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Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, 1939-1947 : explications 

L'ouverture du poème, du début à "... l'insensé réveil." 

Pour lire l’extrait

Le titre du poème de Césaire rappelle la biographie de l’écrivain : « un retour au pays natal » de cet étudiant qui a quitté sa Martinique pour poursuivre ses études supérieures à Paris, et a l’occasion d’y revenir, d’abord en vacances, puis pour y prendre son poste d’enseignant à Fort-de-France. Ce « cahier » s’ouvre ainsi sur le moment de son arrivée, ce « petit matin » où, du pont du paquebot, les passagers découvrent l’île.

Le paquebot "Guadeloupe", ligne France-Antilles-Amérique centrale, 1929-1936

Le paquebot "Guadeloupe", ligne France-Antilles-Amérique centrale, 1929-1936

Reprenant la tradition du poème en prose, née avec le comte de Lautréamont au XIXème siècle et largement reprise depuis, le passage est constitué de quatre assez courts paragraphes, à la façon de strophes, les trois dernières reprenant en anaphore, tel un refrain, la notation temporelle isolée au début : « Au bout du petit matin ».

L’extrait se construit en trois temps : le premier paragraphe laisse d’abord la parole au poète lui-même, puis, au centre, deux paragraphes présentent la description des Antilles, avant que le dernier n’inverse l’image pour annoncer un « grandiose avenir ». Quelles émotions le poète exprime-t-il en retrouvant sa terre natale ?

1ère partie : le poète (1er paragraphe) 

Le refrain, laissé d'abord en suspens par l’aposiopèse, suggère, dans un premier temps, la longue attente des passagers, l’impatience de certains, peut-être, de revoir leur île.

Le discours rapporté

Le lecteur est surpris par la violence du rejet, répété dans le discours à l'impératif directement rapporté, « Va-t-en », et renforcé par le rythme binaire de chaque attaque.

          Les premiers termes sont des insultes grossières, « gueule de flic, gueule de vache », lancées contre ceux qui, au nom du pouvoir politique, exercent la police pour réprimer tout abus, et les termes choisis suggèrent qu’eux-mêmes abusent de leur autorité.

       Le rejet s’affirme ensuite par l’implication directe, « je déteste », qui introduit deux dénonciations péjoratives : « les larbins de l’ordre » s’en prend à ceux qui se sont mis au service d’un pouvoir encore largement colonial, des noirs au service des blancs tout puissants. Le choix de l’insecte dans l’autre attaque contre « les hannetons de l’espérance » crée une métaphore brutale, surprenante : ce  coléoptère est un nuisible, qui, à l’état larvaire, tapi sous terre pendant trois ans, s’attaque aux racines de tous les végétaux puis, lors de sa courte existence adulte, en ronge les feuilles et les bourgeons. L’idée que ce pouvoir puisse apporter une « espérance » à cette île est donc niée

       Le lexique péjoratif du troisième rejet, « mauvais gris-gris, punaise de moinillon », dénonce une autre catégorie de coupables, ceux qui se servent de la religion pour assurer la paix sociale, qu’il s’agisse de celle traditionnelle, avec son recours aux « mauvais gris-gris », protection dérisoire, ou, avec ce « moinillon » jugé répugnant, référence au catholicisme implanté aux Antilles depuis l’époque de l’esclavage.

Ainsi le poème s’ouvre sur une critique de tous ceux qui, en fait, collaborent au maintien de l’ordre colonial aux Antilles.

L'image du poète

Le contraste est alors frappant avec l’autoportrait du poète, dans un mouvement qui le sépare de ces complices du monde occidental : « Puis je me tournai vers des paradis pour lui et les siens perdus ». Ainsi, deux mondes s’opposent et le poète porte en lui une double nature, contradictoire, qui va soutenir son engagement, en lui permettant de résister et de combattre.

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La savane et le fleuve Okavando, Botswana

       D’un côté, il y a son héritage africain, continent des origines, intériorisé, qu’il « porte toujours dans [s]es profondeurs à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes ». Cet héritage, situé « de l’autre côté du désastre » des Antilles, offre une image embellie : « un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane » C’est un monde de paix et de calme, illustré par les sonorités douces avec les allitérations qui combinent le [ t ] aux liquides [ R ] et [ l ] et au glissement du [ f ].

       Face à lui, il y a le modèle européen, dont le superlatif dans l’image architecturale traduit la toute-puissance. C’est un modèle tellement puissant qu’il faut se protéger de sa contagion, destructrice pour les Antilles : « par précaution contre la force putréfiante des ambiances crépusculaires, arpentée nuit et jour d'un sacré soleil vénérien. » L’image finale inverse, en effet, les symboles traditionnels de l’exotisme, les « ambiances crépusculaires » et le « sacré soleil », qui, finalement, détruisent les Antilles, qu’elles contaminent, pourrissent même par la maladie vénérienne transmise.

Ainsi, par l’équilibre que lui donne cet héritage africain, « plus calme que la face d’une femme qui ment », Césaire peut alors s’attribuer un rôle, s’engager pour le salut des Antilles : « bercé par les effluves d'une pensée jamais lasse je nourrissais le vent. » Cette première image fait référence au souffle, à l’élan que peut transmettre le poète. Puis vient l’action plus affirmée, le retrait du corset qui, en emprisonnant les Antillais, en a fait des « monstres » : « Je délaçais les monstres ». Il s’agit donc de d'ouvrir les yeux de ses compatriotes pour leur permettre de se libérer.

2ème partie : la description des Antilles (2ème et 3ème paragraphes) 

Une vue d'ensemble

L’anaphore marque le passage du discours de colère du poète à une image d’ensemble des « Antilles », terme répété, mais la représentation de l’île reste limitée à deux éléments :

  • les contours géographiques d’une île aux côtes découpées, « bourgeonnant d’anses frêles », mais dont Césaire brise l’image maritime exotique en mentionnant « la boue de cette baie » pour celle où se situe Fort-de-France ;

  • la capitale de l’île, elle aussi, est dépeinte de façon péjorative : « la poussière de cette ville ».

L'île de la Martinique

L'île de la Martinique

Mais cette présentation est, en réalité, une métonymie car les trois caractéristiques, en gradation, renvoient surtout aux habitants. La première, « les Antilles qui ont faim », met en valeur la misère qui règne, puis l’idée de maladie vénérienne précédemment introduite est reprise par « grêlées de petite vérole », enfin l’image des « Antilles dynamitées d’alcool » accentue la destruction provoquée par l’alcoolisme qui sévit. Autant d’accusations lancées à nouveau contre les colonisateurs, qui peuvent ainsi dominer la population.

Le chiasme final, encore renforcé par l’adverbe, souligne la métaphore, « échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées », qui fait de cette île un navire naufragé.

Une vision d'horreur

Le troisième paragraphe est une longue énumération qui, par la succession des métaphores, juxtapose une multitude d’horreurs.

          La première image, médicale et encore amplifiée par les trois adjectifs, est particulièrement horrible, transformant l’île en une croûte telle celle, noirâtre et dure, qui se forme sur une peau ulcérée, souvent à cause d’une immobilité prolongée : « l'extrême, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux ». C’est la « blessure » initiale, les « eaux » traversées par les navires négriers qui ont transporté les exclaves de l’Afrique aux Antilles, mais qui s’est inscrite dans la peau des Antillais qui sont restés passifs.

          L’allusion à l’esclavage se prolonge ensuite, en gradation : « les martyrs qui ne témoignent pas ; les fleurs du sang qui se fanent et s'éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets babillards ». La mention des « martyrs », illustrée par la métaphore, « les fleurs du sang », suggère que certains ont essayé de se révolter, mais en vain car ils « ne témoignent pas », ont été réduits au silence, et leur révolte n’a pas abouti : ces « fleurs » se fanent et s'éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets babillards ». Leur souffle de rébellion n’est donc qu’un « vent inutile », que la comparaison animale, avec ses sonorités imitatives associant aux consonnes [ p ], [ k ] la rudesse du [ R ], rend dérisoire.

      Les trois derniers éléments, soulignés par la récurrence de l’adjectif, « vieille », « vieux », renvoyant au temps de l’esclavage et de ses conséquences, complètent cette dénonciation.

  • Un contraste apparaît d’abord entre le sentiment profond, les « angoisses », que les Antillais ont cherché à effacer, car elles sont « désaffectées », vidées de leur sens, remplacées par une bouche « menteusement souriante », le masque trompeur d’un exotisme joyeux.

  • Puis est mis en valeur l’adverbe détaché, « silencieusement », repris par ce « silence » face à une situation indigne : « une vieille misère pourrissant sous le soleil ». À nouveau est démasqué le rôle réel du « soleil », de la chaleur des îles, puisqu’il devient destructeur. Le participe « pourrissant » entraîne une insistance sur l’image horrible d’une lésion répugnante : « un vieux silence crevant de pustules tièdes ».

Ce mensonge, ce « silence », ce refus de prendre en cause le passé des Antilles, a une ultime conséquence, « l'affreuse inanité de notre raison d'être », constat martelé en un alexandrin : un peuple qui, en niant ses racines, quelque douloureuses qu’elles puissent être, nie toute valeur à son existence même, et surtout, s’interdit tout renouveau.

3ème partie : un espoir (4ème paragraphe) 

Mais le dernier paragraphe, avec le choix du futur, temps de la certitude à venir, donne un autre sens au refrain. Après la nuit du terrible passé, du silence, « Au bout du petit matin » pourra se lever un espoir, une aube nouvelle : « sur cette plus fragile épaisseur de terre », cette île perdue dans l’océan, « dépasse de façon humiliante son grandiose avenir », un avenir qui lui fera honte de sa résignation, de ses acceptations.

L'éruption de la Montagne Pelée, le 8 mai 1902

Les tirets mettent en valeur cette rupture, triple, d’abord faite d’une révolte dont les sonorités reproduisent la violence, « les volcans éclateront » (comme en 1902 l’éruption catastrophique de la Montagne Pelée), puis d’une sorte de tsunami ou de déluge biblique où l’eau, dans sa fonction purificatrice, balayera l’exotisme mensonger : « l'eau nue emportera les taches mûres de soleil ». La négation restrictive pose alors l’image idyllique d’un paradis retrouvé, d’une nature apaisée : « et il ne restera plus qu'un bouillonnement tiède picoré d'oiseaux marins ».

L'éruption de la Montagne Pelée, le 8 mai 1902

Mais la dernière formule, qu’un nouveau tiret détache de cette évocation précédente, « – la plage des songes et l'insensé réveil », laisse planer une ambiguïté. Le poète croit-il réellement à cet espoir, ou bien ne s’agit-il que de ce moment suspendu où peuvent se dérouler les rêves ? Et comment comprendre cet « insensé réveil » ? Cela veut-il dire que ces « songes », issus de la révolte serait une folie, dépourvue de sens ? Ou bien cela signifie-t-il qu’il faut, au contraire,  dépasser « la plage des songes » pour mettre en œuvre ce « réveil » quelque insensé qu’il puisse paraître en ce temps où seul règne le « silence » ?

CONCLUSION

Cette ouverture de Cahier d’un retour au pays natal met en place la double dimension de la démarche même de Césaire. D’une part, à travers les choix lexicaux, les rythmes et les sonorités, et surtout la force des images, nous y avons mesuré la violence de la dénonciation, à la fois du passé colonial, qui a installé les Antilles dans les horreurs du « sang » et de la misère, et des Antillais eux-mêmes, passifs et aliénés par l’image d’un exotisme mensonger. D’autre part, cet engagement le conduit à adopter un autre rôle encore. Il est celui qui, par le souffle, « le vent » de la Négritude, de l’héritage africain remis en valeur pour combattre la toute-puissance du monde occidental, va faire naître les « songes » et provoquer le « réveil » : il devient alors le prophète, le visionnaire d’un monde nouveau, qui rendra aux Antillais leur véritable nature.

