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Création en cours
Jean Giraudoux, La guerre de Troie n'aura pas lieu, 1935
L'auteur (1882-1944) : un humaniste diplomate
Les années de formation
Giraudoux, né en province, dans la petite ville de Bellac, dans une famille modeste, est un pur produit de l’ascension sociale alors permise par l’école. De ses études classiques, son œuvre traduit l’héritage, avec la reprise des mythes grecs, mais aussi le sens de la fatalité tragique. Élève boursier, il quitte sa région natale pour Paris, et entre à l’École Normale Supérieure pour achever des études d’allemand, études interrompues pour effectuer son service militaire en 1902-1903. Mais il n’oublie pas pour autant son origine provinciale, comme en témoigne son œuvre qui, tout en montrant les richesses des campagnes, la proximité de la nature dans des petites villes à taille humaine, n’en cache pas les médiocrités et les commérages…
Les bourses obtenues lors de ses études lui offrent aussi l’occasion de voyager, d’abord en Allemagne, en 1905, puis en Amérique, en 1906. Il mesure alors l’importance d’une fraternité entre les peuples, non seulement en Europe, mais aussi à l’échelon mondial, et, à son retour, décide de faire ses débuts dans le journalisme, au Matin.
Portrait de Jean Giraudoux
La carrière diplomatique
Le tournant dans sa vie est sa réussite, en 1910, au concours des chancelleries, qui le fait entrer dans la carrière diplomatique. Mais la guerre éclate, il est mobilisé, combat sur le front français, puis aux Dardanelles, est blessé à deux reprises, puis, en 1916-1917, participe à des missions d’instruction, d’abord au Portugal, ensuite en Amérique. De cette expérience, il retire une horreur absolue de la guerre, que l’on retrouve notamment dans ses "récits de guerre", publiés entre 1916 et 1920, et dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu.
Jean Giraudoux, soldat en 1917
Jean Giraudoux, romancier et auteur dramatique
Après la guerre, Giraudoux reprend sa carrière diplomatique, effectuant plusieurs missions à l’étranger, notamment à Berlin, en 1924, en Turquie en 1926, et de nombreux voyages, qui renforcent sa conviction pacifiste, manifestée par exemple lorsqu’il accompagne le président du conseil Édouard Herriot à la conférence de Lausonne qui tente, en 1932, d’écarter la menace de guerre. C’est aussi l’époque où il fait paraître ses premiers romans, Suzanne et le Pacifique (1921), Siegfried et le Limousin (1922), Bella et Simon le pathétique (1926), et, à la suite de sa rencontre avec le grand metteur en scène et acteur, Louis Jouvet, ses premières pièces : Siegfried (1928), Amphitryon 38 (1929), Intermezzo (1933). Devenu, en 1934, inspecteur des postes diplomatiques et consulaires, ses nombreux voyages au Moyen-Orient, en Égypte, dans les pays baltes, en Amérique, centrale et du Nord, en Polynésie, l’amènent à mesurer les risques de guerre qui s’accentuent, et il manifeste son amertume devant la médiocrité des hommes de pouvoir.
Il poursuit parallèlement ses créations au théâtre, avec La Guerre de Troie n’aura pas lieu, en 1935, Électre (1937), Ondine (1937). En entrecroisant le registre tragique et la fantaisie, irréelle et poétique, les sujets empruntés à l’antiquité et ceux qui s’inscrivent dans le monde contemporain, il souligne une forme d’éternité de la nature humaine : indépendamment des époques, les mêmes questions se posent, se heurtent aux mêmes faiblesses de l’homme mais aussi à sa même aspiration au bonheur.
En juillet 1939, Giraudoux est nommé Commissaire général à l’Information, mais, quand la guerre éclate, après avoir suivi pour un temps le gouvernement, il demande à partir à la retraite en janvier 1941, refusant de participer au régime de collaboration mis en place, mais aussi de quitter la France. Il poursuit ses travaux littéraires, notamment avec La Folle de Chaillot, jouée après sa mort, en 1945, et participe à des adaptations cinématographiques en tant que directeur littéraire dans la société Gaumont.
Le contexte de l’œuvre : "l’Entre-deux-guerres"
Jouée en novembre 1935, la pièce doit être rattachée aux circonstances historiques : cette époque troublée voit la montée des risques de guerre, malgré tous les efforts pour maintenir la paix.
Pour en savoir plus sur cette époque
Les efforts en faveur de la paix
Après la première guerre mondiale, ses morts, ses blessés et ses destructions, chacun semble souhaiter que ce soit « la Der des Ders », mais, pour cela, il faut apaiser les conséquences du Traité de Versailles signé le 28 juin 1919 entre les alliés, mais que l’Allemagne ne ratifie pas, car elle se sent très humiliée par les conditions imposées.
La fondation de la SDN
En 1925, les accords de Locarno conduisent à l’évacuation de la Ruhr, grâce à l’action d’Aristide Briand, qui reçoit le prix Nobel de la Paix. En 1926, c’est la Rhénanie qui est évacuée, et l’Allemagne entre à la Société des Nations, fondée en 1920. Enfin, la conférence de Lausanne, en 1932, sur le désarmement, amène la France à renoncer aux « dommages de guerre » encore dus par l’Allemagne. Une nouvelle conférence tripartite à La Stresa, en avril 1935, marque l’union de la France, de l’Italie et de la Grande-Bretagne pour empêcher la guerre. Enfin, la SDN intervient, en août 1935, après l’attaque et l’annexion de l’Éthiopie par Mussolini, pour arbitrer « l’affaire éthiopienne », nouvelle menace de guerre.
Le défilé d'une ligue fasciste à Paris, en février 1934
La montée des périls
Mais tous ces efforts ne semblent guère concluants face aux dangers. Déjà, la tension ne s’apaise guère entre l’Allemagne et la France, avec la politique de fermeté que dirige Henri Poincaré dès 1922. En 1925, Mussolini prend le pouvoir en Italie, et, en Allemagne, la publication de l’ouvrage d’Hitler, Mein Kampf, met en place la théorie de « l’espace vital », revendication de l’Allemagne, dont Hitler devient chancelier en 1933, prêt à mettre en œuvre son programme. Le dotant des pleins pouvoirs pour quatre ans, l’Allemagne accélère son réarmement, tout comme l’Italie, où les fascistes se mobilisent, et se retire de la SDN. En 1934, les assassinats politiques se succèdent : Barthou, ministre français des Affaires étrangères, est tué à Marseille, ainsi que le roi Alexandre de Yougoslavie, et, après celui du chancelier autrichien Dollfuss, en 1934, Hitler est nommé « Reichsführer ». Enfin, c’est Pierre Laval, nouveau ministre des Affaires étrangères, qui autorise Mussolini à attaquer et à annexer l’Éthiopie.
Ces faits trouvent des échos dans l’atmosphère qui règne à Paris, avec de nombreuses émeutes qui opposent fascistes et anti-fascistes, et les débats se multiplient, notamment dans la presse, entre ceux qui croient en une guerre à venir, et ceux qui luttent en faveur de la paix. Cela, ajouté à l’expérience personnelle de Giraudoux, explique l’opposition entre bellicistes et pacifistes mise en scène dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, et des allusions précises, par exemple dans la scène 13 de l’acte II aux conférences de Locarno et de La Stresa.
L'héritage de Giraudoux
Les épopées homériques
Dans l’Iliade, Homère raconte la guerre, jusqu’à la chute de Troie en raison de la ruse d’Ulysse, ce cheval rempli de guerriers qui, une fois introduit dans la ville alors que les Troyens croient au départ de la flotte grecque, provoque sa chute. Giraudoux lui emprunte les images des guerriers, du côté grec Ulysse, caractérisé par la « ruse », et « le bouillant » Ajax, ici nommé Oiax ; du côté troyen, le roi Priam, et Hector. Dans cette épopée, deux scènes sont célèbres, celle de ses adieux à Andromaque et à son fils Astyanax, dont la pièce de Giraudoux annonce la naissance dans la première scène, et la mort, d'Hector, traîné derrière le char d’Achille autour des remparts de Troie, annoncé par une vision d’Hélène dans la scène 9 de l’acte I.
Denis Maublanc, La prise de Troie, XVI° siècle. Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Besançon
L’Odyssée, elle, qui raconte le retour d’Ulysse dans son île d’Ithaque, lui permet de s’inspirer de l’amour de ce héros pour Pénélope et son fils Télémaque.
Enfin, dans ces deux épopées, les dieux sont très présents et influent sur le destin des deux camps en présence. Nous retrouverons leur intervention dans la pièce de Giraudoux.
Les tragédies
La guerre de Troie, et ses conséquences, sont évoquées dans plusieurs tragédies de l’antiquité grecque : Les Suppliantes (466-463 av. J.-C.) d’Eschyle, Les Troyennes (415 av. J.-C.) d’Euripide, et de nombreuses allusions chez Sophocle. Giraudoux y puise largement pour concevoir ses personnages féminins :
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Cassandre qui a le don de voir l’avenir, mais est condamnée à n’être jamais crue ;
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Hélène, épouse du roi de Sparte Ménélas, considérée comme la cause directe de la guerre, en raison de son enlèvement par le prince troyen, Pâris.
