AIMER LA LITTÉRATURE
en analysant les textes et les œuvres
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Création en cours
François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927
L'auteur (1885-1970)
Pour en savoir plus : un remarquable parcours dans la vie de Mauriac
Un fervent catholique
Les origines familiales de Mauriac, bourgeoisie catholique par sa mère, riches propriétaires terriens par son père, l’inscrivent d’emblée dans la foi catholique, renforcée par son éducation, à l’école primaire puis au collège, chez les Marianites. Toute son œuvre est baignée de cette foi, dont témoigne le titre d’un premier recueil de poèmes, Les Mains jointes.
Mais c’est un catholique inquiet, plus proche de Pascal et de la notion de « misère de l’homme sans Dieu », que d'une sérénité apportée par la foi. Son œuvre met en évidence, en effet, les combats qui le déchirent parce que « Le christianisme ne fait pas sa part à la chair », comme il se déclare dans Souffrances et bonheur du chrétien, en 1931. Le catholicisme condamne, en effet, les désirs charnels, la concupiscence, pour reprendre le terme de Bossuet, et c’est une des causes du drame de son héroïne, Thérèse Desqueyroux, en lutte entre une exigence de pureté et l’appel des désirs du corps.
Josselin Bodley, Portrait de François Mauriac, 1928. Huile sur toile, 81 x 65,3. Musée des Beaux-Arts de Bordeaux
Si le romancier a une raison d'être au monde, c'est justement de mettre à jour, chez les êtres les plus nobles et les plus hauts, ce qui résiste à Dieu, ce qui se cache de mauvais, ce qui se dissimule ; et c'est d'éclairer, chez les êtres qui nous paraissent déchus, la secrète source de pureté. (Mauriac, Dieu et Mammon, 1929)
Un journaliste engagé
Dès sa Licence de Lettres, à Paris, Mauriac s’intéresse à un mouvement politique original, « le Sillon », fondé par le journaliste Marc Sangnier en 1899, qui prône la « démocratie sociale », en voulant réconcilier le monde ouvrier et le christianisme. Moderne et républicain, ce courant, condamné par le pape en 1910, a peut-être incité Mauriac à s’engager, parallèlement à son œuvre littéraire, dans le journalisme. Ainsi, il écrit des articles de critique poétique pour La Revue du temps présent, dès 1909, puis accompagne les débuts des Cahiers de l’amitié de France, revue fondée en 1912. Dans La Voix de Clichy, journal dirigé par l’abbé Fontaine, paraissent, en 1914, sous le pseudonyme de François Sturel, ses premiers articles de polémique politique contre l’anticléricalisme des radicaux.
La guerre confirme sa position, parfois inconfortable, voire contradictoire, et qui lui a valu bien des inimitiés. Il unit le conservatisme – héritage familial – à un engagement en faveur des principes républicains : défendre la liberté, en s’engageant par exemple, lors de la première guerre mondiale, d’abord dans les brancardiers du séminaire de Bordeaux, puis au service des ambulances de l’armée, l’égalité, comme pour compenser sa naissance « du côté des injustes », comme il le constate, et la fraternité, en accord d’ailleurs avec se foi catholique.
Après la guerre, il collabore au Gaulois, en 1919, à La Revue hebdomadaire, en 1922, et sa participation aux Décades de Pontigny, en 1925, 1926, puis en 1929 l’amène à rencontrer les grands intellectuels de l’entre-deux-guerres. Durant cette période, ses activités de journaliste font de lui un témoin actif – et souvent critique, comme pendant la guerre d’Espagne ou pendant l’Occupation – de la vie politique et intellectuelle, à L’Écho de Paris, par exemple, en 1932, au Figaro, en 1934.
Alors qu'il est attaqué comme étant « de droite », ses positions politiques sont plus complexes, illustrées dans son "Bloc-Notes", chroniques souvent acerbes, initialement parues dans La Table Ronde, qu’il poursuit de 1952 jusqu’aux dernières années de sa vie, dans L’Express et dans Le Figaro littéraire. Fidèle compagnon du gaullisme, il y dénonce cependant avec force bon nombre de comportements politiques jugés injustes, notamment les guerres qui marquent la décolonisation.
Il explique lui-même son itinéraire, celui d'un auteur soucieux de rester libre :
Ce Bloc-Notes est né d'humbles circonstances. Il n'a pas répondu à un dessein longuement médité. Quand j'ai commencé de le rédiger, je n'y ai vu d'abord qu'un prétexte pour soutenir une jeune revue à laquelle je m'intéressais.
La Table Ronde avait eu l'ambition d'occuper la place laissée libre par La Nouvelle Revue Française. Mais celle-ci reparut, à peine avions-nous commencé nos premiers pas. Si nous voulions survivre, il fallait, me disais-je, donner une note qui ne fût entendue que chez nous. […]
C'était compter sans la politique. Non que dans ma pensée le Bloc-Notes dût être politique d'abord. Il le devint très vite et malgré moi. Comment n'eût-il pas fait écho à ce qui occupait chaque jour un peu plus ma pensée ? Pourtant j'ai toujours mis mes soins à sauvegarder ce qui demeure à mes yeux sa raison d'être : quelqu'un est là, avec ses idées, ses goûts, ses humeurs, les conditions d'une vie ordinaire, et chaque semaine, il réagit à l'Histoire telle qu'elle se fait sous son regard. Cet affrontement de l'individuel et de l'universel, c'est tout le Bloc-Notes. […]
C'était compter sans les directeurs d'une importante maison d'édition, devenus entre temps propriétaires de la revue. Alors tout se gâta. Mes jeunes canards d'extrême-droite m'eussent fort bien supporté : ils n'étaient pas conformistes. Mais les nouveaux maîtres, eux, savaient ce qu'en toute circonstance il convient de penser et d'écrire, et qui était précisément le contraire de ce que j'écrivais et pensais. Je commençai alors à comprendre quelle arme pouvait devenir ce Bloc-Notes. Il fallait coûte que coûte le sauver. Je l'enlevai donc de La Table Ronde, pour le plus grand soulagement des maîtres de cette revue, et le déposai presque au hasard, je dois le dire, dans un hebdomadaire qui venait de naître et dont les directeurs m'étaient inconnus. C'était L'Express.
(Mauriac, Préface au "Bloc-Notes")
On perçoit déjà, dans Thérèse Desqueyroux, ce regard critique jeté sur les rivalités politiques qui déchirent la société, et, souvent aussi, les familles, entre cléricaux et radicaux.
Le contexte à l'époque du roman
La vie politique
Le roman ne fait aucune allusion à la situation internationale, conséquences du Traité de Versailles, questions coloniales, jeu des alliances…, et il est publié avant le bouleversement dû à la crise économique de 1929.
En revanche, il y a quelques allusions à la politique intérieure de la IIIème République, en faisant apparaître le conflit entre deux « blocs » : le « Bloc national », qui regroupe des partis de droite, alliés, et le « Cartel des gauches », les socialistes unis aux radicaux. Or, si les élections de 1919 mettent au pouvoir la droite, attachée à la défense nationale, aux traditions, notamment religieuses, un basculement se produit en 1924, car la gauche remporte alors les législatives. Mais une nouvelle rupture intervient en 1926, avec un retour de la droite, alors nommée « Union nationale », dirigée par Poincaré.
Dukercy, pseudonyme de Pierre Méjecaze, affiche contre « Le Cartel des Droites », 1924
Cette division politique ressort, par exemple lors de la conversation entre Laroque, le père de Thérèse, préoccupé par son « ascension vers le Sénat interrompu », et l’avocat Duros à la sortie du procès, ou dans les conversations lors des réunions familiales. De plus, Mauriac a souvent reconnu l’influence exercée sur lui par Maurice Barrès (1862-1923) à qui il avait envoyé son premier recueil, des poèmes dont celui-ci avait fait l’éloge. Or, le titre de la trilogie de Barrès, « Le Roman de l’énergie nationale » (1897-1902), témoigne de son soutien au nationalisme – mais sans aller jusqu’aux idées monarchistes – et aux traditions, du culte rendu à la terre natale et aux racines, familiales, historiques, religieuses. Comme lui, Mauriac concilie donc ces conceptions à un attachement aux valeurs républicaines.
La vie sociale
L’entre-deux-guerres voit exploser un désir de vivre, compréhensible après les souffrances de la 1ère guerre mondiale. L’optimisme est général, ainsi que le désir de nouveauté, de liberté. Paris est le centre de ce renouveau, une ville cosmopolite, qui attire des artistes du monde entier. Y gravite une jeunesse avide de fêtes et de plaisirs. C’est ce dont témoigne la réflexion de Thérèse : « Jean Azévédo me décrivait Paris, ses camaraderies, et j’imaginais un royaume dont la loi eût été de "devenir soi-même"» Son rêve, alors qu’elle vit enfermée, est donc de rejoindre la capitale, « Si elle avait de l’argent, elle se sauverait à Paris », et le chapitre XIII concrétise cette image d’un lieu luxueux, d’endroits élégants où tout semble devenir possible.