Histoire des arts : F.-A. Biard, L'Abolition de l'esclavage, 1849.Huile sur toile, 261 x 391. Château de Versailles 

Pour voir un diaporama d'analyse

Au XVIIIème siècle, les combats des philosophes des Lumières en faveur de la liberté, de l’égalité et de la fraternité appellent à l’abolition de l’esclavage, qui, après des révoltes, notamment dans l’île de Saint-Domingue ou en Haïti, se concrétise lors de la Révolution. Mais Napoléon le rétablit dès 1802, et il faut attendre la IIIème République, en 1848, pour que soit promulgué le décret d’abolition, signé par Victor Schœlcher après une longue lutte pour y parvenir. Mais cette liberté accordée a-t-elle vraiment effacé le colonialisme ? C’est ce que nie le long poème de Césaire.

HIDA-abolition

L'enfance, de "Au bout du petit matin, une autre petite maison..." à "... en lettres d'or : MERCI)" 

Pour lire l'extrait

Ce « retour au pays natal », une redécouverte de l’île avec sa misère et ses horreurs, est également, pour Césaire, un « retour » sur son propre passé : il revit alors à la fois la « joie ancienne » des moments privilégiés, telle la fête de Noël lors de son enfance à Basse-Pointe, puis, à partir de 1924, la vie familiale dans « une autre petite maison » à Fort-de-France où son père, contrôleur des contributions, a été muté. Mais l’image de sa famille puis la description de cette habitation alors proposées n’ont plus rien d’un souvenir nostalgique. Quels sentiments Césaire fait-il ainsi partager à son lecteur ?

Enfance

1ère partie : la mémoire de l'enfance (1er paragraphe) 

La "petite maison"

La reprise du « refrain » initial, « Au bout du petit matin », amène à présent une plongée dans la mémoire de l’enfance à travers la mention de la « maison ». Elle fait jaillir des images, des souvenirs, qui semblent, par la longue phrase énumérative qui compose le paragraphe, s’imposer à la conscience.
Une "case" créole

La présentation d’ensemble repose sur des sensations, inscrites si profondément dans la mémoire affective qu’elles resurgissent avec force comme cette « autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule ». Le double superlatif relatif renforce cette vision péjorative d’un lieu répugnant comme englué dans l’espace, tandis qu’est mis en valeur la promiscuité par le contraste entre l’adjectif « minuscule » et le nombre d’habitants, les parents et sept enfants, Césaire étant le deuxième. 

Une "case" créole

L’image dévalorisante de cette promiscuité se complète par le zeugma qui associe à un même verbe l’horreur concrète qui a dû marquer l’enfant – elle « abrite en ses entrailles de bois pourri de dizaines de rats », avec l’allitération en [ R ] comme pour imiter les bruits – et un terme abstrait, « la turbulence de mes six frères et sœurs », l’agitation des enfants se trouvant ainsi comme mise en parallèle avec les « rats » qui grouillent.

La dernière caractéristique accentue la personnification de ce lieu, déjà introduite par l’idée des « entrailles » : « une petite maison cruelle dont l’intransigeance affole nos fins de mois ». Césaire transforme ainsi la maison en un créancier implacable, qui, en exigeant le montant du loyer, impose une misère continue, dont le pluriel du possessif, « nos fins de mois », montre que le jeune Césaire en est déjà conscient. Peut-être cette prise de conscience a-t-elle été un premier signe de son engagement à venir ?

Les parents

L’évocation de ces « fins de mois » difficiles entraîne celle des parents, dont le travail doit assurer la vie familiale.

            Sur le père, Césaire s’emploie à laisser planer un mystère : « et mon père fantasque grignoté d'une seule misère, je n'ai jamais su laquelle ». L’être humain « grignoté » semble ainsi subir la même destruction, le même pourrissement que celui que les « rats » exercent sur la maison. Ce mystère se résume par l’adjectif « fantasque », qui va amener un double portrait, contradictoire mais qui suggère la peur de l’enfant face à ce père dont les comportements sont inattendus. Dans les deux cas, il fait ressortir l’excès, d’une part par une sorte d’oxymore, d’origine quasi magique a priori bénéfique, mais un peu inquiétante : « qu'une imprévisible sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse » ; d’autre part, à l’opposé, la peur qu’il provoque est avantage marquée par la métaphore d’un incendie qui explose : il « exalte en hautes flammes de colère ».

        Le portrait de la mère est plus long, scandé par la répétition du verbe « pédaler », aux sonorités imitatives, encore accentuée par l’indice temporel et la multiplication de la conjonction « et » qui structurent la fin du paragraphe. Le chiasme syntaxique traduit son combat incessant contre la misère qui l’entoure, au service de ses enfants : « ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit, […] ma mère pédale, pédale pour notre faim et de jour et de nuit ». Pour insister sur cette misère, Césaire met en parallèle par la reprise de l’adjectif « inlassable » la « faim » des enfants et l’action des « jambes », qui, avec la récurrence de « la nuit », semble ne jamais cesser. Le travail de cette mère s’est inscrit dans la mémoire à travers les sensations de l’enfant revécues au présent, « je suis même réveillé la nuit ». Elles se sont imprimées en lui, ce que restitue ici la métaphore du bruit : « la morsure âpre dans la chair molle de la nuit d'une Singer ».

2ème partie : la description spatiale (2nd paragraphe) 

Une description évocatrice de la "case"

Le second paragraphe porte sur « la case » elle-même, comme si sa description pouvait expliquer la vie familiale, « au-delà de mon père, de ma mère ». Dans une énumération fondée sur la polysyndète, toutes les sensations se combinent pour suggérer la misère inscrite dans les lieux mêmes, d’abord la vue de « la case gerçant d’ampoules », avec la boursouflure des murs soulignée par la comparaison végétale aux champignons parasites destructeurs : « comme un pêcher tourmenté de la cloque ». De même, la misère empêche toute réelle réparation : la case reste avec son « toit aminci, rapiécé de morceaux de bidon de pétrole ». Le toit semble alors sculpté dans un matériau gluant, prêt à se liquéfier, et les couleurs sont tout aussi répugnantes que l’odeur, impression accentuée par l’allitération du | p ] soutenue par le [ R ] : « et ça fait des marais de rouillure dans la pâte grise sordide empuantie de la paille ». Enfin, la mémoire fait renaître le bruit particulier de ce toit fait de bric et de broc « quand le vent siffle ». Les comparaisons, inscrites dans les gestes de la vie quotidienne restituent toute la vérité des sensations alors ressenties, avec des jeux sonores imitatifs : « ces disparates font bizarre le bruit, comme un crépitement de friture d'abord, puis comme en tison que l'on plonge dans l'eau avec la fumée des brindilles qui s'envole... »

Le lit : un symbole

La description se termine par un gros plan sur « le lit », unique et que le chiasme présente d’emblée comme symbolique : « Et le lit de planches d'où s'est levée ma race, tout entière ma race de ce lit de planches ». Il est le lieu des origines, qui permet au poète, au-delà de la famille, de se rattacher à une collectivité avec l’insistance de l’adjectif hyperbolique. La conjonction « et » répétée soutient une accumulation d’éléments hétéroclites mettant en évidence la laideur de ce lit qui, comme les murs et le toit, paraît lui aussi corrompu par la maladie : « avec ses pattes de caisses de Kérosine, comme s'il avait l'éléphantiasis le lit, et sa peau de cabri, et ses feuilles de banane séchées, et ses haillons ». L’allitération sifflante semble, paradoxalement vu la grosseur suggérée par « l’éléphantiasis », effacer les naissances réalisées sur ce lit, comme pour illustrer la métaphore qui suit : « une nostalgie de matelas le lit de ma grand-mère ».

La parenthèse finale, donnant l’impression qu’il s’agit d’un ajout annexe, moins important, complète, en fait, le sens symbolique de cette description d’une misère sordide, avec la comparaison répugnante de la faible lueur à un cafard : « au-dessus du lit, dans un pot plein d'huile un lumignon dont la flamme danse comme un gros ravet ». Mais après les points de suspension, cette parenthèse introduit l’ironie amère du poète : « sur le pot en lettres d'or : MERCI ». Dans ce décor miséreux, tranche le luxe des  « lettres d’or », et, surtout, les lettres capitales qui amplifient ce « MERCI » paraissent scandaleuses : qui et de quoi cette famille pourrait-elle remercier ?

Des lampes au "kérosène"

Des lampes au "kérosène"

CONCLUSION

Ce récit, chargé de souvenirs d’enfance, confirme la quête des racines qui constitue un des objectifs de ce long poème. Il traduit ainsi le rôle fondateur, pour Césaire, d’une enfance dont ne rejaillissent que des images sordides : misère, « faim » combattue incessamment par les parents, promiscuité, laideur inscrite dans le cadre même de la vie familiale et illustrée par le « lit ».
Mais la tonalité de cet extrait lyrique dépasse la simple dimension autobiographique : le recours à l’énumération, les métaphores qui mettent en valeur les sensations, associées aux sonorités imitatives sous-tendent une révolte qui semble avoir pris naissance dans ce passé lointain. Ainsi la mémoire personnelle a pu déterminer, d’abord un refus de cet emprisonnement dans la pauvreté, puis un engagement pour refuser toute résignation, toute soumission. Le « je » de l’autobiographie est donc devenu un « nous » lucide et révolté, seul moyen d’effectuer une catharsis, en donnant sens à ce passé.

Le rôle du poète, de "Je retrouverais le secret... "à "... au cachot du désespoir." 

Pour lire l'extrait

Après la longue description critique des Antilles, redécouvertes lors de son « retour au pays natal », des lieux et de la population, puis la plongée dans les souvenirs de l’enfance, le poète évoque la force des origines avec « le vent de jadis qui s’élève » et efface l'oubli qui a eu lieu lors de « cet autre petit matin d’Europe », qui a suscité les « fidélités trahies » et le « devoir incertain qui se dérobe ». Il lance alors le verbe « Partir », celui qui a déterminé sa décision du « retour », mais surtout celui qui le pousse à présent à s’identifier à tous ceux qui portent par leur nature la misère, à tous ceux qui ont été rejetés et opprimés. Cette affirmation le conduit alors à définir le rôle qu’il voulait exercer grâce à ce retour. Quelle forme donne-t-il à son engagement ?

Poète

1ère partie : les mots (1er paragraphe) 

Il est significatif que ce départ d’Europe s’accompagne d’un souhait formulé au conditionnel, qui joue ici le rôle d’un futur dans le passé. C’était ainsi qu’il se projetait dans l’avenir, avant que le « retour » ne s’effectue réellement, avant qu’il ne redécouvre la réalité de son île.

