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Jean Giraudoux, La guerre de Troie n'aura pas lieu, 1935

Acte I, scène 1 - L'exposition 

Pour lire la scène

Acte I, sc.1

Ce passage ouvre la pièce de Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu, créée par Louis Jouvet au théâtre de l’Athénée en novembre 1935, une réécriture du mythe antique. Cette conversation entre deux personnages hérités du mythe, Cassandre, la prophétesse condamnée à n’être jamais crue, et Andromaque, épouse du prince troyen, Hector, célèbre guerrier, permet d’informer le public sur la situation, mais aussi de poser l’enjeu de la pièce : la guerre aura-t-elle lieu entre Troyens et Grecs après l’enlèvement d’Hélène, épouse du roi grec Ménélas, par Pâris, jeune prince troyen ?

Comment, à travers cette conversation, Giraudoux met-il en place un débat sur la guerre et sa fatalité ?

L'OPTIMISME D'ANDROMAQUE 

Les premières répliques de la pièce, début "in medias res" puisque le public a le sentiment de découvrir une discussion déjà commencée pour être si animée, ce que révèle l’exclamation d’Andromaque, lui permettent de connaître le nom des personnages, puisque les deux femmes s’interpellent. Or, cette conversation montre leur opposition. La première réplique, en écho au titre, révèle, en effet, l'optimisme d'Andromaque, immédiatement nié par Cassandre. D’où vient cet optimisme ?

L'idée du "droit"

En reprenant le mythe antique de l’enlèvement d’Hélène, Andromaque reconnaît que le droit est du côté des Grecs : « cet envoyé des Grecs a raison. On va bien le recevoir. […] on la lui rendra. » Cela impose donc aux Troyens de leur céder.

Cependant, en cela, Giraudoux brise déjà le mythe antique, en l’inscrivant  dans le contexte diplomatique de son époque, qu’il connaît bien. La seconde rupture vient du ton adopté, très familier mais un peu méprisant pour Hélène qu’elle ne semble guère apprécier, ce qui l’éloigne de la solennité du mythe : « On va bien lui envelopper sa petite Hélène », comme s’il s’agissait d’un paquet au contenu précieux à renvoyer.

Hélène et Pâris, face A d'un cratère en cloche à figures rouges apulien, 380-370 av. Musée du Louvre, Paris

Hélène et Pâris, face A d'un cratère en cloche à figures rouges apulien, 380-370 av. Musée du Louvre, Paris

Le rôle des hommes, individuellement

Pour elle, les guerres relèvent de la volonté des hommes à qui il appartient de les décider. Ainsi, si l’on supprimer la cause humaine, on supprime la cause de la guerre. Or, cette cause humaine est, là encore banalisée, une banale liaison amoureuse : « Pourquoi la guerre aurait-elle lieu ? Pâris ne tient plus à Hélène. Hélène ne tient plus à Pâris. »

Hector,, le guerrier de l'Iliade

Elle ajoute à cela sa totale confiance en Hector, soutenue par son amour conjugal. Ce qui la rassure est son action en  tant que chef : « En cette minute, il entre dans la ville, victorieux. Je pense qu’il aura son mot à dire. » Ainsi Giraudoux reprend l’image antique d’Hector,  le guerrier dont les « trompettes » annoncent, la victoire, et celle d’Andromaque, qui a traversé les siècles, son épouse fidèle.

Mais, à nouveau il crée un décalage en le rapprochant de son époque. Son affirmation, « il m’a juré que cette guerre était la dernière », fait écho à la formule « la Der des Ders », employée après la première guerre mondiale. Giraudoux se souvient ici d’hommes comme Jaurès, le pacifiste d’avant 1914, et de l’action d’Aristide Briand qu’il a bien connu, pendant l’entre-deux-guerres, et pose donc la question : l’action d’un homme seul, fût-il charismatique, a-t-elle le pouvoir d’empêcher la guerre ?

Hector, le guerrier de l'Iliade

La force de l'amour

À travers Andromaque Giraudoux met en valeur tout ce qui pousse l’homme à aimer la vie, et à vouloir vivre, comme le prouve l’image exclamative, « Le bonheur tombe sur le monde ! », qui compare le bonheur à une pluie bienfaisante.

Deux éléments ressortent d’abord :

  • la force de l’union du couple : « Oui, Hector en cette heure revient à sa femme. »

  • la naissance d’un enfant : « Oui, je vais avoir un enfant. » Le public, qui par sa connaissance du mythe sait que le petit Astyanax est né lorsqu’Hector part à la guerre, comprend alors le jeu chronologique auquel se livre Giraudoux. Il situe sa pièce avant que n’éclate la guerre, ce qui va lui permettre de mieux s’inscrire dans son époque où les risques d’une nouvelle guerre vont croissants.

L'aspiration au bonheur

 

La nature donne aussi l'exemple de cette force qui pousse à vivre, par son cycle de renaissance déjà, ou avec le « soleil », symbole de vie. C’est d’ailleurs ce que confirme la servante : « Troie touche aujourd’hui son plus beau jour de printemps. » Giraudoux va plus loin encore, en prêtant à son héroïne une vision poétique de la nature, image de beauté et d’harmonie, par exemple grâce à la lumière qui fait fusionner terre et mer : « Il s’amasse plus de nacre sur les faubourgs de Troie qu’au fond des mers. » À cela s’ajoute la douceur du bruit mentionné : « De toute maison de pêcheur, de tout arbre sort le murmure des coquillages. » Comment l’harmonie de ce monde, qui semble presque à l’aube de sa création, pourrait-elle ne pas entraîner l’harmonie entre les hommes pour qu’ils puissent « trouver un moyen de vivre en paix » ?

Ainsi, Andromaque donne du monde qu’elle observe l’image d’un paradis : « Nous sommes peut-être aussi au premier jour de l’entente entre l’homme et les bêtes. » Elle en donne un exemple  à travers le contraste entre le guerrier, inscrit par le lexique dans un contexte de guerre, « ce cavalier de l’avant-garde se baisser sur l’étrier […] dans ce créneau », et la fragilité de l’animal choisi et la douceur de son geste : « caresser un chat ».

Pour Andromaque, le monde offre donc de telles promesses de bonheur qu’il pousse les hommes à développer trois qualités, énumérées dans des exclamations pleines d’espoir :

Un cavalier de la Grèce antique

cavaliers-détail.jpg

      « pour qu’ils soient modestes » est son premier souhait, c’est-à-dire qu’ils restent à leur place d’homme, élément minuscule au sein de cette immense création. Comment pourraient-ils s’arroger le droit de détruire, par l’horreur d’une guerre, la beauté d’une éternité qui les dépasse ?

         « pour qu’ils soient bons » est le dernier, la bonté étant une qualité nécessaire pour ne pas briser cette harmonie, tandis que la guerre, elle, repose sur la haine.

         «  pour qu’ils soient immortels » est au cœur de cette énumération car, pour éviter la guerre, il faut que l’homme pousse à l’extrême son désir de vivre. Mais ce dernier souhait introduit déjà un doute : n’est-ce pas là une forme d’orgueil de l’homme, de cette faute que l’antiquité nommait l’« hybris », le fait de se hausser au-dessus des limites de sa condition ?

Giraudoux charge donc Andromaque d’une valeur symbolique. Elle représente la part lumineuse des hommes, ceux qui ont foi en l’humanité, qui croient dans sa volonté de paix. Elle correspond à toutes les mères et les épouses qui refusent de perdre leur fils et leur mari à la guerre.

LE PESSIMISME DE CASSANDRE 

Son opposition à Andromaque

Dès le début de la pièce, toutes ses réponses inversent les répliques d’Andromaque : à « on va bien le recevoir » répond « on va le recevoir grossièrement », à « on la lui rendra », la négation « On ne lui rendra pas Hélène », et, face au titre de la pièce, repris en tête de ses affirmations par Andromaque, elle conclut par cette conséquence : « Et la guerre de Troie aura lieu. » Son pessimisme est souligné par l’interrogation agacée d’Andromaque, « Cela ne te fatigue pas de ne voir et de ne prévoir que l’effroyable ? », et elle avoue elle-même, à propos du destin, que  « [c]' est épouvantable. »

Le public, qui a lu Homère et qui connaît la nature de Cassandre dans le mythe, une prophétesse mais condamnée à n’être pas crue (ce que rappelle le rejet final d’Andromaque, « Je ne te crois pas. »), a, bien sûr tendance, lui, à la croire, d’autant plus que Giraudoux insiste familièrement sur sa certitude : « Je te tiens un pari, Andromaque. » Il la renforce encore en jouant sur les mots. Là où Andromaque affirme « il m’a juré que cette guerre  était la dernière », Cassandre ironise : « C’était la dernière, la suivante l’attend. » Nous retrouvons, derrière Cassandre, le pessimisme de Giraudoux lui-même, déjà présent dans la déclaration de Sosie dans Amphitryon 38, pièce créée en 1929 : « Il s’agit de la paix, ce qu’on appelle la paix, l’intervalle entre deux guerres. »

Le public s’interroge alors sur le titre de la pièce, paradoxal : pourquoi Giraudoux nie-t-il ainsi la réalité posée par le mythe ? Que va-t-il chercher à montrer ?

La « bêtise » des hommes

Deux arguments soutiennent le pessimisme de Cassandre : « Je ne prévois rien. Je tiens seulement compte de deux bêtises, celle des hommes et celle des éléments. » Elle va expliciter la première « bêtise » en développant un reproche, portant sur les « affirmations » humaines, à partir d'un exemple : « ces phrases qui affirment que le monde et la direction du monde appartiennent aux hommes en général, et aux Troyens ou Troyennes en particulier. » Pour convaincre Andromaque, elle s’appuie sur trois exemples de vérités affirmées : le retour d’Hector, immédiat, la grossesse d’Andromaque, et l’exclamation de la servante, « Quel beau jour, maîtresse ! » Mais, pour elle, ces affirmations relèvent de l’orgueil humain, qui, à partir du présent, prétend déterminer l’avenir : la pièce prouvera que ce « beau jour » sera celui de la déclaration de guerre, et le public, lui, sait que cette guerre causera la mort d’Hector et du petit Astyanax. En affirmant ainsi, et, pire, en croyant que l’homme peut agir sur l’avenir, comme Andromaque qui fait confiance à la promesse d’Hector, l’homme fait preuve de ce que les poètes tragiques de l’antiquité posaient comme la faute suprême, l’« hybris », la croyance que l’homme peut dépasser sa condition mortelle et se hausser à la hauteur des dieux. Ainsi Cassandre réplique à l’image des hommes qui se sentent « immortels », posée par Andromaque, par son ironie : « Oui, et les paralytiques qu’on a traînés devant les portes se sentent immortels. » Elle brise par cette ironie l’illusion humaine, qui, dans le mythe antique, entraînait inévitablement son châtiment.

Le « destin » et son rôle

À l’origine dans l’antiquité, c'est le « destin », ou « Moïpa », force supérieure même aux dieux, qui régit « les éléments », c’est-à-dire l’univers et l’humanité, et dirige Némésis, la déesse chargée de châtier les fautes des hommes, en premier lieu leur « hybris ». 

Mais, chez Giradoux, pour répondre à l’ignorance d’Andromaque, « Je ne sais pas ce qu’est le destin », Cassandre en pose une définition abstraite, bien éloignée du mythe car elle ne fait plus intervenir le divin : « C’est simplement la forme accélérée du temps ». Giraudoux remplace ainsi le divin par « le temps », c’est-à-dire l’Histoire, considérant qu’à certaines époques les événements s’accélèrent de façon inéluctable.

Némésis tenant la roue de la fortune, son pied droit reposant sur un ennemi conquis, vers 150. Statuette romaine en marbre. Villa Getty, Los Angeles

Némésis tenant la roue de la fortune, son pied droit reposant sur un ennemi conquis, vers 150. Statuette romaine en marbre. Villa Getty, Los Angeles

La métaphore du « tigre »

De façon très ironique envers Andromaque, qualifiée de « petite fille », et avec même un peu de mépris envers elle par sa question « Tu la comprends, celle-là ? », Cassandre concrétise cette définition abstraite par une métaphore filée, celle d’« un tigre qui dort », un fauve donc, dont une tirade dépeint, à la fin de la scène, le réveil progressif. Elle reproduit une à une les affirmations optimistes d’Andromaque, les faisant correspondre aux étapes du réveil, qu’elle dramatise par la récurrence de l’interjection « Ah ! », comme pour reproduire la joie du félin cruel à l’idée de dévorer sa proie, et les points de suspension qui scandent ces étapes, comme ralenties pour laisser planer la menace : « Il ouvre un œil », « Il s’étire », « Il se pourlèche ». La conjonction « et »  répétée accélère le rythme ; les deux dernières affirmations s’enchaînent, en effet, pour entraîner l’exclamation finale, qui accentue la menace : « Il se met en marche ! »

Dans un dernier temps, Cassandre fait évoluer la métaphore, pour répondre à la certitude initiale d’Andromaque, la promesse d’Hector que cette guerre sera « la dernière ». En jouant sur le pronom personnel « il », elle crée une confusion, qui, associée à la répétition et aux points de suspension, « Le voilà…Le voilà… », crée un parallèle inquiétant entre la progression du tigre et celle du héros, d’un côté l’animal qui « pousse du mufle les portes », et, en écho, « LA VOIX D’HECTOR » qui résonne soudain. Sa question finale, « Qui t’a dit autre chose ? »,  ironique face à la réaction d’Andromaque, « Tu mens ! ... C’est Hector ! », assimile totalement le tigre à Hector. Pour Cassandre, porte-parole de Giraudoux, le "destin" est donc bien entre les mains des hommes, et non pas des dieux, comme dans l'antiquité.

G. Goursat, dit Sem, « Le père la victoire », et G. Gautier, « Clémenceau, le tigre ». Lithographies. Historial de la Grande Guerre, Péronne

G. Goursat, dit Sem, « Le père la victoire », et G. Gautier, « Clémenceau, le tigre ». Lithographies. Historial de la Grande Guerre, Péronne

Le sens de la métaphore

Comment ne pas penser à une comparaison avec le surnom donné à Clémenceau, « le Tigre », en raison de sa détermination à mener la guerre jusqu’au bout (en refusant par exemple, en 1917, la paix négociée entre le président Raymond Poincaré et Charles Ier d'Autriche), et de son action pour conduire le pays à la victoire lorsqu’il devient président du conseil en 1917, ce qui lui vaut un second surnom « le père la victoire », « victorieux » donc comme Hector. Or, à l’issue de la guerre, Clémenceau est particulièrement violent dans les conditions imposées à l’Allemagne par le traité de Versailles, occupation de régions comme la Ruhr et la Rhénanie, affaiblissement de l’armée allemande… 

Ainsi ce « tigre » évoqué par Cassandre est une allusion directe au nationalisme si présent dans l’entre-deux-guerres dans toute l’Europe, où les peuples, progressivement, se préparent à la guerre. En même temps, il traduit l’idée que la violence « dort » en l’homme, une violence innée donc qui n’attend qu’une circonstance pour se réveiller.

C’est cette violence que symbolise le décor du premier acte, avec l’insistance sur les « remparts » de Troie, pour se protéger de la guerre comme la ligne Maginot, construite de 1928 à 1940, était censée protéger la France de toute invasion allemande. Cette circonstance dans le mythe est l’enlèvement d’Hélène, mais elle n’est, en réalité qu’un prétexte au nationalisme des Troyens qui « affirment que le monde et la direction du monde [leur] appartiennent », sûrs de leur force, de leur armée et de leurs « remparts ».

Un passage de la ligne Maginot

Un passage de la ligne Maginot

Giraudoux  crée alors un double horizon d’attente.

  • Dans la pièce, quelle sera la circonstance qui va « accélér[er] le « temps »  en faisant basculer la ville dans la guerre ?

  • Et, parallèlement, il éveille l’attention sur son époque, où se multiplient les actes bellicistes : lequel conduira à l’attaque du « tigre », au destin fatal ?

CONCLUSION

Cette scène d’exposition indique déjà l’importance des personnages féminins dans la pièce de Giraudoux, confirmée d’ailleurs par l’ensemble de son œuvre. Toutes deux représentent les deux facettes de ses conceptions.

