Tristan Corbière, Les Amours jaunes,1873 : explications
" À l’éternel madame"
Pour se reporter à l'étude d'ensemble du recueil
Ce premier sonnet fait directement écho au titre du recueil, les « Amours », que le lecteur associe spontanément à la place de la femme dans la poésie, héritage de l’antiquité si l’on pense au mythe d’Orphée et à son amour pour Eurydice. Mais il annonce aussi la tonalité du recueil, en indiquant le détournement de cette tradition que va opérer Corbière. Son titre en forme de dédicace parodie, en effet, la formule d’« éternel féminin », introduite par Goethe dans sa pièce Faust, en 1832, qui prête à la femme une nature spécifique à partir de traits, de comportements, d’attributs qui lui seraient propres. Pour construire cette image, Goethe prend comme modèles des figures célèbres, empruntées à l’histoire ou à la mythologie, ou des personnifications de qualités. Mais l’expression a fini par renvoyer à tous les stéréotypes, parfois les plus négatifs, et c’est ce que suggère Corbière en renvoyant, non plus à « la femme », mais à « madame ».

Il joue ainsi sur la double connotation de cette appellation, signe de respect, renvoyant à la noblesse à l’origine, mais qui peut prendre un sens péjoratif pour ironiser sur l’affectation de certaines femmes, et a même pu faire référence à celle qui gère une maison close. Comment le portrait et le rôle attribué à la femme reflètent-ils la vision contrasté de Corbière ?
Paul Cézanne, L’Éternel féminin, 1877. Huile sur toile, 43 x 53. Getty Center, Los Angelès
Un appel (1er quatrain)
Pour lire le sonnet
Un portrait péjoratif
​
L’énumération qui ouvre le quatrain joue sur le contraste. D’un côté, certains terme renvoient à l’image qui sublime traditionnellement la femme, les majuscule de l’expression reprise, « Étenel Féminin », soulignée par l’exclamation, l’adjectif « idéal » et sa désignation d’« anges ». Plus ambiguë, la formule « tête-de-turc du leurre », suggère familièrement les moqueries dont elle serait victime, par ceux qui ne penseraient qu’à la tromper… ceux qui sont prêts à tout pour la séduire. Mais, de l’autre, c’est la critique qui ressort d’abord par sa transformation en « mannequin », qui la fige dans une posture fictive, et par l’oxymore : ces « anges » sont, en effet, « déchus », tombés du ciel sur la terre.
Son rôle
​
L’aposiopèse à la césure du vers 2 crée un autre contraste par l’ordre qui suit : « repasse tes fichus », qui banalise la femme dans sa fonction de ménagère, couverte de ces « fichus » qui couvrent les épaules ou la tête des femmes du peuple. Toute noblesse est alors ôtée à la femme, que le poète traite très familièrement par son injonction : « Et viens sur mes genoux, quand je marquerai l’heure, / Me montrer comme on fait chez vous ». On n’est plus alors dans le salon mondain où « Madame » a droit au respect, mais doit se soumettre à l’ordre de l’homme.
Le portrait de la femme (2nd quatrain et 1er tercet)
Les impératifs qui se multiplient ensuite confirment ce portrait contrasté, à la fois par les qualificatifs attribués à la femme et par la relation amoureuse ainsi dépeinte.
Un portrait péjoratif
​
Toutes les images qui prêtent à la femme des qualités sont contredites par celles qui la démythifient, par un jeu d’oppositions qui peut justifier le choix de rimes alternées au lieu des rimes embrassées traditionnelles dans un sonnet : :
Elle est animalisée par le verbe « piaffe », qui, s’il fait référence à une pouliche au « pied léger », a un autre sens, figuré : elle trépignerait d’impatience de façon à se faire remarquer, alors même que sa vie n’est pas facile pour progresser « dans les sentiers ardus ». Ainsi, elle peut être « folâtre », pleine de joie et prête à tous les jeux », mais, par une opposition accentuée par l’aposiopèse, prendre du recul pour devenir « pensive », sérieuse.
Si elle est encore interpellée comme « pure idole », c’est-à-dire divinisée, « fille de marbre » telle une statue de déesse antique, le verbe à l’impératif, « Damne-toi », l’invite à plonger dans l’enfer.du ciel sur la terre.
Les impératifs qui se multiplient ensuite confirment ce portrait contrasté, à la fois par les qualificatifs attribués à la femme et par la relation amoureuse ainsi dépeinte.