Une alchimie

Ce départ proclamé est, en fait, perçu comme un « retour » à une fonction ancienne du poète, l’initié capable de formuler une parole magique, dont la répétition de l’adjectif souligne la toute-puissance : « Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. » Césaire reprend ici le rôle du poète, héritage antique du pouvoir d’Orphée, tel que, à la suite de Baudelaire, l’avaient affirmé les symbolistes à la fin du XIXème siècle, celui capable de formuler les "correspondances" qui permettent de mettre en relation le visible et l’invisible. Mieux encore, il se veut aussi l’alchimiste, puisque les « grandes combustions » font allusion à ce feu qui peut réaliser une transmutation de la matière, ou, comme le disait Baudelaire, la transformation du plomb en or.
François Boucher, Orphée charmant les animaux, 1740. Huile sur toile, 54 x 66. Musée d’Art Roger-Quilliot, Clermont-Ferrand

François Boucher, Orphée charmant les animaux, 1740. Huile sur toile, 54 x 66. Musée d’Art Roger-Quilliot, Clermont-Ferrand

La puissance des mots

La répétition du verbe « je dirais » dans les quatre courtes phrase suivantes est destinée à mettre en valeur le pouvoir accordé aux mots. À eux seuls, ils permettraient la transformation du poète lui-même, qui se changerait en un « arbre » grâce à la puissance de l’eau représentée sous la forme violente de l’« orage », du « fleuve » ou de la « tornade » : « Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées. » Il vivrait ainsi une sorte de baptême qui le transfigurerait.
Cependant, les images ensuite accumulées montrent qu’il ne souhaite pas rester dans l’immobilité de l’arbre. Elles illustrent la puissance poétique d’abord par le contraste entre la coulée des mots qui s’alignent pour décrire et la comparaison qui souligne la violence d’une révolte poussée à l’extrême : « Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l'œil des mots ». Puis quatre métaphores, juxtaposées sans ponctuation, insistent sur la force de ces mots, changés « en chevaux fous », emportés par leur galop, puis « en enfants frais », dont l’innocence peut changer le monde, puis « en couvre-feu », annonce d’une menace de guerre ou d’incendie, ensuite ils créent des « « vestiges de temple », car ils détruisent ce que le monde ancien avait sacralisé, le colonialisme, pour, finalement, devenir des « pierres précieuses assez loin  pour décourager les mineurs », c’est-à-dire que nul, sauf le poète, ne peut extirper du sol.
Ce paragraphe se termine sur une ultime image du poète, un avertissement lancé à ses lecteurs, ainsi menacés : « Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre. »

2ème partie : le message transmis (des lignes 8 à 22) 

Après avoir affirmé sa certitude de la puissance des mots porteurs de la colère du « tigre », Césaire présente la source de leur force, ce qu’ils représentent.

Les souffrances de l'esclavage

L’élan de l’interpellation initiale, « Et vous, fantômes montez bleus de chimie » est une injonction, un appel lancé, alors même qu’il s’apprête à « partir », aux mots chargés de leur pouvoir d’alchimie. En les qualifiant de « fantômes », il suggère que, même si les réalités qu’ils illustrent ont disparu, elles reviennent hanter les hommes d’aujourd’hui, pour les effrayer, peut-être même pour les punir. Les mots tirent donc leur premier pouvoir des réalités de jadis évoquées.
Marcel Verdier, Le Châtiment des quatre piquets, 1843. Huile sur toile, 265 x 200. The Menil Foundation, Houston, Texas

Les métaphores accumulées, énumération encore renforcée par l’absence de ponctuation, traduisent ces réalités que les mots vont ranimer. Toutes renvoient à l’époque de l’esclavage, d’abord au souvenir « d'une forêt de bêtes traquées de machines tordues ». Nous reconnaissons dans ces premières images les captures des Africains sur leur terre natale – ou bien celle des esclaves marrons qui cherchaient à se sauver – « bêtes traquées », puis tous les supplices infligés aux esclaves à grand renfort d’instruments de torture, de « machines tordues », hypallage qui applique aux « machines » ce qu’elles provoquent sur les corps. 

Marcel Verdier, Le Châtiment des quatre piquets, 1843. Huile sur toile, 265 x 200. The Menil Foundation, Houston, Texas

Les images se font ensuite saisissantes pour reproduire les horreurs de l’esclavage, les cadavres aux « chairs pourries » comparés aux fruits du « jujubier », les « yeux » arrachés comparés à des « huîtres », enfin le résultat terrible des coups de fouet : « un lacis de lanières découpées dans le beau sisal d'une peau d'homme ». L’engagement du poète passe donc par le rappel de toutes souffrances qu’a impliquées la colonisation : « j'aurais des mots assez vastes pour vous contenir ».

Un hymne à la terre natale

Dans la même phrase Césaire effectue lui-même le voyage qui a amené les esclaves dans cette île et le rythme change, avec l’anaphore destinée à dépeindre la Martinique par une accumulation d’images qui lui donnent une force cosmique, comme si elle avait été créée, sous l’effet de l’ivresse, pour permettre une fécondation : « et toi terre tendue terre saoule / terre grand sexe levé vers le soleil / terre grand délire de la mentule de Dieu ».

Cette définition sexuelle, qui fait de la création de l’île un moment de « délire » d’un créateur incapable de contrôler sa puissance, se prolonge dans d’autres images de violence, en gradation. En la qualifiant de « terre sauvage montée des resserres de la mer avec dans la bouche une touffe de cécropies », Césaire lui prête une émergence brutale, mais qui porte en elle un pouvoir de fécondation : la « touffe de cécropies », arbre creux utilisé pour faire des canalisations, permettra de faire venir dans tous les coins de l’île l’eau nourricière. De même, la dernière comparaison de « la face houleuse » de l’île, ainsi personnifiée, « à la forêt vierge et folle », affirme, par la négation restrictive, l’association de la violence des flots à celle d’une végétation indomptable.

La Martinique : entre la sauvagerie des flots et de la végétation 

La Martinique : entre la sauvagerie des flots et de la végétation 

La fonction du poète

Or, l’ultime souhait de Césaire avant son retour, dire la violence de sa terre natale « que je souhaiterais pouvoir en guise de visage montrer aux yeux indéchiffreurs des hommes », montre qu’il s’attribue bien le pouvoir d’un initié, capable de lire dans la nature ce qui reste incompréhensibles aux hommes ordinaires afin de le leur transmettre.

Cependant, la proposition principale qui ferme ce passage se charge d’une ambiguïté, d’abord par une hypothèse, le recours du poète au philtre, « il me suffirait d'une gorgée de ton lait jiculi », un poison végétal – mais inoffensif pour les êtres sauvages – destiné à permettre ce décryptage. Le conditionnel se rapproche de plus en plus, en effet, d’un irréel par l’expression qui place la transmutation effectuée « toujours à même distance de mirage ». Ainsi, cette fonction libératrice du poète qui, en cette île « découvre », en la faisant naître par ses mots « la terre où tout est libre et fraternel, ma terre », malgré le glissement du verbe au présent, n’est qu’un « mirage ». Embellir cette île, qui deviendrait « mille fois plus natale et dorée d’un soleil que n’entame nul prisme », c’est-à-dire bien différent du soleil qui soutient l’image exotique des Antilles, n’est finalement, qu’une illusion, produite par la réfraction du soleil, sur laquelle insiste l’hyperbole entre tirets, et cela jette un doute sur l’effet de cette révolte du poète.

3ème partie : vers l'avenir (de la ligne 24 à la fin 

Les raisons du retour

La reprise du verbe « Partir », qui a ouvert cette annonce du retour, entraîne un autoportrait de ce que ressentait Césaire en prenant cette décision à l’issue de ses études en métropole. Or, la première image, « Mon cœur bruissait de générosités emphatiques », se charge d’une forme d’’humour, la conscience d’un excès, d’une outrance dans le rôle qu’il veut jouer.

Les points de suspension qui suivent une autre répétition de ce verbe « Partir » semblent reproduire toutes les hésitations du poète avant de prendre cette décision, la réflexion menée qui a conduit à ce choix. La motivation mise en valeur est la symbiose affirmée entre lui et son île natale : « j'arriverais lisse et jeune dans ce pays mien […] ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair ». Mais, en se peignant « lisse et jeune », il insiste sur sa force conservée en restant indemne de toute aliénation. C’est ce que souligne le discours directement rapporté qu’il adresse au « pays », ou plutôt, avec le vouvoiement, à ses habitants : « J'ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies ».  En jouant sur le double sens du verbe, il admet que le séjour en métropole est à la fois une « errance », une marche au hasard en un lieu inconnu, mais aussi une « erreur » : c’était, en effet, une fuite, une forme de trahison de ses origines.

Le poète porte-parole

En envisageant les contours de son retour, il imagine parallèlement, en insistant par la répétition du verbe « je dirais », le double discours qu’il adresserait « à ce pays » :

       Il commence par une injonction, « Embrassez-moi sans crainte », comme si son retour pouvait effrayer son peuple, redoutant que son séjour en métropole ait fini par lui faire choisir le camp des Blancs, donc par l’amener à trahir ses origines. D’’où son affirmation, « Et si je ne sais que parler, c'est pour vous que je parlerai ». qui remet au premier plan la force des mots. Il se présente donc comme à la fois le porte-parole et l’avocat de son peuple.

          Son second discours repose sur deux images qui mettent l’accent sur la puissance de la parole : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir. » Il s’attribue ainsi le rôle d’un témoin, en énonçant l’importance du rappel de l’histoire du monde noir, effacée par le colonisateur, mais aussi celui d'un libérateur, puisqu'il en fait le premier pas vers « la liberté » du peuple opprimé, prisonnier et trop désespéré pour lutter.

CONCLUSION

Cet extrait, après la description d’une redécouverte des malheurs des Antilles, inscrits dans son décor, dans sa « foule », mais aussi dans les souvenirs de l’enfance, est essentiel parce qu’il présente le rôle que Césaire assigne à la poésie, donc celui qu’il souhaitait jouer en décidant son « retour ».

  • Dans un premier temps, il retrouve le pouvoir originel prêté au poète, celui de déchiffrer l’univers en lui donnant sens : de la nature même de son île, il tire donc une transmutation, affirmant sa violence latente, la potentialité d’une révolte.

  • Dans un second temps, il formule son ambition : être le démiurge qui, par la « voix » de sa poésie, par le rappel des origines, des douleurs d’un peuple réduit à un douloureux esclavage, permettra le « retour » de son « pays natal » à la « liberté ».

Mais ce texte, par l’emploi de ce conditionnel qui renvoie, lui, au moment où s’est décidé ce choix du « retour », introduit un doute : la poésie aura-t-elle vraiment la force qu’il lui attribue ? Le poète n’est-il pas encore face à un « mirage », à une illusion ? La réponse sera donnée à partir du cri « Et voici que je suis venu ! » qui concrétise ce « retour » : placé devant les réalités, il sera obligé de sortir du rêve pour aller plus loin dans l’affirmation de sa « Négritude ».

Les contours de la Négritude, de "douaniers anges... "à "... le vent de connivence." 

Pour lire l'extrait

Après la longue description critique des lieux et de la population des Antilles, redécouvertes lors de son « retour au pays natal », puis la plongée dans les souvenirs de l’enfance, qui ramène aux origines, Césaire a proclamé son intention de devenir, par la force de la poésie, le porte-parole de son peuple en en assumant le douloureux destin, celui de l’esclavage et celui de ses martyrs, tel Toussaint Louverture, mort d’avoir voulu libérer les siens. Mais une question s’impose alors : « Qui et quels nous sommes ? » C’est cette définition qu’il entreprend de poser dans ce passage en deux temps : assumer sa nature de noir, auquel toute valeur a été si longtemps déniée, pour en tirer sa force et sa liberté.

