Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, 1939-1947
L'auteur (1913- 2008) : le chantre de la Négritude
Aimé Césaire à la tribune
Ce sont à la fois sa famille, certes modeste, mais avec un grand-père professeur et une grand-mère qui attache une grande importance à l’instruction, et l’école, grâce à une bourse attribuée à ce bon élève, qui forgent le destin d’Aimé Césaire, né en Martinique : il peut ainsi suivre les classes du lycée de Fort-de-France, puis poursuivre ses études supérieures à Paris où il arrive en 1931, en classe d’hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand.
Un des chefs de file de la Négritude
Exilé à Paris, il fréquente d’autres étudiants noirs, tels le Sénégalais Léopold Sédar Senghor et des Antillais, notamment Étienne Léro, Jules Maunerot et René Ménil, qui font paraître en 1932 une petite revue au titre évocateur : Légitime Défense.
Ils y dénoncent l’aliénation littéraire qui amène les Antillais, « Peau noire masque blanc » pour reprendre le titre de l’essai ultérieur (1952) de Frantz Fanon, à imiter les écrivains français, jusqu’à avoir honte de leur origine : « L'Antillais, bourré à craquer de morale blanche, de culture blanche, de préjugés blancs, étale dans ses plaquettes l'image boursouflée de lui-même. D'être un bon décalque d'homme pâle, lui tient lieu de raison sociale aussi bien que de raison poétique », déclare Étienne Léro. Ainsi, à partir de ce constat et de leur choix politique du communisme, ils réclament de l'écrivain noir une expression authentique de la culture, de l’histoire, de la personnalité, qui se fasse « l’écho des haines et des aspirations de son peuple opprimé ». Le jour même de sa parution, la revue est censurée, les étudiants rédacteurs perdent leur bourse… mais leurs idées se répandent dans des réunions auxquelles participe Césaire, qui fréquente aussi les étudiants noirs américains du mouvement revendicatif « Renaissance de Harlem ».
En 1934, Césaire se joint à Senghor et à Léon Gontran Damas, étudiant guyanais, pour fonder un nouveau journal, L’Étudiant noir, qui entend à la fois dépasser le cadre des Antilles dans leur lutte contre le colonialisme et proposer un moyen d’émancipation : retourner aux sources de l’âme noire, à ses origines, à son histoire, à sa culture… C’est dans cette revue qu’est employé pour la première fois le terme de « Négritude ». En 1935, il entre à l’École Normale Supérieure, adhère aux Jeunesses communistes, et l’année 1939 marque son retour en Martinique comme professeur de lettres au lycée Schœlcher de Fort-de-France.
La « Une » de L’Étudiant noir
Il s’implique aussi de plus en plus dans la vie culturelle, avec la première parution de Cahier d’un retour au pays natal, en 1939, des articles dans des revues comme Tropiques, qu’il fonde en 1941, sa participation à des conférences et à des congrès, activité momentanément interrompue pendant le guerre par le gouvernement de Pétain.
L'engagement politique
La Libération marque le début de l’engagement politique de Césaire : en 1945, il adhère au parti communiste – qu’il quitte en 1956 lorsque sont mis en évidence les crimes de Staline, fondant alors le Parti Progressiste Martiniquais – pour « travailler à la construction d'un système fondé sur le droit à la dignité de tous les hommes sans distinction d'origine, de religion et de couleur », explique-t-il dans Pourquoi je suis communiste. Son engagement pour la Martinique est reconnu la même année : il devient maire de Fort-de-France, "capitale" de la Martinique, et le restera jusqu’en 2001, puis député pour obtenir que la MartInique devienne un département français de plein droit, et obtienne davantage d’autonomie, mandat exercé jusqu’en 1993. Ses idées politiques sont explicitées dans Discours sur le colonialisme, paru en 1950.
Il œuvre aussi incessamment pour promouvoir la « culture nègre », d’abord en tant que rédacteur en chef de la revue, Présence africaine, qui sort à Paris et à Dakar en décembre 1947, avant de devenir, en 1949, une maison d’édition destinée à permettre à des jeunes écrivains noirs de publier sans contraintes à un moment où la décolonisation n’est pas encore réalisée. En 1956, le Premier Congrès des écrivains et artistes noirs à Paris, puis un second à Rome, en 1959, assurent à la Négritude une plus large diffusion.
Pour une biographie détaillée
Présence africaine, N° 1, déc. 1947
Parallèlement, il poursuit une œuvre littéraire considérable, qu’il s’agisse de poésie, où il se montre très influencé par le surréalisme, par exemple dans Les Armes miraculeuses en 1946, d’essais, tels Esclavage et colonisation (1948) et Discours sur la négritude (1987), et de théâtre, genre littéraire qui lui ouvre une plus large tribune par les représentations avec, en particulier, La Tragédie du roi Christophe (1963) et Une Saison au Congo (1966).
Le contexte de Cahier d'un retour au pays natal
Le contexte historique et social
Croquis d'un moulin à sucre avec des esclaves au travail et des administrateurs de la Compagnie des Indes occidentales en 1667.
Une histoire douloureuse
1848, année d’abolition de l’esclavage, marque un tournant dans l’histoire des Antilles après tant de siècles d’oppression cruelle. Mais l’aliénation n’est pas supprimée pour autant, car, sous la Troisième République se met en place une politique d’assimilation, notamment par l’école, destinée à faire des Antillais des citoyens forgés sur le modèle français. Cette assimilation se concrétise dans les institutions qui intègrent des élites antillaises dociles et, lors de la première guerre mondiale, par tous les soldats venus combattre pour la défense de la France.
La société antillaise reste encore très hiérarchisée, avec les riches « Békés », descendants des blancs possesseurs des grandes plantations de canne à sucre ou de bananes, puis les mulâtres, métis qui occupent souvent des métiers intermédiaires, enfin les noirs, dont beaucoup sont encore plongés dans la misère : l'économie antillaise reste encore de type colonial, ne permettant pas vraiment un développement social.
D'une guerre à l'autre
La participation de soldats antillais aux combats de la première guerre mondiale n’a pas permis aux îles d’obtenir un sort meilleur. Après la diffusion dans les îles de l’idéologie communiste, l’arrivée du Front Populaire en 1936 ouvre un espoir avec la nomination en Guadeloupe du premier gouverneur noir, Félix Éboué qui explique ce qu'il entend par la formule "Jouer le jeu !" dans son discours prononcé le 1er juillet 1937 au lycée Carnot, à Pointe-à-Pitre.
Quand Césaire revient en Martinique, un premier retour en 1936 sans doute catalyseur de Cahier d’un retour au pays natal, puis en 1939 lors de son installation avec son épouse en tant que professeur au lycée Schœlcher à Fort-de-France, la misère est encore omniprésente, et la guerre n’arrangera rien. Alors que les Antilles proclament leur choix de poursuivre la lutte contre le IIIème Reich avec les alliés et les territoires de l’empire, l’amiral Robert se rallie au maréchal Pétain, devient haut-commissaire du régime de Vichy et exerce, de 1940 à 1943 sur les Antilles, la Guyane, Saint-Pierre-et-Miquelon, une féroce répression, éliminant toute opposition politique. La rupture des approvisionnements venus de la métropole provoque aussi une terrible famine. Ce n’est qu’en 1943 qu’une mutinerie militaire amène le départ de l’amiral Robert et, avec l’appui des Américains est prononcé, le 14 juillet 1943, le ralliement de la Martinique à la France libre.
Le contexte culturel
Un cri de révolte
« Je suis nègre, et je me glorifie de ce nom ; je suis fier du sang noir qui coule dans mes veines. » Un auteur de la Négritude aurait pu écrire ces lignes, elles viennent pourtant de la lointaine Amérique, sous la plume de William Edward Du Bois (1868-1963), auteur d’Ȃmes noires (1903) et militant de l’Association pour la défense des personnes de couleur. En France, il faut attendre René Maran (1887-1960), administrateur d’outre-mer originaire de Martinique, et son roman Batouala, pour trouver une dénonciation des abus de la colonisation. Son obtention du prix Goncourt en 1921 fait scandale, et il perd son poste de fonctionnaire. Mais le mouvement est lancé…
Il faut cependant encore attendre 1932 pour que soit lancé à Paris par un groupe de jeunes étudiants martiniquais un cri de révolte dans une revue, Légitime Défense, insupportable pour le gouvernement qui supprime leur bourse ! Leur révolte est, en effet, une violente dénonciation des écrivains antillais aliénés, tels les poètes qui se glorifient d’imiter les Parnassiens : « « Quelques membres d'une société mulâtre, intellectuellement et physiquement abâtardie, littérairement nourrie de décadence blanche se sont faits, auprès de la bourgeoisie française qui les utilise, les ambassadeurs d'une masse qu'ils étouffent et, de plus, renient parce que trop foncée. », déclare l’un d’eux, Étienne Lalo.
Mais, malgré cette interdiction, le mouvement culturel, qui réclame aux écrivains une authenticité pour se faire « l’écho des haines et des aspirations de son peuple opprimé ». Il s’inscrit dans un courant culturel plus vaste de remise en cause du colonialisme fondée sur
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les écrits de chercheurs, d’ethnologues, comme l’Allemand Léo Frobenius, qui publie, en 1930, son Histoire de la civilisation africaine, l’Américaine Margaret Mead, ou, en France, Maurice Delafosse, Théodore Monod et Claude Lévi-Strauss.
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les pratiques des dadaïstes puis des surréalistes qui manifestent, dans leurs œuvres, leur goût pour l’art « primitif » et les objets des cultures africaines, par exemple les masques, dont témoigne, entre autres, l’Anthologie nègre de Blaise Cendrars, parue en 1921.
