AIMER LA LITTÉRATURE
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Jean de La Fontaine, Fables, livres VII-XI, 1678
L'auteur (1621-1695) : une fin de vie troublée
De la jeunesse à la maturité
H. Rigaud, Portrait de La Fontaine, 1684. Huile sur toile. Musée La Fontaine, Château-Thierry
En 1673, La Fontaine trouve une nouvelle protectrice, Madame de La Sablière, à laquelle il dédie d’ailleurs le long « Discours » qui termine le livre IX des Fables. Il peut ainsi rencontrer les esprits brillants qui fréquentent son salon, d’où le nouvel intérêt dans son second recueil de Fables pour les questions scientifiques et philosophiques. Mais outre des difficultés financières, qui l’obligent à cendre sa maison natale, La Fontaine se heurte à la censure : ses Nouveaux contes, publiés sans permission en 1674 sont aussitôt interdits, notamment en raison de leur caractère libertin et des attaques contre la religion. En revanche, ses deux livres de fables nouvelles, parus en 1678, suivis, en 1679, de trois autres, qui forment donc un deuxième recueil, confirment son succès en tant que fabuliste. Sa renommée lui vaut l’élection, en 1683, à l’Académie française, que le Roi ne valide, cependant, qu’en 1684, année où paraissent dans la revue Le Mercure galant, plusieurs nouvelles fables, ensuite regroupées et complétées pour former, en 1693, un dernier douzième livre, dédié au duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV.
Pour voir une biographie plus précise
Après la mort de Mme de La Sablière, les dernières années de La Fontaine se passent chez les d’Hervart qui l’ont accueilli, et, malade, sentant la mort approcher, est-ce pour assurer son salut dans l’au-delà qu’il abjure ses contes libertins, ses écrits contre l’Église, lit les Évangiles, et traduit des textes religieux ? En tout cas, sa mort, selon Charles Perrault, se fait « avec une constance admirable et toute chrétienne ».
Fais qu’on me place à droite, au nombre des brebis ;
Sépare-moi des boucs réprouvés et maudits.
Tu vois mon cœur contrit et mon humble prière ;
Fais-moi persévérer dans ce juste remords :
Je te laisse le soin de mon heure dernière ;
Ne m’abandonne pas quand j’irai chez les morts. »
La Fontaine « Dies Irae », traduction, 1693
La place du contexte historique dans les livres VII à XI
La monarchie absolue
Si Louis XIV séjourne fréquemment à Versailles dès le moment où il exerce pleinement son pouvoir royal, ce n’est qu’en 1682 que le château devient sa résidence officielle. La monarchie absolue « de droit divin » assure ainsi son pouvoir sur les grands seigneurs : devenus « courtisans », ils sont totalement soumis au bon plaisir du roi et aux règles de l’étiquette. Comme dans le premier recueil, la « Cour » fournit toujours ses principaux personnages aux fables des livres VI à XI, mais les personnages, animaux ou humains, parcourent les trois « ordres » de la société : noblesse, clergé et tiers-état, du bourgeois ambitieux au pauvre « laboureur ».
E. Allegrain, Promenade de Louis XIV en vue du Parterre du Nord dans les jardins de Versailles vers 1688, XVII° siècle. Huile sur toile, 2,34 x 2,96. Châteaux de Versailles et de Trianon
Pour une description précise de la société
Un règne guerrier
Après une décennie de paix, les guerres reprennent à travers l’Europe, et marquent toute la fin du siècle. La France y prend une large part, qui se reflète dans de nombreuses fables du deuxième recueil.
La guerre de Dévolution
La guerre entreprise en 1665 pour la succession du roi d’Espagne, Philippe IV, dite « guerre de Dévolution », se termine par le traité d’Aix-la-Chapelle, en 1668. Le roi Louis XIV y avait alors combattu la » Triple-alliance » entre l’Angleterre, les Provinces-Unies des Pays-Bas et la Suède. Elle avait déjà montré les aléas des jeux d’alliance entre les princes d’Europe, et les ambitions de Louis XIV, qu’il exprime en 1668 dans ses Mémoires pour l’instruction du Dauphin .
« La Franche-Comté, que je rendais, se pouvait réduire en tel état que j'en serais le maître à toute heure, et que mes nouvelles conquêtes bien affermies m'ouvriraient une entrée plus sûre dans le reste des Pays-Bas : que la paix me donnerait le loisir de me fortifier chaque jour de finances, de vaisseaux, d'intelligences, et de tout ce que peuvent ménager les soins d'un prince appliqué dans un État puissant et riche; et qu'enfin dans toute l'Europe je serais plus considéré, et plus en pouvoir d'obtenir de chaque État particulier ce qui pourrait aller à mes fins, tandis que l'on me verrait sans adversaire, que quand il y aurait un parti formé contre moi. »
Adam Frans van der Meulen, Le Franchissement du Rhin à Lobith, 12 juin 1672, par Louis XIV et son armée. Huile sur toile, 66 x 82. Coll. privée
La guerre de Hollande
Mais Louis XIV veut prendre sa revanche, et, par de nouvelles négociations avec l’Angleterre de Charles II et la Suède, s’en fait des alliés. Le franchissement du Rhin par l’armée française, en 1672, marque le début d’une nouvelle guerre… et d’une nouvelle « Quadruple-Alliance » contre la France : les Provinces-Unies, le Saint-Empire germanique, le Brandebourg et l’Espagne. Après massacres et pillages, les pays impliqués se réunissent, dès juin 1676, en congrès à Nimègue pour négocier la paix. Il faudra encore trois ans de guerre, un changement d’alliance du roi Charles II qui s’unit aux Provinces-Unies, pour que soient signés, en 1678 et 1679, plusieurs traités de paix, donc trois à Nimègue avec les Provinces-Unies, l’Espagne et le Saint-Empire. Mais la paix ne durera que dix ans… et la fin du siècle verra la reprise de guerres successives, qui dévastent le royaume et vident le trésor royal.
La représentation de la guerre dans les livres VII à XI
Vu ces circonstances, on comprend que la guerre soit si présente dans le deuxième recueil de Fables : La Fontaine y déplore, à plusieurs reprises, comme dans « L’Horoscope » (VIII, 16), « L’état où nous voyons d’Europe ».
Certaines allusions sont directes, comme dans « Le Bassa et le Marchand », où la « morale » évoque les Provinces-Unies qui ont préféré la protection de plusieurs monarques européens à celle du seul Louis XIV : « […] Ceci montre aux Provinces / Que, tout compté mieux vaut en bonne foi / S’abandonner à quelque puissant Roi, / Que s’appuyer de plusieurs petits princes. »
Plus souvent, la guerre est illustrée par le monde animal. C’est le cas dans « Les deux Coqs », où le fabuliste lance un avertissement : « Défions-nous du sort, et prenons garde à nous / Après le gain d’une bataille. », ou dans « Les Vautours et les Pigeons » (VII, 7). La morale y traduit une lucidité amère : « Tenez toujours divisé les méchants ; […] / Semez entre eux la guerre, / Ou vous n’aurez avec eux nulle paix. » Le dernier vers de « La Tête et la Queue du serpent » conclut le blâme des rivalités entre les puissances, où l’aveuglement de celle qui veut sa revanche la conduit à l’échec : « Malheureux les États tombés dans son erreur. »
De la guerre à la paix
La Fontaine est dans une situation malaisée.
