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Stendhal, Vanina Vanini, 1829
L'auteur (1783-1842) : la passion de l'Italie
Pour une biographie plus précise.
Nous connaissons bien des épisodes de la jeunesse de Stendhal, pseudonyme de Henri Beyle, et comprenons mieux les événements qui ont forgé son caractère à la lecture de son autobiographie, Vie de Henry Brulard, composée entre 1836-37, mais parue à titre posthume, en 1890. Sa haine d’un père qui, à ses yeux, illustre la médiocrité bourgeoise, face à son adoration, en revanche, pour un grand-père aux idées libérales et révolutionnaires, marquent l’ensemble de sa vie.
L'Empire : l'engagement militaire
Il suit d’abord les pas de Napoléon, s’engageant dans l’armée en 1800, ce qui lui donne l’occasion de découvrir l’Italie, le pays auquel il restera attaché durant toute sa vie. Milan, c’est la guerre, mais aussi l’amour, l’art, l’opéra notamment : « J’étais absolument ivre, fou de bonheur et de joie. Ici commence une époque d’enthousiasme et de bonheur parfait. », écrit-il dans son autobiographie. Après une première démission, il réintègre l’armée en 1806, est envoyé en Allemagne, en Autriche, puis, lassé à nouveau de l’armée, il retourne à Paris, où il est nommé officiellement auditeur au Conseil d’État. Sa fortune lui permet de mener alors la vie insouciante d’un jeune romantique, faite de plaisirs et de conquêtes amoureuses. Mais l’ennui le rattrape à nouveau, et, une fois sa demande de congé acceptée, il repart pour l’Italie dont il visite tous les villes et lieux emblématiques, nourrissant ainsi son amour pour l’art. Cependant, la guerre le rattrape et il participe à la campagne de Russie, échappe de peu à la débâcle, se rend ensuite en Allemagne, avant de regagner la France, puis l’Italie, sa patrie d’adoption.
Silvestro Valeri, Stendhal en uniforme de consul, 1835-1836. Huile sur toile. Musée Stendhal, Grenoble
La Restauration : les débuts de l'écrivain
La chute de l’Empire, en 1814, interrompue brièvement par les Cent jours, le trouve en Italie, où il met la dernière main à des ouvrages révélateurs de son amour inaliénable pour ce pays… et pour les femmes, au premier rang desquelles Angelina Bereyter, chanteuse d’opéra : Histoire de la peinture en Italie, et Rome, Naples, Florence, pour la première fois sous le pseudonyme de Stendhal, paraissent en 1817. Il découvre aussi, à travers des revues et sa rencontre avec Lord Byron, le romantisme anglais, ce qui le conduit à un séjour à Londres. De retour à Milan, amoureux de Matilde Viscontini Dembowski qui le repousse, un essai, De l’Amour, analyse psychologique où il exprime sa passion malheureuse, est publié à Paris : ses sympathies pour le carbonarisme, mouvement libéral qui lutte contre les autorités italiennes et réclame l’unité du pays, lui ont, en effet, valu son renvoi à Paris, en 1821.
La Scala, opéra de Milan, au XIXème siècle. Estampe
Durant cette période, entre amours tumultueuses et publications d'articles dans des revues anglaises sur la vie politique, la société et les mœurs sous la Restauration, il commence son œuvre de romancier, avec Armance, en 1827, sans grand succès, mais aussi, comme Mérimée, à la fois ami et rival en écriture, en publiant dans des revues plusieurs nouvelles, qui lui assurent des revenus financiers.
La Monarchie de Juillet : "Monsieur le Consul"
La protection de plusieurs de ses amis lui vaut sa nomination comme consul à Trieste, en novembre 1830, date aussi de la publication de Le Rouge et le Noir. Renvoyé par les Autrichiens à cause des critiques qu’il leur avait adressées dans Rome, Naples et Florence, il reçoit, en 1831, un nouveau poste, à Civita-Vecchia, petit port des États Pontificaux, « trou abominable » selon lui, dans lequel il retombe en proie à un profond ennui.
Auguste Raffet, "Civita-Vecchia, le débarquement de l’armée française, le 25 avril 1849". Lithographie in Souvenirs d'Italie. Expédition de Rome, Paris, Gilhaut, 1854.
S’il écrit alors, aucune de ces œuvres n’est achevée, et il lui faut attendre un congé de trois ans, entre 1836 et 1839, pour retrouver à la fois le goût des voyages, en Italie, en France, en Suisse et aux Pays-Bas, qui conduisent à la parution de Mémoires d’un touriste, et le succès en tant qu’écrivain, notamment avec les nouvelles parues en recueil sous le titre Chroniques italiennes, et surtout La Chartreuse de Parme, en 1839.
Mais un changement de gouvernement l'oblige à réintégrer son poste à Civita-Vecchia : il y est repris par l’ennui, mais surtout réellement malade, avec une première syncope, en 1840, puis une attaque d’apoplexie un an après, avant de mourir d’une dernière attaque lors d’un congé à Paris, avant de voir débuter, en 1848, la première guerre d'indépendance et la marche vers la démocratie et l'unité italienne, qu’il avait tant souhaitées.
Le contexte politique et social
La vie politique italienne
Les États italiens de 1814 à 1859
Un pays éclaté
Les guerres menées par Bonaparte, l’établissement du royaume d’Italie, au nord, et du royaume de Naples, au sud, dont Joachim Murat devient le roi, et les guerres alors conduite contre l’Autriche, ont modifié la physionomie du pays. Il reste, cependant, divisé en territoires rivaux. L’abdication de Napoléon, en 1815, suivie de l’exécution de Murat, après l’échec de sa tentative pour reconquérir le royaume, accentuent l’opposition des deux partis, rivaux, le parti pro-autrichien, soutenu par la noblesse et le haut-clergé, et le parti pro-français, plus libéral. La reprise des conflits révèle pleinement le déchirement de la péninsule et de ses îles, Sicile et Sardaigne. D’une part, de petits territoires despotiques, désunis, ne subsistent que grâce à la protection des armées italiennes, de l’autre les États pontificaux sont occupés au nord par les Autrichiens, à Rome par les Français.
Ce rôle prépondérant des puissances étrangères en Italie, ressort pleinement dans l’incipit de Vanina Vanini, à travers les invités à ce bal luxueux à Rome. C’est aussi ce qui explique l’élan patriotique du héros, Pietro Missirilli : sa volonté de « résister à l’intervention des rois de l’Europe » et son « devoir de délivrer l’Italie des barbares ». Les conspirations se multiplient alors, dont celles qu’évoque la nouvelle de Stendhal, et donnent lieu à de féroces répressions.
Le Carbonarisme
Le sens du sous-titre de la nouvelle, « Particularités sur la dernière vente de carbonari découvertes dans les États du pape », était sans doute plus immédiatement compréhensible à l’époque de Stendhal que pour un lecteur d’aujourd’hui, qui ignore ce que furent les « carbonari », et pour lequel le terme « vente » se rattachera seulement au verbe « vendre »… Ce courant politique était, en effet, très présent en Europe dans les années 1820, notamment en Italie, et en France où il est actif et où de nombreux carbonari se sont réfugiés pour échapper aux arrestations.
Le terme vient de la « charbonnerie », groupement de compagnons artisans « charbonniers » qui, dans les Alpes et le Jura, en France, avaient constitué une société secrète libérale, anti-bonapartiste et anticléricale, sur le modèle de certaines loges de la franc-maçonnerie, avec des rites particuliers et une initiation. En Italie, le carbonarisme va se développer en lien avec la lutte contre les puissances qui occupent le pays, notamment dans le royaume de Naples dirigé par Murat qui persécute les carbonari avec le soutien des Français et des Anglais.
La Maçonnerie, qui est la fin, eut le Carbonarisme comme moyen pour la continuer ; elle a des caractères universels, elle est école, doctrine, culte : ses principes sont applicables à tous les lieux et à toutes les manifestations de la pensée humaine ; le Carbonarisme a des caractères particuliers ; on pourrait dire qu’il est une Maçonnerie qui descend de l’idée à l’action, de l’abstrait au concret, de l’énoncé des principes à leur application dans la vie réelle »
Zara Vincenzina, La Carbonaria in Terra d’Otranto, 1913
Edoardo Matania, Exécution de Silvati et Morelli, carbonari napolitains, le 12 septembre 1822, in L’Illustrazione Italiana, 1889
La lutte se précise après la chute de Napoléon, qui conduit, en 1815, au Congrès de Vienne, où les grandes puissances européennes, victorieuses, se partagent les territoires rendus aux souverains légitimes, c’est-à-dire, pour l’Italie, à l’empire d’Autriche, aux Habsbourg, aux Bourbons pour le royaume des Deux-Siciles. Cette situation d’éclatement territoriale fait du carbonarisme le premier mouvement qui prend les armes en faveur de l’unité nationale italienne, avec la volonté d’établir un pouvoir politique fondé sur l’héritage de la révolution française, l’affranchissement des êtres humains, l’égalité et la fraternité universelle. Le carbonarisme est hiérarchisé de façon militaire, cloisonné, pour des raisons de sécurité, en « sections » locales d'une vingtaine de membres. Chaque section constitue une « vendita », une « vente », mot qui désignait, chez les « charbonniers », une coupe de bois en forêt, et les sections ont, à leur tête des « Ventes centrales », elles-mêmes encadrées par une « Haute Vente », qui organise les insurrections à travers l’Europe, France, Italie, Belgique et même Pologne…Dans les années 1821-1821, par exemple, une vague révolutionnaire se déploie à Naples, en Piémont, et entraîne, dans les États pontificaux et le royaume lombard-vénitien, une répression violente, condamnations, emprisonnements, et exécutions.