  • Andromaque illustre le goût du bonheur, la beauté du monde, l’amour, tout ce que l’homme porte en lui de « bon », sa force qui le pousse à aimer la vie.

  • Cassandre, au contraire, met en évidence par son discours, l’orgueil de l’homme, sa confiance excessive en ses capacités, son goût du pouvoir, la violence qui peut le pousser à détruire.

Cette scène est réussie puisqu’elle répond aux deux fonctions d’une exposition.

         Elle informe, en rappelant au public les données du mythe de la guerre de Troie, mais aussi en mettant en place l’idée originale de Giraudoux par rapport à son héritage : situer sa pièce avant la guerre de Troie, et non pas pendant ou après.

          Elle séduit aussi, déjà par sa forme de débat vivant, et surtout par le décalage entre le mythe et l’époque de l’écriture, soutenu par le langage familier adopté, bien éloigné du ton de l’épopée ou de la tragédie. C’est aussi ce qui lui permet d’interroger son public, par les multiples allusions à son époque, immédiatement perceptibles en 1935, sur l’origine des guerres : d’où viennent-elles, alors que tant d’hommes souhaitent les éviter ?

Acte I, sc.3

Acte I, scène 3 - Le retour d'Hector, de "Comment en arrive-t-on..." à "... hait la guerre." 

Pour lire l'extrait

andromaque-Hector-Jouvet.jpg

Dans la scène d’exposition, les prédictions pessimistes de Cassandre ont effrayé Andromaque, qui veut croire que « la guerre de Troie n’aura pas lieu ». Malgré le retour d’Hector, auquel elle annonce qu’elle attend un enfant, sa crainte s’accentue Ainsi, dans la scène 3, elle pose à Hector une question anxieuse : « Aimes-tu la guerre ? ».

La scène se construit alors sur une inversion, amenée par la réplique de son époux : « Je crois plutôt que je la hais… Puisque je ne l’aime plus. » Le passage va donc montrer l’évolution de ce personnage, expliquer comment un guerrier, aimant la guerre, peut devenir un fervent pacifiste.

Andromaque et Hector : mise en scène de Louis Jouvet, Théâtre de l'Athénée, 1935

AUTREFOIS : L’AMOUR DE LA GUERRE 

La première question d’Hector, pour expliquer son évolution, « Tu sais quand on a découvert qu’un ami est menteur ? », en personnifiant ainsi la guerre, met en place l’idée d’un partage, d’une véritable entente avec la guerre, que la suite du texte va justifier.

Les valeurs que la guerre incarne

Le plus-que parfait, « la guerre m’avait promis » signale d’emblée l’antériorité des valeurs qu’une énumération en gradation va définir.

         La première est « la bonté », car le guerrier est censé protéger les plus faibles, comme ce sera encore le cas au Moyen Âge pour le chevalier qui doit se mettre au service de la veuve et de l’orphelin.

         La deuxième, « la générosité », fait référence au pouvoir de clémence du guerrier, qui tient entre ses mains la vie d’autrui. Mais elle rappelle aussi que le guerrier est prêt à offrir sa vie pour sa patrie.

         Enfin vient « le mépris des bassesses » : le guerrier doit lutter contre sa propre peur, contre les faiblesses qui pourraient le rendre lâche, l’amener, par exemple, à déserter. Cette idée est reprise dans la deuxième réplique, par un terme mis en valeur en fin de phrase : « faire croire à sa noblesse ».

François Lucas, Guerrier à l’antique, 1777. Sculpture en terre cuite, 22,5 x 59 x 19. Musée des Augustins, Toulouse 

François Lucas, Guerrier à l’antique, 1777. Sculpture en terre cuite, 22,5 x 59 x 19. Musée des Augustins, Toulouse 

Ces valeurs sont celles qui composent l’image traditionnelle du guerrier, et qui fondent l’héroïsme, que son peuple attend de lui, par patriotisme face à celui qui est qualifié d’« ennemi », d’« adversaire ».

Le dépassement de soi

La guerre confronte l’homme à la mort : on « tue », comme le souligne Andromaque, pour ne pas être tué. Hector, lui, en se comparant à un « ébéniste » avec son matériel, « sa varlope, son vernis », fait de cette confrontation à la mort, de cet acte de donner la mort en risquant la sienne, un « métier ». Mais, au-delà de cette banalisation, la guerre entraîne deux conséquences.

Achille, guerrier grec, face à Hector, guerrier troyen 

       Comme il est sans cesse menacé de mort, cela décuple sa force de vie, son amour de la vie, incarnée dans l’amour pour une femme : « Je croyais lui devoir mon ardeur et mon goût à vivre, et toi-même », déclare-t-il. La guerre finit donc par donner sens à la vie.

       De plus, face à l’ennemi, le guerrier est investi du pouvoir de donner la mort ou d’accorder la vie. Le guerrier acquiert ainsi un pouvoir qui, à l’origine, appartient à un dieu. C’est ce pouvoir qu’il rappelle en évoquant le « moment où, penché sur un adversaire de [s]on âge, [il] allai[t] l’achever. » Il n’y a donc en lui pas de haine de l’ennemi, puisqu’il est celui qui permet ce dépassement : « pas un ennemi que je n’aie aimé », précise Hector.

Achille, guerrier grec, face à Hector, guerrier troyen 

La vie aux armées

Une « campagne » militaire construit tout un monde en unissant des combattants qui partagent les mêmes valeurs et les mêmes risques, mentionnés quand Hector montre « la compagnie étendue et aux aguets ». Cela crée forcément une atmosphère de fraternité, de complicité avec « le régiment d'hoplites se frottant contre votre tente », dans un sorte de quête de chaleur humaine. Comment ne pas penser ici à cette fraternité dans les tranchées de la première guerre mondiale, que Giraudoux a bien connue ?

Giraudoux utilise une métaphore musicale filée pour exprimer ce partage : « la gamme de la guerre était accordée », « tout avait sonné jusque là si juste, si merveilleusement juste », avec une hyperbole, reprise plus loin par l’expression, « une résonance parfaite ». La guerre se transforme ainsi en symphonie, ce que permet la mise en place d’une image sonore de la vie militaire, où les bruits évoqués suggèrent des instruments de musique. « Le galop sonore des chevaux » fait penser, par le martèlement des sabots, à des percussions ; « le bruit de vaisselle à la fois et de soie », avec le redoublement vocalique et le jeu des consonnes [v], [f] et [s], forme un contraste, tout en douceur ; enfin, « le cri du faucon au-dessus de la compagnie étendue et aux aguets », avec la reprise de la voyelle [i] et l’allitération en [k] et [g], introduit une sonorité plus violente, à la façon des cuivres.

Le guerrier sur son char, IV° s. av. J.-C. Bas-relief d’Oropos, marbre, Pergamon Museum, Berlin

Le guerrier sur son char, IV° s. av. J.-C. Bas-relief d’Oropos, marbre, Pergamon Museum, Berlin

Hector avait donc vraiment aimé la guerre, parce qu’elle unit les hommes autour de valeurs communes. celles transmises par le patriotisme traditionnel. Elle crée un monde fraternel par le partage de moments d’intimité et de danger qui exaltent l’homme  pour faire de lui le « héros ».

AUJOURD’HUI : LA HAINE DE LA GUERRE 

Le changement d'Hector

Dès le début du passage, Hector a annoncé la fin de ce qu’il ressentait, avec des verbes au présent : l’« ami est menteur », « De lui tout sonne faux ». La seconde partie du passage met en évidence, d’abord, la brutalité de ce changement, qui n’est pas le fruit d’une lente évolution, d’une longue réflexion. C’est ce que traduisent les indices temporels : « tout à coup saisi », « un matin », au moment où », « de cette minute », « soudain ». La vérité, le refus de la guerre, s’est donc imposé au personnage, à la façon d’une révélation.

Ainsi, en réponse à la question d’Andromaque, « Comment arrive-t-on à ne plus aimer ce qu’on adorait ? », son changement parcourt l’ensemble de cet extrait, à commencer par l’opposition temporelle entre « jusqu’à cette dernière campagne », repris par « jusque là », et « cette fois », introduit dans la seconde question d’Andromaque. La métaphore musicale s’inverse donc : « avait sonné […] si juste » devient sonner « faux », répété trois fois, jusqu’à une négation catégorique, « rien n’est demeuré de la résonance parfaite. »

Enfin, les choix lexicaux mettent en valeur l’idée d’illusion, de mensonge : « menteur », « je croyais », me faire croire », « me semblaient ». Hector revient donc de cette guerre complètement transformé.

L'inversion des valeurs

Ce changement conduit à démythifier toutes les valeurs traditionnellement propres au guerrier précédemment citées. La métaphore musicale, cette belle symphonie, devient alors une cacophonie, que la récurrence de la conjonction « et » intensifie.

        « La lance qui a glissé sur mon bouclier » montre une sorte de dérapage, à la façon d’une fausse note. Le courage du guerrier, qui oppose son « bouclier » à la « lance » ennemie perd, de ce fait, sa valeur. Mourir, ne pas mourir devient le fruit, non plus de la vaillance ou de l’habileté du combattant, mais d’une simple maladresse, d’un  simple hasard.

         Puis il évoque « le choc du tué sur la terre », bruit reproduit par l’allitération des dentales et amplifié ensuite par « [l]es cris des mourants ». Les termes « ennemi » ou « adversaire » ont ici disparu, pour laisser place à des corps sans vie. De ce fait, le guerrier devient tout simplement un assassin.

         La généralisation qui suit « l’écroulement des palais » achève cette inversion : la guerre ne fait que détruire, elle a perdu tout sens.

Toutes ces images suggèrent des sons discordants, dissonants, trop violents pour composer une symphonie. Hector a donc vu disparaître, en un seul combat, tout ce qui, jusqu’alors, guidait sa vie.

Le pacifisme d'Hector

C’est pourquoi la force de vie remplace le pouvoir de donner la mort, et c’est en elle que s’incarne une nouvelle fraternité. D’où les réactions d’Hector pour mettre en valeur ce changement : « Auparavant ceux que j’allais tuer me semblaient le contraire de moi-même. Cette fois j’étais agenouillé sur un miroir. » C’est donc l’humanité qui l’emporte, et conduit à une image : « Cette mort que j’allais donner, c’était un petit suicide. » Hector a donc pris conscience qu’en face de lui il n’y a pas un individu, désigné comme « ennemi », mais « l’Homme », ce qu’il représente en tant que personne, avec sa faiblesse mais aussi le  désir de vivre présent en tout homme. Hector prend donc conscience que l’homme doit être préservé à tout prix, que la mort de l’homme est intolérable car elle renvoie, en fait, à sa propre mort.

« Pax », affiche de la SFN, 1925, Paris. Coll. Mundaneum, Mons, Belgique

Hector revient donc de cette guerre en affirmant son pacifisme. Pour le souligner, Giraudoux reprend la personnification de la guerre, introduite au début du passage sous les traits d’un « ami », avec qui l’on peut partager des valeurs communes. À présent, c’est une lutte entre lui et la guerre : « Et la guerre a vu que j’avais compris. Et elle ne se gênait plus… » Tout se passe comme si cet « ami », furieux des réactions d’Hector, s’acharnait à détruire leur relation, d’où la conclusion : « Les autres sont comme moi. L’armée que j’ai ramenée hait la guerre. » Hector est donc le porte-parole de la conviction de Giraudoux, que la vie humaine a une valeur sacrée.

« Pax », affiche de la SFN, 1925, Paris. Coll. Mundaneum, Mons, Belgique

CONCLUSION

Ce passage annonce ce rôle d’Hector dans la pièce. Déjà, il n’a pas vraiment de valeur psychologique, puisqu’il ne se présente pas en tant qu’époux d’Andromaque et de futur père. Il a perdu aussi l’image de guerrier héroïque que lui donnait Homère, car le ton épique s’efface totalement de son discours, au langage familier. Il devient un homme à l’image de ceux qui, en 1935, ayant vécu les horreurs de la première guerre mondiale, veulent que ce soi « la Der des Ders ». Il prend ainsi valeur de symbole : il est l’homme simplement homme qui découvre la valeur du simple fait d’être vivant. 

Son changement rappelle, en fait, l’évolution de Giraudoux. Lui aussi, comme Apollinaire ou Péguy, a souvent évoqué l’intensité de la vie aux armées, la fraternité entre les combattants, cette sorte de liberté suprême que donne le fait d’accepter de risquer sa vie et de l’ôter à d’autres. Mais, dans l’après-guerre, sous l’influence notamment de Briand et des observations effectuées dans ses activités de diplomate, il mesure le vide des valeurs qui fondent le patriotisme, au nom desquelles les hommes se tuent. Il devient alors un fervent partisan de la paix, à l’image de son personnage, Hector.

C’est ce qui explique l’image que toute la pièce va donner de la guerre : elle représente la négation absolue de l’homme, de ce qui fait sa grandeur, c’est-à-dire son pouvoir d’aimer, de donner la vie, de bâtir et de créer. La guerre, elle, introduit un déséquilibre dans un monde qui se présente comme un ordre créateur de vie.

Une du supplément du dimanche du 9 février 1919 du Petit Journal

Une du supplément du dimanche du 9 février 1919 du Petit Journal

Acte I, scène 6 - Les femmes en faveur de la paix, de "Je vous comprends fort bien." à "... provoquer la guerre." 

Pour lire l'extrait

Acte I, sc.6

Hector est rentré de guerre en pacifiste convaincu, bien décidé à fermer les « portes de la guerre ». Mais les scènes 4 et 5 de la pièce lui montrent l’importance prise par Hélène dans Troie, ce qui le rend encore plus déterminé de la renvoyer aux Grecs pour empêcher la guerre. 

La scène 6, très longue, est une scène collective, qui marque l’affrontement entre les deux clans dans la ville. Le camp des bellicistes est représenté par le roi Priam, le jeune amant d’Hélène et frère d’Hector, Pâris, le poète Demokos, le Géomètre, et les vieillards troyens, tous unis pour faire un vibrant éloge d’Hélène. Face à eux, le camp des pacifistes est composé d’Hector et de toutes les femmes, et ce sont elles qui luttent dans cet extrait. Comment Giraudoux met-il en valeur leur rôle prépondérant dans ce combat en faveur de la paix ? 

Les camps en présence : mise en scène d'André Berger, 1950

LA DÉFINITION DE LA FEMME 

Les camps en présence : mise en scène d'André Berger, 1950

Dans toutes la première partie de la scène, par de courtes répliques, les femmes répliquent aux hommes qui veulent, comme le dit Hector, les faire se « battre pour une femme », en opposant aux affirmations de Demokos, leur propre vision d’elles-mêmes.

Demokos : mise en scène de Jean Vilar, TNP, 1963

La définition de Demokos

Dans cet extrait, il illustre le sens de son nom, composé de « demos », le peuple, et du suffixe « -kos », à consonance désagréable. Il est le démagogue, celui qui entraîne le peuple, pour qu’il marche au combat, l’essentiel étant de lui fournir une raison de se battre, de le persuader qu’il va défendre une valeur essentielle. Il joue le rôle de ceux qui, à l’époque où écrit Giraudoux, sont chargés de la « propagande », indispensable pour maintenir le moral des troupes et du pays.