Édouard Halouze, Tango parisien, 1913. Huile sur toile, 97 x 390, Musée des arts décoratifs, Paris.
La vie littéraire
Le surréalisme fait exploser toutes les conventions littéraires, et influence tous les genres littéraires, mais les formes plus traditionnelles ne disparaissent pas pour autant.
Le roman, par exemple, poursuit son essor, favorisé par la mise en place d'une véritable politique commerciale : articles dans des revues, comme la prestigieuse Nouvelle Revue Française, dont le premier numéro paraît en 1908, attribution de prix littéraires, tels le Goncourt, depuis 1903, ou le Femina, créé en 1905, interviews radiodiffusées, encarts publicitaires.... Tout cela contribue à multiplier le nombre des lecteurs, mieux formés aussi. Le roman se diversifie également, pour essayer de répondre aux questions que se pose cette époque, et l’écrivain, dans cette périodes de profonds bouleversements s’interroge sur sa relation aux autres et sur ses propres valeurs. Ainsi, cette période voit foisonner le roman qui met au premier plan l’analyse psychologique, exercée dans des directions diverses. Ainsi, comme Julien Green et Georges Bernanos, André Mauriac montre surtout davantage les troubles et les déchirements intérieurs, notamment entre deux aspirations contradictoires, d’un côté la matérialité, expression des désirs du corps, goût pour l’argent et le pouvoir, de l’autre les élans vers la spiritualité et la force de la foi.
Présentation de Thérèse Desqueyroux
Pour lire le roman
Le titre du roman
Ce titre, éponyme, rappelle ceux des écrivains réalistes, tel Balzac avec Eugénie Grandet, ou les frères Goncourt avec Germinie Lacerteux. Il indique immédiatement que c’est la personnalité de l’héroïne qui est au cœur du roman. Son nom apparaît d’ailleurs dès la deuxième phrase du roman. Notons cependant que, lorsqu’un titre met en évidence une héroïne, il lui prête le plus souvent un statut social, comme pour La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, l’inscrit dans un contexte familial comme pour La Cousine Bette de Balzac ou Madame Bovary de Flaubert, ou, au contraire, se contente parfois d’un surnom, comme pour Nana de Zola ou Sido de Colette.
Rien de tel chez Mauriac. Il nous invite ainsi à observer de plus près l’onomastique, qui marque une opposition entre le prénom et le nom.
En 1925, l’Église catholique vient, en effet, de canoniser sainte Thérèse de Lisieux (1873-1893), qui porte un prénom déjà rendu illustre par sainte Thérèse d’Avila (1515-1582). Le prénom crée donc un lien entre l’héroïne et la religion, qui, à sa façon, a une profonde aspiration à un idéal supérieur, à plus de pureté, plus d’absolu.
Son nom (composé, où le [s] se prononce selon l’accent local) est formé, lui, sur le pluriel d’un mot du sud-ouest, « caïre », « caïrou », parfois écrit « queyrou », qui désigne un tas de pierres, de cailloux, formé à l’extrémité d’un champ par l’épierrage du sol. Ce nom, celui de son mari, l’inscrit dans le matérialisme, dans l’importance accordée à la terre, à la lande dans le roman et aux pins dont la famille tire sa richesse.
L'opposition est donc nette, et cette tension entre deux pôles opposés révèle, en fait, la réalité même de l’héroïne.
De plus, il est intéressant de constater que cette héroïne est omniprésente dans l’œuvre de Mauriac : Conscience instinct divin (1927) que Mauriac considère comme une amorce du roman, puis nous la retrouvons dans le chapitre X de Ce qui était perdu, un roman de 1930, puis son destin se poursuit dans deux nouvelles, Thérèse chez le docteur et Thérèse à l’hôtel, en 1933, enfin dans un dernier roman, La Fin de la nuit, datant de 1935, où nous la voyons retrouver sa fille, Marie.
Pour plus de précisions sur la place de l'héroïne
Roland Oudot, Illustration,1936. Thérèse Desqueyroux, Cercle parisien du livre
Aux sources de l'inspiration
Dans un essai de 1933, Le Romancier et ses personnages, Mauriac écrit : « Nos prétendues créatures sont formées d’éléments pris au réel. Nous combinons, avec plus ou moins d’adresse, ce que nous fournissent l’observation des autres hommes et la connaissance que nous avons de nous-mêmes. » Ces phrases indiquent donc une double source d’inspiration.
Le réel
Son héroïne est inspirée de l'histoire réelle d'Henriette Canaby, accusée d'avoir voulu empoisonner son mari Emile Canaly en 1905. Mauriac avait assisté au procès, et il effectue d’ailleurs cette comparaison dans sa « préface » en italique, quand il mentionne la « salle étouffante d’assises ».
Sa propre personnalité
Dans son essai, Mauriac reprend une phrase célèbre de Gustave Flaubert, « Madame Bovary, c’est moi », mais il y apporte quelques précisions. Cela ne signifie pas une ressemblance absolue entre l'écrivain et ses personnages, « Il serait faux de prétendre que ce sont des créatures faites à notre image, puisqu’elles sont faites de ce que nous rejetons, de ce que nous n’accueillons pas, puisqu’elles représentent nos déchets. » Il précise encore, à propos de Thérèse : elle est « à mes antipodes sur plus d’un point, mais faite pourtant de tout ce qu’en moi-même, j’ai dû surmonter, ou contourner, ou ignorer. » Mauriac n’est donc pas devenu Thérèse, mais il a exprimé, à travers elle, à la fois ses aspirations et ses rejets.
Sabattier, « Le procès de Madame Canaby devant la Cour d’assises de Bordeaux », 1906, illustration
Pour en savoir plus sur le procès
L'exergue
Mauriac ouvre son roman par la fin d’un des Petits Poèmes en prose (1869) de Baudelaire, intitulé « Mademoiselle Bistouri ». En reprenant le cri du poète, adressé au « Seigneur », au dieu « Créateur », le romancier lance une double interrogation :
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l’une sur la nature même de son héroïne : est-elle une « folle », un « monstre » ?
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l’autre sur la liberté de l’homme, dès lors qu’on s’inscrit dans une perspective religieuse : peut-il être autre que la nature qui lui a été donnée, peut-il modifier cette nature ? peut-il donner librement un sens à sa vie ?
Autant de questions que se pose Thérèse dans le roman, et autant de questions que le lecteur doit résoudre pour la juger, à son tour…
En guise de préface
Avant de commencer son roman, un passage en italique compose une étrange préface, construite en deux temps, dans laquelle Mauriac s’adresse directement à son héroïne, tutoyée familièrement : « je sais que tu existes ».
Les quatre premiers paragraphes dressent une série de portraits qui, tous, représentent une facette de l’héroïne. Ce sont autant de rencontres que le romancier a pu utiliser, en les combinant, pour construire le portrait, contrasté, de Thérèse.
Les trois paragraphes suivants renvoient, eux, à son travail de romancier, en soulignant d’abord deux regrets.
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Le premier est de ne savoir représenter que « des cœurs enfouis et tout mêlés à des corps de boue » : par incapacité ? ou, plus simplement, parce que les « « cœurs sur la main » n’ont pas d’histoire »…
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Le second est de n’avoir pas dénoué son roman sur une rédemption de son héroïne, telle une conversion chrétienne qui en ferait « sainte Locuste », oxymore qui associe la sanctification à une empoisonneuse célèbre de l’antiquité romaine.
La dernière phrase formule un souhait : « Du moins, sur ce trottoir où je t’abandonne, j’ai l’espérance que tu n’es pas seule. » Qui serait alors aux côtés de Thérèse ? Dans l’optique religieuse, Dieu guidant ses pas, lui apportant un soutien. Mais, dans une perspective uniquement littéraire, n’est-ce pas le lecteur qui serait ainsi invité à accompagner l’héroïne, en lui accordant, à son tour, non seulement son intérêt mais, peut-être, un « acquittement » ?
La gare de Nizan (Luxey) au début du XXème siècle
La structure du roman
Le roman comporte quatre grandes parties.
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Le chapitre I présente l’héroïne, entourée de son père et de son avocat à la sortie du tribunal où elle a obtenu un non-lieu.
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La plus longue partie, des chapitres II à VIII correspond au voyage de Thérèse, d’abord en voiture, jusqu’à la gare du Nizan (Luxey), puis en train.
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Les chapitres IX à XII montre le retour de Thérèse dans la maison d’Argelouse, où elle se retrouve véritablement emprisonnée par son mari, Bernard, et séparée de sa fille, Marie.
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Le dernier chapitre marque la libération de Thérèse, qui se sépare de Bernard, et reste seule devant sa future vie à Paris.
La structure, outre son lien avec les différents lieux, se complique cependant considérablement en raison de l’actualisation temporelle : le monologue intérieur de Thérèse mêle le présent de son voyage, le passé, enfance, adolescence, mariage, naissance de sa fille, jusqu’au crime commis, et le futur le retour auprès de son mari, les explications qu’elle devra donner et l’imagination de sa vie à venir.
