe qui les entoure se manifeste aussi par la présence d’animaux familiers, « petit chien », « perruches chéries », et, surtout, induit le comportement de ces « coquettes charmantes », avec leurs « mille façons et mille affèteries » qui évoquent leurs manières affectées, tout en légèreté frivole pour séduire.

La sensualité

Mais cette élégance n’empêche pas de dévoiler les corps de ces belles, sur lequel le regard s’arrête par instant, par exemple sur une « nuque » comme dans « Les ingénus » : « Et c’était des éclairs soudains de nuques blanches / Et ce régal comblait nos jeunes yeux de fous. », la « pâleur » de la chair étant rehaussée par « la mouche / Qui ravive l’éclat » L’œil s’attache au « nez mignon avec la bouche / Incarnadine, grasse », à des « lèvres » qui invitent au baiser. Verlaine met alors en valeur ces visions rapides, sources de fantasmes érotiques, comme quand « Parfois luisaient des bas de jambe, trop souvent / Interceptés ! » ou que même le « singe » se trouve sensuellement ému car il « ne perd pas des yeux / La gorge blanche de la dame. », tout comme le « négrillon » qui « parfois soulève / Plus haut qu’il ne faut, l’aigrefin, / Son fardeau somptueux, afin / De voir ce dont la nuit il rêve ».

Jean-Honoré Fragonard, Les hasards heureux de l'escarpolette, 1767-1768. Huile sur toile, 81 x 64. Wallace Collection, Londres

Jean-Honoré Fragonard, Les hasards heureux de l'escarpolette, 1767-1768. Huile sur toile, 81 x 64. Wallace Collection, Londres
Antoine Watteau, Étude de coquillage, 1721. Craie noir et rouge sur papier teinté

L’érotisation est encore plus nettement marquée, mais toute en suggestion, dans « Les coquillages ». Le poète joue sur le symbolisme de ce symbole de Vénus, en transformant ainsi sa peinture en une sorte de blason du corps féminin, jusqu’à ce dernier vers, isolé, « Mais un, entre autres, me troubla », métaphore sexuelle que Victor Hugo n’avait pas manqué de louer : « Quel bijou que le dernier vers ! ».

Antoine Watteau, Étude de coquillage, 1721. Craie noir et rouge sur papier teinté

Badinage et marivaudage 

Sous la Régence, ces « fêtes » s’accompagnent d’un libertinage qui s’affiche ouvertement, y compris chez ceux auxquels il devrait être interdit, tel cet « abbé » dont la « noirceur se dévoile » dans « Sur l’herbe », ou celui qui « confesse bas Églé » dans « En bateau », curieux d’un aveu amoureux;

Mais ces scènes de séduction amoureuse restent en demi-teinte, plus proches du badinage amoureux qui se donne libre cours dans les échanges mondains, ou ce que, d’après Marivaux, on nomme alors "marivaudage".

Deux termes synonymes renvoyant à des jeux galants, à des dialogues tout en finesse où se mêlent la fantaisie et la subtilité, traitant l’amour de façon légère comme dans « À la promenade » :

Trompeurs exquis et coquettes charmantes
Cœurs tendres mais affranchis du serment
Nous devisons délicieusement,
Et les amants lutinent les amantes. 

Souvent la forme même du poème, un dialogue indiqué par des tirets, illustre ces échanges amoureux, mais perçus par bribes, en des aveux inachevés, « Ma flamme… », comme en écho de sentiments incertains, entre promesses, « — Que je meure, mesdames, si / Je ne vous décroche une étoile », et variations des désirs : « — Embrassons nos bergères, l’une / Après l’autre. » Pour séduire, l’amant recourt à la poésie, comme le veut la Préciosité, tel Damis qui « fait maint vers tendre », ou feint la légèreté, par exemple dans le dialogue de « La lettre », où Verlaine souligne le contraste entre deux attitudes :

École d’Antoine Watteau, Fantaisie galante, début du XIXème siècle. Huile sur panneau de bois, 44,5 x 39. Collection privée

École d’Antoine Watteau, Fantaisie galante, début du XIXème siècle. Huile sur panneau de bois, 44,5 x 39. Collection privée
  • les questions familières, « Tout se comporte-t-il là-bas comme il te plaît, / Ta perruche, ton chat, ton chien ? La compagnie / Est-elle toujours belle ? » et l’hésitation fictive entre deux amours : « [...] et cette Silvanie / Dont j’eusse aimé l’œil noir si le tien n’était bleu, /Et qui parfois me fit des signes, palsambleu ! / Te sert-elle toujours de douce confidente ? »

  • la solennité de promesses d’un amour absolu, à l’image des amants les plus célèbres tels ceux de Cléopâtre : « Or, Madame, un projet impatient me hante / De conquérir le monde et tous ses trésors pour / Mettre à vos pieds ce gage — indigne — d’un amour / Égal à toutes les flammes les plus célèbres / Qui des grands cœurs aient fait resplendir les ténèbres. »

Mais la pirouette finale démasque cette solennité, le dialogue étant ainsi ramené à un jeu plaisant.

Du rêve à l'illusion 

Ainsi les amants se rapprochent et se fuient, sans cesse, hésitation entre leur rêve d’amour et l’échec redouté posée dès le premier poème du recueil, « Clair de lune » : ils chantent « L’amour vainqueur et la vie opportune, » mais « Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur ». Dans tout le recueil se marque cette alternance.

Les rêves amoureux

Toutes les femmes déroulent des rêves d’amour, depuis « Colombine », jusqu’à celle qui « passe […] dans l’allée […] tout en rêvant, à maint détail » à partir des « sujets érotiques » de l’éventail, comme la jeune fille « en quête / De son beau pirate espagnol » dans « Les fantoches », ou les « belles, se pendant rêveuses à nos bras ». Cependant leurs rêves restent finalement très flous, sans contours précis, tandis que, pour les amants, ils ouvrent un espoir plus précis : « sa lèvre, / Communique une exquise fièvre ».

