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François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, 1927

Chapitre I - de "Les deux hommes..." à "... trouve autre chose..." 

Pour lire l'extrait

L’extrait suit immédiatement l’incipit du roman de Mauriac, Thérèse Desqueyroux, paru en 1927. L’héroïne, Thérèse, nommée dès la deuxième phrase du roman, sort du Palais de justice avec l’avocat  Duros. Apercevant le père de celle-ci, Larroque, l’avocat crie « Non-lieu ». Mais rien n’est dit sur la « victime » ou les raisons de ce procès. Le roman s’ouvre donc in medias res, tout en créant une atmosphère mystérieuse, propre à susciter l’intérêt du lecteur. Par quels procédés Mauriac associe-t-il la nécessité d'apporte des informations au lecteur et celle de retenir son attention ? 

L'atmosphère mise en place 

Le Palais de justice de Bazas

Le Palais de justice de Bazas
Chapitre I

Le cadre spatio-temporel

 

Les lieux

Un toponyme est indiqué, « Budos », qui nous permet de situer l’action en Gironde, région du sud-ouest de la France, qui dépend de la sous-préfecture de Bazas, dotée d’un « Palais de justice ».

Les ruelles  de Bazas

Mais les notations liées aux lieux prennent surtout une valeur symbolique, car elles indiquent la volonté de secret, de dissimulation. Il s’agit d’abord de ne pas se faire voir, d’où l’emplacement de la voiture : « son père l’avait fait attendre sur la route de Budos, en dehors de la ville, pour ne pas attirer l’attention. » Intervention d’un narrateur omniscient, ou bien réflexion intérieure de l’héroïne sur le choix de son père ? Mauriac joue sur cette double possibilité. Ce désir de passer inaperçus est confirmé par l’insistance du superlatif : « D’ailleurs, pour rejoindre la route de Budos, on peut suivre les rues les plus désertes de la sous-préfecture. » Le pronom indéfini, « on », est intéressant car, de la même façon, il laisse planer une ambiguïté. 

  • Soit la phrase est prise en charge par un narrateur omniscient, apportant ainsi une information au lecteur.

  • Soit cette phrase représente un discours indirect libre, la réflexion du père de Thérèse, justifiant le choix de son itinéraire par le sentiment de honte que lui fait ressentir sa fille. 

Ce début du roman donne déjà l’image d’une province où règne la peur des commérages, du qu’en dira-t-on susceptible de détruire une famille.

Les ruelles  de Bazas

Le temps

Cette dernière interprétation s’applique aussi à la remarque, fortement modalisée par l’adverbe : « Heureusement, les jours avaient bien diminué. » Soulignée par le moment choisi, l'obscurité contribue, en effet, à dissimuler le groupe aux yeux des passants : « Mais le crépuscule recouvrait Thérèse, empêchait que les hommes la reconnussent. » Il s’agit bien de dissimuler celle par qui le scandale pourrait naître. Mais ces phrases peuvent tout aussi bien renvoyer au souhait du père Larroque qu'aux pensées de Thérèse, désireuse, elle aussi, d’échapper aux regards.

À cela s’ajoutent les notations climatiques : « des feuilles de platane étaient collées aux bancs trempés de pluie », « la boue », le « brouillard ». Cet ensemble met en place une atmosphère pesante, sombre et sinistre.​

La présence des deux hommes

 

Leur comportement

Cette atmosphère s’associe au comportement des deux hommes qui escortent l’héroïne. Dès le début de l’’extrait, ils semblent effacer sa présence, puisque le regard porté sur elle ne dure qu’« un instant », indice temporel mis en valeur entre virgules. Dans la suite, lors de leur marche à travers la ville, un commentaire du narrateur souligne la façon dont ils nient totalement sa présence, jusqu’à un geste de rejet agressif : les deux hommes « de nouveau discutaient comme si elle n’eût pas été présente ; mais, gênés par ce corps de femme qui les séparait, ils le poussaient du coude. » La périphrase, « ce corps de femme », réduit l’héroïne : elle n'est plus qu’un « corps », dénué de toute personnalité, de sentiments, de vie intérieure. De même, ce père « qui, pas une fois, ne se retourna vers sa fille » révèle sa totale indifférence envers elle.

Leur dialogue

Directement rapporté à la fin de l’extrait, le dialogue rattache l’intrigue au monde judiciaire, dont nous reconnaissons le champ lexical : « la déposition de M. Desqueyroux », « il s’agissait d’un faux », « c’était le docteur Pédemay qui avait porté plainte », « Il a retiré sa plainte ». Mais le lecteur n’a que des bribes d’informations, et doit déduire lui-même ce qui a pu se passer : Thérèse aurait fait une fausse « ordonnance », son acte a exigé qu’elle s’explique en justice, son mari a témoigné en sa faveur… Mais de quel acte s’agit-il ? L’ensemble reste encore flou, comme si les deux hommes ne voulaient pas parler clairement de l’acte commis.

Cependant, de ce dialogue ressort leur accusation contre Thérèse, car, s’ils se réjouissent de « la déposition » de son mari et du retrait de la « plainte » par le docteur, ils soulignent à demi-mots la faiblesse de la défense de l’héroïne : « Tout de même, l’explication qu’elle a donnée ; cet inconnu qui lui a donné une ordonnance… » Cette critique est soutenue par la dernière phrase du père, «      « Je le lui ai assez dit :  ‘‘ Mais, malheureuse, trouve autre chose… trouve autre chose…’’», dans laquelle le qualificatif, « malheureuse » ne révèle pas la moindre compassion, mais plutôt le blâme envers celle qui a causé non seulement son malheur, mais celui de ses proches.

Ce début de roman, par la diversité de l’énonciation et des points de vue, joue entre le fait de donner les informations nécessaires pour suivre le récit et la volonté d’entretenir un mystère autour de la situation et de l’héroïne.

Le portrait de l'héroïne 

Du portrait physique à la personnalité

 

Mauriac ne se livre pas à un long portrait comme le faisaient les romanciers réalistes, tel Balzac. Mais il introduit dans ce passage quelques rapides notations, significatives.

Les premières présentent Thérèse à travers le regard des deux hommes qui l’accompagnent : « la jeune femme, immobile, serrée dans son manteau, et ce blême visage ». Elle apparaît ici frêle, fragile, comme si elle aussi voulait s’effacer, presque maladive par sa pâleur. Mais par la précision du « visage qui n’exprimait rien » s’impose également l’idée qu’elle porte une sorte de masque, qu’elle dissimule ce qu’elle ressent, enfermée dans le désir de ne rien dévoiler d’elle-même, et est comme détachée de ce qui se passe autour d’elle.

Pourtant, un dernier détail, donné par un narrateur qui semble observer la scène, réaffirme sa présence : « Thérèse marchait entre les deux hommes qu’elle dominait du front ». Sa taille semble l’imposer, lui accorder même une sorte de supériorité, qui se rattache à la vie de l’esprit symboliquement, par la mention précise du « front ».

Le "blême visage" de Thérèse

Le "blême visage" de ThérèseThérèse-visage.jpg

Le rejet des autres

 

À nouveau, Mauriac joue sur une ambiguïté dans l’énonciation, puisque le constat, « elle aurait pu choir au bord de ce chemin : ni lui, ni Duros ne s’en fussent aperçus. », peut aussi bien être fait par un narrateur omniscient que représenter un discours indirect libre, une réflexion de Thérèse elle-même. Mais, si celle-ci mesure le souhait des deux hommes de l’ignorer, elle leur rend la pareille, en les effaçant à son tour : « Alors elle demeura un peu en arrière. », elle « s’efforçait de ne pas entendre les propos du petit homme aux courtes jambes arquées. » Comme le faisait son père, l’héroïne aussi ne voit de lui que son corps ridicule. La brève description physique de Larroque est chargée de mépris, tout comme la voix de Larroque, qualifiée de « fausset », qui mêle le jugement du narrateur à celui de l’héroïne.

Cependant, ce rejet, ce désir de Thérèse d’« échapper à ces paroles dont on l’étourdissait depuis une semaine », se révèle, dès ce début de roman, irréalisable : elle « ralentit en vain sa marche ; impossible de ne pas entendre le fausset de son père ». Mauriac indique ainsi à la fois la toute-puissance de ce père sur sa fille, mais aussi le poids de cette vie de province où le jugement d’autrui menace sans cesse.

Le retour à la vie

 

Pour échapper à la pesanteur sociale, la seule ressource est de se replier sur soi-même, sur ses propres sensations. C’est ce qui figure au cœur de cet extrait, en mettant en évidence leur rôle, largement symbolique.

         Est d’abord mentionné le toucher : elle « déganta sa main gauche pour arracher de la mousse aux vieilles pierres qu’elle longeait. » Faut-il y voir un geste quasi machinal ? Ou bien, une volonté de reprendre contact avec une réalité matérielle ? Ou bien même un symbolisme, une sorte de destruction pour rendre aux « pierres » leur pureté initiale ? De même, le mouvement évoqué, « Parfois un ouvrier à bicyclette la dépassait, ou une carriole ; la boue jaillie l’obligeait à se tapir contre le mur », tout en la rapprochant de la pierre, illustre un désir d’échapper à la salissure qui menace lors de toute rencontre.

         Puis vient l’odorat, l’« odeur de fournil et de brouillard », qui, elle aussi, se charge d’une valeur symbolique, sur laquelle insiste la description : elle « n’était plus seulement pour elle l’odeur du soir dans une petite ville : elle y retrouvait le parfum de la vie qui lui était rendue enfin ». La place de l’adverbe en fin de phrase signale la volonté de vivre, si forte chez l’héroïne. Cette marche à l’issue du procès traduit bien un retour à la vie, tout en révélant la sensibilité exacerbée de Thérèse : « elle fermait les yeux au souffle de la terre endormie, herbeuse et mouillée ». Face à cette nature, ici personnifiée, tandis que les humains, eux, disparaissent, c’est une véritable jouissance qu’elle semble alors éprouver.

CONCLUSION

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Cet extrait, qui suit immédiatement l’incipit, ne donne au lecteur que peu d’informations sur la situation, sur cet acte qui a valu à l’héroïne un dépôt de « plainte », même si elle a, à présent, recouvré la liberté. Mauriac met ainsi en place un horizon d’attente, incitant à lire la suite pour en savoir davantage.

Cependant, les choix d’énonciation, avec la variation des points de vue, tantôt omniscient, tantôt interne, nous offrent déjà la connaissance de l’héroïne tout en nous permettant de mesurer la pesanteur sociale qu’elle subit : la suite du roman nous montrera qu’en effet le qu’en dira-t-on, le désir de secret, vont accompagner le destin de Thérèse.