Le cadre spatial
Toute l’œuvre de Mauriac s’inscrit dans des lieux qui, non seulement prêtent à chaque roman une atmosphère particulière, mais aussi, en faisant écho à l’âme des personnages, leur donnent sens. Ce sont des lieux qui se rattachent à la vie même de Mauriac, comme la lande de Gironde dans Thérèse Desqueyroux où il passait ses vacances d’été dans l’enfance et l’adolescence. Mais il n’y a pas que les paysages, les intérieurs jouent aussi un rôle important. À titre d’exemples, Saint-Clair mentionné dans le roman, correspond à Saint-Symphorien. Quant à Argelouse, même s’il existe un village ainsi nommé, dans Commencements d’une vie, récit autobiographique publié en 1932, Mauriac révèle qu’il s’agit du hameau de Jouanhaut, où il a passé, dans une demeure familiale, quelques vacances dans son enfance.
Les lieux intérieurs
Dans Le Romancier et ses personnages, Mauriac explique : « Je ne puis concevoir un roman sans avoir présente à l'esprit, dans ses moindres recoins, la maison qui en sera le théâtre. » C’est, en effet, la maison d’Argelouse, qui sert de cadre, doublement, à la fois lors des analepses qui évoquent la vie antérieure au crime de Thérèse, , et lors de son retour, quand elle s’y retrouve enfermée.
La première vision vient du souvenir de Thérèse : « Elle voit en esprit la maison perdue [...] ; elle imagine le lit au centre de cette chambre carrelée, la lampe basse sur la table parmi les journaux et des fioles… Les chiens de garde que la voiture a réveillés aboient encore, puis se taisent ; et de nouveau régnera ce silence solennel… » Elle révèle déjà l’isolement de ce lieu, et le thème, omniprésent dans le roman, « le silence d’Argelouse » (chap. XI). Les deux lieux récurrents sont la chambre de Thérèse, son refuge dans la solitude, et le salon, le lieu partagé jusqu’à ce que son épouse la laisse seule. Dans ces deux lieux, règne, le plus souvent, l’obscurité (« Elle poussa les volets, et la chambre demeura sombre »), et il est souvent fait mention du « feu » qui brûle dans la cheminée.
À cela s’ajoutent quelques détails : « Dans les angles la moisissure détachait le papier. […] Aux murs, la trace demeurait encore des portraits anciens […] et les clous rouillés qui ne soutenaient plus rien. Sur la cheminée, dans un cadre de fausse écaille, des photographies étaient pâles comme si les morts qu’elles représentaient y fussent morts une seconde fois ». Cette dernière comparaison confirme la valeur symbolique de l’ensemble : la pesanteur de l’atmosphère, l’étouffement ainsi ressenti, le contraste du noir et du « feu », tout suggère la mort, cette mort intérieure, le vide et le néant au fond de l’âme de l’héroïne.
Les paysages
Paris
Le retour de voyage de noces, raconté au chapitre IV, conduit Thérèse à un premier séjour à Paris, mais sans la moindre description de la ville sinon la vision d’une chambre d’hôtel et d’une salle d’un « restaurant du Bois ».
Le chapitre XIII est le seul qui se déroule au cœur de Paris, notamment à la « terrasse du café de la Paix ». C’est un quartier élégant, animé, d’où la mention du « fleuve humain, cette masse vivante qui allait s’ouvrir sous son corps, la rouler, l’entraîner », qui contraste avec le vide, l’isolement de la maison d’Argelouse. La description signale aussi que l’endroit est un « carrefour », comme pour illustrer le changement de vie de Thérèse. Les quelques notations traduisent cette atmosphère nouvelle, fraîche et agréable : elle est « sous le soleil léger, dans ce vent un peu trop frais qui […] agitait les stores jaunes et rouges. » C’est ce qui explique les dernières phrases : « Elle riait seule comme une bienheureuse. Elle farda ses joues et ses lèvres avec minutie ; puis, ayant gagné la rue, marcha au hasard. » Ce « hasard », c’est l’horizon qui s’ouvre…
Le Café de La Paix à Paris, au début du XXème siècle. Photographie de Roger Viollet
Argelouse
Le chapitre III s’ouvre sur une description d’Argelouse, un lieu, lui aussi, à la fois isolé, d’accès difficile, et comme vide, avec un décor où même la flore et la faune sont maladives. Le village ne possède même pas les lieux emblématiques de la vie sociale.
Argelouse est réellement une extrémité de la terre ; un des ces lieux au-delà desquels il est impossible d’avancer, ce qu’on appelle ici un quartier : quelques métairies, sans église ni mairie, ni cimetière, disséminées autour d’un champ de seigle, à dix kilomètres du bourg de Saint-Clair, auquel le relie une seule route défoncée. Ce chemin plein de d’ornières et de trous se mue, au-delà d’Argelouse, en sentiers sablonneux ; et jusqu’à l’Océan il n’y a plus rien que quatre-vingt kilomètres de marécages, de lagunes, de pins grêles, de landes où, à la fin de l’hiver, les brebis ont la couleur de la cendre. »
Le retour de Thérèse : du tribunal de Bordeaux à Argelouse
Même le jardin, duquel Anne, séparée de Jean Azévédo, ne peut sortir, malgré la touche de couleurs des fleurs, « embrasé d’héliotropes, de géraniums, de pétunias », se lie à l’image de la mort, comme pour reproduire l’état de la jeune fille : « Cendre des allées, prairies sèches et crissantes, odeur des géraniums grillés, et cette jeune fille plus consumée, dans l’après-midi d’août qu’aucune plante ».
Les arbres
Les pins, dont l’exploitation assure à la famille Desqueyroux sa richesse, sont omniprésents dans le roman, dès le trajet de retour, de nuit : « Les lanternes éclairent les talus, une frange de fougères, la base des pins géants. » (chap. II) Cette vision, au ras du sol, est déjà emblématique d’arbres qui semblent dépasser de loin l’humain, l’écraser. Mais même Thérèse reconnaît leur importance, « Les deux mille hectares de Bernard ne l’avait pas laissée indifférente », « Nul doute que cette domination sur une grande étendue de forêt l’ait séduite » (chap. III). Mieux encore, elle a « l’amour des pins dans le sang. »
Sa première rencontre avec Jean Azévédo, à la « palombière » s’inscrit dans ce décor écrasant :
François Mauriac, La porte d’entrée de la palombière "La Chicane".
« Mais les pins, de ce côté, ont trop grandi pour qu’on puisse y guetter les palombes […] Cette palombière ne pouvait plus servir car la forêt, alentour, cachait l’horizon ; les cimes écartées ne ménageaient plus ces larges avenues de ciel où le guetteur voit surgir les vols. » (chap. VI)
Leur image est encore plus frappante quand arrivent l’automne et l’hiver, avec les pluies et le vent, car les pins et les chênes à l’entour semblent alors vivants : « elle préférait les nuits de vent, – cette plainte indéfinie des cimes recèle une douceur humaine. ». Les arbres deviennent alors des compagnons de la solitude de l’héroïne :
« Au-delà, une masse sombre de chênes cachait les pins ; mail leur odeur résineuse emplissait la nuit ; pareils à l’armée ennemie, invisible mais toute proche, Thérèse sentait qu’ils cernaient la maison. Ces gardiens dont elle écoute la plainte sourde la verraient languir au long des hivers, haleter durant les jours torrides, ils seraient les témoins de cet étouffement lent… » (chapitre IX)
Puis, peu à peu, intervient un apaisement : « Par les temps les plus calmes, la forêt se plaint comme on pleure sur soi-même, se berce, s’endort et les nuits ne sont qu’un indéfini chuchotement. » (chap. XII) Les pins finissent même par servir de guide, annonçant ainsi le dénouement : « Elle n’avait plus peur dArgelouse ; il lui semblait que les pins s’écartaient, ouvraient leurs rangs, lui faisaient signe de prendre le large. »
Le symbolisme des lieux
Les synesthésies
L’un des principaux intérêts des descriptions de Mauriac est la façon dont il associe les sensations, formant ainsi ce que l’on appelle des synesthésies, au sens baudelairien du terme. Nous pouvons le constater dès le premier chapitre lors de la courte marche de Thérèse :
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La vue : « des feuilles de platane étaient collées aux bancs trempés de pluie ».
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Le toucher : elle « déganta sa main gauche pour arracher de la mousse aux vieilles pierres qu’elle longeait ».
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L’odorat : « l’odeur de fournil et de brouillard ».
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L’ouïe : « impossible de ne pas entendre le fausset de son père ».
La même analyse pourrait s’effectuer sur de nombreux passages. En mêlant ainsi les sensations, Mauriac symbolise, en fait, l’état d’âme de l’héroïne : à ce moment-là, c’est « le parfum de la vie qui lui est rendu. », après son long emprisonnement.