Blaise Cendrars, Anthologie nègre, 1921
Dans les deux cas, se trouve niée la théorie de la "table rase" soutenue par les colonisateurs, comme le proclame Monod dans la préface de Karim, roman du sénégalais Ousmane Socé, publié en 1948 : « Le Noir n’est pas un homme sans passé, il n’est pas tombé d’un arbre avant-hier. »
La "Négritude" proclamée
Le mot « négritude » est employé pour la première fois par Aimé Césaire dans son poème Cahier d’un retour au pays natal, publié d’abord en 1939 dans la revue Volontés. Il la définit ainsi : « La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture. »
Frans Masereel, frontispice de Pigments de Léon-Gontran Damas, 1937
Il s’agit donc, pour les écrivains qui se réclament de ce mouvement, d’une part de raconter la véritable histoire du monde africain, de la traite, du travail forcé, de la colonisation qui a forgé son destin, d’autre part de replonger dans leurs racines africaines, pour en restituer les valeurs profondes, de faire revivre, par exemple, la littérature orale, les grandes épopées, les contes et les légendes transmis lors des veillées, de retrouver, notamment dans la poésie, le rythme même des langues africaines.
La guerre interrompt le mouvement, en séparant ses membres fondateurs. Mais l’élan reprend après la Libération avec la fondation, en décembre 1947, par le Sénégalais Alioune Diop, de la revue Présence africaine : son premier numéro, avec pour rédacteur en chef Césaire, sort à Paris et à Dakar en décembre 1947, et elle s’impose, jusqu’à aujourd’hui, comme une publication de référence. S’associent à cette publication de nombreux intellectuels français "engagés", comme Gide, Sartre, Camus, Mounier, Leiris…Ainsi s’affirme la prise de conscience de l’« ensemble des valeurs de civilisation du monde noir, telles qu'elles s'expriment dans la vie et dans les œuvres des Noirs », pour reprendre la formule de Senghor.
En 1948, Senghor contribue à préciser le sens de ce mouvement en faisant paraître son Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, avec le projet d'offrir la parole du peuple noir qui doit « apporter [sa] contribution à l’humanisme français d‘aujourd’hui qui se fait véritablement universel parce que fécondé par les sucs de toutes les races de la terre ».
Présentation de l’œuvre
Pour lire l’œuvre
Sa genèse
À en croire Aimé Césaire, c’est en 1935, à l’occasion d’un séjour en Yougoslavie avec un ami étudiant croate, Peter Guberina, après l’année de préparation du concours de l’ENS, qu’il commence, dans ce pays qui lui rappelle la Martinique, à rédiger quelques pages du poème. La rédaction se poursuit et s’enrichit durant l’été 1936 où il retourne voir sa famille dans son île, et, en septembre, il en fait la lecture à Senghor et Damas après l’ajout de notations biographiques. Après un premier refus d’un éditeur, le texte, remanié, est accepté par le directeur de la revue Volontés, et publié en août 1939 dans le numéro 20, sans véritablement susciter d’intérêt.
Cahier d'un retour au pays natal, édition bilingue
C’est André Breton, chef de file des surréalistes, qui, faisant escale à Fort-de-France en avril 1941 découvre le premier numéro de la revue Tropiques et rencontre Césaire qui lui offre la publication initiale. Breton intervient alors pour qu’un éditeur newyorkais, Brentano’s, en publie une édition bilingue en 1947, qu’il préface. Cette même année, une édition française en volume paraît chez Bordas. Enfin, en 1956, les éditions Présence Africaine publient le poème, avec encore quelques modifications. Enfin, notons que deux états « intermédiaires » ont été publiés, le premier dans Tropiques, en avril 1942, sous le titre « En guise de manifeste littéraire », pages qui viendront enrichir les éditions de 1947, le second, en 1943, en espagnol à La Havane.
Sans entrer dans l’analyse des différences entre ces éditions successives, trois constats sont intéressants :
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un travail sur la typographie, avec des blancs qui permettent de former des sortes de strophes en mettant en valeur certains passages ainsi isolés ;
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une multiplication des images et des métaphores qui accentue la relation de l’œuvre au surréalisme ;
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une plus grande violence dans la révolte contre le système colonial et ceux qui le servent.
Ils révèlent aussi l’importance que Césaire lui-même a accordée à ce poème, le considérant comme fondateur de l’ensemble de son œuvre.
Le titre
La comparaison du titre de la traduction anglaise, Return to my native land, au titre français conduit à en préciser l’analyse :
Le choix du mot « Cahier » pose d’emblée l’ambivalence d'une œuvre difficile à définir. Son sens premier, un assemblage de feuilles destinées à recevoir des écrits, ne fait en rien référence au genre poétique ; de plus, lié au domaine scolaire, il suggère aussi un ensemble d’exercices divers, permettant de faire progresser la connaissance, d’en fixer les acquis. Or, l’observation de l’œuvre met en évidence l’originalité de cette œuvre qui mêle les paragraphes en prose à des passages librement versifiés. Mais c’est précisément ce refus de la poésie traditionnelle qui permet à l’auteur une plongée en lui-même et l’accès à sa vérité.
Contrairement à l’anglais, l’article indéfini dans « un retour au pays natal » et l’absence de déterminant possessif ouvrent un plus vaste horizon au titre français, qui dépasse ainsi la dimension biographique du poète martiniquais. Comment ne pas penser alors au "nostos", le terme grec pour le retour, rendu célèbre par l’Odyssée et la longue errance d’Ulysse, les épreuves traversées après la victoire à Troie avant de retrouver son île d’Ithaque ? De la même façon, l’œuvre de Césaire n’est-elle pas le récit des épreuves traversées par le peuple noir, sa douloureuse épopée, avant de se retrouver pleinement "chez lui " ?
Enfin, le lieu mentionné, ce « pays natal » revêt un double sens. Il est d’abord simplement géographique, renvoyant à la Martinique où Césaire est né et a grandi avant de partir en « exil » à Paris. Mais, il s’élargit puisque Césaire, dès le début, déclare parler « pour lui et les siens » et emploie fréquemment le pronom « nous », à ce qui est le « pays natal » des noirs des Antilles, l’Afrique perdue à cause de l’esclavage et à reconquérir en en ranimant les valeurs profondes.
Sa structure
Même si l’éclatement du texte, tantôt de très courts paragraphes, tantôt de longues coulées, rend difficile de dégager une structure, la démarche d’ensemble est nette : le poème dépeint d’abord la terrible laideur de l’île, puis sa cause, la colonisation et ses destructions, avant de s’engager dans un élan de révolte et de libération.
Le poème s’ouvre sur une description, la redécouverte des Antilles, d’abord de « cette ville plate – étalée », puis de ses habitants, « cette foule criarde », enfin une marche vers l’intérieur de l’île, vers « le morne oublié », ouvre sur un recul temporel : c’est « le vent de jadis qui s’élève », le souffle du passé qui fait renaître les souvenirs de l’enfance, la « case » familiale et la « rue Paille ».
Le verbe « Partir… » ouvre une deuxième partie, la prise de conscience par le poète de son devoir : il devient l’initié, possesseur du « secret des grands communications et des grandes combustions », et peut alors prendre la parole au nom de son peuple : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche ».
La formule « Ce qui est à moi », reprise en anaphore, marque le passage à une nouvelle partie, qui récapitule la place de l’homme noir à travers l’univers en raison de la colonisation : « Et je me dis Bordeaux et Nantes et Liverpool et New-York et San Francisco / pas un bout de ce monde qui ne porte mon ,empreinte digitale » Mais l’image de Toussaint Louverture, « un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche », amène la double image de la « mort », certes, mais aussi de la révolte contre le monde « blanc », « Nous dirions. Chanterions. Hurlerions ».
La traite négrière : transport des esclaves. Lithographie, XVIIIème siècle
Cette double image est ensuite développée, à travers des mouvements qui font alterner
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une douloureuse vision de la « laideur pahouine », c’est-à-dire du passé des Antilles, à la fois la colonisation (« Que de sang, ma mémoire ! ») qui n’a rien de glorieux, car il a conduit à toutes les lâchetés d’un peuple aliéné, y compris celle du poète dans un tramway ;
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l’affirmation d’un rejet, d’une révolte : « ASSEZ DE CE SCANDALE » amène un cri de défi lancé au monde blanc : « Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous. »
Le poème se conclut sur l’affirmation d’une renaissance, qui illustre l’idée même de « Négritude ». L’anaphore verbale, « J’accepte », scelle l’importance de la « reconnaissance » de toutes les dimensions de l’homme noir, les meilleures comme les pires, pour permettre une remontée de ces enfers : « Et voici soudain… » que disparaît l’esprit de servitude et qu’intervient la libération avec le cri lancé, « Et elle est debout la négraille ». Le poète peut alors, dans un ultime élan lyrique, affirmer sa force pour rebâtir un monde fondé sur un nouvel humanisme.
Serge Diantantu, La Négritude, d'après Aimé Césaire, 2008
Cette observation permet de mettre en évidence
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un double réquisitoire, contre le monde occidental, colonisateur et esclavagiste, mais aussi contre le peuple antillais, soumis et aliéné par l’image méprisante que lui a imposée le colonisateur ;
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la remontée des enfers vers la liberté, une conquête ponctuée d’échecs, qui nécessite d’accepter la « négritude » comme une valeur fondatrice, pour accéder ainsi à l’humanité pleine et entière.