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Hécube, épouse du roi Priam, censée avoir eu cinquante fils et filles. Ici, Giraudoux la montre en tant que mère de la jeune Polyxène, destinée à être sacrifiée sur le tombeau d’Achille. Toutes deux sont de ferventes partisanes de la paix.
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Enfin, Andromaque, dont l’époux Hector est mort dans des conditions horribles, et dont le fils Astyanax a été massacré, sa tête fracassée sur le sol, est, elle aussi, en faveur de la paix.
Au XVIIème siècle, le théâtre classique reprend le cycle de la guerre de Troie, par exemple Racine dans Andromaque (1667), qui souligne le double aspect de cette héroïne, veuve fidèle d’Hector à qui elle voue un amour profond, et prête à tout pour sauver son fils Astyanax.
Denis Giambattista Pittoni, Polyxène devant le tombeau d’Achille, vers 1733-1735. Huile sur toile, 56 x 96. Musée du Louvre, Paris
Giraudoux hérite donc de personnages au caractère déjà marqué, connus de son public, et du registre tragique avec ses deux principales caractéristiques : le rôle des dieux, de la fatalité, et la grandeur de l’homme, jusque dans ses excès, son « hybris », c’est-à-dire sa démesure qui le pousse à défier les dieux. Comment va-t-il confronter cet héritage mythique aux questions propres à son époque ?
Présentation de la pièce
Pour lire la pièce
LE TITRE
L’affirmation négative du titre, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, reprise par la première réplique de la pièce, sonne comme une provocation, car chacun sait, depuis sa lecture d’Homère, que cette guerre a eu lieu. Il traduit immédiatement la volonté de Giraudoux de lutter contre toutes les forces qui poussent à la guerre, à commencer par le patriotisme qui se donne libre cours après la victoire de 1918, à travers les défilés militaires, les cérémonies devant les monuments aux morts, les remises de médailles, évoqués dans la scène 6 de l’acte I… Une volonté, donc, de répondre à ceux qui considèrent même que la guerre est une nécessité, car elle serait un moyen, à la fois pour l’individu de prouver sa grandeur par son héroïsme, et pour un pays d’assurer son existence, sa gloire et ses valeurs.
LA STRUCTURE EXTERNE
Actes et tableaux
La pièce compte deux actes.
Les dix scènes de l'acte I sont construites , après la scène d’exposition, symétriquement autour de la scène 6, scène centrale où s’opposent les deux camps, les pacifistes aux côtés d’Hector, et les bellicistes, en raison de la place prise par Hélène à Troie.
Les quatorze scènes de l’acte II, en exceptant les deux premières, sans rôle direct sur l’intrigue, forment, par leur regroupement, quatre tableaux contrastés : les scènes 3, 4 et 5 montrent une marche vers la paix, en s’opposant aux scènes 12, 13 et 14, une marche vers la guerre ; au centre de l’acte, les scènes 6, 7 et 8 mettent en valeur les personnages féminins qui mènent l’intrigue en faveur de la paix, tandis que les scènes 9, 10, 11 sont prises en charge par les personnages masculins, avec l’arrivée des Grecs.
Le rôle du décor
Dans l’acte I, la didascalie initiale, « Terrasse d’un rempart dominé par une terrasse et dominant d’autres remparts », impose deux éléments. Les « remparts » soulignent l’omniprésence de la menace de guerre tout en affirmant la puissance défensive de la ville. Ils rappellent la construction par la France de la ligne Maginot, réputée infranchissable pour empêcher une invasion allemande… que les troupes allemandes contourneront en passant par la Belgique ! Les « terrasses », elles, vont permettre de jouer avec le personnage d’Hélène : même quand le spectateur ne la voit pas, elle est vue par d’autres dans les scènes 4, 5 et 6 de l’acte I, ce qui fait d’elle un personnage central, tout en créant un effet d’attente dans le public.
Le décor de l'acte I : mise en scène de Louis Jouvet, 1935
Dans l’acte II, le décor change : « Square clos de palais. À chaque angle, échappée sur la mer. Au centre un monument, les portes de la mer. Elles sont grandes ouvertes. » La vue sur la mer laisse planer la menace de l’arrivée des Grecs. Les « portes de la guerre », elles, jouent un rôle symbolique : les fermer signifie la paix, les ouvrir laisse entrer la guerre. En les qualifiant de « monument », Giraudoux fait une allusion directe aux monuments aux morts érigés dans tous les villages français à l’issue de la première guerre mondiale, devant lesquels se prononcent tant de discours patriotiques.
Mais, en la ridiculisant, dès la première réplique de la scène 4 de l’acte II, « Enfin, vous allez nous la fermer, cette porte ? », Hécube ôte toute valeur à cet emblème du patriotisme, de même que, dans la scène 5, quand elle commente : « Les gonds nagent dans l’huile d’olive. »
LA STRUCTURE INTERNE
À l’intérieur même de la pièce, Giraudoux joue sur des structures, qui traduisent ses critiques et ses convictions.
Les scènes de groupe
Dans la pièce, trois scènes de groupe constituent des pivots de l’intrigue.
La scène 6 de l’acte I prépare l’acte II, en formant déjà, à l’exception de Cassandre, qui connaît déjà l’issue du conflit, les deux camps : d’un côté, les pacifistes, Hector, auquel s’associent Andromaque, Hécube, Polyxène, et même Pâris, dans la mesure où il ne tient plus vraiment à Hélène, de l’autre, les bellicistes, Priam, Demokos et le Géomètre.
Dans la scène 4 de l’acte II, le camp des bellicistes s’enrichit d’Abnéos et de quelques autres vieillards troyens, allusion au poids des anciens combattants dans la politique française après la première guerre mondiale.
Enfin, la plus importante est la scène 12 de l’acte II, qui s’élargit dès la présentation d’Hector et d’Ulysse en raison des symboles dont ils sont porteurs. De plus cette scène est ponctuée par les cris de la foule. Or, ce qui anime cette foule sont des sentiments grossiers, la volonté de prouver la supériorité troyenne, y compris dans le domaine sexuel, et un chauvinisme borné.
Les camps en présence : mise en scène d'André Berger, 1950
La foule est une sorte de monstre violent et irresponsable, animés de bas instincts, face auxquels les individus les plus sages semblent impuissants. Giraudoux se souvient ici de l’impuissance des pacifistes tels Jaurès en 1914, et jette un cri d’alarme devant les tensions de son temps.
L'intervention des dieux
Dans chaque acte, une scène est consacrée à l’intervention des dieux.
Dans l’acte I, leur rôle est signalé par le messager qui vient, dans la scène 9, annoncer le présage : « La foudre est tombée sur le temple, et les entrailles des victimes sont conter le renvoi d’Hélène. » Mais la réaction d’Hector démythifie immédiatement leur rôle, considérant qu’ils ne servent que d’alibis aux hommes : « C’est curieux comme les dieux s’abstiennent de parler eux-mêmes dans les cas difficiles ».
C’est ce que confirment la scène 10 de l’acte I qui met en scène « la Paix », et la scène 12 de l’acte II, où intervient Iris, leur messagère. Mais, dans ces deux cas, ils sont totalement ridiculisés : leur parole est sans poids, sans force.
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La Paix, « outrageusement fardée », a perdu, en effet, toute dignité, et sa dernière réplique, « leurs dieux ! Leur honneur ! », se moque avec mépris des croyances des hommes.
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De même, les trois discours d’Iris sont dérisoires : le message d’Aphrodite contredit totalement celui de Pallas (Athéna), et celui de Zeus estt un tissu de contradictions.
Il ne s’agit donc plus de la fatalité telle qu’elle était conçue dans l’antiquité. Giraudoux la place entre les mains de l’homme, la remplaçant ainsi par les forces de l’Histoire telle que l’homme la fabrique par ses choix idéologiques, jusqu’au plus minuscule des actes de chacun. Mais, chacune des trois discours se termine par la même phrase : « il y aura la guerre. » Ainsi, indépendamment de la volonté divine ou humaine, la guerre semble être un destin inévitable, menace qui pèse sur toute collectivité humaine…
Peintre de Diosphos, Iris, 500-490 av. J.-C. Lécythe, Louvre
Tragique et comique
Giraudoux joue sur le décalage incessant entre le tragique et le comique, au sein d’un même acte, voire d’une même scène.
Ainsi, dans l’acte I, après la gravité de la scène 3 qui évoque les drames que cause la guerre, les morts, la scène 4 fait sourire en rendant dérisoires le roi Ménélas, en train de « se débarrasser l’orteil d’un crabe », et l'amour de Pâris pour Hélène; et le comportement des vieillards est grotesque dans la scène 5, alors que, dans la scène 6, Demokos et le Géomètre l’élève à la hauteur d’un symbole. Le doute est donc introduit : est-il possible qu’Hélène soit une cause légitime de guerre ?