Par contraste, sa vie antérieure n’est qu’un lent « étouffement », terme récurrent dans le roman et illustré, dès le jour de ses noces, par l’association des sons aux odeurs : « Le jour étouffant des noces, dans étroite église de Saint-Clair où le caquetage des dames couvrait l’harmonium à bout de souffle et où leurs odeurs triomphaient de l’encens ». Et les sensations qui ponctuent les chapitres XI et XII, odeurs unissant, à l’intérieur, la fumée des cigarettes, les relents de graisse de la cuisine et les miasmes d’une maison humide, à celles, extérieures, des arbres « résineux » ou d’une végétation fanée, s’accordent au portrait de Thérèse, « exsangue, décharnée ».
Mauriac prête ainsi à son héroïne, mais implicitement, une vive sensualité, qui témoigne de la force de sa dimension charnelle.
Les éléments naturels
La forêt landaise, née du sable
« J’ai été créée à l’image de ce pays aride et où rien n’est vivant, hors les oiseaux qui passent, ses sangliers nomades », reconnaît Thérèse, « les oiseaux » évoquant la liberté aérienne tandis que les « sangliers », eux, sont liés à la terre.
Les descriptions de Mauriac accordent ainsi une importance symbolique aux quatre éléments naturels, comme si la nature voulait imposer sa loi aux hommes qu’elle a créés.
La terre
Elle est représentée par tout ce qui relève du minéral, les rochers, les cailloux, les graviers, le sable, autant de visions de dureté, de sécheresse : « Des fumées d’herbes brûlées traînaient au ras de cette pauvre terre qui avait donné son seigle ; par une entaille dans le talus, un troupeau coulait comme du lait sale et paraissait brouter le sable. »
Mais c’est aussi de cette terre que sortent les pins, certes producteurs de richesse, mais aussi sources du sévère matérialisme régnant au sein des familles qui détermine aussi les mariages.
L'air
Il est représenté par de multiples images du ciel, mais aussi par les oiseaux, souvent aperçus. Sa représentation est liée à cette liberté, tant espérée : « Libre… que souhaiter de plus ? » (chap. II), se demandeThérèse. De même, c’est le ciel, avec les étoiles, qui continue à unir Anne à Jean Azévédo, dont elle a été séparée. En revanche, le vent, lui, qui s’insinue même sous les portes closes, représente une menace, figure la mort, aussi bien quand il est souffle glacé ou brûlant. Ainsi, cette liberté est suggérée dès que le ciel s’éclaire, par exemple à l’aube, mais est menacée, comme les palombes par les chasseurs, et se trouve niée, quand le regard n’est dirigé que vers le sol, quand il est masqué par la brume, par les « nuées orageuses », ou quand règne l’obscurité : c’est elle qui domine lors de l’enfermement de Thérèse.
Un vol de palombes dans les Landes
L'eau
Elle parcourt ces descriptions, toujours porteuse d’’images sinistres, en gradation. Ainsi Thérèse, en évoquant sa jeunesse, explique : « dans ces aubes toutes pures de nos vies, les pires orages étaient déjà suspendus. ». Puis vient la pluie, obsédante : « la pluie ininterrompue multipliait autour de la sombre maison ses millions de barreaux mouvants » (chap. VIII) Comme dans un des poèmes « Spleen » de Baudelaire, la pluie est donc l’illustration métaphorique de la prison, qui finit par définitivement enferme l’héroïne : « mais comment imaginer qu’il pût un jour ne plus pleuvoir ? Il pleuvra jusqu’à la fin du monde. », « la pluie épaisse unifie le temps » (chap. XI).
Nous observons également un contraste dans ce paysage landais.
D’un côté, l’eau est présente, mais une eau stagnante, « marécages » et « lagunes », menace de noyade selon Jean Azévédo : « parfois une crevasse découvre l’eau noire : quelqu’un s’est débattu, a disparu » (chap.VII). De même, Thérèse évoque cette possibilité « de tenir [s]a tête enfoncée dans l’eau d’une lagune (ainsi qu’a fait ce berger d’Argelouse, l’année dernière, parce que sa bru ne lui donnait pas à manger). » (chap. XIII)
De l’autre, le manque d’eau s’impose dans les descriptions : « Le pays de la soif : pas le moindre filet d’eau à Argelouse ». Or, ce manque d’eau induit le pire, le danger de l’incendie dans les pins. À nouveau, ces images sont à rapprocher de l’héroïne, assoiffée elle aussi, de pureté, de vérité, d’absolu, mais incendiée avec sa face de brûlée vive. » (chap. II).
François Mauriac (à droite) dans les lagunes près de Saint-Symphorien, vers 1906. Collection C. Cazenave
Le feu
Le soleil donne une première image de ce feu, avec la chaleur de l’été accablante : « sous le ciel commençait à ronfler la fournaise de la lande » (chap. III). C’est lui qui assèche la terre, comme il assèche les humains : « Le vent du sud brûlait la peau, sentait le pin consumé. Du côté des Landes le ciel devenait rougeâtre et fumeux. De seconde en seconde augmentait la soif de la terre torturée. »
Un incendie dans une forêt de pins dans les Landes
Sans cesse, l’incendie menace la forêt : « Un jour, toute la forêt crépiterait alentour, et le bourg même ne serait pas épargné. Pourquoi les villages des Landes ne brûlent-ils jamais ? Elle trouvait injuste que les flammes choisissent toujours les pins, jamais les hommes. […]Thérèse rêvait qu’une nuit elle se levait, sortait de la maison, gagnait la forêt la plus envahie de brandes, jetait une cigarette jusqu’à ce qu’une immense fumée ternît le ciel de l’aube… » (chap. VIII) C’est d’ailleurs lors de l’incendie de Mano que Thérèse, voyant que par mégarde Bernard a versé double dose des gouttes de son remède dans son verre, se tait… premier pas peut-être vers son crime…
Mais le feu dans la cheminée remplace le soleil dans les derniers chapitres, revêtant, lui aussi, une valeur métaphorique, symbole de ce qui dévore Thérèse, la ronge : « Des tisons vivaient encore sous la cendre. » (chap. X)
POUR CONCLURE
Le Bloc-notes de Mauriac révèle à quel point ses descriptions viennent de ses souvenirs, des vacances d’enfance notamment :
« [...]la chaleur était notre pire ennemi. Dès 10 heures du matin, ma mère ordonnait de tout fermer, et nous traversions la journée dans cette demi-ténèbre avec ce que les murs de la maison avaient pu retenir de la fraîcheur nocturne.
Je me revois, enfant, sur le perron de Saint Symphorien, entrant dans la fournaise malgré la défense absolue, "on ne sort même pas les bêtes par ce temps là !" me disait ma mère. (...) » (Bloc-notes, 12 juillet 1970)
Le cadre, intérieur comme extérieur, explique à la fois l’atmosphère qui entoure – et même enferme – l’héroïne, et sa personnalité même, car elle est née de cette terre, la porte en elle. De ces descriptions ressort, notamment son déchirement, le conflit vécu, au plus profond d’elle-même, entre tout ce qui relève de la matière, du corps, de la sensualité, et l’aspiration à un idéal supérieur, réconcilié à la chair. Paris, en supprimant la chaleur, le soleil ardent, le vent violent ou la pluie battante, offre ainsi cet espoir, clairement formulé dans l’excipit.
L'actualisation temporelle
La chronologie narrative
La durée
La durée peut à peu près être reconstituée, mais révèle le déséquilibre de la construction d'ensemble du roman.
Le premier chapitre est très bref : il dure le temps de traverser la place pour aller jusqu’à la voiture, quelques minutes donc.
Puis une unique nuit est consacrée au long trajet, « plus d’une heure de voiture jusqu’à la gare de Nizan », au chapitre II, la nuit en train, des chapitres III à VIII, et l’arrivée, toujours de nuit à Argelouse au chapitre IX. Se trouve ainsi amplifiée la profondeur de l’introspection, la difficulté de remonter le labyrinthe des souvenirs.
Les chapitres XI et XII ralentissent le rythme, à l'image de la vie de Thérèse, comme arrêtée : ils couvrent l’automne, jusqu’à « la dernière nuit d’octobre ».
Les jours, et même les heures, sont davantage indiqués dans le chapitre XII, qui correspond au mois de décembre, comme si tout à coup le destin de Thérèse se dessinait plus clairement : « Le 18 vers trois heures », c’est le retour de Bernard. Le temps s’accélère alors, avec une ellipse narrative puisque le chapitre XIII, lui, s’ouvre sur une date précise, « Un matin chaud de mars, vers dix heures », et est très rapide, se terminant à l’heure du déjeuner.