Négritude

1ère partie : les origines africaines (du début à la ligne 23) 

Un aveu de culpabilité

L’extrait s’ouvre comme une parodie de passage à la douane au moment où les passagers débarquent du navire, avec une interpellation ironique des « douaniers anges qui montez aux portes de l’écume la garde des prohibitions », une adresse en fait, par la blancheur suggérée par le qualificatif d’« anges », aux colonisateurs européens. Il leur lance alors sans détour son aveu de culpabilité, pleinement assumée : « je déclare mes crimes et qu'il n'y a rien à dire pour ma défense. »

Les "péchés" reconnus

Le rythme change, avec des vers libres pour énumérer la multitude de ces « crimes », en reprenant l’image péjorative des noirs vus par le colonisateur blanc, d’abord résumée dans les trois termes juxtaposés : « Danses. Idoles. Relaps. ». Il fait ainsi référence à leur vision d’un peuple de sauvages, aux cultes polythéistes, et « relaps », c’est-à-dire qui, incorrigibles, sont restés dans leur hérésie. Puis le pronom tonique, fortement détaché, « Moi aussi », suivi d’un blanc typographique, prolonge cet aveu d’irrespect de la religion catholique imposée par le colonisateur depuis le Code noir en 1665, dès l’article III : « Interdisons à nos sujets tout exercice Public autre que de la Religion Catholique, Apostolique et Romaine ; voulons que les contrevenants soient punis comme rebelles de désobéissance à nos Commandements ». Le lexique se fait violent pour, comme dans une confession, avouer ses "péchés" : « J'ai assassiné Dieu de ma paresse de mes paroles de mes gestes de mes chansons obscènes ».

La danse du sorcier

La danse du sorcier

Une nouvelle strophe poursuit l’aveu, mais le ton change, et se charge d’une forme de fierté en se faisant provocateur pour proclamer sa sauvagerie : « J'ai porté des plumes de perroquet des dépouilles de chat musqué / J'ai lassé la patience des missionnaires / insulté les bienfaiteurs de l'humanité. » L’ironie est évidente dans sa représentation des colonisateurs, par antiphrase quand il souligne « la patience des missionnaires » ou quand il reprend plaisamment la façon dont les Européens se considèrent comme des « bienfaiteurs de l’humanité ».

L’aveu devient alors un orgueilleux défi en deux temps :

  • Le redoublement, « Défié Tyr. Défié Sidon », illustre le refus du message catholique. C’est au-dessus de Tyr, à Cana, qu’a eu lieu, en effet, le premier miracle du Christ rapporté dans les évangiles, le changement de l’eau en vin ; à Sidon, s’est déroulée la rencontre de l’apôtre Pierre qui y prêchait avec Paul et Luc se rendant à Rome.

Les chutes Victoria, sur le cours du Zambèze
  • L’affirmation qui suit, « Adoré le Zambèze », marque un contraste : à la force du catholicisme, rejeté, il oppose son propre culte, celui d’une nature toute-puissante, le Zambèze étant le quatrième fleuve au cœur de l’Afrique après le Nil, le Congo et le Niger. C'est ici une allusion à la pratique de l'animisme en Afrique. 

L’exclamation empreinte d'auto-dérision qui conclut cette strophe, censée reprendre le remords attendu de celui qui se confesse, traduit, en fait, une réponse insolente aux reproches du monde blanc : « L'étendue de ma perversité me confond ! »

Les chutes Victoria, sur le cours du Zambèze

Un éloge exalté

Le connecteur d’opposition introduit une question, adressée à cette nature même de l’Afrique, à la « brousse impénétrable » qui symbolise sa puissance. Cette question réclame une transformation intérieure, d’abord le refus de l’aliénation, de l'acceptation d’entrer dans le jeu du monde blanc, « encore cacher le vif zéro de ma mendicité », parce que le Noir prend à son compte l’idée de la supériorité européenne, « par un souci de noblesse apprise ». Ensuite, accepter le regard qui renvoie le Noir au néant implique un contrepoint, assumer pleinement les termes mêmes du blâme, et même les revendiquer comme le marque leur reprise, les chants et les danses d’Afrique qualifiés d’« horrible bond » ou le jugement physique péjoratif des peuples bantous, la « laideur pahouine ». L’interrogation négative, « pourquoi […] ne pas entonner… », appelle ainsi une réponse affirmative, transformer ces critiques en un chant de célébration.

C’est ce chant qui forme la strophe suivante, scandé, comme s’il était rythmé par le son du tam-tam, par ce cri, « voom rooh oh », qui illustre précisément cet « horrible bond » évoqué. Cette formule incantatoire ouvre une énumération d’actions, toutes destinées à valoriser la puissance africaine, elle aussi capable, comme la religion du colonisateur, le catholicisme, de réaliser des miracles pour protéger l’humanité. Le rythme est, dans un premier temps, binaire : la danse devient ainsi une sorcellerie, apte « à charmer les serpents à conjurer les morts », puis « à contraindre la pluie à contraindre les raz de marée », c’est-à-dire qu’elle protège ainsi l’humanité en assurant sa prospérité. Même, contrairement à la peur ancienne des éclipses ou à la promesse biblique d’une fin du monde apocalyptique, son pouvoir dépasse celui de tout autre dieu, « empêcher que ne tourne l'ombre […] / que mes cieux à moi s'ouvrent ».

Une danse de la pluie en Afrique

Une danse de la pluie en Afrique

Le premier mouvement de la Négritude est donc de redonner à la culture africaine sa pleine valeur, égale à celle du monde occidental.

2ème partie : de l’esclavage à la liberté (de la ligne 24 à la fin) 

Esclaves au travail dans un champ de cannes à sucre

Un héritage assumé

Les tirets marquent une rupture : le poète glisse de la danse des origines africaines à la définition de sa propre nature, revêtant trois images. La première se présente comme un souvenir d’enfance, mais elle rappelle le destin des Antillais, esclaves employés à la culture de la canne à sucre : « moi sur une route, enfant, mâchant une racine de canne à sucre ».

Esclaves au travail dans un champ de cannes à sucre

Puis l’image est plus violente, allusion soit à la capture des Africains conduits en convoi sur les côtes pour être emmenés en esclavage, soit aux nègres marrons, ramenés pour être châtiés dans les plantations qu’ils ont voulu fuir : « traîné homme sur une route sanglante une corde au cou ». La dernière image est plus énigmatique : « debout au milieu d'un cirque immense, sur mon front noir une couronne de daturas ». On peut peut-être penser aux jeux romains où les noirs combattaient dans les cirques, mais, au lieu des lauriers qui couronnent les vainqueurs, leur couronne est faite d’une plante vénéneuse et narcotique, comme pour symboliser la condamnation qui pèse sur eux.

Une danse de libération

La reprise du refrain relance la danse bondissante, mais, à présent, pour dépasser la vision initiale : « voum rooh / s'envoler / plus haut que le frisson plus haut que les sorcières ». Le rythme isole le verbe qui marque l’élan « vers d’autres étoiles », symbole de l’idéal entrevu. Le rythme, soutenu par l’exclamation, pose la violence révolutionnaire de cet idéal, une « exaltation féroce de forêts et de montagnes déracinées », destinée à inverser, alors même que « nul n’y pense », la réalité coloniale, la conviction du monde blanc que ces « îles [sont] liées pour mille ans ».

Pour danser la liberté

Pour danser la liberté

Une dernière reprise du refrain « voum rooh oh » lance l’objectif, « pour que revienne le temps de promission », allusion à la promesse biblique de Dieu aux Hébreux d’une « terre promise ». Une longue énumération dépeint alors les images de cette liberté, scandées sur le rythme de la danse. Il y aura d’abord une reconnaissance pleine et entière de l’identité, celle du poète, « et l'oiseau qui savait mon nom », mais aussi celle de « la femme qui avait mille noms / de fontaine de soleil et de pleurs », illustrant ainsi l’eau fécondante, la vie mais aussi les souffrances. Cette nouvelle image fait de cette femme la créatrice de l’univers, qu’elle peuple par « ses cheveux d'alevin », et même elle donne forme au poète, avec la récurrence du déterminant possessif : « et ses pas mes climats / et ses yeux mes saisons ».

La métrique, avec les deux hexasyllabes, « et les jours sans nuisance / et les nuits sans offense », qui s’allongent ensuite, et le recours à une rime riche, met enfin en valeur cette liberté nouvelle, marquant non seulement la fin des souffrances, mais aussi, soulignée par le décalage typographique, une fraternité qui s’ouvre sur l’univers associée à cette libération : « et les étoiles de confidence / et le vent de connivence ».

CONCLUSION

Ce passage tire son originalité et sa force de sa langue qui restitue, par le refrain scandé, par le choix des rythmes et des sonorités, l’image d’une danse africaine, mais en inversant sa valeur. Là où elle soutient la condamnation des cultures africaines par le monde blanc, le poète en fait le fondement même d’une Négritude libératoire. Assumer les critiques lancées à la sauvagerie du monde noir permet, en effet, de s’en réapproprier la violence, d’en tirer une force qui devient le moyen de sa révolte, le soutien de sa marche vers la liberté. Césaire confirme ainsi son engagement pour que le « retour au pays natal » ouvre la liberté, une liberté portée par « les mots » eux-mêmes en liberté.

La vision colonialiste, de "Je refuse  de me donner... " à "... parmi les lassitudes." 

Pour lire l'extrait

Après la longue description critique des Antilles, redécouvertes lors de son « retour au pays natal », des lieux et de la population, puis la plongée dans les souvenirs de l’enfance, qui ramène aux origines, Césaire a proclamé son intention de devenir, par la force de la poésie, le porte-parole de son peuple. Mais encore faut-il définir ce peuple… Dans un premier temps, il proclame sa Négritude, en la rattachant à la culture africaine, dont il célèbre la force libératrice, inscrite dans ses danses bondissantes. Mais les réalités observées lors de son « retour » le ramènent à une vérité, bien différente, celle d’un territoire aliéné, que les années d’esclavage ont convaincu de son infériorité. D’où un revirement, le sentiment que son appel à la révolte ne pourra pas aboutir : « Quelle folie le merveilleux entrechat par moi rêvé au-dessus de la bassesse ! » Il lui faut donc trouver une autre voie : comment le poète traduit-il ce réveil ?

Colonialisme

1ère partie : du rêve à la réalité du peuple antillais (du début à la ligne 13) 

Le revirement du poète

Après avoir tiré de la culture africaine, symbolisée par ses danses, l’espoir qu’en la revivifiant, elle permettrait une révolte, Césaire, face au constat de la puissance de l’aliénation des Antillais, rejette cette dimension de la Négritude : « Je refuse de me donner mes boursouflures comme d'authentiques gloires. » Embellir la culture des origines, célébrer la grandeur initiale de l’Afrique pour définir les Antillais, ne serait donc qu’un mensonge, qu’il avoue en allant jusqu’à l’auto-dérision en s’accusant de naïveté : « Et je ris de mes anciennes imaginations puériles. » 

La démythification

La négation « Non » lancée avec force en amorce du paragraphe démasque ainsi le rêve qu’il avait exprimé au conditionnel alors qu’il avait décidé de « partir ». Une série de négations en fait une fiction construite de toutes pièces à partir d’une histoire qui n’est que celle de l’Afrique, pas du peuple antillais auquel, par le pronom « nous », s’identifie Césaire : « nous n'avons jamais été amazones du roi du Dahomey, ni princes de Ghana avec huit cents chameaux, ni docteurs à Tombouctou Askia le Grand étant roi, ni architectes de Djenné, ni Mahdis, ni guerriers ».