Difficile, en effet, de blâmer ouvertement un roi victorieux, légitime fierté de son peuple. L’éloge s'impose, d'autant plus que la monarchie absolue a tout pouvoir sur les artistes, comme dans un long passage d’« Un Animal dans la lune » (VII, 17) : « Mars nous fait recueillir d’amples moissons de gloire : / C’est à nos ennemis de craindre les combats, / À nous de les chercher, certains que la victoire, / Amante de Louis, suivra partout ses pas. / Ses lauriers nous rendront célèbres dans l’histoire. » Cela se retrouve imagé par le triomphe du lionceau, d’abord annoncé par son horoscope (« Il croîtra par la guerre »), puis qui « devient un vrai lion » (XI, 1), qu’il vaut mieux avoir comme seul ami que d’entretenir de multiples alliés : « Apaisez le Lion : seul il passe en puissance / ce monde d’alliés vivant sur notre bien. » Mais ce conseil du vizir à son sultan ne sera pas écouté : « Il en prit mal ; et force états / Voisins du sultan en pâtirent. »
Pierre Mignard, Louis XIV chevauchant à Maastricht, 1673. Huile sur toile, 305 x 234. Sabauda Gallery, Turin
Mais, ne nous y trompons pas. Le véritable éloge est bien celui de la paix sur lequel se conclut le livre VII, d’abord par celui adressé à Charles II qui, en offrant la paix à son peuple, lui a permis de développer de « hautes connaissances » : « Peuple heureux, quand pourront les Français / Se donner comme vous entiers à ces emplois ? », demande le fabuliste, qui répète, dans les deux derniers vers : « Ô peuple trop heureux, quand la paix viendra-t-elle / Nous rendre comme vous tout entiers aux beaux-arts ? »
C’est ce désir de paix qui soutient notamment l’appel vibrant adressé à M. de Barillon auquel est dédiée « Le pouvoir des fables » (VIII, 4) alors même que Charles II souhaite renoncer à l’alliance avec Louis XIV pour se ranger aux côtés des Provinces-Unies : « Mais empêchez qu’on ne nous mette / Toute l’Europe sur les bras. » Dans le livre XI, c’est le discours du « Paysan du Danube » (fable 7) qui développe un long plaidoyer en faveur de la paix et de la liberté entre les peuples. Sous le masque d’une interpellation du conquérant romain, c’est bien la France de son temps que blâme La Fontaine : « Quel droit vous a rendus maîtres de l’Univers ? / Pourquoi venir troubler une innocente vie ? » La Fontaine dépeint ainsi les pénibles souffrances du peuple asservi : son discours pathétique réussit à émouvoir le Sénat romain qui rend hommage à l’orateur et renvoie les « prêteurs » trop cruels envers le peuple conquis… Mais La Fontaine reste lucide. La force des deux octosyllabes de conclusion, « On ne sut pas longtemps à Rome / Cette éloquence entretenir », souligne à la fois que ce même comportement règne lors des conquêtes, mais aussi qu’il n’est plus possible d’adresser directement un discours de reproche aux puissants…
Charles Le Brun, La Paix d'Aix-la-Chapelle, 1668. Détail du plafond de la Galerie des Glaces, Château de Versailles
Cette conclusion rejoint la seconde partie de la fable dédiée à M. de Barillon, « Le Pouvoir des fables », où La Fontaine insiste sur le rôle de l’apologue, « un autre tour » qui permet de transmettre un conseil à ceux qui n’écoutent pas un discours quelque fort soit-il… Un « autre tour », n’est-ce pas d’ailleurs aussi l’habileté du « singe » ou celle du « renard » ?
La présence du "je" : un auto-portrait ?
Gédéon Tallemant des Réaux (1619-1692) propose un portrait de La Fontaine dans ses Historiettes. Mémoires pour servir à l’histoire du XVII siècle, ouvrage terminé en 1659 mais publié en 1834 seulement. Comme le suggère le titre, il ne s’agit pas d’un portrait élaboré, mais plutôt d’anecdotes afin de souligner quelques traits dominants. Ainsi, à propos de La Fontaine, il donne d’abord quelques exemples pour prouver qu’il est bien « un grand rêveur ». Puis il évoque rapidement son mariage, « fait par complaisance », et l’absence d’amour dans le couple : son « indifférence a fait enrager cette femme ; elle sèche de chagrin ». Et il conclut sur son libertinage : « lui est amoureux où il peut. » De même Charles Perrault (1628-1703) signale, en 1696, dans Des hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, qu’il n’est pas « régulier dans ses mœurs ».
Comment La Fontaine se dépeint-il lui-même dans son deuxième recueil ? Quels aspects met-il en valeur lorsqu’il recourt directement au « je », beaucoup plus présent dans ces cinq livres que dans le premier recueil ?
La Fontaine et l'amour
Même si, dans « Le mal Marié » (VII, 2), La Fontaine reprend le sujet à Ésope, le glissement du titre de « La Femme acariâtre » au point de vue de l’époux, semble faire directement écho à une situation d'échec personnel.
« Que le bon soit toujours camarade du beau,
Dès demain je chercherai femme ;
Mais comme le divorce entre eux n'est pas nouveau,
Et que peu de beaux corps hôtes d'une belle âme
Assemblent l'un et l'autre point,
Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point.
J'ai vu beaucoup d'Hymens, aucuns d'eux ne me tentent : »
« J'ai quelquefois aimé : je n'aurais pas alors
Contre le Louvre et ses trésors,
Contre le firmament et sa voûte céleste,
Changé les bois, changé les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
De l'aimable et jeune bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère,
Je servis, engagé par mes premiers serments.
Hélas! Quand reviendront de semblables moments ?
Faut-il que tant d'objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah! si mon cœur osait encor se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête ?
Ai-je passé le temps d'aimer ? »
C’est peut-être ce qui explique la plaisante parenthèse, révélatrice de son absence de tout désir d’enfant, dans son adresse au « père de famille » : « (Et je ne t’ai jamais envié cet honneur) » (XI, 3) Il a pourtant eu un fils, Charles, né en 1653, dont il a confié l’éducation à son parrain, sans guère s’en occuper.
Il établit, en fait, une nette différence entre le mariage, et l’amour, par exemple dans « Le Mari, la Femme et le Voleur » (IX, 15), où, après une triste description de la vie conjugale, il fait l’éloge de « cet amant / Qui brûla sa maison pour embrasser sa Dame, / L’emportant à travers la flamme. » La fable « Les deux Pigeons » se termine par une confidence où le regret exprimé révèle le prix accordé à un amour sincère.
Le goût de la solitude
La Fontaine a fréquenté les cercles mondains de son temps, auprès de Fouquet, puis dans les salons précieux, notamment celui de la marquise de La Sablière, à l’hôtel de Rambouillet, à laquelle il dédie d’ailleurs le « Discours » qui ferme le livre IX.
Pourtant, il proclame souvent son « amour de la retraite », notamment dans « Le Songe d'un habitant du Mogol » (XI, 4).
Il lui consacre un long passage à la fin. Son souhait, « Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets ! », est-il alors simplement un « topos » littéraire, hérité des auteurs bucoliques antiques ? Faut-il aussi ne voir qu’un lieu commun dans l’image qui ouvre l’épilogue de ce livre XI : « ma Muse, aux bords d’une onde pure » ?
« Elle offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens purs, présents du Ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j'aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l'ombre et le frais ? »
Quand, dans « Le Héron La Fille » (VII, 4), il évoque le héron qui qui « allait je ne sais où » et nomme le poisson « Ma commère la carpe » (VII, 4), La Fontaine s’insère dans le récit qu’il raconte. Ne donne-t-il pas ainsi l’impression qu’il a vécu ce qu’il raconte, observateur familier des animaux et complice même ?
Or, Charles Perrault, en précisant que La Fontaine n’a exercé que « par complaisance » sa charge de Maître des Eaux et Forêts, nous invite à ne pas voir en lui un homme passionné par la nature. Cependant, cette charge l’obligeait à « la visite générale, tous les six mois, des forêts, bois et buissons, et des rivières; de ces visites il dressait des procès-verbaux. Il constatait les vents de futaies et de taillis, l'état, l'âge et la qualité des bois, l'état des fossés, bornes, chemins, etc… » (Maurice Henriet, Les fonctions forestières de La Fontaine, 1904) La lecture des lettres qui composent la Relation d’un voyage de Paris en Limousin (1663) confirme qu’il y a bien chez lui une sincère perception des beautés de la nature, depuis un simple « bois de cerf » jusqu’aux méandres de la Loire.
Cette conclusion rejoint la seconde partie de la fable dédiée à M. de Barillon, « Le Pouvoir des fables », où La Fontaine insiste sur le rôle de l’apologue, « un autre tour » qui permet de transmettre un conseil à ceux qui n’écoutent pas un discours quelque fort soit-il… Un « autre tour », n’est-ce pas d’ailleurs aussi l’habileté du « singe » ou celle du « renard » ?
Le « je » du fabuliste
Mais, le plus fréquemment, le « je » renvoie à sa fonction de fabuliste, pour introduire la fable, son récit ou sa morale, pour la commenter, en souligner même les difficultés, ou expliquer ses choix. C'est alors l'artiste qui s'exprime, qui nous montre comment fonctionne son imagination, et qui expose ses jugements, sa sagesse. Il remplit alors le rôle que se donnent traditionnellement les auteurs du XVIIème siècle, "placere" et "docere", allier l'art de plaire à la volonté d'instruire.