C’est dans ce cadre historique que s’inscrit Vanina Vanini, qui s’ouvre « au printemps de 182* », avec la nouvelle de l’évasion d’un « jeune carbonaro » du « fort Saint-Ange ». Et lors de sa première rencontre avec l’héroïne, celui-ci explique : « On a surpris notre vente ; j’ai été amené, enchaîné, de la Romagne à Rome. Plongé dans un cachot éclairé jour et nui par une lampe, j’y ai passé treize mois. » Cette lutte sert de trame de fond à l’intrigue amoureuse.
La société italienne au début du XIXème siècle
L’Italie après le Congrès de Vienne repose sur une société monarchique conservatrice, avec ses trois « ordres », noblesse, clergé et tiers-état, dans laquelle s’imposent les plus riches, tel « M. le duc de B***, ce fameux banquier » qui donne un bal à Rome, au début de la nouvelle. S’y rencontrent les plus nobles, souverains, princes et princesses, romains et étrangers. Cette noblesse entretient des liens étroits avec le pouvoir politique exercé par l’Église. Ainsi, c’est au « cardinal-légat » que Vanina adresse sa lettre de dénonciation, et tout un réseau d’espions est recruté parmi les jésuites, tel le « curé du village de San Nicolò » auquel elle se sent tenue de rendre visite par sécurité. Et toute la fin de l’intrigue repose sur sa rencontre avec l'oncle de son prétendant don Livio, « monsignor Savelli-Catanzara, gouverneur de Rome ». Un signe de cette collusion est l’influence qu’exerce l’héroïne sur « l’aumônier du château Saint-Ange », où sont emprisonnés les carbonari, ainsi commentée : « elle avait pris ce bon prêtre comme confesseur. Ce n’est pas peu de choses à Rome que d’être confesseur d’une princesse, nièce du gouverneur. »
Présentation de Vanina Vanini
Pour lire la nouvelle
Quelques prélables
Modesto Faustini, L’arrestation de Luisa Sanfelice, entre 1875-1899. Huile sur toile, 235 x 321. Musei Civici di Arte e Storia, Brescia
Une source d'inspiration ?
Si la plupart des œuvres de Stendhal puisent leur inspiration dans l’histoire et/ou dans des faits divers, la source de Vanina Vanini reste incertaine. Nous pouvons peut-être en trouver une amorce dans une anecdote, racontée dans l’édition de 1826 de Rome, Naples et Florence, l’histoire de Maria Luisa Sanfelice et de son amant en 1799 lors de la lutte pour établir, à Naples, la république dite parthénopéenne. Un ami de Stendhal, Domenico Fiore, révolutionnaire italien réfugié à Paris, l’avait renseigné sur cette histoire de l’amour passionné d’une révolutionnaire patriote, exaltée, trahie par son amant et condamnée à mort. Mais, si Stendhal s’est souvenu de cette intrigue où s’entrecroisent politique et amour, il en a inversé le rôle des protagonistes.
Les conditions de la parution
C’est la première nouvelle que Stendhal publie dans la Revue de Paris, en 1829, alors qu’expulsé de Milan, il séjourne à Paris. Son intégration posthume, en 1855, dans Chroniques italiennes, comme huitième et dernier texte, si elle s’explique par le contexte du récit, n’est pas appropriée, car elle diffère totalement de ces « chroniques », directement inspirées des textes de procès, dont Stendhal propose une libre traduction, et écrites bien plus tard, en 1836-1837. Aujourd’hui, beaucoup d’éditeurs choisissent de l’inscrire dans un recueil, regroupée avec d’autres récits courts, tels Le Philtre ou Le Coffre et le Revenant, sous le titre « Nouvelles ».
Publier dans des revues, telles la Revue de Paris ou la Revue des Deux Mondes, devient fréquent dès le début du XIXème siècle, et chez les plus grands auteurs, Chateaubriand, Hugo, Balzac, et Mérimée, par exemple. Cela convient particulièrement bien à ces récits courts, et offre l’avantage d’apporter un soutien financier immédiat aux écrivains. Or, Stendhal, à son retour d’Italie, avec sa pension militaire de 450 francs et une rente de 1600, ne dispose pas de la fortune qu'il souhaite, 6000 francs, pour mener une vie aisée, 6000 francs.
Un genre littéraire : la nouvelle
Même si la nouvelle apparaît, en France, sous la Renaissance, avec l’Heptameron (1558) de Marguerite de Navarre, à l’imitation du Decameron (1349-1353) de l’Italien Boccace, et est pratiquée par Sorel, Segrais, Donneau de Visé au XVIIème siècle, ou par Diderot au XVIIIème siècle, ce n’est qu’au XIXème siècle, avec le mouvement romantique, qu’elle acquiert sa reconnaissance, parallèlement au roman.
La nouvelle est définie comme un « récit court », mais, plus que sa longueur, qui peut varier d’une page à une centaine pour les plus longues, elle se caractérise par sa concentration, qui réduit le nombre des personnages et des descriptions, et par la structure qui ne multiplie pas les péripéties, mais utilise tous les procédés qui accélèrent le récit – par exemple le résumé ou l’ellipse – afin d’en souligner la tension, et, surtout, propose une « chute », c’est-à-dire un dénouement rapide et, souvent, inattendu, provoquant la surprise.
Mais ce genre littéraire répond sans doute aussi au tempérament même de Stendhal. Il a souvent exprimé son rejet des longs développements propres à la littérature de son temps : « La haine du bavardage, du genre diffus que l’impuissance a mise à la mode à Paris m’a entraîné trop loin », écrit-il en septembre 1832. À ce regret, ajoutons une autre affirmation, dans un brouillon de lettre pour remercier Balzac de son éloge de La Chartreuse de Parme : « J’ai fait quelques plans de romans par exemple Vanina ; mais faire un plan me glace. » En pensant aussi au fait qu’il a aussi laissé plusieurs œuvres inachevées, nous comprenons pourquoi la brièveté de la nouvelle pu l’attirer.
Un double titre
Le titre : Vanina Vanini
Le choix de la couverture par l’éditeur de ce livre numérique fait écho à la mise en évidence de son héroïne dans le titre par Stendhal, dont plusieurs nouvelles, d’ailleurs, portent pour titre le nom d’une femme. Or, Stendhal, dès son premier séjour à Mila, est tombé amoureux, dans un douloureux silence, d’Angela Pietragrua, maîtresse de Louis Joinville, son supérieur hiérarchique. Quand il la retrouve, des années plus tard, en 1811, sa déclaration d’amour conduit à un rejet. Stendhal connaît ensuite bien d’autres amours, et d’autres rejets aussi. Faut-il alors voir là l’origine de ces portraits de femmes, belles, mais aussi causes de destins tragiques qui parcourent l’œuvre de Stendhal ? Comment ne pas voir en elle, déjà, les traits passionnés que nous retrouverons chez Mathilde de la Mole, dans Le Rouge et le Noir, ou chez la duchesse de Sanseverina, dans La Chartreuse de Parme ?
Couverture édition numérique : John William Waterhouse, Psyché ouvrant la porte du jardin d'Éros, 1903. Huile sur toile, 68,5 x 106,7. Harris Museum, Preston
Le sous-titre : "Particularités de la dernière vente de carbonari découverte dans les États du pape"
Une fois élucidée la référence au carbonarisme qu’introduit le sous-titre, il souligne l’importance du contexte historique, lié ainsi à l’héroïne, ce que met en évidence la nouvelle. L’histoire d’amour entre Vanina et Pietro Missirilli trouve, en effet, son tournant tragique quand celle-ci « crut voir que l’amour de la patrie ferait oublier à son amant tout autre amour », et, quand il lui déclare « Ah ! si cette affaire-ci ne réussit pas, si le gouvernement la découvre encore, je quitte la partie », germe en elle « une lumière fatale », la décision de dénoncer le complot.
Mais ce sous-titre crée d'abord un horizon d'attente, car deux termes conduisent le lecteur à s'interroger :
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l'idée d'une « découverte » laisse supposer une action cachée, secrète : comment alors a-t-elle pu être révélée ?
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le terme « Particularités », lancé en tête, suggère que le récit va dépasser la simple dimension historique, qu'il va introduire des faits inhabituels, voire exceptionnels.