C’est pourquoi, au-delà d’Hélène, une femme, il va s’employer à définir la femme en en faisant un idéal digne qu’on se batte pour lui, lui attribuant un rôle fondamental : « Elle est le principe de notre énergie », déclare-t-il. Puis, il lui attribue des qualités : « Et de ce que représente dans la vie humaine la fidélité, la pureté, nous n’en parlons pas, hein ? » Pour balayer toutes les objections que les femmes lui opposent, il conclut par une image qui souligne sa dimension idéale : « Et tant pis si elle-même méprise sa dignité et sa valeur. Puisqu’elle n’est pas capable de maintenir cette forme idéale qui la maintient rigide et écarte les rides de l’âme, c’est à nous de le faire… »

Demokos : mise en scène de Jean Vilar, TNP, 1963

Cependant, Giraudoux démasque cette propagande de Demokos, d’abord en en faisant l’objet des moqueries des femmes, à commencer par ces « Oh ! là ! là ! de la Servante qui ponctuent ses phrases, jusqu’à le ridiculiser : « Il n’y a pire que l’homme. Mais celui-là ! » Mais surtout, il montre que, derrière ces termes abstraits, censés soutenir un éloge de la femme, se cache, en réalité, un profond mépris pour elle. Dès le début de la discussion, il veut empêcher Hécube de parler, et lance à Priam : « Ne les laisse pas parler, Priam. On ne sait jamais ce qu’elles peuvent dire. » Cette remarque fait des femmes des êtres irréfléchis, irrationnels, mus par leurs caprices, imprévisibles donc dangereux. Il pose aussi comme argument que la femme « est la seule prime du courage », précisant « Demandez au moindre soldat. Tuer un homme, c’est mériter une femme. » C’est une formulation qui la réduit à l’état d’objet : la femme ne pourrait être que la récompense du guerrier, un être faible tellement fasciné par le courage du guerrier et son aptitude à tuer qu’elle tomberait facilement dans les bras d’un homme.,

Le rôle d'Hécube

C’est elle que Giraudoux fait parler en premier, ce qui se justifie à la fois par son statut royal – elle est l’épouse de Priam – et par son âge avancé, qui lui donne une forme d’expérience, de sagesse, ce que confirme sa réplique à Démokos : « Elles peuvent dire la vérité. » Dans l’ensemble de son théâtre, Giraudoux accorde souvent ce rôle aux femmes : dans la mesure où elles donnent la vie, elles connaissent les vraies valeurs. Son langage, direct, parfois brutal, s’oppose totalement au langage de Demokos, boursouflé, rempli d’abstractions : « Ils veulent faire la guerre pour une femme, c’est la façon d’aimer des impuissants. » Elle ironise aussi par son insinuation sur l’homosexualité de Demokos qui vient d’affirmer son respect pour « le sexe auquel [il] doi[t] [s]a mère » : « Nous le savons. Tu l’y as déjà respecté… » Mais cette attaque voilée contribue à montrer à quel point l’éloge que va faire Démokos reste théorique : il n’a jamais fréquenté de femme.

Cette sagesse conduit précisément Hécube à refuser d’entrer dans le jeu de Demokos.

       Dans un premier temps, elle refuse donc de donner une définition de la femme : « C’est très simple. Voilà cinquante ans que je suis femme et je n’ai jamais pu encore savoir ce que j’étais. » Cela nous raelle les déclarations de Cassandre dans la scène d’exposition, qui expliquait que c’étaient « les affirmations » qui réveillaient « le tigre », le destin propre à amener la guerre.

         Dans un second temps, elle s’efforce de démythifier la femme, en montrant que ce sont les hommes qui l’idéalisent ainsi pour justifier leurs « vices ». Son accusation est particulièrement violente : « À mesure que nous vieillissons, nous les femntmes, nous voyons clairement ce qu’ont été les hommes, des hypocrites, des vantards, des boucs ». Selon elle, ils se servent des femmes pour satisfaire leur orgueil, leur désir sexuel. Mais elle va plus loin encore en montrant, au moyen d’un parallélisme qui remplace la lucidité des femmes par l’aveuglement des hommes, comment ils construisent tout un mythe autour des femmes, en réalité là encore par présomption : « À mesure que les hommes vieillissent, ils nous parent de toutes les perfections. Il n’est pas une souillon accolé derrière un mur qui ne se transforme dans vos souvenirs en créature d’amour. » Et sa réponse à la question de Priam, « Tu m’as trompé, toi ? », détruit ce mythe, en montrant que la femme est capable d’infidélité, ne serait-ce qu’en imagination : « Avec toi seulement, mais cent fois. »

Hécube cherche donc à ôter toute valeur à l’alibi que représente Hélène, en insistant sur le fait qu’aucune femme ne vaut la peine de faire la guerre pour elle.

La définition de la femme par elle-même

À la suite d’Hécube, les autres femmes présentes vont s’opposer, chacune à sa façon, aux arguments masculins.

Andromaque

En tant qu’épouse d’Hector, elle ne peut que le soutenir dans sa lutte pour éviter la guerre, qu’elle qualifie d’« injustice ». Elle fait donc preuve de la même humilité que celle d’Hécube, pour briser à son tour la belle image idéalisée dépeinte par Demokos : « C’est un pauvre tas d’incertitude, un pauvre amas de crainte, qui déteste ce qui est lourd, qui adore ce qui est vulgaire et facile. » De même, elle refuse nettement l’idée que la femme aimerait tout particulièrement les héros guerriers : « Elle aime les lâches, les libertins. Si Hector était lâche ou libertin, je l’aimerais autant. Je l’aimerais peut-être davantage. » Enfin, Giraudoux garde l’image d’Andromaque héritée de l’antiquité, son absolue fidélité à Hector, mais la réplique d’Andromaque, « Si Hector n’était pas mon mari, je le tromperais avec lui-même », montre sa volonté de s’associer, au moins par hypothèse, à ce que vient d’affirmer Hécube, l’infidélité dont toute femme est capable. Elle rejoint donc la même conclusion : aucune femme ne vaut la peine de déclencher une guerre.

 

Cassandre

Elle n’intervient que deux fois dans ce passage, la première fois pour soutenir Hector qui vient d’affirmer qu’il ne ferait la guerre « pour aucune femme », « S’il n’y en avait qu’une, peut-être. Mais ce chiffre est largement dépassé. », constat très ironique, ôtant aussi toute valeur à Hélène en insinuant qu’elle serait remplaçable.

Sa seconde remarque fait écho à ce qu’elle nommait « la bêtise des hommes » dans la scène 1. En réponse à Demokos qui faisait de la femme « le principe de [l’]énergie » des combattants, elle remplace le terme « énergie » par l’« orgueil » des hommes, puisque, pour elle, la guerre vient de ce que les Troyens prétendent que « le monde et la direction du monde [leur] appartiennent ». Elle refuse donc de mêler les femmes à l’idée même de guerre.

 

Polyxène

À sa façon naïve et enfantine, elle se range dans le camp des femmes, en participant à une définition critique de la femme, en avouant ses propres fautes plaisamment mises à distance par le choix du pronom personnel « elle » qui hausse son aveu à la hauteur de la « nature féminine » : « Elle est gourmande. Elle ment. », « Elle casse ses jouets. Elle leur plonge la tête dans l’eau bouillante », « Elle s’amuse à ne pas dormir la nuit , tout en fermant les yeux. »

La servante

Elle représente la foule des femmes anonymes, à la façon du chœur dans la tragédie antique. Elle aussi dégonfle l’orgueil de l’homme illustré par Demokos par l’ironie de ses « Oh ! là ! là ! » répétés pour rire des louanges excessives du poète De même, son exclamation, « Ah ! le bel embauchoir ! » ridiculise la métaphore qu’il vient de faire pour idéaliser la femme, cette « forme idéale » assimilée à ce qui maintient « rigide » une chaussure.

LE PLAIDOYER POUR LA PAIX 

Peintre de Pan, Femmes lavant le linge, 470-460 av. J.-C. Pélikè attique. Musée du Louvre, Paris 

Peintre de Pan, Femmes lavant le linge, 470-460 av. J.-C. Pélikè attique. Musée du Louvre, Paris 

C’est à Andromaque, la première concernée s’il y a une guerre, épouse fidèle d’Hector et future mère, qu’est confié ce plaidoyer, en réponse à l’argumentation de Priam en faveur de la guerre.

Andromaque face à Priam. Téléfilm de Marcel Cravenne, 1967

L'argumentation de Priam

Derrière sa tendresse, quand il interpelle les femmes, « Chères filles », et plus particulièrement Andromaque, « ma petite chérie », il est le parfait représentant de cet orgueil des hommes, renforcé par l’autorité que lui donne son statut de roi, car il ne veut pas renoncer à ses certitudes,  : « nous avons raison ». Il retourne l’argumentation des femmes, qui ont mis en valeur leurs défauts, en leur attribuant une qualité, une « grande générosité », puisque, en plaidant pour la paix, elles renoncent à avoir des maris qui seraient « des hommes », et même « des héros », comme le précise Demokos.

Andromaque face à Priam. Téléfilm de Marcel Cravenne, 1967

Il oppose donc l’image des hommes en temps de paix, avec une énumération péjorative, « veules, inoccupés, fuyants », et en temps de guerre, dont il va faire un éloge. Il montre que les femmes en bénéficient : elles sont « toutes si belles et si vaillantes » grâce aux guerriers qui les protègent. Pour lui, la guerre répond donc à l’intérêt de tous, celui des femmes, et celui du peuple entier, ce qu’il met en valeur par une image : « la première lâcheté est la première ride d’un peuple. »

Sa seconde tirade glorifie donc la guerre car elle donne à l’homme un pouvoir supérieur : le « mépris » de la vie, que le guerrier est prêt à risquer, permet à l’homme d’échapper à sa condition mortelle, à « cette occupation terne et stupide qu’est la vie ». Au lieu d’être « paresseux aux armes », de subir passivement son destin, qui est de toute façon une condamnation à mourir, l’homme décide de le braver, en décidant lui-même de mettre en jeu sa vie. Elle prend alors tout son prix : elle « se justifie soudain et s’illumine ». Il affirme ainsi sa liberté, d’où l’exclamation de Priam en conclusion : « Il n’y a pas deux façons de se rendre immortel ici-bas, c’est d’oublier qu’on est mortel ! » Cette mort, en effet, transforme le guerrier en héros, dont on chantera éternellement la gloire. La guerre donne donc un sens à la vie humaine.

L'argumentation d'Andromaque

D’emblée, elle s’attribue le rôle de porte-parole, avec l’emploi du pronom personnel « nous », et en généralisant : « écoutez ce que toutes les femmes du monde vous disent par sa voix. » Cela amplifie donc la force de son plaidoyer, dans lequel elle prend soin de rester très respectueuse, dans sa position de femme face à un roi, ce qui ressort de l’introduction de chacune de ses deux tirades : « Mon père, je vous en supplie », « Oh ! justement, père, vous le savez bien ! » Son discours repose sur deux arguments.

La grandeur de la vie

Tout en reconnaissant les qualités que développe la guerre, « agilité » et « courage », elle s’emploie à montrer, à travers des exclamations vibrantes, qu’elles peuvent être mises en œuvre dans d’autres domaines qui, eux, relèvent de la vie, notamment en luttant contre les forces naturelles, « l’orage », ou contre « les bêtes ». Elle oppose donc deux façons de combattre, deux façons de tuer, deux formes de mort.

      Il y a, d’une part, celle qui est utile à la vie, la chasse, parce que certains animaux sont dangereux et que certains permettent de se nourrir. Elle énumère ces adversaires, « des loups, des éléphants, des onces », puis « tous ces grands oiseaux », « ces lièvres », enfin « un cerf » ou « un aigle ». Cette mort-là, elle l’admet, en en faisant un substitut à la guerre : « Chaque fois que j’ai vu tuer un cerf ou un aigle, je l’ai remercié. Je savais qu’il mourait pour Hector. »

         D’autre part, il y a l’homme, celui qu’on va tuer à la guerre. C’est cette mort-là qu’elle refuse, avec force, par comparaison à l’animal, « Aussi longtemps qu’il y aura des loups, des éléphants, des onces, l’homme aura mieux que l’homme comme émule et comme adversaire ». En insistant sur « l’autre cible, […] le cœur de l’ennemi emprisonné dans sa cuirasse », elle tente de souligner la ressemblance entre cet « ennemi » et celui qui le tue, tous deux ont ce « cœur » qui bat. La guerre est donc un combat fratricide, et la « cuirasse » est une prison pour un « cœur » fait pour battre librement.

Elle affirme donc avec force son respect de la vie humaine, son sentiment que tous les hommes méritent de vivre, dans la question qui interpelle Priam à la fin de sa première tirade : « Pourquoi voulez-vous que je doive Hector à la mort d’autres hommes ? »

Hoplite agenouillé, vers 560 av. J.-C. Médaillon d’un kylix antique. Staatliche Antikensammlungen, Munich 

Hoplite agenouillé, vers 560 av. J.-C. Médaillon d’un kylix antique. Staatliche Antikensammlungen, Munich 
Le défilé du 14 juillet 1919 sous l'arc de triomphe à Paris, in Le Figaro 

Le défilé du 14 juillet 1919 sous l'arc de triomphe à Paris, in Le Figaro 

La démythification des héros

Dans un second temps, elle développe l’idée lancée ironiquement par Hécube : « L’homme en temps de guerre s’appelle le héros. Il peut ne pas être plus brave, et fuir à toutes jambes. Mais c’est du moins un héros qui détale. » Andromaque s’emploie donc à détruire toute la gloire accordée aux anciens combattants, en les accusant avec violence : « Les soldats qui défilent sous les arcs de triomphe sont ceux qui ont déserté la mort. » Elle dresse une peinture sévère de ceux qui sont revenus vivants d’une guerre, leur ôtant tout mérite : « Pour ne pas y être tué, il faut un grand hasard ou une grande habileté. Il faut avoir courbé la tête ou s’être agenouillé au moins une fois devant le danger. » Elle inverse donc l’image du héros jusqu’à en faire un lâche.

L’interrogation qui conclut cette seconde tirade marque sa structure en chiasme. Après avoir affirmé, « ce sont les braves qui meurent à la guerre », ceux qui ont fait preuve de « force », elle a longuement montré la lâcheté nécessaire pour survivre, donc le manque d’« honneur », et elle conclut, en inversant cet ordre : « Comment un pays pourrait-il gagner dans son honneur et dans sa force en les perdant tous les deux. » L’antithèse verbale, entre « gagner » et « perdant », souligne l’absurdité de la guerre à ses yeux.

Sa dernière réplique, à travers des questions oratoires, vise à faire réfléchir sur ce qu’est le véritable sens de l’honneur, à travers une opposition.

        D’un côté, il y a le fait de vouloir la guerre à tout prix, de la « provoquer » : selon elle, c’est « être lâche vis-à-vis de soi-même », car c’est céder à son orgueil, céder à ce plaisir de tuer, céder à un désir de gloire… mais aussi faire tout, ensuite, sur le champ de bataille, pour ne pas mourir.

       De l’autre, il y a le fait de vouloir empêcher la guerre, « paraître lâche vis-à-vis des autres », car c’est céder devant les exigences d’un ennemi. Mais pour elle, c’est là le véritable courage, car c’est beaucoup plus difficile de se maîtriser, d’accepter de plier, d’endurer les reproches de son propre peuple, pour ne pas l’engager dans la guerre.

CONCLUSION

Cette scène d’affrontement place face à face les bellicistes et les pacifistes, qui les femmes qui leur résistent, puis un roi âgé et une femme, épouse et future mère, qui exprime son désarroi : son discours multiplie les impératifs, les questions. Toutes les images qu’elle développe montrent son émotion, face à celui qui se maintient dans sa fonction de roi, en affirmant, en justifiant, sans exprimer le moindre état d’âme.

Mais ce conflit idéologique pose, à travers l’héritage mythique de la guerre de Troie, une problématique beaucoup plus large, en s’inscrivant également dans le contexte de l’époque de Giraudoux, comme le prouve l’allusion aux « soldats qui défilent sous les arcs de triomphe ».

L’écrivain affirme avec force son pacifisme, par les réponses qu’il apporte aux deux questions implicitement formulées.

  • Pourquoi les guerres ont-elles lieu ? Qu’est-ce que les hommes portent en eux qui les pousse à vouloir la guerre ? Giraudoux propose deux réponses : d’une part des valeurs, telles le courage, l’honneur… , qui ne sont en fait que des mots, des alibis mensongers de leur orgueil personnel ; d’autre part, sa propre condition d’homme mortel, insupportable, qu’il cherche donc à nier en infligeant lui-même la mort, et même en décidant lui-même d’aller au-devant de la mort.

  • Quelles sont les vraies valeurs que l’homme doit défendre ? D’abord, le réel courage est la sincérité face à soi-même, le fait d’admettre sa propre faiblesse au lieu de la nier, de reconnaître qu’un homme n’est pas grand-chose dans l’univers. Ensuite, il s’agit d’accorder une valeur supérieure au fait d’aimer, même quelqu’un d’imparfait, et, surtout, au fait de vivre : c’est ce qui unit tous les hommes, l’amour de la vie, une lutte semblable pour vivre, un cœur qui bat.