Il a fallu presque trente ans à La Fontaine pour composer ses fables, qu’il ne déclare achevées qu’à la fin du livre XII : « Cette leçon sera la fin de ces ouvrages ». En revanche, à la fin du livre VI, il a annoncé seulement un temps de suspens, « Bornons ici cette carrière », pour se consacrer à un autre ouvrage, Les Amours de Cupidon et de Psyché, publié en 1669. Plus ambigu est l’« Épilogue » du livre XI, où il semble plutôt laisser la place à des successeurs : « D’autres pourront y mettre une dernière main. / Favoris des neuf Sœurs, achevez l’entreprise ».
Enfin, l’on sait que les fables ne suivent pas l’ordre chronologique de leur écriture ou de leur publication dans des revues, et que même certaines n’ont pas été insérées dans le deuxième recueil, qui, à l’origine, formait « deux parties » : les livres VII et VIII, d’une part, les trois suivants d’autre part. Pouvons-nous alors reconnaître une architecture d’ensemble, et même un ordre dans chacun des livres VII à XI ?
Architecture du deuxième recueil
Pour lire le second recueil
Une réflexion sur la fable
Dans chacun de ces cinq livres figure au moins une réflexion sur la fable elle-même, sa forme et son rôle.
Pour une analyse de ces textes de réflexion
Déjà, le recueil s’ouvre par un « Avertissement », qui en présente les sources d’inspiration et insiste sur sa recherche de « plus de variété ». Il est suivi de la dédicace « À Madame de Montespan ». Il se conclut par un « Épilogue » qui revient sur l’art de la fable, tout en finissant sur un vibrant éloge de Louis XIV. De même, dans le livre VIII, deux fables reprennent ce sujet, à nouveau celles qui nomment un destinataire : « Le Pouvoir des fables », dédiée à Monsieur de Barillon, et « Tircis à Amarante », à Mademoiselle de Sillery. C’est encore plus net dans le livre IX, encadré par cette réflexion : « Le Dépositaire infidèle » en ouverture, et « Discours à Madame de La Sablière », en fermeture. Enfin, nous trouvons, dans le livre X, le « Discours à Monsieur le Duc de La Rochefoucauld », et dans le livre XI, « Les Dieux voulant instruire le fils de Jupiter », fable destinée à « Monsieur le Duc du Maine », fils de Louis XIV et de Madame de Montespan.
Pierre Mignard, Portrait de Madame de La Sablière, XVIIème siècle. Huile sur toile.
Château de Bussy-le-Grand
Bien évidemment, ces textes sont un moyen de se concilier les faveurs de nobles protecteurs, précieux pour un artiste au XVIIème siècle. Mais ils nous révèlent aussi à quel point La Fontaine est soucieux de montrer que la fable n’est pas le genre léger, destiné aux seuls enfants, qu’on a longtemps voulu y voir, en en précisant les objectifs.
L'itinéraire du deuxième recueil : le choix des sujets
Le livre VII met en évidence les aléas de la « Fortune », et les conflits qu’elle provoque, que ce soit au cœur du foyer, dans « Le mal Marié » ou quand la peste s’abat sur un peuple (1ère fable) ; c’est elle qui suscite tous les espoirs, de richesse, de gloire, de conquête, aussi bien chez celui qui formule « les Souhaits » que pour « la Laitière » ou la « Queue du serpent », espoirs toujours déçus.
C’est le thème de la mort qui structure le livre VIII, le plus long avec 27 fables, depuis celle qui l’ouvre, « La Mort et le Mourant », dans le monde des humains, jusqu’à celle qui le ferme, « Le Loup et le Chasseur », qui conduit les deux personnages à la mort. Ainsi est renforcée l’idée que l’on ne peut se fier à la « fortune » puisque la mort est la seule certitude. Sa présence oblige l’homme à renoncer aux désirs vains, pour rechercher plutôt de vraies valeurs : la science, l’entraide, l’amitié, une éducation qui conduise à mieux comprendre la véritable nature de tout être.
Le livre IX s’intéresse tout particulièrement à la notion d’illusion : le fabuliste s’emploie à la démasquer, notamment l’idée que l’on sera mieux ailleurs, en opposant sans cesse la vérité à l’apparence. Il invite tout particulièrement à ne pas se laisser abuser par les trompeurs souvent habiles, et à refuser tout excès. Croire aux promesses est la plus grande erreur.
Le livre X s’inscrit dans une continuité, en dégageant les questions qui découlent de ce qui précède : à qui se fier ? comment conserver ses jours ? La Fontaine nous invite à mieux connaître la « nature » des êtres, qui l’emporte toujours : « […] l’on ne doit jamais avoir de confiance / en ceux qui sont mangeurs de gens » (X, 3).
Jean-Baptiste Oudry, « La Mort et le Mourant », 1756. Gravure sur cuivre. BnF
Enfin, le livre XI, le plus court avec 9 fables seulement, place en son cœur le rôle de la parole pour permettre, précisément, de distinguer le vrai du faux. D’où la mise en scène de tous ceux qui, humains comme l’« habitant du Mogol », « le Vieillard », « le Paysan du Danube », ou animaux, tels le renard, le chien, le singe, sont porteurs d’une parole sage, utile pour instruire les lecteurs.
Benjamin Rabier, illustration des Fables de La Fontaine, 1906
Des échos entre les fables
D'un livre à l'autre
Mais La Fontaine complique cette structure, en introduisant des échos entre les différents livres. Par exemple, dans la fable « Le Loup et le Chien maigre » (IX, 10), il joue sur un double écho, pour marquer des différences. D’une part la fable s’ouvre sur un rappel du « Carpillon », montré dans « Le petit Poisson et le Pêcheur » (V,3) Mais, là où la parole du petit poisson échoue – il finira dans « la poêle à frire » –, celle du chien maigre, elle, réussit… D’autre part, ce chien maigre qui triomphe du loup inverse l’image des deux animaux déjà face à face dans « Le Loup et le Chien » : si, dans les deux cas, le loup se met à « courir », dans le livre I, c’est par choix de liberté, dans le livre IX, pour sa survie. Si l’on se souvient du comportement cruel du loup face à l’agneau (I, 10), ou de son aveu « Même il m’est arrivé quelquefois de manger / Le berger » (VII, 1) mis en relief par le rejet, on peut sourire aussi du changement de cet animal, soudain « rempli d’humanité », dans « Le Loup et les Bergers » (X, 5). La Fontaine nous adresse d’ailleurs lui-même un clin d’œil en prenant une distance dans la parenthèse : « (S’il en est de tels dans le monde) »
Inversement, parfois le fabuliste nous invite lui-même à noter une ressemblance, comme dans « Le Paysan du Danube » (XI, 7) : « Jadis l’erreur du Souriceau / Me servir à prouver le discours que j’avance » renvoie à la fable « Le Cochet, le Chat et le Souriceau » (VI, 5)
Au sein d'un même livre
Ces mêmes doublons se retrouvent à l’intérieur même d’un livre, par exemple, aussitôt après « La Laitière et le pot au lait » (VII, 9) vient « Le Curé et le Mort », dont la morale est rapprochée de la précédente par le fabuliste : « Proprement toute notre vie / Est le curé Chouart, qui sur son mort comptait, / Et la fable du Pot au lait. » De là découle une conclusion, elle aussi en doublon : à « L’Homme qui court après la fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit » (VII, 11), répond « L’Ingratitude et l’Injustice des hommes envers la Fortune » (VII, 13) Même image dans les deux cas : la « Fortune » est aléatoire, donc rien ne sert d’entreprendre la quête d’un bonheur qui peut cesser à tout moment, sagesse à laquelle la seconde fable ajoute l’idée que, réussite ou échec, c’est bien d’elle que tout dépend.
Pour conclure
La Fontaine donne ainsi l’impression que ses fables forment un réseau, un écheveau que le lecteur doit démêler. Pensons alors au portrait de Démocrite : « Sous un ombrage épais, assis près d’un ruisseau, / Les labyrinthes d’un cerveau / L’occupaient » (VIII, 26). N’est-il pas l’image même du fabuliste, aussi bien par son isolement dans la nature, que par son occupation, mise en valeur par l’octosyllabe et le rejet qui le suit ? Au lecteur donc, de parcourir ce labyrinthe, afin de progresser, d’erreur en erreur, vers la véritable issue : ce « labyrinthe », c’est celui des Fables, parce que telle est la nature même de l’homme, et que c'est aussi ce difficile parcours qu’implique la quête de la sagesse.