L’expression du désir sensuel des amants est, en effet, plus nette, passant très vite du rêve au geste, comme ces « amants [qui] lutinent les amantes », en tentant plaisamment d’obtenir un baiser, ne fût-ce que « sur l’extrême phalange du petit doigt ». Ils sont toujours prêts à la caresse, comme dans « En patinant » où Verlaine joue sur le double sens de ce verbe, plaisir hivernal sur la glace d’un côté, mais aussi réalisation d’une caresse prolongée et sensuelle. D’où l’élan clairement manifestée quand « émoustillés, les cinq sens / Se mettent alors de la fête », et l’encouragement lancé aux passagers dans « En bateau » : « C’est l’instant, Messieurs, ou jamais, / D’être audacieux, et je mets / Mes deux mains partout désormais ! »

L'amour démythifié

Mais « [t]ristes sous leurs déguisements fantasques », ces personnages voient leurs rêves s’effacer peu à peu, remplacés par « l’émoi », le trouble. Tout paraît alors faux, les « lourdes voluptés » sont perçues a posteriori comme « un bien ridicule /  Vertigo », et tout se bouleverse : en amour, à quoi se fier ? Quelle stabilité trouver quand « la main imperceptible de la dame « sait / Parfois donner un soufflet », mais accepte ensuite un « baiser », avant que l’audacieux ne soit « puni par un regard très sec / Lequel contraste, au demeurant, avec / La moue assez clémente de la bouche ». En réponse « à Chloris l’ingrate », son amant lance « une œillade scélérate », et le poète, lui, entreprend de dépeindre la menace que représente la beauté féminine, séductrice, tentatrice, comme, dans « Colombine », ces personnages de la commedia dell’arte qui paradent pour séduire « Une belle enfant / Méchante », adjectif mis en valeur. Le portrait se fait alors sévère : ses « yeux pervers / Comme les yeux verts / Des chattes / Gardent ses appas / Et disent : « À bas / Les pattes ! » L’échec est finalement promis aux amants :

L’amant est donc renvoyé à sa douleur, déroulant sa plainte en vain : « Là ! Je me tue à vos genoux ! / Car ma détresse est infinie, / Et la tigresse épouvantable d’Hyrcanie / Est une agnelle au prix de vous. », semblable au « beau pirate |…] Dont un langoureux rossignol / Clame la détresse à tue-tête. », tout comme dans sa « Lettre », privé d’amour il s’écrie : Je languis et je meurs […] le cœur plein d’amertume ».

— Eux ils vont toujours ! —

Fatidique cours
       Des astres,
Oh ! dis-moi vers quels
Mornes ou cruels
       Désastres

L’implacable enfant,

Preste et relevant       

        Ses jupes,

La rose au chapeau,

Conduit son troupeau 

        De dupes ?

Présageant sans doute une suite
Mauvaise à ces instants sereins

Qui m’ont conduit et t’ont conduite,
— Mélancoliques pèlerins, —
Jusqu’à cette heure dont la fuite
Tournoie au son des tambourins.​

L'amour néantisé

Mais la fin du recueil amène à une destruction encore plus totale puisqu’elle est vécue conjointement par le couple, déjà pressentie par « le faune ». C’est ce même échec que symbolise la statue de l’Amour, à présent « par terre », image du « chagrin profond », de l’« avenir solitaire et fatal » de l’amant.

Un vieux faune. Jardins des Prés Fichaux, Bourges

Mais l’amante n'en reste pas indemne comme le montre la question rhétorique finale : « Et toi-même, est-ce pas ? es touchée ». Les « débris dont l’allée est jonchée » illustrent cette néantisation de l’amour, confirmée par l’échec des derniers efforts pour le ranimer.

Un vieux faune. Jardins des Prés Fichaux, Bourges​

L’étreinte ébauchée dans « En sourdine », en effet, ne laisse entendre, à la fin, qu’un chant bien triste, « Voix de notre désespoir, / Le rossignol chantera », tandis que le dernier poème « Colloque sentimental » ne met en scène que la conversation entre « deux spectres » incapables, en fait, de faire revivre le souvenir de l’« extase ancienne » partagée.

Antoine Watteau, Pierrot, 1718-1719. Huile sur toile, 184,5 x 149,5. Musée du Louvre

POUR CONCLURE

En restaurant dans ses poèmes l’atmosphère joyeuse des « fêtes galantes », Verlaine fait renaître une époque où les privilégiés jouissaient d’une vie facile, où tout semblait léger. Mais cette légèreté, qui ressort dans les conversations où s’échangent des propos frivoles, donne aussi l’impression que l’amour n’est qu’une sorte de parenthèse illusoire, promis à la désillusion. Les femmes séduisent des amants naïfs, trompés par leur apparence, et, comme sa statue, l’amour finira en « débris » et Pierrot ne pourra que rester seul, pleurant sa solitude.

Antoine Watteau, Pierrot, 1718-1719. Huile sur toile, 184,5 x 149,5. Musée du Louvre

Le cadre spatio-temporel 

Cadre

Pour évoquer ces « fêtes galantes », Verlaine retrace leur décor, à la fois celui des parcs qui entourent les « folies » du XVIIIème siècle, mais il emprunte aussi à un topos littéraire de l’antiquité, le "locus amoenus", présent dans les poèmes bucoliques ou lyriques, un cadre de verdure idéalisé qui promet aux amants des « pastorales » la protection et les délices de l’amour. Lieu réel… ou plutôt lieu symbolique, paysage intérieur comme le proclame le premier vers du recueil : « Votre âme est un paysage choisi ». Il est donc important d’en dégager les composantes, qu’il s’agisse des moments privilégiés ou des éléments du décor.