En l'associant au titre, le lecteur pressent donc le rôle d'une femme dans ce fait historique, et s'attend à découvrir une héroïne elle aussi exceptionnelle.
Le cadre spatio-temporel
Les lieux
La nouvelle se construit autour de deux lieux, Rome, lieu sur lequel s’ouvre et se ferme la nouvelle, et, en son centre, la région de Romagne.
Rome est d’abord présentée comme la ville où règne le luxe, dans de superbes palais, ceux du duc de B*** sur « la place de Venise », où se déroule le bal dans l’incipit, du prince Don Asdrubale Vanini, longuement décrit au début, ou encore de monseigneur Savelli-Catanzara, à la fin du récit. Mais c’est aussi la ville du pouvoir, la capitale des États pontificaux.
La piazza Venezia à Rome
Le château Saint-Ange
Si la nouvelle mentionne très rapidement la présence du pape, au Vatican, elle accorde davantage de place à la redoutable prison du château Saint-Ange, où Pietro Massirilli a déjà passé « treize mois » avant de s’évader, et où il doit être conduit après son procès. Le pouvoir se traduit donc surtout par une féroce répression.
Le château de San-Leo
Ce pouvoir de Rome s’impose sur l’autre région évoquée, la Romagne, autour de la ville de Forli où se prépare la révolte de la « vente » des carbonari dont Missirilli est devenu le chef, et où ils sont arrêtés. Là aussi nous retrouvons ce double aspect, d’une part la richesse et la noblesse puissante, avec le château de la famille de l’héroïne, à San Nicolò, d’autre part les lieux de la répression, d’abord le château de San Leo, puis le fort de Citta-Castellana, qui sert de prison lors du transfert des carbonari de Romagne à Rome.
Le fort de Citta-Castellana
Finalement, ces deux lieux composent cette Italie occupée et divisée, et c’est elle l’enjeu de la nouvelle, cette patrie que Pietro Missirilli veut libérer : « Ah ! que l’Italie n’est-elle délivrée des barbares ! » Mais, quand le héros l’évoque telle une mère, « Italie, tu es vraiment malheureuse, si tes enfants t’abandonnent pour si peu ! », son interpellation explique qu’elle se transforme, pour Vanina, en rivale et provoque ainsi sa terrible jalousie.
Temps et durée
La nouvelle s’ouvre sur une date, contemporaine du moment de l’écriture, mais qui reste imprécise : « C’était un soir du printemps de 182* ». Les indices temporels, comme « un soir », « le lendemain », « à la nuit », se multiplient ; cependant, ils ne permettent pas de mesurer la durée totale des faits racontés, du bal lors de l’incipit à la rupture finale. Stendhal, en effet, joue sur l’opposition entre
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une durée mentionnée, « quatre mois » avant que le jeune blessé ne guérisse, et n'envisage son départ ;
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un flou temporel entre son départ pour la Romagne et la scène finale. Nous n’avons alors que des indices imprécis, par exemple « Quelques temps après », « pendant quelques jours », « peu de jours après »…
À cela s’ajoute un autre contraste entre
des temps de ralentissement narratifs, dus à des actions répétitives, telles l’observation de Vanina par la fenêtre, « chaque jour », ses visites au jeune blessé, ou plus tard, leurs rencontres à Forli, ou encore, à son retour à Rome, ses conversations avec Livio ;
des temps où, après une ellipse narrative, les événements s’accélèrent : « À peine arrivée en Romagne… », « Elle courut chez une des femmes de chambre… », « Une heure après, elle était en route pour Rome ». Ce sont les épisodes qui correspondent au contexte historique, la lutte des carbonari.
Sur ce fond temporel, ressortent cinq scènes longuement narrées, malgré leur durée objectivement réduite. Elles correspondent aux temps forts de la relation amoureuse, la première rencontre entre Pietro et Vanina, puis celle où il lui avoue son identité, enfin leur première séparation, leurs retrouvailles à San Nicolò, avant l’ultime scène de séparation, auxquels il faut ajouter l’intervention de Vanina auprès de Cantanzara en faveur de Pietro. Les dialogues y jouent un rôle prépondérant.
Ces techniques narratives mettent en valeur les qualités de nouvelliste de Stendhal. Il a su utiliser la nécessaire brièveté de ce genre littéraire pour donner à son récit le dynamisme qui correspond au contexte d’une révolte politique, sans pour autant sacrifier la dramatisation de l’intrigue amoureuse.
La structure de la nouvelle
Tout en conservant le schéma narratif traditionnel dans un récit, Stendhal articule les trois épisodes de la nouvelle avec le cadre spatial. On reconnaît, en effet, pour l’ensemble du récit
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la place de la situation initiale, lors du bal chez le duc de B***, avec tous ces prétendants au mariage rejetés par Vanina ;
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l’élément perturbateur : l’annonce de l’évasion d’un carbonaro, qui fait vivement réagir l’héroïne ;
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au cœur du récit, les trois épisodes ;
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l’élément de résolution : lors du dernier entretien entre Vanina et Pietro, celle-ci lui avoue sa trahison, ce qui provoque un violent rejet ;
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la situation finale : elle forme la chute de la nouvelle, rapide et brutale, avec l’annonce du mariage de Vanina et de Livio.
Mais le tableau montre une autre originalité de cette nouvelle, car les épisodes sont eux-mêmes structurés selon ce même schéma traditionnel, très évident pour l’histoire d’amour, un peu plus complexe quand le récit rejoint le carbonarisme. Dans le troisième épisode, la multiplication des actions de Vanina suit plus strictement la chronologie, avec, au centre, une longue scène mise en valeur : l’entretien de Vanina avec le ministre, monseigneur Catanzara.
Dans la société italienne qui sert de cadre à l’intrigue de la nouvelle, les choix personnels restent limités : soit l’on se soumet aux lois établies par le pouvoir et aux règles morales, fondées sur la religion, soit l’on entreprend de résister. Or, Stendhal, par son tempérament et ses propres expériences, privilégie – et cela dans toute son œuvre – les héros qui entrent en résistance, dont il met alors en valeur l’héroïsme. Ainsi, plus le pouvoir est puissant, plus il permet l’acte héroïque. Mais cet héroïsme prend des formes bien différentes pour une jeune fille comme Vanina et comme celui qui s’engage dans le carbonarisme, tel Pietro Missirilli.
L'héroïsme : une valeur stendhalienne
La puissance du despotisme
Sur le plan politique
Stendhal dépeint une vie politique régie par un pouvoir despotique, qui empêche toute liberté.
Dès le début de la nouvelle, le bal nous montre la place occupée par les puissances européennes, avec la mention répétée des « étrangers ». Nous y voyons, en effet, « quelques Anglais fort beaux et fort nobles », « deux ou trois souverains allemands » ; plus loin sont citées l’Autriche, qui exerce aussi son pouvoir, et la présence de la France, avec le bal donné par l’ambassadeur. Les différentes nations européennes interviennent donc dans la politique italienne, en imposant leur influence.
Comme la nouvelle est centrée sur les États pontificaux, la vie politique est dominée par les puissances religieuses, à commencer par celle du pape, qui peut, par exemple, exiger du ministre la grâce à Pietro Missirilli. C’est l’Église qui fait régner la justice, comme cette « congrégation (ou commission) composée des cardinaux et des prélats les plus en crédit » qui « délibère sur la question de savoir s’il faut juger ces carbonari à Ravenne ou à Rome. » C’est elle aussi qui dirige les affaires publiques, tel « monsignor Savelli-Catanzara », à la fois « gouverneur de Rome », et « ministre de la police ». C’est à un « cardinal-légat » que Vanina adresse sa dénonciation, et l’Église a des agents partout, comme ce « curé du village de San-Nicolò » que Vanina soupçonne d’être « peut-être espion des jésuites ».
Le pape Léon XII
Sur le plan personnel
Ce pouvoir despotique pénètre au sein des familles, où le patriarcat est tout-puissant, comme le montre la relation entre Vanina et son père. Lors du bal, par exemple, il lui impose ses danseurs, puisque c’est lui qui doit décider de son mariage : « il est fâché que sa fille unique ne veuille pas se marier ». C’est d’ailleurs pour cette raison qu’« il avait retardé son départ » vers San-Nicolò et qu’il lui impose ensuite un fiancé : « Pendant son absence, il avait arrangé son mariage avec le prince Livio Savelli. »
Mais Stendhal souligne aussi le fait que le pouvoir religieux a imprimé sa puissance dans les âmes. Vanina, par exemple, a parfaitement conscience qu’en ayant cédé à Pietro, elle a transgressé une loi morale, et est à présent une « fille déshonorée ». De même, face à la menace de sa mort, Pietro revient à la morale chrétienne : « Revenons, croyez-m’en, à des sentiments plus chrétiens, oublions les illusions qui jadis nous ont égarés ; je ne puis vous appartenir. Le malheur constant qui a suivi mes entreprises vient peut-être de l’état de péché mortel où je me suis constamment trouvé. » Le commentaire qui suit souligne le poids moral de la religion : « Le fait est qu’à l’approche de la mort, tous les principes religieux qui pouvaient s’accorder avec la passion pour la liberté de l’Italie avaient reparu dans le cœur du jeune carbonaro. »
Les moyens de la répression
Pour soutenir ce despotisme règnent tous les moyens de la répression. Bien sûr, les hommes de pouvoir se savent menacés. Ainsi, le ministre Catanzara sort immédiatement son pistolet dès qu’il aperçoit « la forme d’un homme » dans son cabinet, puis « tir[e] un poignard de la poche de son gilet ». Il ne met pas en doute la menace de Vanina, « s’il est exécuté, vous ne lui survivrez pas d’une semaine », ni son avertissement : « Prenez donc garde, tout chez vous est empoisonné ; car on voulait votre mort. » Dans ce contexte, la mort plane, et Vanina la redoute aussi pour Pietro Missirilli : elle « avait pensé que peut-être elle obtiendrait la grâce de son amant, mais qu’on tenterait de l’empoisonner ».