Le brouillage temporel
Dès le premier chapitre, le lecteur pressent que le récit romanesque ne suivra pas l’ordre chronologique traditionnel : « Thérèse, à cette époque, montait dans la même calèche qui l’attend ce soir ; mais avec quelle impatience d’achever ce voyage nocturne dont elle souhaite à présent de ne pas voir la fin ! » Les indices temporels dans cette phrase permettent, en effet de mesurer les trois moments qui vont s’entrecroiser dans le roman : le passé de « cette époque », qui va nous faire plonger dans le destin de Thérèse, de son enfance à son procès qui vient de conduire à un non-lieu, le « présent » de son retour, une chronologie qui va du voyage à son enfermement à Argelouse pour finir à Paris, enfin le futur, ce que « souhaite » Thérèse, à la fois pour le moment où elle retrouvera son époux et dans sa projection dans un avenir sans cesse imaginé.
Les trois moments du temps
Le présent
Il dépeint la sortie du tribunal et le lent retour à Argelouse. Dans le premier chapitre, nous observons à la fois les paroles de Thérèse rapportées directement, par exemple, une protestation à son avocat, « Il n’y a pas eu de victime », et le portrait que Mauriac fait d’elle : de son « blême visage qui n’exprimait rien ». À cela s’ajoutent les réflexions de l’héroïne, dans un discours indirect libre, où se mêlent deux voix, la sienne et celle du romancier : « à quoi bon parler ? Il ne l’écoute pas ; ne la voit plus. Que lui importe ce que Thérèse éprouve ? » Cette alternance des points de vue narratifs se retrouve dans tous les chapitres, avant son retour, comme une fois qu’elle se retrouve quasiment emprisonnée dans la maison d’Argelouse, à partir du chapitre IX, et lorsqu’elle est représentée, dans le dernier chapitre, en train de converser avec Bernard.
Le passé
Rappelons qu’un premier récit, Conscience, instinct divin, paru la même année que le roman, est présenté par Mauriac comme « le premier jet de Thérèse Desqueyroux, conçue d’abord comme une chrétienne dont la confession eût été adressée à un prêtre. » Ce terme se retrouve d’ailleurs dans le roman, puisque son voyage est présenté comme l’occasion de « préparer sa confession » (chap. II). Or, la notion même de « confession » implique le retour sur une faute passée, avouée. C’est ce qui explique que le temps réel n’ait, finalement, aucune importance, nous savons seulement que Bernard a vingt-six ans quand il se marie, au lendemain de la guerre, dont rien n’est dit. Ce qui compte est de faire vivre au lecteur la plongée dans la conscience de l’héroïne qui, en cherchant le « pourquoi ? » de son geste d’empoisonnement, se livre à une introspection, remonte le temps pour comprendre ce qui l’a guidée.
Mais ce retour en arrière est lui-même complexe.
Dans la première partie, la mémoire suit à peu près le déroulement chronologique, enfance, fiançailles, mariage, grossesse, rencontre de Jean Azévédo, enfin l’empoisonnement, même s’il y a quelques flashes, qui peuvent mêler les époques. Par exemple, le souvenir de sa fille revient avant celui de son mariage.
En revanche, au chapitre X, à partir du moment où elle se retrouve seule, après le départ de Bernard, les souvenirs disparaissent, comme pour reproduire ce temps dont l’écoulement a perdu son sens, quand la pluie « confond les heures ».
Le futur
La projection dans l’avenir joue deux rôles différents dans le roman.
Dans la première partie, le futur est, d’abord, le retour à Argelouse, c'est-à-dire les retrouvailles avec Bernard, auquel Thérèse devra expliquer son geste criminel :
« Thérèse s’efforce d’imaginer le premier regard qu’ils échangeront tout à l’heure ; puis cette nuit, et le lendemain, et le jour qui suivra, les semaines, dans cette maison d’Argelouse où ils n’auront plus à construire ensemble une version avouable du drame qu’ils ont vécu. » (chapitre I)
D’un côté, elle redoute ce retour, de l’autre, elle le souhaite, pour être enfin délivrée. Mais, quand elle imagine ce qu’elle dira, l’espoir s’efface : « Mais, songe Thérèse, dès les premiers mots il m’interrompra ». (chap. III) La réaction de Bernard vient, en effet, lui prouver que tout espoir d’explication, de compréhension, est vain…
Dans l’ensemble du roman, nous constatons aussi que, sans cesse, Thérèse se projette dans le futur, comme dans une permanente attente d’une autre vie : « Le destin, à toutes les étapes peut encore surgir, la délivrer. » (chap. II) Dès l’enfance, par exemple, elle imagine le jour où elle se retrouvera avec Anne…, puis, bien plus tard, comment elle la raisonnera dans sa relation avec Jean Azévédo. Cet imaginaire se développe encore quand elle se retrouve quasiment enfermée dans la maison d’Argelouse. Tandis qu’il lui déroule sont avenir, cloîtrée, elle n’a qu’une obsession : « elle partira » (chap. IX), « Pourquoi ne pas fuir ? » (chap. X) En proie à la fièvre, elle construit même une véritable vision, celle de « toute une vie à Paris » : « Être une femme seule dans Paris, qui gagne sa vie, qui ne dépend de personne… Être sans famille ! » Tantôt c’est une « autre évasion » qu’elle invente, dans « une maison au bord de la mer », où elle connaîtrait l’amour…
Mais il faut attendre le dernier chapitre pour que cet avenir rêvé devienne un présent vécu.
POUR CONCLURE
Telle que la traite Mauriac, la temporalité, soutient à la fois le rythme du roman et la personnalité de l’héroïne. Les incessants va-et-vient entre le présent, le passé et le futur, les ralentissements, accélérations et ellipses, offrant au lecteur des aperçus sur la personnalité de Thérèse et faisant alterner les points de vue, lui permettent d’accompagner sa quête.
De fait, Mauriac pose la question de la liberté : quel poids exerce le passé ? Est-il possible d’échapper à son emprise, à un lourd héritage familial ? Comment vivre un présent insatisfaisant, ponctué d’un imaginaire irréalisable ? Comment construire sa propre liberté, assumer sa solitude existentielle ? Sans doute Mauriac s’est-il posé lui-même ses questions… avant de les poser, à travers son héroïne, à chaque lecteur.
L'image de la société
De nombreux romans de Mauriac prennent pour toile de fond la province de Gironde, son lieu natal, à laquelle il est resté, toute sa vie, très attaché, tout en jetant un regard souvent critique sur les mœurs et les comportements.
La vie politique
Sous cette IIIème République, la division politique entre une droite conservatrice, « revancharde », attachée à la terre et à la religion, défendant l’ordre et la morale, les Desqueyroux, ou les de la Trave, et le Cartel des gauches, avec le radical socialisme et l’anticléricalisme, représenté par le père de Thérèse, Larroque qui, pour les Desqueyroux, « pense mal ». L’ambition politique pousse à la corruption. Ainsi, Larroque, maire, conseiller général au niveau du département, qui vise les « élections sénatoriales », est prêt à tout pour étouffer le scandale (« j’y mettrai le prix »), même au chantage sur la presse : il explique, à propos du journal La Lande conservatrice, qui pourrait exploiter l’affaire judiciaire, qu’il les tient « par cette histoire de petites filles », c’est-à-dire de mœurs pédophiles. Thérèse suit son père dans son anticléricalisme, d’où les conflits lors des repas de famille.
La religion
L’affaire Dreyfus (1894-1906) a laissé des traces profondes : l’antisémitisme règne, prouvé par le rejet de Jean Azévédo, même s’il est un « converti ». La critique de Mauriac, pourtant catholique, dénonce une religion qui déforme le message divin. Il met en évidence deux reproches :
L’éducation donnée dans les couvents confond « ignorance » et « vertu » : « Les dames du Sacré-Cœur interposaient mille voiles entre le réel et leurs petites filles. » (chapitre II) Ainsi Anne fait preuve d’une naïveté totale face à Jean, qui, lui, ne pense qu’à « jouer » avec cette « petite fille » alors qu’elle croit en un futur mariage avec lui.
La religion n’est, en réalité, qu’un masque. Ainsi, les rituels (processions, messes…) ne sont suivis que par « devoir », et sont surtout une occasion d’étaler son luxe, et d’observer autrui pour, ensuite, se livrer à des commérages. D’où l’ordre donné à Thérèse par son mari, qui fait de l’église le lieu essentiel pour se préserver du qu’en-dira-t-on » : « Le dimanche, nous assisterons ensemble à la grand-messe, dans l’église de Saint-Clair. Il faut qu’on nous voie à mon bras » (chapitre IX).
La Fête-Dieu, Thérèse Desqueyroux, film de Claude Miller, 2012
Un exemple de la superficialité de ces chrétiens est leur critique du nouveau curé, qui s’intéresse aux livres plus qu’aux « bonnes œuvres », qui ne sont, en fait, qu’un moyen pour les dames de la bonne société de se donner bonne conscience en aidant les pauvres. Mme de la Trave illustre ces reproches : « Elle déplorait qu’il eût supprimé la fanfare du patronage ; les parents se plaignaient de ce qu’il n’accompagnait plus les enfants sur le terrain de football. » (chapitre VIII).