La dimension autobiographique
Dès le début de ce long poème, le « je » s’affirme, doublement, à la fois dans l’insulte lancée au colonisateur et à ceux qui se mettent à son service, « Va-t-en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t-en je déteste les larbins de l'ordre et les hannetons de l'espérance », et dans l’affirmation d’une reconnaissance de son appartenance à l’Afrique des origines : « j'entendais monter de l'autre côté du désastre, un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane que je porte toujours dans mes profondeurs ». Ainsi, nous tenterons, dans cette étude d’ensemble, de distinguer le « je » de l’homme du « je » du poète.
Le monde de l’enfance
Un exemple de case aux Antilles
Les décors
C’est par le lieu initial de l’enfance, à Basse-Pointe, que débute le rappel autobiographique, avec la remontée de la « route bossuée » jusqu’au « au creux où elle éparpille quelques cases », dont celle, misérable, de la famille ensuite décrite : « la carcasse de bois comiquement juchée sur de minuscules pattes de ciment que j'appelle "notre maison", sa coiffure de tôle ondulant au soleil comme un peau qui sèche, la salle à manger, le plancher grossier où luisent de têtes de clous, les solives de sapin et d'ombre qui courent au plafond, les chaises de paille fantomales, la lumière grise de la lampe, celle vernissée et rapide des cancrelats qui bourdonne à faire mal ... »
Plus loin, la description d’une autre habitation précise encore l’image de la misère : « Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri de dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et sœurs ». Les comparaisons, à partir des sensations qui se mêlent, mettent en évidence la laideur de cette case :
la case gerçant d'ampoules, comme un pêcher tourmenté de la cloque, et le toit aminci, rapiécé de morceaux de bidon de pétrole, et ça fait des marais de rouillure dans la pâte grise sordide empuantie de la paille, et quand le vent siffle, ces disparates font bizarre le bruit, comme un crépitement de friture d'abord, puis comme en tison que l'on plonge dans l'eau avec la fumée des brindilles qui s'envole... Et le lit de planches d'où s'est levée ma race, tout entière ma race de ce lit de planches, avec ses pattes de caisses de Kérosine, comme s'il avait l'éléphantiasis le lit, et sa peau de cabri, et ses feuilles de banane séchées, et ses haillons […]
Ensuite, le décor s’élargit à la rue Paille, « une honte », et à la plage, mais l’horreur se prolonge, bien loin des images de l'exotisme ensoleillé des Antilles :
un appendice dégoûtant comme les parties honteuses du bourg qui étend à gauche et à droite, tout au long de la route coloniale, la houle grise de ses toits d'essentes. Ici il n'y a que des toits de paille que l'embrun a brunis et que le vent épile.
Tout le monde la méprise la rue Paille. C'est là que la jeunesse du bourg se débauche. C'est là surtout que la mer déverse ses immondices, ses chats morts et ses chiens crevés. Car la rue débouche sur la plage, et la plage ne suffit pas à la rage écumante de la mer.
Une détresse cette plage elle aussi, avec son tas d'ordures pourrissant, ses croupes furtives qui se soulagent, et le sable est noir, funèbre, on n'a jamais vu un sable si noir, et l'écume glisse dessus en glapissant […]
Vue d'un coin de plage à Basse-Pointe
Scènes de la vie familiale
La mémoire déroule aussi les saisons, ponctuées d’images emblématiques : « passés août où les manguiers pavoisent de toutes leurs lunules, septembre l'accoucheur de cyclones, octobre le flambeur de cannes, novembre qui ronronne aux distilleries, c'était Noël qui commençait. » Le récit s’attarde alors sur ce temps de fête, dont on imagine qu’il a marqué l’esprit de l’enfant. Cependant, le « je » s’efface de ce passage, remplacé par l’indéfini « on » qui illustre le partage alors réalisé au sein « des cases aux entrailles riches en succulences, et pas regardantes » :
et l'on s'y parque une vingtaine, et la rue est déserte, et le bourg n'est plus qu'un bouquet de chants, et l'on est bien à l'intérieur, et l'on en mange du bon, et l'on en boit du réjouissant et il y a du boudin, celui étroit de deux doigts qui s'enroule en volubile, celui large et trapu, le bénin à goût de serpolet, le violent à incandescence pimentée, et du café brûlant et de l'anis sucré et du punch au lait, et le soleil liquide des rhums, et toutes sortes de bonnes choses qui vous imposent autoritairement les muqueuses ou vous les distillent en ravissements, ou vous les tissent de fragrances, et l'on rit, et l'on chante, et les refrains fusent à perte de vue comme des cocotiers :
ALLELUIA
KYRIE ELEISON… LEISON… LEISON
CHRISTE ELEISON… LEISON… LESION
L’énumération restitue toute l’importance de ce jour de fête, où la nourriture abonde – et chaque aliment a laissé sa marque particulière dans le souvenir, couleur, forme, goût, en rappelant aussi, parallèlement, le poids alors exercé par la religion.
Nous comprenons mieux la puissance de cette fête en la comparant à la vie quotidienne de la famille marquée par les « fins de mois » difficiles car il y a sept enfants à nourrir, vie rapidement évoquée mais en une phrase où la récurrence verbale souligne la lutte incessante contre la pauvreté :
mon père fantasque grignoté d'une seule misère, je n'ai jamais su laquelle, qu'une imprévisible sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse ou exalte en haut flammes de colère ; et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit, je suis même réveillé la nuit par ces jambes inlassables qui pédalent la nuit et la morsure âpre dans la chair molle de la nuit d'une Singer et que ma mère pédale, pédale pour notre faim et de jour et de nuit.
Une anecdote révélatrice
Nous retrouvons le « je » de l’autobiographie au centre du poème, mais déplacé dans le temps et dans l’espace : Césaire est alors adulte, et la scène se déroule dans un tramway, donc lors de ses études à Paris. Scène fondatrice, puisqu’il s’y avoue coupable de cette même soumission face au monde blanc que celle reprochée aux Antillais : « Et moi, et moi, / moi qui chantais le poing dur / Il faut savoir jusqu’où je poussai la lâcheté. » Le passé simple indique que cette faute est restée unique, mais le récit fait tout pour en accentuer la gravité.
Elle le place face à face à un ouvrier noir, « un nègre grand comme un pongo », comparaison donc à un singe orang-outang, dont le long portrait qui suit met en valeur la laideur, encore amplifiée par la misère : « La misère, on ne pouvait pas dire, s’était donné un mal fou pour l’achever. » Une énumération résume l’état pitoyable de cet homme, qui suscite le mépris de quelques passagères : « Et l'ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique, un nègre affalé, ses mains réunies en prière sur un bâton noueux. Un nègre enseveli dans une vieille veste élimée. Un nègre comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant. »
La typographie, « Il était COMIQUE ET LAID / COMIQUE ET LAID pour sûr », insiste sur la faute commise, une complicité avec le comportement méprisant du monde blanc : « J'arborai un grand sourire complice... / Ma lâcheté retrouvée ! » Il se reconnaît ainsi semblable à ce peuple antillais dont il a précédemment blâmé l’aliénation, méritant de la même façon la critique.
Mon héroïsme, quelle farce !
Cette ville est à ma taille. Et mon âme est couchée. Comme cette ville dans la crasse et dans la boue couchée.
Cette ville, ma face de boue. Je réclame pour ma face la louange éclatant du crachat !...t de jour et de nuit.
Le "je" du poète
L’ouverture du poème marque sa prise de parole, et l’emploi des démonstratifs, « cette île », « cette foule », montre que c’est bien à travers le regard de Césaire que se déroule ensuite la description des Antilles.
Le verbe « Partir… » amène ensuite la définition de sa fonction de poète, mais, dans un premier temps, avec l’emploi du conditionnel qui ne marque encore qu’un souhait, qu’un rôle potentiel : « je serais un homme-juif », « je retrouverais le secret des grandes communications », « je dirais », verbe récurrent. Il affirme ainsi la puissance de la parole poétique, qui s’accentue ensuite par le passage au présent : « Je dis », « Je tremble maintenant du commun tremblement ». Le « je », par l'acceptation de « [s]a négritude », se fond ainsi dans le « nous », dans un double mouvement :
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D’abord il prend à son compte tout l’héritage du monde noir, quelque terrible qu'il soit : « Le maître des rires ? / Le maître du silence formidable ? / Le maître de l’espoir et du désespoir ? / Le maître de la paresse ? Le maître des danses ? / C’est moi ! »
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De cela découle la prise en charge de la fonction de porte-parole de la libération du peuple noir, porteur d’un souffle aussi puissant que le « vent » : « enroule-toi, vent, autour de ma nouvelle croissance […] / dévore et enroule-toi / en t'enroulant embrasse-moi d'un plus vaste frisson / embrasse-moi jusqu'au nous furieux / embrasse, embrasse NOUS ».l
Le cadre spatio-temporel
Le titre même du poème invite à en étudier les cadres spatial, suggéré par le mot « pays », et temporel, avec l’idée du « retour ». Dans les deux cas ressort la dualité vécue, pour reprendre le titre de la revue fondée avec Senghor et Damas, vécue par « l’étudiant noir » qui refuse ce que dénoncera plus tard l’essai de Fanon au titre évocateur, Peau noire, masque blanc.
Les lieux
L'Europe
Malgré le violent réquisitoire contre la colonisation, l’Europe contemporaine apparaît peu dans le poème, uniquement à travers la rapide mention en ouverture, par opposition au lieu des origine, l’Afrique : « j'entendais monter de l'autre côté du désastre, un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane que je porte toujours dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes »
En revanche, en sont évoqués deux lieux emblématiques de la colonisation :
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la prison du fort de Joux, dans le dur climat du Doux, où a été enfermé Toussaint Louverture, le héros qui a mené la révolution haïtienne entre 1791 et 1802, qui y meurt en 1803 : « une petite cellule dans le Jura, / une petite cellule, la neige la double de barreaux blancs / la neige est un geôlier blanc qui monte la garde devant une prison ».