Acte I, scène 8 - Hector face à Hélène 

Acte I, sc.8

Pour lire la scène

La belle Hélène, épouse du roi grec Ménélas, enlevée par le prince troyen Pâris, est l’enjeu de la guerre qui menace entre les Grecs, qui réclament son retour, et les Troyens, qui veulent la garder. Dans les premières scènes de La guerre de Troie n’aura pas lieu Giraudoux a montré l’admiration sans limites que lui vouent tous les Troyens, Demokos, le Géomètre, les vieillards et même le roi Priam, et les efforts des pacifistes, à la tête desquels Hector, pour empêcher la guerre. Ce n’est qu’à la scène 7 qu’entre enfin en scène Hélène, qui obéit docilement à Pâris, en affirmant : « Je ne retournerai jamais en Grèce. » Dans la scène 8, Hector va tenter de la convaincre du contraire, rentré de guerre en pacifiste convaincu, bien décidé à fermer les « portes de la guerre ». Mais les scènes 4 et 5 de la pièce lui montrent l’importance prise par Hélène dans Troie, ce qui le rend encore plus déterminé de la renvoyer aux Grecs pour empêcher la guerre. Quelle image d'Hélène ce dialogue met-il en valeur?

Giraudoux, La guerre de Troie n'aura pas lie, 1935

UNE FEMME FRIVOLE 

Pour voir l'extrait dans la mise en scène de Jean Vilar, 1963

Dans la mythologie, elle est censée être la fille de Zeus, qui s'était transformé en cygne pour séduire Léda : elle semble avoir hérité de cet animal la grâce et la liberté. 

Helène-beauté.jpg

Une femme superficielle

Hélène pratique une sorte de « culte du moi », rapportant tout discours, toute action à elle-même. C’est ce qui explique ses premières réactions face à Hector. Ainsi, quand il insiste en répétant sa question, « Je vous demande si c’est beau la Grèce sans Hélène », sa réponse « Merci pour Hélène » révèle sa coquetterie : elle y voit d’abord un compliment adressé à sa beauté. Une autre de ses répliques, « Je me lève tard », montre qu’elle accorde la priorité à son confort personnel. De même, sa remarque à Hector, « C’est curieux comme ceux qui vous attendent se découpent moins bien que ceux que l’on attend », où ce verbe « se découpent », traduisant la réelle importance qu'elle accorde à autrui dans sa vie, révèle que c’est sa propre attente qui compte, ce qu’elle souhaite, elle, sans accorder le moindre égard à ce que peut espérer l’autre.

La beauté d'Hélène. Caroline Cellier dans le rôle. Téléfilm de Marcel  Cravenne, 1967

Tout ce qui l’environne ne la concerne donc pas vraiment, d’où sa réponse évasive pour décrire la Grèce : « C’est beaucoup de rois et de chèvres éparpillés sur du marbre ». De même, à propos des dieux, elle manifeste une totale indifférence : « Je ne suis pas douée. Je n’ai jamais pu voir un poisson dans la mer. » Même son époux, Ménélas, ne semble guère avoir d’importance pour elle : « Je n’ai jamais bien vu Ménélas, ce qui s’appelle vu. Au contraire. »

Giraudoux, fervent helléniste, s’amuse de toute évidence par cette caricature de la Grèce, mettant sur le même plan  « rois » et « chèvres ». Mais c’est aussi une façon de poser une question : une femme comme Hélène, uniquement centrée sur elle-même, vaut-elle la peine qu’on provoque une guerre à cause d’elle ?

L'amour-plaisir

Giraudoux fait aussi de son héroïne l’archétype de la femme frivole, légère, pour laquelle l’amour n’est qu’un moment de plaisir, ce qu’elle reconnaît d’ailleurs bien volontiers à la fin de la scène. À la question d’Hector, « Il y a eu beaucoup de ces autres avant Pâris ? », elle répond directement : « Quelques-uns. » Et, quand Hector lui lance un reproche, « Vous n’aimez pas Pâris, Hélène, vous aimez les hommes », sa réponse, avec une litote et fondée sur une comparaison, donne une définition de l’amour qui n’est que le contact charnel : « Je ne les déteste pas. C’est agréable de les frotter contre soi comme de grands savons. » Mais elle n’exprime pas la moindre culpabilité en reconnaissant ainsi sa frivolité, bien au contraire puisqu’elle conclut : « On en est toute pure. » 

Jacques-Louis David, Les amours de Pâris et d’Hélène, 1788. Huile sur toile, 146 x 181, détail. Musée du Louvre, Paris

Jacques-Louis David, Les amours de Pâris et d’Hélène, 1788. Huile sur toile, 146 x 181. Musée du Louvre, Paris

Elle vit donc sa relation avec Pâris sans vraiment la prendre au sérieux, prenant plaisir à jouer les femmes-objets, dénuées de toute aptitude à penser par elles-mêmes, les femmes soumises à l’homme. C’est ce qui explique que, pour répondre à Hector, elle invoque Pâris : à sa première question « C’est beau, la Grèce ? », sa réponse spontanée est « Pâris l’a trouvée belle », une façon à nouveau de tout rapporter à  elle-même. Elle se vante d’ailleurs de cette soumission : « J’adore obéir à Pâris. » Mais, de ce fait, elle semble inconsistante, sans volonté propre, prête même à mentir à l’homme qui le lui demande. Ainsi, après avoir accepté d’affirmer à Pâris dans la scène précédente « Jamais je ne retournerai en Grèce », elle se contredit dans sa réponse à Hector : « Je regarderai mieux quand j’y retournerai. » De même, en réponse à la question d’Hector, « C’est comme pour Ménélas. Vous ne le haïssez pas ? », sa réponse interrogative, « Pourquoi le haïrai-je ? », exprime le contraire de ce qu’elle a affirmé docilement à Pâris dans la scène 7, « je le hais ».

Giraudoux en fait donc un symbole d'Éros, la pulsion de vie freudienne, qui est force de vie, une autre face de l'amour : par rapport à Andromaque, plus mûre, plus réfléchie, qui aime d'un amour profond Hector et s'apprête à avoir un enfant, Hélène est la femme jeune, avide de séduire, pour qui l'amour se résume au contact charnel éphémère. L'écrivain pose donc une question à son public : cette femme versatile, sans substance, qui ne sait pas aimer vraiment, n'est-elle pas une bien médiocre cause de guerre.​

LA FONCTION DRAMATIQUE D'HÉLÈNE

Cependant, derrière cette première image, se cache une autre Hélène, bien plus complexe, que découvre ici Hector.

Les visions d'Hélène

Le verbe « voir » est récurrent dans tout ce dialogue. Mais Hector et Hélène ne lui accordent pas le même sens. Pour Hector, son acception est banale, par exemple une femme se lasse d’un mari parce qu’elle l’a « trop vu », et l’on voit bien quelqu’un quand il « s’approche[…] très près. » 

Diane Kruger dans le rôle d’Hélène. Troie, film de Wolfgang Petersen, 2004

Diane Kruger dans le rôle d’Hélène. Troie, film de Wolfgang Petersen, 2004

En revanche, pour Hélène, ce verbe « voir » prend une signification bien plus mystérieuse, qu’elle explique à Hector : « Entre les objets et les êtres, certains sont colorés pour moi. Ceux-là, je les vois. Je crois en eux. Je n’ai jamais bien pu voir Ménélas. » Elle associe donc le verbe « voir » au verbe « croire », qui, lui, ne relève pas de la simple sensation, mais d’une conviction de l’esprit. Elle précise même : « J’ai pu le toucher. Je ne peux pas dire que je l’ai vu. », « J’ai dû le traverser bien des fois sans m’en douter. » Le fait de « voir » se rapproche ainsi de la « vision » que pourrait avoir une prophétesse : « voir » donne à Hélène la certitude qu’une personne va avoir un rôle dans son destin. Ses répliques montrent alors qu’elle nie tout rôle de Ménélas, alors que Pâris, lui, a fait partie de son destin, puisqu’elle l’a vu « [s]ur le ciel, sur le sol, comme une découpure. » Il était évident donc, pour elle, inéluctable que Pâris soit inclus dans son destin.

L'enjeu de la guerre

Dans l'épopée homérique, c'est le rôle qu'elle joue, repris par Giraudoux dans la scène d'exposition, où il annonce l'arrivée d'un « envoyé des Grecs » venu chercher Hélène. Hector entreprend alors une véritable enquête, en deux étapes.

       Toute la question, si l’on admet  cette extra-lucidité d’Hélène, est d’abord de savoir si Pâris fait encore partie du destin d’Hélène : si oui, elle restera à Troie, si non, rien ne s’oppose plus à son départ. C’est donc ce que va chercher à savoir Hector : « Il s’y découpe encore ? Regardez-le, là-bas, adossé au rempart. » Or, les réponses d’Hélène traduisent son doute : « Vous êtes sûr que c’est Pâris, là-bas ? », « Tiens ! Il est beaucoup moins net ! » En effaçant ainsi sa « vision » de Pâris, Hélène avoue, en fait, sa lassitude, et réduit à néant son rôle.  

Hélène et Pâris. Téléfilm de Marcel Cravenne, 1967

Hélène et Pâris. Téléfilm de Marcel Cravenne, 1967

        Dans un deuxième temps, pour en avoir confirmation, Hector repose sa question, en se plaçant sur le plan affectif, d’abord par « Vous êtes sûre qu’il vous aime, Pâris ? », ensuite par « Et vous, vous l’aimez ? » Pour lui, la situation est simple : soit tous deux s’aiment, et ils méritent de rester ensemble, soit ils ne s’aiment pas, et il est possible de les séparer. Mais, dans ces deux cas, la réponse d’Hélène paraît inquiétante :

  • Elle lui oppose d’abord un refus : « Je n’aime pas beaucoup connaître les sentiments des autres. Rien ne me gêne comme cela. C’est comme au jeu quand on voit dans le jeu de l’adversaire. On est sûr de perdre. » On est là au-delà de la simple indifférence. L’emploi du verbe « perdre » prouve qu’Hélène considère, en effet, que connaître les sentiments d’autrui est dangereux.

  • Elle applique ce même refus à elle-même : « Je n’aime pas beaucoup non plus connaître mes propres sentiments. » N’est-ce pas là une façon de nier sa propre existence ? Cette même négation de soi ressort d’une autre réponse. Alors qu’Hector lui objecte « Mais le plaisir vous rattache bien à quelqu’un, aux autres ou à vous-même. », elle riposte : « Je connais surtout le plaisir des autres… », ôtant ainsi tout intérêt personnel à la relation sexuelle. Et, pire encore, elle ajoute : « Il m’éloigne des deux… »

Ainsi, son indifférence s’exerce, non seulement à l’égard d’autrui, qui semble n’être qu’un agréable passe-temps, aussitôt oublié, mais aussi envers elle-même, comme si la relation sexuelle était une forme de détachement de soi. Cependant, ne s'agit-il pas d'une forme de sagesse, si l'on pense à Cassandre dans la première scène, qui explique que le réveil du « tigre », image du destin, vient des « affirmations » ? Hélène, elle, en se refusant à affirmer, éviterait, à sa façon, à incarner le destin. 

Hélène et le destin

Dans un troisième temps, Hector va tenter d’insister, en l’éloignant de cette attitude énigmatique pour la ramener au réel, d’où son insistance : « Voyons ! Quand vous venez d’aimer Pâris, qu’il s’assoupit dans vos bras, quand vous êtes encore ceinturée par Pâris, comblée par Pâris, vus n’avez aucune pensée ? » Mais la réplique d’Hélène est encore plus troublante : « Mon rôle est fini. Je laisse l’univers penser à ma place. Il le fait bien mieux que moi. » Hélène ne s’accorde donc comme « rôle » que celui d’offrir un moment de divertissement, elle s’affirme étrangère au monde, en posant ainsi un « univers » supérieur, qui serait, lui, capable de « penser ». Elle s'efface devant cette force supérieure, dont elle serait le jouer et qui agirait en utilisant le désir de conquête masculin. Hélène a donc une vision bien sombre d’elle-même, de sa faiblesse, et, au-delà d’elle-même, de l’humanité, dont elle remet le sort entre les mains de « l’univers », un  synonyme, en quelque sorte, du « destin ».

Ce n’est donc pas un hasard si, à la fin de cette scène, Hector appelle Cassandre, autre interprète du destin.

CONCLUSION

Dès la première représentation, le personnage d’Hélène a déconcerté, car il y a loin de l’héritage antique, cette reine enlevée contre son gré pour répondre à la volonté d’Aphrodite de récompense Pâris en lui offrant la plus belle femme de la Grèce, à la représentation qu’en donne Giraudoux.

Il en fait une femme frivole, légère, objet de tous les désirs masculins, et qui se complaît dans ce rôle de séductrice, en ne semblant guère prendre au sérieux les hommes qu’elle met dans son lit, qu’il s’agisse de son époux, Ménélas, ou de son amant, Pâris.

Hélène et Pâris,vers 380-370 av. J.-C. Cratère en cloche apulien à figures rouges. Musée du Louvre, Paris

Hélène et Pâris,vers 380-370 av. J.-C. Cratère en cloche apulien à figures rouges. Musée du Louvre, Paris

Mais cela n’est qu’une première approche du personnage, auquel Giraudoux accorde une réelle épaisseur, par son refus d’entrer dans le jeu d’Hector. Elle se dérobe sans cesse à ses questions, rejette ses affirmations pour lui opposer ses « visions ». Image de la beauté, elle en révèle aussi l'inaccessibilité : nul ne possédera Hélène, qui passe des bras de Ménélas à ceux de Pâris, pour, à la fin de la pièce, être dans ceux de Troïlus. Hélène nie toute prise sur le monde : c’est le monde qui s’impose à elle, et non pas elle qui le fait exister. Elle est incapable de mettre le mot « aimer » dans son discours, elle s’efface devant « l’univers » qu’elle laisse « penser à [s]a place ». Elle est donc, à sa façon, une illustration du "destin". En cela, elle est l’exact contraire d’Hector qui, lui, entend bien avoir une emprise sur l’univers, en empêchant une guerre qui devient totalement absurde puisqu’il ne s’agit même plus de soutenir une véritable histoire d’amour.

Acte II, scène 5 - Le discours aux mort, de "Prononce en tout cas le discours..." à "... je me sens bien mieux." 

Acte II, sc.5

Pour lire l'extrait

La belle Hélène, épouse du roi grec Ménélas, enlevée par le prince troyen Pâris, est l’enjeu de la guerre qui menace entre les Grecs, qui réclament son retour, et les Troyens, qui veulent la garder. Face à l’admiration sans limites que lui vouent tous les Troyens, Demokos, le Géomètre, les vieillards et même le roi Priam, l’acte I de La guerre de Troie n’aura pas lieu montre les efforts des pacifistes, à la tête desquels Hector, pour empêcher la guerre. L’acte II doit donc permettre de « fermer les portes de la guerre », et Hector confirme cette marche vers la paix en convainquant Busiris, expert en droit international, de changer de jugement et de se prononcer en faveur de la paix. Il lui reste à accomplir un rituel avant la fermeture des portes, prononcer le discours aux morts. Comment Giraudoux, à travers le comportement et le discours d’Hector, construit-il un plaidoyer pour la paix ? Pour répondre à cette question, nous suivrons les étapes du passage.

LE REFUS INITIAL D’HECTOR 

Les premières répliques du passage montrent le conflit entre les bellicistes, Le Géomère, Demokos, Priam, et Hector

Les arguments des bellicistes

En lançant l’idée que ce discours sera utile à Hector, « Cela te fera réfléchir… », le Géomètre souligne l’importance du patriotisme. Il ne faut pas que les morts soient morts pour rien, célébrer leur mémoire est une façon de leur rendre hommage, et il espère qu’ainsi Hector, à son tour, comprendra que l’honneur exige de défendre sa patrie. Le roi Priam est dans son rôle en rappelant, lui, la tradition : « La cérémonie le comporte. Le général victorieux doit rendre hommage aux morts ». Ne pas le faire serait, comme le déclare Demokos, « irresponsable », car Hector refuserait alors d’assumer son rôle de chef. Il est aisé de reconnaître ici l’allusion aux nombreux discours prononcés devant les monuments aux morts après la première guerre mondiale.