Mauriac critique donc ceux qui s’affichent comme chrétiens mais n’en respectent pas les commandements, en ne pensant qu’à leur intérêt matériel, et sans la moindre compassion pour autrui. La « confession » sincère de Thérèse ne peut lui valoir aucun pardon, contrairement à ce que pense Anne. Le divorce est, bien sûr, inenvisageable.
La province
La province est représentée comme un monde clos, éloigné des idées nouvelles de la ville : la phrase « Argelouse est réellement une extrémité de la terre » est aussi à comprendre dans un sens social. Par exemple, une femme qui fume, telle Thérèse, y fait scandale. La vie intellectuelle y fait défaut : Anne n’aime ni lire, ni écrire, et même Thérèse, qui passe pourtant pour « cultivée » a bien du mal à lire les « livres que Jean admirait » : ils lui paraissent « incompréhensibles » (chapitre VIII).
La province est comme engluée, enfermée, dans une tradition qui impose des comportements figés, que résume l’expression être « à la voie » : « De même qu’ici toutes les voitures sont à la voie, c’est-à-dire assez larges pour que les roues correspondent aux ornières des charrettes, toutes mes pensées, jusqu’à ce jour, avaient été « à la voie » de mon père, de mes beaux-parents », constate Thérèse après sa rencontre avec Jean Azévédo. Tous, autour de Thérèse, sont réunis dans « le silence », omniprésent, et un « goût commun de la terre, de la chasse, du manger et du boire ».
Sous le regard d'autrui, Thérèse Desqueyroux, film de Claude Miller, 2012
C’est aussi cet isolement qui explique l’intérêt porté à autrui, et les ragots. À peine sortie du tribunal, Thérèse se retrouve ainsi scrutée par le cocher, qui « la dévorait toujours des yeux », verbe évocateur de cette façon de chercher à posséder autrui, d’où la nécessité d’adopter sans cesse un masque souriant pour se protéger.
Une classe sociale
L'importance de la propriété
Le roman dépeint la bourgeoisie terrienne. Tous, riches ou non, sont d’accord sur un dogme, « la propriété est l’unique bien de ce monde », ce qui explique la soumission des domestiques et des paysans, qui vivaient, à l’origine, des troupeaux, que le lecteur voit passer régulièrement.
Des hectares de pins, Thérèse Desqueyroux, film de Claude Miller, 2012
Ces propriétaires, possesseurs de « métairies », se sont, en effet, enrichis, au milieu du XIX° siècle, par le développement de la sylviculture. La richesse se mesure en « hectares » de pins, dont on exploite le bois et la résine, pour tirer profit des « gemmes », du suc résineux qui sera traité ensuite chimiquement, pour les produits d’entretien, les parfums, la pharmacie… Toutes les familles sont âpres au gain, et les mariages sont arrangés pour accroître encore l’étendue des propriétés, comme celui prévu entre Anne et le fils des Deguilhem : « ils tiennent à ce mariage comme à la prunelle de leurs yeux ». (chapitre V)
Même Thérèse reconnaît cette part intéressée en elle : « Au vrai, pourquoi en rougir ? Les deux mille hectares de Bernard ne l’avaient pas laissée indifférente. « Elle avait toujours eu la propriété dans le sang. », « Lorsque après les longs repas, sur la table desservie on apporte l’alcool, Thérèse était souvent restée avec les hommes, retenue par les propos touchant les métayers, les poteaux de mine, la gemme, la térébenthine. Les évaluations de propriété la passionnaient. »
La conséquence est aussi une forme d’avarice : on n’aime guère dépenser. Cela explique les remarques de Bernard à Thérèse dans le restaurant parisien : « Qu’est-ce que tu as ? Tu ne manges pas ? Il ne faut pas leur en laisser : au prix que ça coûte, ce serait dommage. » (Chapitre IV)
L'honneur familial
Dans ces conditions, la famille prime l’individu, il convient d’abord de lui éviter tout ce qui pourrait la dévaloriser. C’est pourquoi, avant d’épouser Anne, le fils Deguilhem tient à rencontrer Thérèse, « Question de convenances », mais aussi souci de ne pas faire entrer une tache dans sa famille : « Je saurai reconnaître votre effort pou ne pas nuire au bonheur d’Anne, ni compromettre l’heureuse issue de ce projet si satisfaisant pour la famille, à tous égards », écrit Bernard en annonçant sa visite.
D’où l’importance aussi d’avoir un héritier mâle : « Et il contemplait avec respect la femme qui portait dans ses flancs le maître unique de pins sans nombre. « (Chapitre IV). Cette absence est le seul regret avoué par Bernard lors de sa séparation d’avec son épouse. Enfin, comme jadis dans la noblesse, cette riche bourgeoisie a le plus grand souci de « l’honneur du nom ». « Heureusement, elle ne s’appelle plus Laroque », se réjouit le père de Thérèse, et Bernard déplore « le nom qui va finir » puisqu’il n’aura eu qu’une fille.
La condition féminine
La misogynie
Dans ce cadre, le mépris est profond pour la femme, qui n’est reconnue que dans son rôle d’épouse et de mère. Comme le dit le père de Thérèse : « toutes des hystériques quand elles ne sont pas idiotes ». Ainsi, leur éducation ne vise qu’à leur faire remplir ce double rôle, dont Anne offre un parfait exemple dans son goût pour les travaux manuels ou son comportement avec le bébé Marie. Une femme ne doit donc avoir aucune personnalité ni goûts propres. Si l’une d’elles veut s’affirmer, elle n’a que la fuite comme solution à l’exemple de la grand-mère Julie Bellade, et est alors irrémédiablement condamnée, effacée : « on eût cherché vainement chez les Larroque ou chez les Desqueyroux un portrait, un daguerréotype, une photographie de cette femme dont nul ne savait rien, sinon qu’elle était partie un jour. » (chapitre I) Comme le père, qui peut séquestrer sa fille pour la contraindre à un mariage, le mari a tous les droits sur son épouse : « tu feras tout ce que ton mari te dira de dire », ordonne à sa fille le père Larroque. Bernard est donc autorisé à véritablement la retenir prisonnière, et, même après leur séparation, c’est lui qui décide : « C’est moi qui gère les biens de la communauté. Nous ne revenons pas sur ce qui est entendu, n’est-ce pas ? Vous aurez la place à toutes les cérémonies officielles où il importe, pour l’honneur du nom et dans l’intérêt de Marie, que l’on nous voie ensemble. »
Un refus de l'amour
L’amour est donc forcément vu comme dangereux, car il peut écarter la femme de son devoir, et du mariage prévu depuis l’enfance. C’est le risque encouru quand Anne tombe amoureuse de Jean Azévédo : « Sil me disait de le suivre, je quitterais tout sans tourner la tête. » Aucune famille ne pourrait tolérer une telle indépendance ! « Il ne fallait à aucune prix qu’Anne manquât le mariage Deguilhem. »(Chapitre IV) Il est donc prudent d’éloigner de l’esprit des femmes toute tentation, donc de ne leur accorder aucune éducation sexuelle. En fait d’amour, c’est le devoir conjugal qui s’impose. Le résultat est le choc de la nuit de noces, l’« ineffaçable salissure des noces », quand la femme va alors « se confondre avec le troupeau de celles qui ont servi. » (Chapitre IV)
POUR CONCLURE
Pour échapper à la pesanteur d’un tel univers, il reste le rêve, celui que Thérèse développe aux côtés de Jean Azévédo, l’existence d’un autre monde, à Paris : « j’imaginais un royaume dont la loi eût été de « devenir soi-même ». » Ce rêve s’intensifie quand elle se retrouve emprisonnée : « Si elle avait de l’argent, elle se sauverait à Paris ». C’est ce que lui accorde Bernard à la fin du roman…
Le portrait de l'héroïne
Dans Le Romancier et ses personnages (1933), Mauriac nous a donné des indications précieuses sur la création de ses personnages, qui peuvent s’appliquer à Thérèse.
« J’ai cru longtemps, j’ai admis, selon les théories en vogue aujourd’hui, que nos livres nous délivraient de tout ce que nous refrénons : désirs, colères, rancunes… ; que nos personnages étaient les boucs émissaires chargés de tous les péchés que nous n’avons pas commis, où, au contraire, les surhommes, les demi-dieux que nous chargeons d’accomplir les actes héroïques devant lesquels nous avons faibli ; que nous transférons sur eux nos bonnes ou nos mauvaises fièvres.
Dans cette hypothèse, le romancier serait un personnage vraiment monstrueux qui chargerait des personnages inventés d’être infâmes ou héroïques en son lieu et place. […]
Il serait faux de prétendre que ce sont des créatures faites à notre image, puisqu’elles sont faites de ce que nous rejetons, de ce que nous n’accueillons pas, puisqu’elles représentent nos déchets. »
Il invite ainsi son lecteur à ne pas chercher à interpréter les réactions et les sentiments de son héroïne à partir de son seul créateur. En revanche, quand il ajoute, « Il s’agit, écrit-il, de laisser à nos héros l’illogisme, l’indétermination, la complexité des êtres vivants. », il insiste sur l'importance d'une étude précise du portrait de Thérèse, notamment pour y distinguer les contradictions.