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le navire négrier destiné au transport des esclaves de l’Afrique aux îles lointaines, dont il évoque l’horreur : « J'entends de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit d'un qu'on jette à la mer... les abois d'une femme en gésine... des raclements d'ongles cherchant des gorges... des ricanements de fouet... des farfouillis de vermine parmi des lassitudes... »
La mort de Toussaint Louverture, XIXème siècle. Gravure
La Martinique
C’est un lieu de pauvreté, de misère, que Césaire découvre à son arrivée dans l’île de Martinique, à Fort-de-France, « cette ville plate – étalée », « incapable de croître », ajoute-t-il, car « inerte ». Mais l’intérieur de l’île n’échappe pas à cette décrépitude, symbolisée par « le morne famélique ». Un terme est récurrent, signe d'une angoisse omniprésente, pour définir ce décor : il est envahi « de peurs tapies dans les ravins, de peurs juchées dans les arbres, de peurs creusées dans le sol, de peur en dérive dans le ciel, de peurs amoncelées ». Les deux éléments mis en valeur, loin de soutenir l’image d’un paradis exotique, le feu, illustré par le « soleil », et l’eau, la « mer », ne sont d’abord que des menaces pour l’île, menace d’incendie, menace de tempête. Mais le rôle de ces deux éléments s’inverse sous l’action des paroles libératoires du poète : « la mer bave et gronde », et triomphe « l’épée flambée du Soleil », ce qui pourra métamorphoser l’île.
Le monde noir
Mais le parcours initiatique suivi par le poète dépasse le cadre de la Martinique, d’abord en s’ouvrant sur l’ensemble des Antilles, « la Guadeloupe fendue en deux de sa raie dorsale et de même misère que nous, Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois ». Puis l’espace s’élargit encore à tous les lieux où « d’un nègre s’achève la strangulation », depuis l’Afrique, terre des origines, jusqu’aux états d’Amérique, « Floride », « Virginie », « Tennessee », « Géorgie », « Alabama », en passant par les ports de départ et d’arrivée des navires négriers : « Bordeaux et Nantes et Liverpool et New York et San Francisco ». Le monde noir s'approprie alors l'univers entier : le décor devient « la carte du monde faite à mon usage, non pas teinte aux arbitraires couleurs des savants, mais à la géométrie de mon sang répandu. »
La temporalité
De la même façon, le poème joue sur trois dimensions temporelles.
Le présent du « retour au pays natal », la Martinique, remet sous les yeux du poète toutes les images d’un peuple aliéné, que « l’instituteur dans sa classe » et « le prêtre au catéchisme » ont, dès l’enfance, convaincu de son infériorité, le « très bon nègre » habitué à être méprisé, à être traité de « bête brute » et à se soumettre aux vainqueurs blancs.
Le « retour au pays natal » est aussi un recul vers le passé de l’Afrique, lui-même double.
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Il y a l’Afrique ancestrale, empreinte de noblesse, mais c’est un temps révolu : « Non, nous n'avons jamais été amazones du roi du Dahomey, ni princes de Ghana avec huit cents chameaux, ni docteurs à Tombouctou Askia le Grand étant roi, ni architectes de Djenné, ni Mahdis, ni guerriers. Nous ne nous sentons pas sous l'aisselle la démangeaison de ceux qui tinrent jadis la lance. »
Une amazone du roi du Dahomey
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Mais il y a aussi le temps de l’esclavage, la capture du noir, « traîné homme sur une route sanglante une corde au cou », au fond de « la cale » du bateau négrier, avant d’être déversé sur les îles, « vomissure de négrier », puis victime des maîtres des plantations de « cannes tendres » ou de « coton soyeux », subissant la loi du Code Noir : « et les vingt-neuf coups de fouet légal / et le cachot de quatre pieds de haut / et le carcan à branches / et le jarret coupé à mon audace marronne / et la fleur de lys qui flue du fer rouge sur le gras de mon épaule ».
La traite : l'inhumanité du convoi d'esclaves. Gravure, XVIII° siècle. BnF
Parallèlement, ce « retour » pose aussi une promesse, celle d’un temps de liberté affirmant qu’« aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête », de la seule conquête qui vaille, celle qui restaurera la dignité du peuple noir dans une « fraternité » reconnue.
Le réquisitoire
Ce long poème possède la force d’un réquisitoire, mais plusieurs accusés comparaissent au tribunal instauré par Césaire. Il remonte aux sources mêmes du crime, la colonisation dont il souligne toute l’horreur. Mais le colonisateur a fait pire encore : il s’est rendu coupable de nier toute valeur au noir, lui imposant ainsi l’image de son infériorité. Le réquisitoire se déplace alors pour prendre pour cibles les Antillais, qui ont accepté de perdre toute dignité.
La dénonciation de l'esclavage
La traite négrière
À travers le poème, le lecteur découvre la façon dont s’est, historiquement, déroulé l’esclavage. L’Afrique est le point de départ de la traite, dans le monde noir comme dans les territoires musulmans. Elle existait déjà dans l’Antiquité, où des caravanes amenaient les esclaves des pays du sud vers les rives de la Méditerranée, vers l’Égypte, vers le Moyen-Orient.
La traite au XVIII° siècle
Mais c’est au milieu du XVème siècle, avec la découverte du « nouveau monde » que la traite occidentale s’organise véritablement, au départ de l’Europe. L’esclavage devient alors un commerce florissant, qui enrichit les pays européens, Angleterre, Portugal, France, comme le rappelle image choisie par Césaire pour évoquer la richesse produite par son île : « ses flancs qui secrètent pour l’Europe la bonne liqueur d’un Golf Stream ».
Le fonctionnement du commerce triangulaire
Entre le XVI° et le XIX° siècle, on évalue à 12-13 millions le nombre des Africains devenus esclaves, la plupart sur le continent américain et aux Antilles. Pour la France, on en compte environ 1 million, entre 1642 où le « commerce triangulaire » est officialisé par Louis XIV et 1848 où l’esclavage est aboli.
Ainsi, Césaire rappelle ce long voyage, à commencer par la route qui amène les esclaves jusqu’aux côtes où ils seront achetés, en s’identifiant à l’esclave, « traîné homme sur une route sanglante une corde au cou ». Vient alors le voyage maritime, sur un navire où beaucoup vont trouver la mort, et nous fait entendre « les hoquettements des mourants, le bruit d’un qu’on jette à ma mer. » Si les esclaves souffrent, le colonisateur, lui, fait preuve d’un total cynisme : « pour s’en distraire, le capitaine pend à sa grand-vergue le nègre le plus braillard ou le jette à la mer, ou le libre à l’appétit de ses molosses. » À l’arrivée, c’est la vente, qui apporte un bénéfice considérable, car finalement l’esclave ne vaut que par le rapport qu’il promet : « nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux et l'on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l'on nous vendait sur les places et l'aune de drap anglais et la viande salée d'Irlande coûtaient moins cher que nous ».
Le travail forcé
À travers les plantations, les esclaves, mis au même plan que des animaux ou des biens matériels dans l’évaluation des richesses du propriétaire, subissent un travail forcé épuisant et des châtiments corporels, dont la gradation sera fixée par le Code noir, promulgué par Colbert en 1685 qui statue sur les droits et les devoirs des maîtres, des droits qu’ils exercent avec cruauté que Césaire énumère.
et les vingt-neuf coups de fouet légal
et le cachot de quatre pieds de haut
et le carcan à branches
et le jarret coupé à mon audace marronne
et la fleur de lys qui flue du fer rouge sur le gras de mon épaule
Pour voir un diaporama sur le "Code noir"
Après les chefs d’accusation, devant son tribunal, Césaire fait comparaître les accusés, nommément cités avec leur nom en majuscule :
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Monsieur Vauthier-Mayencourt enfermait, en guise de punition, ses esclaves dans la niche des chiens : « j’aboyai six mois de caniche ».
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Monsieur Brafin, négociant de Saint-Pierre et propriétaire d'une sucrerie, fut accusé en 1838 d'avoir poussé certains de ses esclaves au suicide en raison de la dureté des châtiments infligés, mais acquitté. Précédemment, le poème avait d’ailleurs rappelé que certains esclaves préféraient choisir le suicide plutôt que d’accepter les souffrances imposées : « nul ne sait mieux que ce morne bâtard pourquoi le suicidé s'est étouffé avec complicité de son hypoglosse en retournant sa langue pour l'avaler ; pourquoi une femme semble faire la planche à la rivière Capot ».
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Monsieur de Fourniol, précisément ce juge d’instruction, qui refusa de sanctionner Monsieur Brafin.
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Monsieur de La Mahaudière, planteur à la Guadeloupe, lui aussi acquitté de l’accusation d’avoir enfermé pendant vingt-deux mois une esclave dans un cachot où elle ne pouvait pas même se tenir debout.
L’énumération qui suit accumule tous les exemples de supplices, plus variés que les « cent coups de fouet » précédemment mentionnés, repris ici par « la cippe ».
et le pian
le molosse
le suicide
la promiscuité
le brodequin
le cep
le chevalet
la cippe
le frontal
Depuis la maladie, telle « le pian », largement due à « la promiscuité » et aux blessures non soignées, les chiens dressés pour tuer comme « le molosse », le choix est vaste entre tous les instruments de torture, « le cep » de bois ou de fer qui les entrave, le « chevalet » ou le « brodequin » pour les fuyards, ou « le frontal », la corde » qui enserre le front.
