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Tristan Corbière, Les Amours jaunes,1873
Thomas Blanchet, photographie de Tristan Corbière, in Les Amours jaunes, édition de 1926

L'auteur (1845-1875) : le poète désenchanté 

Le poids de la maladie

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Né en 1845 en Bretagne, près de Morlaix, d’un père lui-même capitaine au long cours, journaliste et romancier, âgé de plus de trente ans par rapport à sa jeune épouse, mère à dix-neuf ans, Édouard-Joachim Corbière hérite d’un amour de la mer qui ne se démentira jamais, et il rêvera longtemps de naviguer.

En compagnie d’une sœur et d’un frère, son enfance est paisible, jusqu’à sa scolarisation tardive, en 1859, en classe de 4ème au lycée de Saint-Brieux, où, élève médiocre sauf dans les matières littéraires, ses relations aux professeurs et à ses camarades sont très malaisées.

Thomas Blanchet, photographie de Tristan Corbière, in Les Amours jaunes, édition de 1926

Tristan Corbière, en costume de lycéen, 1862

Tristan Corbière, en costume de lycéen, 1862

Mais, dès 1860, la maladie s’installe, des rhumatismes articulaires, puis les premiers signes de tuberculose osseuse, et, à la fin de l’année, il part vivre à Nantes chez un oncle médecin, et peut, malgré son état de santé, entrer au lycée, où ses qualités littéraires s’affirment. Cependant, l’aggravation de la maladie, une grave crise en 1862, l’empêche de passer le Baccalauréat, et son séjour d’été en Provence, dans l’espoir d’un soulagement, n’empêche pas que son handicap physique ne s'accentue.

Une vie marginale

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Peu de temps après, il s’installe à Roscoff, dans une maison familiale, complète ses connaissances des poètes de son temps, et l’argent familial lui permet de vivre dans l’oisiveté. Malgré la maladie, qui a atteint ses poumons et disloque son corps, il sort régulièrement en mer. Il se fait aussi remarquer des habitants, et se plaît à choquer dans les cabarets qu’il fréquente, à arborer des déguisements excentriques, tantôt forçat ou mendiant, et à s’enlaidir encore, par exemple en se rasant les sourcils, jusqu’à la provocation comme quand, voyageant en Italie durant l’hiver 1869 avec quelques amis peintres connus à Roscoff, il traîne en laisse un porc déguisé en évêque pendant le carnaval à Rome auquel assiste le pape…

C’est au cours de l’été 1971 à Roscoff qu’il fait la connaissance d’une jeune actrice, Armida Josefina Cuchiani, dite « Herminie », entretenue par un vicomte. Devenu l’ami du couple durant leur séjour de vacances, il tombe amoureux et, lorsqu’ils quittent la Bretagne, il part quelques mois après pour la rejoindre à Paris. Quoique inaccessible, elle devient sa muse, sous le nom de "Marcelle", dans le recueil poétique, Les Amours jaunes, publié à compte d’auteur en 1873. Il adopte alors le prénom de Tristan, qui renvoie au temps des troubadours, mais jouant aussi sur les mots en lien avec son infirmité : « Triste en corps bière ». Malgré quelques poèmes qui paraissent dans des revues, le recueil reste totalement ignoré, jusqu’à ce que Paul Verlaine célèbre son auteur dans son recueil Les Poètes maudits, paru en 1884.

Mais la vie mondaine de dandy menée en compagnie du couple accentue sa maladie, et il est retrouvé en tenue de soirée, inanimé dans sa chambre, en décembre 1874. La jeune femme essaie de le faire soigner, mais, finalement, c’est auprès de sa mère, à Morlaix, dans cette Bretagne tant aimée, qu’il meurt en mars 1875.

Photographie anonyme de Tristan Corbière, vers 1870-1873

Photographie anonyme de Tristan Corbière, vers 1870-1873

Contexte

Le contexte du recueil 

La société à la fin du siècle 

Durant sa courte existence, Tristan Corbière connaît toutes les ruptures du siècle : le rétablissement de la République, après la révolution de 1848, puis le second Empire avec Napoléon III, et il meurt, peu après la guerre contre la Prusse en 1870, suivie de la Commune, qui conduit à la troisième République. Il ne peut que partager le désenchantement d’une jeunesse qui avait espéré la liberté, et a, comme seul espoir, les promesses de l’essor économique. Quelle place peut alors occuper celui qui n’a comme idéal que la création poétique ?