Cette technique devient systématique dans l’acte II, par exemple dans la scène 4, avec le contraste entre la gravité solennelle de Demokos et d’Abnéos et le ridicule concours d’épithètes insultantes, ou bien le retournement du rôle de Busiris dans la scène 5 : venu pour donner les arguments propres à justifier la guerre, la menace d’Hector suffit à lui faire trouver des arguments inverses. Giraudoux souligne ainsi, alors que la SDN se pose en arbitre de la guerre, à quel point le droit international reste sans valeur, puisqu’on peut lui faire dire tout et son contraire. Les scènes 9, 10, et 11, qui pourraient être les plus dramatiques vu l’accentuation de la menace de guerre, sont rendues cocasses par les gifles et les cris inarticulés de Démokos. Enfin, le drame que vit Hector dans la scène 12, dans son effort pour sauver la paix en prouvant la vertu d’Hélène, est détruit par le comique du récit imagé du Gabier.
Giraudoux donne ainsi une image de la faiblesse humaine, démythifiant totalement la valeur que pourrait lui accorder l’usage de sa raison.
Les effets de surprise
Dans ce même but, montrer la fragilité de la raison humaine, qu’un rien peut faire basculer, Giraudoux multiplie les retournements de situation.
Outre le cas de Busiris, plusieurs personnages révèlent à quel point l’homme peut être influençable : Andromaque, convaincue de la paix possible dans la scène d’exposition, affirme la certitude de la guerre face à Hector dans la scène3, Hélène, qui résiste à Hector dans la scène 7 de l’acte I, se montre totalement docile dans la scène suivante, et même la petite Polyxène n’échappe pas à cette faiblesse puisqu’après avoir demandé à Hélène de partir dans la scène 6 de l’acte II, elle l’implore de rester dans la scène 7. L’homme est donc une sorte de marionnette, jouet de tous les hasards.
Sans cesse, Giraudoux joue donc avec les attentes du public, en faisant se succéder des péripéties qui inversent l’issue prévue. C’est le cas à la fin de l’acte I : au moment même où Hector a convaincu Hélène de retourner auprès de son mari, est annoncée l’arrivée de la flotte grecque dont le pavillon « à l’écoutière » est perçu comme une insulte par les Troyens : « L’honneur de notre marine est en jeu ». Ce même retournement se produit au moment même où se ferment les portes de la guerre (acte II, scène 5) et où la petite Polyxène déclare « Moi je me sens bien mieux », « La musique des Grecs éclate » et vient rappeler la menace. C’est aussi ce qui marque le dénouement de la pièce. Alors même qu’Hector et Andromaque résistent aux insultes d’Oiax et où Hector, après avoir empêché l’intervention de Demokos en le tuant, déclare « La guerre n’aura pas lieu, Andromaque », il suffit de dix brèves répliques pour que soit lancée la réplique inverse, soulignée par le jeu de scène, la réouverture des « portes de la guerre » : « Elle aura lieu. »
Comment ne pas voir, dans ces incessants changements de situation le reflet de l’époque, de ce ballet diplomatique que Giraudoux, par sa profession connaît bien, cet effort pour la paix interrompu par les divers assassinats de personnalités importante, par la prise de pouvoir de Mussolini et d’Hitler, par l’invasion de l’Éthiopie ? La guerre apparaît alors comme une force inéluctable, qui se sert de la faiblesse des hommes pour mener son jeu cruel, et la paix semble relever du miracle…
Les personnages féminins
Dans l’œuvre de Giraudoux, les personnages féminins sont essentiels, ce que prouvent d’ailleurs les titres : Antigone, Électre, Ondine, Bella, Suzanne et le Pacifique… Il semble que, pour lui, les femmes, par leurs caractéristiques spécifiques, soient plus proches de la vérité, du sens profond de la vie, que les hommes : elles portent en elle une forme de sagesse. Ainsi, dans la pièce, il nous présente un échantillon complet de la condition féminine : l’enfant Polyxène face à la vieille femme, Hécube, la femme infidèle, Hélène, face à l’épouse aimante et enceinte, Andromaque, et à cette étrange jeune femme qu’est Cassandre. Par ces jeux d’opposition, Giraudoux parvient à faire le tour des valeurs dont est porteuse, à ses yeux, une femme.
Pour lire la pièce
DES SYMBOLES DE L'AMOUR
Andromaque, Hélène, Cassandre : mise en scène de J. Vilar, TNP, 1963
Sans doute est-ce là le grand message de Giraudoux, dont témoignent les personnages féminins. Mais il met en scène plusieurs sortes d’amour.
L'enfant et la mère
Polyxène représente l’amour total, absolu, le don de soi qu’elle offre à sa mère. Ainsi, dans la scène 6 de l’acte II, elle n’entre pas dans le raisonnement subtil d’Hélène, dont elle ne retient qu’une chose : pour ne pas « quitter Hécube », il lui faut « ne plus rien sentir », et elle s’entraîne à cela dans un élan d’amour sincère. Face à elle, Hécube répond par un amour tout aussi absolu, celui d’une mère, luttant contre la guerre, pour la préservation de la vie.
La frivolité d'Hélène : mise en scène de N. Briançon, Théâtre Sylvia-Montfort, 2006
Hélène
À travers Hélène, Giraudoux nous présente une autre vision de l’amour, la quête du plaisir, léger, superficiel, ce qu’elle nomme « l’aimantation », l’attirance des corps, à la façon du libertinage du XVIIIème siècle. Cela la rend coquette et frivole, car elle désire avant tout séduire les hommes, qu’elle aime pour le plaisir qu’ils peuvent lui donner : « C’est agréable de les frotter contre soi comme de grands savons. » C’est ainsi que la dépeint Cassandre, avant même qu’elle n’entre en scène : « Elle rajuste sa sandale, debout, prenant bien soin de croiser haut la jambe. » (I, 4) Elle devient donc le symbole même de l’infidélité, le contraire de l’idéalisation de la femme.
Mais c’est sur elle que Giraudoux choisit de terminer sa pièce : « Les portes de la guerre s’ouvrent lentement. Elles découvrent Hélène qui embrasse Troïlus », baiser qui fait écho aux deux premières scènes de l’acte II où Hélène joue sur le désir du jeune garçon. Ainsi s'affirme la force de séduction de la femme.
Andromaque
De tous les personnages, Andromaque est sans doute celle qui illustre le mieux l’amour, à la fois par son état de future mère, soucieuse de préserver la vie de l’enfant qu’elle porte, en l’empêchant à tout prix de faire la guerre, mais aussi par l’amour total voué à Hector : « Si Hector n’était pas mon mari je le tromperais avec lui-même. »
Se confrontant à Hélène, dans la scène 8 de l’acte II, elle élève même l’amour à une dimension idéologique. Pour elle, seul un amour total, pur, sincère, force de vie, pourrait contrebalancer la force de mort qu’est la guerre : « Peut-être, si vous vous aimiez, l’amour appellerait-il à son secours l’un de ses égaux, la générosité, l’intelligence… Personne, même le destin, ne s’attaque d’un cœur léger à la passion… » Un amour véridique pourrait même donner sens à la guerre, d’où la prière adressée à Hélène : « Aimez Pâris ! […] Dites-moi que vous vous tuerez s’il mourait ! […] Alors la guerre ne sera plus qu’un fléau, pas une injustice. » L’amour, selon elle, doit conduire à accepter tous les sacrifices, et c’est d’ailleurs, à la fin de la pièce, ce qu’elle illustre en acceptant l’agressivité insultante d’Oiax dans un ultime effort pour soutenir Hector. Mais le jeu de scène final, « HECTOR, détachant les mains d’Andromaque », marque son échec. L’amour, quelqu’absolu qu’il soit, n’a pas pu empêcher la guerre.
La prière d'Andromaque à Hélène, Cassandre : mise en scène de J. Vilar, TNP, 1963
DES IMAGES DE LA SINCÉRITÉ
Polyxène
Avec son innocence d’enfant, elle illustre déjà cette notion de sincérité en avouant ses défauts, dans la scène 6 de l’acte I, refusant ainsi l’idéalisation de la femme qu’affirme Demokos : « Elle est gourmande. Elle ment », « Elle casse ses jouets. »
Hécube
Sa sincérité se manifeste par sa critique aiguë des affirmations portées par les partisans de la guerre, dans sa volonté de démythifier les valeurs qu’ils prônent : « Nous connaissons le vocabulaire. L’homme en temps de guerre s’appelle le héros. Il peut ne pas en être plus brave, et fuir à toutes jambes. Mais c’est du moins un héros qui détale » (I, 6) Son ironie est particulièrement violente envers Demokos, qu’elle prend plaisir à insulter à la fin de la scène 4 de l’acte II.
Cassandre
Par son don de voir l’avenir, Cassandre est l’image même de la sincérité, illustrée dès les premières répliques de la scène d’exposition, qui joue un peu le rôle du prologue dans les tragédies antiques, annoncer le dénouement : « On ne lui rendra pas Hélène. Et la guerre de Troie aura lieu », annonce réitérée dans la dernière réplique adressée à la Paix à la fin de l’acte I, « Tu es malade ! » Ce personnage est donc essentiel pour comprendre la vérité que veut transmettre Giraudoux, l’idée d’un « destin », non pas d’origine divine, mais qui utilise, en fait, la « bêtise » des hommes. C’est ce qui explique la fin de la scène d’exposition, quand elle assimile ce « destin » à Hector : ce sera bien son dernier geste pour sauver la paix, tuer Demokos, qui, en raison du mensonge de celui-ci, déclenchera la guerre. Il est donc encore plus frappant de constater que, malgré sa certitude, Cassandre essaie jusqu’au dernier moment, dans la dernière scène, d’empêcher la guerre, une façon d’affirmer une autre vérité, la sienne propre et non celle du destin.
