top of page
Jacques Prévert, Paroles, 1946

L'auteur (1900-1977) : un poète "populaire" 

Robert Doisneau, "Jacques Prévert et son chien, au bistrot quai Saint-Bernard à Paris", 1955. Photographie, 22,5 x 20,5

Les apprentissages

Né en 1900 à Neuilly-sur-Seine, banlieue parisienne plutôt "bourgeoise", mais dans une famille modeste, Jacques Prévert, en accompagnant son père employé à l’Office centrale des Œuvres charitables, prend conscience très jeune de la misère, des injustices sociales et de toutes les contraintes, politiques, religieuses… C’est sans doute à ce père aussi, bonapartiste anticlérical, qu’il doit ses premières révoltes et, surtout, son goût pour le théâtre et le cinéma. Il arrête l’école à 15 ans, après de nombreuses journées buissonnières et l’obtention de son certificat d’études primaires, et commence aussitôt à travailler, en exerçant divers petits emplois, notamment de vendeur, avant d’effectuer son service militaire en mars 1920, nouvel apprentissage, celui de l’armée. Cette connaissance des réalités du Paris populaire, comme sa première découverte de l’armée et de l’art du spectacle nourriront toute son œuvre. 

Robert Doisneau, "Jacques Prévert et son chien, au bistrot quai Saint-Bernard à Paris", 1955. Photographie, 22,5 x 20,5

 Prévert devant la grille du 54 rue du Château

Les engagements libertaires

À son retour à Paris, en 1922, après ce temps d’armée qui lui a fait connaître le peintre Yves Tanguy et, en Turquie, Marcel Duhamel, traducteur et éditeur, son épouse et lui s’installent avec Tanguy et la sienne au 54, rue du château, dans le quartier de Montparnasse, lieu qui devient dès 1925 un centre de réunion pour le groupe des surréalistes. Tout en reprenant ce que nous nommerions aujourd’hui des "petits boulots", Prévert fréquente alors Desnos, Aragon, Leiris, Artaud, Queneau, et, bien sûr, le chef de file du mouvement, André Breton. Mais, il s’agit plutôt de vivre une chaleureuse amitié et leurs jeux sur le langage que de partager leurs théories, et d’ailleurs Breton l’exclut du groupe dès 1928, quand Prévert récuse l’appartenance au Parti communiste français.

 Prévert devant la grille du 54 rue du Château
Le "groupe Octobre" en 1932 : représentation de Vive la presse  

Pourtant, sa volonté de se ranger aux côtés du peuple se traduit par sa participation au "Groupe Octobre", créé en avril 1932 et étroitement lié au PCF, qui promeut le « théâtre ouvrier ». C’est pour fournir des textes à ses acteurs que Prévert commence à écrire régulièrement : les pièces sont jouées dans des meetings politiques, dans les rues ou dans des usines en grève… Prévert développe alors ses attaques contre l’ordre politique, social, économique, dénonçant avec violence les politiciens, les gros industriels, mais aussi les valeurs patriarcales et religieuses de la bourgeoisie. Même s’il n’adhère pas au Parti communiste, jamais Prévert ne renoncera à défendre les plus faibles, et tous les opprimés.

Le "groupe Octobre" en 1932 : représentation de Vive la presse  

L'écriture polymorphe

À cette même époque, naît la triple orientation de l’œuvre de Prévert :

         De sa pratique du théâtre, avec, par exemple, Le Tableau des merveilles, Entrées et sorties ou En famille, de courtes pièces, écrites entre 1932 et 1936, regroupées ultérieurement dans le recueil Spectacle, publié en 1951, il garde son goût des dialogues, qu’on retrouve dans de nombreux poèmes.

           Le cinéma, en tant que scénariste, avec Jean Renoir pour Le crime de Monsieur Lange (1935),  puis aux côtés du réalisateur Marcel Carné, pour de nombreux succès, Quai des brumes (1935), Drôle de drame (1937), Les visiteurs du soir (1941) ou Les enfants du paradis (1944), l’amène à travailler encore davantage sur le rôle de l’image, associée aux dialogues. C’est aussi l’occasion d’une collaboration avec le musicien des films de Carné, Joseph Kosma qui mettra en musique plusieurs de ses poèmes.

        La troisième direction, très tôt abordée car quelques textes ont paru dans des revues d’avant guerre, est la poésie, avec la publication des recueils Paroles et Histoires, en 1946. Composés de textes de formes très différentes, ils connaissent un succès immédiat, comme ceux qui suivent, par exemple La Pluie et le Beau Temps, en 1955. De nombreux poèmes sont aussi popularisés par des chanteurs tels Yves Montand, les « Frères Jacques », Marianne Oswald, ou Juliette Gréco.

Les tournages : Kosma, Prévert, Carné, l’acteur Jean Gabin, et le photographe Alexandre Trauner dans le Midi de la France, vers 1945

Les tournages : Kosma, Prévert, Carné, l’acteur Jean Gabin, et le photographe Alexandre Trauner dans le Midi de la France, vers 1945

Prevert-collage.jpg

Enfin, peut-être est-ce sa fréquentation des surréalistes qui conduit Prévert à développer sa propre créativité par le dessin, la peinture, et surtout les collages qu’il a très tôt pratiqués, par exemple sur une photo de Jacques Doisneau, ou bien pour réaliser un portrait de sa seconde épouse. Il les associe, notamment, aux poèmes du recueil Fatras, publié en 1966.

Prévert, « Les garçons de la rue ». Collage sur une photo de Robert Doisneau

Prévert, « Portrait de Janine », sa seconde épouse. Collage in Fatras

Prévert, « Portrait de Janine », sa première épouse. Collage in Fatras

Le contexte 

Le  contexte historique et social 

La première guerre mondiale a mis fin, brutalement, à la période qualifiée, a posteriori, de « Belle Époque », qui avait marqué un essor économique considérable, largement lié aux progrès techniques, dont avait pu profiter, à divers degrés, une grande partie de la population  : développement des transports, automobile, avion, paquebots, mais aussi, dans la vie quotidienne, tramway, téléphone, ascenseur, éclairage, TSF, phonographe, cinématographe… La liste serait longue !

Contexte

La vie politique

La III° République a survécu à la guerre, mais le jeu des alliances entre les divers partis ne stabilise pas la vie politique : le « Bloc national », puis « Union nationale », exalte les valeurs patriotiques, tandis que le « Cartel des Gauches », en 1924, unit parti socialiste et parti radical. Enfin le mouvement ouvrier, puissant, rêve d’une révolution telle celle de 1917 en Russie. Cette instabilité favorise l’émergence de nombreuses organisations extrémistes, de gauche, qui réclament la mort du capitalisme, et de droite, les « ligues ». , royalistes (« les Camelots du Roi »), fascistes (les « francistes »), voire antisémites : « les Croix-de-feu ». À gauche comme à droite on manifeste, parfois violemment, contre le pouvoir parlementaire, jugé corrompu, et tous défilent dans les rues. ​En 1932 le Président du Conseil, Paul Doumer, est assassiné, puis, en 1934 à Marseille, le roi Alexandre de Yougoslavie et Barthou, le ministre des Affaires étrangères. Cela entretient un climat troublé, qui ne favorise guère la paix, malgré le souhait que cette guerre, qui a fait tant de victimes et de ruines, soit « la Der des Der ».

Mais la guerre est déjà en germe dans le Traité de Versailles, vécu comme une humiliation par les vaincus. L’ascension de Mussolini en Italie, l’arrivée au pouvoir de Salazar au Portugal, puis d’Hitler, nommé chancelier en 1933 en Allemagne, accentuent la menace. Malgré les efforts diplomatiques, l’engrenage se met en route, jusqu’à l’explosion de la seconde guerre mondiale, avec ses bombardements, son extermination, son racisme, sa justice expéditive, sa remise en cause de toutes les valeurs humanistes… Prévert n’a pas participé politiquement à la Résistance, même s’il a protégé Kosma ou Trauner, le photographe, mais ses recueils publiés après la guerre, qui regroupent plusieurs poèmes antérieurs, traduisent un engagement contre la guerre qui ne se démentira jamais, même plus tard, lors des guerres coloniales ou de celle du Vietnam en 68.

La destruction de Brest par les bombardements

La destruction de Brest par les bombardements

Le recueil Paroles transcrit cette atmosphère, tout particulièrement dans le long poème d’ouverture, « Tentative d’un dîner de têtes à Paris-France », où la critique se fait virulente, contre tous les dirigeants et leurs discours, et en faveur de tous les opprimés.

