Marie de France, Lais, 1160-1180 : explications
"Guigemar" : la naissance de l'amour (v. 379-424)
Maître E.S, Le chevalier et la dame, vers 1463. Gravure, 13,9 x 11,3
Guigemar, héros du lai éponyme de Marie de France, serait un chevalier parfait s’il ne portait en lui un grave défaut : il n’aime pas les femmes. L’élément qui va marquer l’entrée dans les péripéties, de façon à combler cette faille, est une partie de chasse au cours de laquelle, en lançant une flèche contre une biche blanche, la flèche rebondit et le blesse gravement à la cuisse, tandis que l’animal lui prédit sa destinée : seul l’amour d’une femme pourra le sauver. Il réussit à rejoindre un port où l’attend un superbe navire, qui l’emmène vers un autre monde, où une jeune épouse, recluse par un mari jaloux, le découvre et commence à soigner sa plaie.
Cet extrait est un moment essentiel du lai : la naissance de l’amour. Comment Marie de France présente-t-elle cette révélation ?
Une naissance douloureuse (des lignes 1 à 7)
Pour lire l'extrait
L’association de l’amour à la douleur est un héritage de la poésie lyrique latine : on la trouve déjà, par exemple, chez Tibulle ou chez Properce, mais aussi dans les romans courtois comme ceux de Chrétien de Troyes. Mais Marie de France développe ce thème en l’enrichissant.
Le mal d'amour
L’allégorie qui ouvre l’extrait reprend l’image mythologique traditionnelle d’Éros, fils de la déesse Aphrodite, provoquant l’amour par la flèche touchant le cœur d’un mortel : « l’Amour l’avait frappé au vif ». Mais aussitôt après, le récit glisse de cette allégorie au personnage humain réel, la dame, et à un constat psychologique, première étape de la douleur : « un grand combat se livrait désormais en son cœur ». Le verbe initial, « frapper », est renforcé par le résultat amplifié, « l’a blessé si profondément ». Marie de France, en faisant du cœur le siège du sentiment amoureux reprend aussi ici la conception de l’Antiquité, le cardiocentrisme d’Aristote : pour lui, la passion amoureuse est une maladie, d’abord physiologique, qui naîtrait dans le cœur comme une sorte de bouillonnement du sang, avant de se répandre dans tout le corps puis d'atteindre l'âme.
D’après Lysippe, Éros bandant son arc, IIe s. av. J.-C. Marbre, 123 (hauteur). Musée du Capitole, Rome
Mais cela fait écho à la prédiction de la biche qui, elle-même frappée, avait renvoyé la flèche, donc la blessure à Guigemar, en lui promettant qu’il ne guérirait qu’au prix d’une autre blessure, encore plus terrible, celle de l’amour. Il vit alors une métamorphose, originalité de Marie de France liée au merveilleux : « il en a totalement oublié son pays », puisque la traversée en bateau l’a fait entrer dans un autre monde. Ainsi la douleur physique s’efface, ce que traduit la négation insistante et le passage au présent de narration, « sa plaie ne lui fait plus mal du tout » ; la douleur physique est remplacée par une douleur psychologique, un topos du mal d’amour, ici hyperbolique : « il pousse de grands soupirs angoissés », qui ramène au moment présent.
Une découverte réciproque
La servante introduite ensuite « qui doit le servir » - comme il est de règle pour accueillir un hôte – n’a pas qu’un rôle accessoire : elle est celle qui va faire le lien entre le héros et la dame, puisque tous deux sont isolés : on a presque l’impression que c’est elle qui va transporter ce mal d’aimer de Guigemar à « sa maîtresse ». La litote à propos de la dame, « qui n’était pas sans brûler du feu qui fait souffrir Guigemar et qui embrase et enflamme son cœur », accentue la métaphore filée qui marque la réciprocité de cet amour, d’où l’écho d’une douleur ressentie avec la même force. Tout se passe comme si une communion immédiate se réalisait à travers cette découverte simultanée de la souffrance.
Une nuit sans sommeil (des lignes 8 à 15)
La surprise de l'amour
La narratrice intervient alors pour peindre l’état de son personnage à l’aide d’une redondance que la disjonction des adjectifs dans le texte médiéval met mieux en valeur que la traduction : « Pensis esteit è angoisous. » La focalisation omnisciente permet ensuite d’expliciter ce que ressent le héros, autre topos lié à la naissance de l’amour : la surprise, l’étonnement : « Il ne sait pas encore ce que cela veut dire ». Rappelons que, jusqu’à présent, Guigemar n’a jamais connu l’amour. Mais aussitôt intervient une dramatisation, rendue insistante par l’emploi du futur de certitude, l’adverbe « bien » et la redondance des adjectifs : « et pourtant il se rend bien compte que, s’il n’est pas sauvé par cette dame, il mourra, il en est sûr et certain. » La réalité sociale, l'infériorité des femmes, se trouve ainsi inversée : selon le code féodal, c’est le chevalier qui doit venir secourir les plus faibles, les femmes, les enfants, les veufs et les orphelins, les pauvres… , et non pas l’inverse. C’est une première caractéristique de la fin’amor : l’homme se retrouve sous la dépendance de la dame.
Le monologue intérieur
Marie de France recourt ensuite au discours direct pour rapporter le monologue intérieur, ce qui accentue encore l’état désespéré du héros, marqué par l’interjection tragique et la question qui l’ouvre : « Hélas, dit-il, que faire ? » En fait, la question est oratoire, puisqu’il lui apporte aussitôt une réponse : « Aller à elle et lui dire qu’elle prenne en grâce et en pitié ce malheureux sans secours. » Le droit chevaleresque est ainsi transposé dans la relation amoureuse. Les termes de la prière, « qu’elle prenne en grâce et en pitié ce malheureux sans secours », est en effet une allusion directe au champ de bataille où le chevalier vaincu implore la « merci » de son vainqueur, qui peut choisir de l’épargner, suivant alors la loi de l’Église, ou de l’achever. Dans ce cas, il obtiendrait sa guérison, celle de sa plaie, mais surtout celle de son âme désespérée.
Illustration de La belle Dame sans merci d’Alain Chartier, 1424
Le héros affirme ainsi sa soumission et le pouvoir de la « dame », d’où sa deuxième hypothèse avec les deux adjectifs parallèles, qu’elle soit « de nature assez orgueilleuse et assez dure pour repousser ma prière ». Cette hypothèse conduit à un résultat double, présenté comme inéluctable par le verbe impersonnel, « il me faut » : l’un brutal et immédiat, « mourir de douleur », l’autre plus lent, « languir à jamais de ce mal. »
Enfin, le mouvement naturel du débat intérieur est reproduit par l’introduction d’une troisième hypothèse : « Peu de temps après, une pensée nouvelle lui vient et il se dit qu’il lui faut souffrir, car ainsi fait celui qui n’en peut mais. » Elle correspond au code de la fin’amor : une résignation face à l’épreuve que la dame est en droit d’imposer au chevalier afin de mesurer son mérite et la force de son amour.
Le couple amoureux (de la ligne 16 à la fin)
Le portrait du héros
La suite résume ce topos amoureux de la douleur, rendue insistante par l’indice temporel et le rythme ternaire des verbes, en gradation puisque la douleur devient une véritable torture : « Cette nuit-là, il la passe tout entière à veiller, soupirer, se tourmenter. » C’est sur cette douleur aussi que se termine l’extrait, représentée physiquement : « la souffrance qui pâlit son visage. » Cela permet aussi à Marie de France de développer l’aspect obsessionnel de l’amour, le cœur devenant le siège de la mémoire, auditive et visuelle : « Il ne cesse de rappeler à son souvenir les paroles, l’air, les yeux brillants et la belle bouche dont la douceur lui touche le cœur. » Le chiasme met en valeur le rôle joué par la beauté dans la naissance de l’amour : il vient du désir suscité par la sensualité de la dame, la « douceur » prenant cette valeur plus érotique que psychologique. Il ne peut alors que rappeler sa soumission, « À voix basse il implore la pitié de la dame », soutenue par le conditionnel dans l’exclamation finale : « et pour un peu il l’appellerait son amie ! » Dans le code de la fin’amor, l’amant doit, en effet, recevoir la permission de la dame pour espérer une relation amoureuse.
La réciprocité
La fin de l’extrait tire son intérêt de l’intervention directe de Marie de France, soulignée par l’incise en fin de phrase : « je crois ». Son commentaire met ainsi en évidence la représentation du couple, la jeune femme partageant cette même douleur : « Si lui-même avait su ce qu’elle ressent et combien l’Amour l’oppresse, il s’en serait bien réjoui, je crois. » Cette hypothèse traduit ce qu’est l’amour idéalisé dans la littérature courtoise, une communion des âmes car les deux êtres sont destinés l’un à l’autre. Mais le choix des conditionnels passés, prolongé dans la dernière phrase, « Un certain soulagement aurait atténué la souffrance » de Guigemar, rend cette hypothèse irréelle : il n’est pas encore conscient de cette prédestination, il faudra la révélation de la suivante sur l’insomnie de sa maîtresse pour que leur amour puisse se partager.
CONCLUSION
Cet extrait joue un rôle important dans la structure même du lai : l’indifférence à l’amour chez Guigemar est une faute à laquelle il est indispensable de remédier pour qu’il accède pleinement au statut de héros. Or, cet accomplissement ne peut se réaliser qu’à travers l’amour, dans le respect absolu du code de la fin’amor. Ainsi, nous en retrouvons ici la première étape, fondée sur la métaphore de la blessure, celle infligée par la flèche de la biche blanche, messagère du destin, devenant celle infligée par la « dame » au cœur du chevalier, motif récurrent dans ce passage. Au-delà du topos de la naissance de l’amour, Marie de France montre donc la métamorphose d’un héros, qui découvre une double vérité, valable tant pour l’homme que pour la femme : le mal d’aimer est le prix à payer pour vivre pleinement une union sincère et profonde.