La nouvelle introduit aussi un thème cher à Stendhal, qu’il reprendra dans ses romans, le rôle joué par la prison dans un régime despotique. Pietro y a déjà passé « treize mois » avant son évasion, « plongé dans un cachot éclairé jour et nuit par une lampe », et c’est ce qui l’attend après le procès. La rigueur de l’emprisonnement est illustré par la mention répétée des « chaînes » que doivent porter les prisonniers, comme quand Vanina revoir Pietro « tellement chargé de fers qu’il ne pouvait se mouvoir. »
Par l’image du despotisme présentée dans cette nouvelle, Stendhal témoigne, en contrepoint, de son choix du libéralisme politique, donc de la démocratie.
Des âmes héroïques
Une cellule du château Saint-Ange
Mais, paradoxalement, c’est précisément ce contexte qui permet à l’héroïsme de se manifester : plus l’obstacle est dangereux, plus le courage s’affirme, plus l’âme a des occasions de se montrer héroïque. C’est ce que Stendhal exprime dans Rome, Naples et Florence (1826) en reprenant à son compte une phrase de l’écrivain Vittorio Alfieri, citée en italien puis traduite : « L'Italie moderne, arrivée au comble de la nullité et de l'abaissement, me démontre encore (grand Dieu ! Dois-je le dire ?) par les crimes exécrables et pourtant sublimes que chaque jour voit commettre, qu'elle abonde, même aujourd'hui, et plus qu'aucun autre pays de l'Europe, en âmes ardentes supérieures à toute crainte, et à qui rien ne manque, pour s'immortaliser, qu'un champ de bataille et le moyen d'agir. »
L'héroïsme de Pietro Missirilli ?
Avant même de connaître Pietro, c’est son héroïsme que souligne Vanina, en l’opposant au jeune Livio, auquel elle lance, avec mépris « au moins celui-là a fait quelque chose de plus que de se donner la peine de naître ». Elle emprunte cette critique au Mariage de Figaro de Beaumarchais, où le valet Figaro, dans son monologue, jugeait le Comte Almaviva : « Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. » De même, avant le départ de Pietro pour la Romagne, nous retrouvons cet élan d’admiration de Vanina dans sa comparaison : « Tu es un grand homme comme nos anciens Romains. »
Mais ce jugement est celui d’une femme à la fois romanesque et amoureuse. Qu’en est-il réellement ? Le narrateur, derrière lequel se cache Stendhal, partage-t-il cet éloge de l’héroïsme du jeune carbonaro ?
Certes, malgré son jeune âge, dix-neuf ans, il fait preuve de courage en choisissant la lutte pour libérer l’Italie des « barbares », mais quelles sont ses réelles actions ? La seule évoquée dans le récit est que « serré de près par les carabiniers, « il en tua deux avec les pistolets que Vanina lui avait donnés. », réaction de survie et non pas attaque délibérée.
Le récit ne nous informe pas sur ce qui lui a valu les « treize mois » de prison. Mais les conditions de son évasion, qu’il rapporte lui-même, ne viennent pas d’un acte personnel : « Une âme charitable a eu l’idée de me faire sauver. » Pour cela, il a dû se déguiser « en femme », ce qui n’est guère glorieux, mais semble l’amuser puisqu’il va conserver ce rôle face à Vanina qui remarque d’ailleurs son « envie subite de rire ». De plus, sa blessure ne vient pas d’un combat qu’il aurait dû livrer, contrairement à la rumeur lors du bal (« il avait attaqué les soldats avec un poignard »), mais d’un acte irréfléchi, qu’il qualifie péjorativement de « distraction » et d’« imprudence », fondé sur l’orgueil : il n’a pas supporté les mots d’un garde qui « a maudit les carbonari. » C’est une femme également, la comtesse Vitteleschi, qui lui a permis d’échapper à ses poursuivants, et une femme encore, Vanina, qui lui permet d’être soigné par un chirurgien, et dont le cadeau de « deux mille sequins » « servit merveilleusement à accréditer Missirilli dans sa nouvelle dignité » de chef.
Lorsque Pietro est amoureux de Vanina, le narrateur développe longuement ses hésitations, sa lutte intérieure entre son amour et ce qu’il pose comme un devoir envers « ce grand mot de patrie », formule qui marque une distance. Là encore, Stendhal, en reproduisant son dilemme, minimise l’héroïsme de Pietro, car la patrie, non seulement, passe au second plan, après l’amour, mais surtout, relève plus de l’« utilité » personnelle que d’un engagement absolu :
Qu’est-ce que la patrie ? se dit-il. Ce n’est pas un être à qui nous devions de la reconnaissance pour un bienfait, et qui soit malheureux et puisse nous maudire si nous y manquons. La patrie et la liberté, c’est comme mon manteau, c’est une chose qui m’est utile, que je dois acheter, il est vrai, quand je ne l’ai pas reçue en héritage de mon père ; mais enfin j’aime la patrie et la liberté, parce que ces deux choses me sont utiles. Si je n’en ai que faire, si elles sont pour moi comme un manteau au mois d’août, à quoi bon les acheter, et à un prix énorme ?
Même après son retour en Romagne, le récit continue à réduire son héroïsme. Quand, par exemple, sans nouvelle de Vanina, il pense retourner à Rome, le verbe « il croyait » introduit un doute : « Cette folle pensée allait l’emporter sur ce qu’il croyait être son devoir, lorsqu’un soir la cloche d’une église de la montagne sonna l’Angelus d’une façon singulière ». Et ce n’est pas le courage qui le ramène vers le patriotisme, mais l’« honneur inespéré » d’avoir été élu « chef d’une vente qui comptait des hommes de plus de cinquante ans » : « il résolut de ne plus songer à la jeune Romaine qui l’avait oublié, et de consacrer toutes ses pensées au devoir de délivrer l’Italie des barbares ». C’est donc à nouveau l’orgueil qui détermine sa décision.
Enfin, nous pourrions considérer comme héroïque le fait qu’il choisisse de se livrer après l’arrestation de ses camarades, car il sait très bien le sort qui le menace. Mais pourquoi le fait-il ? « Je désespère de notre cause ; le ciel est contre nous. », écrit-il à Vanina, donc par découragement, avant d’ajouter, à nouveau pour sauver sa dignité personnelle : « je ne veux pas que mes camarades, en voyant que, seul, je ne suis pas arrêté, puissent se figurer que je les ai vendus. » Et c’est à Vanina qu’il transmet la suite du combat : « songez à me venger ».
À la fin du récit, lors de leur ultime entretien, alors même qu’il « accepte par devoir », celui de « s’échapper », l’aide offerte par Vanina, « diamants » et « petites limes », il les rejette avec violence quand elle lui apprend sa trahison : « je ne veux rien te devoir »… Héroïsme, ou dernier geste d’orgueil ?
Finalement, Stendhal ne se prive pas de faire preuve d’ironie sur l’héroïsme patriotique du jeune carbonaro, dont les élans sont, sans cesse, entravés : « Le moment des derniers adieux arrivait. Pietro s’arracha des bras de son amie. Il descendait déjà le petit escalier, lorsque Vanina, retenant ses larmes, lui dit en souriant. […] – Donne-moi trois jours par reconnaissance. […] Missirilli resta. Et enfin il quitta Rome. » En fait, dans la plus grande partie de la nouvelle, Pietro n’agit pas, passant d’une prison à une autre, la chambre fermée à clé dans le palais, et, à peine le « chirurgien rendit la liberté à son malade », qu’il se retrouve très peu de temps libre de ses gestes. Dès qu’il retrouve Vanina au château de San-Nicolò, il est à nouveau comme emprisonné, car elle ferme « à clef, comme de coutume, la petite chambre où elle l’avait caché », avant le long emprisonnement qu’annonce le dénouement qui le montre « chargé de chaînes, au point qu’il en était comme emmailloté », verbe qui le réduit à l’état de bébé incapable d’agir.