La temporalité 

Les saisons

Traditionnellement, le temps de l’amour est le printemps, celui du renouveau de la nature, dont l’éloge ouvre le poème « En patinant ». Douceur de l’air, senteur des fleurs, tout invite alors à l’amour : « Car au printemps l’air est si frais / Qu’en somme les roses naissantes, / Qu’Amour semble entr’ouvrir exprès, / Ont des senteurs presque innocentes ». Tout n’est que douceur, « les lilas », un « soleil nouveau » dont l’ardeur ne brûle pas encore, et « le zéphyr […] Dispersant l’aphrodisiaque effluve ».

Le poème déroule ensuite les saisons. Durant « l’Été », l’amour se fait plus violent, et « l’émoi » remplace la légèreté printanière, « Adieu, rafraîchissantes brises ? / Un vent de lourde volupté / Investit nos âmes surprises », et une menace semble planer sur les amants : « Des fleurs aux calices vermeils / Nous lancèrent leurs odeurs mûres, / Et partout les mauvais conseils / Tombèrent sur nous des ramures ».

Ainsi, l’automne apporte un soulagement, un apaisement : « L’automne heureusement, avec / Son jour froid et ses bises rudes, / Vint nous corriger, bref et sec, / De nos mauvaises habitude ». Cette saison est alors mise en valeur car elle est associée à « l’élégance réclamée / De tout irréprochable amant ». Mais, dans « Les ingénus », un vers, « Le soir tombait, un soir équivoque d’automne », justifie le rôle de cette saison, qu’avant lui les Romantiques, tel Lamartine, avaient chantée : c’est une saison intermédiaire, où « la nature expire », les derniers beaux jours avant l’hiver qui illustre ce moment suspendu où la vie humaine glisse lentement vers la mort.

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Attribué à Sébastien Leclerc, Le pique-nique pendant la chasse, XVIII° s. Huile sur toile, 63 x 80. Collection privée

L'atmosphère nocturne

De la même façon, il n’y a ni aube naissante, qui ouvrirait l’espoir, ni violent soleil au zénith dans le recueil, mais la lumière pâle de « l’étoile du berger » qui éclaire à peine « l’eau noire » dans « En bateau », avant que ne surgisse le pâle éclairage de la lune : « Cependant la lune se lève / Et l’esquif en sa course brève / File gaîment sur l’eau qui rêve. »

Simon Mathurin Lantara, Paysage au clair de lune, 2nde moitié du XVIII° s. Huile sur panneau de bois, 25,7 x 19. Musée du Louvre​

Au-delà du salut désinvolte à cet astre complice, dans « Sur l’herbe », « Hé ! bonsoir la Lune ! », elle illustre un état d’âme ambigu, là encore héritage du romantisme. Ainsi, ses rayons soulignent la mélancolie du premier poème, « Et leur chanson se mêle au clair de lune / Au calme clair de lune triste et beau », tandis qu’elle se fait plus inquiétante dans « Fantoches » : « Scaramouche et Pulcinella, / Qu’un mauvais dessein rassembla, / Gesticulent, noirs sur la lune. » C’est l’astre du mystère, celui dont la lueur énigmatique entraîne le poète dans la rêverie, invite à la rencontre amoureuse, mais renvoie aussi à la solitude, ce que symbolise la tonalité contrastée dans « Mandoline » où les amants « [t]ourbillonnent dans l’extase / D’une lune rose et grise ».

Simon Mathurin Lantara, Paysage au clair de lune, 2nde moitié du XVIII° s. Huile sur panneau de bois, 25,7 x 19. Musée du Louvre

Les lieux 

La villa d’Este et son jardin

Seul « Cortège », mentionnant la dame qui « va par les escaliers », pourrait renvoyer à un lieu intérieur, mais pas forcément car les parcs du XVIIIème siècle ont aussi remis à la mode les jardins à l’italienne, nés sous la Renaissance, avec des étagements de terrasses. Dans l'ensemble du recueil, les « Fêtes galantes » se déroulent dans un décor champêtre.

La villa d’Este et son jardin

Les arbres

François Octavien le Vieux, Fête galante, 1ère moitié du XVIIIème s. Huile sur toile, 77 x 109

François Octavien le Vieux, Fête galante, 1ère moitié du XVIIIème s. Huile sur toile, 77 x 109

Dès le premier poème, l’arbre est un élément essentiel du paysage, et ses habitants, « les oiseaux ». Les arbres sont évoqués sous toutes leurs formes, comme dans « L’allée » où la dame passe « sous les ramures assombries » ou, avec une hypallage, « Sous les ramures chanteuses » dans « Mandoline ». Ils sont plus fragiles, « si grêles » dans « À la promenade », parfois précisément nommés : les « bas tilleuls de l’avenue », ou, dans « En sourdine », les « pins » et les « arbousiers ». La verdure domine donc, mais l’arbre n’a pas vraiment pour rôle d’égayer le paysage, plutôt de lui apporter l’ombre propice à la séduction amoureuse, mais c’est une protection fragile, qui, au fil du recueil, s’assombrit, jusqu’aux « chênes noirs » dans « En sourdine », tandis que les arbres disparaissent totalement dans « Colloque sentimental », avec l’image finale insistante : « Dans le vieux parc solitaire et glacé ».

Une même dégradation s’observe à propos de l’herbe, car si, dans « Le faune » « verdit la mousse » et figurent les « boulingrins », des parterres de gazon entourés de bordures, dans « Fantoche », elle est devenue « herbe brune », puis « gazon roux » dans « En sourdine », avant ces « avoines folles », herbe sauvage dans laquelle marchent les « deux spectres » de « Colloque sentimental ».