"Guigemar" : l'aveu d'amour (vers 467-512)
Pour lire l'extrait
Conformément à la prédiction de la biche blanche au héros du lai éponyme de Marie de France, Guigemar a été frappé par l’amour, de même que, lors de la chasse, il avait été blessé par la flèche mortelle pour l’animal mais qui avait rebondi pour l’atteindre à la cuisse. Cet amour doit permettre de remédier à sa faute, n’avoir jamais aimé une femme. Ainsi après une traversée vers un autre monde, si sa blessure est soignée par la dame et sa servante, Guigemar vit une autre blessure, infligée par l’amour. Mais il ignore que, comme lui, la dame vit un douloureux amour.
Comment Marie de France représente-t-elle leur relation amoureuse ?
La dame amoureuse (du début à la ligne 7)
Son portrait
L’extrait s’ouvre sur l’image de la dame, en mettant en évidence, à travers sa curiosité, la force de son sentiment amoureux : « Elle aimerait savoir ce que fait le chevalier et s’il est réveillé ou endormi, celui pour qui son cœur ne cesse d’éprouver de l’amour. » La force de cet amour est marquée par le choix du verbe « cesse » à la forme négative. Mais la société impose à la femme une retenue, ce qui explique le rôle prêté à la servante qui, depuis l’arrivée du chevalier, permet d’établir la relation avec lui. Après avoir encouragé le chevalier à espérer, c’est elle qui intervient à nouveau en accompagnant sa maîtresse : « Or, voici que la servante l’appelle et la conduit au chevalier. » La phrase qui suit interroge cependant : « Elle pourra tout à loisir lui manifester ses sentiments, que cela tourne bien ou mal pour elle. » S’agit-il d’un commentaire de la narratrice qui annoncerait ainsi la rencontre à venir, en créant un horizon d’attente sur son issue ? Ou bien est-ce un discours indirect libre qui, par le biais de la focalisation interne, restituerait l’encouragement de la servante à sa maîtresse ? Dans les deux cas, Marie de France invite toute femme à avoir le courage de se dégager de la timidité socialement exigée d’elle.
Le début de la rencontre
Le récit de la rencontre s’inscrit dans le code de l’amour courtois. La fin’amor, en effet, oblige à un échange de salutations, dans lequel l’homme prend l’initiative. Si la dame y répond, comme elle le fait ici, c’est déjà un indice d’une première acceptation. Ensuite, Marie de France met en place un nouveau signe de réciprocité, avec un adverbe insistant sur le partage d’une même timidité : « Tous deux sont profondément troublés. » L’amour courtois implique donc une harmonie des âmes, qui illustre l’idée que ces deux êtres sont destinés l’un à l’autre.
Mais Guigemar vit une difficile situation : après sa traversée, il est arrivé sur une terre inconnue, sans cheval, sans armes et blessé. Ce statut d'exilé le rend d’emblée suspect au moyen-âge, même si la règle veut qu’on lui accorde l’hospitalité, et il est parfaitement conscient de ce risque : « Il n’ose pas solliciter cet amour car il est étranger et il craint, s’il se découvre, qu’elle ne le prenne en haine et ne le congédie. » Mais la traduction par « il craint » du texte médiéval qui le montre « En grant effrei », atténue le risque, d’une part, le danger que représente tout « étranger » ; d’autre part, dans le cadre de l’amour courtois, il fait face à la première épreuve du rituel : la dame devrait repousser la déclaration d’amour avec indignation, ce qui provoquerait chez le chevalier une douleur violente, car ce rejet serait vécu comme de la « haine ».
L'intervention de Marie de France (des lignes 8 à 14)
Le récit s’interrompt ensuite, pour laisse place à une intervention directe de la poétesse, ce qui est rare dans ses lais. Elle adopte alors un ton didactique pour exprimer son opinion sur l’amour, généralisée par l’emploi du pronom indéfini « on ».
Sa conception
Par la métaphore médicale filée, elle développe une conception traditionnelle depuis l’antiquité, qui fait de l’amour une maladie : le terme « mal » est redoublé, intensifié par l’image d’une « blessure », qui appelle une « guérison ». Elle commence par reprendre l’invitation précédemment lancée à la jeune femme, « Mais, si on ne montre pas son mal, la guérison n’est guère possible », valable aussi pour son héros qui ne doit pas hésiter à avouer son sentiment. Mais cette incitation au discours amoureux est audacieuse, elle doit donc la justifier, d’où ses deux arguments :
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Si la « plaie » du chevalier, blessé par le rebond de sa flèche, est visible, l’amour, lui, est invisible : « L’amour est une blessure intérieure, aussi ne se voit-il pas. » Pour la « guérison », la parole est donc indispensable.
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Sa seconde affirmation, « C’est un mal qui résiste longtemps parce qu’il vient de la nature », outre l’amplification de la souffrance, en attribuant à la « nature » la naissance de l’amour, lui donne une force supérieure, bénéfique puisque la « nature » renvoie, en fait, à la création divine. Finalement, connaître l’amour entrerait dans la volonté divine, en imposant une douleur, certes, mais qui doit conduire à un bien supérieur.
Sa critique
Mais, pour que la « guérison » soit possible, encore faut-il que les amants respectent les codes de la courtoisie, qui sont devenus incontournables au XIIème siècle, comme on peut le lire dans le traité d’André le Chapelain, De honeste Arte amandi :
L'amour est une passion naturelle qui naît de la vue de la beauté de l'autre sexe et de la pensée obsédante de cette beauté. On en vient à souhaiter par-dessus tout de posséder les étreintes de l'autre et à désirer que, dans ces étreintes, soient respectés, par une commune volonté, tous les commandements de l'amour.
C’est ce qui explique le blâme ensuite formulé contre ceux qui ne respectent pas ce code : « Beaucoup s’en moquent comme le font ces galants malappris » La traduction « galants malappris » reprend, certes, l’oxymore du texte médiéval, « vilain curtois », mais est moins explicite : le « vilain » est un homme de la campagne, qui ne possède pas les manières aristocratiques, mais a seulement des instincts grossiers, donc ne peut pas être considéré comme « courtois ».
Elle prend ici pour cibles des hommes qui « courent le monde », peuvent fréquenter les cours « en faisant les jolis cœurs », c’est-à-dire en adoptant le langage de la courtoisie pour multiplier les conquêtes féminines, mais qui sont, en réalité, dépourvus d’une valeur essentielle de la fin’amor : la discrétion, puisqu’ils « se vantent ensuite de leurs succès ». Ils n’ont donc que l’apparence de la courtoisie car ils détruisent ainsi la réputation de celle qu’ils prétendent aimer, et sont donc indignes d’être aimés. L’opposition conduit à une énumération ternaire en gradation, « Ce n’est pas là amour, mais dévergondage, perversité et débauche », qui souligne ce blâme : ce comportement est d’abord un dérèglement intellectuel (« folie » dans le texte médiéval), puis moral, car la « perversité » est une volonté de nuire à autrui, enfin la « débauche » fait référence à la luxure, un sept péchés capitaux.
Un "art d'aimer"
La suite s’oppose à ce qui précède, en posant les conditions d’un amour véritable, une réciprocité au sein du couple.
D’une part, l’homme a le devoir d’être « un loyal amant », c’est-à-dire à la fois faire preuve de fidélité, vertu féodale prédominante, et de discrétion. Mais la subordonnée antéposée, « Quand on peut trouver un loyal amant », suggère que cela n’est pas si facile, que de tels hommes sont rares.
D’autre part, trois verbes, comme pour répondre aux trois critiques précédentes, imposent des devoirs à la femme aussi : « on a le devoir de bien le servir, de l’aimer et de lui obéir. » Mais, si le verbe « aimer » occupe le centre de l’énumération, les deux verbes qui l’encadrent sont étonnants car ils contredisent les exigences de la fin’amor. Dans l’amour courtois, en effet, c’est l’amant qui doit « servir » la dame, comme le vassal est au service de son suzerain ; et le verbe « obéir » reprend l’ordre donné par saint Paul dans son épître aux Éphésiens, « Femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur », ce qui inverse la soumission exigée de l’amant courtois. Marie de France considérerait-elle que l’amour courtois est excessif dans la suprématie qu’il accorde à la femme ?
L'aveu (de la ligne 15 à la fin)
Son introduction
Après ce commentaire sentencieux, le récit reprend pour relater le moment essentiel de la relation, l’aveu, encore un peu retardé cependant par sa justification. Selon le code de la fin’amor, il faudrait, en fait, une longue attente entre le regard (« visus ») qui fait naître l’amour, et l’aveu (« allocutio »), une première épreuve donc. Pour expliquer cette durée réduite, Marie de France invoque la douleur de son héros, explicitement mise en évidence dans le texte médiéval, « Gugemer aime durement », tandis que l’adjectif « ardent » dans la traduction rappelle la métaphore traditionnelle de la brûlure. Le parallélisme, « ou bien il recevra un prompt secours, ou bien il lui faudra vivre contrairement à ses désirs » souligne la supériorité de la dame, mais la traduction affaiblit le texte initial : « vivre à reburs » dépasse les seuls « désirs » contrariés ; l’hypothèse suggère le refus même de vivre. La phrase introductive contribue aussi à cette justification, en remplaçant le sentiment humain par une intervention divine, nouvel emprunt à la mythologie : « Mais l’Amour le rend hardi ».
Le discours d'aveu de l'amant
Conscient de son audace, le discours rapporté directement remet au premier plan par la répétition le désespoir du héros, d’abord par l’exclamation initiale, « Dame, dit-il, je meurs pour vous ! », prolongée par l’hypothèse : « Mon cœur est plein d’angoisse : si vous ne consentez à me guérir, alors à la fin je devrai en mourir. » En reprenant la conception traditionnelle qui fait de l’amour une maladie touchant le « cœur », en écho au mal physique, sa blessure, Guigemar fait appel à la pitié de la dame, imitant la prière du vaincu face au vainqueur sur le champ de bataille : « Je vous demande votre amour, belle dame, ne me repoussez pas ! » L’injonction soulignée par l’exclamation associe donc implicitement un éventuel rejet à la mort alors donnée.