Chapitre II - du début à "... épreuves du brevet simple." 

Chapitre II

Pour lire l'extrait

Dans le premier chapitre du roman de Mauriac, Thérèse Desqueyroux, paru en 1927, l’héroïne, Thérèse, sort du palais de justice de Bazas, où elle vient d’entendre prononcer son non-lieu. Son père, maire de la ville qui ambitionne d’accéder au Sénat, refuse, par peur du scandale, de la recevoir chez lui, et la met dans une calèche pour qu’elle retourne à Argelouse chez son époux, auquel il lui ordonne catégoriquement de se soumettre.   

Cet extrait ouvre le deuxième chapitre, qui commence une longue analepse, qui va se prolonge jusqu’à son arrivée, au chapitre IX : Thérèse, en cherchant ce qu’elle va dire à Bernard pour expliquer son geste, revit tous les événements de son passé qui peuvent expliquer ce geste. Comment Mauriac, en représentant ce début du voyage, met-il en évidence la personnalité de son héroïne ?

Un voyage symbolique 

Un douloureux itinéraire

C’est par le narrateur omniscient qu’est présenté le trajet que doit suivre Thérèse, sa longueur, en deux phrases liées : « Il semble à Thérèse qu’elle n’atteindra jamais Argelouse ; elle espère ne l’atteindre jamais ». La négation insistante, et le choix du verbe « elle espère »  révèlent la peur de sa confrontation avec son époux, auquel elle doit son non-lieu.

Cela ouvre la mention des étapes successives de ce retour, mais cette fois-ci en focalisation interne. 

Thérèse Desqueyroux : l'itinéraire du retour

Elles sont reconstituées par Thérèse elle-même, en de courtes propositions elliptiques :

  • La première, « plus d’une heure, de voiture jusqu’à la gare de Nizan », met en valeur la durée.

  • Le long adverbe dans « puis ce petit train qui s’arrête indéfiniment  à chaque gare » imite la lenteur du trajet, ainsi ralenti.

  • Dans la phrase suivante, « De Saint-Clair même où elle descendra jusqu’à Argelouse, dix kilomètres à parcourir en carriole », l’indice spatial marque aussi la longueur d’une route, dont la parenthèse qui suit, « (telle est la route qu'aucune auto n'oserait s'y engager la nuit). » accentue encore la difficulté.

Enfin, l’aspect pénible du trajet est illustré par la mention de l’inconfort de la calèche, « livre son corps aux cahots », « cette calèche cahotante », et de sa lenteur : « les chevaux vont au pas ».

En décrivant ce trajet, Mauriac justifie par avance la longue analepse, l’introspection qui va occuper les chapitres II à VIII, la plus grande partie du roman.

Le cadre du voyage

 

La calèche

Ce lieu clos semble reproduire l’enfermement (« au fond de cette calèche ») de l’héroïne dans les méandres de sa conscience.

Mais, malgré l’inconfort, le bruit parfois désagréable, martèlement du « pas des chevaux », ou « Le frein grince contre la roue », l’héroïne se sent plutôt bien dans cette calèche, comme le prouve la mention de l’odeur qui ouvre le chapitre, mise en valeur par l’antéposition du complément : « Cette odeur de cuir moisi des anciennes voitures, Thérèse l’aime… » On mesure ainsi l’importance des sensations dans la personnalité de Thérèse.

Elle provoque aussi une sorte de bercement, qui va permettre le sommeil : « Thérèse s’éveille » suit « Thérèse ferme les yeux », marquant ce temps de sommeil.

L'obscurité de la forêt landaise

L'obscurité de la forêt landaise

Le décor extérieur

Il s’agit d’un décor nocturne, plongé « dans le noir », qui va prendre une dimension fantastique, en raison de l’éclairage fugace. On note le mouvement descendant dans la description, comme si le regard était inévitablement attiré vers le sol : « Les lanternes éclairent les talus, une frange de fougères, la base des pins géants. » Le décor semble même briser ce qui relève de l’humain : « Les piles de cailloux détruisent l’ombre de l’équipage. » La route elle-même est très solitaire, à peine une « charrette » parfois, dont le muletier est « endormi ».

Le décor représente, en fait, l’état d’âme de l’héroïne : c’est en focalisation interne, par ses regards, ses sensations, sa connaissance du pays, que nous percevons cette solitude. Elle est bien l’image de Thérèse, écho de sa « solitude éternelle ». De même, « cette route frayée dans l’épaisseur obscure des pins », semble reproduire sa quête intérieure, son désir d’avancer, par des montées et des descentes (« cette montée », « la descente »), dans ce « brouillard » qui imite celui de sa conscience.

Le portrait de l'héroïne 

Le portrait physique

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De son portrait ressort une forme de fragilité. Une fois qu’elle a « enlev[é] son chapeau », c’est-à-dire la marque sociale qui masque, « elle appuie sa petite tête blême et ballottée » contre le cuir de la calèche. L’allitération en [t] semble reproduire les cahots de la calèche, la laissant à nu, sans forces.

Le narrateur omniscient précise cette fragilité physique par une énumération qui introduit un contraste. Il relève plus, en effet, d’un jugement extérieur que d’un sentiment exprimé par l’héroïne : « elle mesure son épuisement. Joues creuses, pommettes, lèvres aspirées, et ce large front, magnifique ». La mise en apposition de l’adjectif le fait ressortir, ce qui permet de justifier le terme « charme » employé au début de la phrase suivante, et soutenu par un avis extérieur : « que le monde naguère disait irrésistible. »

Audrey Tautou dans le rôle de Thérèse : film de Claude Miller, 2012

Audrey Tautou dans le rôle de Thérèse : film de Claude Miller, 2012

Enfin, la gestuelle reproduite, quand elle « caresse doucement avec la main droite sa face de brûlée vive », donne l’impression à la fois d’une souffrance qui s’est inscrite sur son visage même, et, parallèlement, semble montrer une héroïne qui se cherche, sans être sûre véritablement de se reconnaître.

Le monologue intérieur

​

Le mélange des points de vue se poursuit quand la découverte de l’héroïne se fait par son monologue intérieur, qui se confond avec le récit dans la mesure où l’ensemble est au présent, comme pour reproduire le jaillissement de la conscience. Il se situe au cœur de l’extrait, marqué par une modalisation très expressive :

  • Les deux interrogations au futur révèlent son angoisse, par l’anticipation de la réaction de son époux, « Quelles seront les premières paroles de Bernard dont le faux témoignage l'a sauvée ? », angoisse reproduite également par les points de suspension : « Sans doute ne posera-t-il aucune question, ce soir... mais demain ? »

  • L’interjection (« Ah ! ») renforce les phrases elliptiques qui suivent, avec le verbe à l’infinitif, comme un conseil qu’elle se donnerait à elle-même : « ne rien prévoir » (répété), « dormir », à nouveau suivi de points de suspension.

Ce monologue intérieur montre l’héroïne prisonnière de son angoisse, image déjà présente lorsqu’elle évoquait la durée du voyage, de façon insistante : « Le destin, à toutes les étapes, peut encore surgir, la délivrer. ».

Ainsi à la fragilité physique correspond la fragilité intérieure, d’où les images de victimes qui parcourent le texte : « elle avait vécu jusqu’à ce soir d’être traquée » ou se compare à un « gibier » face au juge.

Le récit du rêve

 

La vision d'une scène de justice

Du monologue intérieur, le récit glisse vers les visions du rêve, signalée par l’interrogation qui fait suite au verbe « Dormir » en déplaçant le cadre : « Pourquoi n’est-elle plus dans la calèche ? » La vision est précise, elle revit l’épreuve judiciaire qu’elle vient de traverser : « Cet homme derrière un tapis vert : le juge d’instruction… encore lui… » Les images défilent devant ses yeux et un dialogue s’engage entre l’héroïne et le juge, d’abord comme distancé, « l'ordonnance de non-lieu ne peut être rendue, il y a un fait nouveau. Un fait nouveau ? », puis  par une interpellation qui accuse directement : « Rappelez vos souvenirs, madame. Dans la poche intérieure de cette vieille pèlerine celle dont vous n'usez plus qu'en octobre, pour la chasse à la palombe, n'avez-vous rien oublié, rien dissimulé ? » Elle revit même son acte criminel : « le juge dépose sur la table un paquet minuscule, cacheté de rouge. Thérèse pourrait réciter la formule inscrite sur l'enveloppe et que l'homme déchiffre d'une voix coupante :

     Chloroforme : 30 grammes.

     Aconitine : granules no 20.

     Digitaline sol. : 20 grammes. »

En fait, la voix qu’elle entend est celle de sa conscience, de la peur qui l’ébranle.

Sensations et sentiments

Mais, en même temps, avec un retour du narrateur omniscient, elle semble se dédoubler pour s’observer elle-même, comme elle observerait une étrangère : « Thérèse se détourne pour que l’ennemi ne voie pas sa figure décomposée ». Ce rêve la pose, une fois encore, en victime, et la sensation qui l’envahit traduit son malaise : « Impossible de protester ; elle étouffe ». C’est une autre sensation, désagréable, qui arrête le rêve, l’écho entre le « rire » du juge et le bruit du « frein [qui] grince contre la roue ».

L'analyse du narrateur

​

Dans cette pluralité de voix narratives, celle du narrateur ressort à des moments-clés du texte :

         C’est lui qui ouvre le chapitre, narrateur omniscient qui donne deux indications sur les goûts de son personnage : « Cette odeur de cuir moisi des anciennes voitures, Thérèse l'aime... Elle se console d'avoir oublié ses cigarettes, détestant de fumer dans le noir. » Ces deux notations associées dressent le portrait d'une femme originale par rapport à celles que l'on trouve dans les provinces au début du siècle : elle apprécie une odeur étrange, inhabituelle, et elle fume, ce qui est un signe de liberté affirmée.

Thérèse-trajet.jpg

L'angoisse du retour, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962

       C’est lui qui image l’angoisse ressentie par Thérèse, son espoir que « le destin […] peut encore surgir, la délivrer ».  Son commentaire,  « Thérèse cède à cette imagination qui l'eût possédée, la veille du jugement, si l'inculpation avait été maintenue : l'attente du tremblement de terre. », introduit ainsi un parallèle entre l’attente du jugement officiel du tribunal, et celle du jugement privé de son époux, par l’image d’un « tremblement de terre ».