Face aux accusés, se dressent les victimes, une série de noms, « Siméon Piquine », « Grandvorka », Michel Deveine », ou, tout simplement de prénoms, autant d’anonymes auxquels Césaire redonne une existence, le droit de porter plainte qui leur a si longtemps été refusé.
Dans de telles conditions, que pouvaient faire les esclaves ? Certains, certes, ceux qu’on appelait les "marrons" tentaient de fuir… Mais, même s’ils n’étaient pas rattrapés et durement châtiés, ce n’étaient que des « révoltes inopérantes », restées vaines donc. La seule échappatoire efficace est donc cette soumission, fréquemment évoquée, dire « Pardon mon maître » ou « ramper dans les boues ».
Finalement, un mot s’affirme, « le sang », celui des esclaves qui inonde le poème et s’inscrit dans la géographie même des îles avec leurs « marais de sang putrides » et leur donne leur couleur : « terres rouge, terres sanguines ».
Le monde blanc
Marcel Verdier, Le châtiment des quatre piquets, 1843. Huile sur toile. Menil Foundation Collection, Houston, Texas
Sa puissance
Même si l’esclavage est aboli en 1848, il a permis au monde blanc d’affirmer sa puissance, indue selon Césaire.
Elle vient, en effet, de l’économie prospère qui, grâce à l’esclavage, induit, face à la pauvreté du peuple antillais, un développement immédiatement visible dans « l’acier neuf et le béton vivace ».
Parallèlement cet essor a entraîné la mainmise sur le pouvoir politique, de façon à imposer l’ordre « blanc » grâce à tous ceux qui le servent, violemment insultés dans les premières lignes du poème : « Va-t-en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t-en je déteste les larbins de l'ordre ». Il s’incarne aussi dans le rôle joué par l’école qui doit inculquer à tout prix aux enfants des îles le respect de cette puissance en ne transmettant que des connaissances sur le monde blanc et sur ses valeurs.
Mais ce pouvoir s’est, dès son origine, appuyé sur la religion, très présente d’ailleurs dans le Code noir, comme le constate ironiquement Césaire : « et ce pays était calme, tranquille, disant que l'esprit de Dieu était dans ses actes ». Ainsi, « l’instituteur » et le « prêtre » se retrouvent conjointement accusés par leur discours rapporté :
Et ni l'instituteur dans sa classe, ni le prêtre au catéchisme ne pourront tirer un mot de ce négrillon somnolent, malgré leur manière si énergique à tous deux de tambouriner son crâne tondu, car c'est dans les marais de la faim que s'est enlisée sa voix d'inanition (un-mot-un-seul-mot-et-je-vous-en-tiens-quitte-de-la-reine-Blanche-de-Castille, un-mot-un-seul-mot, voyez-vous-ce-petit-sauvage-qui-ne-sait-pas-un-seul-des-dix-commandements-de-Dieu)
Le racisme condamné
Mais ce pouvoir révèle surtout le racisme des blancs à l’égard des noirs : « l’Europe nous a pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilences. » Installé dans sa plantation, le colonisateur peut ainsi jouir de sa vie confortable, bercé dans les « rocking-chairs » et « méditant la volupté des rigoises », comme s’il regrettait l’ancien usage du nerf de bœuf ou du fouet de rotin.
(les nègres-sont-tous-les-mêmes, je vous-le-dis
les vices-tous-les-vices, c'est-moi-qui-vous-le-dis
l'odeur-du-nègre, ça-fait-pousser-la-canne
rappelez-vous-le-vieux-dicton :
battre-un-nègre, c'est le nourrir)
L’Habitation Clément, au cœur du domaine sucrier de l’Acajou, en Martinique (1887-1987)
Mais, du temps de l’esclavage il a conservé le discours de mépris, rapporté directement dans une parenthèse.
Contre le peuple antillais
Mais dès le début du poème l’accusation s'élargit, car Césaire vise aussi les habitants de cette « ville inerte », auxquels il adresse deux reproches.
La soumission
En reprochant à la « foule » d’être « si étonnamment passée à côté de son cri », il souligne la résignation d’un peuple qui accepte de se soumettre au monde blanc. Ainsi, tout en soulignant la force de l’asservissement de « ceux qui se sont assoupis aux agenouillements / ceux qu’on domestiqua et christianisa / ceux qu’on inocula d’abâtardissement », il dénonce une terrible passivité. Un long passage, plus violent, dépeint la façon dont les Antillais ont fini par prendre à leur compte le discours raciste.
on avait fourré dans sa pauvre cervelle qu'une fatalité pesait sur lui qu'on ne prend pas au collet ; qu'il n'avait pas puissance sur son propre destin ; qu'un Seigneur méchant avait de toute éternité écrit des lois d'interdiction en sa nature pelvienne ; et d'être le bon nègre ; de croire honnêtement à son indignité, sans curiosité perverse de vérifier jamais les hiéroglyphes fatidiques.
Ainsi, ils « ne se consolent point de n’être pas faits à la ressemblance de Dieu », et donc acceptent eux-mêmes de perdre toute dignité, en « battant la chamade devant soi-même » et en considérant « que l’on est nègre comme commis de seconde classe ». Pour mettre en valeur son accusation, Césaire répète tel un refrain la formule des blancs face au noir qui se réjouit quand il accepte cette image d’infériorité : « C’était un très bon nègre. »
Deux comportements dénoncés
Cette soumission ne laisse le choix qu’entre deux comportements, aussi blâmables l’un que l’autre aux yeux de Césaire.
Peau noire, Masque blanc, essai de Frantz Fanon, essai, 1952
Le premier est qualifié de « pseudomorphose », c’est-à-dire, étymologiquement, l’adoption d’une forme fictive, mis en valeur par le discours rapporté directement : « Voyez, je sais comme vous faire des courbettes, comme vous présenter mes hommages, en somme, je ne suis pas différent de vous ; ne faites pas attention à ma peau noire : c'est le soleil qui m'a brûlé ». Ils choisissent donc, comme l’explique l’essai de Fanon, d’adopter un « masque blanc » pour masquer leur « peau noire ». Une image animale saisissante illustre cette transformation : « tous les zèbres se secouent à leur manière pour faire tomber leurs zébrures en une rosée de lait frais. »
Le second est l’acceptation d’un autre stéréotype instauré par les blancs, fondé d’abord sur l’exotisme des îles, l’image d’un peuple joyeux et coloré vendue aux touristes. Césaire laisse alors éclater sa colère : « on voit encore des madras aux reins / des femmes des anneaux à leurs oreilles / des sourires à leurs bouches des enfants / à leurs mamelles et j’en passe : / ASSEZ DE CE SCANDALE. »
De ce même stéréotype découle la seule valorisation accordée aux noirs par les blancs, un don "inné" pour la musique et la danse : « Ou bien tout simplement comme on nous aime ! / Obscènes gaiement, très doudous de jazz sur leur excès d'ennui. / Je sais le tracking, le Lindy-hop et les claquettes. / Pour les bonnes bouches la sourdine de nos plaintes enrobées de oua-oua. » On pense à tous ces clubs qui, aux États-Unis, où règne encore la ségrégation, puis en Europe, ont fait le succès du blues et du jazz.
Antillaise en madras
De même, les années trente voient triompher les danses afro-américaines, telle le Lindy-hop, ou le tracking, sur un air de jazz. En cela, musique et danse, les qualités du noir sont reconnues. Mais, pour Césaire, c’est là une autre aliénation, une autre image fictive endossée par les noirs, qu’il rejette avec violence : « Tout est dans l'ordre. Mon bon ange broute du néon. J'avale des baguettes. Ma dignité se vautre dans les dégobillements... »
Danser le lindy-hop
POUR CONCLURE
Ce poème est donc un pamphlet qui attaque, avec audace, non seulement les temps reculés de l’esclavage, mais surtout ses conséquences sur la vie aux Antilles et, de façon plus générale, ce que ces épreuves et le mépris du monde blanc ont provoqué sur la population, dont il blâme la résignation soumise et l’acculturation. Il est donc logique qu’en contrepoint, à travers sa « négritude proclamée », il lance un vibrant appel à une révolte destinée à rétablir une véritable liberté.
La révolution identitaire
Face aux Antilles « dynamitées d’alcool » dont le poème dresse un terrible portrait, qu’il s’agisse du passé ou du présent de l’écriture, Césaire fait appel à une autre forme de dynamite, celle d’une révolution. Mais cette révolution ne sera pas gratuite, elle sera différente des « révoltes inopérantes antérieures », car elle doit conduire vers un « grandiose avenir ».
Un appel lancé
Un « cri » latent
Tout en dénonçant la « foule inerte », Césaire souligne à quel point elle porte en elle le « cri » de la révolte : « on le sent sien lui seul ; parce qu’on le sent habiter en elle ». En fait, il est inscrit dans le paysage lui-même, latent, prêt à exploser, certitude du poète restituée par l’emploi du futur : « les volcans éclateront, l’eau nue emportera les tâches mûres du soleil ». Pour que cela advienne, il faut que soient surmontées « les peurs » sur lesquelles insiste Césaire, nées de l’histoire même des îles.
Moreau de Ionnès fils, une éruption symbolique, celle de la Montagne Pelée en mai 1902, Dessin. Archives départementales de la Martinique
Ainsi, à ces îles « en quête d’une ignition », Césaire lance un appel à la révolution, remise en cause absolue de ce « monde » tel qu’il est, car « il faut bien commencer. / Commencer quoi ? / La seule au monde qui vaille la peine de commencer : / La Fin du monde parbleu. », avec la majuscule qui souligne cette volonté.