La rencontre, illustration de Des Cas des nobles hommes et femmes, vers 1450-1460. Musée Condé, Chantilly
La réception de la dame
La réaction de la dame est, a priori, favorable à cette demande. Elle ne l’interrompt pas, au contraire, et ne s’indigne pas du tout, au contraire les précisions montrent sa bienveillance : « Après l’avoir bien écouté, elle lui répond gracieusement et lui dit en souriant ». Son discours commence d’ailleurs par un terme propre au discours amoureux, « Ami ». Or, le code de la fin’amor exigerait d’elle trois attitudes successives, le silence, puis une indifférence marquée, suivi d’un net refus, nécessaires pour imposer à l’amant la souffrance, épreuve qui lui fait mériter l’amour. Or, si le début indique un recul, « ce serait une décision bien rapide que d’accéder à votre demande », sa justification reste faible, plus liée aux bienséances qu’à un réel refus : « Cela n’est pas dans mes habitudes. »
CONCLUSION
Ce texte est intéressant parce qu'il présente un moment incontournable dans la relation amoureuse, celui de l’aveu, difficile et dangereux, et ce qui ressemble à une sorte de "doctrinal" de l’amour courtois. Mais il amène aussi à constater que Marie de France ne représente pas à l’identique ses codes qui commencent à s’imposer à son époque.
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D’un côté, en effet, elle reprend l’image de la fin’amor, mais en modifie certaines pratiques car elle accepte finalement les convenances de comportement alors imposées à la femme.
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De l’autre, elle formule son propre jugement en insistant sur ce que l’amour a de naturel : le désir d’aimer et d’être aimé relève d’un élan naturel. Elle déplore aussi la rareté de l’amant fidèle et loyal, et ne se prive pas de critiquer son époque, l’hypocrisie mondaine et les injustices subies par les « mal mariées ».
"Lanval" : la société féodale (vers 415-466)
Pour lire l'extrait
Au début du lai éponyme, Lanval, fils de roi mais « loin de ses biens héréditaires » car il est au service du roi Arthur, est victime de l’injustice royale : le suzerain n’a pas récompensé ses mérites. L’intervention du merveilleux répare cette injustice : conduit dans un autre monde, celui de la fée, il obtient son amour, qui le fait passer de la pauvreté à la fortune, de la tristesse au bonheur. Cependant, la fée lui a imposé une condition, clé du code de la fin’amor : garder cet amour « secret ».
Une péripétie vient alors briser ce bonheur. Quand la reine lui offre son amour, Lanval le rejette, en invoquant, certes, sa loyauté de vassal, mais il commet une faute terrible : non seulement il rompt son serment de discrétion, mais il humilie la reine en faisant l’éloge de la beauté « supérieure » de sa bien-aimée. L’accusation de la reine, qui prétend que Lanval a voulu la séduire, conduit le roi à le convoquer en justice : dans un premier temps, son procès est ajourné pour que la cour entière puisse être présente, et les barons se portent caution de sa comparution. Cet extrait relate l’ouverture de ce procès : comment Marie de France dépeint-elle le fonctionnement de la société féodale ?
La justice féodale (du début à la ligne 8)
Son organisation
C'est auprès du roi, fort de la grâce de Dieu, que se portent les plaintes. Vu que toute justice émane du roi, il dirige le procès, toujours accusatoire, oral et public : « Le roi demande le rappel des faits selon l’accusation et selon la défense. » Il y a donc un souci d’équité dans cette prise de parole, héritage du droit romain.
Mais il est assisté du conseil des vassaux : « Les barons tiennent l’assemblée. » Ils sont déjà intervenus en se portant caution sur leurs biens ; ce sont donc eux qui « remettent Lanval à la cour. » À présent, ils doivent arbitrer le litige selon le code de la chevalerie féodale quand l’accusé est noble, comme Lanval : « Maintenant tout dépend entièrement des barons. » Il est essentiel, en effet, que le pouvoir royal soit lui aussi cautionné par les vassaux eux-mêmes, dont le manuscrit initial mentionne le nombre très important, « trois cents », non repris dans la traduction.
« La septième leçon chantée par justice », in Martial d’Auvergne, Les Vigiles de Charles VII, 1484, BnF
Le portrait des "juges"
Mais Marie de France tient à rappeler que ceux qui vont devoir aider le roi dans son jugement sont, certes, des vassaux, mais d’abord des hommes, donc éprouvent des sentiments envers l’accusé : « tous sont très tristes pour lui. » Elle distingue alors deux partis :
Elle insiste nettement, en s’impliquant par son affirmation, « Je crois bien », sur un premier parti, dominant en nombre, qui est particulièrement indulgent : « une centaine qui aurait fait tout son possible pour qu’il soit libéré sans procès ». L’importance qu’elle lui accorde repose sur deux arguments.
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Le premier est surprenant, car il remet directement en cause la parole accusatrice, qui est, tout de même, celle de la reine : « il est accusé tout à fait injustement. » Marie de France, de toute évidence, connaît bien le cycle arthurien, car leur accusation peut s’expliquer par l’adultère connu de la reine Guenièvre avec Lancelot du Lac, un des chevaliers de la Table ronde. La réaction des barons s’expliquerait donc par une légitime méfiance à son égard.
Maître du roman de Fauvel, Fiançailles d’Arthur et Guenièvre, 1325-1350. Enluminure in Vita Merlini, BnF
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Le second est plus affectif : « Ils se sont rendus au jugement, tout soucieux et troublés à cause de ce noble étranger » Ils partagent donc la douleur de l’accusé pour une double raison. D’une part, il s’agit d’un « noble », de même statut qu’eux donc. D’autre part, il y a toute l’ambiguïté de son état d’« étranger » dans le contexte féodal : un étranger est, quelle que soit sa valeur, toujours suspect en raison de ce qui a pu l’amener à quitter ses propres terres, ; mais, parallèlement, il doit bénéficier, selon la loi chrétienne, de l’hospitalité, ce qui n’est pas le cas de Lanval vu son portrait accentué par l’adverbe d’intensité : « qui est si malheureux parmi eux ».
À ce premier groupe s’oppose le second, présenté comme moins nombreux : « Un certain nombre veulent le charger selon le désir de leur seigneur. » Leur réaction est explicable, car vassaux d’un roi puissant, ils sont forcément enclins à lui plaire, donc à soutenir l’accusation.
Le discours du comte de Cornouailles (des lignes 9 à 22)
Lucy Boucher, La cour du roi Arthur, in Le Conte de Lanval, Éditions Artisanales Sefer, 1965
En choisissant le « comte de Cornouailles » comme porteur des « paroles » directement rapportées, Marie de France prouve sa connaissance du cycle arthurien. Le comté de Cornouailles est, en effet, le lieu de naissance du roi Arthur, son premier fief. De plus, dans la légende, celui ici nommé « comte », mais le plus souvent appelé « duc », Gorlois de Tintagel, est le premier époux d’Ygraine, la mère du roi. Il est donc, par son âge et ce lien familial, le plus habilité à porter un jugement et à être écouté.
L'exorde
La construction du discours montre aussi la connaissance qu’a Marie de France de l’éloquence antique, dont ce discours respecte la forme du discours judiciaire. Il s’ouvre par un exorde : « Jamais, en ce qui nous concerne, il n’y aura de défaillance ». La négation antéposée en tête de phrase est ensuite renforcée par le verbe d’obligation : « car, qu’on en soit triste ou joyeux, le droit doit l’emporter. » Par cette affirmation l'orateur insiste sur l’honnêteté du tribunal, en effaçant de ce fait la dimension affective précédemment introduite dans le double portrait des vassaux.
La narration
Puis vient ce que les rhétoriciens antiques nomment "narratio", le récit des faits. Mais le récit ne les reprend pas vraiment : aucun rappel des circonstances, ni des paroles échangées entre Lanval et la reine. Le récit ne se place, en fait, que du point de vue de l’accusation : « Le roi a élevé une plainte contre son vassal que je vous ai entendu nommer Lanval. » Cette présentation est doublement habile : d’une part, l'orateur admet a priori l’accusation puisqu’elle est portée par le suzerain suprême ; d’autre part, en soulignant qu’il ne connaît pas l’accusé, il renforce son impartialité.
Il reprend ainsi le double grief, en commençant par le plus grave : « Il l’a accusé de félonie ». Dans la société féodale, c’est un crime commis par un vassal, la trahison du serment prêté au suzerain, ici en voulant séduire la reine, insulte suprême. À cela s’ajoute un second chef d’accusation : « et l’a déclaré coupable d’une faute pour un amour dont il s’est vanté, ce qui a provoqué la colère de la reine », insulte envers la reine, humiliée par le mépris dont il a fait preuve à l’égard de sa beauté.
L'argumentation
Vient ensuite l’argumentation, qui reprend dans l’ordre les deux griefs, en proposant pour chacun d’eux, le verdict jugé le plus juste.
Le premier grief
Il commence par le plus grave, mais son argumentation est à nouveau très habile : « Personne d’autre que le roi ne le met en accusation. » Par cette négation insistante, il tente, en effet, de rappeler aux vassaux qu’ils ne sont pas eux-mêmes directement concernés, donc doivent rester neutres. Il procède ensuite très prudemment, d’abord en rappelant sa propre loyauté envers ses pairs, « Par la foi que je vous dois », puis en atténuant par son hypothèse le reproche adressé au roi : « si l’on veut bien dire la vérité, il n’aurait pas eu le droit de l’accuser ». Il rappelle sans doute ainsi la façon irréprochable dont Lanval a servi son suzerain jusqu’alors, et, peut-être aussi, l’injustice initiale subie. Mais c’est sur le droit féodal qu’il conclut son argumentation, en en faisant l’élément essentiel : « s’il n’y avait pas eu le fait que le vassal doit partout respecter l’honneur de son seigneur. » Il peut alors poser le verdict. Ayant trahi son serment d’allégeance, seul un nouveau serment, à valeur sacré, peut nier ce crime : « Lanval prêtera le serment d’innocence, et le roi s’en remettra à nous à son sujet. » La seconde partie du jugement, implicitement, conduit à un acquittement du héros, puisque les vassaux, eux, n’ont rien à lui reprocher.
Le second grief
Pour répondre au second grief, il s’agit de savoir si Lanval a menti, ou non, en minimisant la beauté de la reine par rapport à celle de sa bien-aimée, d’où la condition introduite pour poser le jugement : « s’il peut produire son garant, c’est-à-dire avoir son amie présente devant nous, et si ce qu’il en a pu dire et qui a porté ombrage à la reine est vrai ». S’il peut ainsi prouver ses dires, c’est à nouveau l’acquittement qui est proposé, remis entre les mains de la reine : « alors il obtiendra son pardon, puisqu’il n’aura pas parlé pour l’humilier. » Il serait impossible, en effet, que la reine à son tour puisse nier un fait objectif, la beauté de sa rivale.