           C’est lui qui image le portrait physique, en insistant toujours sur ce même vocabulaire juridique : « une figure de condamnée », avec la reprise insistante du jugement.

      C’est lui, enfin, qui, avec la formule « Tous les êtres le possèdent », généralise le portrait de son héroïne, en unissant le portrait physique (« le visage trahirait »…) au portrait psychologique : « un tourment secret ». Il nous donne ainsi une clé de son personnage. C'est un être blessé, comme le révèle la métaphore violente : « l’élancement d’une plaie intérieure ».

Le narrateur va donc au-delà du regard superficiel de la société, pour décrypter ce qui se cache derrière les apparences, alors que les êtres ne cherchent qu’« à donner le change ». Ainsi, l’appellation, « une jeune femme démasquée », prend un double sens : dans la calèche, elle peut se laisser aller, enlever le masque qu’elle porte en société, mais elle a été aussi « démasquée » par le narrateur, qui nous explique ce qu’elle ressent.

CONCLUSION

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Dans le roman de Mauriac, le récit à la 3ème personne, mais ici au présent, se charge d’ambiguïté, en glissant sans cesse de la focalisation omnisciente à la focalisation interne, plus rarement externe. Cela semble reproduire le ton intime de la confession – ou de la séance de psychanalyse – sans que ne soit vraiment dévoilée l’énigme de l’héroïne. Le narrateur oblige ainsi le lecteur tantôt à plonger avec lui dans la conscience de son héroïne, dans un mouvement d’empathie, tantôt à prendre du recul, comme pour essayer de la juger.

L’héroïne a perdu, en fait, sa transparence, tout en ressemblant davantage à notre propre obscurité. Elle a également perdu toute grandeur : elle n’a plus ni l’aura d’une courtisane, ni la noblesse d’une grande dame. Elle est plongée dans une situation d’égarement, ne parvenant plus à s’expliquer elle-même.        

Pour lire l'extrait

Chapitre IV - du début à "... goûtait un plaisir amer." 

Chapitre IV

Aussitôt après sa sortie du tribunal où elle a obtenu un « non-lieu », Thérèse Desqueyroux, héroïne du roman éponyme de Mauriac, paru en 1927, entreprend le long trajet qui doit la ramener au domicile conjugal, auprès de son mari Bernard qu’elle a tenté d’empoisonner. Le romancier construit alors une analepse : en cherchant comment elle pourra expliquer son acte criminel à son époux pour obtenir son pardon, Thérèse replonge dans son passé, d’abord ses années de jeunesse avec les vacances partagées avec son amie, Anne de la Trave, puis ses fiançailles avec l’époux qui répond aux « vœux » des deux familles.

Au chapitre IV, le récit en arrive à un moment fondamental : son mariage et la nuit de noces. Le passage qui l’ouvre est construit en trois temps, faisant alterner le regard de Thérèse avec celui qui est porté sur elle. Comment Mauriac, dans ce récit, met-il en valeur le rôle symbolique du mariage dans l'évolution de son héroïne ?

Une atmosphère oppressante 

Le cadre spatio-temporel

​

Dès la première phrase la place accordée aux sensations met en valeur l’impression oppressante d’un enfermement : le lieu est « l’étroite église de Saint-Clair », dont est mentionnée « la lourde porte refermée », qui justifie la comparaison à une « cage ». Non seulement ce mariage se déroule en un « jour étouffant », qui intensifie un mélange d’odeurs : celles des dames « triomphaient de l’encens », comme pour symboliser l’effacement de la dimension sacrée par les parfums profanes. Il en va de même pour les sons, avec un vocabulaire péjoratif qui animalise les femmes : « le caquetage des dames couvrait l’harmonium à bout de souffle ».

À aucun moment donc, Mauriac ne donne l’image d’un moment joyeux, mais annonce, au contraire, de façon métaphorique, ce que sera la vie à venir de son héroïne : un étouffement perpétuel.

La nef de l'église de Saint-Symphorien

Les assistants

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L’assistance est englobée par le terme vague répété, « les gens », comme si tous se confondaient alors. Les détails, rapidement mentionnés, ne s’attachent, en fait, qu’à l’image superficielle du mariage, ce qui relève de la tradition : le passage « à la sacristie » pour saluer les mariés, les toilettes, depuis celle de la mariée jusqu’aux filles dont « éclataient les robes », car elles ont revêtu leurs plus beaux atours.

Albert Fourié, Un Repas de noces à Yport, 1886. Huile sur toile, 257 x 356,5. Musée des Beaux-Arts, Rouen

La dimension sociale

Les deux familles sont riches, et Mauriac le rappelle à travers la comparaison, empruntée au chapitre XX de la 2ème partie du Don Quichotte de Cervantes, aux « noces de Gamache ». L’auteur espagnol y évoquait un énorme festin : y avaient été servis un bœuf entier, des moutons, des lièvres, des poules, toutes sortes de gibiers, sans oublier du vin à flot, des monceaux de pains, de fromages, de pâtisseries…, de quoi nourrir une armée entière. C’est ce que suggère la parenthèse ironique de Mauriac : « plus de cent métayers et domestiques avaient mangé et bu sous les chênes ». Cette comparaison sous-entend le désir des deux familles d’étaler leur richesse, d’affirmer leur puissance aux yeux de ceux qui dépendent d’elles. 

Albert Fourié, Un Repas de noces à Yport, 1886. Huile sur toile, 257 x 356,5. Musée des Beaux-Arts, Rouen

Mais, de ce fait, la noce perd sa dignité : elle devient « mi-paysanne, mi-bourgeoise ». Le récit souligne d’ailleurs le contraste frappant entre les classes sociales. D’un côté, il y a les mariés, en « auto », sur « la route jonchée de fleurs d’acacia » et dont le départ est salué : « on les acclamait ». De l’autre, il y a les paysans, grossiers, « dans des carrioles zigzagantes, conduites par des drôles qui avaient bu. »

Les commérages

Ce mariage fait aussi percevoir au lecteur ce qui caractérise la vie provinciale, les regards d’autrui incessants et leurs commérages. Un paragraphe entier leur est consacré, au cœur du passage, avec l’idée que ce mariage a frappé les esprits, puisqu’on parle encore « [l]ongtemps après ce jour » de la jeune mariée. Mais les commentaires, mis en valeur par le discours rapporté direct, ne sont guère favorables à l’héroïne : « qui sans doute n'est pas régulièrement jolie mais qui est le charme même », « Elle ne se ressemblait pas, c'était une autre personne... », de même que le commentaire du narrateur : « Ils ne reconnurent pas son vrai visage. »

Or, ces phrases, avec leur expression modérée, signalent aussi une forme d’hypocrisie, car elles contrastent avec le commentaire plus violent du narrateur : elle « parut à tous, ce jour-là, laide et même affreuse. » Cependant, aucun ne s’interroge sur ce qu’elle peut ressentir, tous en restent à une vision superficielle : « Les gens virent seulement qu'elle était différente de son apparence habituelle ; ils incriminèrent la toilette blanche, la chaleur ».

La marche nuptiale, Thérèse Desqueyroux,  film de Claude Miller, 2012

La marche nuptiale, Thérèse Desqueyroux,  film de Claude Miller, 2012

Dans cette scène, Mauriac donne une image plutôt péjorative de la vie provinciale : l’héroïne se retrouve enfermée dans des traditions, prisonnière de son milieu social, et soumise au jugement d’autrui.

Des ruptures symboliques 

La marche nuptiale, Thérèse Desqueyroux,  film de Claude Miller, 2012

La joie d'Anne, Thérèse Desqueyroux,  film de Claude Miller, 2012

La rupture avec Anne

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Elle est la seule que Thérèse observe « dans cette foule », celle avec qui a été partagée la joie des vacances, rappelée dans les chapitres précédents. Mais leur harmonie, leur accord, semblent définitivement rompus : «  mais la joie enfantine de la jeune fille l'isolait de Thérèse ». L’adjectif, « enfantine », définit la cause de cette rupture : l’une est encore une enfant, l’autre devient, par son mariage, une femme. Le discours indirect libre qui suit, introduit par l’exclamation, « sa joie ! », est chargé d’amertume : « Comme si elle eût ignoré qu'elles allaient être séparées le soir même, et non seulement dans l'espace ; à cause aussi de ce que Thérèse était au moment de souffrir de ce que son corps innocent allait subir d'irrémédiable. » La rupture avec Anne est donc, en fait, une rupture avec la pureté, avec un « corps innocent », sans souillure.

Le mariage est représenté par une métaphore, celle d’un fleuve qui fait passer d’une « rive » à l’autre. Sur une rive, il y a « les êtres intacts », c’est-à-dire étymologiquement non touchés. Sur l’autre se situe l’héroïne, qui s’inclut dans une terrible métaphore, l’animalisant de façon péjorative : « Thérèse allait se confondre avec le troupeau de celles qui ont servi. »

Cette souffrance intérieure de Thérèse rejaillit sur le portrait d’Anne, empreint de mépris : « ce petit visage hilare penché vers le sien », avec l’adjectif qui ridiculise la joie ressentie, ou « la gentille figure barbouillée de poudre », qui fait ressortir le ridicule d’un maquillage excessif.

La perte de soi

 

L'égarement

Mais, avant même la rupture avec l’amie d’enfance, c’est avec elle-même que Thérèse vit une rupture, soulignée par la reprise lexicale : « Le jour étouffant des noces, […] ce fut ce jour-là que Thérèse se sentit perdue. » C’est au sein même de l’église que cette perte se consomme, comme le montrent les images choisies par le narrateur, chez lequel nous notons une véritable compassion pour son personnage : « Elle était entrée somnambule dans la cage et, au fracas de la lourde porte refermée, soudain la misérable enfant se réveillait. » Cette comparaison a une « somnambule » illustre un état d’inconscience, un état second, brutalement rompu par le bruit violent, « le fracas de la lourde porte ». Or, ce réveil conduit à une répétition : « perdue » est, en effet, repris par « mais elle avait le sentiment de ne plus pouvoir désormais se perdre seule ».

L'image de l'incendie

Cette perte s’inscrit dans le contexte de cette province, où les forêts de pins sont sans cesse menacées par des incendies, à travers la métaphore qui illustre l’état intérieur de l’héroïne : « Au plus épais d'une famille, elle allait couver, pareille à un feu sournois qui rampe sous la brande, embrase un pin, puis l'autre, puis de proche en proche crée une forêt de torches. » Cette forêt qui enserre Thérèse est « la famille », et le superlatif « Au plus épais », insiste sur l’impression qu’elle est inextricable. Chacun de ces termes est symbolique du « feu » que porte en elle l’héroïne. Il est bien caché, qualifié péjorativement par le verbe « couver » et par l’image, « sournois qui rampe sous la brande », c’est-à-dire sous les fougères, les arbustes sous les pins. Mais le rythme ternaire de la phrase, « embrase un pin, puis l’autre, puis de proche en proche », renforce la violence de l’incendie qui finit par tout détruire : cela devient « une forêt de torches ». Ainsi est détruite Thérèse, tout comme elle détruira autour d'elle.