Pietro Missirilli, dans Vanina Vanini, film de Roberto Rossellini, 1961
L'héroïsme de Vanina
La résistance au patriarcat
Vanina est le personnage central de la nouvelle, qui, face au pouvoir de son père, « fâché que sa fille unique, Vanina, ne veuille pas se marier », met en œuvre des stratégies de résistance. Déjà, intriguée par le comportement de son père, « elle se débarrassa de sa dame de compagnie » pour pouvoir en savoir plus, puis « le lendemain », elle « parvint à se procurer la clé d’une petite porte », et surveille les sorties de son père, jusqu’à réussir à « apercevoir l’inconnue ». Elle sait aussi tirer profit des relations de son père, par exemple pour faire venir le chirurgien qui est « tout dévoué » à la famille, ou trouver un prétexte pour quitter Rome, se « faire ordonner les bains de la Poretta ».
La surveillance de Vanina, édition Magnard
En fait, elle affirme son pouvoir sur son père, quand elle propose le mariage à Pietro, malgré l’écart social qui devrait l’interdire : « je me charge d’obtenir le consentement de mon père », lui affirme-t-elle. D’ailleurs, son père est conscient du tempérament rebelle de sa fille, puisqu’à son retour, alors même qu’il a décidé de son mariage, « il lui en parla en tremblant ».
Cependant, le dénouement, le rejet de Pietro, l’amène à céder, mais, plus qu’au pouvoir paternel, c’est le sentiment de son échec qui la détermine, « anéantie », à accepter le mariage avec Livio Savelli.
L'engagement politique
Dès qu’elle apprend l’engagement politique de Pietro, elle se range à ses côtés. En apprenant son départ pour la Romagne, aussitôt elle lui lance une proposition : « j’espère que vous accepterez de moi des armes et de l’argent. » Elle adopte donc à son tour « la cause de la liberté » : elle lui offre « les pistolets » avec lesquels il tue les deux carabiniers, et surtout une somme considérable pour aider à la lutte, « deux mille sequins ».
Enfin, pour arriver à son but, libérer Pietro, Vanina fait preuve à la fois d’habileté et de courage.
Elle parvient à se procurer de l’argent de « [l’]homme d’affaires de son père », et a eu l’intelligence de prévoir l’emprisonnement : « Dès longtemps, elle avait fait obtenir un bel avancement à M. l’abbé Cari, aumônier du château Saint-Ange où son amant allait être enfermé », en le prenant pour confesseur.
Elle sait parfaitement jouer de sa séduction, aussi bien pour obtenir de Livio qu’il exécute ses ordres, allant jusqu’à lui permettre « de l’embrasser » ou à lui demander son portrait, geste symbolique d'acceptation de son amour, que face à monseigneur Catanzara, qu’elle quitte « en l’embrassant », signe d'audace. Mais, surtout, comment ne pas être frappé par le « déguisement en valet de pied de la casa Savelli » qu’elle revêt pour cette rencontre ? Là où Pietro, pour s’évader s’était costumé en femme, elle choisit inversement un vêtement masculin, et s’arme d’un pistolet. Face à lui, non seulement elle reste d’un calme absolu, mais elle adopte « un petit air d’autorité », et c’est « d’un air doux et tranquille » qu’elle dirige la conversation et lui impose sa volonté.
Pour conclure
Ainsi, comme beaucoup d’héroïnes stendhaliennes, Vanina s’oppose avec force aux obstacles politiques et familiaux qui la renvoient à sa nature de femme, en lui imposant de nombreux devoirs et en limitant ses droits. En faisant preuve de volonté, d’énergie et de persévérance, elle montre des qualités qui, au contraire, manquent à Pietro, sans cesse en proie à des hésitations, et réduit à l’impuissance quand il s’agit d’agir. Là où lui est dépendant des femmes, elle, au contraire, exerce son pouvoir sur les hommes.
Cependant, la même question peut être posée pour Vanina que pour Livio : d’où lui vient cette force de résistance ? Ce qui la guide n’est pas un idéal supérieur, mais, tout simplement, la force de son amour pour Pietro, donc la satisfaction d’un désir impérieux pour satisfaire le "moi". C’est ce qu’on nomme l’égotisme, une sorte de culte du "moi" où toute l’énergie d’un individu, ce que Stendhal nomme du terme italienne « virtù », est mise dans une « chasse au bonheur », sans souci des règles ni même de la morale, puisque Vanina n’hésite pas à trahir pour – du moins l’espère-t-elle – conserver celui qu’elle aime. C’est donc pour se réaliser, à ses propres yeux, que Vanina fait preuve de cet héroïsme, ce qui explique que, dès qu’elle mesure son échec, « furieuse », elle avoue sa trahison à Pietro, une forme de vengeance puisque cela lui permet d’affirmer sa puissance face à lui.
Une histoire d'amour
Dans son essai De l’Amour (1822), fortement inspiré par son amour malheureux pour une jeune milanaise, Stendhal propose une analyse de la naissance de l’amour, que l’ensemble de son œuvre met ensuite en scène, mais en la prolongeant car les histoires d’amour s’y trouvent décrites jusqu’à un dénouement tragique. Tout se passe comme si, après le moment magique de sa naissance, l’amour, se changeant en passion, en désir de possession totale de l’être aimé, conduisait à une aliénation fatale. Cependant n’est-ce pas aussi l’amour qui conduit les héros à vivre une plénitude du « moi » ?
La naissance de l'amour
Un coup de foudre
Chez Pietro Missirilli
Dès le début de la nouvelle, Stendhal a souligné la beauté de l’héroïne, « l’éclat de ses yeux et ses cheveux d’ébène », cautionnée par la réaction des invités au bal : « tous les regards la suivirent », et elle « fut proclamée la reine du bal ». Or, la première phrase que lui adresse Pietro confirme que cette beauté engendre ce que nous pouvons nommer un coup de foudre : « Qui pourrait ne pas trouver du bonheur à vous voir ? » Selon Stendhal, c’est la première étape, l’admiration.
Mais cela ne suffit pas, d’autres étapes sont nécessaires pour consolider ce premier élan. Il faut y joindre le désir et l’espérance, qui se manifestent dès la fin de la première rencontre : « Venez me voir », lui demande Pietro, « et, si Dieu doit m’appeler à lui, je mourrai heureuse dans vos bras », puis « l’inconnue […] prit sa main qu’elle couvrit de baisers. »
La beauté d'une héroïne romantique
Chez Vanina
Stendhal s’attache davantage à dépeindre son héroïne, en laquelle l’amour naît avant même la rencontre. Lors du bal, en effet, il insiste sur l’ennui que, comme tant de jeunes femmes de cette époque romantique, ressent Vanina devant « l’air empesé » des jeunes gens qui le courtisent. Son âme romanesque aspire donc à plus d’intensité, d’où l’intérêt immédiat que suscite en elle le récit de l’évasion du jeune carbonaro. Dès qu’elle constate le comportement de son père, le mystère stimule cet intérêt, illustré par le discours rapporté, « Sans doute, cette chambre était habitée. Mais par qui ? », et elle se lance alors dans ce qui, pour une toute jeune fille, représente une véritable aventure, telle celle qu’on lit dans les romans. C’est ce qui explique qu’elle construise, autour de cette « inconnue », tout un roman, que rapporte le narrateur omniscient, « Sa sensibilité était vivement excitée en faveur de cette jeune femme si malheureuse ; elle cherchait à deviner son aventure », puis que confirme le discours direct : « Il faut que cette jeune femme ait des ennemis bien terribles ». Cette admiration pour un être qui lui paraît exceptionnel s’ouvre donc, de sa part, sur une déclaration immédiate : « Je vous aime, je vous suis toute dévouée. »
La "cristallisation"
À ce premier temps, Stendhal ajoute un autre fonctionnement, qu’il nomme "cristallisation", en deux temps séparés par une phase de doutes
Chez Pietro Missirilli
Quand, lors de leur deuxième rencontre, Pietro révèle son identité à Vanina, le « caractère altier » de celle-ci, blessée par la vérité, la conduit à prendre ses distances. Inquiet de « ne revoir jamais » la jeune fille, il continue pourtant à espérer : « Les yeux de Pietro ne quittaient pas la fenêtre de la terrasse […] ; il était fort malheureux. » Quand elle revient, le jeune homme met alors en place une véritable stratégie qu’il juge propre à se faire aimer : « il songea à cacher cet amour », et se contente de lui témoigner « une amitié noble et dévouée ». Il est, en effet, en proie au doute, dû à la pleine conscience de leur écart social qui lui fait craindre un rejet : « songeant à sa naissance obscure et à ce qu’il se devait ». Mais, plus il la voit, plus ses sentiments se renforcent, jusqu’à être dépeint comme « brûlant d’amour ».
Chez Vanina
Elle aussi a poursuivi la cristallisation de cet amour, en prêtant à cette inconnue toutes sortes de qualités : « les manières de l’inconnue lui semblaient remplies de distinction », elle « ne pouvait voir une cause vulgaire à son malheur », « L’inconnue évitait avec une grâce parfaite de s’apitoyer sur son accident ». Elle laisse ainsi libre cours à son imagination romanesque : « Cette pauvre jeune femme avait sans doute offensé quelque homme puissant ; peut-être dans un moment de jalousie avait-elle tué son amant ? » D’où la conclusion : « Vanina l’aimait à la folie ».