Son portrait physique
Le jour du mariage, Thérèse Desqueyroux, film de Claude Miller, 2012
Le roman déroule la lente dégradation physique de l’héroïne, qui commence le jour de son mariage à en juger par les commentaires des invités :
« l’épouse ''qui n’est pas régulièrement jolie mais qui est le charme même", parut à tous, ce jour-là, laide et même affreuse : "elle ne se ressemble pas, c’était une autre personne… " Les gens virent seulement qu’elle était différente de son apparence habituelle ; ils incriminèrent la toilette blanche, la chaleur ; ils ne reconnurent pas son vrai visage. »
Mais quel est ce « vrai visage » ? Mauriac ne décrit son héroïne que par bribes, son « ventre lourd » pendant sa grossesse, comme un symbole du poids de ce mariage, ou un « blême visage qui n’exprimait rien », à la sortie du tribunal.
Ce n’est que lors de l’emprisonnement de Thérèse à Argelouse, qu’il s’attache à un terrible portrait : « exsangue, décharnée », avec cette comparaison à l’image de « la Séquestrée de Poitiers » parue dans Le petit Journal. Blanche Monnier avait été emprisonnée durant 25 ans par sa mère, pour lui interdire d’aimer librement. Elle avait été découverte, en 1901, pesant 25 kilos, entièrement nue, gisant sur un lit au milieu des ordures. Même si, dans l’épilogue, Thérèse a repris une apparence plus séduisante, et, en se contemplant dans une vitrine, constate que « ce costume de voyage très ajusté lui convient bien », les marques de son enfermement restent visibles : « elle gardait une figure comme rongée ; ces pommettes trop saillantes, ce nez court. »
Prisonnière à Argelouse, Thérèse Desqueyroux, film de Claude Miller, 2012
Son portrait intellectuel
Issue de la bonne bourgeoisie, et avec un père socialiste radical, elle échappe au couvent et peut suivre des cours au lycée, et passer son « brevet simple ». Bonne élève, elle aime lire, déjà sans doute un moyen de fuite de l'étouffement provincial vu ses choix très diversifiés : elle « dévorait du même appétit les romans de Paul de Koch, les Causeries du lundi, l’Histoire du consulat, tout ce qui traîne dans les placards d’une maison de campagne. » C’est ce qui la rapproche de Jean Azévédo : « il était le premier homme que je rencontrais et pour qui comptait plus que tout la vie de l’esprit. » Cependant, quand elle se procure les livres cités par Jean, ils « lui parurent incompréhensibles. » Et, une fois enfermée à Argelouse, la lecture n’est plus mentionnée : la vie de l’esprit n’a pas apporté à Thérèse cette plénitude à laquelle elle aspire.
Son portrait social
L'héritage familial
Issue de la bourgeoisie, Thérèse en possède parfaitement les codes : elle sait « ce qu’il importait de dire et de ne pas dire » (chapitre I) et comment composer son visage pour rester impénétrable afin de se protéger. Mais elle a grandi sans sa mère, « morte en couches », ce qui explique sans doute en partie son indifférence pour sa petite fille Marie. La seule figure féminine est la tante Clara, mais, très symboliquement, sa surdité limite les relations avec elle. Et Thérèse reconnaît n’avoir guère prêté attention à cette femme, pourtant toute dévouée à elle.
Par rapport à son père, la relation est plus complexe, contradictoire :
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D’un côté, elle l’admire : « Le seul homme supérieur qu’elle crut connaître, c’était son père. » (chapitre VI)
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Mais, de l’autre, « si de loin, elle se faisait de lui une image embellie, Thérèse, dès qu’il était là, mesurait sa bassesse. »
De plus, ce père fait preuve d’une misogynie totale, et ne manifeste jamais la moindre tendresse envers cette fille, dont il se débarrasse à Argelouse pendant les vacances. Là encore, à partir de ce modèle masculin, elle ne peut acquérir qu’une méfiance vis-à-vis des hommes, et même une forme de mépris, auquel son époux n’échappera pas.
La vie de couple
Le mariage entre Thérèse Larroque et Bernard Desqueyroux répond au « vœu des deux familles » et « [t]out le pays les mariait ». (chapitre III) Mais Thérèse ne s’est pas révoltée contre cette décision, et, en repensant à ce mariage, elle admet s’être pliée sans difficulté à cette décision : « Oui, elle avait été en adoration devant lui. » Tout en admettant qu’une part d’elle-même n’a pas été « indifférente » à « cette domination sur une grande étendue de forêt », elle trouve une autre explication : « peut-être cherchait-elle moins dans le mariage une domination, une possession qu’un refuge. Ce qui l’avait précipitée, n’était-ce pas une panique ? Petite fille pratique, enfant ménagère, elle avait hâte d’avoir pris son rang, trouvé sa place définitive […] elle entrait dans un ordre, elle se sauvait. » (chapitre III)
L'amour au temps des fiançailles, Thérèse Desqueyroux, film de Claude Miller, 2012
Tout se passe donc comme si, effrayée de ce qu’elle sent bouillonner en elle, de cette image terrible d’un « reptile dans son sein », le mariage lui avait paru le moyen de trouver, enfin, une paix intérieure grâce à cet homme qui fait partie, lui, des « simples ».
L’échec est d’autant plus brutal, d’abord « [l]e jour étouffant des noces » : elle « se sentit perdue. » Loin d’accéder à la pureté intérieure espérée, la nuit de noces la laisse salie : elle appartient à présent au « troupeau de celles qui ont servie. » Le couple, loin de la libérer, la contraint donc à entrer dans une nouvelle sorte de « jeu » : « mimer le désir, la joie, la fatigue bienheureuse ». La vie de couple devient donc encore plus étouffante, puisqu’elle interdit l’accès au « bonheur » rêvé. De ce fait, ce mari devient repoussant ; elle le compare même à « ces jeunes porcs charmants qu’il est drôle de regarder à travers la grille, lorsqu’ils reniflent dans une auge (« c’était moi, l’auge », songeait Thérèse.) » (chapitre IV)
La vie de couple, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962
Cet échec en entraîne, inévitablement, un second, celui de la maternité. Dès que le bébé bouge en elle, « elle avait peur de ce fardeau tressaillant ». (chapitre V) : l’enfant d’un tel mari ne fait qu’apporter la preuve de l’amour inexistant, de l’irrémédiable emprisonnement de Thérèse, qui se révèle incapable de lui témoigner de lui témoigner le moindre intérêt.
Le poids de la famille
Dans cette province qui vit refermée sur elle-même, la famille est la première des prisons, « cette cage aux barreaux innombrables et vivants, cette cage tapissée d’oreilles et d’yeux », qui oblige à sacrifier aux apparences, aux convenances. Pourtant, dans les premiers temps de son mariage, c’est encore au sein de la famille que Thérèse recherche le salut, cette paix tant espérée. C’est pour cela qu’elle entreprend, « confidente, complice », d’éloigner Anne de son amour pour Jean Azévédo. C’est d’ailleurs le reproche que lui adresse Anne : « depuis ton mariage, tu es devenue d’emblée une femme de la famille… » Mais, quand l’empoisonnement est commis, la famille redevient ce qu’elle était à l’origine : un tribunal qui la juge et la condamne.
Son portrait psychologique et moral
La place occupée, dans le roman, par le monologue intérieur nous permet de mieux comprendre les sentiments prêtés par Mauriac à son héroïne, en construisant ainsi son portrait psychologique, puis son portrait moral. C’est alors le lecteur qui devient son juge.
La relation à autrui
Deux personnages jouent un rôle essentiel dans le destin de Thérèse : Anne de la Trave et Jean Azévédo.
Le rôle d'Anne
La biographie, en deux volumes, François Mauriac : biographie intime, d’abord sur la période de 1885 à 1940, parue en 2009, puis sur celle de 1940 à 1970, primée par le Prix des éditeurs, en 2011, dévoile le « tabou », comme le dit le biographe, Jean-Luc Barré, que l’écrivain s’est efforcé de masquer pendant toute son existence : son homosexualité.
En soutenant ce dévoilement par de nombreuses preuves, Jean-Luc Barré nous permet de porter un nouveau regard sur son œuvre, et notamment sur la relation entre Thérèse et Anne.
Pour écouter le biographe
N’est-ce pas le romancier lui-même qui insiste sur ce rôle, comme pour guider son lecteur : « Petite sœur Anne, chère innocente, quelle place vous occupez dans cette histoire ! Les êtres les plus purs ignorent à quoi ils sont mêlés chaque jour, chaque nuit, et ce qui germe d’empoisonné sous leurs pas d’enfants. »
Dans l’enfance, puis l’adolescence, tout sépare Thérèse et Anne, celle qu’elle nomme sa « petite sœur ». Face à la révolte de Thérèse, à sa quête éperdue de vérité et de liberté, par exemple à travers la lecture, Anne suit le chemin tout tracé par son éducation sans se poser de questions : « Elle haïssait la lecture, n’aimait que coudre, jacasser et rire. Aucune idée sur rien ».