L'eau

Dans le "locus amoenus" antique, l’eau est omniprésente, qu’il s’agisse des fontaines comme dans « Clair de lune » où l’on entend « sangloter d’extase les jets d’eau, / Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres. », ou de l’« humble bassin » dans « « À la promenade », ou encore, dans « En bateau », de l'évocation de « l’esquif en sa course brève [qui] / File gaîment sur l’eau qui rêve. » Élément changeant, fuyant, l’eau illustre à la fois la plongée dans le rêve, mais aussi une méditation sur la fugacité humaine, héritage du Πάντα ῥεῖ  (panta reï, tout coule) antique.

Les éléments du décor

Ces parcs luxueux aménagés durant le XVIIIème siècle offrent des lieux propres à favoriser les rencontres amoureuses, tels cette « charmille », un berceau de verdure, ou, dans « Fantoches », la jeune fille « en tapinois/ Se glisse demi-nue, en quête / De son beau pirate espagnol » ou, dans « Cythère », ce « pavillon à claires-voies » qui « abrite doucement nos joies ». À deux reprises est aussi mentionnée une « grotte », qui, dans « Les coquillages » suggère le refuge pour des jeux érotiques.

Carl Blechen, Grotte dans le parc de la villa d’Este, 1828-1829. Huile sur toile, 39 x 40 ; Musée Fürst-Pückler, Branice, Pologne

Carl Blechen, Grotte dans le parc de la villa d’Este, 1828-1829. Huile sur toile, 39 x 40 ; Musée Fürst-Pückler, Branice, Polognel

Dans les allées, de « vieux bancs » attendent les promeneurs, comme, dans « Les indolents », « Tircis / Et Dorimène, à deux assis / Non loin de deux silvains hilares », exemples de ces statues qui ornent les parcs, invitant à une joyeuse liberté champêtre tel aussi ce « vieux faune en terre cuite » qui « [r]it au centre des boulingrins ». Mais, comme la végétation, le temps détruit ce décor, telle cette statue de « l’Amour », que « le vent de l’autre nuit a jeté bas ! » Symbole d’un effacement, « Le marbre / Au souffle du matin tournoie, épars », jusqu’à ne plus laisser qu’un « piédestal » vide et « des débris dont l’allée est jonchée. »

Statue de Silvain-Sucellus. Musée archéologique de Javols

Statue de Silvain-Sucellus. Musée archéologique de Javols

Des paysages intérieurs 

Le premier vers du recueil, « Votre âme est un paysage choisi », suivi de cette scène de « fête galante », « masques », musique et danse, sous un « calme clair de lune triste et beau », invite à lire, dans les lieux et les moments dépeints, des paysages intérieurs, en observant les atmosphères ainsi créées. Et, au-delà de l’adresse à une amante, Verlaine dévoile son âme  comme si elle se projetait sur les éléments du décor.

Le flou

Écoutons Verlaine dans Confessions, œuvre autobiographique parue à titre posthume en 1895 où il évoque son enfance ; « Je fixais tout […] j’étais sans cesse en chasse de formes, de couleurs, d’ombres. Le jour me fascinait et, bien que je fusse poltron, dans l’obscurité, la nuit m’attirait, une curiosité m’y poussait, j’y cherchais je ne sais quoi, du blanc, du gris, des nuances peut-être. » De même dans son « Art poétique », il insiste sur ce choix : « Car nous voulons la Nuance encor, / Pas la Couleur, rien que la nuance ! /Oh ! la nuance seule fiance / Le rêve au rêve et la flûte au cor ! »

Cette volonté d’exprimer les « nuances » explique la palette des couleurs choisies, toutes en demi-teintes, et le flou ainsi créé, avec la dominance de teintes pâles ou de ce qui est « blême ». Le décor, tantôt sous un « ciel si pâle », tantôt dans le clair-obscur d’une « lune rose et grise », semble noyé dans une sorte de brume bleutée, où domine une impression de brume qui efface les contours des choses aussi bien que les êtres qui s’y meuvent. C’est donc leur fragilité qui ressort, comme « Dans l’allée » :

Le ciel si pâle et les arbres si grêles
Semblent sourire à nos costumes clairs
Qui vont flottant légers avec des airs
De nonchalance et des mouvements d’ailes.

Et le vent doux ride l’humble bassin,

Et la lueur du soleil qu’atténueL’ombre des bas tilleuls de l’avenue

Nous parvient bleue et mourante à dessein.

Antoine Watteau, Les Amusements champêtres, 1720. Huile sur toile, 31,7 x 45,2. Collection privée, New York

Antoine Watteau, Les Amusements champêtres, 1720. Huile sur toile, 31,7 x 45,2. Collection privée, New York

Cette même fragilité se retrouve dans « Mandoline » où il évoque « [l]eur élégance, leur joie / Et leurs molles ombres bleues, » De ce fait, les amants trouvent refuge dans des paysages qui apaisent les troubles de leur âme, comme dans « En sourdine » : « Calmes dans le demi-jour / Que les branches hautes font, / Pénétrons bien notre amour / De ce silence profond. »

Mais l’harmonie amoureuse est sans cesse menacée, ce que révèle le contraste des couleurs. Par exemple dans « L’’amour par terre » : là où le locuteur ne voit que le marbre au sol dans un « coin mystérieux » du parc, un « dolent tableau », la jeune femme, elle, perçoit des couleurs vives : « ton œil frivole / S’amuse au papillon de pourpre et d’or qui vole / Au-dessus des débris dont l’allée est jonchée. » Éloquent décalage… sur lequel se ferme le recueil où l’un des « spectres » se souvient d'une clarté, « Qu’il était bleu, le ciel, et grand l’espoir ! », tandis que l’autre reste plongé dans le néant : « — L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir. »

Les sensations éphémères

À l’époque où Verlaine écrit, l’esthétique évolue, tant dans la peinture, avec l’impressionnisme et ses touches juxtaposées, que dans la poésie, avec les correspondances baudelairiennes, les synesthésies qui associent aux couleurs les sensations auditives, olfactives et tactiles principalement.