La marche de la faim des  chômeurs du Nord, en 1933

La vie économique

À peine l'équilibre économique est-il retrouvé, après la première guerre mondiale, que se produit, le 24 octobre 1929, le krach à la Bourse de Wall Street, à New-York. Il va avoir des répercussions sur le monde entier. En France, les faillites se multiplient, le nombre de chômeurs augmente, les files d'attente s'allongent devant les soupes populaires, des "marches de la faim" sont organisées. Cette souffrance des miséreux revient de façon récurrente dans le recueil, avec la contrainte d’un travail souvent pénible, mal payé, qui déshumanise l’homme, dont donne un parfait exemple « La grasse matinée ».

La marche de la faim des  chômeurs du Nord, en 1933

Une société contrastée

Outre les contrastes politiques et économiques, les valeurs traditionnelles sont fortement contestées, mais elles résistent.  Les mentalités sont encore nourries de la tradition, remise à l’honneur par le gouvernement de Vichy avec sa devise, « Travail Famille Patrie », et c'est contre elles que s’élève avec force Prévert.

S’y ajoute une morale encore imprégnée de religion, qui bannit toute entorse à des codes figés : la prostituée, la fille-mère, l’enfant révolté, autant d’être rejetés, exclus par les bien-pensants. Face à cela, Prévert ne cesse de proclamer la liberté, celle d’aimer, de vivre comme on l’entend :

Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Quand j'ai envie de rire
Oui je ris aux éclats
J'aime celui qui m'aime
Est-ce ma faute à moi
Si ce n'est pas le même
Que j'aime à chaque fois [...]

Le  contexte culturel 

Dans la lignée des contestations entreprises dès la fin du XIXème siècle par les impressionnistes et par les symbolistes, la peinture et la littérature bénéficient au premier chef de cette recherche de la liberté et d’originalité, aussi bien dans les thèmes choisis que dans les matériaux et leur agencement. Les artistes choquent alors la société bourgeoise, dont ils remettent en cause les goûts et les habitudes : l'artiste devient souvent un paria subversif. 

« La Ruche » en 1918 

Paris, carrefour des arts

Cette créativité nouvelle fait de Paris un centre cosmopolite, une ville ouverte aux créateurs venus du monde entier, d’Europe mais aussi de Russie ou de la lointaine Amérique. Ils se regroupent d’abord autour de Montmartre, notamment au "Bateau-Lavoir", atelier d’artistes où se sont installés Picasso et Van Dongen, rejoints par Max Jacob, Juan Gris, Pierre Reverdy, Mac Orlan, sans compter tout ceux qui le fréquentent assidument : des poètes comme Cocteau, Salmon, Apollinaire, des peintres, Derain, Utrillo, Braque, un romancier comme Radiguet, ou des hommes de théâtre, Jarry, Dullin… 

Puis c’est le quartier de Montparnasse qui devient central, avec un autre atelier d’artistes, "La Ruche", qui reste actif jusqu’au décès de son fondateur, le sculpteur Alfred Boucher, en 1934, où commence un déclin jusqu'à ce que la guerre vienne interrompre toute activité.

« La Ruche » en 1918 

Le surréalisme

Quand, à son retour de guerre, Prévert s’installe rue du Château, avec Yves Tanguy, il rencontre, par son intermédiaire, les surréalistes.

"Dada"

La première guerre mondiale avait provoqué une remise en cause de toutes les certitudes qui avaient construit la pensée européenne, ainsi que son art, sa littérature. Cela s’est marqué par l’explosion, en 1916 à Zurich, du groupe formé autour de Tristan Tzara sous le nom « Dada » qui sonne déjà comme un cri de protestation contre toutes les valeurs portées par la société, une volonté de faire table rase. Ils s'attaquent aux mots eux-mêmes, à leur assemblage logique dans les phrases, à l'expression de toute pensée rationnelle. Venu à Paris, en 1919, Tzara exerce une influence considérable, par ses provocations, sur tout un groupe de jeunes poètes, Breton, Soupault, Aragon, Éluard. L’année 1920 voit l’apogée de « Dada ».

Tract "Dada", 1921

Tract "Dada", 1921
Robert Delaunay, couverture du seul numéro de la revue Surréalisme, créée par Ivan Goll, 1924

Le groupe surréaliste

Mais, très vite, ces jeunes artistes perçoivent les limites de ce nihilisme absolu, et, tout en gardant le refus du contrôle de la morale et de la raison, ils recherchent d’autres voies pour atteindre la « vraie vie », notamment par l’emprunt à Freud de la notion d’inconscient.

Quand André Breton publie Poisson soluble, en 1924, la Préface fait figure de « Manifeste » du surréalisme, dont il pose une définition : « Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. » C’est ce qui explique que, pour permettre la libre expression de l’inconscient, les jeunes surréalistes expérimentent, dans l’atelier de Breton, des techniques telles l’écriture automatique ou des productions réalisées par le biais des « sommeils hypnotiques ».

Robert Delaunay, couverture du seul numéro de la revue Surréalisme, créée par Ivan Goll, 1924

Jacques Prévert, sa première épouse Simone, André Breton et Pierre Prévert, vers 1925, à l'époque de la rue du Château.

Prévert et le surréalisme

Or, Jacques Prévert, même s’il ne participe pas à ces recherches, et rompt nettement avec eux en 1929, partage avec les surréalistes à la fois des thèmes et la liberté créatrice.

        Comme eux, ses colères sont violentes, contre l’armée, le nationalisme, le patriotisme, le colonialisme, la religion… Ces cibles sont particulièrement visées dans Paroles. Mais, si ceux-ci adhèrent au Parti communiste, Prévert, lui, s’engage à ses côtés, par exemple par ses activités dans le groupe « Octobre », par sa participation à des meetings, et par des écrits inscrits dans leur lutte, il refuse à la fois l’esprit de système et l’autoritarisme du PCF, qu’il considère comme « se faire mettre en cellule », jouant sur le mot propre aux militantisme communiste.

Jacques Prévert, sa première épouse Simone, André Breton et Pierre Prévert, vers 1925, à l'époque de la rue du Château.

       Comme eux, il rend hommage à l’imagination, à la force de l’émerveillement et du rêve, et chante la femme, source de désirs, et l’amour qui transgresse les interdits de la morale portée par la société bourgeoise et peut révéler à l’homme sa vérité.  Comme eux aussi, il fait de la ville une source inépuisable de création, car elle offre tous les hasards, permet toutes les rencontres, fait jaillir les images les plus inattendues, « chair et sang de la poésie », comme le dit Benjamin Péret.

Prévert, planche pour le scénario des Enfants du paradis de Marcel Carné, 1946

Enfin, son écriture même s'inscrit dans cette liberté, qu’on retrouve chez les peintres et les sculpteurs, notamment par les jeux sur le langage, souvenir des « cadavres exquis » surréalistes, forme extrême de "collage", et par des associations de mots et d’images, parfois hétéroclites. En témoignent les deux poèmes qui ferment le recueil, en guise de conclusion, « Promenade de Picasso », illustrant précisément « une innombrable foule d’associations d’idées », et « Lanterne magique de Picasso », avec ces mêmes refus et élan de vie :

Prévert, planche pour le scénario des Enfants du paradis de Carné, 1946

Les idées calcinées escamotées volatilisées désidéalisées

Les idées pétrifiées devant la merveilleuse indifférence d'un [ monde passionné

D'un monde retrouvé

D'un monde indiscutable et inexpliqué

D'un monde sans savoir-vivre mais plein de joie de vivre

D'un monde sobre et ivre

D'un monde triste et gai

Tendre et cruel

Réel et surréel

Terrifiant et marrant

 Nocturne et diurne

Solite et insolite

Beau comme tout.

Pour conclure

Publié peu après la Libération, le recueil correspond bien à la fois à l’atmosphère qui a précédé la guerre, ces "années folles" où se mêlent les révoltes, les luttes et la soif de liberté, et à l’effervescence de l’après-guerre, qui, malgré les difficultés et les restrictions, retrouve l’aspiration à une  vie libre et joyeuse. 