Le vide intérieur

Ce « néant » que provoquerait l’incendie est déjà anticipé dans la conscience de l’héroïne, brutalement quand elle mesure qu’elle n’est pas en harmonie avec la joie d’Anne et celle qu’on attendrait d’une mariée : « elle perçut soudain ce néant autour de quoi elle avait créé un univers de douleurs vagues et de vagues joies » Le chiasme dans cette expression met en évidence l’aspect illusoire du salut qu’elle avait espéré obtenir de ce mariage. Elle « avait créé » elle-même cette illusion, qui disparaît car, au fond d’elle-même, « Rien de changé » : « elle découvrit, l'espace de quelques secondes, une disproportion infinie entre ces forces obscures de son cœur et la gentille figure barbouillée de poudre. » Il y a donc toujours un même vide, une même aspiration inassouvie, les mêmes ténèbres, imagée par « ces forces obscures ».

La nuit de noce

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Le texte se ferme sur l’ultime rite de passage que symbolise le mariage : l’acte sexuel de la nuit des noces. Déjà, en se comparant à Anne, Thérèse le présentait comme une salissure.

         Le dialogue intérieur, rapporté au discours direct, le représente d’abord à travers une contradiction, avec l'idée d'un viol, aussitôt niée comme pour refuser de se poser en victime : « Thérèse, songeant à la nuit qui vint ensuite, murmure : « Ce fut horrible... » puis se reprend : « Mais non... pas si horrible... ».

         Puis, à la question, « Durant ce voyage aux lacs italiens, a-t-elle beaucoup souffert ? », répond le discours indirect libre : « Non, non ; elle jouait à ce jeu : ne pas se trahir. Un fiancé se dupe aisément ; mais un mari ! N'importe qui sait proférer des paroles menteuses ; les mensonges du corps exigent une autre science. Mimer le désir, la joie, la fatigue bienheureuse. Cela n'est pas donné à tous. » Thérèse entre ainsi dans un monde d’illusions, mettant une véritable fierté d’avoir pu devenir une parfaite actrice dans cette pièce de théâtre qu’est le mariage. Mais elle nie ainsi sa personnalité profonde.

         C’est alors le narrateur omniscient qui intervient pour parler à la place de son héroïne : « Thérèse sut plier son corps à ces feintes et elle y goûtait un plaisir amer. » Oxymore révélateur… entre la douleur du renoncement à sa propre vérité et désir de correspondre à ce qui est attendu d’elle, à cette promesse faire à toute femme : « son imagination l'aidait à concevoir qu'il y aurait eu là, pour elle aussi peut-être, un bonheur possible ». Mais c’est tout de même l’idée d’une violence subie qui ressort du lexique : « plier son corps », « un homme la forçait de pénétrer ». La question, avec un retour au discours indirect libre, « mais quel bonheur ? », reçoit une réponse imagée du narrateur, qui, par le pronom « nous » et le choix du présent de vérité générale, cherche à faire partager au lecteur sa comparaison : « Comme devant un paysage enseveli sous la pluie, nous nous représentons ce qu'il eût été dans le soleil, ainsi Thérèse découvrait la volupté. » Cette comparaison, construite sur l’antithèse entre « la pluie » et « le soleil », nie, en fait, la notion même de « volupté » puisqu’elle ne relève que de l’imaginaire, tandis que la réalité, elle, se rattache à un « paysage enseveli sous la pluie ».

CONCLUSION

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Comme déjà en plusieurs passages du roman, de ce mariage ressort l’image d’un « jour étouffant », qui, au lieu de provoquer de la joie, fait basculer dans un monde faux, où règne le « mensonge ». Le passage annonce aussi la suite, car cet étouffement se prolongera, et l’image de l’incendie, introduite ici, se reproduira lors du terrible incendie de Mano, bien réel lui, évoqué au chapitre VIII : ce sera le jour où, voyant Bernard doubler le compte de ses gouttes d’arsenic, Thérèse « s’est tue ». Et c’est ce jour-là que le crime « commença alors d’émerger du fond de son être ».

Le mariage, film de Franju, 1962

Mais c’est dans cet extrait que tout se détermine déjà, le mariage n’étant qu’une « cage » de plus, celle construite autour d’elle par le désir du mari et par le poids de la famille.

Chapitre VI - de "Comme j'en ouvrais la porte..." à "... cérémonieusement s'effaça." 

Pour lire l'extrait

Chapitre VI

Le roman de Mauriac, Thérèse Desqueyroux, paru en 1927, construit, après un premier chapitre qui présente la sortie de l’héroïne du tribunal où elle vient d’obtenir un non-lieu, une longue analepse. Elle replonge, en effet, dans son passé pour chercher comment expliquer u mari qu’elle doit rejoindre, son geste criminel d’empoisonnement.

Après l’évocation de sa jeunesse, de son amitié pour Anne de la Trave, Thérèse revit son mariage, son voyage de noces avec son époux Bernard, début d’une vie conjugale décevante. Pendant ce voyage, elle reçoit des courriers de son amie d’enfance, Anne de la Trave, qui lui annonce son amour passionné pour un jeune homme, Jean Azévédo. Mais cette relation est combattue par toute la famille, car, d’une part il est juif, d’autre part il menace le mariage organisé depuis longtemps entre Anne et le fils Deguilhem. Thérèse, à présent enceinte, s’offre comme intermédiaire : elle doit raisonner le jeune homme pour l’amener de renoncer à sa liaison avec Anne. Elle part donc à la palombière, lieu où elle aimait retrouver Anne, et où celle-ci rencontrait le jeune homme.

Comment Mauriac met-il en valeur l’importance de cette rencontre dans l’évolution de l’héroïne ?

Le portrait de Jean Azévédo 

Thérèse a déjà reçu, jointe à une lettre d’Anne, une photographie de Jean Azévédo, qu’elle avait, dans un rituel de magie noire, transpercée par une épingle, à l’endroit du cœur » ; puis elle avait jeté la photo dans les toilettes, comme pour supprimer l’existence de ce garçon qui tant aimé par Anne. C’est cette photo qui lui revient à l’esprit au moment de cette rencontre : « lui, debout, comme sur la photographie. Je regardais, à travers la chemise de tussor, l’endroit où j’avais enfoncé l’épingle ».

Le personnage de Jean Azévédo, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962

Son portrait physique

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La question, « Était-il beau ? », au discours indirect libre, qui correspond au monologue intérieur de Thérèse pendant son trajet de retour auprès de son mari, permet d’introduire le portrait physique de Jean Azévédo. Il repose sur une contradiction :

         Certains aspects sont mélioratifs. Le « front construit » met d’emblée l’accent sur l’idée d’intelligence, comme, ensuite sur « les yeux veloutés », image de douceur, tandis que « son beau regard brûlait » suggère une flamme intérieure, une vie intense.

         

Le personnage de Jean Azévédo, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962

          Par opposition, plusieurs critiques sont avancées. Il y a d’abord un rappel de « sa race », signe de l’antisémitisme qui persiste après l’affaire Dreyfus. Puis sont signalées ses « trop grosses joues », et surtout, un long développement met en valeur des signes de rejet : « ce qui me dégoûte dans les garçons de cet âge : des boutons, les signes du sang en mouvement ; tout ce qui suppure, surtout ces paumes moites qu’il essuyait avec un mouchoir, avant de vous serrer la main. » Mais ce rejet dépasse la seule personne de Jean, pour s'étendre à toutes les manifestations sexuées du corps masculin.

Enfin, le portrait prête au personnage une dimension animale, « j’aimais cette grande bouche toujours un peu ouverte sur des dents aiguës : gueule d’un jeune chien qui a chaud », reprise plus loin dans l’extrait : « Cette avidité d’un jeune animal ». De ce portrait ressort l’insistance sur la jeunesse, reprise dans la mention de son « juvénile éclat de rire », qui explique une forme de désinvolture, par exemple le fait  qu’il soit « tête nue ». Il tranche ainsi sur les hommes qui entourent Thérèse, tous mûrs et imbus de leurs responsabilités.

Sa relation à Anne

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C’est Jean Azévédo qui introduit, dans la conversation, le sujet de sa relation avec Anne : « Lui aussi m’avait reconnue, et d’abord le nom d’Anne de la Trave lui vint aux lèvres. » Mais le discours direct rapporté montre avec quelle légèreté il prend cette relation, qui perturbe tant la famille d'Anne : « Alors, vous croyez que je veux l’épouser ? Vous croyez que je brigue cet honneur ? » La description qu’il fait révèle tout l’écart entre la passion vécue par Anne, et ce que Thérèse qualifie d’« indifférence » : « certes, comment ne pas céder au charme d’une enfant délicieuse ? Il n’est point défendu de jouer ; et justement parce qu’il ne pouvait même être question de mariage entre eux, le jeu lui avait paru anodin. Sans doute avait-il feint de partager les intentions d’Anne… » La relation est donc, à ses yeux, un mensonge, qu'il juge sans conséquence.

Mieux encore, il considère qu’il s’est comporté honnêtement, conformément aux règles morales : « il avait su ne pas aller trop loin ». Nous pourrions même voir, dans son discours, une forme de cynisme, car il balaie rapidement toute idée de la souffrance causée, pour se glorifier, au contraire, d'avoir rendu service à la jeune fille : « il ne doutait point que Mlle de la Trave lui dût les seules heures de vraie passion qu’il lui serait sans doute donné de connaître durant sa morne existence », « Avant qu’elle ne s’embarque pour la plus lugubre traversée à bord d’une vieille maison de Saint-Clair, j’ai pourvu Anne d’un capital de sensations, de rêves de quoi la sauver peut-être du désespoir et, en tout cas, de l’abrutissement ». Le lexique péjoratif qui accompagne la métaphore du voyage maritime donne une image particulièrement sombre de la condition féminine dans cette province encore enfermée dans des traditions qui obligent les filles à des mariages arrangés, sans amour. En cela, il tranche sur ces familles qui voient les prétendants au mariage comme mus par le seul intérêt financier : « Me croire capable, moi, de souhaiter un tel mariage ; de jeter l’ancre dans ce sable ; ou de me charger à Paris d’une petite fille ? Je garderai d’Anne une image adorable, certes ; et au moment où vous m’avez surpris, je pensais à elle justement… » Tous les qualificatifs attribués à Anne renforcent l’idée qu’elle n’a été, pour lui, qu’une sorte de jouet, propre à l’amuser pour un temps.