L'architecture remarquable de la grande mosquée et du marché de Djenné

Il sépare ainsi les Antilles des grands empires africains cités : le plus ancien, celui du Ghana, fondé au VIème siècle, dont il souligne la richesse,  « huit cents chameaux », puis l’empire Songhaï établi sur presque toute l’Afrique de l’Ouest, avec la mention de sa capitale, la ville sainte de Djenné au Mali, avec sa grandiose architecture, et Askia le Grand, son fondateur qui régna de 1493 à 1529 et protégea les lettres en créant l’université de Tombouctou, dont les « docteurs » de l’islam sont restés célèbres. 

L'architecture remarquable de la grande mosquée et du marché de Djenné

Enfin, il avance dans l’histoire en évoquant ceux qui, aux XVIIIème et XIXème siècles, menèrent les premières luttes contre les colonisateurs, le royaume du Dahomey, avec ses « amazones », son armée qui intégrait des femmes, ou celui du Soudan dont les souverains étaient surnommés « Mahdis », tel des « messies » pour leur peuple de « guerriers »   et dont le premier triompha des Anglais en s’emparant de Khartoum en 1885. La dernière négation, « Nous ne nous sentons pas sous l'aisselle la démangeaison de ceux qui tinrent jadis la lance. », détruit toute idée de lutte armée, renvoyée à ce superbe « jadis » de l’Afrique dont les Antillais n’ont pas reçu l’héritage.

Muhammad Ahmad ibn Abd Allah Al-Mahdi, 1er « Mahdi » du Soudan

Muhammad Ahmad ibn Abd Allah Al-Mahdi, 1er « Mahdi » du Soudan

La vérité rétablie

L’auto-dérision du poète se poursuit, face à cette grandeur d’illustres guerriers, dans une parenthèse où il se moque lui-même de son pacifisme par l’image ridicule de son animal préféré : « (moi qui n'admire rien tant que le mouton broutant son ombre d'après-midi) ». Mais il s’affirme alors porteur de vérité, « puisque j'ai juré de ne rien celer de notre histoire », et présente une image péjorative des Antillais, au service des Européens, et rendue dérisoire d’emblée par le chiasme : « je veux avouer que nous fûmes de tout temps d'assez piètres laveurs de vaisselle, des cireurs de chaussures sans envergure ». Sa définition se poursuit avec un double éloge ironique, d’abord par une valorisation feinte, « mettons les choses au mieux, d'assez consciencieux sorciers », qui se charge, pour finir, d’une ironie cruelle avec le rappel des coups subis par les esclaves : « et le seul indiscutable record que nous ayons battu est celui d'endurance à la chicotte... »

2ème partie : les réalités de l’esclavage (des lignes 14 à 29) 

L'esclavage instauré

La longue phrase qui constitue le paragraphe suivant reprend, en trois temps, étape par étape, la façon dont a pu s’établir l’esclavage.

       Dans un premier temps, pour le justifier, il fallait faire du Noir un sous-être, ravalé à l’état animal, enfermé dans sa « nègrerie » comme dans une étable : « Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes ; que les pulsations de l'humanité s'arrêtent aux portes de la négrerie »

       Dans un deuxième temps, c’est l’intérêt économique qui a soutenu son instauration, avec un contraste marqué entre la qualification péjorative péjorative, répugnante, des esclaves, « un fumier ambulant », et celle, méliorative, des productions que l’esclavage favorise : « hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux ».

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       Enfin vient une longue énumération pour décrire l’itinéraire des esclaves, les temps forts de la traite, d’abord leur achat où ils sont traités comme des animaux, « et l'on nous marquait au fer rouge », puis les conditions horribles du transport dans les navires négriers, « et nous dormions dans nos excréments », puis la vente qui les dévalorise encore : « et l'on nous vendait sur les places et l'aune de drap anglais et la viande salée d'Irlande coûtaient moins cher que nous ».

La conclusion rappelle à quel point tout cela a été accepté, avec le soutien de la religion chrétienne qui a cautionné l’esclavage dès son instauration : « et ce pays était calme, tranquille, disant que l'esprit de Dieu était dans ses actes. »

Le marquage de l'esclave au fer rouge

La traite revécue

L’évocation de l’esclavage se poursuit en deux temps, glissant du « nous », en anaphore dans les vers libres, à « J’entends » en ouverture d’une énumération qui montre à quel point le poète revit les terribles souffrances des esclaves auxquels il s’identifie

La néantisation des Noirs

        Le lexique, violemment péjoratif, associé à la reprise des sonorités, traduit avec force la néantisation des Africains condamnés à la traite : « Nous vomissure de négrier / Nous vénerie des Calebars ». Césaire rappelle ainsi le rôle des navires, les négriers, qui déchargeaient dans les îles les masses d’esclaves, capturés telles des proies par la « vénerie », par ceux qui les chassaient sur la côte des Calabars, entre le golfe du Biafra et le Bénin, célèbre pour son important trafic.

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Embarquement d’esclaves sur un navire négrier, in Traité général du commerce de l’Amérique, T.2, 1783. BnF

          Puis la double question, « quoi ? Se boucher les oreilles ? », prend une tonalité polémique, comme si le poète s’indignait d’un conseil donné, celui de ne pas écouter les cris de douleur, d’oublier ce temps de l’esclavage. L’exclamation, par laquelle il répète son identification aux esclaves à bord des navires, renforcée par l’allitération en [ R ], « Nous, soûlés à crever de roulis, de risées, de brume humée ! », en amène une seconde, en forme d’excuse : « Pardon tourbillon partenaire ! »  Cette excuse pour la passivité des Antillais, qui ont refusé le « tourbillon partenaire », image de la révolte, traduit le rejet de la suggestion, le refus donc de l’oubli

Une vision hallucinatoire

Le poète, en refusant de « se boucher les oreilles », se projette alors dans le cauchemar du transport des esclaves, sur le navire négrier, dans « la cale » même où ils sont parqués : « J'entends de la cale monter les malédictions enchaînées ». Il rappelle les agonies au cours du voyage, les morts dont on se débarrasse par-dessus bord, « les hoquettements des mourants, le bruit d'un qu'on jette à la mer... », et la réduction à l’état animal lors des accouchements : « les abois d'une femme en gésine ».

Chaque bruit mentionné est suivi de points de suspension, comme pour le prolonger en le faisant écouter au lecteur. L’horreur s’accentue avec la mention « des raclements d'ongles cherchant des gorges », geste meurtrier ou tentative de suicide, et s’accompagne d’une double torture, les coups personnifiés pour illustrer la cruauté des esclavagistes, « des ricanements de fouet », et le manque d’hygiène qui détruit lentement : « des farfouillis de vermine parmi des lassitudes... »

3ème partie : la résignation (de la ligne 30 à la fin) 

La dernière strophe de ce passage confirme l’excuse lancée précédemment, cette absence de révolte que déplore Césaire par le redoublement de la négation, car, même en cas d’échec, elle aurait rendu à ce peuple d’esclaves méprisés sa grandeur : « Rien ne put nous insurger jamais vers quelque noble aventure désespérée. »

En fait, l’aliénation s’est installée aux Antilles avec l’acceptation de tous les arguments racistes. Si, au début du passage, le racisme était porté par la métropole colonialiste (« Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes »), il finit par être entériné par les Antillais eux-mêmes, qui se soumettent, comme le veut la religion qui contribue à les en persuader, d’où la répétition : « Ainsi soit-il. » À la puissance de l’argument religieux s’ajoute la force politique qui contribue à la néantisation : « Je ne suis d'aucune nationalité prévue par les chancelleries ». De même, la négation suivante, « Je défie le craniomètre », les exclut de tout instrument permettant de les inscrire dans une « race », comme si le Noir était en dehors de l’humanité. De ce fait, l’universalisme de la citation de Térence, « Homo sum », ne peut s'appliquer à un Noir : tronquée par ce « etc. », elle se réduit à un bavardage qui lui ôte toute sa valeur humaniste.  

Cette négation de l'appartenance à l’humanité conduit à cautionner le triple destin imposé au peuple antillais, souligné par la polysyndète, esclavage, aliénation en se rangeant dans le camp des Blancs, et mort : « Et qu'ils servent et trahissent et meurent ». D'où leur ultime caution apportée à un racisme qui prend un accent biblique : « Ainsi soit-il. Ainsi soit-il. C'était écrit dans la forme de leur bassin. »

CONCLUSION

Cet extrait, renforcé par la variété des rythmes et l’expressivité du lexique, marque un tournant dans ce long poème : Césaire passe du rêve longtemps entretenu, une image embellie de l’héritage africain que porteraient les Antillais, à la réalité, constaté lors du « retour au pays natal », qui a détruit ce rêve. Il a pu constater, en effet, la misère dans laquelle est engluée son île et la passivité d’une « foule » aliénée, qui accepte la perte de sa dignité soutenue par le discours raciste. D’où l’inversion : le véritable héritage est celui de l’esclavage, qui a marqué au fer rouge ce peuple et qu’il revit ici. « Je me cachais derrière une vanité stupide le destin m’appelait », avouera-t-il plus loin. La restauration de la dignité ne pourra donc se faire qu’en revendiquant ce destin au lieu d’essayer de l’effacer, comme le déclare Senghor dans Liberté 3, essai paru en 1977 : « La Négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture. »

La célébration du monde noir, de "ô lumière amicale..." à "... et close concordance." 

Pour lire l'extrait

Le déroulement de son « retour au pays natal » conduit Césaire à ne plus rêver d’une île fantasmée à partir d’un rêve d’Afrique, pour reconnaître, dans la misère qui y règne et dans la passivité des Antillais, une aliénation née de l’esclavage qui a imposé le racisme. En racontant son comportement face à un noir dans un tramway, la façon dont il s’est rendu complice, par son sourire, de la moquerie des femmes qui riaient de lui, Il reconnaît d’ailleurs être lui-même porteur de cette aliénation. Il lui faut donc, à présent, restaurer sa dignité perdue. Quels procédés met-il en œuvre pour célébrer le monde noir ?

Célébration

1ère partie : deux mondes face à face (du début à la ligne 13) 

L’image insistante qui ouvre cet extrait, « ô lumière amicale / ô fraîche source de la lumière », représente comme une révélation, qui illumine le poète en lui apportant la vérité. Cette vérité se construit autour d’une antithèse, marquée par le connecteur « mais » et qui oppose, à deux reprises, le monde noir et le monde blanc.

la faiblesse du monde noir

Les Noirs, désignés par l’anaphore « ceux qui », sont d’abord présentés par une triple négation, renforcée par le rythme binaire : « ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boussole / ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni l'électricité / ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel » Il souligne ainsi la faiblesse du monde noir face à la force du monde blanc : les trois verbes d’action traduisent l’idée que l’Afrique serait restée incapable de tout progrès

Abraham Ortelius, Voyage de Magellan, 1599. Gravure d’une carte du Pacifique (détail)

Abraham Ortelius, Voyage de Magellan, 1599. Gravure d’une carte du Pacifique (détail)

Par leurs découvertes scientifiques et technologiques, les Européens ont pu maîtriser la nature et conquérir l’univers en imposant leur puissance coloniale, y compris par « la poudre », la guerre. Dans un premier temps, c’est donc la force du monde blanc qui ressort.

la force du monde noir

Mais l’image négative s’inverse en un éloge qui attribue au monde noir une autre force, son lien avec « la terre », terme récurrent mis en valeur par l’épiphore : « mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre / gibbosité d'autant plus bienfaisante que la terre déserte / davantage la terre / silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre ». Ainsi, le monde noir, même s’il peut paraître une simple « gibbosité », une excroissance, une bosse difforme, est, en fait, indispensable pour préserver la richesse de l’univers, de « la terre ». D’où la métaphore du « silo », lieu où « se préserve et mûrit » le grain nourricier, alors que le monde blanc, lui, détruit, avec le rejet, « davantage la terre », qui souligne l’ampleur croissante de cette destruction.

la dénonciation du monde blanc

La critique du monde blanc s’élargit ensuite avec la reprise du rythme ternaire négatif choisi pour définir le concept de « négritude », néologisme pour qualifier la nature même de l’homme noir. En proclamant, « ma négritude n'est pas une pierre, sa surdité ruée / contre la clameur du jour », Césaire fait de la « pierre » le symbole du monde blanc, coupable d’être resté sourd et aveugle dans son élan destructeur du cri et de la lumière, donc de la vie. L’image de cet aveuglement s’accentue encore par la métaphore médicale, celle d’une la cicatrice laissée par la blessure causée par le monde blanc : « ma négritude n'est pas une taie d'eau morte sur l'œil mort de la terre ». Il faut donc voir un ultime blâme dans la dernière négation redoublée, qui rejette la double puissance du monde blanc, politique et religieuse, incarnée par ses constructions de « pierre » : « ma négritude n'est ni une tour ni une cathédrale ».