Présentation du recueil Paroles 

Pour lire Paroles : site "Wikipoèmes", colonne de droite

La composition du nom « recueil » marque bien l’idée d’une « cueillette » qui doit regrouper des éléments de même nature, des textes quand il s’applique à la littérature, qui peuvent avoir été publiés auparavant, séparément . Mais, en même temps, le « recueil » implique une construction a posteriori, donc une organisation, à définir, chronologique, thématique, formelle… 

Présentation

Un "recueil" 

Jacques Prévert et son éditeur, René Bertelé, en 1972

Or, premier problème : s'il a, depuis 1929, publié des poèmes dans de nombreuses revues, Transition, Documents, Bifur, Commerce, Soutes, La Flèche…, Prévert n’a jamais songé à les regrouper en un recueil. Depuis les années 30, il s’était lié d’amitié avec un jeune professeur, René Bertelé, qui, après avoir été devenu rédacteur en chef d’une revue, Confluences, fonde, à la Libération, une petite maison d’édition, "Au point du jour". Prévert l’avait revu à Nice pendant la guerre, et il a fini par céder à son insistance – et à celle de plusieurs de ses amis, dont Henri Michaux – en acceptant cette édition : « Et moi qui avais refusé à des tas d’éditeurs, je ne sais pourquoi j’ai appelé René Bertelé. C’est un homme qui sait ce que c’est faire un livre. C’est rare. C’est lui qui a voulu m’éditer. Mais je n’y pensais pas. Je ne sais pas encore pourquoi j’ai accepté. »

Jacques Prévert et son éditeur, René Bertelé, en 1972
Pierre Faucheux, couverture pour l’édition originale de Paroles, imprimée en décembre 1945 : écriture de Prévert sur fond photographique de Brassaï

Mais Prévert, avec son aigu de l'indépendance, tient à contrôler cette publication, jusqu’à la couverture, l’impression, la correction des épreuves, mais le travail avec lui n’est pas simple car il est toujours prêt à tout bouleverser. Bertelé rend compte des difficultés de leur collaboration, dans ses échanges épistolaires avec lui et dans son journal, par exemple le 12 septembre 1946 : « Prévert insupportable et de plus en plus paranoïaque. Impossible de serrer avec lui une question de près… Déjeuner très pénible – je le sens hostile, agressif. Je suis l’éditeur. » Bertelé doit aussi expliquer à son auteur pourquoi la sortie du recueil a été retardée : les deux distributeurs retenus ont finalement refusé « pour des raisons religieuses et morales ». La violence anticonformiste de Prévert choque donc, mais cette première édition, dans une collection intitulée "Le Calligraphe",  connaît un succès tel qu’une seconde édition, enrichie, paraît en 1947, au total 95 poèmes, avant que Bertelé ne rejoigne l’éditeur Gallimard, qui, à son tour, réédite le recueil en 1949.

Pierre Faucheux, couverture pour l’édition originale de Paroles, imprimée en décembre 1945 : écriture de Prévert sur fond photographique de Brassaï

Le titre 

À elle seule, la couverture originale, avec les graffitis photographiés par Brassaï, illustre le titre et annonce les éléments essentiels du recueil : le graffiti est la « parole » de la rue, une parole non élaborée, spontanée, familière et souvent violente, aussi bien cri de révolte qu’affirmation d’espoirs. C’est cette parole du peuple que le recueil va restituer, sans souci des formes poétiques convenues,  de ceux qui n’ont pas la parole, ou, comme il le résume dans le poème d’introduction, de « ceux qui ont trop à dire pour pouvoir le dire ». D’où aussi le choix du pluriel, pluralité des voix, hommes et femmes de tout milieu, de toute profession, mais aussi enfants, animaux..., et pluralité des formes, longueurs diverses, des plus longs poèmes à quelques vers, parfois récit, parfois dialogue, parfois "collage" par juxtaposition, ou même une sorte de calligramme comme « L’école des beaux-arts », avec la typographie qui suggère le « nénuphar » évoqué.

La structure 

L'école des beaux-arts

nenuphar.jpg

Cette même liberté se retrouve quand nous recherchons à définir une construction du recueil…

L’observation des dates indiquées pour certains poèmes amène à un premier constat :

        Il y a bien une introduction, le long poème d’ouverture, paru dans la revue Commerce en 1931, « Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris-France », un résumé des attaques, violentes, qui ponctueront le recueil.

Pablo Picasso, Nature morte à la pomme, 1937. Collage

        Les deux derniers poèmes, publiés dans les Cahiers d’art en 1944, « Promenade de Picasso » et « Lanterne magique de Picasso », à travers l’hommage rendu, forment une double conclusion, à la fois sur la forme des poèmes de Prévert, juxtaposition d’idées, réalité vue sous d’autres angles, et sur une même volonté de faire jaillir un autre monde.

         Au cœur du recueil, un autre long poème, « La crosse en l’air », paru dans Soutes en 1936, sous-titré « Feuilleton », porteur d'une critique virulente, fait écho au poème d’ouverture, en accentuant l'anticléricalisme. 

Pablo Picasso, Nature morte à la pomme, 1937. Collage

Semblent ainsi se distinguer deux parties, avec, dans la première, deux autres poèmes publiés antérieurement, « Souvenirs de famille ou L'ange garde-chiourme », dans Bifur en 1930, et « Événements », dans Les Cahiers G.L.M. en 1937. Tous deux sont de longs récits, le premier en prose, le second en vers libres. En fait, cette première partie est constituée de poèmes plus complexes dans l'ensemble qui, pour la plupart, illustrent les douleurs et les injustices sociales, à l’exception, notable, de quelques éclairs lumineux comme « Alicante » ou, parfois, mêlés aux critiques, comme dans « Pater noster » : « Notre Père qui êtes aux cieux / Restez-y / Et nous, nous resterons sur la terre / Qui est quelquefois si jolie ». Dans la seconde partie, les poèmes sont souvent plus courts, et, même si la dénonciation est loin d’avoir disparu, la fantaisie s’accentue et l’imagination se donne libre cours.

Cependant, il reste impossible de dégager une organisation interne, car Prévert s’est, de toute évidence, refusé à regrouper ses poèmes par thèmes, par lieux, ou même par personnages. Ils s’entrecroisent, s’entrelacent, comme pour reproduire le hasard des rencontres et la complexité de l’existence humaine, ainsi que la pratique même du « collage ».

Remarque : L’étude dans ce site porte sur l’ensemble du recueil. Mais, compte tenu de leurs difficultés, les poèmes antérieurs, mentionnés ci-dessus, pourront être exclus de la lecture proposée à des lycéens. Il appartient au professeur d’effectuer les suppressions jugées pertinentes.

Les révoltes de Prévert dans Paroles 

Dans sa vie comme dans son œuvre, Prévert se range du côté des plus faibles, que toutes les puissances qui gouvernent le monde exploitent sans scrupules, avec violence le plus souvent mais aussi en prônant des valeurs qui les maintiennent dans la soumission.

Révoltes

La longue énumération qui ouvre « Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France » fait défiler les principaux accusés, invités à ce « dîner » à l’Élysée, lieu emblématique déjà du pouvoir politique, d’où les néologismes : « ceux qui tricolorent », à l’image du drapeau, et qui « inaugurent » lors des cérémonies officielles. Le principal reproche les dénonce comme fauteurs de guerre, mis en évidence d’abord par le néologisme « dreadnoughtent », verbe construit à partir du terme qui désigne un cuirassé, navire de guerre, mais aussi de façon encore plus directe : « Ceux qui baïonnette… on / Ceux qui donnent des canons aux enfants / Ceux qui donnent des enfants aux canons ». Ce sont aussi à eux que renvoient diverses allusions, comme « Ceux qui chantent en mesure » ou « Ceux qui brossent à reluire », expression familière qui rappelle que, pour rester au pouvoir, il faut savoir suivre le courant dominant, et flatter les plus puissants, et même « baisse[r] les yeux », pour ne pas voir les abus…L’essentiel pour eux est de savoir ne pas se poser de questions : ils sont « chauves à l’intérieur de la tête ».

Inhumation du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe de l’Étoile, le 28 janvier 1921. Agence photographique Rol

Inhumation du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe de l’Étoile, le 28 janvier 1921. Agence photographique Rol

Ils sont associés à l’autre pouvoir, celui de l’Église, désigné dès le premier vers, « Ceux qui pieusement », puis par le jeu sonore, « Ceux qui croient / Ceux qui croient croire / ceux qui croa-croa »,  onomatopée qui les transforme – reprise de la tradition – en sinistres corbeaux, oiseaux de mort, enfin par les images, « Ceux qui bénissent les meutes », allusion à la bénédiction aux armées ou « Ceux qui debout les morts », parodie du miracle chrétien de la résurrection de Lazare.

Le rôle de l’Église auprès des soldats pendant la 1ère guerre mondiale

Le rôle de l’Église auprès des soldats pendant la 1ère guerre mondiale

Tous ceux là tirent profit de leur statut social, prospèrent « copieusement », car ils tiennent l'économie, donc ils « grignotent » les plus faibles, et sont si bien nourris qu’ils « ont du ventre ».

Mais, pour atteindre ce pouvoir, il faut tout un apprentissage, d’abord une culture intellectuelle. Les écrivains, « Ceux qui ont des plumes », ont donc aussi leur part de responsabilité car ils exaltent les valeurs qui construisent l’héroïsme, signalées par les néologismes, « Ceux qui andromaquent » et « Ceux qui majusculent ». Mais il est essentiel également de maîtriser les codes du « savoir-vivre », possédés par « Ceux qui savent découper le poulet ».

Cynisme et hypocrisie sont donc les premières caractéristiques de tous ceux qui utilisent leur pouvoir à leur profit, et qui sont fréquemment « invités » dans le recueil.