Antoine Watteau, La Partie carrée, vers 1713. Huile sur toile, 49,5 x 64,9. Musée des Beaux-Arts de San Francisco

Antoine Watteau, La Partie carrée, vers 1713. Huile sur toile, 49,5 x 64,9. Musée des Beaux-Arts de San Francisco

Les sensations auditives

Elles sont prédominantes, comme le réclame le premier vers d’« Art poétique », « [d]e la musique avant toute chose », en insistant, ici aussi, sur le choix des demi-tons, des sons assourdis, de ce que l’on nomme en musique « le mode mineur », signalé dès le premier poème comme pour donner le ton de l’ensemble du recueil.

Il s’agit de mettre la sonorité du paysage en harmonie avec un état ambigu, fugitif, où la mélancolie, la plainte, avec le verbe « sangloter », se mêle à l’enchantement de la fête galante, à « l’extase » promise par l’amour.

Et leur chanson se mêle au clair de lune,

Au calme clair de lune triste et beau,

Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres

Et sangloter d’extase les jets d’eau,

Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.

Le recueil prolonge cette plongée dans le rêve, où le paysage intérieur fait écho au décor, comme celui de Colombine qui « rêve, surprise / De sentir un cœur dans la brise / Et d’entendre en son cœur des voix. » Peu à peu tous les sons s’atténuent comme celui de « la mandoline » qui « jase / Parmi les frissons de brise ». Les voix, elles, par des chuchotements, à peine perceptibles, suggèrent plus qu’elles ne disent :  « Les belles, se pendant rêveuses à nos bras, / Dirent alors des mots si spécieux, tout bas, / Que notre âme depuis ce temps tremble et s’étonne. » (« Les ingénus »)

Cette atmosphère de demi-sommeil, d’engourdissement de la conscience, finit par aller jusqu’au silence pour reproduire la désillusion amoureuse, d’où le dernier vers du recueil : « Et la nuit seule entendit leurs paroles. »

Les sensations olfactives

Dans Les Fleurs du Mail, Baudelaire termine son sonnet « Correspondances » par les odeurs, créatrices de synesthésies.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,-

Et d'autres, corrompus, riches et triomphants

Ayant l'expansion des choses infinies,Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.

Dans « Cythère », Verlaine attribue ce même rôle, tout en légèreté fugace, au parfum des roses, « faible, grâce / Au vent léger d’été qui passe », qui se confond avec celui que l’amante « a mis ». Et, de la même façon que chez Baudelaire, la modification des senteurs détermine les élans de l’âme, comme on le constate dans « En patinant », en fonction des saisons.

        Au printemps, l’amour est encore naissant, plein de promesses, ouverture sur un rêve imprécis en lien avec des odeurs fragiles, évanescentes :

Car au printemps l’air est si frais

Qu’en somme les roses naissantes, 

Qu’Amour semble entr’ouvrir exprès,

Ont des senteurs presque innocentes ;

Et même les lilas ont beau
Pousser leur haleine poivrée,
Dans l’ardeur du soleil nouveau,
Cet excitant au plus récrée,

Tant le zéphyr souffle, moqueur,
Dispersant l’aphrodisiaque
Effluve, en sorte que le cœur
Chôme et que même l’esprit vaque. 

Berthe Morisot, Le Jardin à Bougival, 1884. Huile sur toile, 73 x 92. Musée Marmottan Monet, Paris

Berthe Morisot, Le Jardin à Bougival, 1884. Huile sur toile, 73 x 92. Musée Marmottan-Monet, Paris

        En revanche, tout se modifie à la chaleur intense de l’été, où les odeurs pénétrantes des fleurs colorées font naître une sensualité menaçante, une sorte de fièvre des corps. 

Fondons nos âmes, nos cœurs
Et nos sens extasiés,
Parmi les vagues langueurs
Des pins et des arbousiers.

Ferme tes yeux à demi,
Croise tes bras sur ton sein,
Et de ton cœur endormi
Chasse à jamais tout dessein.

Mais l’effacement se manifeste aussi, quand les odeurs finissent par s’affaiblir comme dans « En sourdine » où l’amour semble s’endormir.

Un vent de lourde volupté

Investit nos âmes surprises.

Des fleurs aux calices vermeils
Nous lancèrent leurs odeurs mûres,

Et partout les mauvais conseils
Tombèrent sur nous des ramures.

Les sensations tactiles

Enfin, c’est l’air, le souffle du vent qui provoque les sensations tactiles, elles aussi tout en douceur : un « vent doux ride l’humble bassin » dans « À la promenade », « le zéphyr souffle » au printemps dans « En patinant », et, dans « En sourdine », un « souffle berceur et doux » vient « rider les ondes de gazon roux ». L es visages sont à peine effleurés, par ces « brises rafraîchissantes », par les « frissons de brise ».

Mais il illustre aussi la désillusion, la destruction de l’amour quand vient l’automne « avec / Son jour froid et ses bises rudes », et c’est un « vent » bien plus violent qui « a jeté bas » l’Amour, et l’image du « vieux parc solitaire et glacé », reproduit ce froid qui anéantit l’amour.

POUR CONCLURE

Ainsi les paysages verlainiens sont indissociables du rêve, qu’ils suscitent et que le poète recrée à travers les sensations évoquées. Toutes sont fragiles, délicates, sans cesse prêtes à disparaître, reflet de la fragilité de la « fête galante », et les images, les décors comme les êtres, sont comme estompées, fuyant comme l’eau ou comme le vent, aspect mouvent qui traduit l’instabilité intérieure du poète, ses incertitudes, un néant sans cesse prêt à surgir. Cette atmosphère est créée par le jeu des correspondances, mises en évidence dans « À Clymène ». La musique des « barcaroles » s’y mêle, en effet, au portrait de la femme, ses « yeux / Couleur des cieux », une « voix, étrange » et qui « trouble », l’odeur de sa chair enfin : « l’arôme insigne / De ta pâleur de cygne / Et puisque la candeur :      De ton odeur ».  C’est donc la femme qui, associant en elle toutes les sensations, contient tout un paysage mystique.