Sa conception de la vie

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À travers le portrait physique, son « regard qui brûlait » ou « cette grande bouche toujours un peu ouverte sur des dents aiguës », se dégage déjà la personnalité du jeune homme, un désir de dévorer le monde, de dévorer la vie, ce que reprend la formule « cette avidité d’un jeune animal ». Elle se révèle également dans la description de sa façon de parler : «  avec feu », « son débit était si rapide », « cette volubilité ». Le personnage donne le sentiment que chaque moment du temps est précieux, qu’il ne faut en perdre aucun, mais, bien au contraire, savourer toute occasion qui s’offre : « Chaque minute doit apporter sa joie, une joie différente de toutes celles qui l’ont précédée ». N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’il a fait avec Anne ? La suite de la métaphore maritime, avec l'image de « jeter l'ancre dans ce sable », traduit cette même conception, une volonté d'aller toujours à la découverte, l'immobilité étant représentée comme un enlisement.

Cette conception est donc en totale opposition avec la vie que mènent les habitants d’une province qui perpétue ses traditions, qui ne cherche que la stabilité des familles, où la vie est enfermée dans des rituels immuables. Il y a, certes, comme le note Thérèse, un « excès de prétention » dans cette affirmation de soi, dans cette volonté de pousser jusqu’au bout la soif de vivre. Mais, en même temps, sa question, « Mais comment peut-on se fixer, madame ? », met en évidence l’idée que l’existence offre de multiples richesses, des « nourritures terrestres » pour reprendre le titre de l’œuvre d’André Gide, parue en 1897, dont tout être a le devoir de s’emparer, sans qu’aucune entrave ne vienne l’arrêter. C’est donc sa totale liberté que célèbre le discours de Jean Azévédo.

Les réactions de Thérèse 

Un étonnement

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Devant Jean, face à sa réaction, c’est d’abord de l’étonnement qu’elle éprouve : « d’abord imaginai que je troublais un rendez-vous, tant son visage montrait de confusion. » Vu le blâme familial - et ses propres réticences face à la passion d'Anne -, elle le voyait comme un séducteur, qui, à peine séparé d’Anne, la tromperait déjà. D’où sa réaction : « Mais je voulus en vain prendre le large ; c’était étrange qu’il ne songeât qu’à me retenir : "Mais non, entrez, madame ; je vous jure que vous ne me dérangez pas du tout." » C’est aussi ce qui explique sa réaction quand elle entre dans la palombière, la question rapportée : «  Je fus étonnée qu’il n’y eût personne dans la cabane où je pénétrai, sur ses instances. Peut-être la bergère avait-elle fui par une autre issue ? Mais aucune branche n’avait craqué. » En fait, Thérèse, qui, dans sa vie conjugale, a découvert la force du désir sexuel masculin, ne peut concevoir qu’un homme, jeune et célibataire, ne soit pas lui-même animé de la volonté d’assouvir ce désir. Dans la suite du passage, les termes « stupeur », « si étrange », sont repris, pour marquer à quel point ce garçon diffère de tous les hommes que Thérèse a eu l’occasion de rencontrer.

Une critique

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Thérèse a été chargée d’un rôle par la famille, qu’elle représente donc. D’ailleurs, le jeune homme lui accorde tout le respect que lui donne son statut social, d’épouse, enceinte de plus : il l’appelle « madame », et son dernier geste pour la laisser sortir le révèle : « cérémonieusement [il] s’effaça ». En revivant cette rencontre, son dialogue intérieur souligne à quel point elle a cherché à bien remplir ce rôle, en reprenant le reproche même qui lui est adressé : "Et moi, comment étais-je ? Très famille, je me souviens. Déjà je le prenais de haut, l’accusais, sur un ton solennel, « de porter le trouble et la division dans un intérieur honorable" » De même, les premières phrases de Jean la scandalisent : « juchée sur mes grands chevaux, je l’interrompais ». En fait, Thérèse porte en elle, même si elle s’en défend, les normes sociales de son milieu bourgeois, que nous retrouvons à la fin du passage quand elle exprime sa peur du qu’en dira-t-on : « Je me rappelle ce piétinement, ces cloches, ces cris sauvages de bergers qui annonçaient de loin l’approche d’un troupeau. Je dis au garçon que peut-être cela paraîtrait drôle que nous fussions ensemble dans cette cabane ; j’aurais voulu qu’il répondît que mieux valait ne faire aucun bruit jusqu’à ce que fût passé le troupeau. » L’expression « cela paraîtrait drôle » suggère que, pour Thérèse, le regard d’autrui reste sans cesse perçu comme une menace.

Une complicité

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A priori, Thérèse se présente en position de force, à la fois par son âge et par sa position sociale. Mais très rapidement, la reconstruction de cette rencontre révèle, derrière sa « curiosité » une forme de trouble face au discours tenu par Jean, si éloigné des conceptions habituelles : « Je mesurai d’un coup d’œil, avec stupeur, cet abîme entre la passion d’Anne et l’indifférence du garçon ». De cette « stupeur » naît alors un évident intérêt, d’autant plus que les paroles de Jean lui reconnaissent une valeur supérieure à celle qui lui est, d’ordinaire, accordée : « Je vous connais de réputation ; je sais qu’on peut vous dire ces choses et que vous ne ressemblez pas aux gens d’ici. »

Une rencontre fondatrice, Thérèse Desqueyroux,  film de Claude Miller, 2012

Une rencontre fondatrice, Thérèse Desqueyroux,  film de Claude Miller, 2012

Thérèse semble alors se hausser à la hauteur de cet interlocuteur : « Au vrai, son débit était si rapide que d’abord je ne le suivais pas ; mais bientôt mon esprit s’accoutuma à cette volubilité », « cette intelligence dans un seul être, cela me paraissait si étrange que je l’écoutais sans l’interrompre. » Tout se passe donc comme si, en se voyant dans le regard d’autrui, en entendant Jean exprimer ce rejet d’un monde, d’une vie qui lui est si pesante, elle pouvait se découvrir à elle-même : « Oui, décidément, j’étais éblouie : à peu de frais, grand Dieu ! Mais je l’étais. » L’exclamation, qui fait figure de déni, marque tout de même l’évolution qui s’est produite en elle au fil de cette conversation. C’est son attirance qu’elle reconnaît par l’irréel du passé : « je me serais réjouie de ce silence côte à côte, de cette complicité. » Mais c’est dans une parenthèse, comme pour une ultime mise à distance, comme pour retenir l’aveu, que l’héroïne admet la parenté qu’elle découvre : « (déjà je devenais, moi aussi, exigeante, et souhaitais que chaque minute m’apportât de quoi vivre) » Cette soif de vivre que vient d’exprimer Jean trouve donc un écho dans l’âme même de Thérèse.

Une rencontre fondatrice, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962

CONCLUSION

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Pour le récit de cette rencontre, Mauriac adopte un point de vue interne, qui soutient un double portrait : celui de Jean Azévédo et celui de Thérèse , qui, tout à coup, découvre une « âme-sœur ». Le jeune homme a, en effet, prononcé à haute voix ce qu’elle gardait secret au fond d’elle-même, cette part d’elle-même qu’elle s’efforçait de nier pour se fondre dans le milieu qui l’entoure. D’une certaine façon, il légitime ses rejets et ses désirs.

Une rencontre fondatrice, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962

Mauriac nous fait ainsi comprendre le rôle fondamental que joue le jeune homme dans l’évolution de l’héroïne, fascinée par la liberté qu’il affirme hautement.

Chapitre IX - du début à "... rien contre moi." 

Chapitre IX

Pour lire l'extrait

Pendant le voyage qui ramène l’héroïne de son roman éponyme, Thérèse Desqueyroux, paru en 1927,  du tribunal, où elle a obtenu un non lieu, au domicile où l’attend son époux Bernard, qu’elle a tenté d’empoisonner, Mauriac construit une analepse : en un long monologue intérieur, Thérèse, afin d’expliquer son geste à son mari, revit les moments importants de son passé, qui l’ont amenée au crime. Elle espère ainsi obtenir le pardon, retrouver une pureté perdue.

Le chapitre IX correspond à ces retrouvailles, tant redoutée en même temps que souhaitées. Comment Mauriac, en racontant la dernière étape du voyage, présente-t-il  le trouble intérieur de son héroïne ?

Un impossible aveu 

Mauriac joue sur l’alternance entre le point de vue interne, la façon dont Thérèse, dans son monologue intérieur, évoque sa situation, et le point de vue omniscient, qui nous transmet son jugement sur son héroïne. 

Au pied du mur

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La première phrase, dans sa brièveté, traduit le soulagement de Thérèse, comme si le jugement de son mari devait lui apporter le véritable « non-lieu », une délivrance plus certaine que celle que lui a accordée le juge. Il lui reste l’ultime parcours, de la gare de Saint-Clair – Saint-Symphorien dans la réalité géographique – à Argelouse, les derniers obstacles à franchir, illustrés par les détails symboliques : « à travers les planches empilées », « sur le chemin défoncé ».

Depuis le début du roman, Mauriac a montré à quel point le regard d’autrui peut peser, dans ces lieux isolés où chacun s’observe, toujours prêt aux commérages. La première délivrance est donc d’échapper à ces regards : « Thérèse ne fut pas reconnue », explique le romancier, qui laisse ensuite la parole à son héroïne, « elle ne redoute plus de rencontrer personne. » D’où le terme choisi, qui souligne ce désir de protection : « Cette carriole, maintenant, lui est un refuge ».

L'effondrement

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Le récit glisse alors du point de vue omniscient au point de vue interne pour revenir sur les chapitres précédents au cours desquels Thérèse s’était efforcée, en plongeant dans son passé, de trouver la raison de son geste afin de pouvoir l’expliquer à son époux : « Toute son histoire, péniblement reconstruite, s’effondre : rien ne reste de cette confession préparée. » La connotation religieuse du terme « confession » montre qu’au-delà d’une justification, c’est, en fait, un pardon que recherche Thérèse, pour suivre l’affirmation de son amie Anne : « Tu ne peux imaginer cette délivrance après l’aveu, après le pardon – lorsque, la place nette, on peut recommencer sa vie sur de nouveaux frais. » (chapitre II)

Mais les négations qui s’accumulent en gradation marquent par avance l’échec : «  Non : rien à dire pour sa défense ; pas même une raison à fournir ». C’est alors le sentiment de vide qui l’emporte, sous diverses formes.