Les tenants de l'autorité 

Au sein de la famille

Le libertaire qu’est Prévert prend pour cibles tous ceux qui exercent une autorité, chacun à son échelle, comme les pères à la fois sur leur épouse, sur leurs enfants et leurs domestiques. Il en fait une véritable caricature dans « La pêche à la baleine », avec, déjà, un fils qui se rebelle, plus longuement développée encore dans « Souvenirs de famille ». Ce sont eux, en effet, qui transmettent des valeurs nocives, comme la soumission religieuse ou le patriotisme, en acceptant volontiers de donner leurs fils « à la patrie », ce qui justifie la révolte des enfants : « non papa / non maman / nous ne descendrons pas à la prochaine / ou nous vous descendrons avant / on vous foutra par la portière ». C’est au sein de la famille que se produisent aussi toutes les indignités, soigneusement cachées : « Il faut laver son linge sale en famille / et toute la famille glousse d’horreur / et de honte ». La famille, dans sa volonté de protéger son honneur, effectue les premiers rejets, tel celui de la fille-mère dans « La lessive » : « et la fille est piétinée / la famille pieds nus / piétine piétine et piétine / c’est la vendange de la famille / la vendange de l’honneur / la jeune fille de la maison crève ». 

Les intellectuels

Or, l’autorité doit s’affirmer de bonne heure, d’où le rôle de l’école où s’impose le professeur, contesté avec force par « l’élève Hamlet » dans « L’accent grave », ou par « le cancre » qui « dit non avec la tête ». Le contestataire, lui, est violemment traité, enfermé dans « la maison de redressement » t poursuivi quand il s’échappe : « C’est la meute des honnêtes gens / Qui fait la chasse à l’enfant ».

En fait, plus largement, sont accusés les intellectuels, qui construisent et répandent ces valeurs destructrices, violemment dénoncés dans « Il ne faut pas » : « Le monde mental / Ment / Monumentalement ».

Les hommes politiques

Au sommet, règnent, bien sûr, les dirigeants politiques, les plus hauts responsables, car ils ont un pouvoir décisionnaire. Il y a quelques attaques ad hominem, avec des responsables nommés, des présidents de la République, tels Thiers ou Doumergue, mais aussi une longue énumération dans « La crosse en l’air ». Bien sûr, au premier rang Mussolini, Hitler, Franco, et Pétain, non cité mais identifiable dans « L’ordre nouveau » : le « vieillard blême » qui « Au milieu des décombres / Reste seul et sourit / Tranquille dans la pénombre / Sénile et sûr de lui ». Nous y voyons associés des hommes politiques, mais aussi les intellectuels qui les inspirent tels Maurras pour l’extrême-droite, et, à leur suite, les grands industriels.

La crosse en l'air (feuilleton)

Quenelle de Jouvenel Bertrand

monsieur Claude Fûhrer le grand pétopiomane

et puis des Léon Vautel... des Clément Daudet... des Brioche la Rochelle des Jab de la Bretelle... des Maurras et des Vorace de Carbuceia des Gallus des Henribérot des Gugusses des compères Doriot des de mes deux Kérilis des Pol Morand des Chiappe des Henri Lavedan et voilà le lieutenant colonoque de la rondelle aux flambeaux

et les Schneider les de Wendel

tous les vieux débris du Creusot

Le pouvoir économique

Ces grands industriels illustrent le capitalisme triomphant, ce « capital [qui] sourit » lui aussi dénoncé car Prévert n’a jamais oublié, même s’il n’a pas adhéré au PCF, son compagnonnage avec les communistes ni les luttes du Front populaire. C’est ce que dépeint « Le paysage changeur », celui du monde ouvrier : « leur soleil c'est la soif la poussière la sueur le goudron ».

le paysage éclipse
le paysage prison
le paysage sans air sans lumière sans rires ni saisons
le paysage glacé des cités ouvrières glacées en plein été comme au cœur de l'hiver
le paysage éteint
le paysage sans rien
le paysage exploité affamé dévoré escamoté
le paysage charbon
le paysage poussière
le paysage cambouis
le paysage mâchefer
le paysage châtré gommé effacé relégué et rejeté dans l'ombre
dans la grande ombre
l'ombre du capital
l'ombre du profit

"L'effort humain", par Serge Reggiani

Pour ces puissants capitalistes, le travailleur n’a aucune valeur, s’il est « fauché comme les blés / c’est triste / c’est regrettable / mais les gerbes sont liées / le travailleur aussi », puisque son salaire est mesuré à l’aune de ce qu’il peut rapporter   : « le compte du travailleur est sagement réglé / à l’octroi de Profit », décrit-il dans « Aux champs ». Cette condition misérable du travailleur revient de façon récurrente dans les poèmes, et est résumée dans « L’effort humain », dénonciation dont l’intensité est restituée par l’interprétation de Serge Reggiani.

La religion 

Le dieu des chrétiens

La dénonciation de la religion part dans plusieurs directions, en suivant une sorte de hiérarchie. Au sommet, il y a le dieu des chrétiens, sous sa triple forme, le Père, le fils et le Saint-Esprit, rejeté violemment et transformé irrespectueusement en « lapins » dans « Écritures saintes » : « Dieu est un grand lapin / Il habite plus haut que la terre », et « il a eu un grand fils / un joyeux lapin […] rapidement liquidé et on l’a appelé civet. » Il s’en prend d’abord, dans « Pater noster », au père, nié en tant que créateur, car il n’est qu’une invention de l’humanité crédule pour expliquer le monde : « Le paon fait la roue / le hasard fait le reste / Dieu s’assoit dedans / et l’homme le pousse », écrit-il dans « La Brouette ». Plus fréquemment, il prend pour cible la figure du Christ, dont il fait une caricature en démythifiant le récit biblique sur ce « fils de famille ». Il dénonce tout particulièrement les valeurs qu'il a transmises, à commencer par la résignation inculquée aux misérables : « Assis sous un arbre, il parabolait : « Heureux les pauvres d’esprit, ceux qui ne cherchent pas à comprendre, ils travailleront dur, ils recevront des coups de pied au cul, ils feront des heures supplémentaires qui leur seront comptées plus tard dans le royaume de mon père. » Ils sont ainsi maintenus dans leur misère, et dans une vertu stérile qui tue toutes les beautés terrestres : « ils oubliaient peu à peu le goût de la viande, le nom des coquillages et n’osaient plus faire l’amour. »

Nelly Sanchez, pour illustrer Prévert : image de la religion. Collage, 2018

Collage-religion.jpg

Il fait ainsi de la religion un alibi pour ce qu’elle masque en réalité, l’enrichissement : « Confortablement installé sur son nuage amiral, Dieu le père, de la maison Dieu père fils Saint-Esprit et Cie, pousse un immense soupir de satisfaction, aussitôt deux ou trois petits nuages subalternes éclatent avec obséquiosité et Dieu père s’écrie : "Que je sois loué, que ma sainte raison sociale soit bénie, mon fils bien-aimé a la croix, ma maison est lancée !" » La religion est donc, en fait, une véritable entreprise économique, au sommet de laquelle prospère le « Saint-Père », le pape, longuement caricaturé dans « La crosse en l’air ».

Les valeurs chrétiennes

Le pape est, en effet, le gardien des « Commandements de Dieu », de la morale que Prévert démythifie en soulignant son hypocrisie dans « La crosse en l’air ».

D’un côté, le christianisme prône la paix et « Aimez-vous les uns les autres », de l’autre, il soutient la guerre et ceux qui la livrent, en imposant aux fidèles, crédules et ainsi trompés, la soumission qui les livre aux mains des puissants, « tous ses frères en Mussolini / les archanges des saints abattoirs ». C’est cette transmission des valeurs que doit assurer l’abbé, dont le portrait est sévère dans « Souvenirs de famille », engagé par le père « pour l’Éducation » mais qui provoque la révolte des enfants. 

La crosse en l'air (feuilleton)

en secouant sa noble tête de vieillard sur son goitre somptueux il entonne d’une voix grave les Commandements de Dieu

Garde à vous

repos éternel

garde à vous

garde à vous

l’arme à la bretelle

en avant marche et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté

section halte

couchez-vous… aplatissez-vous… humiliez-vous… enfouissez-vous…

rampez
garde à vous garde à vous

contre tous ceux qui osent lever la tête

feu à volonté

D’ailleurs, le clergé lui-même ne respecte guère la morale, comme le révèle la phrase qui renvoie l'abbé : « Quant à vous, filez, vous n’avez pas réussi, comme c’était convenu, à faire prendre à ces enfants le messie pour une lanterne ; d’ailleurs, d’ailleurs vos plaisanteries avec Marie-Rose et … sacré nom de Dieu, foutez-moi le camp. Et tout de suite ! » Mais la parodie de la formule familière, "prendre des vessies pour des lanternes", lors du reproche signale à quel point le message chrétien n’est qu’illusion, mensonge même

L'armée 

Au premier plan des attaques de Prévert, l’armée, à travers toutes ses composantes, depuis ses rituels, les défilés, les parades militaires, les médailles, jusqu’aux militaires qui y exercent leur pouvoir, sur mer comme « L’amiral Larima » qui devient « l’amiral Rien », ou sur terre, avec tous ces généraux qui envoient leurs troupes à la mort à laquelle eux-mêmes échappent : « […] le vieux général est mort / est mort dans son lit / est mort de sa belle mort ».