La langue poétique de Verlaine 

Langue

Dans son premier recueil, Poèmes saturniens, Verlaine affirme le primat de la recherche de beauté, d’une perfection esthétique, se rattachant ainsi au Parnasse. Mais l’impassibilité proclamée par les Parnassiens ne convient pas vraiment à ce poète qui veut exprimer avant tout ses états d’âme, ce qui ressort de l’épilogue de ce recueil : « […] et vous, délicieux, / Ressouvenirs, et vous, Rêves, et vous encore, / Images qu’évoquaient mes désirs anxieux ». Il ne se livre cependant pas aux longues effusions lyriques des romantiques, mais souhaite une expression poétique toute en délicatesse, dont il pose les contours dans « Art poétique », et qu’il met en application dans Fêtes galantes  par son ttravail sur la langue et sur la versification.

Les choix linguistiques  

Le lexique

Comme nous l’avons observé à propos des paysages dépeints, Verlaine privilégie les mots évoquant des sensations ou des sentiments indistincts, tel l’adjectif « vagues », fréquent. Il cherche ainsi à illustrer la faiblesse, la fragilité des choses ou des êtres, par exemple par un vocabulaire exprimant le rêve, atténuant systématiquement l’image, avec les adjectifs « fade », « équivoque », « morne », « langoureux » comme le rossignol dans « Fantoches », « monotone », ou les termes qui accentuent le flou. « [I]Is n’ont pas l’air de croire à leur bonheur », écrit-il dans « Clair de lune », et le verbe « sembler » est récurrent, ainsi que tous ceux qui traduisent la fragilité : « brouiller », trembloter »… ou les adverbes tels « presque », « un^peu »… Tout se passe comme s’il lui était impossible de définir précisément ce qu’il perçoit ou ressent.

Claude Monet, Matinée sur la Seine à Giverny, 1897. Huile sur toile, 89,3 x 92,3. Collection privée

Claude Monet, Matinée sur la Seine à Giverny, 1897. Huile sur toile, 89,3 x 92,3. Collection privée

Enfin, son exigence dans « Art poétique », «  Il faut aussi que tu n’ailles point / Choisir tes mots sans quelque méprise », explique qu’il aille jusqu’à recourir à l’impropriété ou à jouer sur le double sens des mots comme dans le titre « En patinant » où le verbe désigne à la fois l’activité hivernale montrée dans le dernier quatrain et une lente et tendre caresse.

Tout paraît ainsi impossible à fixer, fugitif et éphémère, tels les verbes qui traduisent un état transitoire ou un passage, dans une « allée » comme dans l’ « esquif » qui « file » sur l’eau, ou la préférence pour les prépositions qui empêchent l'identification précise d’un lieu, telles « vers », « parmi », « par », « entre », ou encore l’image de personnages transformés en « molles ombres bleues », jusqu’à devenir des fantômes, des « spectres » dans « Colloque sentimental ». Tout se passe donc comme si Verlaine, vivant déjà un douloureux déchirement entre le corps et l’âme, avait peur de définir clairement sa nature, et préférait laisser planer autour de lui le mystère.

Les figures de style

Verlaine cherche aussi à surprendre son lecteur, à l’obliger à faire écho à son  « âme surprise » en interprétant lui-même ce que le poète se refuse à poser clairement, annonçant ainsi l'exigence du mouvement symboliste. D’où sa préférence pour l’oxymore, alliance de deux mots contradictoires, comme dans « Clair de lune » où il dépeint « les jets d’eau » en train de « sangloter d’extase ». Pour traduire ces incertitudes du cœur, il recourt aussi fréquemment à l’hypallage, qui provoque un glissement de sens. Par exemple, dans « Mandoline », il fait ressortir le contraste entre les « propos fades » échangés par les « donneurs de sérénades / Et les belles écouteuses » et le décor qui les entoure, « [s]ous les ramures chanteuses », où les branches des arbres elles-mêmes semblent faire entendre, au contraire, le chant mélodieux d’invisibles oiseaux.

Enfin, sa pratique des correspondances baudelairiennes, surtout horizontales – les synesthésies – mais pas uniquement, observée dans l’étude spatio-temporelle, permet de juxtaposer des sensations diffuses par petites touches, à la façon des peintres impressionnistes ou même pointillistes.

Ah ! puisque tout ton être,
Musique qui pénètre,
Nimbes d’anges défunts,
     Tons et parfums, 

A sur d’almes cadences
En ses correspondances
Induit mon cœur subtil,
      Ainsi soit-il ! 

C’est là un autre moyen de montrer la difficulté de la conscience à se dépeindre avec précision. Sous l’emprise de son bouleversement intime, il semble que  Verlaine ne parvienne pas à ordonner ses perceptions et ses sentiments désordonnés.

La syntaxe

Le refus de la subordination

Chez Verlaine, les conjonctions de subordination sont rares, comme s’il lui était impossible de trouver une logique, un sens, à ce qu’il vit. Il utilise surtout des relatives et, même quand des conjonctions figurent, par exemple « Puisque », en anaphore dans « À Clymène », la conjonction ne conduit qu’à une énumération des traits féminins, « yeux », « voix », « pâleur », « odeur », élargis à « tout ton être », jusqu’à une principale elliptique qui prend la tonalité d’un cantique pour traduire la soumission : « Ainsi soit-il ! »

Il préfère la parataxe, la juxtaposition, ou seulement l’énumération avec sa conjonction préférée « et », ou les relatives descriptives. 