La dernière réplique de la pièce lui est attribuée, et constitue une autre affirmation de vérité, la chute de Troie que raconte Homère : « Le poète troyen est mort… La parole est au poète grec. » Autre vérité aux yeux de Giraudoux : dans les guerres, c’est toujours la version du vainqueur qui l’emporte. L’Histoire elle-même est écrite à sens unique.
Evelyn de Morgan, Cassandra, 1898. Huile sur toile, 48 x 98. De Morgan Center, Londres
Diane Kruger dans le rôle d’Hélène. Film, Troie, de Wolfgang Petersen, 2004
Hélène
Au premier abord, Hélène ne fait pas preuve de sincérité ; elle est même le symbole du mensonge, par son attitude docile face à Pâris dans la scène 7 de l’acte I, qu’elle contredit totalement face à Hector dans la scène 8. Pourtant, à sa façon, elle est sincère, avouant clairement à Hector sa nature profonde. Mensonge aussi, parce qu’elle est prise comme prétexte d’une guerre qui a, en réalité, bien d’autres causes, comme le révèle le dialogue entre Hector et Ulysse dans l’avant-dernière scène.
Mais elle aussi porte une vérité, car, comme Cassandre, elle est la traductrice du destin, comme le montre la scène 9 de l’acte I où ses visions déroulent le cours de la guerre à venir. Elle annonce d’ailleurs, dès le début de l’acte II, l’image finale de la pièce : « Nous nous embrasserons, Troïlus. Je t’en réponds. » C’est aussi ce qu’elle révèle à Andromaque dans la scène 8 de l’acte, sa conscience que, dans le monde, le malheur, les forces de mort, est indissolublement mêlé aux forces de vie. C’est avec sincérité qu’elle exprime ce combat entre le bien et le mal, ce triomphe du mal, même quand il s’agit de sa propre destruction : « une Hélène vieillie, édentée, suçotant accroupie quelque confiture dans sa cuisine. »
Andromaque
Sa sincérité dans l’amour, dans la volonté de paix, est totale, exprimée dès la scène d’exposition, mais elle est bien moins profonde que celle d’Hélène, puisqu’elle avoue : « Je ne sais pas ce qu’est le destin. » Elle ne peut donc qu’affirmer une vérité subjective, née de ses perceptions : « Le bonheur tombe sur le monde ! » La vérité qu’elle défend est une sincérité intérieure, le respect que l’homme se doit à lui-même, et c’est pour cela qu’elle exige d’Hélène un amour sincère pour Pâris, et manifeste sa colère contre toutes les hypocrisies et les simulacres, par exemple dans son argumentation face à Priam dans la scène 6 de l’acte I : « Où est la pire lâcheté ? Paraître lâche vis-à-vis des autres, et assurer la paix ? Ou être lâche vis-à-vis de soi-même et provoquer la guerre ? »
Johann Heinrich Tischbein, Hector et Andromaque, 1798. Huile sur toile, 49 X 65,5.
Mais, à la fin de la pièce, le geste d’Andromaque qui se « bouche les oreilles » est une ultime tentative pour se replier sur sa sincérité intérieure en niant ce qui se déroule à l’extérieur. Cela traduit déjà son échec, car à l’extérieur triomphe le mensonge : c’est celui de Demokos qui fait basculer dans la guerre.
Giraudoux dote donc ses personnages féminins d’un double aspect. D’une part, chaque femme apparaît dans sa place sociale, dans la fonction qu’elle occupe, avec ses réactions subjectives. D’autre part, elle prend une fonction dramatique, en devenant une sorte de porte-parole du « destin », voire son instrument même.
FONCTION DRAMATIQUE DE LA FEMME
Monde masculin et monde féminin
À première vue, la femme semble très faible face à la puissance masculine, comme l’affirme Hélène : « L’homme qui découvre la faiblesse d’une femme, c’est le chasseur à midi qui découvre une source. Il s’en abreuve. » (I, 9). Cependant, dans ce combat entre les deux mondes, elles ont une force réelle, qui vient de ce que, là où les hommes disent « je sais », elles disent « je sens », fondant leurs sentiments et leurs connaissances sur leurs sensations. De la petite Polyxène qui répète, face à Hélène, « Je ne sais pas très bien » (II, 6), à Andromaque qui définit la femme comme « un pauvre tas d’incertitude » (I, 6), les femmes refusent fondamentalement d’affirmer.
Mais les hommes les y obligent, en les contraignant à choisir, comme le fait Hector, et tout est alors perdu. Ainsi, Hector force Hélène à mentir à Ulysse sur sa relation avec Pâris dans la scène 12 de l’acte II, et même Andromaque qui, au début de la scène 10, passe sous silence devant Demokos la gifle donnée par Oiax à Hector. Ainsi, même si Hélène, Andromaque, Cassandre essaient de résister, le monde masculin finit par l’emporter, comme si le destin, finalement, se servait des femmes pour faire agir les hommes.
La démythification
Malgré cette défaite du monde féminin, les femmes ont un rôle essentiel pour démythifier les fausses valeurs auxquelles croient les hommes, car les femmes se meuvent dans la réalité et non pas dans des abstractions. Elles sont profondément pragmatiques, en critiquant tout ce dont se glorifient les hommes. Hélène, par exemple, ironise sur la mythologie concernant Hélène : « Ils ont imaginé que c’était Vénus qui nous donnait Hélène … Pour récompenser Pâris de lui avoir donné la pomme à première vue. » Andromaque, face à Priam, ôte toute valeur au courage des guerriers. Même la petite servante, avec son exclamation « Oh ! là ! là ! », se moque de la grandiloquence poétique de Demokos, et toutes s’unissent pour refuser l’idéalisation de la femme dans la scène 6 de l’acte I. Par exemple, alors que les hommes, Demokos, le Géomètre, Priam, célèbrent la beauté d’Hélène, et prêtent son visage à la guerre, Hécube, elle, y oppose une comparaison grossière à « un cul de singe, […] un fondement rouge tout squameux et glacé, ceint d’une perruque immonde ».
Jean-François de Troy, Le Jugement de Pâris, 1734. Huile sur toile, 78 x 99. Collection particulière
L'illustration du destin
Mais, si elles luttent contre les mythes forgés par les hommes, il en est un qu’elles ne peuvent détruire, l’idée que la femme est « l’otage du destin », c’est-à-dire que le destin l’utilise pour amener les hommes là où il veut, ici à la guerre. C’est ce qu’explique Ulysse à Hector à propos d’Hélène, « Elle est une des rares créatures que le destin met en circulation sur la terre pour son usage personnel » (II, 13), en élargissant ensuite à toute femme. Même une « petite fille » inoffensive en apparence, peut mettre en mouvement le destin.
Angelica Kauffman, Vénus persuade Hélène d’aimer Pâris, 1790. Huile sur toile, 102 x 127,5. Musée de l’Hermitage, Saint-Pétersbourg
En déclarant, « Je n’avais pas d’inquiétude. Les siècles vous donnent toujours le mérite qui est le vôtre » (II, 12), Hélène, dont Hector tente de défendre « la vertu », affirme le lien entre la femme et le destin, en dénonçant la façon dont les hommes se servent d’elles, en mentant et forgeant des prétextes. Elle fait donc de l’Histoire le juge ultime, celui qui dépassera les alibis et les faux-semblants. Elle porte ainsi la vérité que cherche à transmettre Giraudoux par la nouvelle vision du mythe qu’il propose dans la pièce.
Le personnage d'Hector
Il y a trois types de personnages dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu ;
Certains ne sont pas nommés, tels Le Messager, Le Gabier, Le Géomètre : ils représentent les multiples voix anonymes de la foule.
Certains portent des noms inventés par Giraudoux, qui deviennent alors des symboles. C’est le cas de Demokos, du grec « demos », le peuple, symbole ici du démagogue, qui cherche avant tout à plaire au peuple, et surtout d’Oiax. Outre la sonorité désagréable de ce nom, semblable au cri du corbeau, Giraudoux se souvient certainement d’Ajax, héros de la tragédie éponyme de Sophocle, qui, aveuglé par une folle colère, se livre à un massacre.
D’autres, enfin, sont directement empruntés à Homère, ce qui permet à Giraudoux d’user de leur image traditionnelle tout en leur faisant dépasser les limites de l’antiquité : ils deviennent alors à la fois les contemporains de Giraudoux et des hommes intemporels. C’est tout particulièrement le cas d’Hector, personnage principal de la pièce.