Deux amies, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962
Anne et Thérèse, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962
Pourtant sa relation avec elle apporte à Thérèse un véritable bonheur : elle est « insatiable de sa présence », signe de cet amour empreint de pureté.
Mais tout se brise quand Anne lui écrit des lettres enflammées où elle exprime son amour passionné pour Jean Azévédo. Thérèse commet alors un acte révélateur, semblable à un rituel de magie noire : elle transperce d’une épingle, droit sur le cœur, la photographie de Jean que lui a envoyée Anne, puis la jette dans les toilettes, avant de déchirer toutes les lettres reçues. Comment expliquer alors ses interventions pour séparer Anne de Jean, sinon par une brûlante jalousie, par la volonté de lui interdire cet amour qu’elles n’ont pu partager ensemble ? Mais cet aveu reste indicible, masqué par le désir de détruire afin qu’elles restent, à tout prix, unies, même dans l'échec d'un mariage :
« cette petite idiote, là-bas à Saint-Clair, qui croyait le bonheur possible, il fallait qu’elle sût, comme Thérèse, que le bonheur n’existe pas. Si elles ne possèdent rien d’autre en commun, qu’elles aient au moins cela, l’ennui, l’absence de toute tâche haute, l’impossibilité de rien attendre que les basses habitudes quotidiennes – un isolement sans consolations. » (chapitre IV)
Le rôle de Jean Azévédo
Dans un premier temps, en lisant les lettres d’Anne, Thérèse perçoit Jean comme un rival. Sa réflexion, « Elle connaît cette joie… et moi alors ? … et moi ?... pourquoi pas moi ? », est ambiguë. Envie, tout simplement, face à celle qui connaît la force absolue de l’amour ? Ou bien, amertume que cet amour si passionné soit accordé à un autre qu’elle ?
Leur dernière rencontre, alors qu’Anne est fiancée au fils Deguilhem, clôt cette relation : Anne, à son tour, est condamnée à perdre toute sa pureté, à se fondre dans le moule familial.
Quelques rencontres suffisent à ce qu’il joue, pour Thérèse, le rôle d’un révélateur, en exprimant avec force ce qu’elle-même ressent de façon confuse : « Ici vous êtes condamnée au mensonge jusqu’à la mort. » Ses conversations avec Jean nourrissent son imagination, lui ouvrent la promesse d’une autre vie, à Paris : « sa présence rendait inoffensives les ténèbres extérieures ». Dès qu’il repart, Thérèse replonge « dans un tunnel infini », et retrouve le « silence ». Mais une graine a été semée par une phrase de Jean : « il me donna rendez-vous dans un an, plein de l’espoir, me disait-il, qu’à cette époque je saurais me délivrer ». Ressentant les mêmes pesanteurs, l’étouffement de cette vie provinciale, le « silence », lui-même a accompli cette délivrance : il apparaît donc, aux yeux de Thérèse, comme un double idéal d’elle-même.
Les deux faces de Thérèse
Thérèse et Jean, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962
Le bouillonnement du mal
Le premier chapitre du roman, à la sortie du tribunal, pose l’acte criminel de Thérèse même si, comme elle le dit, « il n’y a pas eu de victime » et si, finalement, elle a obtenu, grâce à son mensonge soutenu par le témoignage de son époux, un « non-lieu ».
Dès que, par introspection, elle replonge dans son enfance, elle reconnaît cette part sombre qui existe en elle : « Pure, je l’étais : un ange, oui ! Mais un ange plein de passions ; quoi que prétendissent mes maîtresses, je souffrais, je faisais souffrir. Je jouissais du mal que je causais et de celui qui me venait de mes amies ». Ces passions, quelles sont-elles ? D’abord celle de la liberté, qui, vu qu’elle est inaccessible dans ce cadre provincial étouffant, conduit à des révoltes destructrices, d’elle-même avant de se diriger contre les autres. La première atteinte s’accomplit le jour des noces, qui la contraint à feindre ; « elle y goûtait un plaisir amer », autodestruction mais aussi haine de l’époux : « le désir transforme l’être qui nous approche en un monstre qui ne lui ressemble pas. » Alors germent les premiers souhaits : « Ah ! l’écarter une fois pour toutes et à jamais ! le précipiter hors du lit, dans les ténèbres. »
Affiche du film de Claude Miller, Thérèse Desqueyroux, 2012
Cette haine est illustrée par le symbolisme de l’incendie : « Thérèse rêvait qu’une nuit elle se levait, sortait de la maison, gagnait la forêt la plus envahie de brandes, jetait sa cigarette jusqu’à ce qu’une immense fumée ternît le ciel de l’aube… Mais elle chassait cette pensée, ayant l’amour des pins dans le sang ; ce n’était pas aux arbres qu’allait sa haine. »
Mais, l’erreur de Bernard dans le compte de ses gouttes fait dévier ce désir vers le véritable ennemi, époux, auteur de la salissure : « L’acte qui, durant le déjeuner, était déjà en elle à son insu, commença alors d’émerger au fond de son être ».
Avec son retour à Argelouse et son enfermement, il ne lui reste plus qu’à diriger cette destruction contre elle-même. Tentation du suicide, dans un premier temps, fugace désir d’emmener avec elle l’enfant, son double, qui dort dans son berceau : « Parce qu’elle est un monstre, Thérèse sent profondément que cela est possible et que pour un rien… » La mort de la tante Clara interrompt le geste. La seule échappatoire est alors de se laisser mourir, jusqu’à ce qu'au retour de Bernard le constat de l’état « exsangue » de Thérèse mette fin au mal qu’elle s’inflige.
Lâchée par son époux dans Paris, marchant « au hasard » sur un trottoir, elle conquiert ainsi ce qui lui manquait : la liberté, elle s’appartient enfin.
L'aspiration à la pureté
Dans son bref prologue, Mauriac pose une définition de son héroïne : « des cœurs enfouis et tout mêlés à un corps de boue. » Ainsi, si ce « corps de boue » fait le malheur de Thérèse, et la conduit à le répandra autour d’elle et contre elle, n’est-ce pas parce qu’au tréfonds d’elle-même elle aspire à une totale pureté, à une vérité absolue ?
Cette pureté, c’est cet amour qu’elle éprouve pour Anne, la « petite sœur » de son enfance et de son adolescence, un amour pur dépourvu de tout aspect sexuel. Mais peut-on échapper à ce que Mauriac, dans Conscience, instinct divin, sorte de prélude à Thérèse Desqueyroux, définit : « Ces grands désirs de pureté ne sont qu’une fuite éperdue […] devant cette loi de [l’être] qui terrifie ». L’obsession de pureté est donc la réponse aux désirs de la chair.
Or, Anne se dérobe, elle appartient à ce monde où l’on tue des palombes… et refuse qu’elles se voient chaque jour. Le vide ne peut donc être comblé, rien ne le comblera, et ni le mariage avec Bernard, encore moins l’amour d’Anne pour Jean, qui les sépare définitivement. La pureté s’éloigne encore davantage.
Jean lui ouvre une autre voie vers la pureté : « le corps et l’âme orientés vers un autre univers où vivent des êtres avides et qui ne souhaitent que connaître, que comprendre, – et, selon un mot qu’avait répété Jean avec un air de satisfaction profonde « devenir ce qu’ils sont ». » Cet « autre univers » pourrait être celui de la foi, vers lequel Thérèse est un temps attirée : « Ah ! lui, peut-être, aurait-il pu l’aider à débrouiller en elle ce monde confus », s’écrie-t-elle en songeant au curé. Mais, à nouveau, c’est l’échec car « cette démarche eût paru étrange à sa famille et aux gens du bourg ». Un nouvel amour absolu lui échappe… Pourtant, Mauriac ne se résigne à laisser ainsi son héroïne en proie au vide intérieur, puisqu’il conclut son prologue : « Du moins, sur ce trottoir où je t’abandonne, j’ai l’espérance que tu n’es pas seule. » Cette espérance n’est-elle pas une des trois vertus théologales, la première étant « la foi », la troisième « la charité » ?
POUR CONCLURE
Quel jugement portera le lecteur ? Accordera-t-il le « non-lieu » à l’héroïne ? Ce « pardon » qu’elle espère tant obtenir – en vain – de son époux ? Surtout, comprendra-t-il toutes ces « idées » qui se pressent en elle et la déchirent ? La comprendra-t-il finalement mieux qu’elle ne se comprend elle-même ? Le romancier a choisi de laisser le dénouement ouvert. Au lecteur donc d’imaginer la poursuite de sa quête… réussie ou, à nouveau, menée à l’échec.