Monument aux Morts de la Grande Guerre, inauguré le 11 novembre 2018. Façade du cimetière du Père Lachaise

C’est, en effet, l’armée qui, au service du pouvoir politique et économique, mène le monde par les guerres qu’elle mène, contre lesquelles Prévert s’indigne. Alors qu’à la fin de la première guerre mondiale, chacun souhaitait que ce soit « La Der des Der », l’entre-deux-guerres voit la montée des périls, et, finalement, chacun se résigne à tout recommencer, à voir les fils mourir, comme dans « Familiale » : « Le fils est tué il ne continue plus / Le père et la mère vont au cimetière / Ils trouvent ça naturel le père et la mère / La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires ». 

Monument aux Morts de la Grande Guerre, inauguré le 11 novembre 2018. Façade du cimetière du Père Lachaise

De même, dans « Le temps des noyaux », les pères rivalisent pour servir la patrie : « hélas hélas cher monsieur Babylas / j’avais trois fils et je les ai donnés / à la patrie / hélas hélas cher Monsieur de mes deux / moi je n’en ai donné que deux / on fait ce qu’on peut ».  Après les destructions de 14-18 explose la seconde guerre mondiale, avec de nouvelles destructions, sous les yeux du « mutilé de guerre » de « La rue de Buci maintenant » :

il s'était fait une raison d'homme

une fois l'autre guerre finie

une raison avec sa voiture

une raison avec ses deux jambes arrachées

et il avait ses petites habitudes

on lui disait bonjour il connaissait tout le monde

et tout le monde le connaissait.

Et il roulait

il s'arrêtait pour boire un verre il oubliait il plaisantait

et puis il allait déjeuner

et voilà qu'encore une fois tout a encore recommencé

La colère culmine dans « Barbara », à travers le cri poussé « Quelle connerie la guerre », et la peinture horrible de « cette pluie de fer / de feu d’acier de sang » qui s’abat sur Brest, « une pluie de deuil terrible et désolée », qui détruit l’amour comme elle détruit la ville « Dont il ne reste rien », conclut le dernier vers.

POUR CONCLURE

 

Devant toutes ces dénonciations, pouvons-nous considérer Prévert comme un poète engagé ? Certes, nous avons noté sa participation au groupe Octobre.

Elle elle s’en fout la terre

elle tourne et toutes les choses se mettent à hurler

elle s’en fout

elle tourne

elle n’arrête pas de tourner et le sang n’arrête pas de couler…

Où s’en va-t-il tout ce sang répandu

le sang des meurtres… le sang des guerres…

le sang de la misère…

et le sang des hommes torturés dans les prisons…

le sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman…

Mais il n’a jamais participé à la « poésie de la Résistance » ; il n’a pas proposé d’action en faveur d’une idéologie, n’a que très peu évoqué d’événements politiques réels… Il a plutôt cherché à mettre en valeur le combat incessant entre les forces de mort et celles de vie, les comportements qui font triompher les premières, au point que même le plus misérable, tel l’ouvrier affamé dans « La grasse matinée », se transforme en assassin pour voler « deux francs ». Ainsi le recueil pose un terrible constat, résumé dans « Chanson dans le sang », ci-contre.

Cependant, le cri de révolte se veut communicatif par l’émotion qu’il suscite : il s’agit bien de donner à tous ces hommes du peuple qui parcourent le recueil, lecteurs auxquels s'adresse Prévert, la conscience de leur nombre, seul espoir de révolte. À eux de construire alors leur propre révolte, de dire « non avec la tête » mais « oui avec le cœur », comme « le cancre » face au professeur, en suivant le souhait exprimé à la fin du « paysage changeur » :

mais un jour le vrai soleil viendra
un vrai soleil dur qui réveillera le paysage trop mou
et les travailleurs sortiront
ils verront alors le soleil
le vrai le dur le rouge soleil de la révolution
et ils se compteront
et ils se comprendront
et ils verront leur nombre

et ils regarderont l'ombre
et ils riront
et ils s'avanceront
une dernière fois le capital voudra les empêcher de rire
ils le tueront
et ils l' enterreront dans la terre sous le paysage de misère
et le paysage de misère de profits de poussières et de charbon 

ils le brûleront
ils le raseront
et ils en fabriqueront un autre en chantant
un paysage tout nouveau tout beau
un vrai paysage tout vivant
ils feront beaucoup de choses avec le soleil
et même ils changeront l'hiver en printemps.

Le monde animal 

Comment ne pas se souvenir, en lisant Prévert, de La Fontaine et de ses fables ? « Tout parle en mon Ouvrage et même les Poissons », écrivait ce fabuliste dans son poème « À Monseigneur le Dauphin », et il ajoutait « Je me sers d’Animaux pour instruire les Hommes ». Le recueil Paroles accorde, en effet, une place importante au monde animal, et, même si les poèmes ne leur prêtent pas toujours la parole, ils jouent souvent un rôle symbolique, porteurs des comportements dénoncés ou prônés par le poète. 

Animaux

Un symbolisme contrasté 

Affiche de la Compagnie « Les ArTpenteurs »

Affiche de la Compagnie « Les ArTpenteurs »

C’est, en fait, à travers le regard de Prévert que nous découvrons ces animaux, ce qui explique leur symbolisme contrasté, tantôt péjoratif, tantôt mélioratif. Certains ne font qu’un passage éphémère dans le recueil, telle la baleine pêchée par le père : alors que le fils refuse d’obéir et de dépecer « une pauvre bête qui ne [lui] a rien fait », l’animal prend sa revanche et « transperce » celui qui l’a arraché à son univers. 

L'animal porteur des révoltes

Ainsi, parfois, l’animal masque l’humain, et ses pires horreurs, tels ces « chiens » porteurs d’autant de visages monstrueux dans « La crosse en l’air », ou même dénonçant le divin, pour le pape, « le chien de la rue de Rome », et même pour dieu, « notre père chien ». C’est notamment de ces critiques que sont porteurs certains insectes, répugnants comme ceux qui envahissent la table familiale dans « Souvenirs de famille » : « Les mouches et tous les rampants du pays grouillaient sur la nappe, et les cafards sortaient du pain en se faisant des politesses et tout ce petit peuple courait à ses affaires, se planquait sous les assiettes, plongeait dans le potage et nous croquait sous la dent. »

Symboles de cette atmosphère pesante, elles se trouvent donc à l’aise quand triomphe la mort, comme dans « Événements » où elles se régalent du sang d’un homme assassiné, tout en proclamant – hypocritement – leur foi chrétienne : 

il y a un silence de mort
On se croirait à l'église dit une mouche en entrant
c'est émouvant
et toutes les mouches réunies font entendre un pieux bourdonnement

puis elles s'approchent de la flaque

de la grande flaque de sang

mais la doyenne des mouches leur dit
Halte là mes enfants remercions le bon dieu des mouches de ce festin improvisé

et sans une fausse note toutes les mouches entonnent le bénédicité

L’âne également, que les enfants ont fait monter au grenier, se transforme, par le jeu sonore qui parodie le conte Barbe-bleue de Perrault, en « Sir âne », guette par la fenêtre, et, dans son ignorance, ramène sur son dos le père des enfants orphelins,  qui, dès son retour, « fesse méthodiquement » le plus petit ; ce n’est pas non plus un hasard si, les personnages sinistres introduits dans « Inventaire », « quatre fossoyeurs », « un monsieur décoré de la légion d’honneur », entraînent les apparitions successives d’un « raton laveur », en signe de menace, d’autant qu’ils se multiplient en même temps que sont accumulées les laideurs qui accablent le monde.

L'animal porteur de sens

Certains animaux, même s’ils sont associés à une description fantaisiste, illustrent, au contraire, une forme de sagesse souriante. C’est le cas, par exemple, de ces « escargots qui vont à l’enterrement », mais qui écoutent le conseil du soleil « ne prenez pas le deuil […] Les histoires de cercueil / C’est triste et pas joli ». Du coup, tout joyeux, ils entraînent à leur suite un joyeux cortège.

Alors toutes les bêtes
Les arbres et les plantes
Se mettent à chanter
À chanter à tue-tête
La vraie chanson vivante
La chanson de l'été
Et tout le monde de boire
Tout le monde de trinquer

Le poème, chanté par "Les Frères Jacques", 1957

Pour illustrer « Chanson des escargots qui vont à l'enterrement »

Pour illustrer « Chanson des escargots qui vont à l'enterrement »

C’est aussi par l’animal que Prévert transmet l’émotion, et, notamment,  à travers le double symbolisme du cheval.        