Pour lire la pièce
L’IMAGE TRADITIONNELLE D’HECTOR
Fils de Priam
C’est d’abord par sa position familiale qu’il se présente, par exemple face à Pâris, « Je suis ton aîné, et le futur maître » (I, 4) ou à Oiax, qui cherche Pâris : « Je suis son frère. » Malgré cette affirmation d’autorité, il reste très soumis à son père, et Pâris démasque cette situation familiale, en la banalisant (« Ce que tu es frère aîné ! », I,4) et en la ramenant au contexte bourgeois du XXème siècle : « Cette tribu royale dès qu’il est question d’Hélène, devient aussitôt un assemblage de belles-mères, de belles-sœurs, et de beau-père digne de la meilleure bourgeoisie. »
Époux d’Andromaque
Giraudoux s’est certainement souvenu de la scène d’adieu entre Hector et Andromaque, dans le chant VI de l’Iliade, en présence du petit Astyanax. Giraudoux renforce son aspect humain en insistant sur l’amour absolu dont il fait preuve envers son épouse, en laquelle il a une totale confiance, exprimée à l’occasion de la gifle reçue, quand il répond à l’ironie d’Oiax qui lui lance « Si madame est ta femme, madame peut être fière. » : « Je la connais… Elle est fière. » (II, 9)
De plus, en anticipant la chronologie, puisqu’Astyanax n’est encore qu’un enfant à naître, il devient le symbole de tous les futurs pères, dont le rôle est de construire un avenir meilleur, d’où ce souhait qui amplifie cette naissance : « Mille garçons… Mille filles… »
Les adieux d’Hector et d’Andromaque, vers 370-360 av. J. –C. Cratère à figures rouges. Musée national du palais Jatta, Ruvo di Puglia
Cependant, par la banalisation du langage, telle cette appellation d’Andromaque, « Ma chérie », soutenue par les anachronismes, Hector perd sa dimension mythique pour devenir un individu ordinaire. Mais, comme Giraudoux n’en propose aucun portrait physique, n’évoque jamais son vêtement, il peut symboliser la situation de son époque, et même de toute époque. D’où le choix de certains metteurs en scène de renoncer à une représentation de l’antiquité grecque.
Nicolas Briançon dans le rôle d’Hector. Mise en scène de Briançon, théâtre Sylvia-Montfort, 2006
HECTOR LE GUERRIER
Un ex-guerrier
Hector – comme ce qu’a pu exprimer Giraudoux dans ses récits de guerre – ne renie pas son passé de guerrier, et reconnaît qu’il a aimé la guerre, notamment dans la scène 3 de l’acte I, ou dans son discours aux morts, dans la scène 5 de l’acte II. Cela transparaît dans ses souvenirs de camaraderie entre combattants, dans ce sentiment d’être « invulnérable », presque un dieu en raison de cette liberté de risquer sa vie, et de donner la mort.
Mais, dès le début de la pièce, s’écartant délibérément de son héritage homérique, Giraudoux le dote d’une détestation de la guerre, affirmant à Andromaque, dans la scène 3 de l’acte I : « Nous ne lui laisserons plus occasion. », « je la hais… Puisque je ne l’aime plus. » Mais Giraudoux ne présente pas cette haine comme une lente évolution, au contraire, Hector raconte une sorte de miracle, survenu « au moment où penché sur un adversaire de mon âge, [il] allai[t] l’achever ». Il se voit alors « agenouillé devant un miroir », voyant en cet ennemi un autre lui-même, un homme comme lui. C’est donc cette fraternité que veut mettre en évidence Giraudoux, alors même qu’une nouvelle guerre menace en Europe.
Son refus de la guerre
Tout au long de la pièce, ce refus est réaffirmé. Mais la véritable question n’est pas vraiment de savoir si la guerre de Troie aura lieu, ou non – le public connaît la réponse – mais de savoir si le pacifisme d’Hector sera assez fort pour résister à tous les pièges que lui tendent, non plus les dieux chez Giraudoux, mais les hasards d’une vie humaine.
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Résistera-t-il, par exemple, à la séduction d’Hélène qui charme tous les Troyens, du plus jeune, Troïlus, aux « vieillards » ? Il ne nie pas sa beauté, mais, en ne voyant que ses « deux fesses charmantes », il la rabaisse à l’état de femme-objet.
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Il résiste aussi aux dieux, en déniant toute valeur aux oracles : Je donnerais beaucoup pour consulter aussi les entrailles des prêtres… » (I, 6)
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Il démasque l’un après l’autre tous ceux qui se rangent dans le camp des bellicistes, notamment Demokos, Busiris.
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Enfin, et surtout, il résiste aux morts, au nom desquels – et notamment à l’époque de Giraudoux – se construisent les haines entre les peuples : « Je ne sais si dans la foule des morts on distingue les morts vainqueurs par une cocarde. », « Tout morts que vous êtes, il y a chez vous la même proportion de braves et de peureux que chez nous qui avons survécu. » Ainsi, il dissocie la guerre des valeurs auxquelles le patriotisme la rattache, notamment l’héroïsme et l’honneur, puisqu’il exprime sa « honte » d’être, lui, vivant.
Tous les actes d’Hector révèlent donc une autre forme de bravoure, accepter des affronts pour empêcher la guerre, par exemple la gifle d’Oiax, ou les insultes adressées à Andromaque. Mais ses efforts sont vains, la guerre éclatera malgré lui. Giraudoux en fait ainsi une force inéluctable, qui échappe à la puissance humaine.
HECTOR, SYMBOLE DE L’HOMME
Pierre Vaneck dans le rôle d’Hector. Mise en scène de Jean Vilar, 1963
Les faiblesses de l'homme
Elles viennent de ce que les anciens Grecs nommaient « hybris » (ὓϐρις), cette affirmation orgueilleuse de l’homme face aux dieux, avec cette différence que, chez Giraudoux, elle ne se situe plus face aux dieux, mais correspond seulement au fait d’affirmer des certitudes en oubliant que l’homme n’est rien dans l’univers. Or, Hector est précisément l’homme des certitudes, dès son entrée en scène quand il affirme, « Après les guerres, il naît plus de garçons que de filles », que les portes de la guerre « ne s’ouvriront plus », et, à propos d’Hélène, « Je la rendrai moi-même. »
Même s’il a parfois des doutes, jusqu’à la fin il continue à affirmer, par exemple dans les dernières répliques de la dernière scène : « La guerre n’aura pas lieu, Andromaque ! » Dans cette mesure, Hector commet bien la faute d’hybris », la démesure : en affichant la grandeur de la liberté humaine, il n’accepte pas d’être un simple humain, contrairement à Ulysse qui, lui, ne cesse d’exprimer ses doutes, notamment à propos de la guerre : « Je ne la veux pas. Mais je suis moins sûr de ses intentions à elle. »
Le tragique destin
Ainsi, Hector, sans corps, sans vêtements, n’est plus qu’une âme, symbole de l’homme tragique. Il est celui en qui se joue le tragique, et, comme dans la tragédie antique, par un « agôn », un débat de paroles. Mais, Hector, comme tout homme, ne se contente pas des mots, il veut prouver sa liberté par des actes. Par exemple, il menace Hélène, « Tu repartiras ce soir pour la Grèce, Hélène, ou je te tue » (I, 9), et Busiris : « Si tu ne la trouves pas, nous te gardons ici tant que durera la guerre. » Mais, il oublie que les actions de l’homme peuvent ne pas avoir les résultats espérés, et les siennes se retournent contre lui. Sa gifle à Demokos fait de lui un ennemi féroce, qui cherchera à se venger, et le meurtre de Demokos, fait pour préserver la paix, déclenche au contraire la guerre. Pour Giraudoux, invoquer la fatalité, le "destin", n’est donc qu’un alibi au véritable tragique, celui que l’homme porte en lui et provoque par ses actes.
Hector (Louis Jouvet) et Ulysse (Pierre Renoir) : mise en scène de Jouvet, 1935, théâtre de l’Athénée
Et ce tragique s'élargit à toute la collectivité. C’est ce que symbolise la pesée d’Hector et Ulysse dans la scène 12 de l’acte II : tout homme est porteur de valeurs collectives, est responsable de sa part d’humanité. L’idée de destin est donc un masque commode, comme l’explique Ulysse. Même si le destin « a surélevé deux peuples », ce sont les peuples qui ont ensuite agi : « nous nous sommes élevés tous deux au niveau de notre guerre. »
CONCLUSION
Ainsi, Hector n’a donc pas de valeur psychologique, il n’est pas un personnage dont nous pourrions analyser le caractère, mais prend une valeur symbolique, philosophique. C’est ce que Giraudoux lui-même explique, dans Littérature, en disant que les hommes sur scène sont « une humanité spéciale, chargée […] de supporter les grands coups du sort. » Le personnage d’Hector est donc mis au service d’une démonstration : quelles sont les relations métaphysiques entre l’homme et l’univers ?