2ème partie : un dithyrambe (de la lignes 14 à la fin) 

Un chant de gloire

Le même procédé est repris, pour inverser la définition négative, « ma négritude n’est pas… » qui se change en un hymne de gloire qui redonne au monde noir une pleine puissance, scandée par l’anaphore qui leur accorde la possession profonde de l’univers là où le monde blanc, lui, n’e possède que la surface : « elle plonge dans la chair rouge du sol / elle plonge dans la chair ardente du ciel ». Les deux adjectifs qui soutiennent cette image, « chair rouge » et « chair ardente », suggèrent aussi une violence que confirme le vers qui ferme la strophe : « elle troue l'accablement opaque de sa droite patience. » Césaire fait ainsi de la négritude une force de résistance en réponse à l’opacité précédemment illustrée par cette « taie » qu’avait imposée l’esclavage. Les abstractions traduisent cette force nouvelle : au lieu de se courber sous le poids de l’aliénation, le monde noir se tient droit, image de sa dignité recouvrée. 

À la façon d’une danse qui martèle le sol, l’hymne s’amplifie alors par l’anaphore de l’interjection « Eia », empruntée à l’antiquité, notamment dans l’épopée pour inciter au courage dans une situation tragique. La faiblesse du monde noir, reprise, devient alors sa force même, symbolisée par l’exclamation qui ouvre ce dithyrambe : « Eia pour le Kaïlcédrat royal ! » Césaire, en évoquant cet arbre majestueux qui, au cœur des villages africains, abrite la « palabre » permettant au pouvoir de prendre ses décisions, retrouve le symbolisme traditionnel de l’arbre, qui, avec ses racines qui plongent dans le « sol » et son feuillage qui se dresse vers le « ciel », traduit l’unité de l’univers.

Au cœur du village : le kaïlcadrat, "l'arbre à palabre"

Au cœur du village : le kaïlcadrat, "l'arbre à palabre"

Les valeurs célébrées

Césaire joue sur l’antithèse pour, par l’emploi à nouveau du connecteur « mais », répondre aux faiblesses du monde noir par une célébration des valeurs qui lui donnent sa force. En affirmant « ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose », il remplace les conquêtes des blancs, qui ne pensent qu’à la possession du monde, par une fusion avec la nature. Ainsi, le double reproche adressé aux noirs, « ignorants des surfaces » et « insoucieux de dompter », devient, en fait, des qualités, une harmonie parfaite au sein de l’univers : « mais saisis par le mouvement de toute chose », « mais jouant le jeu du monde ».

L’épiphore de « monde » scande les images qui se succèdent pour marquer cette fusion des noirs avec le cosmos. En les présentant comme « véritablement les fils aînés du monde », peut-être Césaire rappelle-t-il les origines africaines de l’humanité, mais surtout insiste sur le fait que tous les éléments s’unissent en eux. La répétition de lu déterminant pluriel « tous » insiste d’abord sur l’air, imité par l’allitération en [ f ] : « poreux à tous les souffles du monde / aire fraternelle de tous les souffles du monde » ; puis vient l’eau, ici aussi amplifiée par le pluriel tandis que la précision « sans drain », suggère une inondation acceptée en l’absence de tout conduit pour évacuer un excès. Enfin, en liant ce monde noir au « feu », l’image prend finalement une connotation religieuse, comme pour le diviniser : « étincelle du feu sacré du monde ». 

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Artus Wolffort, Les quatre éléments, vers 1641. Huile sur toile, 158 x 200. Collection privée

La célébration atteint son apogée à la fin de la strophe, marquée par l’hyperbole exclamative : « chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde ! » Là où le monde blanc s’est développé en maîtrisant la nature, par ses progrès et ses conquêtes, le monde noir n’a pas eu besoin de tels efforts : il a naturellement hérité du « monde », qui vit en lui.

L'unité retrouvée

Ainsi la strophe se conclut en soulignant, par le décalage typographique, cet héritage, ce qui métamorphose le refrain qui avait ouvert le poème : « Tiède petit matin de vertus ancestrales ». Ce « petit matin » ne présente plus toutes les misères et les douleurs de l’île, on n’est plus « à l’aube », mais le jour s’est levé, en apportant une bénéfique douceur grâce aux valeurs réaffirmées par l’hymne à la négritude

Le « sang », terme récurrent dans la dernière strophe du passage, n’est plus alors celui de la violence ou de la mort, mais celui de la vie, dans une harmonie humaine et cosmique célébrée : « tout notre sang ému par le cœur mâle du soleil / ceux qui savent la féminité de la lune au corps d'huile / l'exaltation réconciliée de l'antilope et de l'étoile ».  L’unité se réalise, en effet, au sein même des Antillais, entre le masculin et le féminin, entre l’intérieur, « le cœur », et l’extérieur, l’apparence physique, entre le « soleil » diurne et la « lune » nocturne, entre la terre, avec « l’antilope » bondissant dans la savane, et le ciel avec « l’étoile » brillant au firmament.

L’univers selon Copernic, 1660, in Harmonica Macrocosmica d’Andreas Cellarius

Les négations qui avaient servi à définir les noirs en les différenciant des blancs ont donc à présent disparu : ils sont devenus « ceux dont la survie chemine en la germination de l'herbe ! », en marche donc vers une renaissance universelle, accentuée par l’exclamation finale. La reprise de l’interjection traduit ce nouvel élan, symbolisée par la figure du « cercle » qui peut englober les deux mondes jusqu’alors, dissociés, enfin réunis : « Eia parfait cercle du monde et close concordance ! »

L’univers selon Copernic, 1660, in Harmonica Macrocosmica d’Andreas Cellarius

CONCLUSION

Cet extrait est important en raison de l’inversion, qu’il met en évidence : le monde blanc, avec ses orgueilleuses conquêtes, mais qui s’avèrent destructrices, s’est séparé du monde noir, jugé inférieur car resté enraciné dans la terre.

Frédéric Bruly Bouabré, série Connaissance du monde, 1991. Dessin crayon de couleur et stylo à bille sur carton, 15 x 10. Musée d’Art moderne, New York

Mais la négritude, proclamée en une incantation lyrique, soutenue par le rythme martelé et les échos sonores, instaure une autre image du monde noir : il est celui qui non seulement « préserve », en se rangeant du côté de la vie, mais aussi « mûrit ce que la terre a de plus terre ». Il permet ainsi une osmose au sein de l’univers en réconciliant les créations perçues comme différentes, terrestres comme célestes. Le poète devient ainsi le porte-parole de la fraternité possible.  

Frédéric Bruly Bouabré, série Connaissance du monde, 1991. Dessin crayon de couleur et stylo à bille sur carton, 15 x 10. Musée d’Art moderne, New York

Lecture cursive : Léopold Sédar Senghor, Liberté 5, « Le dialogue des cultures », 1992 

Pour lire l'extrait

Léopold Sédar Senghor, originaire du Sénégal, est un des trois fondateurs, avec l’Antillais Aimé Césaire et le Guyanais Léon Gontran Damas, de la revue L’Étudiant noir, dont le premier numéro est publié en mars 1935. Peu à peu, y prend naissance le concept de négritude, à partir d’une réflexion sur les deux manières d’appréhender la nature, celle du monde blanc et celle du monde noir, telle celle présentée dans cet extrait du tome 5 de son essai Liberté, sous-titré « Le dialogue des cultures ».

L'approche européenne

La majuscule au mot « Autre » souligne l’approche des Européens, qui privilégient l’analyse dans leur « confrontation avec l’objet ». Ainsi, il a toujours adopté un regard scientifique, qui « tient à distance » l’objet. Mais les images qui soutiennent le portrait du Blanc, « un guerrier », un « oiseau de proie », se chargent d’un blâme implicite : l’objectif de cette approche, hypocritement masqué par « un regard innocent », est, en fait la conquête, la maîtrise de la nature à son profit.

Le monde noir

La phrase qui ouvre le second paragraphe insiste sur la différence de l'approche du monde noir : « Les rapports de l’Africain et de la Nature sont l’expression d’une symbiose consciente d’elle-même. » L’appréhension du monde ne relève plus alors d’une observation rationnelle, distanciée, mais d’une perception intériorisée, de l’expérience intimement vécue : « L’Africain sent qu’il fait lui-même partie de la nature » Il mentionne alors des exemples qui, tout, mettent en valeur sa fusion avec « le Cosmos et le social », donc les « relations » qu’il entretient avec tous les éléments de la création qui sont sources de vie.

Pour conclure

Ainsi Senghor en opposant l’approche destructrice des Européens, qui font de la nature « un ennemi qu’il faut vaincre », à celle des Africains, pour lesquels, au contraire, il faut la préserver, en favorisant, entre tous les éléments qui la composent, « leur harmonie et leur accord », semble annoncer et expliciter la célébration poétique de Césaire quand il conclut sur la double image, « parfait cercle du monde et close concordance ».

Nous pouvons aussi voir dans cette approche la marque de la pensée philosophique d’Henri Bergson (1859-1941) qui, alors même qu’il vit une époque où triomphent le matérialisme et la foi en la puissance de la science, n’envisagent le monde – et même le fonctionnement cérébral – que par la rationalité analytique et les lois chimiques et physiques, associe, lui, le vivant à l’expression d’une « énergie spirituelle » unissant matière et esprit. C’est pourquoi il fonde sa philosophie sur une autre approche de la connaissance, le retour à soi, l’intériorité de la conscience, en mettant au premier plan l’intuition, « « la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable ».

Une prière du poète, de "et voici au bout de ce petit matin..." à "... la succulence des fruits." 

Pour lire l'extrait

Le poème débute lorsque, de « retour au pays natal », Césaire retrouve la réalité des Antilles, la misère qui y règne et la passivité des Antillais, leur aliénation née de l’esclavage qui a imposé le racisme et dont il revit toute l’horreur. Il trouve alors une réponse au questionnement sur l’identité antillaise, si longtemps niée, dans le concept de « négritude », destiné à redonner aux Antillais leur dignité en mettant en évidence les valeurs constitutives du monde noir. Cet extrait présente une structure intéressante, avec l’alternance de courts passage, équivalents des distiques dans la versification traditionnelle, avec des strophes plus longues, auxquelles les impératifs qui la scandent donnent la forme d’une litanie pour formuler l’appel lancé par le poète.