         Dans un premier temps, c’est le vide de la parole, image déjà d’une négation de soi : « le plus simple sera de se taire, ou de répondre seulement aux questions. »

        Puis vient la négation de sa peur, qui, précisément, motivait son désir de pardon. La réponse à l’interrogation intérieure, « Que peut-elle redouter ? », met en place une sorte de résignation : « Cette nuit passera, comme toutes les nuits ; le soleil se lèvera demain : elle est assurée d’en sortir, quoi qu’il arrive. »

        Enfin, ce dialogue avec elle-même, entre espoir et désespoir, achève de marquer ce dédoublement qui définit l’héroïne : « Et rien ne peut arriver que cette indifférence, que ce détachement total qui la sépare du monde et de son être même. » Depuis le début du roman, ses actes, ses paroles, ses souvenirs, la dépeignent, en effet, comme extérieure, étrangère au monde dans lequel elle vit. Ainsi, la dernière phrase, face au « Non » qui précédait, répond par un « Oui ». Mais cette affirmation insistante, soulignée par l’antithèse et le parallélisme, souligne un désir de « vie » qui n’a pas disparu, qui semble même intensifié : « Oui, la mort dans la vie : elle goûte la mort autant que la peut goûter une vivante. » 

Passé, présent, avenir 

Les images du passé

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Comme lors d’une agonie, l’héroïne, en des sortes de flashes, revoit des images de son passé.

Ce sont d’abord les lieux familiers : « Ses yeux accoutumés à l’ombre reconnaissent, au tournant de la route, cette métairie où quelques maisons basses ressemblent à des bêtes couchées et endormies. » Ils se chargent d’une double valeur symbolique.

  • D’une part l’adjectif « basses » donne l’impression que les « maisons » veulent s’enfouir dans la terre, comme pour se cacher.

  • D’autre part, la comparaison renforce cette image d’un monde où l’humain n’existe plus, où toute vie s’est arrêtée.

Ensuite, viennent les souvenirs des vacances aux côtés d’Anne. Ce sont des moments heureux, des promenades à « bicyclette », avec « le son d’un grelot », des sourires suggérés par la mention des « dent [qui] luisent », des défis lancés, mis en évidence par le discours direct rapporté : « « Regardez ! Je lâche les deux mains ! » Ces moments remémorés mettent en évidence un contraste entre les éléments péjoratifs et mélioratifs : d’un côté, la « peur d’un chien », une chaleur accablante avec le superlatif, « les jours les plus terribles » qui donnent « les joues en feu » ; de l’autre, un temps d’apaisement, la « fraîcheur fugitive » : « des aulnes décelaient un bas-fond ». Là encore, nous notons le symbolisme : une forme de refuge s’offre, mais comme caché, dans les profondeurs, et très bref.

Un lieu de fraîcheur dans les Landes

Un lieu de fraîcheur dans les Landes

Le temps de l'espoir

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Cette plongée dans le passé est, en fait, une façon de ranimer la vie alors même que Thérèse se sent intérieurement morte : « cette image confuse retient Thérèse, tout ce qu’elle trouve, dans ces jours finis, pour y reposer un cœur à bout de forces. » La présence d’Anne, malgré leurs personnalités bien différentes, a rompu la solitude vécue par Thérèse, dans sa jeunesse, alors même qu’elle se sentait déjà différente, étrangère aux autres. Dans le dernier paragraphe, c’est le même rôle qu’a joué Jean Azévédo : « Elle aperçoit le talus où Jean Azévédo, un jour de chaleur, s’est assis. » Dans les deux cas, Anne et Jean ont représenté l’espoir d’un partage, l’espoir d’une reconnaissance que met en évidence l’exclamation du discours indirect libre : « Dire qu’elle a cru qu’il existait un endroit du monde où elle aurait pu s’épanouir au milieu d’êtres qui l’eussent comprise, peut-être admirée, aimée ! » Cette exclamation est chargée d’amertume, d’un profond regret traduit par le conditionnel passé, mode et temps de l’irréel. Ainsi se détruit l’espoir, illustré par la gradation ternaire, d’être « comprise, admirée, aimée »

Un impossible apaisement

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Mais ces souvenirs contredisent ce qui est vécu au présent, le retour vers son époux. Or, cet époux, dont, dans les chapitres précédents, elle a imaginé qu’elle pourrait obtenir le pardon, à présent retrouve son portrait réel, celui d’un être avec lequel il est impossible de partager quoi que ce soit : « Ah ! le seul geste possible, Bernard ne le fera pas. » Ce geste, les deux exclamations suivantes le décrivent, en un souhait qui est, en réalité, présenté comme irréalisable : « S’il ouvrait les bras pourtant, sans rien demander ! Si elle pouvait appuyer sa tête sur une poitrine humaine, si elle pouvait pleurer contre un corps vivant ! » Tous ces gestes mettent en scène l’image d’une rédemption, un geste d’amour qui ferait passer de la mort à la vie car les larmes permettraient d’obtenir le pardon.

Enfermée dans la solitude, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962

Cependant, la réalité est bien différente, car « le trot du cheval », qui rapproche du domicile conjugal, fait écho au désespoir intérieur, à ces « mots rythmés », dans un état second, comme sous hypnose : « Inutilité de ma vie – néant de ma vie – solitude sans bornes – destinée sans issue. » Tous ces termes expriment le vide intérieur, le désespoir, soit par le préfixe pour « inutilité », soit par le lexique lui-même, « néant », soit, enfin, par la négation répétée, « sans ». La violence de la comparaison finale confirme ce sentiment d’être rejetée par le monde extérieur : « Mais sa solitude lui est attachée plus étroitement qu’au lépreux son ulcère ». Le discours direct final est donc une façon de se protéger, en renvoyant aux autres le rejet qu’elle subit : « « Nul ne peut rien pour moi ; nul ne peut rien contre moi. » De ce fait, l’héroïne donne l'impression qu’elle est en dehors du monde humain.

Enfermée dans la solitude, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962

Le personnage de Bernard, Thérèse Desqueyroux,  film de Claude Miller, 2012

CONCLUSION

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Avant même de retrouver son mari, Thérèse détruit donc tous les espoirs exprimés dans les chapitres précédents, et admet sa défaite dans le déroulement de son analyse intérieure. Elle a cru, pendant un moment que son mari, en lui accordant le pardon, lui ouvrirait une nouvelle existence possible, car elle serait enfin « comprise », c’est-à-dire reconnue dans ses volontés propres. Mais, dans la suite du chapitre, l’accueil de Bernard confirme son échec.   

Le personnage de Bernard, Thérèse Desqueyroux,  film de Claude Miller, 2012

Mais, le jeu des points de vue associe aussi Mauriac à son héroïne, et c’est sa propre vision qu’il nous transmet, celle d’un monde où le regard d’autrui peut être destructeur. Un monde aussi où les êtres différents, ceux qui aspirent à dépasser le conformisme pour exprimer une vérité intérieure, sont rejetés, condamnés au silence, contraints de porter un masque d’indifférence, de nier leurs aspirations les plus profondes, contraints, en fait, à une survie comparée à un lent suicide.

Pour voir la suite du chapitre IX : l'accueil 

Chapitre XI - de"La dernière nuit..." à "... si inespéré." 

Pour lire l'extrait

Chapitre XI

Pendant le voyage qui ramène l’héroïne de son roman éponyme, Thérèse Desqueyroux, paru en 1927,  du tribunal, où elle a obtenu un non lieu, au domicile où l’attend son époux Bernard, qu’elle a tenté d’empoisonner, Mauriac construit une analepse : en un long monologue intérieur, Thérèse, afin d’expliquer son geste à son mari, revit les moments importants de son passé, qui l’ont amenée au crime. Elle espère ainsi obtenir le pardon, retrouver une pureté perdue. Mais l’accueil de Bernard au chapitre IX ne répond pas à cette attente : il l’emprisonne dans sa chambre, avec, comme seule sortie, la messe du dimanche.

Alors que, dans cet extrait, Thérèse enfreint la règle imposée, comment Mauriac, en dépeignant le cadre qui entoure son héroïne, met-il en valeur les sentiments qu’elle éprouve ?

La description du décor 

Le cadre temporel

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Le premier paragraphe résume l’écoulement d’une journée entière, s’ouvrant sur « La dernière nuit d’octobre », et se fermant sur la nuit suivante : « Comme la nuit venait ». Le choix de la saison, l’automne, soutient l’atmosphère d’ensemble, rendue sinistre par les réalités climatiques, par le « mauvais temps ».         

Une pluie battante, Thérèse Desqueyroux, film de Claude Miller, 22012

         C’est d’abord le vent qui sévit pendant la nuit, et son action est présentée comme une torture pour les arbres, image symbolique de la torture que subit Thérèse : « un vent furieux, venu de l’Atlantique, tourmenta longuement les cimes, et Thérèse ». La « plainte » prêtée aux arbres fait écho à la douleur intérieure de l’héroïne.       

Une pluie battante, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962
Journée d'automne, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962

        Puis vient une nouvelle « plainte » : « une pluie menue, serrée, ruisselait sur les tuiles des communs, sur les feuilles encore épaisses des chênes. » Avec le participe mis en apposition, « serrée », la pluie renforce l’image de l’enfermement de Thérèse, à la façon des barreaux d’une fenêtre de prison. Elle accentue aussi l’obscurité, « Elle poussa les volets, et la chambre demeura sombre », telles les ténèbres qui habitent l’âme de l’héroïne.

Aucun événement ne ressort au cours de cette journée, qui semble s’éterniser, comme le met en valeur la question rapportée au discours indirect libre : « Le premier jour de mauvais temps… Combien devrait-elle en vivre au coin de cette cheminée où le feu mourait ? » La réponse est donnée dans l’énumération, en gradation ternaire, qui ferme le paragraphe, et se trouve encore prolongée par les points de suspension : « Tout ce jour à vivre encore, dans cette chambre ; et puis ces semaines, ces mois… » 

Journée d'automne, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962

Les sensations

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Comme souvent dans les descriptions, c’est en focalisation interne, à travers les sensations de Thérèse, qu’est représenté ce décor.

  • Ce sont d’abord les sensations auditives : « dans un demi-sommeil, [elle] demeurait attentive à ce bruit d’Océan », et c’est encore un bruit « qui l’éveilla ». Elle écoute aussi le martèlement des pas de son époux : elle « entendait son mari errer d’une pièce à l’autre au rez-de-chaussée ».