Le rôle du poète
Tel est donc le rôle que se fixe le poète, réveiller ses îles endormies, en poussant, pour reprendre son image animale, « le rugissement du tigre » ». La répétition des verbes « dire », « parler », met en évidence le pouvoir dont il dispose, illustré par les images qui qualifient les mots : « Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l'œil des mots en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourageur les mineurs. » Au cœur du poème, des images encore plus violentes prolongent ce poids révolutionnaire des mots, en réponse à ceux qui nient la puissance du poète :
En vain dans la tiédeur de votre gorge mûrissez-vous vingt fois la même pauvre consolation que nous sommes des marmonneurs de mots
Des mots ? quand nous manions des quartiers de monde, quand nous épousons des continents en délire, quand nous forçons de fumantes portes, des mots, ah oui, des mots ! mais des mots de sang frais, des mots qui sont des raz-de-marée et des érésipèles et des paludismes et des laves et des feux de brousse, et des flambées de chair, et des flambées de villes…
La menace
Il lance alors un appel vibrant, scandé par l’injonction, en gradation. Les premières images, « vienne le colibri / vienne l’épervier / vienne le bris de l’horizon » se terminent par la violence extrême : « viennent les loups qui pâturent dans les orifices sauvages du corps à l'heure où à l'auberge écliptique se rencontrent ma lune et ton soleil ». Les « loups », en train de se nourrir du « corps » même du noir pour prendre de la force, illustrent la venue d’un autre temps, non plus la nuit de l'asservissement, mais une « auberge écliptique », une disparition créée par la rencontre entre « ton soleil », celui qui brûle l’île, et « ma lune », l’astre traditionnellement maléfique, promesse d’une « fin » de ce monde exotique. La menace se fait de plus en plus nette au fil du poème, lancée à l’ensemble de l’occident oppresseur : « écoute squale qui veille sur l’occident / écoutez chiens blancs du nord, serpent noir du midi qui achevez le ceinturon du ciel ».
Une étape : la Négritude
Mais pour que l’île, ce navire flottant sur l’océan, puisse être libérée, pour que puisse s’exécuter la force des mots affirmée, « et je te vire / de mes paroles alizées », ceux-ci doivent franchir toutes les étapes fondatrices, celles qui constituent la Négritude.
La négation du monde blanc
Face aux « vainqueurs » européens qui ont inculqué aux Antillais, par l’école, l’Église et l’exploitation économique, la certitude de leur infériorité et de la puissance du monde blanc, la première étape est de démythifier cette image. Ainsi, est mise en évidence leur nouvelle faiblesse, rappel de la situation historique en Europe lors de l’écriture, depuis la guerre d’Espagne entre 1936 et 1939, qui annonce la montée des fascismes, jusqu'à la guerre mondiale qui a débuté lors de la publication du poème.
Écoutez le monde blanc
horriblement las de son effort immense
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d'acier bleu transperçant la chair mystique
écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement
Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !
Ce rejet est indispensable pour pouvoir passer à l’étape suivante : « Parce que nous vous haïssions vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce de la folie flamboyante / du cannibalisme tenace. »
L'identité nègre acceptée
Dans un premier, afin de s’opposer au rejet et au mépris, il faut affirmer l’identité originelle, en remplaçant cet héritage de l’esclavage et de la colonisation, par un autre héritage, les racines africaines, ce « fleuve de tourterelles et de trèfle de la savane ». D’où les multiples références à cette terre africaine, depuis « la forêt vierge et folle », jusqu’au « Kaîlcédrat », arbre majestueux qui abrite les palabres au cœur des villages. Il ouvre le chant dithyrambique, célébration des origines, lancé par l’anaphore d’« Eia », interjection de la tragédie grecque qui marquait un mouvement d’élan :
Eia pour le Kaïlcédrat royal !
Eia pour ceux qui n'ont jamais rien inventé
pour ceux qui n'ont jamais rien exploré
pour ceux qui n'ont jamais rien dompté
mais ils s'abandonnent, saisis, à l'essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
véritablement les fils aînés du monde
poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
étincelle du feu sacré du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !
Tiède petit matin de vertus ancestrales.
Donc, au lieu de s’installer dans l’aliénation, la Négritude exige d’admettre toutes les réalités du monde noir, de prendre à son compte même les reproches adressés : « Je déclare mes crimes et qu’il n’y a rien à dire pour ma défense. » Car à tous ces reproches répondent les valeurs du monde africain de l’origine. De plus, ils s’annulent devant le crime suprême du monde occidental, le « sang » et la « mort », celle qui pèse sur le monde noir, celle qui plane dans la cellule où est enfermé le révolutionnaire d’Haïti, Toussaint Louverture :
La mort décrit un cercle brillant au-dessus de cet homme
la mort étoile doucement au-dessus de sa tête
la mort souffle, folle, dans la cannaie mûre de ses bras
la mort galope dans la prison comme un cheval blanc
la mort luit dans l'ombre comme des yeux de chat
la mort hoquette comme l'eau sous les Cayes l
la mort est un oiseau blessé
la mort décroît
la mort vacille
la mort est un patyura ombrageux
la mort expire dans une blanche mare de silence.
La structure de ce passage montre comment la « mort », affirmée au début, s’affaiblit peu à peu, décroît », « vacille », et, à la fin « expire » : la comparaison au « patyura », petit mammifère porcin, présent notamment en Guyane, qui, parce qu’il est attiré par les morts, est aussi honoré comme un dieu psychopompe, a ainsi accompagné l’âme de Toussaint Louverture dans l’au-delà, pour qu’il soit honoré par tous ses descendants.
L'identité nègre revendiquée
Une fois cette identité reconnue, définie, encore faut-il qu'après l’aveu de son propre crime, s’être associé aux femmes qui se moquaient de la laideur du nègre dans le tramway, le poète l’assume pleinement et même la revendique.
Danses. Idoles. Relaps. Moi aussi
J'ai assassiné Dieu de ma paresse de mes paroles de mes gestes de mes chansons obscènes
J'ai porté des plumes de perroquet des dépouilles de chat musqué
J'ai lassé la patience des missionnaires
insulté les bienfaiteurs de l'humanité.
Défié Tyr. Défié Sidon.
Adoré le Zambèze.
L'étendue de ma perversité me confond !
Mais pourquoi brousse impénétrable encore cacher le vif zéro de ma mendicité et par un souci de noblesse apprise ne pas entonner l'horrible bond de ma laideur pahouine ?
Il adopte ainsi les contours originels de l’Afrique, en arrive à une identification totale, jusqu’à reconnaître en lui le bruit de l’eau, imité de la rivière congolaise nommée « Likouala-aux-herbes » et c’est ce qui lui donne la force de la révolution, cette identification :
À force de regarder les arbres je suis devenu un arbre et mes longs pieds d'arbre ont creusé dans le sol
de larges sacs à venin de hautes villes d'ossements
à force de penser au Congo
je suis devenu un Congo bruissant de forêts et de fleuves
où le fouet claque comme un grand étendard
l'étendard du prophète
où l'eau fait
likouala-likouala
où l'éclair de la colère lance sa hache verdâtre […]
La « Likouala-aux-herbes », rivière du Congoi
Il y a donc là une étape indispensable, fortifiée par la Négritude, chargée de violence et de ressentiment, qui ouvre une perspective révolutionnaire.
L'objectif ultime
Au début, l’objectif, posé au début comme un « grandiose avenir », est encore présenté comme un « mirage » à double composante, faire naître […] la terre où tout est libre et fraternel. » Mais, peu à peu, ce rêve se rapproche de la réalité.
La libération
Dans un premier temps, Césaire énumère tous les échecs des révoltes libertaires, aussi bien sur les navires négriers que dans les plantations, avec les nègres « marrons », fuyards souvent rattrapés, ou même celles qui ont pris une forme politique, telle la révolution de Saint-Domingue ou celle de Toussaint Louverture en Haïti. Mais, il dépasse ensuite ce constat, pour proclamer la liberté retrouvée par tous grâce à la Négritude : « Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n'est pas en nous, mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l'audience comme la pénétrance d'une guêpe apocalyptique. ». Comme il le voulait quand il priait, après avoir été, pour son pays « commissaire de son sang » et « dépositaire de son ressentiment », puis, par ses mots, un « homme d'initiation » d'être enfin un « homme d'ensemencement », son poème conduit précisément à planter les graines de la liberté dans la terre des Antilles.
Un humanisme fraternel
Mais Césaire ne limite pas son engagement à sa seule volonté de transmettre aux Antillais son appel à la liberté. Quand il s’écrie « faites de moi un homme d’ensemencement », il ouvre son appel à un plus vaste public. Malgré l’image terrible du monde blanc développée, la prière formulée ouvre cette lutte sur une fraternité humaniste. Pourtant, le poème se poursuit avec un rappel insistant des souffrances subies et de l’aliénation des Antillais.