Il s’est déjà attribué le rôle de porte-parole de son peuple, mais quelle forme prendra son engagement ? Comment parvenir à remplir ce qu’il représente comme une mission ?

Prière

1ère partie : une introduction (lignes 1 et 2) 

En amorce du paragraphe, mais sans majuscule, la conjonction « et », suivie du présentatif « voici » comme pour traduire un surgissement brutal, fait en réalité de ce glissement du « nous » collectif au « je » du poète une conséquence directe de toutes les descriptions précédentes. La reprise de l’expression, « Au bout du petit matin », qui a ouvert le poème sur une longue peinture critique des réalités de l’île, mais avec le démonstratif, « ce petit matin », souligne ainsi l’influence exercée par toutes les observations du poète, qui garde « les yeux fixés sur cette ville » avant de s'identifier aux Antillais.

Le souhait exprimé par le double rejet, « que je n’entende ni les rires ni les cris », peut alors recevoir deux interprétations :

        Soit il formule ainsi la volonté de dépasser ces réalités dénoncées. Les « rires » feraient allusion à la fiction exotique chère au colonisateur européen et mise en valeur pour les touristes, celle d’un peuple souriant, joyeux, totalement aliéné, tandis que « les cris », eux, renvoient à la vérité cachée sous ce masque, à toutes les souffrances, notamment celles de l’esclavage.

Quand la plume devient une épée

        Mais nous pouvons aussi y voir un souvenir de l’engagement du poète, dépeint par Victor Hugo dans « Fonction du poète », extrait du recueil Les Rayons et les Ombres (1840). Il est identifié à un prophète rejeté par son  peuple, mais qui, à l’image du Christ, doit ne pas se soucier des « rires », des moqueries qu’on lui lance, ni des « cris » de rejet : « C’est lui qui, malgré les épines / L’envie et la dérision, / Marche, courbé dans vos ruines », écrit Hugo. Comme lui, Césaire aura donc besoin de force pour surmonter les obstacles.

Quand la plume devient une épée

Son engagement se charge ainsi d’une connotation religieuse, avec la certitude messianique d’être un "élu", mise en valeur par l’apposition, de la possibilité de transformer cette réalité : « cette ville que je prophétise, belle, ». Mais s’il sent en lui la nécessité de ce combat, s’il est sûr de sa réussite, il est conscient également de la force exigée pour y parvenir, d’où cette « prière virile », un appel à la force mais sans destinataire formulé, comme en un dialogue avec lui-même.

2ème partie : les contours de l'engagement (des lignes 3 à 19) 

La suite de l’extrait illustre le double qualificatif de « prière virile », à la fois par ses souhaits et par le rôle qu’il s’attribue.

Le courage

Deux impératifs, repris en anaphore, font de cet appel une imploration, en forme de litanie, dont le destinataire est à présent nommé : « mon cœur ». Il s’agit donc bien de puiser en lui un courage doté d’abord d’une triple dimension religieuse :

  • La première demande, « donnez-moi la foi sauvage du sorcier », se rattache à la religion païenne de l’origine africaine qu’il vient de célébrer. C’est donc à son héritage qu’il fait d’abord appel.

  • La deuxième, « donnez à mes mains puissance de modeler », fait référence, elle, à la genèse biblique : « Alors Yahvé Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant. » (2, 7) » Ainsi, après avoir, précédemment, longuement insisté sur le lien profond entre l’homme noir et la terre, il souhaite la « puissance » du démiurge pour récréer un nouvel Adam.

  • Enfin, « donnez à mon âme la trempe de l'épée », insiste sur la dimension guerrière prêté aux serviteurs de la foi. La métonymie associe la matérialité de « l’épée » dont le fer a été durci lors de sa fabrication par la « trempe » dans un bain froid, à l’immatérialité de « l’âme », dont le courage doit ainsi se renforcer.

Cet appel au courage se retrouve dans les images qui ferment les deux courts paragraphes intercalés. L’exclamation qui accentue la comparaison, « comme le poing à l'allongée du bras ! » vise à le transformer en un boxeur sur un ring. La seconde image, « voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme », fait, elle, à nouveau écho aux récits bibliques où, à plusieurs reprises comme dans les livres de Job ou de Jérémie, l’ordre est lancé au serviteur de Dieu : « Ceins tes reins comme un vaillant homme ». C’est le souvenir à la nécessité, pour le guerrier, de rentrer le tissu d’une longue robe dans la ceinture pour pouvoir aisément courir et combattre sans entraves.

Ainsi, seule la lutte armée permettrait ce salut que souhaite apporter le poète, déclarant fermement, « Je ne me dérobe point. », ce que met en valeur l’image qui suit : « Faites de ma tête une tête de proue ». Elle rappelle ces figures animales, humaines ou divines, qui, sur les trières de l’antiquité comme sur les bateaux des vikings ou les voiliers des pirates, étaient destinées à imposer la force afin d’effrayer l’ennemi lors des abordages.

Le « black pearl »,bateau pirate des Caraïbes : sa figure de proue

Le « black pearl », bateau pirate des Caraïbes : sa figure de proue

La communion avec le peuple

Une seconde série d’impératifs, « Faites », poursuit la litanie, mais en formulant les raisons de la lutte, se mettre au service de son peuple : « et de moi-même, mon cœur, ne faites ni un père, ni un frère, / ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils, / ni un mari, mais l'amant de cet unique peuple. » Cette volonté est mise en valeur par une double antithèse :

  • La première joue sur le glissement du déterminant indéfini, « un », au défini « le », dans le rythme ternaire qui fait du peuple une famille, que chaque membre, « père », « frère », « fils », se doit de défendre. Il accentue ainsi sa fusion avec son peuple.

  • La seconde y ajoute un changement lexical, « ni un mari, mais l’amant de cet unique peuple », qui souligne un amour fondé, non pas sur une norme sociale ou sur la loi, mais sur une passion absolue et exclusive.

Cette relation affective s’explique par la grandeur particulière qu’il reconnaît à son peuple, qualifié d’« unique », en le dotant de « génie ». Mais il refuse parallèlement de tirer une gloire personnelle de cet engagement, dont il fait, au contraire un honneur : « Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie ».

Une mission

La strophe qui suit, en forme de sizain trace alors le contenu de la mission qu’il souhaite remplir, les rimes deux à deux indiquant les trois objectifs :

         Le premier met en évidence la violence d’une revanche à prendre sur le monde blanc : « Faites-moi commissaire de son sang / faites-moi dépositaire de son ressentiment ». Après avoir longuement rappelé les malheurs de ce peuple, le terrible esclavage qui lui a été imposé, il se propose d’être celui qui vient demander justice, pour porter sa colère et venger le « sang » versé. Ce rôle est mis en valeur par la formule du distique de conclusion, qui renvoie aux tâches assurées par le bourreau, depuis les châtiments corporels jusqu’à l’exécution : « faites de moi l'exécuteur de ces œuvres hautes ». 

          Le deuxième rôle fait à nouveau référence à la Bible, où Dieu formule sa puissance : « Je suis l'Alpha et l'Oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin », est la proclamation divine dans l’Apocalypse (22 : 13) Mais, en inversant l’ordre des termes, ce n’est pas une « apocalypse » que Césaire veut produire : « homme de terminaison », il proclamera la fin de l’indignité née de l’esclavage, et « homme d’initiation », il sera le démiurge, créateur d’un nouveau peuple, d’un nouveau monde.

           Le dernier objectif précise le précédent, avec une antithèse qui insiste sur les deux temps de son action.

  • En se voulant d’abord « un homme de recueillement », Césaire joue sur le double sens du terme, d’une part étymologique : pour ne pas rien perdre il ramassera, tel un agriculteur, des productions dispersées afin de les utiliser ensuite. D’autre part, le terme se charge aussi d’une connotation religieuse, indiquant la plongée en soi-même, dans un profond silence, attitude de respect qui précède la prière. Césaire évoque ici une longue partie de Cahier d’un retour au pays natal, le rappel de tout le passé douloureux du peuple noir.

  • Mais il veut clairement dépasser ce passé pour se tourner vers l’avenir : « mais faites aussi de moi un homme d'ensemencement », terme qui poursuit l’image agricole des graines semées dans le sol, mais est aussi à prendre dans son sens métaphorique : le poète engagé devra déposer dans les cœurs et les esprits les sentiments et idées qui, en prenant forme, pourront transformer le monde.

3ème partie : l'humanisme affirmé (de la ligne 20 à la fin) 

Le tiret à la fin du vers 19, suivi du connecteur d’opposition « Mais », marque nettement la rupture de cette fin du passage, avec une argumentation qui fait évoluer ce dialogue intérieur en le fondant sur deux autres valeurs.

La fraternité

La litanie garde toute sa force à travers les négations qui se multiplient pour rejeter le terme qui scande la prière : « Mais les faisant, mon cœur, préservez-moi de toute haine / ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n'ai que haine ». Il avait, précédemment, proclamé sa volonté d’être « le frère », « l'amant de cet unique peuple », dont, en voulant porter son « ressentiment », il s’était présenté comme une sorte de vengeur. Mais il reste conscient qu’il pourrait alors ressembler au colonisateur blanc, faire preuve à son tour de racisme en appliquant une sorte de « loi du talion », d’où l’argumentation négative, rendue insistante par l’anaphore et la répétition en fin de vers pour proclamer le refus du racisme : « car pour me cantonner en cette unique race / vous savez pourtant mon amour tyrannique / vous savez que ce n'est point par haine des autres races / que je m'exige bêcheur de cette unique race ». En imageant ainsi l’effort, comme s’il s’agissait d’une terre à retourner pour pouvoir y planter, il reprend l’idée d’« ensemencement » précédemment formulée. C’est ainsi une conciliation humaniste qu’il veut mettre en œuvre : défendre son peuple opprimé n’est pas détruire l’oppresseur, mais lutter pour la dignité de tout homme, comme le soulignent le verbe et l’adjectif répété : « ce que je veux / c'est pour la faim universelle / pour la soif universelle ».

La liberté

La séparation typographique met en valeur l’objectif qui guide toute l’action que veut exercer le poète, une exigence absolue de liberté pour son « unique race », dont l’adverbe « enfin » souligne la valeur essentielle : « la sommer libre enfin / de produire de son intimité close / la succulence de fruits. » L’emploi du verbe « sommer », rejoignant l’affirmation précédente de « son amour tyrannique », peut sembler paradoxal puisqu’il se montre ainsi prêt à imposer par la force la liberté, même s’il se heurte à un refus. Mais cela s’explique par l’aliénation qui pèse sur le peuple antillais, une entrave intérieure inconsciente bien plus difficile à rompre que les chaînes de l’esclavage. C’est ce que confirme d’ailleurs la phrase de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952) : « Nous ne tendons à rien de moins qu’à libérer l’homme de couleur de lui-même. » L’image de « l’intimité close », elle, est à la fois une allusion à la géographie puisqu’il s’agit d’une île, mais aussi à une fermeture sur soi-même, sur une négritude qui refuse toute aliénation, enfin à une sorte d’utérus porteur d’une naissance à venir. Cette liberté est donc une conquête intérieure, qui permettrait d’obtenir « la succulence des fruits », expression qui souligne la double satisfaction, de la soif par l’abondance d’un « suc », liquide nourricier, et de la faim, par les « fruits » particulièrement délicieux. Une nouvelle terre nourricière pourrait ainsi naître.