Cependant, elle aussi va connaître un temps de doute, quand, d’une part, elle constate qu’elle s’est laissée tromper « quand si sottement elle le croyait une femme ». Peut-être aussi est-elle déçue de voir amoindrie, par cet aveu des raisons de la blessure, la valeur de celui dont elle avait fait un héros. Son amour-propre combat alors son désir : « Après une intimité si douce, il fallait donc l’oublier ! ». D’autre part, quand elle cède à ce désir, elle est à nouveau blessée par le comportement « peu tendre » de Pietro : « L’orgueil de la jeune princesse combattit pied à pied ». Mais ce temps de doute est surmonté et la cristallisation s’opère : « Un soir, après avoir passé la journée à le détester et à se bien promettre d’être avec lui encore plus froide et plus sévère qu’à l’ordinaire, elle lui dit qu’elle l’aimait. Bientôt elle n’eut plus rien à lui refuser. »
La passion vécue
Par Pietro
Dès que Vanina s’engage dans son amour pour lui, la passion de Pietro s’exprime avec une intensité que Stendhal met en valeur : « Il aima comme on il aima comme on aime pour la première fois à dix-neuf ans et en Italie. » L’Italie, comme l’Espagne, représente pour cet auteur, comme pour de nombreux romantiques, les pays où l’amour peut atteindre sa plénitude. Les doutes s’effacent alors, « il était étonné de l’excès de son bonheur ». Mais Stendhal choisit alors de faire une ellipse narrative, « Quatre mois passèrent bien vite », comme si, finalement, raconter le bonheur d’aimer ne l’intéressait pas. Pour que l’amour prenne tout son sens, il lui faut, en fait, se confronter à des obstacles pour se grandit en en triomphant.
Or, l’obstacle, pour Pietro, est le conflit entre deux "amours", celui de Vanina et celui de la liberté, qui le pousse à la lutte armée. Il vit donc un déchirement intérieur, souligné à plusieurs reprises dans son discours et marqué par ses hésitations : « Âme de ma vie, tu me fais tout oublier, lui dit-il, et même mon devoir. », « Je vous aime avec passion, lui dit-il ; mais je suis un pauvre serviteur de la patrie ; mais plus l’Italie est malheureuse, plus je dois lui rester fidèle. […]. Vanina, je te refuse. », « Mon malheur, s’écria-t-il, c’est que je t’aime plus que la vie, c’est que quitter Rome est pour moi le pire des supplices. »
L'amour de Pietro Missirilli pour Vanina, dans Vanina Vanini, film de Roberto Rossellini, 1961
Mais, ce refus d’un mariage qui pourrait lui apporter la richesse ne fait que rehausser sa valeur aux yeux de Vanina et « ce fut un instant de bonheur parfait », conclut le narrateur. Quand il finit enfin par partir rejoindre les carbonari en Romagne, Pietro remplit donc son rôle de héros, et semble avoir réussi à concilier l’amour et le patriotisme, surmontant ainsi l’obstacle.
Par Vanina
Pour l’héroïne aussi, l’amour ne peut se vivre pleinement que sous la forme d’un combat, qui la conduit d’abord à transgresser les conventions sociales et morales en cédant à Pietro: « Si sa folie fut grande, il faut avouer que Vanina fut parfaitement heureuse. » Mais elle est ensuite contrainte à livrer un autre combat, contre une rivale très puissante, la liberté que veut servir Pietro. Pour obtenir la victoire, elle use à la fois de sa richesse, en promettant « des armes et de l’argent », puis de l’arme féminine par excellence, les larmes : « Vanina pleura beaucoup. » Quand, en refusant le mariage, Pietro répond à l’idéal d’héroïsme qu’elle s’est fabriqué, elle aussi peut hausser sa passion à ce même idéal : « Mon lot désormais est de tout oser, reprit Vanina avec un soupir. Je me perdrai pour toi, mais n’importe… » Son ultime triomphe est d’obtenir encore une promesse de Pietro, « je passerai ma vie avec toi », et un dernier délai avant son départ : « Vanina était bien heureuse » est le dernier commentaire avant leur séparation.
L'amour de Vanina pour Pietro, dans Vanina Vanini, film de Roberto Rossellini, 1961
Le tragique
Le choix de Pietro : le renoncement à l'amour
Dès son arrivée en Romagne, non seulement Pietro Missirilli n'abandonne pas son combat de carbonaro, mais même, se croyant négligé par Vanina, prend la décision de « ne plus songer à la jeune Romaine ». Même quand il retrouve Vanina, il ne répond pas à ses élans, et « répondit à ces larmes en homme préoccupé ». Mais il accepte tout de même de la rejoindre au château de San Nicolò, avant que l’annonce de l’arrestation de ses compagnons ne le conduise à se rendre au légat, donc à renoncer à l'amour.
Quand les amants se retrouvent, l’amour a disparu du cœur de Pietro : « son accueil fut glacé ». Pire encore, ses premiers mots ôtent toute valeur à la passion vécue, qui fonde sa culpabilité : « J’avais une autre passion que celle de la liberté de l’Italie. » Pour reconstruire à ses propres yeux son statut héroïque, il ne peut alors que le placer dans le rejet de l’amour en conseillant à Vanina d’épouser celui que son père lui a choisi : « laissez-moi tout à la patrie, je suis mort pour vous : adieu. »
Le choix de Vanina : la fatalité de l'amour
Lorsque Vanina retrouve Pietro en Romagne, après avoir vaincu l’obstacle représenté par son père dans ce même élan patriotique qui leur a fait partager la passion, elle connaît une première déception : « Vanina crut voir que l’amour de la patrie ferait oublier à son amant tout autre amour. La fierté de la jeune Romaine s’irrita. Elle essaya en vain de se raisonner ; un noir chagrin s’empara d’elle : elle se surprit à maudire la liberté. »
C’est alors que, refusant d’occuper la seconde place dans le cœur de son amant, elle prend en main son destin. La phrase de Pietro, « Ah ! si cette affaire-ci ne réussit pas, si le gouvernement la découvre encore, je quitte la partie. », la décide à agir, et l’amour devient alors tragique, comme le souligne le récit : « Le mot qu’il prononçait jeta une lumière fatale dans son esprit. » Elle est parfaitement consciente de sa transgression de toutes les lois morales, mais son amour perd alors sa sincérité : « en lui parlant d’amour, il lui semblait qu’elle jouait la comédie. » Comédie… ou plutôt tragédie, puisque sa trahison se retourne à la fois contre Pietro et contre elle : il choisit ses compagnons carbonari et l’abandonne. Pour faire survivre son amour, pour qu’il continue à donner un sens à sa vie, elle n’a donc comme seule solution que d’agir pour sauver Pietro, pour lui éviter la mort et lui fournir de quoi s’évader en obtenant une rencontre avec le prisonnier.
L'amour peu à peu détruit, dans Vanina Vanini, film de Roberto Rossellini, 1961
Un épilogue tragique
Entrée dans la fatalité, Vanina ne peut plus arrêter la marche d’un destin qui, alors qu’elle a agi pour sauver son amour, s’inverse en le détruisant. Quand elle revoit Pietro, son élan se heurte à ses chaînes : « En le serrant dans ses bras, elle ne sentit que ses chaînes froides et pointues. Qui les lui a données ces chaînes ? pensa-t-elle. Elle n’eut aucun plaisir à embrasser son amant. » Comment expliquer ce commentaire du narrateur omniscient ? Pietro a-t-il perdu son statut héroïque ? Est-ce la cristallisation qui révèle alors qu’elle n’était qu’une construction fantasmée ? Quand, malgré son dernier effort pour lui offrir les moyens de sa liberté, « diamants » et « petites limes », le discours de Pietro continue à la rejeter, « furieuse », elle fait une ultime tentative pour défendre sa passion, non pas vraiment face à Pietro mais à ses propres yeux : « je veux que tu saches ce que j’ai fait, guidée par l’amour que j’avais pour toi. » C’est sa propre vérité qu’elle affirme alors en avouant sa « trahison », mais aussi une vengeance destinée à obliger Pietro à partager, à défaut de l’amour, au moins la douleur qu'il a provoquée.
Affiche de Vanina Vanini, film de Roberto Rossellini, 1961
Pour conclure
L’image que donne Stendhal de la passion relève donc de cette « chasse au bonheur » qu’il pose comme la seule loi susceptible de satisfaire les désirs profonds de tout être, l’égotisme qui exalte le sentiment du « moi ». Or, Stendhal, après avoir, dans un premier temps, réuni les deux héros dans leur partage d’une passion intense, chacun y trouvant l’écho de son désir, les sépare car leur élan vital diverge alors. La force de vie que représentait la passion s’inverse en force de mort, ici psychologique. Pietro, en se jetant sur Vanina qu’il traite de « monstre », confirme que l’amour est mort en lui, Vanina, en avouant sa trahison, sait qu’elle tue tout espoir d’aimer, ce que confirme l’annonce de son mariage avec Livio. Chez Stendhal, aimer conduit donc, en réalité, à détruire, à la fois l’être aimé mais aussi soi-même.