À travers Hector, la conclusion de Giraudoux est pessimiste, c'est l’échec de l’humain, fait de faiblesses, de passions, face à un univers qui rend dérisoire sa volonté de liberté, malgré ses efforts de mémoire et de sagesse. Cet univers, en effet, n’offre aucune certitude : le vrai prend l’apparence du faux, et inversement. Que choisir, que rejeter, quand les causes entraînent des conséquences inattendues, quand les meilleures intentions peuvent donner des résultats terribles ? Le personnage d’Hector est donc porteur d’une leçon : savoir douter, se méfier. C’est d’ailleurs cette sagesse qui fait la supériorité de son adversaire, Ulysse : « Je pèse la volupté de vivre et la méfiance de la vie. » (II, 13)
Les critiques de Giraudoux
Pour lire la pièce
Giraudoux, comme Cocteau, Anouilh, puis Sartre, reprennent, dans une période historique troublée, les mythes antiques, mais pour les mettre au service d’une réflexion sur leur temps, sur les réalités politiques et sociales, mais aussi sur l’homme, sur ses faiblesses et ses forces.
Dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, toutes les critiques sont liées au thème de la guerre : elles visent les bellicistes, sous divers aspects, et les fautes qu’ils commettent.
CONTRE LES INTELLECTUELS
Intellectuel lui-même, Giraudoux a parfaitement mesuré les dangers de ce monde, qui, pour compenser son impuissance à agir directement, manie la parole de façon à diriger l’action des autres. Vivant ainsi par procuration, il est, selon lui, particulièrement dangereux. Ce pouvoir nocif s’accentue encore à une époque où, avec la radio, les médias exercent de plus en plus d’influence, et s’engagent dans la propagande.
Les écrivains
Conscient de la montée du risque de guerre, Giraudoux considère que la situation est urgente, et que la crise internationale exige que l’écrivain réagisse. C’est ce qu’il expliquera d’ailleurs dans son recueil de conférences Pleins Pouvoirs, paru en 1939 : « Nous sommes revenus à l’âge de pierre du sujet de la conservation de la vie, pour notre pays et pour nous. » Mais encore faut-il que ces réactions soient porteuses de vérité…
Mais ce n’est pas le cas de celles de Demokos, le poète qu’il rend ridicule, par exemple, dans l’acte II par les insultes que lui lance Hécube à la fin de la scène 4, ou par ses poèmes dédiés à Hélène, à la fin de la scène 6 de l’acte I, dont se moque Hector. Cependant, au-delà du ridicule, Giraudoux souligne qu’il est surtout dangereux. Ainsi s’explique la réplique d’Hector quand Demokos l’accuse, « Tu as l’air de détester autant la poésie que la guerre » : « Va ! Ce sont les deux sœurs ! » Demokos, en effet, par l’étymologie même de son nom associée au suffixe péjoratif « -kos », représente le démagogue, celui qui, en flattant les plus bas instincts du peuple (« Tuer un homme, c’est mériter une femme. »), sait trouver les arguments pour l’inciter à faire la guerre : « C’est alors la mission de ceux qui savent parler et écrire, de louer la guerre, de l’aduler à chaque heure du jour, de la flatter sans arrêt », explique-t-il à propos de la guerre, dans la scène 4 de l’acte II. Pour ce faire, il sait la parer des plus belles couleurs, en la comparant « au visage d’Hélène » par exemple, ou en embellissant la mort : « Ainsi le rubis personnifie le sang. » (I, 6). C’est donc par son habileté à manier les mots qu’il devient dangereux : il les gonfle jusqu’à en faire des symboles, les vidant ainsi de leur dimension concrète, pour leur donner une valeur absolue, en faire des certitudes. Il conduit alors les hommes à se battre pour des mots, le mot « courage », le mot «héroïsme »… , en leur faisant oublier les horreurs que, concrètement, la guerre entraîne.
Demokos, le poète ridicule : mise en scène de J. Vilar, TNP, 1963
Les scientifiques
Alors qu’ils pourraient illustrer la rigueur et l’honnêteté intellectuelles, la quête de la vérité, l’image du Géomètre prouve que les scientifiques ne valent pas mieux pour Giraudoux. Incapables, en effet, de se contenter de la pure rationalité et de se tenir à l’écart des conflits, ils introduisent la subjectivité humaine dans la science. Ainsi, séduit par Hélène, le Géomètre affirme, dans la scène 6 de l’acte I, « Or, depuis qu’Hélène est ici, le paysage a pris son sens et sa fermeté », fait d’elle l’étalon pour mesurer l’univers, et conclut : « Elle est notre baromètre et notre anémomètre ». Comment alors refuser de faire la guerre ? C’est d’ailleurs lui qui lance le concours d’insultes à lancer aux ennemis lors du combat, se rangeant lui aussi dans le camp de la démagogie : « Si nos soldats ne sont pas au moins à égalité dans le combat, ils perdront tout goût à l’insulte, à la calomnie, et par suite immanquablement à la guerre. »
Les juristes
Ils sont peut-être les plus dangereux de tous, car ils se présentent comme neutres, interprètes de la seule loi, au-dessus des clans et des partis. C’est ainsi que Demokos introduit Busiris : « Cet étranger est le plus grand expert vivant du droit des peuples. […] Tu ne diras pas que c’est un témoin partial. C’est un neutre. » Mais Giraudoux s’applique à le démasquer lui aussi, à travers les affirmations d’Hector, qui souligne la part de subjectivité présente dans le droit : « le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un juriste la réalité. » Et son retournement total, quand il trouve toutes les raisons de ne pas faire la guerre là où, d’abord, il avait argumenté en sa faveur, achève de discréditer son rôle. Mais comment ne pas penser au juriste grec, ambassadeur en France à deux reprises et diplomate actif dans la SDN, Nicolas Politis, menant, dans La Neutralité et la paix, un débat sans issue sur l’invasion de l’Éthiopie par Mussolini ?
CONTRE LE MONDE POLITIQUE ET DIPLOMATIQUE
Un gouvernement de vieillards : mise en scène de J. Vilar, TNP, 1963
Le gouvernement
Dans cette pièce, Giraudoux nous montre un Sénat dirigé par Demokos, un gouvernement constitué de vieillards gâteux, obsédés par la séduction d’Hélène, tels Priam, le roi, « fou d’Hélène », Abnéos, ou ceux que ridiculise la scène 5 de l’acte I. Ils sont incapables de mener une discussion sérieuse, discutant sur la nature de la femme alors qu’il est question de guerre, ou faisant dégénérer un « conseil » de guerre en concours d’épithètes insultantes. Troie apparaît dirigée par des fantoches, surtout préoccupés de discours stériles, de trouver « un chant de guerre », donc prêts à envoyer leur peuple à la guerre sans scrupules. Comment ne pas voir là une image des gouvernements de la Troisième république, avec ses Présidents du conseil si âgés : Clémenceau a 78 ans quand il accède à cette fonction, après la première guerre mondiale, Paul Doumer, au pouvoir en 1931 jusqu’à son assassinat un an après, a alors 74 ans…
Le monde diplomatique
C’est un milieu que Giraudoux connaît bien et qu’il rend complètement dérisoire, malgré le mérite des deux personnages qui le représentent, Hector et Ulysse, face à face dans la scène 13 de l’acte II.
Ulysse, en effet, malgré son désir de paix, ne croit pas vraiment en la capacité des diplomates d’empêcher la guerre : « Et ils sont vraiment combles de paix, de désirs de paix. Et ils se retournent de leur calèche pour se sourire… Et le lendemain pourtant éclate la guerre. » Une longue tirade dépeint cette réunion des diplomates, « sur la terrasse au bord d’un lac », allusion directe aux conférences de Locarno en 1925, de La Stresa, en avril 1935, et, bien sûr, aux réunions de la S.D.N. qui siège à Genève. Ulysse conclut ainsi à l’impuissance des diplomates, des sortes de figurants dans une pièce de théâtre, qui ne participent pas directement à l’action : « Le privilège des grands, c’est de voir les catastrophes d’une terrasse. » Le dénouement est inévitable, la guerre ne dépend pas réellement d’eux.
Carte postale : la conférence de Locarno, 1925
CONTRE LA GUERRE
Claude Garnier, « L’espace vital », caricature in Vendredi, 25 mars 1938
Ses causes
Sous les faux prétextes, ici Hélène, et les alibis démagogiques, les nobles valeurs invoquées, défendre l’honneur, la beauté, la civilisation… , la réalité est beaucoup plus concrète : les guerres ont d’abord des causes économiques. Déjà Andromaque en est consciente, quand elle prévoit que la guerre éclatera « [l]e jour où les blés seront dorés, la vigne surchargée, les demeures pleines de couples. » Cette même analyse est approfondie par Ulysse dans l’avant-dernière scène : « Les autres Grecs pensent que Troie est riche, ses entrepôts magnifiques, sa banlieue fertile. Ils pensent qu’ils sont à l’étroit sur du roc. […] Il n’est pas très prudent d’avoir des dieux et des légumes trop dorés. » Ses phrases évoquent directement la théorie de l’espace vital », concept créé à la fin du XIXème siècle par le géographe allemand Friedrich Ratzel, repris par les nationalistes allemands pour réclamer leur droit à des colonies, et prôné par Hitler dans Mein Kampf, qui lui, vise l’extension en Europe et en accentue les aspects racistes.