CONCLUSION

Cette prière, à laquelle le rythme et les répétitions donnent une force incantatoire, traduit les souhaits de Césaire, les composantes? progressivement élaborées, du rôle qu’il veut jouer au service de son peuple. C’est un rôle complexe, celui d’un porte-parole de « cet unique peuple », certes, mais aussi celui d’un guide pour dépasser les souffrances infligées en marchant vers une fraternité et une liberté universelles. Malgré les nombreuses allusions au sacré, païen ou chrétien, le poète ne s’adresse pas à un dieu extérieur mais à son « cœur », en un dialogue intérieur qui le charge ainsi lui-même de cette dimension de démiurge, prophète annonçant la naissance d’une nouvelle ville, « belle », d’une terre produisant alors « la succulence des fruits ». Ainsi se justifie la formule d’ouverture : « Au bout de petit matin » peut se réaliser l’éveil, le passage de la nuit au jour, grâce à la parole poétique qui réconcilie la colère, la lutte contre l’oppression, et l’esprit de fraternité en affirmant le droit à la liberté dont tout homme doit pouvoir disposer.

James King, Chaka, roi des Zoulous, 1824. Esquisse

James King, Chaka, roi des Zoulous, 1824. Esquisse

Cet extrait fixant la fonction de poète répond tout à fait à l'image de la négritude telle qu’elle a été définie par Sartre dans sa préface, intitulée « Orphée noir », à l'Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Senghor, parue en 1948 : « Car la négritude n'est pas un état, elle est pur dépassement d'elle-même, elle est amour. » Et, dans le premier chant d’Éthiopiques, recueil poétique écrit entre 1947 et 1956, Senghor donne vie à ce jugement dans la réplique lancée à la « voix blanche » par son héros, Chaka, roi des Zoulous de 1816 à 1828, en lutte contre les colonisateurs : « Ce n’est pas haïr d’aimer son peuple. / Je dis qu’il n’est pas de paix armée, de paix sous l’oppression / De fraternité sans égalité. J’ai voulu tous les hommes frères. » Comme Chaka, Césaire se présente donc aussi en héros épique, mais héros de la paix et de la fraternité.

La liberté reconquise, de "La négraille aux senteurs d'oignon..." à "... sur les eaux écroulées." 

Pour lire l'extrait

Après avoir dépeint la misère des Antilles et la façon dont l’esclavage s’est inscrit profondément dans la conscience d’une population aliénée, Césaire de « retour au pays natal », apporte un remède, le concept de négritude dont il définit les contours. Il se charge alors du rôle de démiurge afin qu’une prise de conscience permette à tous de marcher vers plus de fraternité et, surtout, comme dans ce passage, vers la liberté.

La structure même de cet extrait, avec des phrases de transition alternant avec deux strophes énumératives et scandé par un refrain mis en valeur par la typographie, repose sur le contraste entre l’image de l’esclavage et le surgissement de la liberté. Pour montrer comment ce passage célèbre ce passage de l’oppression à la liberté, notre étude s’attachera à ces deux aspects.

Liberté

Axe 1 : les souvenirs de l'oppression 

Le rappel du racisme

Le terme qui ouvre l’extrait, « la négraille », amplifie, par son suffixe, le sens déjà péjoratif du mot « nègre » qui a longtemps sous-tendu le racisme des colonisateurs. Leur mépris ajoute encore à la couleur de peau la mention d’une odeur répugnante, « aux senteurs d'oignon frit ». C’est ce qui explique le traitement qui leur a été infligé, torture et mort souvent cruelles, « le sang répandu », image reprise à la fin de la première strophe, et l’insistance sur la soumission ainsi imposée, répétée : « la négraille assise ». Ce début rendra encore plus saisissante la libération ensuite dépeinte. 

Modèle de navire négrier du début du XVIIIème siècle. National Museum of American History

Modèle de navire négrier du début du XVIIIème siècle. National Museum of American History
Johann Moritz Rugendas, Nègres à fond de cale, vers 1830. Lithographie, 35,5 x 51,3. Museo Itaù Cultural, São Paulo, Brésil

Johann Moritz Rugendas, Nègres à fond de cale, vers 1830. Lithographie, 35,5 x 51,3. Museo Itaù Cultural, São Paulo, Brésil

Le rappel de la traite négrière

Dans Cahier d’un retour au pays natal, Césaire a consacré plusieurs passages à l’évocation de la traite, avec le transport d'Afrique vers les Antilles dans les navires négriers. Nous en retrouvons les différents lieux dans l’énumération des deux strophes, avec le rappel, placé en tête, de celui où étaient entassés les esclaves : « les cales ». Les autres endroits cités ne représentaient, lors de ce transport, que des lieux dangereux, « les cabines » où se pratiquaient les viols, « le pont », auquel les esclaves accédaient rarement et souvent pour subir des châtiments ou assister à l’élimination d’un corps jeté par-dessus bord, subissant les coups du « vent » et « sous le soleil » brûlant.

Axe 2 : La liberté retrouvée 

Son surgissement

Mais accepter cette réalité de l’esclavage, composante de la négritude, est précisément ce qui permet de construire le changement, chèrement payé par les souffrances subies, d’où la conjonction « Et » qui en pose la conséquence : le peuple y « retrouve dans son sang répandu le goût amer de la liberté », celle dont il jouissait sur sa terre originelle, en Afrique.

La présentation de cette nouvelle liberté est surprenante puisqu’elle semble naître sur le navire négrier même, de façon brutale, tel un jaillissement souligné par le néologisme adverbial qui inverse l’image des esclaves : « la négraille / inattendument debout ». Cette même inversion soudaine est reprise, comme mise sous nos yeux par le présentatif et amplifiée par l’hyperbole : « et la voici : / plus inattendument debout ». Enfin, l’anaphore de l’adverbe « debout » scande cette proclamation, comme pour reproduire, par les allitérations des dentales notamment, le martèlement d’une danse triomphale, et la typographie qui met en valeur le refrain, « debout / et / libre » fait de cette verticalité l’illustration même de cette liberté reconquise.

Le changement de lieux

Déjà la première strophe, à partir du lieu initial, « les cales », avait suggéré la sortie possible des esclaves, progressive du plus bas vers le ciel, « des cabines » au « pont », puis « dans le vent » et « sous le soleil », mais elle n’apportait pas encore la liberté car la strophe se termine par « dans le sang »

Sur le pont du négrier, in Marcus Rediker, À bord du négrier, une histoire atlantique de la traite, 2013

En revanche, dans la seconde énumération, les lieux nommés traduisent parfaitement l’accès à la liberté. La première image, « debout dans les cordages » montre que les esclaves peuvent, à présent, manœuvrer les voiles, et diriger le bateau puisqu’ils sont « debout à la barre ».

Sur le pont du négrier, in Marcus Rediker, À bord du négrier, une histoire atlantique de la traite, 2013

Ils sont aussi capables de se servir de toutes les ressources qui permettre de suivre la juste route : « la boussole », « la carte », et, de nuit, ils savent se guider à partir des « étoiles ». Autant d’images soutenues par des sonorités adoucies, le [ b ] associé aux consonnes liquides [ R ] et [ l ].

Ainsi, ils ne sont plus totalement démunis comme du temps de l’esclavage où les révoltes d’esclaves ne pouvaient aboutir car ils ignoraient tout de la navigation. L’antithèse qui introduit la seconde strophe souligne, en effet, que cette « négraille » n’est plus condamnée à l’errance, mais se tient à présent « debout et non point pauvre folle dans sa liberté et son dénuement maritimes ».

La liberté célébrée

La métaphore du navire se poursuit dans tout l’extrait, mais elle conduit à célébrer l’apport de la liberté reconquise présentée dans les deux mouvements qui encadrent la seconde énumération.

        Le premier est formulé par le participe présent, qui traduit le virage d’abord effectué par le navire pour dévier de sa route initiale, celle qui menait vers l’esclavage : « girant en la dérive parfaite ». Il se dirige à présent vers un monde meilleur.

        Après ce virage, le dernier refrain ouvre sur son résultat, étroitement lié par le connecteur, et qui, lui, représente la poursuite de la navigation : « et le navire lustral s'avancer impavide sur les eaux écroulées. » Cette ultime image est mise en évidence par le recours à l’infinitif de narration qui met l’accent sur la marche du navire, et le contraste des adjectifs souligne son triomphe. Le bateau navigue, en effet, « sur les eaux écroulées », image de la révolution accomplie, car ce n’est plus l’esclavage qui guide sa marche. Le ton prend alors une ampleur solennelle, avec l’assonance de la voyelle ouverte [ a ]. Le qualificatif de « lustral », à connotation religieuse, dépeint le résultat : lavé de l’ancien esclavage, le navire purificateur offre comme le baptême fondateur d’une réalité neuve, une renaissance. Enfin, en le qualifiant d’« impavide », Césaire insiste sur la peur effacée, disparue, qui ouvre donc sur une paix retrouvée.

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CONCLUSION

L’histoire a gardé la mémoire des révoltes qui, dès le XVIIIème siècle, ont eu lieu à bord des navires négriers, le plus souvent encore à proximité des côtes africaines, mais elles ont rarement conduit à un véritable succès, car il était pratiquement impossible aux esclaves de diriger le bateau, le seul espoir restant de tenter de regagner le rivage à la nage. 

La révolte de l'Amistad, 30 juin-1er juillet 1839

Une de ces révoltes est restée célèbre, celle de l’Amistad, en 1839, où une cinquantaine d’esclaves africains, partis de Sierra Leone, a tenté de s’emparer du navire : leur révolte a échoué, ils ont donc été emprisonnés puis jugés, mais en 1841 ils ont pu retourner sur leur terre d’origine.

En écho au titre du poème, ce passage le conclut en inversant la métaphore du voyage. Césaire, après son séjour dans la métaphore pour poursuivre ses études, est retourné en bateau dans son île avec l’intention de permettre à son peuple de dépasser sa misère et son aliénation due au racisme inscrit dans sa conscience. Tel est le rôle qu’il se fixe en fondant le concept de négritude, qu’il concrétise ici en dépeignant le changement qui transforme la « négraille assise » en êtres libres de prendre en main leur propre destin, et de naviguer sur des eaux paisibles en assumant ce « retour au pays natal », celui de la liberté reconquise. 

Le voyage devient, de ce fait, celui du poète lui-même. Après avoir reconnu sa propre aliénation à la culture blanche acquise, il peut alors, par son "retour" assumé, pousser un cri de triomphe, « Et maintenant pourrissent nos flots d’ignominie ! », et développer son ultime prière. Son poème a réaffirmé sa mission, effacer tous les signes de l’esclavage qu’il reconnaît porter en lui, afin de se fondre dans un « NOUS » fraternel : « lie ma noire vibration au nombril même du monde ». Il pourra alors reproduire l’ascension vers la liberté annoncée par la « négraille debout » qui a pu ainsi s’emparer du navire, se libérer de la peur et le diriger librement. Le destin de son peuple, Césaire l'assume pleinement quand, que dès l’après-guerre, il s’engage en politique, est élu député-maire de Fort-de-France : il obtient en 1948, la départementalisation de l’île, destinée à assainir sont fonctionnement social et économique, et par ses activités de députés et à la tête de la mairie pendant 56 ans, il s’emploiera sans relâche à poursuivre la lutte anticolonialiste.

La négritude : une interview d'Aimé Césaire

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