Personnages de la Commedia dell'arte

Ainsi, il juxtapose les personnages, comme en un défilé de bal masqué, par exemple Pierrot, Cassandre, Arlequin et Colombine ouvrant chacun des quatrains dans « Pantomime » ou, dans « Mandoline », les amants qui se succèdent :

Personnages de la Commedia dell'arte

C’est Tircis et c’est Aminte,
Et c’est l’éternel Clitandre,
Et c’est Damis qui pour mainte
Cruelle fait maint vers tendre.

 Leurs courtes vestes de soie,
Leurs longues robes à queues,
Leur élégance, leur joie
Et leurs molles ombres bleues […]

Il crée ainsi des suites d’images, pour peindre le monde extérieur, paysages ou personnages, ou ses émotions, en donnant l’impression que, comme dans un rêve, sa conscience ne parvient pas les organiser, impuissante à se saisir soi-même.

Les répétitions

Verlaine multiplie aussi les répétitions qui lui offrent la musicalité, reflet de ces « fêtes galantes », comme dans le premier poème avec la reprise des « jets d’eau, / Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres » ou l’image du « vieux parc solitaire et glacé » dans « Colloque sentimental ».

Mais elles soutiennent aussi les images psychologiques obsessionnelles, rêve langoureux, mélancolie et tristesse souvent ou désillusion quand, malgré l’été dans « En patinant », les amants se retrouvent « seuls, tout seuls, bien seuls ». Ce procédé est récurrent dans « L’amour par terre » : « Le vent de l’autre nuit a jeté bas l’Amour », lancé au vers 1, est repris avec force au début du deuxième quatrain, « Le vent de l’autre nuit l’a jeté bas ! », tandis que la plainte, « Oh ! c’est triste », qui ouvre le troisième, est redoublée dans l’exclamation au début du quatrième : « Oh ! c’est triste ! ».

La phrase déstructurée

Verlaine est loin de respecter la construction traditionnelle de la phrase : sujet-verbe-complément d’objet direct (ou attribut)-complément d’objet indirect-complément/s circonstanciel/s. Déjà, très souvent, il supprime le verbe, ce qui permet une mise en valeur d’une atmosphère, telle celle de l’été dans « En patinant » avec l’énumération :

Rires oiseux, pleurs sans raisons,
Mains indéfiniment pressées,
Tristesses moites, pâmoisons,
Et quel vague dans les pensées !
 

Ai-je même besoin de lui
       Pour descendre aux Champs-Élysées ?
Amour perça-t-il pas de flèches aiguisées
       Mon cœur, dès que votre œil m’eût lui 

Il recourt aussi souvent à des exclamations et interrogations, elles aussi intensifiées par le rythme, comme celle lancée entre parenthèses à sa destinatrice dans « En patinant », « ( Vous en souvenez-vous, Madame ?) », ou plus directement dans le monologue intérieur de « Dans la grotte ».

Il renforce ainsi ses peurs, ses doutes et ses faiblesses, par exemple la fragilité du souvenir : « Comme tous deux nous jouissions / Sans enthousiasme — et sans peine ! / Heureux instants ! — mais vint l’Été : / Adieu, rafraîchissantes brises ? »

Ainsi, les jeux de rupture sont multipliés, marqués notamment par le recours au tiret, avec un recours à l’asyndète qui accentue cette désorganisation. C’est tout particulièrement flagrant quand le poème juxtapose des prises de paroles, comme dans « Sur l’herbe », ou fait alterner les appels et les réponses dans « Les indolents », soulignés par le commentaire comique : « Hi ! hi !hi ! quel amant bizarre », repris en conclusion par le narrateur-témoin : « Hi ! hi ! hi ! les amants bizarres ! »

La versification 

Verlaine, manuscrit de "Dans la grotte"

Les conseils formulés dans « Art poétique » mais aussi les nombreuses corrections sur ses manuscrits prouvent l’importance que Verlaine accorde à la versification.

La métrique

Le vers impair

Le premier vers  d’« Art poétique » fait du vers impair le garant de la musicalité prônée : « De la musique avant toute chose / Et pour cela préfère l’impair ». Cette formule peut, cependant, étonner car le lecteur, lui, est davantage habitué au vers pair, tandis que le vers impair, inhabituel, crée une dissonance. Dans ce recueil, il n’apparaît que dans trois poèmes.

Verlaine, manuscrit de "Dans la grotte"
Giovanni Domenico Ferretti, Arlequin et Colombine, XVIII° siècle. Huile sur toile, 65 x 53,5

        Dans « Mandoline », l’heptasyllabe surprend alors même qu’est évoquée l’harmonie des amants qui « tourbillonnent » avec grâce tandis que « la mandoline jase » doucement sous la lune. Tout se passe comme si était ainsi introduite une fausse note traduisant la fragilité de l’amour, comme le révèlent les « propos fades » adressés à « mainte / Cruelle » par ces êtres fantomatiques, « molles ombres bleues ».

        Dans chaque sizain de « Colombine » deux pentasyllabes alternent avec un dissyllabe, comme pour reproduire à la fois les mouvements désordonnés des personnages empruntés à la commedia dell’arte tels le « saut de puce » de Pierrot ou la danse d’Arlequin, « aigrefin si / Fantasque », et leur rejet par la « belle enfant / Méchante » qu’ils essaient de séduire. La dissonance reproduit ainsi la démythification finale de ces amants ridicules, un « troupeau / De dupes ».

Giovanni Domenico Ferretti, Arlequin et Colombine, XVIII° siècle. Huile sur toile, 65 x 53,5

      De même, dans « En sourdine », l’heptasyllabe correspond aux images fragiles, « silence » et « vagues langueurs » dans , jusqu’au son final déchirant : « Voix de notre désespoir / Le rossignol chantera ».