Jean-Baptiste Oudry, « Démocrite et les Abdéritains », 1756. Gravure sur cuivre. BnF
Le monde animal dans les livres VII à XI des Fables
Le portrait des animaux
Il n’y a pas de réalisme dans leur portrait, car La Fontaine ne respecte pas la vérité biologique, d’ailleurs souvent mal connue à son époque. Par exemple, un serpent n’a pas de « poison prompt et puissant » (VII, 16) dans sa queue : La Fontaine le confond sans doute avec le scorpion ! De même, une puce ne « mord » pas (VIII, 5, v. 9), elle pique de façon à aspirer le sang. Si un singe peut avoir envie de croquer un marron, cet aliment ne peut pas tenter un chat(IX, 17) ni même le pousser à mettre sa patte dans le feu pour s'en saisir. Il n’hésite pas non à transformer, dans une même fable, le « hibou » en « chouette » (VIII, 22) ou à placer une huître « sur la sable », toute ouverte. Mais là n’est pas l’intérêt des fables.
Grandville, « La Tête et la Queue du serpent », 1838. BnF
En fait, La Fontaine pratique l’anthropomorphisme qui les personnifie : ses animaux vivent et pensent comme des humains, s’invitent à des repas, à des obsèques, concluent des alliances et participent à des procès, et, bien sûr, se flattent et se mentent.
Cependant, il s’inspire de l’image traditionnelle héritée de l’observation populaire, par exemple le bourdonnement agaçant d’une mouche, la bêtise de l’âne ou la férocité du loup. Cette tradition remonte à l’antiquité, d’ailleurs La Fontaine feint même de se questionner sur son origine : « Mais d’où vient qu’au Renard Ésope accorde un point ? / C’est d’exceller en tours pleins de matoiserie. / J’en cherche la raison, et ne la trouve point. »
Elle traverse toutes les cultures, et s’est transmise, en France, au Moyen Âge, par exemple dans Le Roman de Renart qui mettait déjà en scène cet animal prétendu rusé. La Fontaine en a aussi trouvé des modèles au XVIème siècle chez Rabelais, auquel il emprunte les surnoms de « Raminagrobis » et « Grippeminaud » pour qualifier le chat (VII, 15). Cette tradition se retrouve aussi dans de nombreux proverbes, tel « malin comme un singe » qui illustre bien le comportement de celui de « Le Singe et le Léopard » (IX, 3), de « Le Singe et le Chat » (IX, 17) ou de « Le Lion, le Singe et les deux ânes » (XI, 5).
"Le roi Noble le lion convoque la cour des animaux", illustration du Roman de Renart, XIII ° siècle. Manuscrit. BnF
Un premier rôle : "plaire"
Leur premier rôle est d’amuser, de divertir. Ainsi leur portrait se résume à quelques traits distinctifs, à la façon d’une caricature qui attire l’attention sur un élément physique parfois cocasse. On imagine aisément, par exemple, la démarche « sur ses longs pieds » « au long bec emmanché d’un long cou » : elle lui donne une sorte de solennité, qui annonce déjà son « goût dédaigneux » de mets qu’il juge indignes de lui. De même, on sourira du défaut caricaturé, tel celui du loup (« Le Lion, le Loup et le Renard », VIII, 3) qui, pour faire sa cour, critique le renard absent, et est ainsi conduit à une situation ridicule : le loup se trouve transformé en « robe de chambre » pour guérir le roi.
« Le Héron La Fille », vignette publicitaire « Au bon Marché », 1900
Mais, comme le reconnaît La Fontaine en concluant « Le Pouvoir des fables » : « Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant / Il le faut amuser encor comme un enfant. » Ainsi, chaque fable portant sur le monde animal ressemble à une courte scène de théâtre, où, dans un décor rapidement esquissé, les personnages se déplacent, comme Janot Lapin (VII, 15) qui trotte « parmi le thym et la rosée », lancent un coup de dent ou de griffe, se confrontent, s’adressent des discours, de plainte ou de revendication. Le fabuliste emploie, du reste, le terme d'« acteurs », mis « sur la scène », pour qualifier ses personnages animaux. Une situation initiale, troublée par un événement qui entraîne une ou plusieurs péripéties, et un dénouement, tantôt comique, tantôt tragique, le schéma narratif est simple, aisé à suivre, en un mot « plaisant ». C’est tout un monde que La Fontaine anime sous nos yeux, dans ce qu’il nomme « le corps » de la fable.
Au-delà du plaisir, l’instruction
Les défauts individuels
Parmi les nombreux défauts mis en valeur, deux traits de caractère sont récurrents.
D’une part, il y a « [t]ous gens d’esprit scélérat » (VIII, 23), tels le Chat, le Hibou, le Rat ou la Belette, ceux qui se laissent emporter par leur désir de richesse (« Nous nous laissons tenter à l’approche des biens. », VIII, 7) , leur égoïsme, leur cruauté poussée souvent jusqu’à l’extrême car ils peuvent tuer sans pitié, comme le Loup.
D’autre part, il y a les naïfs, ignorants et sots, à l’image du Rat, parti découvrir le monde mais pris au piège par une Huître, ou de tous ceux qui parlent à tort et à travers, comme la Tortue (X, 2) Le plus fréquemment, « nous nous laissons séduire / Sur aussi peu de fondement », conclut-il après que le Loup s’est laissé duper par le Renard et sa promesse de fromage (XI, 6).
L'image de la société
« Jupin pour chaque état mit deux tables au monde.
L’adroit, le vigilant, et le fort sont assis
À la première ; et les petits
Mangent leur reste à la seconde. »
Le monde animal dans les Fables de la Fontaine
Mais il est important aussi de mesurer leur dimension sociale, car ils reproduisent l’organisation des « ordres » au XVII° siècle (cf. X, 6), sous la monarchie absolue, où le Lion exerce son pouvoir sans partage, aux dépens de ses sujets, des « petits », notamment quand il choisit la guerre.
Autour de lui, gravitent les courtisans, plus ou moins habiles dans leur art de flatter, comme dans « La cour du Lion » (VII, 6) qui met en scène, « le Singe », « flatteur excessif, face au Renard, prudent. Ils se plaisent à dénigrer leurs rivaux, et tous vont preuve de vanité, « grands seigneurs » qui, comme le Léopard (IX, 3), « N’ont que l’habit pour tous talents ». Le fabuliste n’épargne pas non plus « les Vautours », qui se plaisent à tuer, les « Chiens » identifiés aux « Échevins, Prévôt des Marchands » qui s’emploient à « nettoyer un monceau de pistoles » (VIII, 7),image de la haute bourgeoisie.
Face à tous ceux qui accaparent ainsi, indûment, le pouvoir et la richesse, apparaissent leurs victimes, inexorablement exploitées et qui savent que la mort lui est promise, tels le Chapon (VIII, 21) ou le Cochon, la Chèvre et le Mouton, menacés quand le fermier part les « vendre » « à la foire ».
L'animal, sujet d'un débat philosophique
L’intitulé du parcours invite à réfléchir au lien entre « imagination », ici la mise en scène du monde animal, et « pensée », terme qui dépasse la seule dimension morale. Ces deux termes paraissent opposés, puisque le premier renvoie à la fiction, à l’irréel, quand le second, lui, veut proposer une réflexion rationnelle, argumentée, sur le réel. Or, dans ce second recueil La Fontaine s’efforce de mettre la première au service de la seconde, et les animaux jouent un rôle essentiel en cela. C’est pourquoi, en dépassant les fables traditionnelles, celles d’Ésope, d’Abstemius ou de Pilpay par exemple, il reprend un important débat philosophique de son temps sur la conception de l’animal, qui interroge aussi sur la relation entre l’animal et l’homme : « […] ne trouvez pas mauvais / Qu’en ces Fables aussi j’entremêle des traits / De certaine Philosophie », déclare-t-il dans son Discours à Madame de La Sablière.
La philosophie du XVIIème siècle, nourrie d’Aristote, reprend la question de l’intelligence animale. Deux théories s’opposent alors
celle de « l’animal-machine », développée par Descartes dans la Partie V du Discours de la méthode, paru en 1637. En dissociant l’âme de tout ce qui est corporel, il en fait la caractéristique du sujet pensant qu’est l’homme, et en prive l’animal : tel un automate, il doit se contenter d’une vie purement mécanique. La Fontaine reprend longuement sa théorie toujours dans le cours, des vers 28 à 66.
celle de Pierre Gassendi, qui, par le terme « phantasia », associe à l’âme sensitive ce qui serait une faculté imaginative commune à l’homme et à l’animal, capable alors de prévoir, de se souvenir, afin de tirer des leçons de l’expérience. Il la distingue de la pensée abstraite, du raisonnement purement conceptuel, propre à l’homme seul. L’animal a donc une « petite âme », « pas aussi grande que celle des hommes », cependant.