Le monument  aux morts de 14-18 à Moulins

Le monument  aux morts de 14-18 à Moulins

Les arguments d'Hector

Ses arguments rappellent ceux avancés par Andromaque face à Priam, dans l’acte I, scène 6 : ceux qui sont vivants ont « déserté » la mort, selon elle. Quand les vivants leur rendent hommage, « c’est un plaidoyer hypocrite pour les vivants, une demande d’acquittement », c’est-à-dire une façon de se donner bonne conscience alors qu’ils sont, en réalité, coupables d’être vivants. Une autre allusion, celle à « la spécialité des avocats », était claire pour le public contemporain : Poincaré, président du conseil et avocat, inaugurait, chaque dimanche des années d’après-guerre, un monument aux morts en prononçant un discours.

Hector joue aussi sur le reproche d’être « irresponsable », lancé par Demokos. Sa réplique, « Hélas ! tout le monde l’est, les dieux aussi ! », est à la fois tragique et ironique. À ses yeux, personne ne veut s’avouer responsable de rien, ni les hommes qui rejettent la faute d’un drame sur les « dieux », ni les « dieux ». Ceux-ci renvoient donc les hommes à leur liberté de décider de leurs actes. Pour Giraudoux, les guerres dépendent bien des décisions humaines.

Le discours de Clémenceau  à l'Assemblée pour célébrer la victoire, le 11 novembre 1918

Le discours de Clémenceau  à l'Assemblée pour célébrer la victoire, le 11 novembre 1918

LE DISCOURS AUX MOURANTS 

Pour voir l'inauguration par Poincaré d'un monument aux morts à Toul

Les arguments d'Hector

L’anaphore de la conjonction « Et » qui introduit chaque exemple semble unir les combattants à travers la pitié qu’Hector exprime pour eux : il tente de les réconforter au moment de l’agonie. Ces trois exemples mettent en parallèle

  • les horreurs de la guerre, à travers l’image des blessures infligées qui laissent imaginer la souffrance : « l’éventré dont les prunelles tournaient déjà », « celui dont la massue avait ouvert en deux le crâne », et l’« écuyer dont le bras gauche pendait et dont fuyait le dernier sang ».

  • la profonde compassion d’Hector, amplifiée par le choix du discours direct, le lexique qui rappelle le langage familier des combattants dans les tranchées, « mon vieux », et le déterminant possessif, « mon petit écuyer », marque d’affection.

Sauver un camarade blessé : capture d'écran du documentaire La Bataille de la Somme, 1916

La bataille de la Somme.jpg
La mort de Roland à Roncevaux. Gravure sur cuivre

La mort de Roland à Roncevaux. Gravure sur cuivre

Cette compassion est si profonde que la petite Polyxène partage son émotion par sa question : « Il est mort aussi, le petit écuyer ? » La réponse d’Hector, décrivant cette mort, Il a soulevé la main droite. Quelqu’un que je ne voyais pas le prenait par sa main valide », rappelle celle de Roland dans La Chanson de Roland : « Il offre son gant droit à Dieu, Et saint Gabriel le prend de sa main. » Mais Giraudoux, par ce terme « quelqu’un » efface la dimension religieuse de l’épopée pour privilégier l’image du mourant, paisible.

La réaction critique de Demokos, « Notre général semble confondre paroles aux mourants et discours aux morts », de même que l’incitation de Priam, « Ne t’obstine pas, Hector. » forme un saisissant contraste avec la fraternité dont fait preuve Hector. Les bellicistes semblent indifférents à la mort des soldats

La valeur de la vie

Au moment même où la mort s’impose, ce que le discours exprime aussi est la volonté de vivre des mourants, qu’Hector va conforter, pour y répondre « à leur dernière minute de vie, alors qu’adossé s un peu de biais aux oliviers du champ de bataille, ils disposaient d’un reste d’ouïe et de regard ». Chacune de ses paroles tente de les rassurer : « ça ne va pas si mal que ça… » dit-il au premier ; en disant au deuxième « Ce que tu peux être laid avec ce nez fendu ! », il lui donne le sentiment que sa blessure n’est pas si grave, de même qu’à l’écuyer auquel il parle de sa « chance de [s]’en tirer avec le bras gauche. » C’est un véritable hymne à la vie que propose Hector par sa métaphore finale : « leur faire boire à chacun une suprême goutte à la gourde de la vie. C’était tout ce qu’ils réclamaient. Ils sont morts en la suçant… » Pour lui, comme pour Giraudoux, la seule réponse à l’horreur de la guerre, à la mort, est de défendre à tout prix la vie.

LE DISCOURS AUX MORTS

Il se fait en deux temps, entrecoupé par les interventions critiques de Demokos et de Priam.

Le premier discours

Hector y manifeste à nouveau l’importance du simple fait de vivre.

        D’une part, son exorde insiste sur le néant des morts, par le parallélisme de l’apostrophe lyrique initiale, négative, « Ô vous qui ne nous entendez pas, qui ne nous voyez pas », auquel répond la double injonction : « écoutez ces paroles, voyez ce cortège. » Il souligne ainsi, porte-parole en fait de Giraudoux, l’aspect dérisoire de tels discours. Pour lui, les « vivants » les font, en réalité, pour eux-mêmes, pour donner un sens à la guerre faite au prix de tant de morts. En les interpellant les morts, Hector montre qu'eux se moquent totalement des discours de victoire : « Nous sommes les vainqueurs. Cela vous est bien égal, n’est-ce pas ? » Le discours d'hommage est donc, comme il l’a dit précédemment, « un plaidoyer hypocrite pour les vivants », d’où son aveu, qui l’implique personnellement : « C’est ici que j’ai honte. » 

Inauguration du monument aux morts à Lanrenan, 1922

Cela explique aussi sa volonté de démythifier le mot « victoire », par son ironie dans le chiasme qui oppose les « vainqueurs vivants » aux « morts vainqueurs » : « Je ne sais si dans la foule des morts on distingue les morts vainqueurs par une cocarde ». L’anachronisme de la « cocarde » souligne l’allusion à l’actualité de la première guerre mondiale : quel sens le fait d’être vainqueur peut-il avoir quand on est mort ?

        D’autre part, à l'inverse, il met en valeur la supériorité du fait de vivre, en ôtant, par son insistance, toute valeur à la victoire : « Les vivants, vainqueurs ou non, ont la vraie cocarde, la double cocarde, ce sont leurs yeux. » Il énumère ensuite tous les actes qui renvoient à la vie, dans des phrases rythmées traduisant le bonheur de vivre, le plaisir des sens : « Nous voyons le soleil. Nous faisons tout ce qui se fait dans les soleil. Nous mangeons. Nous buvons… Et dans le clair de lune ! Nous couchons avec nos femmes… »

La cocarde, une preuve de patriotisme

La cocarde, une preuve de patriotisme

Mais la dernière phrase du discours, « Avec les vôtres aussi… », sonne comme une provocation, déplacée dans un discours qui devrait rester solennel, et irrespectueuse envers les morts, informés de l’infidélité de leurs épouses.

 

C'est cette dernière remarque qui provoque la colère de Demokos, « Tu insultes les morts, maintenant ? », preuve que, pour lui, seul compte l’hommage formel. Il ne comprend pas qu’Hector, en réalité, plaint profondément ces morts, ce que sous-entend sa question ironique : « Vraiment, tu crois ? » De même, quand Demokos reprend, « Ou les morts, ou les vivants », il en reste à l’idée d’hommage aux morts, que les vivants trahiraient en s’appropriant leurs épouses, tandis qu’en répliquant, « Il y a une différence », Hector en revient à ce qui seul compte à ses yeux : d’un côté la mort, de l’autre la vie. La mort est pour lui l’échec absolu, et rien ne peut justifier la guerre.

Le second discours

L’exorde

Son introduction est symétrique à celle du premier discours, une façon de réaffirmer la toute-puissance de la vie en introduisant deux autres sens, après la vue et l’ouïe l’odorat et le toucher : « Ô vous qui ne sentez pas, qui ne touchez pas, respirez cet encens, touchez ces offrandes. »

Le cœur du discours : une amplification de la démythification

Hector poursuit son effort de démythification, mais de façon plus directe car il ne s’en prend plus à la notion de victoire, mais à l’usage qui veut que les morts à la guerre, devenus ainsi des héros, aient une supériorité morale absolue, comme si la mort au combat effaçait toutes les fautes. C’est ce que conteste avec force Hector, par son insistance : « Puisque enfin c’est un général sincère qui vous parle, apprenez que je n’ai pas une tendresse égale, un respect égal pour vous tous. » C’est cette idée que développent les antithèses suivantes : « la même proportion de braves et de peureux », « vous ne me ferez pas confondre, à la faveur d’une cérémonie, les morts que j’admire avec les morts que je n’admire pas. » En dénonçant l’hypocrisie des discours aux morts, en refusant de faire de la mort « au champ d’honneur », comme on le disait à l’époque de Giraudoux, un critère de jugement, c’est encore la valeur de la vie qui est mise en évidence : elle seule permet de juger un homme.

Son  refus suivant vise la mort non-naturelle, celle qui relève d’un acte humain, qu’il s’agisse de la guerre, où elle serait « la récompense aux héros », de la peine de mort « comme châtiment » à un coupable, ou de l’exécution du déserteur, « comme expiation au lâche ». Les superlatifs et la violence lexicale traduisent toute l’indignation du personnage, en fait celle de Giraudoux, profondément pacifiste : « la guerre me semble la recette la plus sordide et la plus hypocrite pour égaliser les humains ». Par les horreurs qu’elle provoque, elle est, en effet, « sordide », et « hypocrite » car elle permet aux hommes de ne pas chercher l’égalité parmi les vivants, au sein de la société. Finalement, l’homme se sert de la guerre pour masquer son incapacité à améliorer sa façon de vivre en la rendant plus juste.

La péroraison

Conformément aux règles de l’art oratoire, le discours se conclut par la péroraison, introduite par la conjonction conclusive, « Aussi », une longue phrase éloquente qui doit permettre l’adhésion des auditeurs, qui sont ici censés être les morts. Par sa construction, cette phrase forme une période :

  • D’abord avec une interpellation sur un double rythme ternaire, qui insiste, par le lexique et l’anaphore de la négation « sans », sur le néant des morts, auxquels il ôte toute perspective de gloire posthume : « vous absents, vous inexistants, vous oubliés, vous sans occupation, vous sans repos, sans être ».

  • Puis, c’est l’hypocrisie des vivants qu’il rappelle, en reprenant le mot d’Andromaque : « ces déserteurs que sont les survivants ». Le recours au rythme binaire amplifie la dénonciation contre ces coupables, parmi lesquels Hector s’inclut : « je comprends qu’il faille en fermant ces portes excuser […] et ressentir », « un privilège et un vol », « ces deux biens, qui s’appellent de deux noms », « la chaleur et le ciel ».

Les deux mots sur lesquels se ferme le discours rappellent tout le prix de la vie, de la simple présence de l’homme dans l’univers.

LA FERMETURE DES PORTES 

Une conclusion du discours

Par la voix des femmes, de la plus jeune, Polyxène, à la plus âgée, Hécube, les morts semblent donner raison au discours d’Hector. Ils savent qu’ils sont morts pour rien, eux, ils savent à quel point la vie est précieuse, et c’est ce qui explique que, contrairement à ce que prétendent les vivants, ils ne veulent pas la guerre et choisissent de fermer les portes : « Ce sont les morts qui les poussent », « Ils aident, un petit peu », « Ils aident bien, surtout à droite. »

La liesse de la paix : le 11 novembre 1918, l'armistice

La liesse de la paix : le 11 novembre 1918, l'armistice

L'ironie tragique

La fin du passage souligne la joie des pacifistes par la récurrence du mot « paix » et les phrases exclamatives. C’est le soulagement qui ressort, traduit naïvement par la petite Polyxène, « On se sent bien mieux, n’est-ce pas maman ? », « Moi, je me sens bien mieux. » C’est aussi ce que traduit l’image du Garde, qui renforce l’idée de sécurité ainsi garantie : « Un coffre-fort… »

Mais Giraudoux est aussi l’héritier du théâtre tragique grec. Il connaît le rôle de ce que l’on nomme l’ironie tragique, qu’en 1934, Cocteau explicite dans sa pièce, La Machine infernale : « Pour que les dieux s'amusent beaucoup, il importe que leur victime tombe de haut. » La tragédie antique repose, en effet, sur l’idée d’une fatalité divine qui vient punir « l’hybris », l’orgueil de l’homme qui se croit maître de sa vie, bravant les dieux et dépassant ainsi les limites de sa condition mortelle. C’est ce qu’il reprend ici, en brisant l’exclamation joyeuse, « Nous sommes en paix ! », et l’harmonie de la « paix », par la didascalie « La musique des Grecs éclate », irruption brutale de la menace. Pas d’intervention des dieux, cependant : chez Giraudoux, ce sont les hommes, leurs actes qui forgent le « destin ».

Guillaume Monin, maquette du décor pour la mise en scène de Louis Jouvet, reprise de la pièce en 1937

CONCLUSION

L’intrigue, déjà inscrite dans le décor de l’acte II, « un monument, les portes de la guerre », impose la présence de la guerre, à laquelle tentent de s’opposer les pacifistes, au premier rang desquels Hector, qui, lui aussi, à sa façon, mène une guerre, mais en faveur de la paix. Les discours dans cette scène conduisent, en effet, à s’interroger : à qui s’adresse réellement Hector ? Aux morts, ou bien, comme tout discours de ce genre, aux vivants ? Sauf que les discours devant les monuments aux morts, à l’époque de Giraudoux, visent à entretenir le patriotisme, et même l’esprit guerrier, donc à préparer la guerre, tandis qu’ici, tout au contraire, c’est la guerre qu’il rejette, porteuse d’une mort insensée, et la valeur de la vie qu’il célèbre.

Guillaume Monin, maquette du décor pour la mise en scène de Louis Jouvet, reprise de la pièce en 1937

Giraudoux, par l’intermédiaire de son personnage, exprime ses propres conceptions humanistes, d’abord son ardent pacifiste alors même que toute son époque, à laquelle il fait ici allusion, multiplie les risques d’une nouvelle guerre après la première, si dévastatrice, en entretenant un patriotisme guerrier, un nationaliste fanatique fondés sur beaucoup d’hypocrisie et de fausses valeurs. Ensuite, après avoir souligné ses faiblesses, il renvoie l’homme à sa grandeur, c’est-à-dire sa totale responsabilité face à son « destin », qu’il place non plus dans une fatalité extérieure, mais entre ses mains : c’est à lui qu’il appartient de dire « non » à tout ce qui menace la vie.

Acte II, scène 8 - Andromaque face à Hélène, de "Alors je vous en supplie..." à la fin 

Pour lire l'extrait

Acte II, sc.8

La belle Hélène, épouse du roi grec Ménélas, enlevée par le prince troyen Pâris, est l’enjeu de la guerre qui menace entre les Grecs, qui réclament son retour, et les Troyens, qui veulent la garder. Face à l’admiration sans limites que lui vouent tous les Troyens, l’acte I de La guerre de Troie n’aura pas lieu montre les efforts des pacifistes, à la tête desquels Hector, pour empêcher la guerre. À la fin de cet acte, il obtient d’Hélène la promesse d’obéir à ses ordres en présence d’Ulysse.

L’acte II doit donc permettre de « fermer les portes de la guerre », ce qui est réalisé à la fin de la scène 5. Mais l’intervention naïve de la petite Polyxène maintient une ambiguïté : Hélène acceptera-t-elle de partir, ou non ? C’est alors Andromaque qui, dans la scène 8, a une explication avec elle. Puisque, pour l’épouse d’Hector, il ne s’agit plus du départ d’Hélène (« Que vous partiez ou non, ce n’est plus la question, Hélène. »), quel est alors l’enjeu de ce face à face ?

DEUX CONCEPTIONS DE L’AMOUR 

La confrontation entre Andromaque et Hélène porte, dans toute la première partie de la scène, sur l’amour. Les longues tirades d’Andromaque tentent d’expliquer à Hélène l’importance de l’amour entre elle et Pâris : s’il n’est qu’« hypocrisie » et « mensonge », alors qu’il puisse causer une guerre « est épouvantable ! », conclut-elle. Le passage qui suit, en inversant l’ampleur de la prise de parole, permet à Hélène, dans de longues tirades, de s’expliquer, et à Giraudoux de confronter deux conceptions de l’amour.