Ses horreurs
Giraudoux, marqué par la première guerre mondiale à laquelle il a participé, en étant blessé à deux reprises, insiste sur la puissance destructrice de la guerre. Ainsi Busiris, en argumentant en faveur de la guerre, conclut, dans les cas qu’il cite, Ophéa, Magnésia, à la destruction de ces villes : « Il ne subsiste plus une pierre de ses murs. » (II, 5) Mais Giraudoux, en associant la guerre à des visages humains, lui donne une dimension pathétique. C’est le cas, entre autres, quand Hector évoque ses dernières paroles aux morts sur le champ de bataille, dans la scène 5 de l’acte II, à « l’éventré, dont les prunelles tournaient déjà », à « celui dont la massue avait ouvert en deux le crâne », ou à son « petit écuyer, dont le bras gauche pendait et dont fuyait le dernier sang ». Il conclut alors : « la guerre me semble la recette la plus sordide pour égaliser les humains ».
Les morts dans les tranchées
La pulsion de mort
Le pire est que – et Giraudoux en cela s’écarte du mythe antique – est que la guerre trouve son origine, non pas dans l’intervention des dieux, mais dans la volonté de l’homme. Elle lui donne un sentiment de toute-puissance, fait de lui une sorte de dieu en lui accordant le pouvoir d’ôter la vie, comme l’explique Hector à Andromaque en évoquant « cette petite délégation que les dieux vous donnent à l’instant du combat » (I, 3) En fait, l’homme porte en lui un instinct de mort, irrépressible, même le plus pacifiste, tel Hector face à Ulysse : « Va pour la guerre ! À mesure que j’ai plus de haine pour elle, il me vient un désir plus incoercible de tuer… » Il ne pourra s’empêcher de tuer Demokos, comme il aurait pu tuer Oiax. Ainsi son action, un geste de mort, va précisément déclencher la guerre, comme si elle était inscrite en lui par avance.
La mort de Demokos : mise en scène de J. Vilar, TNP, 1963
CONCLUSION
Il y a, chez Giraudoux, un évident pessimiste, certainement dû à sa propre connaissance de la guerre, à ses observations dans son métier de diplomate, mais aussi aux circonstances historiques : au moment même où il compose son œuvre, il voit monter les risques de guerre en Europe et constate l’impuissance des pacifistes à les arrêter. Il fait preuve d’une douloureuse lucidité, non seulement sur ceux qui ont un pouvoir, intellectuel ou politique, mais aussi sur l’homme de façon générale, être empli de faiblesses et qui s’illusionne sur sa liberté. Pour lui, l'homme est le jouet de forces qui le dépassent, à commencer par celles de l’Histoire, et qui le mènent à sa perte.
Les idéaux de Giraudoux
Pour lire la pièce
La pièce de Giraudoux est, certes, tragique. Mais ce tragique vient de ce que l’homme, porteur en lui des forces du mal, les laisse l’emporter sur sa volonté de vie, son amour de la vie. Il développe donc, en contrepoint, des idéaux à défendre.
Les beautés du monde
De son enfance provinciale et campagnarde, Giraudoux garde des images qui inscrivent en lui l’idée que la nature offre des beautés à qui sait les regarder, par exemple le rayonnement du soleil un jour de printemps. C’est ce que ressent Andromaque, dans la scène d’exposition, et qu’elle exprime poétiquement : « Vois ce soleil. Il s’amasse plus de nacre sur les faubourgs de Troie qu’au fond des mers. De toute maison de pêcheurs, de tout arbre sort le murmure des coquillages. » C’est d’ailleurs sur ce « soleil » qu’insiste Hector dans son discours aux morts, dans la scène 5 de l’acte II, dont les mots de conclusion sont « la chaleur et le ciel ». La nature, plus immuable que tous les discours et tous les actes humains, offre une forme de permanence, de beauté propre à rendre l’homme heureux.
Cela se retrouve dans les interventions du Gabier, au moment même où par ses révélations sur la relation entre Pâris et Hélène, il risque de provoquer la guerre. Il se lance dans une tirade sur les « bouleaux frémissants » qui révèlent sa sensibilité aux beautés de la nature : « toutes les feuilles alors me parlaient et me faisaient signe. Et à les voir frissonner, en or par-dessus, en argent, par-dessous, vous vous sentez le cœur plein de tendresse ! » Il suffirait donc que l’homme, au lieu de suivre son instinct de mort, se laisse emporter par cet amour du monde qui existe aussi en lui.
Bouleaux au coucher du soleil
La valeur de la vie
C’est donc la vie qui mérite d’être louée, et la pièce est aussi un hymne à la vie, à ses joies, même les plus modestes, manger, boire, aimer sa femme, tel qu’Hector dépeint un de ses adversaires : « pauvre mari et gendre », « pauvre cousin germain », « pauvre amateur de raki et d’olives ». Il faut, en fait, s’employer à créer la vie, et non pas à la détruire, par exemple en faisant vivre et prospérer son pays par l’agriculture et l’artisanat, comme le revendique Hector face à Ulysse : « Je pèse tout un peuple de paysans débonnaires, d’artisans laborieux, des milliers de charrues, de métiers à tisser, de forges et d’enclumes… »
Le peintre de Taléidès, « Pesée de marchandises », vers 540-530 av. J.-C. Amphore. Metropolitan Museum of Art
Ainsi, ce qu’Hector, tout comme Andromaque et Hécube, ne cesse d’affirmer, c’est le simple fait de vivre. Cela ressort notamment de son discours aux morts, dans la scène 5 de l’acte II, qui, en fait, célèbre la vie : « Et je suis heureux de leur avoir fait boire à chacun une suprême goutte à la gourde de la vie. » Cette image est complétée par une autre, qui remplace le patriotisme par la valeur de la vie : « Les vivants, vainqueurs ou non, ont la vraie cocarde, la double cocarde. Ce sont leurs yeux. » De même, ce qu’il met dans la balance face à Ulysse, dans l’avant-dernière scène, c’est tout son espoir en la vie : « Je pèse un homme jeune, une femme jeune, un enfant à naître. Je pèse la joie de vivre, la confiance de vivre, l’élan vers ce qui est juste et naturel. »
La pièce de Giraudoux, en 1935, est donc aussi un cri d’espoir : que les forces de vie l’emportent sur celles de mort.
La fraternité
Mais l’humanisme, c’est aussi s’affirmer humain, semblable à tous les humains, non pas dans cette fausse égalité qu’apporte la mort, mais par une fraternité profonde, une réelle entente.
Déjà Andromaque proclame une fraternité entre tous les êtres créés dans la scène d’exposition : « Nous sommes peut-être aussi au premier jour de l’entente entre l’homme et les bêtes. » L’homme n’est-il pas, après tout, qu’un animal comme les autres ? D’ailleurs Hélène, pour exprimer sa vision du « malheur », compare l’homme aux oiseaux : « Et tous les malheurs du corps humain, pourvu qu’ils aient un rapport avec les oiseaux, je les connais en détail ».
Hector, lui, exprime avec sincérité une communion entre tous les hommes dans leurs misères, dans leurs faiblesses. C’est d’ailleurs ce qui fait que la guerre « a sonné faux » : l’harmonie sur le champ de bataille a été brisé car l’ennemi a été ramené à ce qu’il est en réalité, un semblable : « Auparavant ceux que j’allais tuer me semblaient le contraire de moi-même. Cette fois, j’étais penché sur un petit miroir. Cette mort que j’allais donner, c’était un petit suicide. » (I, 3) Même Hélène, qui nie éprouver de la « pitié »sait exprimer cette fraternité humaine dans le malheur : « Cela peut venir aussi de ce que tous ces malheureux, je les sens mes égaux, de ce que ma santé, ma beauté et ma gloire, je ne les juge pas très supérieures à leur misère. Cela peut être de la fraternité. » (II, 8)
CONCLUSION
Si l’homme accepte d’affirmer la valeur de la vie, s’il la défend partout où elle peut être menacée, il peut vaincre le tragique. Car c’est l’homme qui le suscite, en y croyant, en l’annonçant, en le préparant, par exemple en préparant la guerre. Pour Giraudoux, l’homme véritable est celui qui aime la vie, qui la sauve par ‘amour sincère, en créant un enfant, c’est l’homme qui se révolte, qui se bat contre ce qui menace la vie, contre la guerre.
Même s’il perd ce combat, sa révolte fait sa grandeur, et laisse subsister un espoir. Le paradoxe que met en place le titre de la pièce n’est pas seulement une preuve de tragique, c’est aussi une façon de maintenir, envers et contre tout, l’espoir de vivre.
Conclusion : la réécriture du mythe
Pour lire la pièce
Du grec μυθός, la parole, le mythe renvoie à cette parole transmise de génération en génération au sein d’une communauté et chargée d’une valeur sacrée. Ainsi, le mythe, dans son origine antique, n'appartient pas au temps du public auquel il est raconté, mais renvoie à l'aube de l'humanité. Il a pour but d'expliquer, de justifier l'ordre religieux, moral, social ou politique auquel ce public se soumet. Il est la « parole » suprême, celle du destin (« Moïra »), supérieur même aux dieux, qui a pour rôle d’empêcher le retour au Chaos universel. Les mythes cosmogoniques, par exemple, expliquent la création du monde, tandis que les mythes anthropogoniques s’intéressent, eux, à l’apparition de l’homme sur terre et à ses fonctions. Les mythes théogoniques expliquent par l’intervention des dieux des réalités naturelles, tempêtes sur les océans, éruptions volcaniques…, tandis que les mythes historiques renvoient à l’origine d’une nation, d’une cité.