  • Puis entre en jeu l’odorat, associé au fait de fumer, omniprésent dans le roman, signe de la nervosité, mais aussi de l’ennui ainsi occupé par l’héroïne : « une odeur de pipe s’insinua jusque dans la chambre, domina celle du tabac blond de Thérèse ». L’interprétation  alors avancée, «  elle reconnut l’odeur de son ancienne vie », donne l’impression que l’héroïne est, comme le décor, elle aussi passée de la « vie » à la mort.

C’est ce que confirme le regard, qui se promène tout autour de la chambre, pour en faire la description.

Le cadre spatial

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Le cadre est restreint, « la chambre », et encore diminué par la localisation posée par Thérèse : « au coin de cette cheminée où le feu se mourait », une mort qui semble représenter la sienne. Tout autour, comme le feu, c’est l’image de la mort qui prédomine, par exemple pour la tapisserie : « Dans les angles, la moisissure détachait le papier. » Tout est souillé, sali, toute représentation de la vie humaine a disparu, d’où la négation qui ferme la phrase : « Aux murs, la trace demeurait encore des portraits anciens qu’avait pris Bernard pour en orner le salon de Saint-Clair – et les clous rouillés qui ne soutenaient plus rien. »

Le coin de la cheminée, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962

Le coin de la cheminée, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962
Paul Delaroche, Édouard V, roi mineur d’Angleterre, et Richard, duc d’York, son frère puîné, dit Les Enfants d’Édouard, 1830. Huile sur toile, 181 x 215. Musée du Louvre, Paris.

Les « photographies », elles aussi, se chargent aussi d’une valeur symbolique. Déjà le « cadre en fausse écaille » montre le désir d’élégance d’une famille bourgeoise. L’adjectif « triple », lui, associe des aïeux, « père de Bernard », « grand-mère », à l’époux de Thérèse, renvoyé au temps de son enfance. Sa coiffure, dite « aux enfants d’Édouard » signifie avoir les cheveux longs autour de la tête, mais coupés en frange sur le front, à la façon des pages florentins. C’est une coiffure fréquente à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle pour les petits garçons des beaux quartiers. Mais la comparaison, « des photographies étaient pâles comme si les morts qu’elles représentaient y fussent morts une seconde fois », avec la répétition, insiste sur la place occupée par la mort dans cette chambre, où Thérèse elle-même est comme condamnée à une mort lente.

Paul Delaroche, Édouard V, roi mineur d’Angleterre, et Richard, duc d’York, son frère puîné, dit Les Enfants d’Édouard, 1830. Huile sur toile, 181 x 215. Musée du Louvre, Paris.

Un dialogue significatif 

La seconde partie du passage représente la tentative de Thérèse pour échapper à sa prison, pour retrouver sa liberté, et surtout, un contact humain. D’où le fait de se rendre « dans la cuisine », traditionnellement le lieu central de vie domestique, le cœur de la maisonnée.

Les réactions de l'entourage

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Les trois personnages présents expriment un mélange de surprise et de peur, sentiment d’ailleurs souligné par la question directe de Thérèse : « Tous trois la regardaient avec une telle expression qu’elle leur demanda : « Je vous fais peur ? » » Cela se traduit par leur gestuelle, reproduite en de brèves propositions : Bernard, « soudain se mit debout », « Balion interrompit le nettoyage d’un fusil ; Balionte laissa choir son tricot. » Si, pour les domestiques, le récit montre des occupations traditionnelles, le mouvement de Bernard est surtout une façon d’imposer sa puissance, une forme de domination, confirmée par sa première phrase, brutal rappel à l’ordre : « L’accès de la cuisine vous est interdit, ne le savez-vous pas ? »

La critique sociale

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Par le discours direct, Mauriac donne une image terrible de cette bourgeoisie qui emprisonne Thérèse. Aucun sentiment, aucune tendresse exprimée par son époux, dont la parole paraît contrainte, forcée, et qui ne pense qu’à s’éloigner : « Puisque je vous vois… je tiens à vous dire que ma présence ici n’est plus nécessaire. » Tout le discours affirme une puissance, une autorité : « je tiens à vous dire », « je vous dispense », « Il insista »…

En revanche, ce qui est mis en évidence est le poids du regard d’autrui, la peur aussi du qu’en-dira-t-on. Seule comptent la famille et son honneur, d’où l’emploi du pronom pluriel « Nous avons su créer à Saint-Clair un courant de sympathie ». En fait, peu importe la vérité, le souci primordial est de préserver les apparences, à tout prix : « on vous croit, ou l’on fait semblant de vous croire, un peu neurasthénique. » Finalement, tout le monde porte un masque, personne n’en est dupe, mais chacun feint d’accepter ce jeu qui impose à l’héroïne une image fausse d'elle-même : « Il est entendu que vous aimez mieux vivre seule et que je viens souvent vous voir. »

L'autorité d'un époux, Thérèse Desqueyroux, film de Claude Miller, 2012

L'autorité d'un époux, Thérèse Desqueyroux, film de Claude Miller, 2012

Le comble de cette hypocrisie bourgeoise est qu’elle met la religion, qui devrait être vérité, authenticité, à son service : se montrer à la « messe » a été le meilleur moyen pour soutenir ce mensonge, « le résultat cherché était acquis ». De même, le retournement lexical opéré par Bernard entre la réponse de Thérèse, « ça ne l’ennuyait pas », et sa riposte, « Il répondit que ce n’était pas son amusement qui importait. », traduit ce que représente la religion dans cette province endormie, l’occasion d’un divertissement et non pas l’expression d’une foi sincère. Il est alors particulièrement paradoxal que ce soit Bernard qui déclare « Et puisque la messe, pour vous, ne signifie rien… », ultime hypocrisie.

Le rythme binaire du discours indirect, à la fin de l’extrait, avec son verbe introducteur, mêle l’interdiction, avec la négation répétée, à la joie d’avoir pu sauver les apparences en effaçant l’image d’une épouse criminelle : « Il insista pour que d’aucune parole, d’aucun geste, elle ne compromît un succès si rapide, si inespéré. »

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Soumission, Thérèse Desqueyroux, film de Claude Miller, 2012

Une femme soumise

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Cette domination explique la première réaction de Thérèse, une soumission, due à une forme de peur : « Elle ne répondit rien, recula vers la porte ». De même, face au discours autoritaire de son époux, sa réponse traduit sa faiblesse, car Mauriac, en rendant indirect un discours direct signalé par les guillemets, met en valeur le verbe introducteur : « Elle balbutia que « ça ne l’ennuyait pas du tout d’y aller ». » Toute parole de défense semble ainsi impossible, puisque sa protestation est elle-même déformée, se transformant, chez Bernard, en affirmation d’autorité : « Il répondit que ce n’était pas son amusement qui importait. »

Face à l’ultime preuve de l’incompréhension de son époux, qui n’a pas compris les aspirations de sa femme à une forme de vérité, et même de pureté, l’héroïne voit sa vie intérieure niée. Le rythme ternaire en gradation la réduit donc au néant : « Elle ouvrit la bouche, parut au moment de parler, demeura silencieuse. » Cette parole impossible est le signe d’une mort intérieure.

CONCLUSION

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Cet extrait signe la défaite de l’héroïne, face à un époux incapable de chercher à la comprendre en acceptant de l’écouter. Parallèlement, il dresse un portrait particulièrement critique de Bernard, en faisant ressortir une forme d’autoritarisme cruel. Il le rend ainsi particulièrement odieux, ce qui suscite la pitié du lecteur pour Thérèse. La présentation ici faite de la situation de l’héroïne, en associant le point de vue interne au jugement du narrateur, souligne, en effet, son état de victime face à un époux bourreau.

"La séquestration de Thérèse": film de Franju 

Mauriac introduit ainsi son propre regard critique des relations conjugales dans ces provinces isolées, encore enfermées dans les traditions. La personnalité féminine est niée, seul doit triompher le conformisme d’une bourgeoisie où la femme doit, à tout prix, conserver son rôle, au service de l’homme, préservatrice de l’honneur familial. Aucune vérité individuelle ne peut alors s’affirmer dans ce cadre où triomphe l’hypocrisie collectivement admise.

Chapitre XIII - de"Elle regarda longtemps..." à la fin 

Pour lire l'extrait

Après son retour au domicile conjugal, l’héroïne du roman éponyme de Mauriac, Thérèse Desqueyroux, paru en 1927, n’a pu obtenir le pardon de son époux Bernard, qu’elle a tenté d’empoisonner. Au cours de son voyage de retour, elle avait pourtant préparé longuement une sorte de « confession » pour expliquer son geste. Mais Bernard, sans l’écouter, pour préserver à tout prix l’honneur de la famille, lui a imposé un véritable emprisonnement, jusqu’à ce qu’il soit lui-même effrayé par son état physique. Il accepte alors de la laisser partir à Paris, et le dernier chapitre raconte leur rupture. Dans cet  épilogue, Mauriac nous fait assister à leur dernier dialogue, avant, comme il le dit dans sa Préface, de « l’abandonne[r] » « sur ce trottoir ». Quel sens pouvons-nous donner à cette ultime image de l’héroïne ? 

Chapitre XIII

Un impossible dialogue 

Les derniers mots de Thérèse

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Pendant son long voyage de retour, après la sortie du tribunal où elle a obtenu un « non-lieu », Thérèse a préparé les explications afin d’expliquer son geste criminel, une sorte de « confession ». Elle espérait alors que le pardon de Bernard lui permettrait d’effacer sa faute et de recommencer une nouvelle vie. Mais elle s’est heurtée à l’intransigeance de son époux, qui a refusé même de l’écouter. Pourtant, c’est lui qui, alors qu’ils sont tous deux assis à la terrasse du Café de la Paix à Paris, lui pose la question : « C’était parce que vous me détestiez ? Parce que je vous faisais horreur ? » Mais, une fois de plus, les explications qu’elle donne restent trop complexes pour cet homme simple qu’est son époux.