Une héroïne tragique, incarnée par Sandra Milo dans Vanina Vanini, film de Roberto Rossellini, 1961
L'écriture de la nouvelle
Chronologiquement, Stendhal s’inscrit dans le courant romantique, dont le drame de Victor Hugo, Hernani, joué en 1830, symbolise l’apogée. Le réalisme ne s’impose, lui, que dans la seconde moitié du XIXème siècle, posé sur le plan théorique dans un essai de Champfleury, paru en 1857, intitulé Le Réalisme. L’étude effectuée sur « l’héroïsme » des deux personnages et sur « l’image de l’amour » a permis de constater à quel point l’idéal politique de Pietro et l’âme romanesque de Vanina font d’eux des héros romantiques, de même que leur révolte contre l’ordre social et les valeurs matérialistes.
Pourtant, c’est ce même Stendhal qui affirme, parallèlement, sa volonté de faire de son roman, « un « miroir » de la réalité qu’il relate. C’est donc dans son écriture qu’il convient de rechercher les marques qui font de lui un précurseur du réalisme.
Une peinture exacte de la société
Le contexte italien
Malgré l’espace réduit de la nouvelle, qui lui interdit de longues descriptions, Stendhal prend soin d’apporter, à propos du contexte, les précisions indispensables à un lecteur qui ne connaîtrait pas les réalités italiennes. Par exemple, quand Vanina se rend à Citta-Castellana, il explique : « C’est dans la prison de cette ville que l’on fait coucher les carbonari que l’on transfère de la Romagne à Rome. » Il rappelle aussi les faits historiques, par exemple la présence des « étrangers » à Rome, le rôle joué par Bonaparte, en citant sa phrase critique alors qu’il « quittait Brescia », ou bien en signalant comment se réunissent les carbonari sur un « signal » : « la cloche d’une église de la montagne sonna d’une façon singulière et comme si le sonneur avait eu une distraction ». C’est aussi le rôle des quelques parenthèses, qui définissent un terme, conservé par souci de réalisme, comme « carabiniers » avec « (c’est le nom que portent les gendarmes dans les États du pape) » ou « congrégation » avec « (une commission »).
L'espace et le temps
De même, à l’intérieur de la nouvelle, il relate de façon très précise la façon dont Vanina peut découvrir, en observant les déplacements de son père, la chambre de « l’inconnue », en reproduisant fidèlement le parcours qu’elle suit dans le palais. Le lecteur pourrait même retracer le plan des lieux… En fait, Stendhal a souvent proclamé son dégoût des descriptions telles celles qu’effectue Balzac, car, pour lui, la description ne doit avoir qu’une fonction pratique, pour suivre l’action, et non pas être explicative. Devant ce passage, comment ne pas penser aux « plans » qui, dans son autobiographie, Vie de Henry Brulard (1890), s’intercalent dans le récit pour le concrétiser aux yeux du lecteur ? Dans la nouvelle, il veille aussi à indiquer les temps forts de l’intrigue, en apportant les précisions temporelles nécessaires pour que le lecteur suive pas à pas son déroulement.
Pour se reporter à l'étude précise
Pour se reporter à l'étude précise
Une fille face à son père, Vanina Vanini, film de Roberto Rossellini, 1961
Les rapports sociaux
Enfin, les rapports sociaux caractéristiques de cette époque sont restitués avec exactitude, d'abord dans la sphère intime, ceux qui relient, par exemple une fille telle que Vanina à son père, à « sa dame de compagnie, confidente discrète et bien payée », ou la façon dont elle se joue de l'amour de Livio pour le soumettre à ses volontés. Nous reconnaissons aussi ceux qui relèvent des pouvoirs institutionnels, quand Stendhal mentionne par exemple, les gestes de prudence du légat quand il reçoit la femme qui lui apporte la dénonciation de Vanina : « Le légat lut la page du livre d’Heures, en le tenant fort loin de lui, de peur d’un poison subtil. »
La réaction de Monseigneur Catanzara face au pape rappelle, elle, toute l'hypocrisie qui régit les rapports au sein du Vatican - déjà dénoncée par Du Bellay - puisque le ministre, venu pour obtenir la grâce de Pietro, feint de s'y opposer quand le pape lui-même lui demande de « sauver cet homme » : « Le ministre, voyant que le pape avait pris son parti, fit beaucoup d’objections, et finit par écrire un décret ou motu proprio, que le pape signa ».
La vérité psychologique
La focalisation omnisciente
Pour accentuer la vérité psychologique de ses personnages, Stendhal veille à apporter au lecteur toutes les informations qui vont lui permettre de croire à la vérité des sentiments et d’en mesurer l’évolution. Narrateur omniscient, il veille donc à l’informer sur le passé de ses personnages. Par exemple, à propos du père de Vanina, pour expliquer l’importance, à ses yeux, de bien marier sa fille, il rappelle que « [s]es deux fils se sont faits jésuites, et ensuite sont morts fous. Il est fâché que sa fille unique, Vanina, ne veuille pas se marier. » Ensuite, au fur et à mesure du récit, il explique avec précision ce que ressentent les personnages, telle l’héroïne, lors de sa première rencontre : « Le cœur de Vanina battait avec force ; les manières de l’inconnue lui semblaient remplies de distinction ». De même, pour justifier le comportement de Pietro : « il songea à cacher son amour ; avant tout, il ne voulait pas s’écarter de la dignité convenable à un homme. » Cette focalisation omnisciente est dominante dans toute la nouvelle et offre ainsi au lecteur une transparence totale des esprits et des cœurs des personnages, en accentuant l’impression de connaître toute la vérité.
La focalisation interne
Par endroits, Stendhal recourt à une autre énonciation, la focalisation interne. C’est le cas, par exemple, quand est décrite la façon dont Vanina cherche à découvrir la raison de l’étrange comportement de son père. Les verbes, « remarqua », « leva les yeux et vit », « elle aperçut », « en regardant mieux, elle vit »…, contribuent à dépeindre la scène comme si elle était vue par le personnage lui-même. Nous retrouvons, notamment, cette même focalisation à la fin de la nouvelle, lorsque Vanina retrouve Pietro enchaîné, notable à nouveau par la place accordée aux verbes de sensation : « elle entendit », « elle distingua », « elle vit », « Les yeux de Vanina erraient sur les tombeaux »… Ces scènes prennent ainsi une importance toute particulière, et ce choix amène le lecteur à se mettre à la place de l’héroïne, à ne plus mettre en doute les faits décrits, et même à partager ce qu’elle ressent.
Les discours rapportés
Pour renforcer l’effet de réel, Stendhal privilégie deux formes de discours rapportés.
Le discours direct
Les scènes principales, par exemple entre Vanina et Pietro, ou entre Vanina et monseigneur Catanzara, recourent au dialogue direct, également introduit, ponctuellement, quand il s’agit de mettre en valeur un trait de caractère, comme lors du premier échange entre l’héroïne et Livio : « — Mais, de grâce, qui donc pourrait vous plaire ? — Ce jeune carbonaro qui vient de s’échapper, lui répondit Vanina ; au moins celui-là a fait quelque chose de plus que de se donner la peine de naître. » Il permet aussi de souligner l’évolution du sentiment, grâce, par exemple, au glissement du tutoiement au vouvoiement. Ainsi se traduit la colère de Vanina lorsque Pietro lui annonce son départ :
Vanina face à Pietro, Vanina Vanini, film de Roberto Rossellini, 1961
Missirilli dit à Vanina d’un air assez contraint :
— Dès que la nuit sera venue, il faut que je sorte.
— Aie bien soin de rentrer au palais avant le point du jour ; je t’attendrai.
— Au point du jour je serai à plusieurs milles de Rome.
— Fort bien, dit Vanina froidement, et où irez-vous ?
— En Romagne, me venger.
— Comme je suis riche, reprit Vanina de l’air le plus tranquille, j’espère que vous accepterez de moi des armes et de l’argent.
Inversement, l’émotion de Pietro se révèle par le passage du « vous », qui reprend le choix de Vanina, « je viens vous offrir ma main », au « tu » qui marque la vérité du cœur :
Je vous aime avec passion, lui dit-il ; mais je suis un pauvre serviteur de la patrie ; mais plus l’Italie est malheureuse, plus je dois lui rester fidèle. Pour obtenir le consentement de don Asdrubale, il faudra jouer un triste rôle pendant plusieurs années. Vanina, je te refuse.
Missirilli se hâta de s’engager par ce mot. Le courage allait lui manquer.
— Mon malheur, s’écria-t-il, c’est que je t’aime plus que la vie.
Le récit devient ainsi plus vivant, et le lecteur se transforme en un témoin caché de la conversation.