La Fontaine rejette nettement la conception de Descartes. La suite du « Discours » le montre à travers trois exemples en gradation, celui d’un « vieux Cerf » face au chasseur, de « la Perdrix », qui met en œuvre une stratégie habile pour sauver ses petits, enfin le « savant ouvrage » des Castors : « Que ces Castors ne soient qu’un corps vide d’esprit, / Jamais on ne pourra m’obliger à le croire ». C’est la même démonstration qu’il reprend dans « Les Souris et le Chat-huant » (XI, 9), critiquant le « Cartésien » qui « s’obstine / À traiter ce Hibou de monstre et de machine ».
Mais il nuance tout de même la conception de Gassendi, en précisant ce qu’il entend par ces deux âmes de façon à préserver la différence entre l’animal et l’homme : « Nous agissons tout autrement, / La volonté nous détermine, / Non l’objet ni l’instinct. » C’est là le « principe intelligent » : « De tous nos mouvements, c’est l’arbitre suprême. » En le rapprochant de celui qui « guide les Cieux et leur course rapide », La Fontaine fait de cet « esprit » le seul attribut de l’homme, quasi divin vu son choix lexical : « […] en ces animaux / Dont je viens de citer l’exemple / Cet esprit n’agit pas, l’homme seul est son temple. »
Jean-Baptiste Oudry, «Le Chat-huant », 1756. Gravure sur cuivre. BnF
« Ceci n'est point une fable ; et la chose, quoique merveilleuse et presque incroyable, est vérita-blement arrivée. J'ai peut-être porté trop loin la prévoyance de ce hibou ; car je ne prétends pas établir dans les bêtes un progrès de raisonnement tel que celui-ci ; mais ces exagérations sont permises à la poésie, surtout dans la manière d'écrire dont je me sers.
Cependant, La Fontaine, avant d’être philosophe, est un fabuliste, ce qu’il souligne d’ailleurs dans le court commentaire en italique qui suit la dernière fable du livre XI. Il construit donc ses récits dans un double mouvement, « voyant de quelle sorte / L’homme agit et qu’il se comporte / En mille occasions comme les animaux ». Ainsi l’observation de l’homme fait songer au comportement des animaux, et celle de l’animal ramène aux comportements de l’homme : « Ne reconnaît-on pas en cela les humains ? » (X, 14)
Pour conclure
À travers les défauts dépeints, les animaux illustrent donc toutes les réalités humaines, depuis des notions politiques, telles la guerre et la paix, jusqu’au fonctionnement de la société, en passant par les relations individuelles. Mais plusieurs masquent le fabuliste lui-même, tel le Rossignol, dont le « chant plaît à chacun » (IX, 18) et qui tente de survivre grâce à cela, ou ceux qui portent la sagesse, comme la Perdrix (X, 7). Les animaux sont donc directement liés au double rôle de l’apologue, défini dès l’antiquité : « plaire » (placere) et « instruire » (docere).
La sagesse de La Fontaine : la notion de force
L'EXERCICE DE LA FORCE
L'image de la force
La force divine
Au sommet figure la force divine, puissance reconnue même par la Lionne qui « voulut connaître / De quelles nations le Ciel l’avait fait maître »(VII, 6). Elle est à rattacher à la croyance, dans ce XVII° siècle chrétien, dans le pouvoir de la Providence divine : « Dieu fait bien ce qu’il fait » est l’assertion qui ouvre « Le Gland et la Citrouille » (IX, 4) De ce fait, « il faut en revenir toujours à son destin », accepter son pouvoir absolu sur nos vies.
La force physique
La force physique est, elle, la plus élémentaire, instinctive, qui rapproche l’animal et l’homme quand elle s’exerce brutalement, comme le font le lion, le loup, parfois le chat ou le milan. Souvent, elle relève de la nature même des êtres, tel l’ours (VIII, 10) qui l’exerce contre le vieillard, alors même qu’il veut l’aider en chassant la mouche importune. C’est aussi ce qu’est bien forcé d’admettre le loup (X, 5), auquel les remords n’enlèveront pas sa cruauté.
Jean-Baptiste Oudry, «L'Ours et l'Amateur des jardins », 1756. Gravure sur cuivre. BnF
« On en use ainsi chez les grands.
La raison les offense ; ils se mettent en tête
Que tout est né pour eux, quadrupèdes, et gens,
Et serpents. »
La Fontaine, "L'homme et la Couleuvre"
La force sociale
La force physique est souvent associée au statut social, qui accorde privilèges, puissance et richesse, par exemple aux rois, dans le monde animal, le « Lion », comme humain. C’est ce que souligne la fin de « L’Homme et la Couleuvre ».
La force psychologique
La plus subtile est, certainement, la force psychologique, c’est-à-dire le pouvoir de l’esprit associé au don de la parole, qu’il s’agisse d’une vraie sagesse, telle celle de Démocrite, mise au service de la connaissance et de valeurs estimables, ou, à l'inverse, de la ruse et de la perfidie dont font assaut le renard dans de très nombreuses fables, le chat, souvent, mais aussi le Cerf, dans « Les obsèques de la Lionne » (VIII, 14).
Victoire ou échec ?
Cette force est-elle victorieuse ? À première vue, sa victoire est fréquente dans le récit lui-même. En fait, La Fontaine reproduit le fonctionnement de la société de son temps, sans illusion sur le pouvoir des puissants, et sans doute marqué par son expérience du pouvoir lors de l’affaire Fouquet.
Mais, souvent, une inversion se produit au cœur même de la fable, qui annule la victoire. Le triomphateur d’un jour par son art du mensonge, comme le « trafiquant de Perse » (IX, 1) devient le perdant du lendemain face au Marchand. Le réseau des fables montre aussi, par comparaison, des inversions. Ainsi, le Renard, si souvent triomphant, échoue face aux « deux chiens aux pieds agiles » qui « l’étranglèrent du premier bond » (« Le Chat et le Renard », IX, 14). De même, le « Rat « gros et gras » dans son ermitage (VII, 3) qui refuse égoïstement son aide à la république de « Ratopolis », est, dans une autre fable, « en moins d’un instant », dévoré par le chat ( VIII, 15), auquel il échappe dans une autre fable encore parce qu’il a su s’en méfier : « penses-tu que j’oublie / Ton naturel ? » (VIII, 22)
André Collot, « Le Chat et le Renard », 1950
LA SAGESSE DU FABULISTE
Face aux différentes formes prises par la force, quels conseils La Fontaine donne-t-il à ses lecteurs ?
La lucidité
Face aux autres
Finalement, La Fontaine nous invite à constater que la force est de peu de poids face à une forme de sagesse, fondée, d’abord, sur l’observation attentive des défauts d’autrui, qui permet d’être prudent. Il vaut mieux se tenir à l’écart de ceux qui vous envient, savoir même utiliser leurs défauts pour se protéger d’eux, voire pour en tirer profit.
Le conseil le plus important est surtout de ne pas fréquenter de trop près les puissants pour éviter leurs abus, leur colère, telle celle de la reine dans « Les Obsèques de la Lionne » (VIII, 14). Sinon, on subira le même traitement que « l’Âne » dans « Les Animaux malades de la peste » (VII, 1), « Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal », condamné par la critique perfide du Loup. « Défiez-vous des Rois : / Leur faveur est glissante, on s’y trompe ; et le pire / C’est qu’il en coûte cher ; de pareilles erreurs ne produisent jamais que d’illustres malheurs » est le conseil de l’Hermite au Berger que le roi a voulu faire « Juge Souverain » (X, 9). Sans doute faut-il voir en ces vers le souvenir, douloureux pour La Fontaine, de la chute de Fouquet. Est-ce aussi ce qui explique le goût de la solitude, si souvent exprimé par La Fontaine, notamment, avec insistance, à la fin du « Songe d’un habitant du Mogol » ?
Face à soi-même
Mais, pour cela, une exigence, difficile, s’impose : apprendre à se connaître soi-même, pour se débarrasser de ses illusions. Sagesse beaucoup plus difficile à acquérir vu le défaut profondément enraciné en chacun, l’amour-propre… Le Rat n’est-il pas persuadé que la puissance de l’éléphant n’est qu’une illusion, et de sa propre valeur… ? Jusqu’à ce que le Chat lui fasse « voir en moins d’un instant / Qu’un Rat n’est pas un Éléphant. » (VIII, 15) L’ouverture de cette fable affirme que « se croire un personnage » n’est que « sotte vanité », et ce qui est valable pour le statut social l’est de façon plus générale : chacun cultive ses propres illusions, depuis le Rat inconscient de son ignorance, pris au piège par l’Huître (VIII, 9) jusqu’à Perrette bercé par sa « flatteuse erreur » jusqu’à que tombe le pot au lait, et ses illusions avec lui, en passant par la Mouche qui s’« attribue uniquement la gloire » d’avoir fait avancer le coche (VII, 8).