La fin de son discours insiste sur cette condition, par la supposition antithétique : « Mais, s’il ne peut avoir son garant, voici ce que nous devons lui déclarer : il perd tout son droit de servir le roi, lequel doit lui donner congé. » Il ne s’agit plus alors vraiment de l’insulte faite à la reine, mais, dans ce cas il serait convaincu de mensonge, déloyauté qui ne le rendrait plus digne d’être un vassal du roi.
L'exécution du jugement
À l’issue de ce discours, on notera la double ellipse :
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D’une part, il manque sa dernière partie propre à la rhétorique, la péroraison destinée à persuader définitivement les juges en les interpellant. Mais cela se justifie par les multiples possibilités envisagées par le comte.
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D’autre part, le récit ne formule ni l’approbation de l’ensemble de la cour, ni même celle du roi. Le premier verdict, le « serment » que doit lui prêter Lanval au roi, n’est pas évoqué. Le discours a donc suffi pour les convaincre les juges.
Est donc mentionnée seulement l’exécution du second verdict : « Ils envoient des messagers auprès de Lanval à qui ils ont dit et mandé de faire venir son amie pour le défendre et lui servir de garant. Deux discours rapportés indirect se succèdent, en ramenant à l’aventure merveilleuse de Lanval avec la fée : « Mais il leur répond qu’il ne peut, car, d’elle, il n’aura plus de secours désormais. » Il rappelle sa rupture du code de la fin’amor, sa trahison de la discrétion promise à la fée, qui lui vaut une perte douloureuse.
CONCLUSION
Cet extrait, qui interrompt le récit des aventures de Lanval, marque une rupture dans la tonalité merveilleuse du lai, en mettant principalement l’accent sur le fonctionnement de la société féodale. Il a donc un intérêt historique auquel se joint l’intérêt dramatique, puisque le début souligne l’indécision des vassaux et la menace qui pèse sur le héros dans ce contexte. Enfin, il révèle les qualités mêmes de Marie de France, ses connaissances aussi bien littéraires, ici les légendes du cycle d’Arthur, que rhétoriques, puisque le discours du comte suit les exigences héritées de l’éloquence judiciaire latine. Elle a, de toute évidence, reçue une éducation très complète.
"Lanval" : le merveilleux (vers 547-600)
Pour lire l'extrait
Le merveilleux caractérise « Lanval », le lai éponyme, histoire de l’amour entre le héros et une fée : elle répare ainsi l’injustice infligée par le roi qui n’a pas récompensé son mérite. Mais pour que leur relation perdure, elle impose une condition : Lanval doit respecter une loi de la fin’amor, garder un absolu secret. Malheureusement, il le rompt pour rejeter l’amour que lui propose la reine en minimisant sa beauté par rapport à celle de sa bien-aimée, qu’il perd alors. De plus, l’accusation par la reine de trahison envers son suzerain et d’insulte personnelle lui vaut un procès, à l’issue duquel le verdict tombe, double : un « serment d’innocence » et l’apport de la preuve de la beauté supérieure de son amie, impossible puisque, pour le punir de son indiscrétion, la fée refuse de venir le retrouver. La condamnation menace quand apparaissent d’abord deux jeunes filles « extrêmement gracieuses », bientôt suivies de deux autres, « plus belle[s] que la reine », mais Lanval nie les connaître. Le roi fait alors reprendre le procès pour que soit prononcé le verdict, quand intervient l’élément de résolution.
Comment Marie de France met-elle en valeur, dans la scène suivante, l’apparition de la "dame" ?
Un coup de théâtre (du début à la ligne 7)
Deux adverbes, dont le premier est mis en évidence en tête de phrase, « Déjà ils sont prêts à trancher le débat quand arrive rapidement dans la ville une jeune fille à cheval », soulignent la soudaineté de cette venue, véritable coup de théâtre, amplifiée encore par l’hyperbole et la formulation négative dans le commentaire de la narratrice : « Dans le monde entier, il n’y en a pas de plus belle. » Ainsi, le lecteur est aussitôt informé : il s’agit bien de celle qui doit sauver Lanval.
Une arrivée extraordinaire
Mais, le récit s’interrompt pour une longue description qui, de façon surprenante, met d’abord l’accent sur la monture. Dans la société féodale du moyen-âge, le cheval est déjà un signe de puissance, et sa couleur accentue sa beauté, à laquelle s’ajoute le pas adopté : « Elle chevauche un cheval blanc pour le voyage et il la porte avec grâce et douceur. » Les mêmes phrases négatives hyperboliques, « il n'y a pas sur terre », « il n’y a pas au monde », soutiennent un éloge dithyrambique de cet animal, d’abord par deux critères de beauté animale, « Il a la tête et l’encolure bien faites », qui amènent le qualificatif de « noble bête ». La noblesse de l’animal permet à la description de passer à la noblesse de sa propriétaire, qui dépasse celle d’un « comte » ou même d’un « roi » : aucun ne serait « capable de l’acheter sans vendre ses domaines ou les mettre en gage. »
Un "coup de théâtre"(des lignes 8 à 20)
Son vêtement
Le portrait commence par l’apparence extérieure, son vêtement conforme à ce que portent les femmes à cette époque : une « chemise » à même la peau, avec « une tunique » par-dessus, et un « manteau » qui couvre l’ensemble. Mais deux particularités sont introduites. Le laçage, habituel pour maintenir les vêtements, est ici latéral, ce qui laisse, de façon audacieuse, apparaître la nudité : « La jeune fille, elle, est vêtue d’une chemise et d’une tunique de telle sorte que ses flancs, lacés de part et d’autre, sont visibles. »
De même, la précision, « De son manteau de pourpre sombre elle a relevé les pans autour de sa taille », va laisser voir ses jambes nues. Différente du du pourpre tel qu’on le considère aujourd’hui, plus proche d’un violet soutenu, sa couleur prend un sens symbolique : elle correspond au pouvoir, à la souveraineté, à la justice, celle que vient d’ailleurs apporter la jeune fille à l’issue du procès.
Enfin, les deux animaux qui l’accompagnent, « Elle porte un épervier au poing et un lévrier la suit » relèvent du même symbolisme : « l’épervier » est utilisé pour la chasse, loisir réservé à la noblesse, tout comme le « lévrier », race de chien particulièrement prisée par les nobles.
La fauconnerie au féminin
Ses caractéristiques physiques
Pour le portrait physique, Marie de France inverse la tradition littéraire qui veut que le regard porte d’abord sur la tête, partie noble qui renvoie à la création de l’homme par Dieu, tandis que le corps, sa part plus matérielle, ne vient qu’ensuite. Au contraire, la narratrice commence par le plus général, « Elle a le corps bien fait, puis le buste se trouve mis en valeur par « la hanche basse », avant de remonter jusqu’au « cou plus blanc que la neige sur la branche. » Depuis l’antiquité, la blancheur de la peau, reprise par la mention du « visage blanc », est un double signe, à la fois de statut social – seules les paysannes ont un teint hâlé – et de pureté, que renforce la comparaison, un stéréotype dans les portraits de la littérature médiévale. L’énumération accumule ensuite les éloges : « Les yeux sont brillants, le visage blanc, la bouche belle, le nez régulier, les sourcils bruns, le front bien fait, les cheveux bouclés et très blonds. » Nous y retrouvons un autre stéréotype de la beauté féminine, la blondeur, rendue insistante par la comparaison qui l’associe à la brillance, comme celle de ses « yeux » : « Un fil d’or a moins d’éclat que ses cheveux à la lumière. »
La blondeur, stéréotype médiéval, in Codex Manesse, vers 1310-1340. Folio, 35,5 x 25. B.U. de Heidelberg
La réaction des assistants
Marie de France confirme cette beauté exceptionnelle en soulignant l’admiration des assistants par la litote et l’énumération qui la généralise : « Il n’y a personne au bourg, petits ou grands, vieillards ou enfants, qui ne se soit approché pour la regarder dès qu’il la voit passer. » Une seconde litote y ajoute son propre commentaire : « Ce n’était pas une plaisanterie que sa beauté. » Mais, pour déclarer l’innocence de Lanval, le verdict du procès oblige à constater que la beauté de celle qu’il aime dépasse celle de la reine, d’où la mention particulière de la réaction des vassaux : « Elle avançait d’un pas rapide et les juges qui la voyaient considéraient ce spectacle comme un prodige. » Ainsi, la comparaison insiste sur l’appartenance de la jeune fille à un autre univers, surnaturel. L’exclamation qui ferme ce paragraphe traduit l’éblouissement de tous, mais aussi le soulagement des vassaux, dont un grand nombre souhaite l’acquittement du héros : « Une joie saine réchauffait tous ceux qui la regardaient ! » En même temps, la narratrice prend soin de préciser que cette réaction reste « saine », donc n’est pas liée à un désir sexuel, qui serait, lui, malsain.
Les réactions de Lanval (de la ligne 21 à la fin)
L'annonce du verdict
Le récit revient au procès, dont le verdict est attendu car Lanval doit apporter la preuve de son innocence en présentant son « garant », la jeune fille : « Les amis de Lanval viennent alors à lui et lui parlent de la jeune fille qui arrive et qui, s’il plaît à Dieu, pourrait lui faire rendre la liberté ». Mais l’incise introduite rappelle que, dans ce contexte médiéval le jugement suprême reste une décision divine, qui dépasse donc l’intervention du merveilleux. Les paroles des vassaux, rapportées directement, rappellent, par la double négation, la valeur accordée alors à la blondeur : « Seigneur compagnon, en voici une qui n’est ni rousse ni brune. » Les cheveux bruns, en effet, renvoient symboliquement à la noirceur des ténèbres, tandis que le roux évoque, lui le feu, donc les flammes des enfers : c’est la couleur des cheveux qui est rattachée au péché, à la fois aux sorcières et aux prostituées. Le redoublement des superlatifs hyperboliques qui suivent amplifient encore l’éloge de la beauté : « C’est la plus belle femme du monde, la plus belle de celles qui existent. »
La douleur de Lanval
La réaction de Lanval contraste nettement avec l’admiration des assistants, tous éblouis par la beauté de cette apparition. Il est resté, lui, totalement indifférent, plongé dans son chagrin : « Lanval, à ces paroles, relève la tête, il la reconnaît et soupire. » Son émotion est alors mentionnée, « Le sang lui monte au visage », et mise en évidence par l’exclamation solennelle qui ouvre son discours : « Ma foi, c’est bien mon amie ! »
Mais l’exclamation suivante traduit sa douleur du rejet qui lui a été infligé en châtiment de sa trahison du code de la fin’amor, de sa promesse de discrétion : « Maintenant peu m’importe si l’on me tue, si elle n’a pas pitié de moi, car mon bonheur, c’est de la voir ! » Or, en s’affirmant prêt à mourir, il rétablit ce code : il s’avoue vaincu, donc ne peut qu’implorer la « merci » de la « dame » suzeraine. De ce fait, il peut mériter son salut.