Et le cheval se taisait
le cheval ne se plaignait pas
le cheval ne hennissait pas
il était là
il attendait
et il était si beau si triste si simple
et si raisonnable
qu'il n'était pas possible de retenir ses larmes 

        D’un côté, il est celui que les hommes exploitent à leur profit, par exemple pour faire la guerre, comme le raconte, dans « Histoire du cheval », celui qui est devenu « orphelin » car son père et sa mère ont été tués sous le général : « que la vie est amère », s’écrie-t-il, alors même que les hommes veulent aussi le » bouffer ». De même, la vision dans « Place du Carrousel » rend terrible la douleur d’un cheval blessé, qui rappelle celui mis en scène par Hugo dans « Melancholia » (vers 147-182), et Prévert accentue l'émotion. 

Pour illustrer « Histoire du cheval »

Pour illustrer « Histoire du cheval »

        De l’autre, le cheval est aussi « indompté », « fougueux », et c’est en cela qu’il peut symboliser l’amour, dans toute sa violence, comme le « cheval rouge » associé au « sourire » de la femme mais aussi à ses mensonges ; amour, qui, parfois, peut, comme le cheval dans « L'automne », « s’écroule[r] au milieu d’une allée ».  

Au cœur du recueil : l’oiseau 

Symbole de liberté

Conformément à la tradition,  avec ses ailes qui lui permettent de s’échapper à l’emprise terrestre, chez Prévert l’oiseau est le symbole de la liberté. Par exemple, c’est la promesse offerte à l’enfant qui s’est échappé du pénitencier dans ces vers qui forment un refrain : « Au-dessus de l’île on voit des oiseaux / Tout autour de l’île il y a de l’eau ». C’est aussi cette liberté qu’incarne, de façon cocasse, l’oiseau qui remplace le képi sur la tête du soldat face au commandant, en refusant refuse de le saluer dans « Quartier libre ». En raison de ce symbolisme, il faut être particulièrement vigilant, et suivre la démarche conseillée dans « Pour faire le portrait d’un oiseau » : si une « cage » est prévue, dès que l’oiseau y est entré, il faut « fermer doucement la porte avec le pinceau / puis / effacer un à un les barreaux / en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l'oiseau », avant de peindre l’arbre et le feuillage où il pourra se poser librement et chanter gaiement.

Pour illustrer « Pour faire le portrait d'un oiseau »

Pour illustrer « Pour faire le portrait d'un oiseau »

Ainsi l’oiseau illustre l’aspiration de l’homme à cette liberté, qui lui est sans cesse déniée. C’est pourquoi, il prolonge la révolte de tous ceux que la vie accable, auxquels il est associé par tous les qualificatifs qui lui sont attribués dans « Salut à l’oiseau » :

oiseau égal

oiseau fraternel
oiseau du bonheur naturel […]

Je te salue
oiseau du pavé

oiseau des prolétaires
oiseau du Premier Mai […]

oiseau des malheureux oiseau des meurt-de-faim
oiseau des filles mères et des jardins publics
oiseau des amours éphémères et des filles publiques

Je te salue
oiseau des permissionnaires
oiseau des insoumis
oiseau du ruisseau oiseau des taudis

Or, comme, le plus souvent dans le recueil, Prévert se contente de l’appellation générique « l’oiseau » sans citer d’un oiseau précis, il est significatif que ce poème se termine sur l’évocation  du « Phénix », cet oiseau légendaire, qui, parce qu’il peut renaître après avoir été consumé dans les flammes, symbolise la résurrection qui suit la mort, donc l'espoir. 

Je te salue
Phénix fort
et je te nomme
Président de la vraie république des oiseaux
et je te fais cadeau d'avance
du mégot de ma vie
afin que tu renaisses
quand je serai mort
des cendres de celui qui était ton ami.

Mais notons le glissement qui, par une sorte de métempsycose, fait du poète lui-même l’intermédiaire qui permet la renaissance du phénix : le poète devient ainsi lui-même oiseau pour tous les opprimés

Friedrich Justin Bertuch, Le Phénix, 1806. Illustration d’un livre pour enfants

Friedrich Justin Bertuch, Le Phénix, 1806. Illustration d’un livre pour enfants

Guide et messager

C’est ce qui explique que, quand l’homme plonge dans le désespoir, ce sont aussi les oiseaux qu’il convoque pour l’aider, et tout particulièrement, l’hirondelle, dont Prévert retrouve le  double symbolisme, contrasté : d’un côté, pour le paysan, l’hirondelle annonce le printemps, mais, de l’autre, un proverbe affirme qu’« une hirondelle ne fait pas le printemps ».

         Ainsi, dans « Les oiseaux du souci », les hirondelles restent impuissantes à guérir le poète du chagrin de son amour perdu. C’est pourquoi, il les chasse avec violence, « Allez ouste dehors hirondelles », et les rejette en les transformant, par la parodie lexicale au centre du chiasme, en araignées : « sortez de cette chambre hirondelles du matin / Hirondelles du soir, partez… »

Le vol de l'hirondelle

         Mais le plus souvent l’hirondelle sert de guide à l’humanité, telle celle qui vient nourrir ses petits dans « Événements ». Comme elle passe et « repasse dans le ciel », elle peut observer tous ceux qui souffrent, les malades, les exclus, l’assassin comme le chômeur. Elle peut donc instruire ses petits, en fait donner un message à l’homme, lui proposer un idéal à la fin du poème ci-contre.

et les petits passent la tète hors du nid
et regardent les hommes marcher
S'ils restent bien unis ensemble
ils mangeront
dit l'hirondelle
mais s'ils se séparent ils crèveront
Restez ensemble hommes pauvres
restez unis
crient les petits de l'hirondelle
restez ensemble hommes pauvres

Ainsi, par sa nature même, l’hirondelle offre un modèle à l’homme : « l’hirondelle est athée / elle est vivante / elle est belle / elle vole vite ». Mais, en élargissant, au-delà de l’hirondelle, tous les oiseaux peuvent jouer ce rôle dans « Au hasard des oiseaux » : « tous les oiseaux font de leur mieux ils donnent l’exemple ». Prévert oppose alors tous les comportements  rejetés, le militarisme, la soumission des plus pauvres, l’avarice, la religiosité hypocrite…, pour poser les contours d’un idéal : « les oiseaux donnent l’exemple l’exemple comme il faut exemple des oiseaux exemple des oiseaux exemple les plumes les ailes le vol des oiseaux exemple le nid les voyages et les chants des oiseaux exemple la beauté des oiseaux exemple le cœur des oiseaux la lumière des oiseaux ». L’oiseau peut alors faire partie intégrante de l’homme, dont il reproduit tous les sentiments les plus sincères, comme dans « Chanson de l’oiseleur » : « L’oiseau rouge et tiède comme le sang / L’oiseau qui vole si doucement / C’est ton cœur jolie enfant ». 

La représentation de l'amour dans Paroles 

Face à tout ce qui accable l’homme et l’écrase, les haines, toutes les formes d’exploitation, les guerres…, Prévert apporte une seule réponse, l’amour, qu’il décline sous toutes ses formes : amour pour les déshérités, les plus faibles, amour pour les enfants innocents, que nous avons pu observer à travers ses révoltes, et, bien sûr, l’amour qui forge le couple. Il chante donc la puissance de l’amour, mais parfois destructrice – il peut faire pleurer, ou même faire tuer –, parfois, au contraire, source d’un bonheur intense.

Amour

L'amour menacé 

Par la société

Comme il s’oppose à la haine, l'amour est sans cesse menacé par les forces du mal, qui s’emploient à l’entraver.

        Bien sûr, au premier rang de celles-ci, la guerre qui sépare les amants dans « Barbara ». Le poème souligne l’opposition entre le bonheur d’aimer, quand les amants se rejoignent, « Et tu as couru vers lui sous la pluie / Ruisselante ravie épanouie / Et tu t’es jetée dans ses bras », et la séparation douloureuse : « Qu’es-tu devenue maintenant  / Sous cette pluie de fer / De feu d’acier de sang / Et celui qui te serrait dans ses bras / Amoureusement / Est-il mort disparu ou bien encore vivant ».

elle est enceinte la jeune fille de la maison
il ne faut pas que le nouveau-né
sorte d'ici
on ne connaît pas le nom du père
au nom du père et du fila
au nom du perroquet déjà nommé Saint-Esprit

         L’autre menace, récurrente dans le recueil, est la religion, par les interdits qu’elle formule. Par exemple le « combat avec l’ange » conduit le boxeur sur le ring à l’échec : « et tu t’écrouleras / les bras stupidement en croix / dans la sciure / et jamais plus tu ne pourras faire l’amour. » C’est elle aussi qui entraîne les rejets qu’elle entraîne de la part des "bien-pensants", telle la jeune fille enceinte condamnée par sa famille dans  « La lessive ».