Jean-Baptiste Oudry, «Le Rat et l'Éléphant », 1756. Gravure sur cuivre. BnF
Il est donc important d’ouvrir les yeux, de ne pas, comme l’Aveugle (X, 9), prendre le serpent qu’on tient en main pour un fouet, et il fait prendre en ce sens la conclusion de « L’avantage de la Science » : « le savoir a son prix », il vaut toutes les richesses, puisqu’il permet de vivre en sécurité.
L'éloge de la liberté
Ainsi, si le sage privilégie sa liberté – dans une place modeste le plus souvent, qui expose moins aux risques – à la fréquentation des puissants, cette importance accordée à la liberté entraîne d’autres conséquences.
Les aléas de la « Fortune »
D’abord, il est essentiel d’admettre que, si notre sort dépend de la « Fortune », rien ne peut le prédire, nul « horoscope » (VIII, 16), et c’est ce que montre, de façon bien cruelle, la mort des trois enfants du « Vieillard » qui « plantait » (XI, 8). Elle donne raison au reproche qu’il leur adresse : « La main des Parques blême / De vos jours et des miens se joue également. »
La crainte de la mort
De ce fait, il convient de se libérer de la crainte de la mort, conseil qui ouvre le livre VIII : « La Mort ne surprend point le sage ; / Il est toujours prêt à partir ».
Cependant, le contrepoint de cette sagesse n’est pas une pénible résignation, toute stoïcienne, mais bien au contraire, une forme d’épicurisme, proche de l’hédonisme, qui ressort du dialogue entre le fabuliste et son lecteur, au début de la fable 27 qui ferme le livre VIII, « Le Loup et le Chasseur » :
« L'homme, sourd à ma voix comme à celle du sage,
Ne dira-t-il jamais : C'est assez, jouissons ?
– Hâte-toi, mon ami, tu n'as pas tant à vivre.
Je te rebats ce mot ; car il vaut tout un livre.
Jouis. – Je le ferai. – Mais quand donc ? – Dès demain.
– Eh ! mon ami, la mort te peut prendre en chemin.
Jouis dès aujourd'hui »
Mosaïque, « Memento mori », 1er s. av. J.-C., « Souviens-toi que tu es mortel », accompagné du « Connais-toi toi-même », Musée National des Bains de Dioclétien
Le danger des passions
Mais « jouir » ne signifie pas se livrer aux deux passions dominantes en l’homme, celle de la richesse et celle de la gloire : « On hasarde de perdre en voulant trop gagner », telle est la mésaventure vécue par le Héron (VII, 4), et de très nombreux personnages de ces cinq livres, animaux et humains. C’est, par exemple, ce que découvre, à ses dépens, le Savetier : « […] dans sa cave il enserre / L’argent et sa joie à la fois », « Il eut pour hôtes les soucis, / Les soupçons, les alarmes vaines ».
La vraie « sagesse » est celle qui découle des résultats du premier souhait exaucé par le follet, « l’abondance » (VII, 5) : « Voilà les pauvres gens / Malheureux par trop de fortune » Toute la fin de la fable plaide donc en faveur de la « médiocrité », « Déesse, / Mère du bon esprit, compagne du repos ». Ce terme est à prendre dans son sens originel, le juste milieu, la modération, dont il reprend l’éloge dans « Rien de trop » (XI, 11), reprise du principe gravé, dans l’antiquité, au fronton du temple de Delphes.
La recherche du luxe, des « superfluités », comme, dans d’autres fables, l’envie, l’ambition, l’amour poussé à l’extrême, la « fureur d’accumuler » (VIII, 27), autant de passions à fuir, pour cultiver les vraies valeurs, celles de « l’esprit », dont la diversité « fournit toujours des choses agréables » (IX, 3), éloge implicite des qualités du fabuliste, celles de l’amitié aussi (« Qu’un ami véritable est une douce chose », VIII, 11) et de l’entraide, « loi de nature » (VIII, 17).
Starling, « Le Savetier et le Financier », 1947
J.-B. Oudry, « Le Rat et l'Éléphant », 1756. Gravure sur cuivre. BnF
Pour conclure
Nous pourrions en conclure que la véritable "force" serait donc de parvenir à dompter ses tendances premières, son envie de dévorer l'autre pour mieux affirmer sa puissance. Mais l'homme le peut-il vraiment ? La Fontaine nous rappelle souvent que la nature originelle l'emporte et que le « Loup » toujours mangera les moutons et même le « Berger ». La première lucidité est bien celle du fabuliste sur le pouvoir moralisateur des fables...
L'art de la fable
Dans son adresse « À Monseigneur le Dauphin », La Fontaine définit le double aspect de ses fables : « L’apparence en est puérile, je le confesse ; mais ces puérilités servent d’enveloppe à des vérités importantes. » Il insiste à nouveau longuement sur ce point dans sa Préface : « Ces badineries ne sont telles qu’en apparence ; car dans le fond elles portent un sens très solide. » En rappelant que la fable est une forme d’apologue, il précise enfin : « L’apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler l’une le Corps, l’autre l’Âme. Le corps est la Fable ; l’Âme, la Moralité. » Ainsi, pour mesurer l’art de la fable telle que la pratique La Fontaine, il convient d’étudier ces deux « parties », le récit et la moralité, la façon dont elles s’entrelacent, ce qui permet de comprendre pourquoi La Fontaine a choisi ce genre littéraire.
Quand La Fontaine présente ses fables...
LE RÉCIT
Le récit, dans une fable, relève de la part d’imagination de son auteur, même quand, comme La Fontaine, il puise son inspiration chez d’autres auteurs, ceux de l’antiquité tels Ésope ou Phèdre, des deux recueils d’Hecatomythia (1495 et 1505) du fabuliste italien Abstemius, ou de ceux d’autres cultures plus lointaines, l’Orient, l’Inde. Il les enrichit, en effet, à la fois pour la narration de l’histoire et par les discours rapportés, en y ajoutant, en outre, une versification expressive.
L'histoire racontée
Dans sa dédicace au Dauphin, La Fontaine évoque ses récits comme de « moindres aventures », de « légères peintures », et il parle, dans l’adresse à Madame de Montespan qui ouvre le deuxième recueil, de « jeux où [s]on esprit s’amuse. » Ces termes correspondent bien aux qualités que nous pouvons reconnaître à ses fables.
Il s’agit, en effet, de présenter des « aventures » survenues, tantôt à des animaux, tantôt à des humains, « moindres » par leur banalité si on les compare à celles des héros antiques. Une laitière laisse tomber son pot au lait, une puce pique un homme, une mouche tourne autour d’un coche, un lapin parti brouter se voit privé de son logis par une belette à son retour…
Mais ces aventures dérisoires séduisent le lecteur par leur cadre, rapidement posé dans ces « légères peintures », mais évocateur : le lapin « était allé à l’Aurore faire sa cour, / Parmi le thym et la rosée ». Il en va de même pour les portraits, tel celui de Perrette : « Légère et court vêtue, elle allait à grands pas ; / Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile, / Cotillon simple, et souliers plats. » Dans ces deux promenades, la versification joue un rôle essentiel pour en illustrer le rythme sautillant par le passage de l’alexandrin à l’octosyllabe.
Marguerite de Calvet Rogniat, « La Laitière et le pot au lait ». Vignette vers 1950
La brièveté de la fable limite, bien évidemment, les péripéties, tout aussi « légères », un combat par exemple dans « Les deux coqs », qui se conclut par la victoire de l’un des deux : le vaincu « Pleura sa gloire et ses amours », et prépare sa revanche. Alors survient l’élément de résolution, l’arrivée d’un Vautour, et la chute, brutale, qui inverse la situation : « Tout cet orgueil périt sous l’ongle du Vautour ».
Jean-Jacques Grandville, « Les deux coqs », 1838
« Amour, tu perdis Troie ; et c'est de toi que vint
Cette querelle envenimée,
Où du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint.
Longtemps entre nos Coqs le combat se maintint :
Le bruit s'en répandit par tout le voisinage.
La gent qui porte crête au spectacle accourut.