CONCLUSION
Cet extrait propose un élément de résolution, cette surprenant apparition de la jeune fille qui rappelle le coup de théâtre dans les tragédies. Telle un "deus ex machina", elle intervient pour rétablir l’ordre, troublé dans ce lai par l’injustice royale subie par Lanval. Mais Marie de France efface en partie le merveilleux : elle reprend, dans son portrait, tous les stéréotypes de la beauté féminine propre à la littérature courtoise de son époque. Seule l’admiration amplifiée des spectateurs de la scène laisse supposer que la jeune fille pourrait venir d’un autre univers, celui de la féérie. Il faudra attendre les dernières lignes du dénouement pour retrouver le merveilleux, quand la fée emmène Lanval avec elle dans l’île d’Avallon.
Le triomphe de l'amour, in Codex Manesse, vers 1310-1340. Folio, 35,5 x 25. B.U. de Heidelberg
"Yonec" : amour courtois et religion (vers 166- 210)
Pour lire l'extrait
Après avoir présenté les trois protagonistes de la situation initiale, une jeune femme emprisonnée par son mari jaloux sous la pénible surveillance d’une « vieille », le lai « Yonec » s’inscrit dans le merveilleux : alors qu’elle pleure de ne pas connaître l'amour, un oiseau entre par la fenêtre et se transforme en « un beau et gracieux » superbe chevalier qui lui déclare ses sentiments et lui demande, conformément au code de la fin’amor, le droit de devenir son « ami ». Mais, pour accepter cette union dans ce contexte médiéval, la jeune femme exige qu'il prouve sa foi « en Dieu ». Aussitôt, il prononce son Credo, et, comme preuve ultime, propose de recevoir le sacrement de l’eucharistie en usant d’un stratagème, relevant à nouveau du merveilleux : prendre l’apparence de la dame pour duper sa gardienne et le prêtre.
Comment Marie de France met-elle en scène la puissance de l’amour ?
Le chevalier oiseau, gravure du Cabinet des fées de Madame d’Aulnoy, éd. Roger,1717
Le stratagème (du début à la ligne 12)
Les opposants
Marie de France traite, dans ce lai, un thème littéraire traditionnel, celui de la "mal mariée", reflet de la douloureuse condition féminine dans la société médiévale. La jeune femme est sous la domination de son époux, qui l'a enfermée dans le « donjon » où elle est étroitement surveillée par la « vieille » qui lui sert de servante, chargée de la réveiller, de l’habiller... Ainsi, elle « lui annonce que c’est le moment de se lever » et « voudrait lui apporter ses vêtements ». L’ordre de la jeune femme rapporté au discours indirect libre souligne son emprisonnement par le changement lexical : cette « vieille » est alors nommée « gardienne », et la suite du paragraphe concrétise ce rôle puisque c’est elle qui « ouvre » et « ferme les portes ». Il est surtout mis en valeur par les paroles mêmes de la vieille : elle affirme avec force son pouvoir, et son obéissance totale au seigneur : « Voyons, patientez ! Mon maître est allé dans la forêt et personne ne pénétrera ici sauf moi. »
La mise en œuvre du stratagème. Enluminure
La mise en œuvre du stratagème
Or, si l’idée repose sur la métamorphose dont le chevalier est capable, la dame est chargée de sa réalisation par sa ruse : elle exige la venue du prêtre qui doit être dupé par le changement d’apparence. D’où le discours afin d’obtenir cette présence, d’abord indirect, « la dame affirme qu’elle est malade », dramatisé ensuite par l’ordre au discours indirect libre afin de le justifier : « Que sa gardienne s’occupe plutôt de faire venir le chapelain, car elle-même a grand peur de mourir. » Marie de France veille à maintenir l’intérêt de ses lecteurs, en accentuant encore par le présentatif la difficulté de la situation : « Voilà donc la dame bouleversée. » Mais l’amour rend toute femme habile à ruser, « Elle simule alors un évanouissement », et sa tromperie réussit : « La vieille, qui la voit ainsi, est affolée. » L’ordre est ainsi exécuté : la servante « va chercher le prêtre qui vient le plus vite possible avec l’hostie. »
La relation amoureuse
Le héros, lui, répond à tous les critères attendus de l’amant courtois.
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D’une part, il fait preuve d’un parfait respect en se soumettant à l’exigence de sa bien-aimée, malgré son désir : « Auprès d’elle il se couche dans le lit sans cependant vouloir la toucher, la prendre par le cou ni lui donner des baisers. » La traduction en reprenant l’antéposition, « De lez li », qui souligne la tentation possible, ensuite rejetée par l’énumération négative, insiste sur ce respect.
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D’autre part, il doit prouver sa foi profonde en recevant le sacrement de l’eucharistie : « Le chevalier […] reçoit [l’hostie] et boit le vin du calice. »
Alors que le couple va commettre un adultère, condamné par l’Église, il est surprenant que ce grave péché soit ainsi cautionné par le sacrement religieux. L’image finale, en effet, « La dame est étendue auprès de son ami », faisant écho à l’attitude du chevalier au début de l’extrait, signale implicitement l’accomplissement de la relation, à présent autorisée, et l’intervention directe de Marie de France, insistante, « je n’ai jamais vu d’aussi beau couple », confirme cette nouvelle morale courtoise qui ne recule pas devant l’infraction à la loi chrétienne.
La prédiction (des lignes 13 à 20)
La force de l'amour
Même si l’expression reste voilée, « ils ont beaucoup ri, joué, et parlé de leur amour », les verbes suggèrent la sensualité, audacieuse, de cette scène d’amour. Parallèlement, le récit rappelle la situation d’adultère, qui oblige les amants à être séparés : « le chevalier a pris congé de la dame car il veut retourner dans son pays. » Mais malgré cette distance, imposée par le rôle social qui, dans le contexte féodal, interdit à ce seigneur d’abandonner son fief, l’amour intense subsiste dans toute sa réciprocité. La dame s’engage en formulant sa demande, « Elle le prie tendrement de revenir souvent lui rendre visite », aussitôt acceptée dans le discours direct de son amant qui rappelle la métamorphose magique en oiseau qui soutient ce lai : « Madame, lui répond-il, toutes les fois que vous le voudrez, j’arriverai en moins d’une heure. »
L'annonce du dénouement
Mais la menace n’a pas pour autant disparue, car la jeune femme reste sous la dépendance de son époux jaloux, d’où l’injonction du chevalier : « Mais veillez à prendre des précautions pour que nous ne soyons pas inquiétés. » La suite de son discours, avec l’emploi du futur marquant la certitude, lui donne la force d’une prédiction des péripéties à venir, qui confirme l’appartenance du chevalier à l’univers du merveilleux : « Cette vieille nous trahira et nuit et jour nous épiera. Elle découvrira notre amour et en parlera à son maître. » Même si le danger est formulé par une hypothèse, elle se trouve renforcée par l’insistance sur cette certitude : « S’il arrive, ainsi que je vous le prédis, que nous soyons trahis de cette manière ». Marie de France souligne ainsi à quel point l’ordre social, pour lequel l’adultère est une dangereuse trahison des principes chrétiens, se sent tellement menacé par la force des valeurs de l’amour courtois que la vengeance est inévitable. C’est donc le dénouement tragique du lai qui clôt cette prédiction : « la seule issue pour moi sera fatalement la mort. »
Le bonheur d’aimer (de la ligne 21 à la fin)
Une métamorphose
La puissance de l’amour se traduit par la transfiguration de la dame. Le manque initial, qui la chagrinait tant, est, en effet, effacé : « Après quoi le chevalier s’en va, laissant son amie toute joyeuse. » Elle vit alors une véritable transformation, aussi bien psychologique que physique : « Le lendemain elle se lève en fort bonne santé et la gaieté ne la quitte pas de la semaine. Elle prend grand soin de sa personne et retrouve toute sa beauté. » Marie de France dépeint ainsi la puissance de l’amour, capable d’apporter le bonheur parfait. Mais cette transformation est aussi un danger, car elle peut éveiller les soupçons de son entourage… L’adverbe temporel en tête de phrase renforce la menace née d’un tel changement de comportement qui la montre comblée : « Maintenant elle préfère rester où elle est plutôt que de chercher ailleurs toute autre distraction. »
L'apologie de l'amour
La fin de l’extrait complète l’éloge de l’amour chez Marie de France, avec une insistance sur sa dimension sexuelle : « Souvent elle exprime le désir de voir son ami et de prendre son plaisir avec lui. » Mais l’adverbe temporel introduit déjà une faute : son « désir » dépasse la mesure, critère important de la fin’amor, ce qu’accentue encore la description suivante de son comportement : « Dès que son mari s’en va, que ce soit la nuit ou le jour, de bonne heure ou tard, elle a son amant tout à son gré. » Le texte médiéval met davantage en valeur le risque couru, par le lexique « sis sire » qui illustre la puissance de son époux, et par le rythme binaire qui intensifie les données temporelles en les groupant en un seul vers : « e nuit e jur e tost e tart ».
« Forge de Nature », enluminure in Le Roman de la rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meung, 1301-1400. BnF
Le souhait lancé par la narratrice dans l’exclamation finale, « Puisse Dieu lui accorder d’en jouir autant ! », prend alors un double sens.