Au Café de la Paix, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962

Au Café de la Paix, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962

Il ne lui reste donc plus que cette ultime parole qui ouvre l’extrait : « Je veux une dernière fois vous demander pardon, Bernard. » Le commentaire du narrateur, cependant, montre que cette phrase sonne faux : « Elle prononce ces mots avec trop de solennité et sans espoir, – dernier effort pour que reprenne la conversation. » Le présent de narration dans le récit, en plaçant la scène sous les yeux du lecteur,  nous interroge alors : pourquoi cette volonté de poursuivre un dialogue qui semble, par avance, voué à l’échec ? Jusqu’à la fin du roman, l’héroïne de Mauriac reste donc obscure à nos yeux, et sans doute aux siens… Car sa dernière phrase sonne étrangement, comme une volonté d’affirmer, une fois encore, son existence, de donner un sens à la vie qu’elle a, jusque là, menée : « Vous allez vous sentir bien seul : sans être là, j’occupe une place ; mieux vaudrait pour vous que je fusse morte. » Mais son dernier mot est chargé d'amertume.

Le portrait de Bernard

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Au présent de narration qui commente la phrase de Thérèse répond celui qui introduit la réponse de Bernard : « Mais lui proteste : « "N’en parlons plus..." » Il refuse donc cette communication ultime et ce « pardon » réclamé. Face au sérieux, à la « solennité » de Thérèse, c’est son indifférence qui ressort : « Il haussa un peu les épaules et, presque jovial, la pria " de ne pas s’en faire pour lui ". » Il lui dénie ainsi toute influence sur sa vie. Sa tirade confirme l’image donnée du personnage dans l’ensemble du roman. Seules comptent à ses yeux la famille, les possessions – les pins – qui se transmettent de génération en génération : « Je regrette seulement que nous ayons eu une fille ; à cause du nom qui va finir. » Aucun amour, aucune tendresse dans ses mots…

Cependant, nous découvrons en lui une forme d’autodérision, notamment dans la parenthèse qui révèle le regard ironique qu’il jette sur lui-même : « Chaque génération de Desqueyroux a eu son vieux garçon ! il fallait bien que ce fût moi. J’ai toutes les qualités requises (ce n’est pas vous qui direz le contraire ?) » En fait, Bernard fait partie de ces gens qui refusent de se laisser troubler par des questions, par des regrets, qui souhaitent seulement poursuivre sa vie quotidienne paisiblement : « Il est vrai que, même si nous étions demeurés ensemble, nous n’aurions pas voulu d’autre enfant… alors, en somme, tout va bien… »

Ses derniers mots sont encore des ordres donnés à sa femme, « Ne vous dérangez pas ; restez là », et son dernier acte, si dérisoire, confirme l’importance qu’il accorde à l’argent, qu’il convient de ne pas gaspiller : il « revint sur ses pas pour rappeler à Thérèse que les consommations étaient payées. » Alors même que le couple se sépare, un tel souci, un coût si minime, fait presque sourire !

L'élan vers la vie 

Le désir de vivre

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Immédiatement après le départ de Bernard, le récit signale un regard de Thérèse, qui se charge d’une double valeur symbolique : « Elle regarda longtemps la goutte de porto au fond du verre de Bernard ». Souvenir, sans doute, du verre qui a concrétisé le geste criminel, dans lequel elle avait versé les gouttes d’arsenic. Mais aussi signe du peu qu’il reste de cet époux, un verre vide.

C’est ce qui explique que la suite du passage, par opposition, mette en évidence la soif de l’héroïne, son désir de retrouver le goût de la vie. Alors que, pendant les mois de son enfermement, elle refusait la nourriture et se laissait mourir, elle réalise ici son premier désir : « Elle déjeuna (comme souvent dans ses rêves) rue Royale. », « Un chaud contentement lui venait, grâce à cette demi­-bouteille de Pouilly. » C’est donc une forme de réalisation de soi que connaît l’héroïne, soulignée par la remarque entre parenthèses.

Entourée par la foule parisienne, Thérèse Desqueyroux, film de Claude Miller, 2012

Les contacts humains

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Cet élan vers la vie se traduit aussi par la place que prennent les contacts humains dans ce passage, en total contraste avec la solitude vécue par Thérèse à Argelouse : elle « dévisagea les passants », comme si chacun d’eux était une promesse de contact. Autour d’elle, il y a le mouvement, une vie active, « Certains semblaient attendre, allaient et venaient », là où, dans les Landes, tout semblait endormi.

Entourée par la foule parisienne, Thérèse Desqueyroux, film de Claude Miller, 2012

De plus, autrefois chaque humain rencontré représentait une menace, chaque regard portait un jugement, la méfiance devait être permanente, alors qu’à présent, l’impression est bien plus chaleureuse : « Une femme se retourna deux fois, sourit à Thérèse (ouvrière, ou déguisée en ouvrière ?). » La parenthèse montre l’intérêt de Thérèse. Il y a même une progression, puisqu’après le regard, vient la parole et un intérêt plus proche auquel elle répond : « Elle demanda des cigarettes. Un jeune homme, d’une table voisine, lui tendit son briquet allumé, et elle sourit. »

C’est donc sur un retour à la vie que se ferme le roman, non plus la vie naturelle, « le gémissement des pins », ou animale, comme l’évoque la comparaison : « comme son corps, étendu dans la lande du Midi, eût attiré les fourmis, les chiens, ici elle pressentait déjà autour de sa chair une agitation obscure, un remous. » Cette « agitation » est la présence humaine, que met en valeur la négation restrictive : « Rien ne l’intéressait de ce qui vit, que les êtres de sang et de chair. » C’est ce qu’exprime aussi l’opposition, entre la négation, « Ce n'est pas », et l'affirmation, « c'est », dans la métaphore introduite dans le discours rapporté direct : « « Ce n’est pas la ville de pierres que je chéris, ni les conférences, ni les musées, c’est la forêt vivante qui s’y agite, et que creusent des passions plus forcenées qu’aucune tempête. Le gémissement des pins d’Argelouse, la nuit, n’était émouvant que parce qu’on l’eût dit humain. » Ce dernier adjectif résumé parfaitement le besoin profond de Thérèse, partager ses « passions » avec d’autres humains, se sentir vivante au milieu des vivants.

Une libération 

Le rejet du passé

 

Sur le plan physique

Le passé est inscrit sur le visage de Thérèse, qui porte les stigmates de sa dégradation physique : « de son temps d’Argelouse, elle gardait une figure comme rongée : ses pommettes trop saillantes, son nez trop court. » Mais une transformation s’opère peu à peu, d’abord grâce au vêtement : « : ce costume de voyage très ajusté lui allait bien ». Sa réflexion, rapportée au discours direct, « Elle songea : « Je n’ai pas d’âge. » », est à la fois une négation des années passées, et la marque d’une nouvelle naissance. Cette renaissance se traduit par le geste final, le maquillage précisé par le complément circonstanciel de manière, donc le désir de prendre à nouveau soin de son apparence : « Elle farda ses joues et ses lèvres, avec minutie. »

Sur le plan psychologique

Les sentiments de l’héroïne sont exprimés par toute une série de négations, qui sont autant de rejets des sentiments antérieurs : « Thérèse ne songeait pas à quitter la place ; elle ne s’ennuyait ni n’éprouvait de tristesse », « Thérèse ne redoutait plus la solitude ». Bien au contraire, cette solitude lui permet d’échapper à ce qui lui pesait autrefois, la nécessité de parler, des paroles qui lui paraissaient alors fausses, incapables de restituer sa vérité intérieure. C’est ainsi que Jean Azévédo est englobé dans ce rejet, souligné par les exclamations : « Elle décida de ne pas aller voir, cet après-­midi, Jean Azévédo, — et poussa un soupir de délivrance : elle n’avait pas envie de le voir : causer encore ! chercher des formules ! » C’est donc une forme de liberté qu’elle conquiert ainsi, en partant à la découverte, sans obligations : « Elle connaissait Jean Azévédo ; mais les êtres dont elle souhaitait l’approche, elle ne les connaissait pas ; elle savait d’eux seulement qu’ils n’exigeraient guère de paroles. »

La marche vers l'avenir

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Se libérer de son passé est aussi se libérer des lieux, faire le vide en elle pour pouvoir se remplir de ses nouvelles découvertes. Le monologue intérieur rapporté au  discours indirect libre, exprime avec force, par l’exclamation suivie d’une interrogation, cette ouverture à un monde inconnu : « La route de Villandraut, le soir, entre ces pins sinistres, dire qu’il y a une heure à peine, elle souhaitait de s’y enfoncer aux côtés de Bernard ! Qu’importe d’aimer tel pays ou tel autre, les pins ou les érables, l’Océan ou la plaine ? » 

Elle, qui a toujours dû se soumettre aux autres, à son père, à son époux, aux règles édictées au nom de la famille, peut enfin exprimer ses propres volontés, comme le montre le champ lexical : « Elle décida », « elle n’avait pas envie de le voir », repris dans la question, « Pourquoi rentrer à l’hôtel puisqu’elle n’en avait pas envie ? » Au fur et à mesure qu’elle entre dans cette nouvelle vie, le récit souligne un plaisir en gradation : c’est d’abord « un chaud contentement », lié surtout au bien-être physique, puis « elle sourit », enfin le dernier paragraphe introduit une véritable métamorphose, avec un lexique à connotation religieuse qui semble la sanctifier par ce retour à la vérité de soi : « Elle riait seule comme une bienheureuse. »

Vers l'avenir, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962

Vers l'avenir, Thérèse Desqueyroux, film de Georges Franju, 1962

Cependant, notons que Mauriac, en ouvrant l'horizon, ne détermine pas le destin à venir de son héroïne, qui va vers une nouvelle errance, sans but fixé : « puis, ayant gagné la rue, [elle] marcha au hasard. »

CONCLUSION

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En deux temps, cet épilogue constitue à la fois une fermeture et une ouverture.

  • Fermeture, par la rupture avec Bernard, de toute une vie antérieure, faite d’obligations, et qui avait obligé l’héroïne à une douloureuse négation de sa personnalité profonde.

  • Mais ouverture, à travers ses réflexions, à une liberté pleine de promesses, même si Mauriac laisse ouvert un horizon d’attente : le lecteur ignore l’usage que fera Thérèse de cette liberté enfin trouvée.

Cependant, sa comparaison de Thérèse à « une bienheureuse » nous conduit à rappeler la fin de la "Préface" qui ouvre le roman : « J’aurais voulu que la douleur, Thérèse, te livre à Dieu ; et j’ai longtemps désiré que tu fusses digne du nom de sainte Locuste. […] Du moins, sur ce trottoir où je t’abandonne, j’ai l’espérance que tu n’es pas seule. » Il nous autorise ainsi à penser à un « pardon » accordée à Thérèse, à un « rachat » de son âme tourmentée. Le romancier, qui a créé cette héroïne en quête de vérité, d'un idéal absolu, lui apporterait, dans les derrières lignes, une réponse, même si le mot « hasard » laisse planer une incertitude.

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