La conception d'Andromaque

L’émotion d’Andromaque ressort du ton de sa première réplique, désespérée, avec la reprise du verbe « supplier », ses nombreuses exclamations et l’emploi de l’impératif : « Aimez Pâris ! » Pour Andromaque, en effet, un amour sincère et profond, est la seule justification possible à une guerre qui, sinon, serait absurde : « Alors la guerre ne sera plus qu’un fléau, pas une injustice. J’essaierai de la supporter. » Mais que signifie pour elle un amour sincère ? C’est le don de soi, jusqu’au sacrifice, qu’elle illustre par un double exemple : « Dites-moi que vous vous tuerez s’il mourait. Que vous accepterez qu’on vous défigure pour qu’il vive. » La rupture syntaxique dans ces deux phrases, avec l’emploi du futur de certitude, « tuerez », « accepterez », là où le conditionnel serait attendu avec l’hypothèse, « s’il mourait », et le souhait, « pour qu’il vive », souligne la conviction d’Andromaque, qui, elle-même, serait prête à de telles preuves d’amour.

La prière d'Andromaque : mise en scène de Jean Vilar, TNP, 1963

La prière d'Andromaque : mise en scène de Jean Vilar, TNP, 1963

La conception d'Hélène

Les deux formes d’amour

La réponse d’Hélène, qui jusqu’alors avait été montrée comme superficielle et frivole, révèle une véritable profondeur dans sa réflexion, quoiqu’elle en dise elle-même d’ailleurs. Elle met en parallèle « deux sortes » d’humains avec deux conceptions de l’amour :

         À la première catégorie, elle reconnaît une profondeur : elle est « la chair de la vie humaine ». Elle lui associe la force des émotions : ils « ont le rire, les pleurs, et tout ce que vous voulez en sécrétions », formule qui traduit tout son mépris, pour ceux qu’elle qualifie de « martyrs ». C’est à cette catégorie qu’appartient Andromaque, prête au sacrifice par amour.

         La seconde catégorie se distingue par sa superficialité : ils « sont l’ordonnance, l’allure », ils « ont le geste, la tenue, le regard ». Ceux-là, tout en légèreté, se donnent en spectacle, d’où leur qualification comme des « vedettes ». C’est bien sûr un autoportrait que fait ici Hélène, et c’est ainsi que le public l’a vue dans la pièce, « vedette » qui s’offre en spectacle aux vieillards troyens, qui joue les séductrices avec Hector, avec Troïlus…

Mais Hélène considère que les « deux sortes » contribuent à un équilibre dans l’humanité : « Si vous les obligez à ne faire qu’une race, cela ne va plus aller du tout. L’humanité doit aller autant  ses vedettes qu’à ses martyrs. »

Jacques-Louis_David-_Andromaque-Hector.J

La critique de la passion

Dans un second temps, elle s’appuie sur une critique de l’amour tel que le définit Andromaque. Elle le dépeint comme une passion, étymologiquement une souffrance : elle « s’exprime par les yeux rougis de pleurs ou se manifeste par le frottement », c’est-à-dire la dispute entre les amants. En expliquant « cela ne me tire pas sur mon foie ou sur ma rate quand Pâris m’abandonne pour le jeu de boules ou la pêche au congre », elle traduit l’expression physique de cette souffrance, qui vient d’une exigence de « promiscuité », dit-elle ensuite en choisissant un mot péjoratif. L’amour-passion repose donc sur une volonté de fusion, qu’elle blâme. Elle précise ensuite qu’on « y verse la jalousie, la tendresse et l’inquiétude », énumération qui encadre le terme mélioratif, « la tendresse », par deux mots qui donnent une image plus négative de la passion.

Jacques-Louis David, La Douleur et les Regrets d’Andromaque sur le corps d’Hector, son mari, 1783. Huile sur toile, 275 x 203. Musée du Louvre, Paris,

L'amour-plaisir

Sur un ton bien plus léger que celui d’Andromaque, Hélène lui oppose sa propre conception de l’amour : « Je ne le trouve pas si mal que ça, mon amour. Il me plaît à moi. » 

Elle le définit par un terme qui en fait un instinct, tel celui qui peut rapprocher deux animaux : elle est « commandée », « aimantée » par Pâris, elle parle d’«aimantation ». C’est donc l’attraction irrésistible de deux corps, qui remonte, selon elle, à l’aube de l’humanité, époque où seule importait la reproduction pour la survie d’un groupe social, avant que ne soit inventée par les hommes tous les discours autour de l’amour, d’où sa remarque : «  C’est une passion autrement ancienne et féconde » Cet amour animal a une qualité : il est simple, direct, immédiat, et ne se pose pas de question. C’est pourquoi il produit des enfants promis à la vie : « de grands êtres clairs, bien distincts, avec des doigts annelés et un nez court. »

Hélène et Pâris. Troie, film de Wolfgang Petersen, 2004

Hélène et Pâris. Troie, film de Wolfgang Petersen, 2004

Là où elle a montré les souffrances de la passion, elle oppose son propre plaisir d’aimer, à travers une métaphore filée : « je suis aussi à l’aise dans cet amour qu’une étoile dans sa constellation. J’y gravite, j’y scintille  c’est ma façon à moi de respirer et d’étreindre. » Tout en conservant la dimension physique de sa façon d’aimer, par le verbe « étreindre », elle le relie aux lois de la nature, à celles qui régissent l’univers et l’humanité.

UNE IMAGE DE LA CONDITION HUMAINE 

La seconde partie de ce dialogue entre Andromaque et Hélène permet à celle-ci d’exposer sa vision particulière de l’humanité et de l’univers, là encore en contraste avec l’image que la pièce a jusqu’alors donnée d’elle, celle d’une femme indifférente, frivole et superficielle. C’est un autre visage que celui de la beauté qu’Hélène dévoile ici avec sincérité.

Gustave Moreau, Léda et le cygne, vers 1865. Huile sur toile, 220 x 205. Musée Gustave Moreau, Paris

Gustave Moreau, Léda et le cygne, vers 1865. Huile sur toile, 220 x 205. Musée Gustave Moreau, Paris

Les « malheurs » de l’humanité

Dans sa longue tirade, Hélène évoque les « malheureux » qu’elle a pu rencontrer, « Nous sommes très à l’aise ensemble », et Giraudoux joue ici sur la mythologie : Hélène est née, en effet, de la relation entre Léda et Zeus, qui avait pris la forme d’un cygne pour la séduire. Les exemples qu’elle énumère ont donc tous un lien avec les « oiseaux » : « Je suis née d’un oiseau, de là, j’imagine, cette passion », « Et tous les malheurs du corps humain, pourvu qu’ils aient un rapport avec les oiseaux, je les connais en détail ».

Ses descriptions crues ne masquent pas l’horreur des faits, par exemple cette « tête de plus en plus énorme et frissonnante car les mouettes s’assemblent pour picorer les yeux. Elle relève tour à tour, le « père  rejeté par la marée au petit matin, le travail dangereux du pêcheur qui risque la noyade, l’alcoolisme qui entraîne la cruauté, « la mère ivre plumant vivant notre merle apprivoisé », la perdition morale des filles qui couchent avec des esclaves, déshonorant ainsi leur famille, « la sœur surprise dans la haie avec l’ilote de service ». Elle termine par les tares physiques, « mon amie au chardonneret était difforme », et la maladie due à la misère, la tuberculose : « mon amie au bouvreuil était phtisique. » Mais tous ces malheurs, qu’elle dépeint avec lucidité, sont, pour elle, naturels, ils relèvent de l’essence même de l’humanité : « Et malgré ces ailes que je prêtais au genre humain, je le voyais ce qu’il est, rampant, malpropre, misérable. »

C’est donc une vision bien sombre qu’à travers Hélène exprime Giraudoux, refusant d’idéaliser l’humanité.

Un thème : la « pitié »

C’est autour de ce thème que se construit le conflit, à partir de l’injonction d’Andromaque, « Versez-y la pitié, Hélène », rejetée ironiquement par Hélène : « Voilà, cela devait venir, le mot est dit. » Elle affirme ensuite : « Adressez-vous ailleurs. Je ne suis pas très forte en pitié. » La notion de « pitié » est un héritage du christianisme, qui réclame la compassion, la « charité »  pour l’homme qui souffre, ce que traduit le terme choisi pour la réaction d’Andromaque : « Vous blasphémez, Hélène. » Ne pas avoir pitié est donc faire preuve d’insensibilité pour un « frère », d’où le reproche exclamatif d’Andromaque : « Parce que vous ne connaissez pas le malheur ! »

En expliquant longuement sa connaissance du malheur, Hélène montre, au contraire, sa sensibilité. Son rejet de la « pitié » a donc une autre cause.

        D’une part, là où Andromaque y voit du « mépris », elle y voit de la « fraternité ». Pour elle, avoir pitié est se placer en situation de supériorité par rapport à ceux qui sont en proie au malheur, ce que met en valeur l’inversion syntaxique et le double rythme ternaire de son affirmation: « Cela peut venir aussi de ce que, tous ces malheureux, je les sens mes égaux, de ce que je les admets, de ce que, ma santé, ma beauté et ma gloire, je ne les juge pas très supérieures à leur misère. » La « pitié » vient donc aussi d’une forme d’illusion, croire que les atouts dont on dispose sont inaliénables.

« De clementia », allégorie de la pitié. Statue dans un jardin d’été. Saint-Pétersbourg

« De clementia », allégorie de la pitié. Statue dans un jardin d’été. Saint-Pétersbourg

        D’autre part, elle voit dans la « pitié » une forme d’hypocrisie. Ce sentiment viendrait, selon elle, non pas de l’intérêt réel porté à autrui, mais du constat, insupportable, que le monde n’est pas idéal, et que l’on fait soi-même partie de cette humanité souffrante, d’où son blâme sévère : « Les gens ont pitié des autres dans la mesure où ils auraient pitié d’eux-mêmes. Le malheur ou la laideur sont des miroirs qu’ils ne supportent pas. »​

La lucidité d'Hélène

À la fin de la scène, l’image d’Hélène s’inverse totalement. Certes, elle conserve la dureté dont elle avait fait preuve face à Hector ou à la petite Polyxène, mais cette dureté, elle se l’applique aussi à elle-même, révélant alors que, derrière sa beauté et sa coquetterie, elle cache une femme blessée : « Je n’ai aucune pitié pour moi. Vous verrez, si la guerre éclate. Je supporte la faim, le mal sans souffrir, mieux que vous. »

Andromaque, en effet, vit dans l’idéalisme, elle croit en la force du bien, en la possibilité de supprimer en l’homme tout ce qui est foncièrement mauvais, elle croit donc, selon Hélène, pouvoir changer l’ordre naturel de l’univers. Pour Hélène, tout cela n’est qu’une illusion, c’est s’aveugler sur la réalité.

Hélène donne alors les preuves inverses, pour montrer la façon dont elle-même, accepte cette méchanceté, sans révolte puisqu’elle sait qu’elle est inscrite dans la nature même de l’homme.

         Le premier exemple est la jalousie, à travers « l’injure », qu’Hélène  reproduit par la reprise de celles qu’on lui adresse : « Si vous croyez que je n’entends pas les Troyennes sur mon passage ! Et elles me traitent de garce ! Et elles disent que le matin j’ai l’œil jaune. C’est faux ou c’est vrai. Mais cela m’est égal, si égal ! » La répétition finale souligne cette acceptation lucide.

Van Brekelenkam Quiringh Gerritsz, Repas d’une vieille fileuse, XVII° s. Huile sur bois, 685 x 575. Alte Pinakothek, Munich 

         Le second exemple est le malheur qui la menace elle-même, perdre sa beauté quand elle vieillira : « une Hélène vieillie, avachie, édentée, suçotant accroupie quelque confiture dans sa cuisine. » Giraudoux se souvient assurément ici d’une autre Hélène, celle qu’évoque Ronsard dans ses Sonnets pour Hélène (1578) : « Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,/Assise auprès du feu, dévidant et filant ». Mais, là où Ronsard tentait de faire peur à son Hélène en lui peignant ainsi sa vieillesse, Hélène, elle, accepte ce qui est dans la nature de l’homme : « Cela m’est complètement indifférent. »

Van Brekelenkam Quiringh Gerritsz, Repas d’une vieille fileuse, XVII° s. Huile sur bois, 685 x 575. Alte Pinakothek, Munich 

La résolution de la confrontation

Les dernières répliques d’Andromaque, l’injonction exclamative, « Arrêtez-vous, Hélène ! », et surtout l’aveu « Je suis perdue… », marquent le triomphe de la conception d’Hélène, le triomphe du pessimisme sur l’optimisme, celui du mal – en l’occurrence la guerre – sur le bien. Andromaque comprend, en effet, son échec : Hélène l’a obligée à voir le mal qui est en l’homme, et elle n’a pas pu entraîner la jeune femme dans son camp, lui faire admettre qu’il est possible d’empêcher la guerre.

La riposte finale d’Hélène est d’une terrible ironie : elle renvoie durement Andromaque au début de la scène, quand elle tentait de justifier la guerre par l’amour sincère qui pourrait exister entre Hélène et Pâris. Finalement, Hélène est encore plus catégorique que les autres pacifistes de la pièce : rien, pour elle, ne peut justifier une guerre. Elle n’est qu’une réalité en l’homme, sa violence, son goût de la domination, et sa pulsion de mort.

CONCLUSION

Dans cette scène, le public découvre une autre Hélène. Elle n’est plus ici la beauté qui « fait le chemin de ronde », suivie des regards admiratifs des Troyens spectateurs, objet de la jalousie des Troyennes, la femme-objet, coquette, superficielle et séductrice, qui « adore obéir à Pâris ». Elle révèle, au contraire, une réelle profondeur, et fait preuve d’une terrible lucidité sur l’homme et sur elle-même.

Dans cette scène de confrontation, Giraudoux oppose deux conceptions :

  • une conception qui relève du romantisme, d’une idéalisation de l’homme qui porte en lui l’espoir d’un monde meilleur et lutte alors pour mettre en valeur les sentiments tels l’amour, pour atteindre cet idéal.

La confrontation entre Andromaque et Hélène. Illustration édition Bordas

La confrontation entre Andromaque et Hélène. Illustration édition Bordas
  • une conception réaliste, celle qu’ont montré aussi les écrivains naturalistes, une conception fataliste puisqu’elle inscrit le mal dans la nature même de l’homme, dont elle dépeint la laideur, la méchanceté, la violence. Aucune révolte, cependant, aucune indignation : c’est une acceptation de la nature.

Où en est Giraudoux lui-même en 1935 ? Croit-il réellement en un plaidoyer pour la paix ou bien accepte-t-il avec lucidité l'inutilité de tous les efforts diplomatiques, parce que les hommes, en réalité, aiment la guerre, souhaitent la guerre ? Sa lucidité sur la diplomatie le rapproche très certainement d’Hélène, mais sans doute ne peut-il pas, pour autant, s’empêcher de donner une grandeur à la lutte de son autre héroïne, Andromaque...

Acte II, scènes 9, 10 et 11 - Un échange de gifles 

Acte II, sc.9-11

Pour lire les scènes

La belle Hélène, épouse du roi grec Ménélas, enlevée par le prince troyen Pâris, est l’enjeu de la guerre qui menace entre les Grecs, qui réclament son retour, et les Troyens, qui veulent la garder. Face à l’admiration sans limites que lui vouent tous les Troyens, l’acte I de La guerre de Troie n’aura pas lieu montre les efforts des pacifistes, à la tête desquels Hector, pour empêcher la guerre. À la fin de cet acte, il obtient d’Hélène la promesse d’obéir à ses ordres en présence d’Ulysse.

L’acte II doit donc permettre de « fermer les portes de la guerre », ce qui est réalisé à la fin de la scène 5. Mais l’arrivée des Grecs est annoncée… et le premier à se présenter est Oiax. Face à lui, puis à Demokos, enfin à Priam, Hector parviendra-t-il à ne pas céder à la volonté de guerre que tous manifestent ?​

Pour voir la mise en scène de Raymond Rouleau

LA SCÈNE NEUF 

Oiax le belliqueux

À la fin de la scène 5, Busiris, l’expert en droit international, a brossé un portrait inquiétant d’Oiax : « le plus brutal et le plus mauvais coucheur des Grecs, monte vers la ville en semant le scandale et la provocation, et criant qu’il veut tuer Pâris. » Giraudoux, par son nom, se souvient sans doute d’Ajax, qui, dans sa folie avait égorgé un troupeau de moutons en les prenant pour des ennemis, et la sonorité désagréable de ce nom rappelle aussi le mot grec κόραξ (korax), le corbeau, auquel il ressemblera par ses cris.