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n'ai que haine
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n'est point par haine des autres races
que je m'exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c'est pour la faim universelle
pour la soif universelle
Peut alors arriver un chant, rythmé par l’anaphore de l’adverbe « debout », qui célèbre cette liberté, mise aussi en valeur par la typographie qui associe « debout / et / libre », jusqu’à l’image de l’île enfin purifiée : « et le navire lustral s'avancer impavide sur les eaux écroulées. / Et maintenant pourrissent nos flots d'ignominie ! » C'est précisément cette démarche que met en évidence la formule d'André Breton dans sa préface de 1943, quand il évoque "l'alchimie" poétique chère à Baudelaire et développée par Rimbaud en parlant de « transmutation » . Mais Breton précise alors qu’elle « consiste, à partir des matériaux les plus déconsidérés, parmi lesquels il faut compter les laideurs et les servitudes mêmes, à produire on sait assez que ce n’est plus de l’or, la pierre philosophale, mais la liberté. »
La société des « Amis des Noirs", fondée en France le 19 février 1788
Cependant, à la fin, l’invocation au souffle du vent, remet au premier plan cette fraternité. L’injonction lancée, « embrasse-moi jusqu’au nous furieux / embrasse embrasse NOUS », en mettant en valeur le pronom par la typographie, traduit nettement la façon dont le « je » du poète se fait porte-parole de tout le peuple des îles.
lie-moi de tes vastes bras à l'argile lumineuse
lie ma noire vibration au nombril même du monde
lie, lie-moi, fraternité âpre
puis, m'étranglant de ton lasso d'étoiles
monte, Colombe
monte
monte
monte
Ainsi, l’image s’élargit encore à l’univers, en un ultime et vibrant appel où, malgré la difficulté du dépassement des douleurs ancestrales, illustré par l’adjectif « âpre » ou la comparaison au « lasso », l’animal, la « Colombe », symbole traditionnel de paix, accomplit une véritable assomption au cœur de la « nuit ».
La colombe symboliquei
POUR CONCLURE
Cette étude renvoie à l'analyse faite de Cahier d'un retour au pays natal par André Breton dans sa préface, rédigée à New York en 1943, à partir du titre même. Quand ce chef de file du surréalisme déclare que l'auteur « tend à nous placer [...] au cœur du conflit que pour lui il est d'importance vitale de surmonter », il met en évidence cette démarche même au sein du poème, se plonger dans la redécouverte de son île, empreinte de nostalgie, au sens étymologique de ce mot, la "douleur du retour", qui ne peut être dépassée que par l'affirmation de sa "négritude". Ainsi le « conflit » qui le déchire intérieurement, lui, le "nègre" aliéné par la culture occidentale, conduit à un engagement, littéraire, certes, mais qui, après la guerre, s'inscrira dans la vie politique.
L'écriture poétique
Le comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, 1869-1874
À la fin de sa préface, André Breton cite le comte de Lautréamont, en reprenant le commentaire formulé par Césaire dans un article du numéro 6-7 de Tropiques, daté de février 1943 : « La poésie de Lautréamont, belle comme un décret d’expropriation […] Le premier à avoir compris que la poésie commence avec l’excès, la démesure, les recherches frappées d’interdit, dans le grand tam-tam aveugle, jusqu’à l’incompréhensible pluie d’étoiles […] » Cette référence reprend la double analyse précédente, sur la violence de la révolte, mais avec l’espoir de la lumière nouvelle des « étoiles ». Mais, en même temps, elle illustre aussi le choix de l’écriture de Cahier d’un retour au pays natal, car Lautréamont est, depuis longtemps, considéré, par son œuvre Les Chants de Maldoror (1869-1874), comme l’initiateur de la poésie en prose. Mais il y a une première différence : le recueil de Lautréamont est composé de six « chants », suite d’épisodes qui ne racontent pas une histoire unique, contrairement au long poème de Césaire.
Ainsi, après avoir raconté sa découverte du texte de Césaire dans Tropiques, suivie de sa rencontre avec lui lors de son séjour à Fort-de-France, Breton met en évidence trois qualités qui le frappent, « le don du chant, la capacité de refus, le pouvoir de transmutation spéciale », et il rappelle un article de Roger Caillois paru en février 1943 dans le numéro 7-8 de Lettres françaises, qui définit le double aspect de la poésie, selon lui « une sorte d’écriture qui, obéissant non seulement aux contraintes de la prose, mais encore à d’autres qui lui sont spéciales, nombre, rythme, rappel périodique de sons, doit pourtant la surpasser en pouvoirs ». Ces jugements nous conduisent à étudier trois spécificités de l’œuvre : la mention du « chant » renvoie au rythme adopté, puis vient forcément la mélodie de la langue, enfin la façon dont se crée cette « transmutation ».
Le rythme
La longueur du poème permet à Césaire de faire précisément alterner la prose avec ce qui relève, plus traditionnellement, de la tradition poétique, la versification, contraste perçu dès les premières pages du poème.
Des récits
Dans l’analyse précédente, nous avons pu faire ressortir des passages de récit, propres à la description et tels que nous pourrions les observer dans une autobiographie, par exemple l’évocation de la fête de Noël, d’une vente de chevaux par des maquignons « sur le bourg du Gros-Morne », ou l’anecdote du tramway où le poète avoue sa culpabilité. Ces récits adoptent un rythme particulier, scandé par des répétitions à la façon de refrains, parfois soulignées par les lettres capitales, « COMIQUE ET LAID / COMIQUE ET LAID, pour sûr », ou le cri « ASSEZ DE CE SCANDALE » qui clôt le portrait de l’exotisme des femmes antillaises. Enfin, notons que, dans ces récits, il rapporte aussi directement la parole de ceux qu’il dénonce, comme celle de l’instituteur ou du prêtre ou encore du colonisateur, mais là encore en en restituant, par la coupure des tirets, le rythme scandé : « les-nègres-sont-tous-les-mêmes, je-vous-le-dis / les-vices-tous-les-vices, c’est-moi-qui-vous-le-dis ». Le récit se fait ainsi saisissant, doté d’une force de révolte supérieure.
La structure strophique
Comme le veut la tradition du poème en prose, Césaire choisit, de façon dominante, la construction de paragraphes, souvent courts, parfois plus longs, séparés par des blancs typographiques, formant ainsi des "strophes".
Elles sont scandées par des anaphores, telle celle qui s’impose dès le début, « Au bout du petit matin », et, fréquemment, elles rebondissent les unes sur les autres par la conjonction « Et » qui les relance en amorce du paragraphe : « Au bout du petit matin, cette ville plate – étalée… // Et dans cette ville inerte, cette foule criarde […] », qui lance une nouvelle anaphore : « Dans cette ville inerte ». Cet emploi du « et » est récurrent en tête de paragraphes dans l’ensemble du poème.
À cela s’ajoutent les incessantes répétitions lexicales, qui, comme si la voix du poète était accompagnée du tam-tam, soulignent les élans lyriques. Par exemple, le pronom accusateur d’une « foule ne participant à rien », lance ensuite la négation martelée : « Ni à l'impératrice Joséphine des Français rêvant très haut au-dessus de la négraille. Ni au libérateur figé dans sa libération de pierre blanchie. Ni au conquistador. Ni à ce mépris, ni à cette liberté, ni à cette audace. » De même, sont longuement répétés, pour dépeindre la situation de l’île, les mots « peur », « faim », « mort ». Les exemples sont trop nombreux pour être cités…
Moa, Chanteur de Louanges I, II, III : le griot. Triptyque
Enfin, le rythme repose sur un contraste entre de longues énumérations et la brièveté de phrases lancées comme des cris. Ainsi, une longue énumération s’ouvre pour illustrer une première image, « Au bout du petit matin, l’échouage hétéroclite », en accumulant toutes les horreurs de l’île. Elle se termine par la reprise en forme de résumé, « Au bout du petit matin, la grande nuit immobile, les étoiles plus mortes qu’un balafon crevé », suivi d’un blanc typographique, tandis que la même phrase se prolonge par une dernière image de monstruosité qui met ainsi en valeur l’accusation : « le bulbe tératique de la nuit, germé de nos bassesses et de nos renoncements. » Cette stratégie est omniprésence dans l’œuvre, multipliant les effets de rupture, comme lorsque la longue description énumérative de la case familiale, juxtaposition des laideurs, se conclut sur cette brève phrase, « Et une honte, cette rue Paille. », qui, à son tour, relance une description accumulant tous les dégoûts de la rue, puis de la plage.
La versification
Quand Césaire compose son poème, il y a longtemps, dès le mouvement romantique, que les règles traditionnelles de la versification, qu’il s’agisse de la régularité métrique, de l’élaboration des rimes, des interdits, et les formes fixes ont été remises en cause, jusqu’à faire naître le vers libre et la poème en prose. Des mouvements littéraires, notamment le dadaïsme suivi du mouvement surréaliste, ont achevé cette transgression.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-panthères, je serais un homme-juif
un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas
l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture on pouvait à n'importe quel moment le saisir le rouer de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir de compte à rendre à personne sans avoir d'excuses à présenter à personne
un homme-juif
un homme-pogrom
un chiot
un mendigot
Pourtant, la versification garde une place importante dans cette œuvre à laquelle elle donne souvent son élan lyrique.
Ainsi, dans ce passage ci-contre, des vers sont formés, non seulement, en allant à la ligne, mais aussi en jouant sur des rimes assonancées sur les voyelles [ a ] et [ o ], et même par le parallélisme syntaxique en gradation (un décasyllabe, puis un alexandrin) au sein d’une phrase, marqué par les reprises lexicales.
Cela se retrouve dans le passage consacré à Toussaint Louverture, mais aussi dans les descriptions, ainsi mises en valeur, notamment par les répétitions qui forment des refrains, associées à des variations rythmiques. Le poème se fait alors chant lyrique, avec les répétitions qui forment de refrains, martelé, comme par ce « woom rooh oh » qui scande l’hymne des valeurs africaines revendiquées, ou la célébration triomphale de « la négraille debout ».