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D’un côté, cette intervention de la poétesse rappelle la prédiction tragique : le sort des amants reste entre les mains de Dieu.
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De l’autre, elle cautionne ainsi le plaisir offert par l’adultère, pourtant condamnable selon le dogme chrétien : Dieu devrait châtier les amants.
La seule échappatoire possible serait d’en rejeter la faute sur le traitement inacceptable infligé à l’héroïne par un époux injuste. L'adultère serait alors une juste compensation.
CONCLUSION
Giotto, La rencontre d’Anne et de Joachim à la porte dorée, 1303-1306. Fresque (détail), chapelle Scrovegni, glise de l'Arena. Padoue
Cet extrait offre un triple intérêt. D’une part, il relate la naissance de la relation amoureuse, heureuse mais immédiatement dramatisée par l’annonce d’un dénouement tragique. D’autre part, il surprend par le mélange de la tonalité merveilleuse, avec la transformation de l’amant-oiseau, au réalisme de la peinture sociale, celle de la douloureuse condition de la femme "mal mariée". Enfin Marie de France traduit aussi l’évolution des mœurs au XIIème siècle, du moins dans l’aristocratie, avec la revendication d’un droit au bonheur, même s’il s’acquiert par les joies de la chair interdites par la morale ascétique prônée par la religion chrétienne. Rappelons qu’à l’époque même où se développe la poésie qui célèbre la sublimation de l’amour courtois, les « clercs vagants », ou Goliards, chantent eux les joies de l’amour sensuel et de la fête.
"Yonec" : le tragique (vers 309-364)
Pour lire l'extrait
L’héroïne de « Yonec », après avoir longtemps déploré son sort de "mal mariée", emprisonnée dans un donjon par son mari, découvre l'amour : l’oiseau, entré par la fenêtre, de façon merveilleuse se transforme en un beau chevalier. Le couple peut alors vivre un amour profond, mais le chevalier a prédit son sort tragique si leur union est découverte. Le bonheur de la jeune femme, rayonnante, alerte, en effet, la vieille qui la surveille et informe l’époux jaloux. Il prépare alors un terrible piège : « de larges broches de fer aux pointes acérées par devant » qu’il fait placer sur la fenêtre. Quel sens Marie de France donne-t-elle au sort terrible du chevalier et de sa dame ?
Le chevalier-oiseau. Image d’Épinal, XIXème siècle
Le piège cruel (du début à la ligne 11
Une terrible blessure
Le récit de la venue du chevalier rappelle le merveilleux de sa métamorphose qui a soutenu l’ensemble du lai : « À son appel il arrive sans tarder en volant jusqu’à la fenêtre. » Mais le merveilleux a le réel comme obstacle, la jalousie d’un époux qui entend bien mettre fin à l’adultère de son épouse, et le piège cruel atteint son but : « Mais les broches étaient devant lui et l’une d’elles le transperce. » Une courte phrase suffit à dépeindre la blessure de l’amant, qui reprend alors sa forme humaine : « Le sang vermeil jaillit. Quand il sent mortellement blessé, il se déferre et pénètre dans la pièce. »
Cette blessure est symbolique, par l’association du fer et du sang, toujours qualifié de « vermeil » dans les romans de chevalerie : le combat que livre un chevalier à la guerre a été remplacé par l’image d’un amour courtois qui implique, lui aussi, un combat où la mort guette. Ainsi, c’est le lit, le lieu de leur union, qui accueille le chevalier blessé, avec la reprise hyperbolique de la vision du sang qui accentue le tragique de la situation : « Devant la dame il descend dans le lit dont il ensanglante les draps. », « Elle voit le sang, la plaie, et l’angoisse la bouleverse. »
Le discours du chevalier
Marie de France prête alors la parole au chevalier, en deux temps.
Le rappel de la première prédiction
Le discours d’abord direct reprend la prédiction du chevalier lorsque leur union avait été scellée : « Je vous l’avais bien annoncé que cela arriverait ». Mais, il est très ambigu.
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D’un côté, l’apostrophe qui l’introduit, « Ma tendre amie », et le rappel de la raison de sa mort, mise en valeur par l’antéposition, « par amour pour vous je vais mourir », reconnaît sa responsabilité, la force de l'amour qui l’a conduit vers la jeune femme.
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Mais, de l’autre, il est cruel car il rejette sur elle la responsabilité de sa mort : « votre attitude nous perdrait. » Elle a, en effet, été incapable de mieux dissimuler son bonheur d’aimer et d’être aimée. Placée à la suite de ces paroles, la violente réaction de l’héroïne, son évanouissement, répond donc davantage à la cruauté du reproche qu’à la vue de la blessure.
La seconde prédiction
Le discours du chevalier reprend alors, et remet au premier plan l’expression du sentiment amoureux, afin de réconforter sa bien-aimée : « Il la réconforte tendrement, l’assurant que la douleur est bien inutile. » Cet effort pour la consoler, d’abord indirect, se prolonge dans le discours indirect libre, qui s’inscrit à nouveau dans le merveilleux puisqu’il prend la forme d’une prédiction : « Elle est enceinte de lui et elle aura un fils valeureux et brave qui lui apportera du réconfort. » Le futur marque la certitude de cette promesse de maternité heureuse, ce fils à naître étant destiné à remplacer, par sa valeur, l’amour de son père disparu. Contrairement aux titres des autres lais, « Guigemar », « Lanval » ou « Éliduc », qui correspondent au nom du héros, ce n’est que par cette prédiction que le titre de ce lai se trouve justifié, tardivement : « Elle lui donnera le nom de Yonec ». En même temps, par l’annonce de la vengeance qu’il accomplira, « il les vengera l’un et l’autre en tuant son ennemi », Marie de France annonce le dénouement, l’héroïsation de Yonec, digne donc du titre du lai.
Le sort des amants (des lignes 12 à 26)
La dame désespérée. Image d’Épinal, XIXème siècle
Le partage de la douleur
Même si l’union du couple a été rendue impossible par le piège cruel du mari, elle se poursuit dans le partage de la souffrance. Le thème du sang est repris pour dramatiser l’état du chevalier, « Alors il ne peut rester davantage, car sa plaie ne cesse de saigner ». Leur union se traduit par l’association marquée par la coordination qui met en parallèle la douleur intense des amants, soulignée par le chiasme dans le texte médiéval : « A grant dolur s’en est partiz, / Ele le siut a mult halz criz. » La traduction, elle, choisit la répétition de l’adjectif pour insister sur ce partage : « Il s’en va, en proie à de grandes souffrances, et elle le suit en poussant de grands cris. » La douleur de la dame amène sa volonté de rejoindre son amant dans la mort : « Elle s’échappe par une fenêtre. » La narratrice intervient alors pour faire à nouveau ressortir, par le choix lexical et la mention de la « hauteur », un peu plus de six mètres, l’inscription du lai dans le merveilleux : « C’est un prodige qu’elle ne se soit pas tuée, car il y avait bien une hauteur de vingt pieds de l’endroit où elle avait sauté. » Selon la prédiction du chevalier, elle ne peut mourir ; mais ce salut accordé est aussi une façon de donner à cet amour, pourtant un adultère, la permission de survivre.
Un itinéraire symbolique
À la fin de l'extrait, le sang est omniprésent, scandant chacune des étapes de l’itinéraire suivi par l’héroïne : « Nue sous sa tunique, elle marche en suivant les traces de sang que le chevalier perdait goutte à goutte sur le chemin où elle avançait. » Puis on le retrouve à l’entrée d’une sorte de grotte : « une colline dans laquelle il y avait une ouverture tout arrosée de sang ». Enfin, à la sortie dans « une très belle prairie » : « Elle voit l’herbe mouillée de sang ».
Cet itinéraire se charge alors d’un symbolisme fréquent, depuis la littérature de l’antiquité : il est une initiation, le passage dans un autre monde se faisant l’écho de la naissance originelle, d’où la « nudité » évoquée, certes pudiquement voilée par la « tunique », telle celle de tout être lorsqu'il vient au monde. Ainsi, le « sang » revêt une double connotation : il est celui de la mort, pour le chevalier, qui explique le sentiment de l’héroïne, la peur car cela « l’effraye », mais aussi celui de la vie, celle qu’enceinte elle porte en elle.
Le passage dans "l'autre monde"
Depuis l’antiquité, une grotte est considérée comme un espace sacré, un lieu qui relie le monde des humains à un monde souterrain, celui qui mène, par exemple, aux Enfers, avec leur double aspect : le Tartare, lieu des plus terribles châtiments, ou les Champs Élysées, réservés aux héros et aux justes.
Dans cet extrait, elle permet une renaissance, associée à une transformation. L’héroïne passe d’abord par la mort, figurée par la traversée des ténèbres et par l’aveuglement : « Elle ne pouvait rien voir devant elle », « sans y trouver aucune lumière ». C’est le signe de sa volonté de rejoindre le chevalier dans sa mort : « elle croyait bien que son ami y avait pénétré. » Mais, comme le lieu où se situe l’« ouverture » est « une colline » et que la marche s’effectue sur cette « hauteur », le mouvement ascensionnel ouvre une heureuse promesse.
Le chemin initiatique
Ainsi, le lieu de la sortie est lumineux et paisible, « une belle prairie », puis le chemin conduit à un endroit qui représente la puissance telle que l’imagine le moyen âge : « Toute proche se trouvait une ville entièrement close de remparts. » La rapide description renforce ensuite sa beauté par la litote qui soutient l’énumération de la phrase nominale : « Pas de maison, de salle, de tour qui n’y paraisse toute d’argent. » L’insistance sur le matériau met en valeur la luminosité d’un lieu de richesse et de splendeur : « Les bâtiments en sont magnifiques. » La renaissance pourra alors s’accomplir.