Dès son entrée en scène, en effet, Giraudoux met en évidence la violence de ses cris, questions et exclamations, avec l’insulte que produit le rapprochement des deux mots « Un lâche ! Un Troyen ! » Ses insultes vont ensuite viser directement Hector, d’abord à travers l’ironie par antiphrase, « Belle famille ! », puis de façon encore plus grossière : « Moi je t’appelle beau-frère de pute ! » Tout au long de cette scène, il se permet aussi de le tutoyer familièrement alors qu’Hector conserve le vouvoiement.

Il affirme d’emblée sa volonté guerrière par sa réponse à Hector, « La guerre ! », qu’il renforce ensuite : « Parfaitement, nous la déclarerons, et dès ce soir. »

Devant la résistance d’Hector, Oiax poursuit ses provocations, en tentant d’atteindre l’honneur d’Hector, d’abord personnellement en le traitant de « lâche », puis en s’en prenant à son sens du patriotisme : « Troie est le vice, la bêtise ». La tension monte au fur et à mesure que la menace d’Oiax se concrétise, en gradation « Si je crache sur elle », « Si je te frappe, toi son prince », « Si je frappe en plein visage le symbole de sa vanité et de son faux honneur », jusqu’à ce qu’il gifle Hector, suprême insulte.

La résistance d'Hector

À l’ironie d’Oiax à son égard, Hector répond, au début, par l’ironie : « Je vois que la Grèce nous a envoyé des négociateurs. »

Face au désir manifeste de guerre d’Oiax, il tente, dans un deuxième temps, de recourir à la diplomatie, en avançant des arguments rationnels :

  • Le premier tente d’annuler la cause invoquée pour faire la guerre : Hélène « était consentante »

  • Le deuxième est la proposition de réparation : « Nous pouvons vous offrir des excuses. »

  • Le troisième relève du droit international, déplacé dans le contexte de la Grèce antique, anachronisme qui rappelle le système des alliances à l’époque où écrit Giraudoux : « Vous ne la déclarerez pas. Aucune île ne vous suivra si nous ne sommes pas les responsables… Nous ne le serons pas. » Il s’agit là d’une question juridique : une guerre est admissible quand on est l’agressé, et non pas l’agresseur.

Mais aucun de ces arguments n’est entendu par Oiax. La rationalité, la logique, sont donc sans effet face à la violence, au désir de mort que l’homme porte en lui.

L’ultime effort fourni par Hector est de résister, en répétant, « Vous n’aurez pas la guerre », et en acceptant de voir son honneur bafoué, ce que souligne d’ailleurs Oiax, « Je n’ai jamais vu manquer à ce point de réflexe militaire ». À chaque menace d’Oiax, l’impératif en réponse, « Crachez », « Essayez », « Frappez », constitue une humiliation supplémentaire endurée pour ne pas céder aux provocations, jusqu’à la gifle finale, qui devrait entraîner une réaction immédiate. D’où le mépris d’Oiax qui prend Andromaque à témoin : « Si madame est ta femme, madame peut être fière. » Mais Andromaque, face à Priam dans l’acte I, scène 6, avait considéré que « [p]araître lâche vis-à-vis des autres et assurer la paix » n'était pas la « pire lâcheté ». La réponse d’Hector, « Elle est fière », va dans le même sens : Andromaque ne peut qu’être « fière », car elle sait ce que peut coûter à son époux, un « prince » et un guerrier, le fait de supporter une telle humiliation pour sauver la paix.

LA SCÈNE DIX 

La scène 9, dans sa brièveté et sa violence, a accentué la tension tragique de la pièce en permettant au public de mesurer concrètement la violence que l’homme porte en lui. L’irruption de Demokos dans la scène 10 forme un contraste, et la scène bascule dans une étrange forme de comique.

Le comique de la scène

Le comique vient, comme cela a été le cas dans des scènes précédentes, du personnage de Demokos. Le suffixe « -kos » qui accompagne la base de son nom « demos », le peuple, suggère déjà, par sa consonance, le ridicule de ce démagogue. Cela se traduit ici par ses cris et ses appels au secours, et comment ne pas rire des deux gifles qu’il reçoit, l’une d’Oiax, l’autre d’Hector, soulignée par la didascalie : « Oiax s’esclaffe ». Mais ce rire est déjà le premier indice d’une fraternité possible entre combattants.

Le ridicule de Demokos : film de Raymond Rouleau, 1982

Le ridicule de Demokos : film de Raymond Rouleau, 1982
Le mensonge d'Hélène : film de Raymond Rouleau, 1982

On peut sourire aussi des dérobades d’Hélène et Hector. Quand Hélène, prise à témoin, répond, « Les Grecs sont très menteurs. Les hommes grecs », précision plaisante comme pour se dégager elle-même de tout reproche, alors même qu’elle-même est en train de mentir. De même, face à l’ironie d’Oîax envers Hector, « C’est de nature qu’il a une joue plus rouge que  l’autre ? », la réponse de celui-ci est une pirouette comique : « Oui. Je me porte bien de ce côté-là. » Il joue aussi sur les morts quand Demokos fait de lui « la statue même de Troie » en ripostant : « Justement. On ne gifle pas les statues. »

Le mensonge d'Hélène : film de Raymond Rouleau, 1982

La tension tragique

Le rôle de Demokos

Paradoxalement, c’est ce même personnage comique qui porte en lui la tension tragique que provoque la menace de guerre. Là encore c’est par un patronyme que cela se révèle, celui de son père, « Achichaos », comme en écho au « chaos » qu’il s’emploie à amplifier. Il se comporte, en effet, avec la même grossièreté qu’Oiax, qu’il traite à deux reprises, d’« ivrogne », puis de « brute ». Son orgueil, quand il proclame avec fierté sa fonction, « Je suis chef du Sénat », son nationalisme exacerbé, en jugeant qu’il représente à lui seul la ville de Troie (« On insulte Troie !) sont autant d’éléments qui intensifient le risque d’une guerre qu’il souhaite d’ailleurs. En témoignent ses réactions bellicistes : « C’est affaire de guerre », « Si tu veux la guerre, la guerre jusqu’à la mort, tu n’as qu’à essayer », « Vengeance ! » En se montrant prêt à saisir le moindre prétexte de guerre, il est l’exemple même de ce que dénonce Giraudoux, ce désir de mort que l’homme porte en lui.

Les efforts des pacifistes

Devant ce risque, les deux femmes présentes s’unissent aux efforts d’Hector. Mais, celui-ci, en les prenant à témoin, les oblige à mentir et détruit la sincérité qui, jusqu’alors, avait caractérisé les personnages féminins et faisait aussi leur supériorité par rapport aux hommes.

Hector, pour sa part, poursuit ses efforts, d’abord en mentant, ensuite en voulant faire taire Demokos. Mais, en le giflant, lui aussi entre dans l’engrenage de la violence, révélant ainsi une forme de faiblesse de l’homme qui n’hésite pas à y recourir quand le recours à la raison s’avère impossible.

LA SCÈNE ONZE 

La menace de guerre

La didascalie initiale, « Priam et les notables viennent se grouper en  face du passage par où doit entrer Ulysse », concrétise la menace de guerre en montrant un peuple uni face à l’ennemi.

Mais la réelle menace est intérieure, c’est l’orgueil de Demokos, illustré par sa menace à Hector : « Tu me le paieras, Hector… » Hector est d’ailleurs parfaitement conscient de la fragilité de ses efforts : « Je gagne chaque combat. Mais de chaque victoire l’enjeu s’envole. » Chaque « victoire », en effet, est remportée au prix d’un mensonge : « on ne m’a pas giflé du tout », affirme Hector, et Hélène confirme « Je regardais pourtant bien, je n’ai rien vu. »

Cependant Giraudoux continue à ridiculiser Demokos, en illustrant son nom par ses cris confus, « Hector ! Oiax ! Hector ! Oiax ! », que Cassandre définira dans la dernière scène par le verbe « coasser ». Ils provoquent l’ironie de Pâris : « Les poètes s’agitent souvent sans raison. C’est ce qu’ils appellent leurs transes. Il va nous en sortir notre chant national. ». Il reprend le terme même employé par Demokos à la fin de la scène 6 de l’acte I, qui dépeignait ses « transes » en précisant : « Je délire, j’écume et j’improvise. » C’est exactement ainsi qu’il apparaît ici, un « fou » qui « délire ».

Un retournement de situation

Les  cris de Demokos : film de Raymond Rouleau, 1982

Les  cris de Demokos : film de Raymond Rouleau, 1982
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L'admiration d'Oiax : film de Raymond Rouleau, 1982

La seconde partie de la scène crée un coup de théâtre, préparé à la fin de la scène 10 par le rire d’Oiax, en sympathie avec Hector, qu’il soutient par son mensonge : « Ses deux joues sont de la même couleur. » L’indication de mise en scène de Giraudoux, « Oiax s’est avancé tout cordial vers Hector » introduit l’élan d’enthousiasme de cet adversaire, qui se change alors en complice : « Bravo ! Du cran. Noble adversaire. Belle gifle. » Ce que montre Giraudoux – en écho à des cas de fraternisation entre soldats français et allemands survenus lors de la première guerre mondiale » – est la fraternité qui peut naître entre des ennemis qui partagent, en fait, les mêmes dangers, les mêmes valeurs, comme le prouve l’admiration d’Oiax pour un adversaire remarquable : « Tu dois admirablement lancer le javelot avec ce radius en fer et ce cubitus à pivot. »

Cependant, ce retournement de situation, qui conduit Oiax à changer totalement de camp, « Je retire mes menaces. Je retire ma gifle. […] Ne parlons plus de guerre », au-delà de l’effet comique produit par ce contraste avec son attitude initiale, n’en est pas moins inquiétant. Ne confirme-t-il pas, en effet, la formule de Cassandre dans la scène d’exposition, qui expliquait que ses prédictions terribles tenaient « compte de deux bêtises, celle des hommes et celles des éléments » ? Prêt à la guerre, insultant en débarquant à Troie, voilà qu'Oiax, en raison d'un personnage d'une totale bêtise, Demokos, appelle celui qui était son ennemi « Mon cher Hector ». N’est-ce pas aussi la « bêtise des hommes » que viennent prouver les déclarations d’Oiax, par exemple sa promesse, « Je ne sais pas ce qu’Ulysse rumine, mais compte sur moi pour arranger l’histoire… » ?

Le mot « histoire » prend ici un double sens :

  • C’est « l’histoire » qui est censée être une cause de guerre, l’enlèvement d’Hélène. Mais ce mot efface totalement cet enjeu.

  • C’est aussi « l’histoire » de la guerre de Troie, l'« arranger » signifiant alors transformer son cours, en écho au titre, « La guerre de Troie n’aura pas lieu ». En annonçant sa future intervention auprès d'Ulysse, Oiax donne l'impression que la décision de guerre dépend de très peu... 

En fait, derrière ce discours, Giraudoux pose ici sa propre conception de « l’histoire », en montrant la fragilité de ce dont elle dépend, une colère qui s’apaise, une gifle réussie qui suscite l’admiration de celui qui était à l’origine un ennemi et devient alors un « frère d’armes », quelques mensonges... En fait, tout se joue à l’intérieur même de l’homme, qui « rumine », tantôt la vengeance, tantôt les moyens de maintenir la paix.

Acte II, sc.13

Pour lire l'extrait

CONCLUSION

Ces trois scènes rapides montrent l’habileté de Giraudoux qui met le registre comique, l’échange de gifles, les cris, les répliques ironiques et des personnages caricaturaux, Oiax et Demokos, avec un décalage entre la situation initiale, dans la scène 9, et la situation à la fin de la scène 11, au service du tragique, car c’est bien une guerre qui est l’enjeu de cette rencontre entre Grecs et Troyens.

Le tragique, en fait, est inscrit en l’homme lui-même, ce sont ses "bêtises", ses faiblesses, ses mensonges, ses fausses valeurs, toutes les failles en lui qui le portent au mensonge, à la vengeance, à la violence. 

Acte II, scène 13 - La confrontation entre Hector et Ulysse, de "Et vous voulez la guerre ?... " à "... Je crois que nous l'avons." 

La belle Hélène, épouse du roi grec Ménélas, enlevée par le prince troyen Pâris, est l’enjeu de la guerre qui menace entre les Grecs, qui réclament son retour, et les Troyens, qui veulent la garder. Face à l’admiration sans limites que lui vouent tous les Troyens, l’acte I de La guerre de Troie n’aura pas lieu montre les efforts des pacifistes, à la tête desquels Hector, pour empêcher la guerre. À la fin de cet acte, il obtient d’Hélène la promesse d’obéir à ses ordres en présence d’Ulysse.

L’acte II doit donc permettre de « fermer les portes de la guerre », ce qui est réalisé à la fin de la scène 5. Mais l’arrivée des Grecs est annoncée… Mais l’arrivée des Grecs est annoncée… et la scène 12, qui oppose clairement les deux camps, rapproche la menace de guerre malgré tous les efforts d’Hector. À la fin de la scène, l’intervention d’Iris, messagère des avis contradictoires d’Aphrodite et de Pallas-Athéna, puis de la volonté de Zeus, « laisser face à face les négociateurs », Hector et Ulysse, d’où la scène 13. Comment, à travers leur confrontation, Giraudoux met-il en valeur ses conceptions sur la guerre, sur ses causes ? 

Le débarquement des Grecs à Troie, Histoire ancienne jusqu’à César, Manuscrit, XIV°- XV° siècles. BnF, Paris

LE POIDS DES HOMMES 

Une remarquable exposition de la BnF sur le mythe de Troie

Le débarquement des Grecs à Troie, Histoire ancienne jusqu’à César, Manuscrit, XIV°- XV° siècles. BnF, Paris

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La scène 13 s’est ouverte sur « une pesée » symbolique, où chacun des adversaires a mis dans la balance à la fois les valeurs de sa propre existence et les caractéristiques de son peuple. À son issue, Ulysse confirme l’aveu d’échec d’Hector : « La balance s’incline » du  côté d’Ulysse. La question directe du prince troyen, « Et vous voulez la guerre ? », entraîne un long développement sur le rôle de la diplomatie : les hommes et leur désir de paix l’emporteront-ils sur la guerre ?

Le refus de la guerre

Dans sa deuxième tirade, une énumération en decrescendo, mise en valeur par l’inversion syntaxique, dépeint les hommes impliqués dans l’action diplomatique : « Parce que nous avons été créés sensés, justes et courtois, nous nous parlons une heure avant la guerre ». 

Hector face à Ulysse : mise en scène de Louis Jouvet, Théâtre de l'Athénée, 1935

           Par « sensés », Giraudoux désigne la lucidité, la conscience qu’ont les hommes de l’horreur que représente la guerre. Il construit ainsi une opposition entre l’image de mort, soulignée par une hyperbole, « ils conviennent que la guerre est le pire fléau du monde », et reprise par « la catastrophe », d’abord au singulier puis au pluriel, et l’insistance sur la paix. Elle est illustrée par la douceur du paysage évoqué, ces reflets et ces rides sur les eaux » ou « ces pétales de magnolias », et mentionnée avec force par la répétition, « ils sont vraiment combles de paix, de désirs de paix ». Une dernière énumération définit ces diplomates à l’œuvre : « ils sont pacifiques, modestes, loyaux », autant de qualités qui s’opposent à cet orgueil humain souvent critiqué dans la pièce.

      Par l’adjectif « justes », ils reconnaissent entre eux une forme d’égalité, ils se reconnaissent dans leur similitude d’hommes, ce que développe le rythme ternaire avec les négations : « ils ne trouvent dans le visage d’en face aucun trait qui justifie la guerre, aucun trait qui n’appelle l’amour humain, et rien d’incompatible non plus dans leurs langages, dans leurs façons de se gratter le nez ou de boire. » Dans cette énumération en decrescendo, Giraudoux souligne ici le fait que les hommes expriment tous des opinions, ont tous des goûts similaires, et partagent les mêmes gestes ordinaires. La conclusion de ce constat est que la fraternité doit s’imposer, d’où ce champ lexical dans les tirades d’Ulysse : « se sentant des frères », « notre fraternités d’ennemis », « un visage de frère ».