Enfin, toute les qualités alternent avec des défauts : elle est capable d’être à la fois « vierge » en toute pureté et « lascive », donc d’une sensualité extrême, sur laquelle insiste une nouvelle animalisation par l’exclamation « en rut », qui la compare à une femelle désirant s’unir au mâle ; et l’adjectif « sainte » est encadré par deux violente critiques : « Féroce » et « bête », la seconde se trouvant comme prolongé par le [e] muet élidé sur la césure, la virgule provoquant un effet de suspens.
Wladyslaw Slewinski, Étude, 1897. Huile sur toile, 64 x 91. Musée national, Cracovie
Le lien amoureux
​
L’ordre lancé en tête du second quatrain « Sois pire », souligne le danger qu’elle peut représenter, en suscitant chez l’homme l’illusion d’un plaisir que rejette son imprécation : « et fais pour nous la joie à la malheure ». Elle est capable d’exécuter tous les ordres donnés, quelque contradictoires qu’ils soient, « et ris ! et chante ! et pleure / Amante ! Et meurs d’amour !... » Mais l’aposiopèse qui introduit une réserve, « à nos moments perdus », montre que cela reste l’homme qui mène ce jeu, comme si la femme n’offrait qu’un temps de divertissement éphémère.
Mais, finalement, qui domine dans cette relation ? À nouveau une opposition est mise en valeur, en accordant d’abord le pouvoir à la femme, « Maîtresse », en amorce du vers 10, et « chair de moi », qui transpose physiquement la notion romantique d’âme-sœur », en illustrant la fusion des deux corps. Cependant, la femme est aussi « bête », car victime d’une illusion : « en me cherchant un cœur » exprime son erreur, croire que son amant peut sincèrement l’aimer.
La femme et le poète ( 2nd tercet)
Le dernier tercet, évoquant le lien entre la femme et le poète, pose d’ultimes contrastes.
Son rôle traditionnel
​
Au cœur du tercet, l’élan lyrique du poète lui reconnaît son rôle traditionnel, mis en valeur par la majuscule : « sers de Muse, ô femme ». Mais l’ironie est immédiate, à la fois autodérision qui transforme le poète en cervidé, quand il « brame », et satire des excès de ses prédécesseurs qui ont chanté avec grandiloquence le malheur de l’amour, notamment des romantiques pastichés par les emprunts de leurs rimes en italique : « en Âme, en Lame, en Flamme ! »

Paul Cézanne, Le Rêve du poète ou Le Baiser de la muse, d’après Frillié, vers 1859-1860. Huile sur toile, 98,7 x 82,3. Musée Granet, Aix-en-Provence
Une démythification
​
Mais en lui imposant l’ordre qui ouvre le tercet, « sois femelle de l’homme », le lien amoureux n’est plus que l’union de deux animaux, que la chute du sonnet, exclamative, accentue : « Puis – quand il ronflera – viens baiser ton Vainqueur ! » Le dernier terme, amplifié par la majuscule, met en valeur la puissance du poète, triomphant dans cette relation, mais ce triomphe a été préalablement détruit par le passage entre tirets, portrait ridicule de l’homme qui s’endort après avoir fait l’amour, ce dont la femme doit le remercier par son « baiser ». Aucun partage donc, aucun élan de l’âme !

Rembrandt van Rijn, Le Lit à la française, 1646. Gravure à l’eau forte, 12 x 18,3. Rijksmuseum, Amsterdam
CONCLUSION
​
L..................................................................