Tristan Corbière a eu la chance d’appartenir à la bourgeoisie aisée, avec un père capitaine au long cours et qui a su concilier, en cet époque prospère, l’écriture de ses romans avec son travail comme directeur de la Chambre de Commerce de Morlaix. C’est la fortune familiale qui lui permet de rester oisif, de mener à la fois la vie de noctambule des dandys dans les cabarets parisiens et de publier son unique recueil, tout en menant parallèlement la vie de bohème des artistes dans une chambre de bonne au bas de Montmartre.

La vie littéraire 

Le romantisme

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Tristan Corbière hérite du principal courant littéraire du XIXème siècle, le romantisme, qu’il rejoint par la place accordée à l’expression du "moi" souffrant et qui inaugure l’image du "poète maudit", développée dans le dernier tiers du siècle. Peut-être le choix de son prénom « Tristan » fait-il aussi écho au goût des Romantiques pour le Moyen-Âge, auquel plusieurs poèmes font allusion, par exemple en déplorant la disparition de « l’amour en cape » unissant la « gente dame » à son amant. Mais son appréciation est loin d’être totale, et il ne se prive pas d’ironiser contre les plus grands poètes de ce mouvement dans « Un jeune qui s’en va ».

— Lord Byron, gentleman-vampire,
Hystérique du ténébreux ;
Anglais sec, cassé par son rire,
Son noble rire de lépreux.

 

— Hugo : l’Homme apocalyptique,
L’Homme-Ceci-tûra-cela,
Meurt, gardenational épique ;
Il n’en reste qu’un — celui-là ! —

 

… Puis un tas d’amants de la lune,
Guère plus morts qu’ils n’ont vécu,
Et changeant de fosse commune
Sans un discours, sans un écu !

Thomas Phillips, Lord Byron en costume albanais, vers 1835. Huile sur toile, 76,5 x 63,9. National Portrait Gallery, Londres

Thomas Phillips, Lord Byron en costume albanais, vers 1835. Huile sur toile, 76,5 x 63,9. National Portrait Gallery, Londres

Il leur reproche l’abus de la déploration lyrique, dont Lamartine a donné l’exemple : « Inventeur de la larme écrite, / Lacrymatoire d’abonnés !… »

Le Parnasse

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Cependant, Corbière ne rejoint pas pour autant la théorie de « l’art pour l’Art » prônée par Théophile Gautier ni la recherche de la perfection formelle de ses continuateurs du Parnasse. Même s’il adopte souvent le sonnet, qu’ils ont largement pratiqué en le remettant à la mode, il est loin, en effet, d’en respecter les contraintes de la versification qu’il dénonce avec ironie dans « 1 sonnet, avec la manière de s’en servir », dès son ouverture. 

Réglons notre papier et formons bien nos lettres :

 

Vers filés à la main et d’un pied uniforme,
Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton ;
Qu’en marquant la césure, un des quatre s’endorme…
Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.

Symbolisme et Décadence

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En fait, si son œuvre est restée si longtemps ignorée, pour être finalement reconnue par Verlaine, c’est qu’il a été en avance sur les mouvements de la fin du siècle, le Symbolisme avec sa puissance de suggestion – sans l’excès d’ésotérisme auquel il a parfois conduit – et, surtout, la Décadence, dont on retrouve dans son recueil trois de ses principales caractéristiques :

         L'anticonformisme : Les Décadents s'opposent à la bourgeoisie et au peuple, pour affirmer leur droit à la liberté individuelle, sans souci de convenance ni de morale, jusqu'à prôner l'anarchie.

         L'orgueilleux repli sur soi : C'est une des conséquences de l'affirmation de liberté, qui conduit l'artiste à afficher la supériorité que lui donne l'Art, jusqu'à vouloir faire de sa vie même une oeuvre d'art. Ces esthètes, méprisant toute médiocrité, se transforment en "dandys" par leur comportement et leurs choix vestimentaires.

            Dérision et humour noir : Puisque rien, sauf, à la rigueur, l'Art, ne vaut la peine qu'on se batte, cela remet au premier plan la présence de l'ultime néant, la mort. Les Décadents la mettent en scène, un peu à la façon des danses macabres médiévales, pour, finalement, s'accorder le droit d'en rire.  