Un lieu de féérie : le château de Hohenzollern, Allemagne
CONCLUSION
Cet extrait est un moment essentiel du lai puisqu’il prépare l’élément de résolution, les retrouvailles des amants, puis la prédiction et le don par le chevalier mourant de l’épée que sa mère remettra à Yonec pour qu’il venge cette mort en tuant le vieux mari jaloux. Mais son second centre d’intérêt est la tonalité merveilleuse de l’ensemble du récit, depuis la métamorphose de l’oiseau et la survie de sa bien-aimée, et surtout par la reprise des caractéristiques symboliques d’un parcours initiatique : le long chemin, l’image du sang, l’entrée dans un lieu souterrain enténébré, point de passage vers un autre monde lumineux et superbe. De tels récits ont donné lieu à de multiples interprétations, le plus souvent, dans les religions, une promesse de renaissance après la mort, mais pensons aussi à la psychanalyse qui fait de cette image celle de la naissance revécue par la régression psychique "in utero".
"Éliduc" : le mal d'amour (vers 565-618)
Pour lire l'extrait
Victime, comme Lanval, des envieux de la cour royale, Éliduc choisit l’exil : il part en Angleterre se mettre au service d’un puissant seigneur dont les terres sont ravagées par la guerre. Le lai relate longuement comment le héros, accompagné de quatorze chevaliers, obtient une éclatante victoire, ce qui lui vaut l’estime du roi. Mais les éloges du mérite d’Éliduc suscitent l’intérêt de Guilliadon, la fille du roi, et tous deux tombent amoureux dès leur première rencontre. Mais elle ignore la terrible vérité : Éliduc est déjà marié, et son épouse, Guildeluec, attend son retour.
Une nouvelle séquence s’ouvre dans le récit quand le suzerain d’Éliduc lui écrit pour exprimer ses « remords » d’avoir été si injuste envers lui, et pour implorer son secours car « son pays était de plus en plus dévasté ». Le héros se trouve alors déchiré entre son devoir de chevalier et sa situation amoureuse. Comment Marie de France traduit-elle ce conflit intérieur ?
Un vaillant chevalier, in Codex Manesse, vers 1310-1340. Folio, 35,5 x 25. B.U. de Heidelberg
Un double code d’honneur (du début à la ligne 9)
Le code féodal
Les trois verbes en gradation qui ouvrent ce passage indiquent la puissance des valeurs féodales : « Dans sa détresse, il l’appelait, l’exhortait et le conjurait, au nom de la promesse d’aide faire au jour de l’hommage de venir pour le secourir, car il en avait grand besoin. » Son suzerain a, certes, commis une faute, dont il vient de s’excuser, mais il n’hésite pas à réclamer l’application du serment prononcé par le jeune chevalier « le jour de l’hommage », c’est-à-dire de l’adoubement où il devient alors un vassal entièrement soumis aux ordres du suzerain. Le fait que Marie de France enchaîne immédiatement en évoquant la « très grande peine du héros » à l’idée de leur séparation, montre la force de ce devoir féodal : l’honneur interdit à tout chevalier de ne pas le respecter, et il ne songe pas une seconde à s'en dispenser.
Adoubement de Lancelot par le roi Arthur, 1470, in Lancelot du Lac. Enluminure, BnF
Le code de l'amour courtois
Le dilemme se met alors en place : face à l’honneur féodal se dresse, selon le code de la fin’amor, l’honneur dû à l’autre "suzeraine", la femme aimée. D’où le déchirement du héros à l’idée de renoncer à cet amour dont la description souligne, par l’adverbe et les adjectifs, l’intensité : « À cette nouvelle, Éliduc éprouva une très grande peine à cause de la jeune fille, car il l’aimait terriblement et elle lui rendait un amour inégalable ».
En même temps, la poétesse rappelle la façon dont tous deux vivent leur amour, à la fois en raison des règles de la courtoisie, qui imposent à l’amant une attente pour être admis comme "ami " par la dame, mais aussi parce qu’il a une épouse qui l’attend et à laquelle il a promis la fidélité. Si la jeune fille l’ignore, le lecteur, lui, le sait, et Marie de France prend soin d’insister sur ces règles par deux énumérations ternaires, antithétiques. La première est une exclusion : « Il n’y avait entre eux ni immoralité, ni légèreté, ni bassesse. » La seconde lui fait écho, avec un présentatif qui renforce cette opposition : « Galanteries, conversations, échange de beaux cadeaux, voilà à quoi se bornaient tous leurs rapports amoureux quand ils étaient ensemble. » Pour souligner la force de cet amour, Marie de France en indique la réciprocité, en rapportant, par le point de vue omniscient, ce que ressent la jeune fille : « Sa pensée et son espoir étaient de l’avoir tout à elle et de le retenir si elle pouvait car elle ne savait pas qu’il avait une épouse. » Mais elle signale, en même temps, la faute du héros, une forme de mensonge par omission.
L'hommage à la dame, 1470, in Lancelot du Lac. Enluminure, BnF
Un douloureux dilemme (des lignes 10 à 19)
Marie de France met alors en valeur le dilemme de son héros en rapportant au discours direct son monologue intérieur.
L'expression de la douleur
L’interjection qui ouvre l’exclamation, « Hélas, se dit-il, j’ai mal agi ! », inscrit immédiatement ce monologue dans la tonalité tragique, tout en revalorisant Éliduc qui se repent de son mensonge. Mais la seconde exclamation formule déjà une excuse, en présentant son amour comme indépendant de sa volonté : « Je suis trop resté dans ce pays et c’est pour mon malheur que je l’ai vue ! » Un seul regard a suffi à faire naître en lui cet amour, comme s’il était inévitable. C’est ce que confirme l’insistance à la fois sur la souffrance éprouvée, et sur la puissance de cet amour, avec l’adverbe mis en valeur et sur la réciprocité : « Là j’ai aimé une jeune fille, Guilliadon, la fille du roi, et profondément, tout comme elle m’a aimé. » C’est pourquoi la soumission au code féodal, vécue comme incontournable, est vécue comme la plus terrible des épreuves, et pour les deux amants : « Puisqu’il me faut, dans ces conditions, me séparer d’elle, un de nous deux devra mourir, ou tous les deux peut-être. » Les verbes d’obligation et le futur de certitude souligne la dimension tragique de cette situation.
Une impossible issue ?
Après avoir posé les termes du dilemme, le héros envisage l’une après l’autre les issues possibles. Dans un premier temps, il exclut toute désobéissance à l’ordre du "suzerain", ce qui serait un manquement à l’honneur : « Et pourtant, il faut que je m’en aille : mon suzerain par une lettre m’a demandé de venir et m’en a conjuré au nom de mon serment. »
À cette première exigence s’ajoute une autre raison, liée, elle, à un autre serment sacré, celui prononcé lors du mariage : « D’autre part, il faut maintenant que je me soucie de ma femme. Je ne peux plus rester, mais je ne m’en irai que par nécessité. La religion chrétienne ne permettrait pas que je sois uni avec mon amie par le mariage. » Au nom de la morale chrétienne, qui interdit la bigamie, le sacrifice s’impose donc, sans compter que s’unir à la jeune fille serait une autre forme de déshonneur. Comme la situation apparaît sans issue, « De tous côtés cela va mal », il ne reste que l’imploration : « Dieu, comme elle est dure la séparation ! »
Le mariage de Marie de Brabant et du roi Philippe III de France, in Chroniques de France ou de Saint Denis, fin du XIVème siècle. British Library, Londres
La décision (de la ligne 20 à la fin)
Cependant, en conclusion de ce dilemme, le connecteur d’opposition introduit une décision surprenante : « Mais qui qu’on en doive blâmer, je ferai toujours droit aux vœux de mon amie : j’exaucerai tous ses désirs et j’agirai selon ses avis. » Il semble, en effet, remettre l’issue entre les mains de celle qu’il aime… Considère-t-il que, par amour, elle sera prête à comprendre la situation ? En affirmant cette volonté, considère-t-il que les « vœux » et les « désirs » de celle-ci seront conciliables avec, à la fois, le code féodal et la morale religieuse, d'autant qu'elle ignore que le héros est déjà marié ?
Vient alors la justification de cette affirmation, toujours en lien avec un double code d’honneur :
Il place d’abord le respect du code féodal : « Le roi son père vit dans une paix complète et je ne pense pas que personne lui fasse la guerre maintenant. » S’il est engagé par son serment initial, celui du jour de son adoubement, il s’est engagé de façon tout aussi ferme moralement pour un an en se mettant au service du roi anglais. Mais il est certain que, de son côté, ce roi, lui aussi respectueux du code féodal, pourra accepter sa demande qui ne le met pas en danger.
Cependant il remet au premier plan son amour pour la princesse, en réaffirmant, mais de façon plus certaine, sa capacité à comprendre l’exigence de la chevalerie : « J’irai parler à la jeune fille et lui expliquerai tout ce qui m’arrive. » Mais, à nouveau, il rejoint le code courtois en manifestant la force de son amour, puisqu’il répète sa soumission à ses ordres, « Elle me fera part de ses désirs et je les satisferai de mon mieux. », en ne mentionnant plus le respect dû à la promesse de fidélité faite à son épouse.
CONCLUSION
Cet extrait tire son intérêt de sa tonalité tragique mise en valeur par le monologue intérieur qui exprime le dilemme du héros. Il est déchiré entre plusieurs devoirs aussi impératifs l’un que l’autre.
D’un côté, il y a le code féodal, mais rendu plus complexe encore ici puisqu’il doit à la fois répondre au suzerain qui a fait de lui un chevalier, mais aussi au roi auquel il a solennellement promis un service pour une durée d’un an.
De l’autre, il y a l’amour, profond, sincère, donc le cœur qui réclame ses droits, conforté par le code courtois qui impose à la soumission aux exigences de celle qui l’a accepté comme « ami ». Le respect du premier conduirait donc à ne pas respecter le second, en imposant alors une douloureuse rupture. Il ne peut alors que tenter une conciliation, difficile.
Mais il y a aussi les lois religieuses qui rendent indissoluble l’engagement sacré du mariage… Marie de France ouvre ainsi un horizon d’attente : comment de retour dans son pays, auprès de sa femme, Éliduc vivra une séparation, jugée ici fatale, et comment préservera-t-il son « amie » en conciliant le respect dû à son épouse et celui, affirmé, celui aux « désirs » de la jeune fille ?