Plus d'une Hélène au beau plumage
Fut le prix du vainqueur ; le vaincu disparut. »
Cependant La Fontaine entend bien en faire des « jeux » et faire partager au lecteur son propre amusement : le combat entre les « deux coq » pour une Poule devient une seconde guerre de Troie, et le lexique épique, comme les caractérisations homériques employés pour ces volailles crée une tonalité burlesque qui ne peut que prêter à sourire.
Les paroles rapportées
Pour animer ses récits, La Fontaine les transforme en courtes saynètes de théâtre, en faisant parler les personnages. Là encore, il veille à varier ces prises de paroles, tantôt directes, tantôt indirectes, voire indirectes libres. Il les fait alterner, comme dans « L’Homme et la Couleuvre », où, après plusieurs discours directs, La Fontaine choisit, pour le Bœuf, le discours indirect, plus alambiqué comme pour imiter la lente rumination de l’animal, puis le discours indirect libre pour la plainte de l’Arbre. Il peut, de cette façon, varier la tonalité. Le pigeon adopte ainsi le langage précieux en imitant le registre tragique pour essayer de retenir son « frère » qui veut partir au loin.
Ces discours rapportés ont un double rôle.
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Très souvent, ils soutiennent l’argumentation, comme dans la réponse du pigeon pour persuader de l’intérêt du voyage.
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Mais ils sont aussi les meilleurs révélateurs des caractères. Par exemple, les questions du « Rat qui s’est retiré du monde » apportent la preuve de son hypocrisie ; les exclamations et les interrogations de la « Fille », elles, restituent parfaitement son dédain prétentieux : « Quoi moi ? quoi ces gens-là ? l’on radote, je pense. / À moi les proposer ! hélas ils font pitié. / Voyez un peu la belle espèce ! »
LA MORALITÉ
Elle est censée être « l’âme » de la fable, transmettre la « pensée » que soutient le récit, en lui apportant une brève conclusion. Mais, dans ce deuxième recueil encore plus que dans le premier, La Fontaine prend soin de la traiter avec la même « « variété » que celle qu’il applique au récit, introduisant ainsi une relation plus complexe entre les deux « parties » de la fable.
Sa place
Traditionnellement, par exemple chez son ancien modèle, Ésope, la morale figure en fin de fable. Cela reste le cas dans de nombreuses fables de ce recueil, mais nous pouvons aussi constater que La Fontaine choisit aussi de guider la lecture du récit en la plaçant en tête, jusqu’à en faire une longue introduction, comme dans « La Mort et le Mourant » (VIII, 1) où elle occupe 19 vers. Elle peut même figurer au cœur de la fable, par exemple dans « Le Héron – La Fille » (VII, 4) où quatre vers (v. 27-31) unissent les deux composantes, animale et humaine, de la fable. Il arrive également que le fabuliste insiste en la répétant à l’identique ; ainsi, dans « Le Loup et le Chien » (VIII, 17), elle encadre le récit : l’alexandrin du vers 1, « Il se faut entr’aider, c’est la loi de nature », est repris dans le dernier vers par l’octosyllabe énergique, « Je conclus qu’il faut qu’on s’entr’aide. »
François Marot, Institution de l’ordre militaire de Saint-Louis en 1693, 1710. Huile sur toile, 51 x 76,5. Château de Versailles
Sa forme
Outre sa longueur variable, d’autres procédés en accentuent la variété. Certes, La Fontaine suit la tradition en la présentant comme une injonction, avec l’impératif. Mais il la renforce parfois par une adresse directe à son destinataire : l’interpellation, « Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire » (VIII, 3) ouvre la moralité en fin de fable. On notera aussi l’interpellation du défaut même qu’il dénonce, devenu ainsi allégorie : « Fureur d’accumuler, monstre de qui les yeux / Regardent comme un point tous les bienfaits des Dieux, / Te combattrai-je en vain sans cesse en cet ouvrage ? » Il peut même chercher à impliquer son lecteur, par exemple en faisant appel à son jugement par une question rhétorique, comme dans « Les deux Amis » (VIII, 11) : « Qui d’eux aimait le mieux, que t’en semble, Lecteur ? »
Nous observons également des variations dans l’énonciation, tantôt prise en charge par le « Je » du fabuliste lui-même, tantôt formulée comme une vérité générale, tantôt même formulée directement par le personnage mis en scène, tel le Rat : « S’assure tant sur l’alliance / Qu’a faite la nécessité ? » (VIII, 22) La Fontaine se plaît à glisser d’une énonciation à l’autre, par exemple dans « Le Rat et l’Éléphant » (VIII, 15), il ouvre la fable sur « Se croire un personnage est fort commun en France », puis passe au pronom indéfini « on », encore général, glisse ensuite à un « nous », dans lequel il s’unit au lecteur, pour en arriver, au vers 7, avec « leur orgueil me semble », à un « Je » d’opinion personnelle. Mais, si le pronom « je » est, le plus souvent, un moyen de souligner la morale, il est parfois beaucoup plus personnel, et la fable prend alors une tonalité lyrique comme à la fin des « deux Pigeons » (IX, 2) ou dans la seconde partie du « Songe d’un habitant du Mogol » (XI, 4).
Son sens
Comme nous l’avons constaté dans la partie consacrée à la sagesse du fabuliste, la fable est destinée à porter, plus qu'une "morale" au sens propre du terme, tantôt une critique, tantôt un conseil de comportement, directement tirés du récit. Ainsi, le lien est le plus souvent nettement établi entre les deux, marqué par un simple connecteur, tel « Ainsi », par des formules plus insistantes, comme « Ceci montre… » (VIII, 18), « Le récit précédent suffit / Pour montrer que… » (VIII, 26), ou par une comparaison : « Il est force gens comme lui… » (VIII, 13). Mais La Fontaine choisit quelquefois de laisser son lecteur tirer seul la morale du récit à partir, par exemple, de l’échec d’un personnage comme dans « Le Savetier et le Financier » (VIII, 2), tout en le guidant par un commentaire glissé dans son récit : « il perdit la voix / Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines. »
Mais, La Fontaine « s’amuse » parfois à troubler le lecteur en proposant plusieurs « morales ». Au lecteur de déterminer la plus importante. Ainsi, dans « Le Héron –La Fille », le lecteur retiendra certainement le vers qui sonne comme un proverbe, « On hasarde de perdre en voulant trop gagner » (v. 29), mais ne devrait-il pas aussi prêter attention à la fin de la fable, qui insiste sur le passage du temps : « Les ruines d’une maison / Se peuvent réparer ; que n’est cet avantage / Pour les ruines d’un visage ! » ?
Dans « Le Chien qui porte à son cou le dîner de son maître » (VIII, 7), les quatre premiers vers alertent sur la vigilance nécessaire pour conserver un « trésor », qu’il s’agisse des « belles » ou de « l’or », morale traditionnelle, bien innocente. Mais la fin, elle, en dix vers, charge cette morale d’une critique sociale, en appliquant le récit à « l’image d’une ville », dont les magistrats pillent les richesses et où il semble « sot » – et même impossible – de rester honnête, « morale » plus directement applicable au fonctionnement de l’État… Plus complexe encore est la morale dans « Le Rieur et les Poissons » (VIII, 8) : faut-il y lire une méfiance envers les « rieurs », « méchants diseurs de bons mots », ce qu’indiquent les premiers vers, avec le pronom « je » qui affirme le choix de l’auteur : « et moi je les évite » ? Ou bien faut-il y voir, comme pour annoncer la fable suivante, « Le Rat et l’Huître » (VIII, 9) d’ailleurs, ce qui se glisse à la fin, le message du gros poisson obtenu par le rieur : une critique de ces « chercheurs de mondes inconnus / Qui n’en étaient pas revenus ».
Jean-Jacques Grandville, « Le Chien qui porte à son cou le dîner de son maître », 1838
Enfin, la moralité peut être à la fois double et polysémique. Par exemple, dans « L’Ours et l’Amateur des jardins » (VIII, 10), la morale figure, selon la tradition, dans les deux derniers vers : « Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ; / Mieux vaudrait un sage ennemi. » Mais le commentaire du début de la fable, à partir du caractère prêté à cet « Ours », « Il est bon de parler et meilleur de se taire, / Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés. », nous invite à donner un autre sens à la fable, plus lié à l’idéal d'équilibre et de mesure de « l’honnête homme », prôné dans la bonne société du XVIIème siècle. Mais, peut-être même pourrait-on y voir l'expression d'un choix personnel de La Fontaine, en lien avec les difficultés que lui a values son soutien de Fouquet, et la prudence dont il fait preuve dans de nombreuses fables ? Au lecteur donc d'être vigilant dans sa lecture, et de ne pas s'arrêter à la "moralité" apparente : elle masque parfois un sens plus ambigu.