Présentation des Amours jaunes 

Pour lire la section "Les amours jaunes"

La genèse du recueil 

Cet unique recueil de Tristan Corbière regroupe la quasi-totalité de sa production poétique, 94 poèmes, parfois avec l’indication du mois de l’écriture, mais la fantaisie des lieux indiqués laissent supposer que ces dates, elles aussi, peuvent être incertaines, comme on peut le constater par l’âge de « 40 ans » indiqué pour « Pudentiane ». Sans doute, certains poèmes remontent aux années 1861-1866, notamment ceux des sections « Armor » et « Gens de mer », évoquant le contexte breton, l’amour de la mer précédant celui de la femme ; mais la section « Les amours jaunes » renvoie plus probablement aux années 1871 et suivantes, à l’époque de la bohème parisienne et de la relation avec « Herminie ».

Le choix de l’éditeur parisien, Glady frères, peut relever d’une forme de provocation, car Louis et Albéric Glady publiaient des ouvrages jugés licencieux à cette époque, souvent érotiques, tel Jouir d’Albéric en 1875, condamné par la censure. Mais il a pu ainsi laisser penser, bien à tort, que le recueil mettrait au premier plan des amours empreints d’une sensualité audacieuses.

Jean Vacher Corbière, Portrait de Tristan Corbière au large de Roscoff, 1950. Huile sur carton. Musée des Jacobins, Morlaix

Par sa dédicace « À l’Auteur du NÉGRIER », c’est-à-dire à son père, Édouard Corbière (1793-1875), dont est cité le roman, hommage ainsi rendu à celui qui a financé la parution à compte d’auteur des 490 exemplaires du recueil. Il avait d’ailleurs baptisé de ce même nom le petit voilier sur lequel il naviguait à Roscoff, et « La balancelle », poème non intégré dans le recueil, retrouvé ultérieurement, est aussi signé « par Édouard Corbière fils, poète de mer à Roscoff », autre forme de témoignage.​

Jean Vacher Corbière, Portrait de Tristan Corbière au large de Roscoff, 1950. Huile sur carton. Musée des Jacobins, Morlaix

Son titre 

L'héritage lyrique

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C’est dans l’antiquité grecque que se construit une image du poète, à travers le mythe d’Orphée, fils de Calliope, une des neuf muses unie à un mortel, auquel Apollon, dieu de la lumière, des arts et de la divination, offre une lyre.

Éperdument amoureux d’Eurydice, dont il célèbre la beauté dans ses chants, quand elle meurt, mordue par un serpent, Orphée, désespéré, descend la rechercher au royaume des morts. Charmant le dieu Hadès, il obtient de la ramener à la vie, mais à une condition : ne pas se retourner pour la regarder sur le chemin du retour. Condition non respectée… Orphée perd alors définitivement sa bien-aimée, ses chants expriment sa douleur, jusqu’à ce que les Bacchantes, prêtresses du dieu Dionysos, dont il refuse les avances, déchiquettent son corps et jettent sa tête dans le fleuve Euros, où elle continue à chanter.

Pour voir une vidéo d'analyse : cliquer sur l'image

Camille Corot, Orphée ramenant Eurydice des enfers, 1835. Huile sur toile, 112,3 x 137,1. Musée des Beaux-Arts, Houston

Camille Corot, Orphée ramenant Eurydice des enfers, 1835. Huile sur toile, 112,3 x 137,1. Musée des Beaux-Arts, Houston

Ce mythe prête ainsi au poète, inspiré par les muses et capable de se rendre aux enfers, une dimension supérieure, quasi sacrée, tout en faisant de la célébration de l’amour, un thème essentiel de chants rendus éternels. Mais il est aussi le maudit, souffrant de l’amour perdu, rejeté avec violence, image reprise au XIXème siècle. Cependant, Corbière ne cesse de démentir ce mythe, ôtant toute valeur à l'amour, détruisant sa propre production, et, finalament, retournant ce rejet contre lui-même.​

"Les Amours"

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Ainsi, en préférant l’article défini « les » à un déterminant possessif, « mes », Corbière, par son titre, se rattache à une tradition poétique implantée dès l’antiquité, en Grèce avec la poétesse Sapho par exemple, ou chez les poètes latins, Catulle, Tibulle et Properce, et reprise au XVème siècle par Pétraque puis, en France, vers 1550, par les poètes de la Pléiade notamment. Ronsard, par exemple, a publié son recueil, Les Amours, en 1552, qu’il prolonge par Continuation des Amours (1555), puis par Nouvelle Continuation des Amours (1556).