Le discours indirect libre
Stendhal, en tant que romancier omniscient, utilise aussi fréquemment le discours indirect libre, particulièrement intéressant quand il se confond avec le récit, en effaçant ponctuellement le narrateur pour laisser s’exprimer la profondeur de l’âme. Par exemple dans ce passage, nous entendons à la fois l’explication du narrateur, le monologue intérieur de Vanina, et le discours de Pietro, sous la forme indirecte d’abord, puis glissant vers la forme indirecte libre :
Le cœur de Vanina battait avec force ; les manières de l’inconnue lui semblaient remplies de distinction. Cette pauvre jeune femme avait sans doute offensé quelque homme puissant ; peut-être dans un moment de jalousie avait-elle tué son amant ? Vanina ne pouvait voir une cause vulgaire à son malheur. L’inconnue lui dit qu’elle avait reçu une blessure dans l’épaule, qui avait pénétré jusqu’à la poitrine et la faisait beaucoup souffrir. Souvent elle se trouvait la bouche pleine de sang.
Cette alternance est très fréquente dans la nouvelle, et offre au lecteur l’impression de suivre les moindres mouvements du cœur : « Cette résolution arrêtée, elle se rappelait, malgré elle, l’amitié qu’elle avait prise pour ce jeune homme, quand si sottement elle le croyait une femme. Après une intimité si douce, il fallait donc l’oublier ! » Comme grâce à la focalisation interne, Stendhal donne ainsi au lecteur la possibilité de s'identifier à ses personnages.
Les doutes de Vanina, Vanina Vanini, film de Roberto Rossellini, 1961
Stendhal et son lecteur
Une intervention assumée en tant qu'auteur
Stendhal se permet parfois de s’adresser directement à son lecteur, en employant le pronom « je » pour justifier ses choix d’écriture. Nous en trouvons un exemple dans Vanina Vanini quand, en évoquant le projet des carbonari, il explique pourquoi il ne développe pas son récit :
C’est à cette époque que finit de s’organiser l’une des moins folles conspirations qui aient été tentées dans la malheureuse Italie. Je n’entrerai point ici dans des détails déplacés. Je me contenterai de dire que si le succès eût couronné l’entreprise, Missirilli eût pu réclamer une bonne part de la gloire. Par lui, plusieurs milliers d’insurgés se seraient levés à un signal donné, et auraient attendu en armes l’arrivée des chefs supérieurs. Le moment décisif approchait, lorsque, comme cela arrive toujours, la conspiration fut paralysée par l’arrestation des chefs.
Mais, de ce fait, il rappelle au lecteur qu’il est le maître de son récit et lui impose son propre jugement, déterminé par son lien avec l’Italie. Il mêle ainsi le réel, les faits historiques, l’échec des conspirations, à la fiction de son récit, « l’entreprise » dirigée par son héros. Nous notons ainsi le rôle modalisateur des adjectifs, « l’une des moins folles conspirations qui aient été tentées dans la malheureuse Italie », contrastant avec le présent de vérité générale, « comme cela arrive toujours », pour revenir au fait historique. En utilisant l’irréel du passé, « Par lui, plusieurs milliers d’insurgés se seraient levés à un signal donné, et auraient attendu en armes l’arrivée des chefs supérieurs. », il suggère aussi au lecteur, comme le faisait Diderot dans Jacques le Fataliste, qu’il aurait pu, en tant qu’auteur, choisir une autre évolution de son récit, faire réussir la conspiration. Cependant, en rejetant cette possibilité, il lui confirme aussi sa volonté de rédiger une nouvelle « réaliste », respectant la vérité historique.
C’est aussi sa fonction d’auteur qu’il affirme quand il attire l’attention du lecteur sur un moment clé du récit, en une sorte de prolepse qui ouvre un horizon d’attente : « Le jour qui devait décider du sort de Vanina parut enfin. » Il feint même la modestie, quand il avoue une forme impuissance narrative : « Qui pourrait dire les pensées qui l’agitèrent durant cette longue journée ? » Plaisante prétérition, puisque la suite développe précisément ces « pensées » par le moyen du discours indirect libre… Mais c’est aussi un moyen à la fois de rendre son lecteur actif, en l’amenant à partager son questionnement, et de rendre plus crédibles les réflexions placées ensuite dans la bouche de l’héroïne.
Johan Olaf Södermark, Henri Beyle, écrivain, dit Stendhal (détail), 1840. Huile sur toile, 62 x 50. Château de Versailles.
Un double plan narratif
Une autre originalité de Stendhal est de jouer sur deux positions du narrateur.
En tant que narrateur intra-diégétique
Un narrateur intra-diégétique occupe la position d’un personnage, participant à la scène décrite, dont il se pose comme témoin. C’est ce qui se produit dans l’incipit grâce à l’ambiguïté du pronom « on », indéfini mais aussi substitut de « nous », qui, dans le deuxième paragraphe, donne l’impression que le narrateur a assisté à ce bal, dont il dépeint les invités et rapporte même leurs paroles : « On voyait les étrangers qui entraient frappés de la magnificence de ce bal. "Les fêtes d’aucun des rois de l’Europe, disaient-ils, n’approchent point de ceci." » est repris, plus loin, par « Comme on racontait cette anecdote… » L'éffet de réel est ainsi accrû.
En tant que narrateur extra-diégétique
Il est censé rester extérieur à son récit. Mais Stendhal, lui, va jusqu’à prendre la parole pour le commenter, en prenant même en compte l’existence d’un potentiel lecteur. Ainsi, il l’interpelle directement, par exemple dans sa présentation de don Asdrubale : « Si vous le rencontrez dans la rue, vous le prendrez pour un vieux comédien ; vous ne remarquerez pas que ses mains sont chargées de cinq ou six bagues énormes garnies de diamants fort gros. » Le lecteur est invité à croire que ce personnage, fictif, a une existence réelle…
C’est dans cette même fonction qu’il entreprend une sorte de dialogue avec son lecteur. Ainsi, après avoir signalé que Vanina « a refusé les partis les plus brillants », il lui pose une question : « Quelle est sa raison ? » Question rhétorique puisqu’il reprend aussitôt sa fonction de narrateur pour répondre : « la même que celle de Sylla pour abdiquer son mépris pour les Romains. »
Une distanciation ironique
Mais le questionnement sur le réalisme de Stendhal – alors même que la nouvelle met en œuvre tant d’aspects romantiques – trouve aussi sa réponse dans l’observation de la façon dont son ironie le conduit à prendre une distance par rapport à son récit. Un des moyens pour introduire cette ironie est à nouveau l’emploi du pronom « on ». Ainsi, alors même que les deux amants sont emportés par leur exaltation héroïque, ce que signale une brève phrase, « ce fut un instant d’amour parfait. », Stendhal enchaîne aussitôt, en se moquant de cet élan : « Lorsque l’on put parler raison… ».
Son ironie s’exerce, au premier chef, contre cette société monarchique qu’il méprise pour sa médiocrité, comme dans ce commentaire à propos du bal : « Les rois n’ont pas un palais d’architecture romaine : ils sont obligés d’inviter les grandes dames de leur cour ». Il souligne aussi volontiers le vide intellectuel, comme dans ces portrait rapide de Livio Savelli : « C’était le jeune homme le plus brillant de Rome, et de plus lui aussi était prince ; mais si on lui eût donné à lire un roman, il eût jeté le volume au bout de vingt pages, disant qu’il lui donnait mal à la tête. » Mais il n’épargne pas pour autant les deux protagonistes, dont il souligne volontiers la naïveté ou les contradictions.
POUR CONCLURE
Malgré sa brièveté, cette nouvelle illustre déjà les principales qualités de l’écriture de Stendhal, et, surtout, montre la façon dont la volonté de réalisme combat le romantisme de ses intrigues et de ses héros…, propre aussi à son propre tempérament.
L’étude des différents procédés mis en œuvre nous fait penser à la formule de Maupassant dans sa préface de Pierre et Jean, qui conclut « les réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des illusionnistes. » Alors même qu’il laisse libre cours aux élans de ses personnages, il s’emploie, en effet, à en démythifier la valeur par ses intrusions dans le récit, qui introduisent des jugements personnels critiques ou traduisent son ironie, tout comme sa peinture de la société. Inversement, son souci de la vérité, qui transparaît dans les dialogues ou dans ses descriptions du cadre historique, est souvent rompu par les intrusions d’un auteur qui ne permet pas à son lecteur d’oublier qu’il est le maître de sa fiction.
Pour lire l'extrait de Maupassant
Explications de cinq extraits
Incipit : du début à « … se donner la peine de naître. »
La passion : de « Vanina venait toutes les nuits... » à « … l'excès de son bonheur. »
Les retrouvailles : de « À peine arrivée en Romagne... » à « … où elle l'avait caché. »
Avec monseigneur Catanzara : de « Comme il revenait près de la fenêtre... » à « Le ministre prit la récompense. »
Épilogue : de « Missirilli se taisait... » à la fin.
Stendhal, Vanina Vanini, éd. Flammarion « Étonnants classiques »