LE CHOIX DE LA FABLE
La poésie, "langue des dieux"
Dès le début de la Préface du premier recueil, paru en 1668, La Fontaine rappelle le choix de la prose fait par « un des Maîtres de notre Éloquence », l’avocat Paru, dans trois brèves fables insérées dans ses Lettres à Olinde (1665) : celui-ci a désapprouvé « le dessein de les mettre en vers ». Tout au contraire, La Fontaine, lui, proteste de l’intérêt de « faire marcher de compagnie » la fable et la poésie, le vers étant la « langue des Dieux », en en développant longuement l’intérêt, et en citant de nombreux illustres exemples : « Socrate n’est pas le seul qui ait considéré comme sœurs la Poésie et nos Fables. »
Le choix de l'hétérométrie contribue, en effet, à marquer le rythme des récits, ou à mettre en évidence le sens d'une moralité, par le passage, notamment de l'alexandrin, vers ample, à la brièveté expressive de l'octosyllabe. Le poète peut même attirer l'attention par un rejet brutal, comme dans « Les Animaux malades de la peste », où les trois syllabes en rejet, « Même il m’est arrivé quelquefois de manger / Le Berger », mettent en valeur l’hypocrisie du Lion, qui semble ainsi effacer son propre crime. De même, les heptasyllabes de « La Tête et la Queue du Serpent », vers impairs plus rares, sont brusquement interrompus pas « Pour le pas », qui souligne la cause du conflit, la question de la préséance, donnant sens à la critique de l’orgueil qui pousse chacun à vouloir dominer, y compris les gouvernants des « États ».
Par exemple, observons des quatre vers de « La Mort et le Mourant » :
L’adresse au destinataire est lancée dans le premier alexandrin, à la césure, alors que l’octosyllabe qui le suit, avec l’anaphore du verbe, semble accélérer le rythme de ce mouvement vers la mort, mise en rejet dans l’alexandrin, dont l’ampleur et la diérèse, « glo/ri/eu/ses » illustrent la noblesse d’une mort au combat. S'y oppose le dernier alexandrin, avec un chiasme qui insiste sur la fatalité de la nature mortelle de l’homme. Il ne faut donc jamais oublier la volonté du fabuliste d'être un poète !
« Tu murmures, vieillard ; vois ces jeunes mourir,
Vois-les marcher, vois les courir
À des morts, il est vrai, glorieuses et belles,
Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles »
Jean-Jacques Grandville, « La Mort et le Mourant », 1838
Une stratégie habile ?
La Fontaine choisit un genre considéré comme « léger », inférieur, et insiste d’ailleurs sur la « puérilité » de ses fables. Pourtant, la lecture des fables montre qu’il aborde bien des sujets beaucoup plus sérieux que cette apparence frivole. Il est alors permis de penser qu’il s’agit d’un choix délibéré, qui lui permet d’éviter plusieurs dangers.
D’abord – sans exagérer ce point – rappelons qu’au XVIIème siècle, toute publication exige un « Privilège », accordé après lecture du manuscrit par des censeurs. La monarchie absolue impose la soumission à ses sujets, et La Fontaine a eu l’occasion de mesurer cette puissance royale après son soutien apporté à Fouquet : jamais le roi ne lui accordera son appui, malgré les hommages a rendus. La fable est alors une stratégie de contournement, qui répond au conseil donné dans « La Cour du Lion » : « Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire, / Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère ». Ainsi s’explique aussi la pirouette à la fin de « Les Vautours et les Pigeons » qui traite du thème de la guerre et des ambassades, « Ceci soit dit en passant ; je me tais », ou le conseil de distanciation dans « L’Homme et la Couleuvre » : « Parler de loin, ou bien se taire. » La prudence est toujours de mise, comme le traduit le souhait formulé par le perroquet face au roi dans « Les deux Perroquets, le Roi et son Fils » : « il me faut pour le mieux / Éviter ta main et tes yeux. »
Mais n’oublions pas que La Fontaine est aussi un homme des salons, et qu’il s’adresse à des lecteurs qui apprécient les bons mots, les anecdotes piquantes, alors même que la Préciosité a mis à la mode les genres poétiques courts, les « pointes » galantes du madrigal ou le trait d’esprit final d’une épigramme. Il sait très bien les imiter, comme dans « Le Rat qui s’est retiré du monde » : « Qui désignai-je, à votre avis, / Par ce Rat si peu secourable ? / Un Moine ? Non, mais un Dervis : / Je suppose qu’un Moine est toujours charitable. »La Fontaine a souvent exprimé son refus du discours didactique, trop sérieux, comme il l’affirme encore dans « L’Écolier, le Pédant et le Maître d’un jardin » : « Je hais les pièces d’éloquence. » La fable correspond donc à ce choix de privilégier un discours plus séduisant : « Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant / Il le faut amuser encore comme un enfant. » (« Le Pouvoir des fables », VIII, 4)
Abraham Bosse, Les Vierges folles s'entretiennent des plaisirs mondains , v. 1635. Eau-forte, 26 x 33. BnF
Enfin, la fable évite un dernier danger, car personne n’aime lire sa propre critique. La Fontaine en donne un exemple dans « L’homme et son image » (I, 11) en montrant ce nouveau « Narcisse », qui se croit beau, alors qu’il est laid, et fuit les « miroirs » qui viendraient lui montrer la cruelle réalité. Seul un « canal », « si beau / Qu’il ne le quitte qu’avec peine » l’obligera à renoncer à son « erreur profonde ». La fable est donc un moyen habile de prendre une distance, de ne pas critiquer directement son lecteur, mais de capter son attention pour l’amener à aller jusqu’au bout de sa lecture. Comment le lecteur se méfierait-il de ce que, dans sa dédicace au Dauphin, La Fontaine nomme de « moindres aventures », de « légères peintures » ? De plus, son sentiment de supériorité par rapport à l’animal lui permettra d’accepter une satire indirecte, et il se rassurera en jugeant que lui-même ne va pas si loin.
Carle Vernet, « L’homme et son Image », 1818. Lithographie, 25 x 18, in Fables choisies de La Fontaine
POUR CONCLURE : l'actualité des Fables ?
Les fables peuvent-elles encore concerner notre époque ?
Il convient de reconnaître la difficulté de certaines fables. Les allusions politiques par exemple, exigent souvent des notes pour être comprises, comme dans « La Tête et la Queue du Serpent » ou, dans le domaine philosophique qui est nommé par cette « certaine Philosophie » dans le « Discours à Madame de La Sablière ». De même, il faut souvent, par exemple, une explication pour comprendre les références à la mythologie, moins connues du lecteur contemporain que de celui du XVIIème siècle. De plus, le contexte a bien changé : la monarchie absolue n’existe plus, le « peuple » bénéficie aujourd’hui de droits constitutionnels, d’une protection face aux abus des puissants, et il a appris à résister, à revendiquer, au lieu de se résigner à accepter l’organisation sociale. C’est ce qui explique que des auteurs tels Anouilh, Queneau, Pierre Perret… se sont amusés à parodier les fables les plus célèbres, à la fois pour en moderniser le langage, mais aussi pour en adapter la morale aux valeurs de notre époque.
Cependant sur le plan moral, si l’on se rappelle que La Fontaine a lui-même hérité ses personnages d’auteurs anciens ou d’autres cultures, lointaines, son succès au XVII° siècle prouve que ses contemporains s’y sont reconnus. L’homme aurait-il tant changé que nous-mêmes ne pourrions plus nous y reconnaître ? En fait, bien des défauts dénoncés sont intemporels, tel l’amour-propre, de même que des réalités sociales, notamment le conflit entre puissants et faibles. De plus, La Fontaine aborde des thèmes métaphysiques, atemporels, telle la peur de l’homme face à la mort, et pose des questions encore actuelles, telle celle de la nature de l’animal, qui divise aujourd’hui "spécistes", qui accordent à l’homme une supériorité sur l’animal, et "anti-spécistes", qui remettent cette idée en cause.
Parcours littéraire, explications et lectures
À partir de cette étude du deuxième recueil des Fables de La Fontaine, il est possible de construire un parcours littéraire, comportant l’explication d’extraits , auquel nous associerons des textes et documents organisés autour de la problématique du programme « Imagination et pensée ».