Le vers pair

Quelques poèmes recourent à l’alexandrin, donnant de la solennité à la marche de la dame dans « L’allée », de la promesse formulée dans la « lettre », tandis que l’amour léger vécu par les « ingénus » s’oppose à la statue réduite en « débris » dans « L’amour par terre ». Mais le plus souvent, Verlaine privilégie la rapidité de l’octosyllabe et sa musicalité légère, tandis que le décasyllabe, caractéristique de la poésie médiévale, figure seulement en ouverture et fermeture du recueil ou dans « À la promenade ». Dans « À Clymène », il va même jusqu’à réduire les quatrains à trois hexasyllabes suivis d’un tétrasyllabe, comme pour refléter l’effacement des « [m]ystiques barcarolles, / Romances sans paroles ».

Le rythme

La pratique de la dissonance est fréquente, à l’aide de trois procédés :

        Les enjambements, rejets ou contre-rejets sont incessants, suivant les élans et les états d'âme des personnages, et permettant la mise en valeur de mots-clés. Par exemple  dans « L’allée », le contre-rejet fait ressortir « l’éventail », tandis que l’enjambement dépeint la réaction de la dame avec « des sujets érotiques, si vagues / Qu’elle sourit », et le poème se termine sur des rejets évocateurs : « […] Le nez mignon avec la bouche / Incarnadine, grasse, et divine d’orgueil / Inconscient – |…] » Inversement, ils peuvent créer une sorte de suspens, reproduire un fantasme, un rêve, tel celui du « négrillon » qui soulève « Son fardeau somptueux, afin / De voir ce dont la nuit il rêve ».

         Les coupes sont utilisées en relation avec l’expression de l’état d’âme, pour traduire les mouvements de la conscience, mais aussi les ruptures dans les conversations, qu’il s’agisse des bribes de phrases lancées dans « Sur l’herbe » ou de l’échange dans « Lettre » où l’écrit imite le rythme de l’oralité.

           Le jeu sur le [e muet], tantôt élidé devant une voyelle, tantôt accentué devant une consonne, très fréquent chez Verlaine, donne au vers plus de fluidité, de musicalité, comme dans « Clair de lune » pour ne citer qu’un exemple. Mais il sait aussi jouer sur un hiatus qu’il masque, « Fardé[e] et peinte comme au temps des bergeries », en écho d’un maquillage excessif, ou employer la diérèse pour mettre en valeur un mot, l’adverbe dans « Nous devisions délici/eusement » (« À la promenade ») comme l’adjectif, « Dirent alors des mots si spéci/eux, tout bas » (« Les ingénus »), amplifiant un terme, « Tant que le zéphyr souffle, moqueur, / Dispersant l’aphrodisi/aque / Effluve […] » ou les « folles passi/ons » dans « En patinant », le souhait d’« êtr[e] audaci/eux » dans « En bateau ».

Les sonorités

La rime

Dans « Art poétique », Verlaine accuse l'importance accordée à la rime, notamment par les poètes du Parnasse : « Ô qui dira les torts de la Rime ? / Quel enfant sourd ou quel nègre fou / Nous a forgé ce bijou d'un sou / Qui sonne creux et faux sous la lime ? » Pourtant son agencement, le choix de rimes correspond toujours à un effet recherché en lien avec les paysages et les états d’âme. Les rimes suivies, par exemple, refus de toute élaboration, correspondent aux « correspondances » mises en œuvre dans « À Clymène », au prosaïsme de la « Lettre », ou à l’effacement de l’amour avec la reprise de sonorités identiques, « passé », « paroles » ou « nom-Non », dans « Colloque sentimental », où les répétition de sonorités identiques, « passé » ou « nom-non ». Les rimes croisées dominent dans le recueil, marquant les écarts incessants qui brisent les élans amoureux en séparant les amants, tandis que les rimes embrassées, elles, tentent de rétablir leur union.

Enfin, les rimes intérieures se multiplient, accentuant encore la musicalité d’ensemble, et souvent, la tonalité mélancolique, quand la « tigresse » suscite la « détresse » (« Dans la grotte ») ou que les « langueurs » s’associent aux « pâleurs » dans « Les coquillages ».​

Le contraste des sonorités

Qu’il s’agisse des voyelles ou des consonnes, Verlaine joue sur les oppositions sonores. Ainsi, dans chaque poème, il convient d’observer plus particulièrement :

  • pour les voyelles, le contraste entre le son grave et plus sourd des voyelles nasales [ã] et [õ] et l’aigu du [i] qui introduit une discordance, une sorte de cri.

  • pour les consonnes, l’emploi récurrent de la légèreté du [l], qui crée comme un bercement, de la douceur des labiales [b] et [m], du glissement comme un souffle imperceptible des [s] et [f] Mais, à nouveau il utilise les consonnes occlusives, dentales, [t] et [d] ou gutturales |k]  et [g], ou le martèlement du [p] pour marquer les menaces toujours prêtes à briser l’harmonie trouvée. Cet usage des sonorités conduit à la pratique incessante de l’assonance et de l'allitération.

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POUR CONCLURE

Verlaine met en œuvre toutes les ressources de la langue et de la versification pour reproduire une double modulation, contrastée, extérieure, entre la mollesse prédominante des paysages ou des bruits et quelques ruptures brutales d’un souffle de « vent », ou intérieure, entre la langueur, la peur, la tristesse, et les élans de joie et d’amour. Ainsi, toute son esthétique poétique est le reflet même de sa propre dualité.  En même temps, il reproduit dans sa poésie les techniques de la peinture impressionniste, une juxtaposition de petites touches, des jeux sur les couleurs, sur la lumière aussi, visant à suggérer une impression. Enfin, il annonce le rôle que le symbolisme accordera aux sonorités dans la versification, souligné, par exemple, dans Traité du verbe (1886) de René Ghil. 

Parcours dans Fêtes galantes : une esthétique de l'amour 

Parcours
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