"Éliduc" : le dénouement (vers 1049-1104)
Pour lire l'extrait
Dans la première partie du lai, le héros Éliduc, après l’injustice de son exil, reconquiert, par ses exploits guerriers au service d’un roi anglais, son mérite de chevalier qui lui vaut l’amour de Guilliadon, fille du roi. Mais, dans la seconde partie, tout s’inverse : obligé de répondre à l’ordre de son suzerain qui le rappelle à ses côtés, il se sépare de son amie pour un temps, puis retourne la chercher. Mais quand, sur le bateau en proie à la tempête, un marin accuse Éliduc de bigamie, Guilliadon s’évanouit. Comme tout indique qu’elle est morte, le héros la fait déposer sur l’autel d’une chapelle dans la forêt où, plongé dans la douleur, il va régulièrement la voir.
C’est dans la dernière partie du lai qu’intervient l’épouse du héros, Guildeluec, désespérée devant le chagrin de son époux. Elle le fait suivre, découvre ensuite la chapelle et la jeune fille semblable « à une rose toute fraîche ». Le merveilleux s’impose alors comme élément de résolution : une belette apparaît, tuée par un domestique, et une seconde belette la ranime grâce à une fleur toute rouge placée dans la bouche de sa compagne. Aussitôt, la dame ordonne au domestique de la tuer et « la fleur lui échappe ». Comment la manifestation du merveilleux dans cette scène annonce-t-elle le dénouement ?
Le merveilleux païen (du début à la ligne 9)
La belette, 1870. Gravure in Die Gartenlaube (Le Belvédère) 1870
L'intervention de la belette
De l’antiquité, la belette hérite un double symbolisme. Animal carnassier, elle est redoutée et considérée souvent comme un mauvais présage, ce qui explique la réaction spontanée du domestique quand elle apparaît dans la chapelle : il la tue d’un coup de bâton. Mais, inversement, dotée de pouvoirs magiques, elle connaît les herbes médicinales qui peuvent ramener à la vie.
Marie de France choisit finalement ce symbolisme positif que choisit Marie de France, en fondant cette scène sur l’action d’une seconde belette, qui intervient rapidement : « Bien vite, elle retourne. » Grâce à la « fleur rouge » qu’elle vient de cueillir, le merveilleux païen est alors mis en œuvre, avec un indice temporel qui en souligne la rapidité : « Alors elle la place dans la bouche de sa compagne tuée par le domestique, de telle sorte que, à l’instant même, elle revient à la vie. »
La résurrection
Ce retour à la vie est redoublé par la réaction immédiate de Guildeluec, qui décide de reproduire ce geste : « La dame qui s’en est rendu compte crie au domestique : « Arrête-toi, lance ton bâton, brave homme, il ne faut pas qu’elle s’en aille ! » Alors, il lance son bâton et la frappe, si bien que la fleur lui échappe. » Le récit, avec le discours rapporté direct, accentue la rapidité des actions qui se succèdent, un ordre, suivi de son résultat immédiat, le retour à la vie de Guilliadon.
Rosina Emmet, « Éliduc », 2011. Illustration du Projet Gutenberg
Le rythme s’accélère encore avec la juxtaposition des verbes et l’antéposition de l’indice temporel : « La dame se lève, la saisit, en toute hâte revient sur ses pas ». De même, le geste met en évidence la reproduction du geste de la belette : « et, dans la bouche de la jeune fille qui était si belle, elle place la fleur. » On peut considérer que la subordonnée relative peut expliquer cet acte : la dame aurait été émue par la beauté de la jeune fille. Le miracle peut alors s’accomplir, une résurrection de Guilliadon : « Après un bref instant, la jeune fille revient à elle et commence à respirer. » Elle se traduit par ses premiers mots directement rapportés, qui donnent cependant l’impression d’un réveil parfaitement naturel : « Puis elle parle et ouvre les yeux : "Dieu, que j’ai dormi !" »
Le discours de Guilliadon (des lignes 10 à 19)
Le réveil
Le récit quitte alors le merveilleux païen pour revenir à la réalité, mais aussi pour passer du merveilleux païen à un merveilleux chrétien, puisque le retour de la jeune fille à la vie est attribué à une intervention miraculeuse divine : « En l’entendant parler, la dame se met à rendre grâce à Dieu ».
De ce fait, le récit revient au contexte médiéval avec le discours rapporté de Guilliadon : « La jeune fille lui répond : « Madame, je suis native d’Angleterre et suis la fille d’un roi de ce pays. » Après la mise en avant de son statut social, elle résume la réalité vécue, en avouant son amour, mais renvoyé dans le passé : « J’ai beaucoup aimé un chevalier, Éliduc, le courageux capitaine qui m’a emmenée avec lui. » La qualité mentionnée, qui signale le mérite du héros, suffit à justifier son amour dans ce contexte féodal.
Un plaidoyer d'innocence
Mais aussitôt elle formule une critique du héros en lien avec les valeurs chrétiennes : « Il a commis un péché, car il avait une femme légitime ; il me l’a caché et jamais il ne me l’a donné à entendre. » En insistant par le redoublement sur le mensonge d’Éliduc, elle se libère de toute culpabilité, ce que renforce sa réaction qu’elle dépeint : « Quand j’ai appris l’existence de sa femme, je n’ai pu m’empêcher de m’évanouir sous l’effet de la douleur. » Elle fait ainsi ressortir sa totale innocence, tout en accentuant l’indignité de son amant car le code de la chevalerie l’oblige à protéger et à secourir les plus faibles : « Il s’est conduit lâchement en me laissant sans le moindre secours en pays étranger. » Cette innocence est confirmée par la contradiction entre une forme de lucidité sur cette faute et son étonnement à l'idée d’avoir pu se tromper sur le mérite du chevalier : « Il m’a trahie, je ne sais ce que cela signifie. » Elle reconnait ainsi sa naïveté, qu’elle déplore, et l’insistance de son exclamation finale révèle toute l’amertume d’une femme dont la confiance a été trompée : « Elle est bien folle, la femme qui se fie à un homme ! » On peut penser que c'est la poétesse elle-même qui exprime une forme de pessimisme.
Une épouse généreuse (de la ligne 20 à la fin)
Sa compassion
Loin de la moindre jalousie, la réponse de Guildeluec, avec son apostrophe « Belle amie », donne la preuve d’une double générosité.
D’une part, elle apporte immédiatement une consolation à la jeune fille, en soulignant par son insistance la sincérité de l’amour que lui porte Éliduc, dépeint comme inconsolable : « Cela, on peut vous dire que c’est la vérité. Il croit que vous êtes morte et il se désespère terriblement. » Elle confirme cette affirmation en mentionnant le comportement de son époux, signe de son chagrin persistant : « Tous les jours il est venu vous regarder et je crois bien qu’il vous a trouvée évanouie. »
D’autre part, elle montre à quel point elle-même a été est émue par la douleur de son époux, que la phrase négative accentue : « personne au monde ne pourrait provoquer de la joie à Éliduc. » Alors même qu’elle se présente à la jeune fille, ce qui pourrait légitimer une colère, elle met en évidence, au contraire, la pitié qu’elle éprouve : « C’est moi sa véritable épouse et pour lui mon cœur est bien douloureux. » Marie de France met ainsi en premier plan dans son lai une autre forme d’amour, généreux, dépourvu de tout égoïsme, tout entier dévoué à un époux aimé : « À cause de la douleur qu’il manifestait, j’ai voulu savoir où il se rendait. Je l’ai donc suivi et je vous ai trouvée. »ie à un homme ! »
Le sacrifice
Mais Marie de France va plus loin encore dans ce portrait mélioratif de Guildelluec quand elle lui prête cette exclamation : « J’éprouve une grande joie à vous voir vivante ! » Pour soulager le chagrin de son époux, elle admet alors son amour pour une autre et, ultime sacrifice, elle accepte de s'effacer : « Je vous emmènerai avec moi et vous rendrai à votre ami. » Mais ce n’est qu’en 1563 que le concile de Trente interdit le divorce ; à l’époque où écrit Marie de France, même si le mariage est un sacrement, qui scelle une promesse de fidélité et interdit l’adultère, le divorce reste une possibilité, et bien des seigneurs renvoyaient leur épouse, en raison de sa stérilité, d’un adultère ou tout simplement pour choisir un parti plus avantageux politiquement. Ce qui est original ici, c’est que ce soit l’épouse légitime qui se retire d'elle-même pour rendre à son époux le bonheur d’aimer : « Je veux déclarer qu’il est entièrement libre à mon égard, et alors je prendrai le voile. » Son choix ultime, l’entrée au couvent, montre à quel point son choix repose sur la foi chrétienne, charité et dévouement envers ceux qui s’aiment sincèrement comme en écho à l’amour du Christ pour l’humanité : « La dame l’a réconfortée ainsi jusqu’au moment où elle l’a emmenée avec elle. » Son amour conjugal se trouve ainsi sublimé.
CONCLUSION
Dans ce lai, nous retrouvons la principale caractéristique de l’amour omniprésente dans ce recueil : entre Éliduc et Guilliadon, il naît au premier regard, indépendamment de leur volonté, comme si un destin les poussait malgré eux, et les deux personnages connaissent alors les doutes, et surtout, la souffrance de la séparation. Les qualités des deux héros inscrivent les péripéties dans le contexte social médiéval, les devoirs de la féodalité, mais Marie de France brise ce réalisme dans cet extrait où l’élément de résolution ramène au cœur du récit la tonalité merveilleuse avec l’intervention de la belette et de la fleur rouge, qu’elle fait coexister avec les valeurs chrétiennes.
Cependant, ce lai contraste aussi avec deux représentations de l’amour. D’une part, Marie de France démythifie un des critères de l’amour courtois, la confiance censée régner entre les amants : Éliduc a menti à Guiliiadon en lui cachant son mariage comme il ment ensuite son épouse, Guildeluec, en lui cachant la cause de sa douleur. D’autre part, le portrait de cette épouse tranche avec un thème récurrent dans le recueil, celui de la "mal mariée" : par compassion et par générosité, Guildeluec aime sincèrement son mari, au point de s’effacer pour empêcher la bigamie et lui offrir le bonheur. Mais Marie de France ira au-delà dans son dénouement qui sublime les sentiments du trio, réunis dans le partage d’une foi profonde, d’abord par leurs actes de charité chrétienne, puis en choisissant la vie recluse des moines et des nonnes.
Moines convers, abbaye cistercienne d’Aubazine, Corrèze, vers 1250