Le chant d’amour prend alors trois dimensions spécifiques : la célébration de la femme aimée, souvent divinisée, la sublimation d’un sentiment qui se rapproche de l’idéal, qui mais aussi la douleur de la blessure causée par le rejet ou la trahison. Comme le définit le poète et critique littéraire Jean-Michel Maulpoix : « Exaltant l’amoureuse blessure, le sujet lyrique se délivre de son poids terrestre et se fraie un passage vers l’idéal grâce au plus idéal des sentiments humains. Il se sublime dans le souci comme dans la joie. » (Le Lyrisme, 2000)

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Un adjectif : "jaunes"

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Mais, en associant à ce terme « amours » la couleur jaune, Corbière donne un tout autre sens à l’expression lyrique. Cette couleur, en effet, si elle peut illustrer la lumière, prend, à partir du moyen âge une connotation péjorative : liée à la bile qui provoque les maladies du foie, c’est la couleur de la tromperie, de la trahison, de l’avarice et de la lâcheté. Le titre est donc la traduction de l’amertume du poète, qui se trouve laid, incompris, malheureux en amour, et qui vit son existence comme un échec. « … Et je ris… parce que ça me fait un peu mal. », écrit-il dans « Le poète contumace », et c’est ce que confirme André Breton au propos du poète, admiré des surréalistes : « On peut aimer jaune comme on rit jaune ». Rire qui démasque ainsi la beauté de l’amour, qui privilégie des dissonances, rompant avec les traditions, aussi bien pour l’expression des sentiments, dans lesquels triomphe l’autodérision poussée jusqu’à l’horreur de soi, que pour la versification, violente, brisant toutes les règles. ».

Autoportrait, gravure du frontispice. Dessiné et gravée à l’eau-forte par Corbière, édition originale, 1873

Sa structure 

Le recueil comporte sept sections de longueur inégale, et tire son titre de la deuxième, celle choisie pour cette étude : « Ça » (3 poèmes), « Les amours jaunes » (24 poèmes), « Sérénade des sérénades » (14 poèmes), « Raccrocs » (21 poèmes), « Armor » (7 poèmes), « Gens de mer » (17 poèmes), « Rondels pour après » (6 poèmes). L’ensemble est encadré par deux parodies de La Fontaine, dédiées à « Marcelle », prénom prêté à l’actrice italienne qu’il aime, connue sous le nom d’ Herminie, « Le Poète et la Cigale », fable qui la reconnaît comme sa « Muse », titre inversé à la fin, « La Cigale et le Poète », dans un poème qui lui ôte toute valeur, « Le poète ayant chanté, / Déchanté, / Vit sa Muse, presque bue, / Rouler en bas de sa nue », car elle n’a permis de créer qu’un « honteux monstre de livre ». 

On peut se demander si, comme parfois dans les recueils, celui-ci suit un ordre spécifique.

         La deuxième section étudiée, « Les Amours jaunes », fait suite à « Ça », trois poèmes qui font figure d’introduction en renvoyant à l’auteur. Dans « Whal ? (Shakespeare) », où il passe en revue différents genres littéraires pour conclure avec humour sur son « humble nom d’auteur » et sur le peu de valeur de son recueil : « Et mon enfant n'a pas même un titre menteur. / C'est un coup de raccroc, juste ou faux, par hasard... / L'Art ne me connaît pas. Je ne connais pas l'Art. ». Dans le troisième, « Paris », il dépeint son séjour et sa vie de bohème dans la capitale, avant d’introduire son  « Épitaphe », que résume le premier vers : « Il se tua d’amour et vécut de paresse ». Le lecteur est ainsi guidé dans sa lecture... 

      Il est alors logique que les sections suivantes présentent des épisodes, le plus souvent douloureux, de son parcours amoureux, dont « Raccrocs » pour tenter de dépasser l’échec, avant de revenir au véritable amour, celui porté à sa Bretagne d’origine, dans « Armor » et « Gens de mer ».

          Il finit par « Rondels pour après », forme de poème souvent consacré à l’amour. Mais on est loin, en fait, d'un espoir car, la projection vers le futur invite, par l’impératif anaphorique, « Dors », dans les cinq premiers poèmes, à y voir la confirmation de l’échec, affirmé dans le dernier, « Petit mort pour rire », qui démythifie à la fois l’amour et la valeur des poèmes, voués eux aussi à l’oubli : « Les fleurs de tombeau qu’on nomme Amourettes / Foisonneront plein ton rire terreux… / Et les myosotis, ces fleurs d’oubliettes… »â€‹

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