C’est cette même bien-pensance qu’accuse la prostituée dans « Je suis comme je suis », en proclamant à la fois son droit de « plaire », mais aussi sa liberté d’aimer à sa façon, même si cela ne correspond pas à la morale imposée : « J'aime celui qui m'aime / Est-ce ma faute à moi / Si ce n'est pas le même / Que J'aime chaque fois ». 

Oui j'ai aimé quelqu'un
Qui quelqu'un m'a aimée
Comme les enfants qui s'aiment
Simplement savent aimer
Aimer aimer

La fin de son discours affirme ainsi la force de l’amour, sans le moindre regret, et l’image des « enfants » en proclame l’innocence. En fait, le bonheur des amoureux semble insupportable à ceux qui, peut-être par envie, par jalousie, cherchent à  l’empêcher.

Par le comportement des amants

Mais les amoureux eux-mêmes peuvent détruire leur amour parce que, même quand il s’agit de ce sentiment, ils font preuve d’une possessivité excessive : la jalousie sévit, et chacun tente d’emprisonner l’autre.

  • Dans « Pour toi on amour », après des oiseaux et des fleurs, symboles de liberté et de beauté, que l’amant veut offrir à la femme, ce sont de « lourdes chaînes » qu’il veut acheter au « marché à la ferraille » avant d’aller la chercher au « marché aux esclaves ». La conclusion est alors sans appel : « Mais je ne t’ai pas trouvée / mon amour ».

  • À l’inverse, dans « Rue de Seine », c’est la femme qui, en répétant sa « question inquiète », « Pierre dis-moi la vérité / je veux tout savoir », révèle sa jalousie. Son  désir de transparence, marqué par sa voix « avide », est, en fait, une volonté de posséder l’autre, qui ne peut que détruire l’amour : « Il est prisonnier / coincé par ses promesses… on lui demande des comptes ».

Jalousie, angoisse, colère… autant d’entraves qui menacent l’amour car il ne peut s’épanouir que dans la liberté. C’est ce que proclame la « Chanson du geôlier » : « je vais délivrer celle que j’aime […] / Je veux la délivrer / Je veux qu'elle soit libre / Et même de m'oublier / Et même de s'en aller. »

Le poème, chanté par Juliette Gréco, 1965

L'amour malheureux 

Ainsi, toujours menacé, l’amour est fragile, et il est impossible d’avoir la certitude de son éternité. 

Dans « Fille d’acier », la métaphore nous montre la jeune femme « couchée sur la paille humide de l’amour », plongée dans son désespoir : « Maintenant tout a changé est-ce lui qui a cessé de m'aimer / Mon amant qui a cessé de m'attirer est-ce moi ? / Je ne sais pas et puis qu'est-ce ça peut faire tout ça ? » Il ne lui reste plus alors que le souvenir de cet amour, mais vécu dans la solitude

Toute seule avec tous les autres toute seule désespérée
Fille de fer-blanc fille rouillée
Ô mon amant mon amant mort ou vivant
Je veux que tu te rappelles autrefois
Mon amant celui qui m'aimait et que j'aimais. j

Pour illustrer "Déjeuner du matin"

Dans « Déjeuner du matin », Prévert nous fait assister en direct à la rupture amoureuse, dont la brutalité est restituée par la brièveté des vers, des actions à la fois banales mais mécaniquement accomplies,  avec le passé composé qui souligne l’achèvement. La fin du poème renvoie, elle aussi, la femme, exclue, à sa solitude et à son désespoir.

Et il est parti
Sous la pluie
Sans une parole
Sans me regarder
Et moi j'ai pris
Ma tête dans ma main
Et j'ai pleuré.

Une lecture par  Gilles-Claude Thériault

Pour illustrer "Déjeuner du matin"

La rupture est encore plus tragique dans « Le message », là encore traduite par la succession des brèves actions qui conduisent, au centre du poème, à « [l]a lettre que quelqu’un a lue », et à une fuite éperdue jusqu’au suicide : « La rivière où quelqu’un se jette / L’hôpital où quelqu’un est mort ». Homme ou femme, peu importe, le désespoir seul est mis en évidence.

L'amour affirmé 

La sensualité

Il y a, chez Prévert, un souvenir de L’Art d’aimer du poète latin Ovide, à travers son affirmation du « carpe diem », qui conduit à vivre d’abord l’amour dans sa sensualité, comme l’a repris un poète tel Ronsard que rappelle « Le Bouquet ».

Il ne faut donc pas laisser passer le temps, mais cueillir le plaisir d’aimer quand il se présente, même s’il ne s’agit que d’un bref instant, reproduit parfois par la brièveté du poème, comme dans « Alicante » : « Une orange sur la table / Ta robe sur le tapis / Et toi dans mon lit / Doux présent du présent / Fraîcheur de la nuit / Chaleur de ma vie ». La rapide succession des images traduit l’impatience de l’amant, et la plénitude de ce moment de sensualité vécu, où la femme se découvre telle l’« orange », progressivement savourée.

Le bouquet

Que faites-vous là petite fille

Avec ces fleurs fraîchement coupées

Que faites-vous là jeune fille

Avec ces fleurs ces fleurs séchées

Que faites-vous là jolie femme

Avec ces fleurs qui se fanent

Que faites-vous là vieille femme

Avec ces fleurs qui meurent

J'attends le vainqueur.

De même, dans la fugacité d’une nuit, « Paris at night » met l’accent, à chaque allumette allumée, sur le désir créé par la sensualité de la femme, sur l’étreinte des corps.

Nous retrouvons cette même sensualité dans la dernière strophe de « Dans ma maison » où, d’abord seul, désœuvré, jouant avec ses « pieds » et avec les mots, le poète finit sur l’affirmation de son désir, de son espoir :

La puissance de l'amour

Dans ma maison tu viendras
Je pense à autre chose mais je ne pense qu'à ça
Et quand tu seras entrée dans ma maison
Tu enlèveras tous tes vêtements
Et tu resteras immobile nue debout avec ta bouche rouge
Comme les piments rouges pendus sur le mur blanc
Et puis tu te coucheras et je me coucherai près de toi
Voilà
Dans ma maison qui n'est pas ma maison tu viendras

Et si je reste seul  
Et elle en allée  
Je garderai seulement  
Je garderai toujours  
Dans mes deux mains en creux  
Jusqu’à la fin des jours  
La douceur de ses seins modelés par l’amour. 

La sensualité est l’ultime vérité, puisque, même quand le « geôlier » accepte de libérer l’amour – et le perd – la fin du poème proclame la force de l’amour, qui prend une dimension éternelle.

L’amour a donc une puissance telle qu’il efface à la fois le temps et l’espace : une seule seconde vécue en un lieu restreint ouvre sur l’éternité et sur l’univers, comme nous le dépeint « Le jardin ».

Dans ma maison

Écriture

Des milliers et des milliers d'années
Ne sauraient suffire
Pour dire
La petite seconde d'éternité 

Où tu m'as embrassé
Où je t'ai embrassée
Un matin dans la lumière de l'hiver
Au parc Montsouris à Paris

À Paris
Sur la terre
La terre qui est un astre.

Ce chant lyrique est encore plus net dans « Chanson » où le temps n’a plus aucune importance, car l’amour ne dépend que des sentiments partagés.

Quel jour sommes-nous ?
Nous sommes tous les jours
Mon amie
Nous sommes toute la vie
Mon amour

Nous nous aimons et nous vivons
Nous vivons et nous nous aimons
Et nous ne savons pas ce que c'est que la vie
Et nous ne savons pas ce que c'est que le jour
Et nous ne savons pas ce que c'est que l'amour.

La force de l’amour vient, en effet, de la complexité des mouvements du cœur, des étapes qu’il traverse, des épreuves dont il triomphe, et du souvenir éternel qu’il laisse dans la mémoire, comme le développe le poème « Cet amour ». Multipliant les qualificatifs dans sa longue interpellation qui en fait une allégorie, le poète lui lance une prière qui lui accorde ce rôle essentiel dans le combat de la vie.

Donne-nous signe de vie
Beaucoup plus tard au coin d'un bois
Dans la forêt de la mémoire
Surgis soudain
Tends-nous la main
Et sauve-nous.

Chanson

Cet amour

POUR CONCLURE

La représentation de l’amour dans Paroles relève d’un double héritage.

  • En dehors de toute personnalisation, puisqu’il délègue la parole à de nombreux personnages, nous y reconnaissons tout de même l’expression lyrique traditionnelle, qui appelle à saisir tantôt la douleur d’un amour perdu, tantôt le bonheur de l’instant où deux corps fusionnent.

  • Mais sa proximité avec les surréalistes a également marqué Prévert : c’est sans doute à eux qu’il doit à la fois la liberté associée à l’amour, sa conception qui transcende le temps et l’espace. 