          Enfin, l’adjectif « courtois » renvoie à une forme de politesse élégante, signe de bonnes manières. Mais cela revient à faire de la diplomatie une sorte d’art codé, une obligation qui reste superficielle, qui n’implique par une lutte effective pour empêcher la guerre. C’est ce que confirment le jeu des indices temporels : « nous nous parlons, une heure avant la guerre, comme nous nous parlerons longtemps après, en anciens combattants. » La guerre semble ainsi effacée, devenant une sorte de parenthèse regrettable.

Les diplomates à Isola Bella, Stresa, 1935

L'échec de la diplomatie

La diplomatie est un milieu que Giraudoux, par sa carrière, connaît bien. La scène qu’il situe « dans quelque innocent village, sur la terrasse au bord d’un lac, dans l’angle d’un jardin », est une allusion directe aux rencontres de Locarno, en décembre 1925, ville suisse, et de La Stresa, sur l’Isola Bella, une des îles Borromées en Italie, en avril 1935, toutes deux sur le lac Majeur. 

Les diplomates à Isola Bella, Stresa, 1935

La première avait conduit à un accord entre l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, avec aussi la Pologne et la Tchécoslovaquie, pour garantir l’inviolabilité des frontières et promettre d’intervenir en cas d’agression de l’Allemagne, et la conférence de la Stresa avait renouvelé cet accord, mais en l’absence de l’Allemagne qui déjà, réarmait… Cette allusion aux événements de ce que l’on nomme aujourd’hui « l’entre-deux-guerres » est confirmé par les anachronismes : « ils se quittent en se serrant la main », « Ils se retournent de leur calèche pour se sourire ». Nous sommes là bien loin des réalités de la Grèce antique ! 

Les diplomates à Locarno, 1925

Les diplomates à Locarno, 1925

William Orpen, La Signature du Traité de Versailles, 1919. Imperial wars Museum, Londres

Mais Giraudoux croit-il à l’efficacité de l’action diplomatique ? Nous noterons la construction de sa première tirade, avec l’anaphore de la conjonction « Et » qui accumule toutes les raisons de ne pas faire la guerre, l’accord entre des hommes pacifistes, qui se sentent fraternels dans le partage de ce moment de paix, et l’irruption des points de suspension à la fin de cette description, qui introduit brutalement les contraste : « Et le lendemain pourtant éclate la guerre… » 

William Orpen, La Signature du Traité de Versailles, 1919. Imperial wars Museum, Londres

La diplomatie apparaît ainsi n’être qu’une sorte d’obligation sans réelle utilité, ce que traduit d’ailleurs la formule qui introduit la scène, « il est courant que », et le choix du présent qui en fait une vérité générale, une habitude donc. Pire encore, par la métaphore insistante, « C’est un duo avant l’orchestre. C’est le duo des récitants avant la guerre », il en fait une sorte de jeu, de pièce de théâtre à jouer, de spectacle que chaque pays se donne pour avoir bonne conscience. Giraudoux inscrit donc dans le personnage d’Ulysse son propre pessimisme sur le monde politique de son temps, son scepticisme sur la force d’une institution comme la SDN pacifiste. La dernière métaphore, assimilant la « fraternité d’ennemis » à un « plat de riches », et la conclusion de la première tirade d’Ulysse, « Le privilège des grands, c’est de voir les catastrophes d’une terrasse », traduisent une forme d’amertume de sa part. Finalement, les fonctions des diplomates, et plus généralement les « pleins pouvoirs » accordés aux chefs des gouvernements en sont qu’une illusion, une  sorte de moment de divertissement, sans réelle influence sur le cours de l’histoire qui poursuit sa marche sans eux.

Les causes de la guerre

Après tout le passage central de cet extrait, portant sur le destin, la fin du passage revient à l’humain, pour répondre à la brève question d’Hector sur « ce que pensent aussi les autres Grecs » en posant les causes rationnelles de la guerre, avec une reprise insistante du verbe « pensent ».

La formule, « Ils pensent qu’ils sont à l’étroit sur du roc », est une allusion directe au concept géopolitique dit de « l’espace vital », créé au XIXème siècle par Friedrich Ratzel, qu’Hitler reprend, en 1925, dans Mein Kampf, pour fonder sa théorie d’expansion territoriale. Hitler y reprenait la rancœur allemande ancienne, car le pays se sentait exclu de la conquête coloniale, notamment, et y développe sa vision d'un « grand Reich », par annexion des territoires voisins. L’énumération, « Ils pensent que Troie est riche, ses entrepôts magnifiques, sa banlieue fertile », introduit la véritable cause des guerres, selon Giraudoux, la conquête, le profit économique. C’est ce que confirme l’image qui joue sur le double sens du mot « or », le métal et la couleur, suivie d’un commentaire qui sonne tel un reproche ironique : « L’or de vos temples, celui de votre blé et de votre colza, ont fait à chacun de nos navires, de vos promontoires, un signe qu’il n’oublie pas.  Il n’est pas très prudent d’avoir des dieux et des légumes trop dorés. » L’enjeu de la guerre est donc tout à fait humain, nulle question d’Hélène ici, ou d’intervention divine, comme le souligne le verbe employé par Hector dans sa conclusion : « La Grèce en nous s’est choisi une proie ».

Le désir de guerre nait donc bien, comme le disait Cassandre dès la scène d’exposition, de la volonté de « dominer », du désir de puissance et de richesse, inscrits en tout homme, et donc porté par les peuples. La diplomatie ne serait donc qu’une mascarade, destinée à se donner bonne conscience – avoir tout fait pour empêcher la guerre –, en faisant croire, parallèlement, que c’est l’autre qui veut la guerre. 

LE POIDS DU DESTIN

Pourtant, après avoir souligné la dimension humaine dans le déclenchement d’une guerre, Giraudoux place au cœur de cet extrait une autre dimension, l’intervention du « destin », qu’Ulysse va longuement développer en réponse aux brèves questions d’Hector, qui cède ici la place à celui qui représente « la circonspection », « la chouette », image de la sagesse. 

L'affirmation d'un pouvoir supérieur

La personnification

La puissance du destin est marquée par l’emploi de la personnification.

  • Dans un premier temps, c’est la guerre seule qu’Ulysse personnifie : « Je ne la veux pas », répond-il à Hector, « Mais je suis moins sûr de ses intentions à elle. » Il en fait ainsi une entité indépendante de l’homme, supérieure à lui.

  • À l’espoir exprimé par Hector, « rien n’est perdu », en conclusion de ses deux tirades une deuxième personnification amplifie encore cette force, élargie : « l’univers le sait, nous allons nous battre. »

  • Enfin la troisième tirade d’Ulysse est encadrée, elle, par une personnification du « destin » lui-même, notable par l’emploi des verbes d’action dans la longue période qui ouvre la tirade : il « a surélevé deux peuples », « il leur a ouvert le même avenir », « il a fait de chacun », « il leur a donné à chacun », « il leur a fait inventer ». Giraudoux fait ainsi du « destin » un acteur puissant, agissant sur la vie des hommes qui deviennent des jouets entre ses mains. La dernière phrase, « c’est couramment celle du Destin », le dotant d’une majuscule, est plus précise parce qu’elle désigne clairement la « politique »en remplaçant le rôle des « chefs d’État » par l’intervention du « destin ».

Les hommes semblent ainsi dépossédés de tout réel pouvoir de diriger le cours de l’Histoire.

La cruauté du destin

Giraudoux, comme Cocteau dans La Machine infernale (1934), retrouve l’image antique du destin, source de l’ironie tragique. Le destin prend, en effet, une sorte de plaisir à faire tomber les hommes du haut de leur puissance, alors même qu’ils se croient maîtres de leur existence, pour punir cette faute ultime, « l’hybris », le dépassement des limites assignées à la condition humaine. C’est cette cruauté qu’Ulysse fait ressortir par la violence lexicale : il veut « se ménager son festival, le déchaînement de cette brutalité et de cette folie humaine qui seules rassurent les dieux. »​

La définition du destin

Mais que désigne exactement Giraudoux par le terme « destin » ? Dans un premier temps, c’est la notion héritée de l’antiquité, mais que Giraudoux dissocie du divin : une force supérieure et extérieure à l’homme. Mais, en fait, derrière ce mot, qu’il remplace parfois par « l’univers », il en fait les forces collectives de l’Histoire, au sens large. Si, en effet, le destin « a ouvert le même avenir d’invention et d’omnipotence aux hommes », ce sont les peuples qui, ensuite, construisent leurs nations.

        Cela se réalise d’abord à travers des systèmes de valeurs, dont le texte souligne la différence : « un poids précieux et différent pour peser le plaisir, la conscience et jusqu’à la nature ».

Nicolaos Gysis, Historia, 1892. Huile sur toile. Collection privée

Nicolaos Gysis, Historia, 1892. Huile sur toile. Collection privée

         Cela se traduit ensuite par un développement économique et culturel différencié : « par leurs architectes, leurs poètes, leurs teinturiers, il leur a donné à chacun un royaume opposé de volumes, de sons et de nuances. C’est ce que précisent des exemples de cette opposition, « le toit en charpente thébain et la voûte thébaine », « le rouge phrygien et l’indigo grec », couleurs qui rappellent celles des drapeaux au XXème siècle.

Le « destin » serait donc finalement l’Histoire que chaque peuple se forge à travers ses choix de civilisation, et, au sein de cette « Histoire », il y a les hommes porteurs en eux de leur désir de s’approprier « la direction du monde », comme le disait Cassandre dans la scène d’exposition, de leur désir de violence et de mort aussi, d’où sa comparaison du destin à un « tigre ».

La guerre inévitable

Le « destin » de l’homme serait donc la guerre, rendue inéluctable, comme l’affirme Ulysse, Il n’y a rien à faire », car elle est inscrite dans la nature même de l’homme, bien faible, ce que souligne la comparaison : »Comme la nature a muni les insectes dont elle prévoit la lutte, de faiblesses et d’armes ».

Ennemis et adversaires

La réflexion s’appuie sur une opposition entre deux termes, à partir de leur étymologie latine :

        Hector a lancé le mot « ennemi », soit « in-amicus », avec le préfixe qui traduit l’opposition, amplifiée par les énumérations ternaires d’Ulysse : « Il est des peuples que tout désigne pour une guerre, leur peau, leur langue et leur odeur, ils se jalousent, ils se haïssent, ils ne peuvent pas se sentir ». Mais les points de suspension  laissent en suspens cette énumération, et accentuent ainsi le contraste paradoxal de la négation qui suit : « Ceux-là ne se battent jamais. » En fait, ils sont trop différents pour entrer en concurrence, ils n’ont pas besoin de se mesurer les uns aux autres.

          Ulysse, lui, choisit le mot « adversaire », avec un préfixe qui signifie « vers » et le radical du verbe « verto », soit « tourner, se tourner ». Les « adversaires » sont donc ceux qui, par nature, sont préparés à se tourner les uns contre les autres, par une histoire commune. C’est ce que traduit le verbe pronominal,  « nous nous sommes élevés tous deux au niveau de notre guerre », et ce qu’illustre la comparaison : « tout correspond de nos armes et de nos habitudes comme des roues à pignon ». Cette comparaison fait de l’histoire des peuples un engrenage, qui mène inéluctablement à la guerre, et que rien ne peut arrêter.

Comment ne pas voir, à travers cette conception de la guerre une image des relations franco-allemandes, avec des guerres incessantes aux XVIIème et au XVIIIème siècle, couronnées par la guerre franco-prussienne de 1870, et encore pire, avec la première guerre mondiale, tandis qu’une seconde menace ? La guerre naîtrait donc du plus profond du cœur des hommes, d’où cette formule antithétique qui dépeint l’approche de la guerre, ce que vit précisément l’Europe dans les années 1920-1930, « cette angoisse du cœur et de la joie qui est l’horizon de la guerre. »

Le déclenchement de la guerre

Inscrite dans l’histoire de deux peuples « adversaires », il ne reste plus, pour que la guerre éclate, qu’arrive le moment historique qui en marquera le déclenchement, parfois dérisoire par rapport aux conséquences terribles d’une guerre. Mais, à nouveau, il semble échapper aux hommes, puisqu’Ulysse en fait quelque chose d’impalpable : « Il est une espèce de consentement à la guerre que donnent seulement l’atmosphère, l’acoustique et l’humeur du monde. » Les images visuelles, que développe Ulysse pour servir d’exemples, rappellent d’ailleurs les visions colorées d’Hélène, voyant ainsi l’avenir : « Frontons et leurs soutaches d’ombre et de feu, hennissements des chevaux, péplums disparaissant à l’angle d’une colonnade, le sort a tout passé chez vous à cette couleur d’orage qui m’impose pour la première fois le relief de l’avenir. Vous êtes dans la lumière de la guerre grecque. »

L’assassinat de Sarajevo, Le Petit Journal, 12 juillet, 1914

Cependant, derrière cette idée qui semble redonner un rôle au destin, c’est bien l’humain qui impose à nouveau ses choix, qui lance « une déclaration de guerre », comme le rappelle Hector. C’est ce qui explique l’échange rapide à la fin du passage, qui pose l’idée du prétexte nécessaire à la guerre : « Il serait dément d’entreprendre une guerre sans l’avoir. Nous ne l’avions pas », explique Ulysse, d’où la réplique amère d’Hector, « Vous l’avez maintenant ! », sur laquelle Ulysse renchérit : « Je crois que nous l’avons. » Il s’agit, bien sûr, de l’enlèvement d’Hélène, cette « faute » que développera la suite de la scène. Historiquement, là encore Giraudoux se réfère à son époque, à la première guerre mondiale déclenchée par l’assassinat de l’archiduc d’Autriche et de son épouse à Sarajevo, le 28 juin 1914,  par un jeune nationaliste serve de Bosnie. 

L’assassinat de Sarajevo, Le Petit Journal, 12 juillet, 1914

CONCLUSION

À travers ce débat argumentatif, mené par Ulysse car Hector se contente de brèves questions, Giraudoux dépasse le mythe antique  pour mettre en évidence le tragique de deux hommes pris dans le tourbillon de l’Histoire. L’un comme l’autre haïssent la guerre et sont porteurs de forces de vie, par leur histoire personnelle, leur épouse, leur enfant, né ou à venir. Mais, parallèlement, l’un comme l’autre ont toutes les faiblesses des hommes : ils sont des êtres individuels, pris dans la dimension collective des rivalités entre leurs peuples dont ils sont les chefs. Giraudoux, à partir de ce déchirement intérieur, pose les interrogations du XXème siècle : quel est le poids de la liberté individuelle dans l’Histoire ? Un homme peut-il changer le cours de l’Histoire ou bien celle-ci est-elle la résultante de forces qui le dépassent ? Il introduit ainsi ce qui traverse bien des œuvres contemporaines, de Cocteau à Sartre, en passant par Camus et Roblès, un nouveau mythe en quelque sorte : l’Histoire en tant que Destin.

En même temps, Giraudoux détourne le sens même du mythe antique : une parole de l’homme qui ordonne le chaos, qui explique l’univers et ses forces destructrices, qui met en place des causes afin d’expliquer des réalités tragiques. Chez Giraudoux, au contraire, le mythe n’ordonne plus, il relève de l’Absurde, autre donnée de la philosophie de son époque. L’échec de l’homme est posé comme inévitable et c’est le plus pacifiste, Hector, qui, par son geste de donner la mort, induit le déclenchement de la guerre. Sa liberté ne s’incarne que dans un acte de mort… 

Arnold Böcklin, L’Île des morts, 1883. Huile sur bois, 80 x 50. Collection privée 

Arnold Böcklin, L’Île des morts, 1883. Huile sur bois, 80 x 50. Collection privée 

Puisqu’il n’y a plus de dieux, le mythe de Giraudoux devient encore plus angoissant, en remettant la liberté entre les mains des hommes, mais le poids du collectif ampute cette liberté de sa puissance. D’ailleurs, lors du dénouement, la dernière réplique de Cassandre, « Le poète troyen est mort… La parole est au poète grec. »,  souligne encore ce triomphe de l’Histoire, celle écrite par les vainqueurs.

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