Le lexique
Un remarquable lexique
Au bout du petit matin
un petit train de sable
un petit train de mousseline
un petit train de grains de maïs
Au bout du petit matin
un grand galop de pollen
un grand galop d'un petit train de petites filles
un grand galop de colibris
un grand galop de dagues pour défoncer la poitrine de la terre
La richesse du vocabulaire
Dans son éloge de Césaire, Breton souligne la particularité de sa langue : « c’est un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier ». Il met ainsi l’accent sur l’exceptionnelle richesse lexicale d’une langue qui puise dans des réalités aussi variées que le domaine maritime, avec les « agrès » et tous les termes qui renvoient au maniement d’un navire, ou médical, maladie nommée comme la « petite vérole » ou dont les symptômes sont suggérés, tels les « bubons » de la peste, ou le « sang impaludé » de la malaria, avec des précisions physiologiques dignes d’un dictionnaire médical, comme l’image du « suicidé [qui] s’est étouffé avec complicité de son hypoglosse », ce nerf crânien qui innerve les muscles de la langue et lui a permis de « retourn[er] sa langue pour l’avaler » ou la « membrane vitelline » que le poète doit « force[r] » pour retrouver son unité.
Un coquillage : le lambi
Bien sûr, nous retrouvons la faune et la flore des Antilles ou d’Afrique, du « babouin » au « cacaoyer », de la « sapotille » au « lambis », ainsi que les instruments de musique, comme le « balafon », et il plonge aussi dans l’histoire des peuples d’Afrique, par exemple en citant l’« askari », un soldat africain engagé dans les troupes coloniales, à l’origine allemandes.
Ce vocabulaire, inconnu le plus souvent du lecteur occidental, contribue à rendre cet univers étrange, voire inquiétant comme ce « lait jiculi », poison végétal qui peut provoquer des hallucinations.
Un arbre fruitier : le cacaoyer
Césaire souligne très fréquemment la puissance des « mots assez vastes » non seulement pour contenir l’univers entier, mais même pour se métamorphoser lui-même : « Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l’œil des mots en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple […] »
De l'effet de surprise à l'énigme
Césaire joue également sur le décalage des registres de langue. Ainsi, les termes familiers, parfois grossiers, comme « gueule de flic, gueule de vache » dans la première phrase, contrastent avec le vocabulaire recherché qui ferme ce premier paragraphe : « la force putréfiante des ambiances crépusculaires, arpentée jour et nuit d’un sacré soleil vénérien ». Ainsi, au fil des strophes, le choix des adjectifs et des adverbes fait tout particulièrement ressortir la puissance des images.
Cette langue s’enrichit encore de multiples néologismes, construit par suffixation comme « inattendument » qui accompagne la liberté jaillissante de la « négraille debout », ou par préfixation comme le verbe « conturber » pour renforcer la notion de trouble. Parfois, il procède par juxtaposition, obligeant le lecteur à recourir à l’étymologie : la « pseudomorphose » associe, par exemple, à partir du grec, l’idée de fausseté à « μ ο ρ φ η », la forme, pour dénoncer ces Antillais aliénés qui veulent à tout prix ressembler aux Blancs.
Cependant, même ce recours à l’étymologie ne suffit pas, quelquefois, à dissiper l’énigme du sens, comme celui des deux derniers vers : « le grand trou noir où je voulais me noyer l’autre lune / c’est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition ». Le mot « verrition » pose question : dérive-t-il de « verre », évoquant la transparence, ou bien du verbe « vertere », tourner, ou encore de « verrere », balayer, effacer ? Le sens ne peut se construire qu’en explicitant l’opposition entre ce « grand trou noir » qui appelle au suicide, une négritude destructrice, vécue comme une mort sous l’astre traditionnellement maléfique, « la lune », et ce « maintenant » qui met en place une négritude active, féconde pour celui qui a entrepris de « pêcher » au sein de cette « nuit », une autre négritude, qui, grâce à la « langue maléfique », aux mots dénonciateurs, qui aurait ce pouvoir, de faire tourner et de balayer une « nuit » jusqu’alors restée « immobile ». Mais, malgré cet effort pour élucider cette ultime affirmation du poète, rien ne peut avérer cette interprétation…
La force des images
Quand, dans sa préface, Breton fait l’éloge de la « transmutation », force essentielle de la poésie de Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal, il rappelle, certes, « l’alchimie » chère à Baudelaire et à Rimbaud ; mais il se rattache surtout à l’importance accordée par le surréalisme, mouvement dont il est le chef de file, à ce qu’il nomme « le stupéfiant image ». Ce rôle essentiel, il le développe dans Le Paysan de Paris (1926) en réclamant « l’emploi déréglé et passionnel » de l’image « ou plutôt de la provocation sans contrôle de l'image pour elle-même et pour ce qu'elle entraîne dans le domaine de la représentation de perturbations imprévisibles et de métamorphoses. » Autant de termes qu’illustre l’œuvre de Césaire.
Les comparaisons
Pour réaliser des associations « imprévisibles » entre deux réalités, le plus simple est le recours à la comparaison, clairement indiquée notamment par la préposition « comme » et qui ponctue les descriptions, telle celle de la souffrance des Antilles ainsi rendue dérisoire : « les fleurs de sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets babillards ». La comparaison peut même servir de refrain, par exemple lors du récit de la fête de Noël, l’image initiale, « la joie crève comme un nuage », se transforme avec la répétition insistante qui en fait une illusion : « et l'on vit comme dans un rêve véritablement, et l'on boit et l'on crie et l'on chante comme dans un rêve, et l'on somnole aussi comme dans un rêve, avec des paupières en pétales de rose, et le jour vient velouté comme un sapotille, et l'odeur de purin des cacaoyers, et les dindons, qui égrènent leurs pustules rouges au soleil »
L’ultime association est celle qui transfigure le poète lui-même, devenu le mot même qu’il prononce, « orage », « fleuve », « tornade », « feuille »… ,jusqu’à fusionner avec la ville : « Et mon âme est couchée. Comme cette ville dans la crasse et dans la boue couchée. » Le mot peut alors s’élargir en une « voix qui vrille la nuit et l’audience comme la pénétrance d’une guêpe apocalyptique », celle de la négritude portée par le poète qui pique douloureusement, qui appelle à une destruction fondatrice.
Les métaphores
Mais le langage poétique de Césaire privilégie la métaphore, qui permet des associations plus brutales, plus surprenantes, telle la qualification de « hannetons de l’espérance » pour ceux qui soutiennent un système encore largement colonial : outre son vol lourd et bruyant, rappelons que ce coléoptère est un nuisible, qui, à l’état larvaire, tapie sous terre pendant trois ans, s’attaque aux racines de tous les végétaux puis, brièvement adulte, en ronge les feuilles et les bourgeons.
Souvent violemment dénonciatrices, les métaphores contribuent à animer l’univers dépeint. Par exemple, après la critique de l’excessive passivité de l’île, « le morne oublieux de sauter » s’animalise, imagé en « morne au sabot inquiet et docile », et la ville se personnifie : « Elle rampe sur les mains sans jamais aucune envie de vriller le ciel d’une stature de protestation ». Mais la menace est bien là, toute prête à exploser grâce à la force des éléments combattant la plage : « et l’écume glisse dessus en glapissant, et la mer la frappe à grands coups de boxe, ou plutôt la mer est un gros chien qui lèche et mord la plage sans jarrets, et à force de la mordre elle finira par la dévorer, bien sûr la plage et la rue Paille avec. »
Au fil de l’affirmation de la négritude, assumée, la révolution s’affirme parallèlement en un jaillissement d’images violentes : « nous chantons les fleurs vénéneuses éclatant dans des prairies furibondes ; les ciels d'amour coupés d'embolie ; les matins épileptiques ; le blanc embrasement des sables abyssaux, les descentes d'épaves dans les nuits foudroyées d'odeurs fauves. »
Le lecteur ne peut que se laisser emporter par ce flux continu d’images, mais il lui appartient aussi d’en percevoir les échos signifiant la démarche de Césaire. Ainsi, l’accablement et la passivité suggérés au début du poème par l’image, « Au bout du petit matin, la grande nuit immobile, les étoiles plus mortes qu’un balafon crevé, // le bulbe tératique de la nuit, germé de nos bassesses et de nos renoncements », sont totalement dépassés par l'écho créé dans la dernière image d’un poète agissant, avec une métaphore quasi christique, si l'on se rappelle que les apôtres furent, à l'origine, des pêcheurs, et que le poisson a longtemps été un symbole chrétien : « et le grand trou noir où je voulais me noyer l'autre lune / c'est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition ! »
POUR CONCLURE
Cette étude met en évidence la relation entre la démarche du poème, les étapes qui conduisent, par l’affirmation de la négritude, à une libération fraternelle, et la langue, « cette exubérance dans le jet et dans la gerbe », pour reprendre la formulation de Breton dans la préface de 1943. Ce sont ces mêmes qualités que célèbre un autre poète surréaliste, Benjamin Péret, dans sa préface à l’édition espagnole de 1943 :
J’ai l'honneur de saluer ici un grand poète, le seul grand poète de langue française qui soit apparu depuis vingt ans. Pour la première fois, une voix tropicale résonne dans notre langue, non pour pimenter une poésie exotique, ornement de mauvais goût dans un intérieur médiocre, mais pour faire briller une poésie authentique qui jaillit de troncs pourris d'orchidées et de papillons électriques dévorant la charogne ; une poésie qui est le cri sauvage d’une nature dominatrice, sadique qui avale les hommes et leurs machines comme les fleurs les insectes téméraires. Aimé Césaire ne doit rien à personne : son langage n’est pas tant le sien que le langage resplendissant des colibris zébrant un ciel de mercure. Plus que l’interprète de la nature tropicale de la Martinique, il en est une partie ; à la fois juge et partie de cette nature. Sa poésie a le souverain mouvement des grands arbres à pain et l’accent obsédant des tambours du vaudou. La magie noire, grosse de poésie, s’oppose à la rébellion des religions esclavagistes où toute magie se modifie ; où toute poésie meurt à jamais.
Le poème de Césaire mis en scène
Explications de huit extraits
Pour se reporter aux explications