L'écriture poétique de Prévert 

Pour relire Paroles : site "Wikipoèmes", colonne de droite

Poésie en liberté 

Dans sa forme

C’est à Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand , publié en 1842, que, dans une lettre de 1862 à Arsène Hussaye,  Baudelaire explique devoir la poésie en prose pratiquée dans Le Spleen de Paris. La poésie gagne alors sa liberté, qu’accentuent les mouvements du XXème siècle, tels le simultanéisme de Blaise Cendrars, le dadaïsme ou le surréalisme. Hétérométrie, avec parfois usage de rimes irrégulières comme dans « Le sultan » ou « Complainte de Vincent », vers libre ou verset, prose rythmée, autant de procédés que nous retrouvons dans Paroles. Ajoutons à cela les longueurs diverses, depuis les longs poèmes de récit, comme « Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris » ou « La Crosse en l'air » avec ses 35 pages, à côté de textes très courts, 4 vers pour « Le grand homme », 5 vers pour « L’amiral », 6 vers pour « Alicante », jusqu’à la phrase unique elliptique des « Paris stupides » : « Un certain Blaise Pascal / etc… etc… ».

L'oralité

En écho au titre du recueil, la liberté vient du choix de l’oralité, dans les récits, mais aussi dans des discours, parfois d’un personnage mis en scène, par exemple dans « Je suis comme je suis », mais aussi entre le poète et un personnage, comme dans « Barbara ». Cela va parfois jusqu’à un imiter un dialogue de théâtre, accompagné de didascalies, telle la parodie de Shakespeare dans « L’accent grave ». C’est ce qui explique le recours à un lexique familier, argot, expressions populaires, abréviations, ce qui renforce l’impression de plonger dans la vie quotidienne, comme dans « Histoire du cheval ». Le discours par le cheval de sa triste vie emprunte bien, en effet, à l'expression d’un homme du peuple, argot, syntaxe, prononciation : « tous ceux qu'étaient vivants / et qui me caressaient / attendaient que j' sois mort / pour pouvoir me bouffer. » Enfin, les tonalités s'entremêlent, faisant, par exemple, alterner la violence polémique ou la satire ironique, le comique parfois cocasse ou l’émotion pathétique, parfois au sein d’un même poème, comme nous avons pu le voir dans les poèmes déjà lus.

Cette dimension orale est encore soutenue par l’emprunt à la chanson populaire, à travers les répétitions, par exemple dans « Barbara », et, plus particulièrement, par la présence d’un refrain, comme dans « Je suis comme je suis » ou « La chasse à l’enfant ». Les chanteurs ne s’y sont pas trompés qui, comme Serge Reggiani, Yves Montand ou Juliette Gréco, ont choisi d’interpréter les poèmes de Prévert, le plus souvent sur des musiques de Joseph Kosma.

Yves Montand interprète "Page d'écriture", 1968

Les jeux sur le langage 

L'inventaire

Parmi tous les procédés qui, libre expression de la fantaisie, permettent de jouer avec le langage, le premier fait écho au travail des peintres et des sculpteurs dans cette première moitié du XXème siècle, l’accumulation, qui conduit, notamment, aux collages, pratiqués par Prévert lui-même. 

L’héritage est directement assumé, mis en valeur dans les deux poèmes qui ferment le recueil, « Promenade de Picasso » et « Lanterne magique de Picasso ». Ainsi, plusieurs poèmes prennent la forme d’un relevé hétéroclite à commencer par « Inventaire », mais aussi avec le défilé des humains dans « J’en ai vu plusieurs » pour les humains, ou l’énumération des décors dans « Le paysage changeur », des oiseaux dans « Salut à l’oiseau »… Prévert veut ainsi restituer toute la richesse du monde , « toutes les merveilles du monde  / Qui sont là / Simplement sur la terre / Offertes à tout le monde / Éparpillées », comme il le déclare dans « Pater noster ». 

"Un poète à Paris" : interview de 1961

L'insolite

Comme les surréalistes, Prévert recherche l’effet de surprise, et, s’il recourt souvent aux mots les plus simples, il  crée également des néologismes, comme au début de « Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France » avec le verbe « dreadnoughtent » pour dénoncer l’action des bellicistes, ou « andromaquent » pour critiquer les intellectuels.

Il pratique aussi une forme de pastiche, en jouant sur des allusions, par exemple « Ceux qui ne flottent et ne coulent pas » reprend plaisamment la devise latine de Paris, « Fluctuat nec mergitur », ou « Ses ailes de géant l’empêchent de voler » qui parodie un vers de Baudelaire dans « L’albatros », « Ces ailes de géant l’empêchent de marcher », ou encore, pour dénoncer ceux qui affichent leurs certitudes, «  Ceux qui ne prennent pas Le Pirée pour un homme », reprise inversée de la fable de La Fontaine, « Le Singe et le Dauphin », qui, pour sa part, condamnait le mensonge du singe, un imposteur.

Enfin, il pratique systématiquement des associations inattendues :

  • par des entrecroisements, comme dans « Cortège » : « Un vieillard en or avec une montre en deuil / Une reine de peine avec un homme d'Angleterre / Et des travailleurs de la paix avec des gardiens de la mer » ;

  • par le procédé du zeugma, par exemple dans « Composition française » à propos de Napoléon : « alors il prit du ventre et beaucoup de pays » ;

  • par le recours à l’absurde, telle, à la fin de « Riviera », « l’image d’une vieille femme assise toute nue / sur la bosse d’un chameau / et qui tricote méchamment une omelette au guano ».  

Les glissements de sens

Pour accentuer la force des images, Prévert opère des glissements de sens, par emploi de la syllepse notamment, c’est-à-dire en jouant sur le sens propre et le sens figuré. Ainsi, dans « Histoire du cheval », « c’était le vieux général / qui revenait comme un revenant », le sens du verbe de mouvement s’associe à l’image de la mort, ou bien l’expression stéréotypée « laver son linge sale en famille » amène, dans « La lessive » à dénoncer la façon dont, pour défendre l’« honneur de la famille », « la jeune fille de la maison crève » au fond du baquet, récurée avec violence et condamnée par tous parce qu’elle est « enceinte ». L’image prend ainsi un relief particulier, au service de la dénonciation, comme pour celle de la religion, caricaturée dans « La Cène » : « Ils sont à table / Ils ne mangent pas / Ils ne sont pas dans leur assiette / Et leur assiette se tient toute droite / Verticalement derrière leur tête. » 

Dans « Le discours sur la paix », le procédé du glissement concrétise une expression abstraite, puis progresse d’image en image jusqu’à illustrer visuellement la dénonciation.

Vers la fin d'un discours extrêmement important
le grand homme d'État trébuchant
sur une belle phrase creuse
tombe dedans
et désemparé la bouche grande ouverte

haletant

montre les dents
et la carie dentaire de ses pacifiques raisonnements
met à vif le nerf de la guerre
la délicate question d'argent. 

Les jeux sonores

Avec les épouvantables malheurs du monde
Qui sont légion
Avec leurs légionnaires
Avec leurs tortionnaires
Avec les maîtres de ce monde
Les maîtres avec leurs prêtres leurs traîtres et leurs reîtres

Le travail sur le rythme et les sonorités est une donnée essentielle de la poésie, qu’elle soit régulière ou non, et Prévert le pratique, notamment au moyen des rimes, en fin de vers ou intérieures, ou par le recours à l’allitération comme dans le premier vers des « Oiseaux du souci », « Pluie de plumes plumes de pluie », ou dans « Pater noster », ci-contre. 

Parfois les jeux sonores relèvent de la simple jonglerie, comme dans « L’amiral » : «  L'amiral Larima / Larima quoi / la rime à rien / l'amiral Larima / l'amiral rien. » Mais c’est aussi à partir des sonorités que se créent des images, par exemple les expressions familières « promettre monts et merveilles » et « contre vents et marées », par le glissement sonore, « Démons et merveilles », conduisent à une métaphore de l’amour, alliance de beauté et de fragilité, dans le refrain de « Sables mouvants ». Nous retrouvons ce même procédé dans le premier vers du « Paysage changeur » : « De deux choses lune / l’autre c’est le soleil ».

POUR CONCLURE

Ainsi le langage poétique, par toutes les ressources qu’il offre, se met au service, à la fois des dénonciations et du chant de liberté. Comme le faisaient les peintres cubistes et les surréalistes, Prévert oblige le lecteur à modifier son regard sur le monde, recréé dans chaque poème, tantôt terrible, tantôt cocasse, tel que le dépeignent les deniers vers du recueil dans « Lanterne magique de Picasso ».

D'un monde sobre et ivre

D'un monde triste et gai

Tendre et cruel

Réel et surréel

Terrifiant et marrant

Nocturne et diurne

Solite et insolite

Beau comme tout.

Explications
bottom of page