Le mythe de la guerre de Troie entremêle le divin et l’humain, il est fondateur dans l’antiquité grecque, les textes étant enseignés aux enfants, puis il a été transmis aux Romains. Cependant, lorsque Giraudoux reprend le mythe antique, ce n'est pas pour réitérer un ordre ancien, mais pour questionner sa propre époque. Au XX° siècle la science, en effet, est allée très loin. L'homme a appris à mesurer les lois de la nature, il ne peut plus se contenter du "mythe" ni se reposer sur une parole de "fatalité", supra-humaine. Ainsi il s'approprie le mythe: il tombe entre ses mains, devient son histoire à venir, telle qu'il va la construire dans l'avenir, dans le temps historique. Le mythe ouvre alors la voie à de nouvelles interrogations.
Les Troyens transportant le cheval dans la ville. Selle ornementée du XVIème siècle. Galerie Ambrosiana, Milan
Comment Giraudoux utilise-t-il cet héritage mythique ?
LA FORME LITTÉRAIRE
La structure
Choisissant le théâtre, Giraudoux hérite d’une forme particulière à la tragédie grecque : un prologue, la parodos, entrée du chœur, trois épisodes, au cœur desquels se situe l’agôn, scène de débat, de conflit, séparés entre eux par des chants du chœur, enfin l’exodos, sortie du chœur.
Giraudoux, lui, construit deux actes, composés de scènes, notions propres au théâtre français, mais ces scènes ne correspondent pas toujours aux entrées et sorties de personnages, comme le voulait la tradition. Le prologue, en tant que tel, disparaît : c’est Cassandre qui se charge de sa fonction d’annonce, dans la première scène où, par la métaphore du « tigre », censé représenter le destin, elle fait d’Hector l’agent de ce destin. De même, sa dernière réplique annonce le vainqueur, les Grecs : c’est Homère qui sera chargé de forger le mythe dont héritera Giraudoux.
Le chœur : mise en scène d'Alexandre le Grand , Racine, 1963
Cependant, il conserve l’idée d’ « agôn », puisque, dans chaque acte, intervient une scène de débat entre deux personnages, essentiel à l’intrigue, celui d’Hélène et Hector, dans la scène 8 du premier acte, et, surtout, celui d’Hector et Ulysse. Mais celui-ci est bien tardif, et sa conclusion, rendre Hélène aux Grecs, sera annulée par la dernière scène.
Enfin, même s’il n’y a pas de chœur à proprement parler dans la pièce, Giraudoux prend soin de restituer une parole collective. Par exemple, les servantes ou les vieillards dans l’acte I représentent les voix anonymes de Troie, tout comme les « marins » ou même « la foule », voix multiples de l’orgueil de l’homme qui, dans la scène 12 de l’acte II, poussent à la guerre.
Le registre
Héritant d’abord d’une épopée, Giraudoux refuse délibérément le registre épique. Même les évocations des combats par Hector sont ramenées à la petitesse de l’homme, l’absence des dieux leur enlevant tout dimension sacrée. De même, alors que se prépare la guerre, la scène des épithètes insultantes (II, 4) rend totalement dérisoire cet enjeu.
Il reprend, en fait, ce qui faisait l’originalité d’Euripide, auteur dramatique qui a le plus traité le thème de la guerre de Troie, dans Les Troyennes, Hécube, Andromaque ou Hélène, l’alternance du tragique et du comique, parfois au sein d’une même scène. Par exemple, après la gravité des trois premières scènes de l’acte I, l’attitude des vieillards édentés dans les scènes quatre et cinq, les fait basculer dans le comique. De même dans l’acte II, la montée de la tension dans les scènes 9 à 11 est sans cesse interrompue par les insultes, les cris et les gifles.
Les vieillards : mise en scène de Jean Vilar, TNP, 1963
Giraudoux joue perpétuellement sur ce décalage, qui lui permet d’inscrire le mythe dans l’actualité, par exemple grâce aux anachronismes, tels cette « calèche », ces « entrepôts » ou la « banlieue », mentionnés par Ulysse dans la scène 13 de l’acte II, ou bien les allusions et jeux sur les mots : Hélène « fait le chemin de ronde », et la réplique de Pâris, « Un seul être vous manque, et tout est repeuplé » (I, 4), est une plaisante parodie de Lamartine qui fait sourire. De ce fait, Giraudoux réduit la grandeur, donc la portée du mythe, le ramenant au niveau de la banalité humaine.
LE RÔLE DES PERSONNAGES
L'individu dans La guerre de Troie n 'aura pas lieu
Chez Giraudoux, pas de portrait physique des personnages, pas même d’Hélène dont la beauté est si souvent signalée. Leur psychologique aussi reste rudimentaire, fondée sur le trait qui les caractérise dans l’antiquité : Priam est le roi, Ulysse le rusé, Andromaque la mère et épouse fidèle… Leur ancrage dans l’histoire est quasiment inexistant : nous ne savons rien du passé d’Andromaque, d’Hector. Certains d’ailleurs n’ont même pas de nom, tel Le Géomètre ou Le Gabier. L’individu perd ainsi son ancrage dans le réel pour devenir un symbole, soit de la valeur dont il est porteur (amour sincère ou superficiel, volonté de guerre ou de paix... ), soit de la situation dans laquelle il se trouve, par exemple empêcher la guerre, défendre son honneur, triompher de l’ennemi…
Chaque personnage chez Giraudoux est donc une parcelle de l’être humain, c’est-à-dire une parcelle de la condition humaine, avec ses forces et ses faiblesses. Il prend alors une dimension morale, participant à la lutte du bien contre le mal, et philosophique : quelles valeurs peuvent permettre à un individu de s’affirmer pleinement homme ?
Les personnages féminins
Sans reprendre les détails de l’analyse précédente, constatons que Giraudoux, soit ne reprend pas la totalité du mythe – par exemple, nulle part il ne mentionne le fait que Cassandre ne soit pas crue –, soit banalise ses héroïnes, telle Hécube grondant Polyxène ou, encore davantage Hélène, dont il transforme l’enlèvement par Pâris en une banale histoire d’adultère, ridiculisant même l’époux cocu, Ménélas. Il leur accorde ainsi le rôle de démythifier les valeurs prônées par les hommes, en dénonçant impitoyablement tous les signes de la mauvaise foi masculine.
Le seul personnage féminin qui échappe à cette simplification est Andromaque : « Laisse donc Andromaque tranquille », déclare Hécube à Demokos, « Elle n’a rien à voir dans les histoires de femme. » (I, 6) Elle est, en effet, chargée d’illustrer à la fois la force de l’amour, la profonde humanité et la fraternité que Giraudoux pose comme idéaux, la volonté de faire triompher les forces de vie sur celles de mort. Cela ressort de la dernière réplique d’Ulysse dans la scène 13 de l’acte II, expliquant son choix d’accepter de reprendre Hélène sans représailles : « Andromaque a le même battement de cils que Pénélope. » Malheureusement, le coup de théâtre final rappelle la force du mensonge, de la rancœur, le poids du passé, symbolisé par le vieillard Abnéos, au nom symbolique (loin de la jeunesse), alors même qu’Andromaque, par sa résistance aux insultes d’Oiax dans la dernière scène, semblait avoir réussi à faire triompher la paix.
Martine Chevallier dans le rôle d'Andromaque : mise en scène de Raymond Gérôme, Comédie-Française, 1988
Hector et Ulysse
Pour eux aussi, Giraudoux reprend les données du mythe, en les banalisant, comme le révèle la conversation si simple entre eux au début de la scène 12, et les formules familières d’Ulysse, telle « L’eau sur le canard marque mieux que la souillure sur une femme ». Tous deux sont donc présentés comme des humains ordinaires, aimant leur épouse, leur fils.
Mais c’est précisément ainsi que Giraudoux en fait des représentants de la grande question de son temps : quel est le pouvoir de l’homme, une fois qu’on enlève le monde des dieux, la fatalité ?
Hector (François Beaulieu) et Ulysse '(Simon Eine) : mise en scène de Raymond Gérôme, Comédie-Française, 1988
Face aux certitudes d’Hector, à son « hybris », précédemment étudiées, Ulysse apporte une réponse par son analyse des forces de l’histoire, de ce qui prépare une guerre quand deux peuples « se sont élevés au niveau » de ce conflit, comme c’est le cas de la France et de l’Allemagne dont il rappelle l’antagonisme historique.
Ainsi, tous deux annoncent déjà ce que la philosophique contemporaine nomme « l’Absurde ». Ulysse, qui décide d’empêcher la guerre s’y retrouve contraint pour venger la mort d’Oiax, tué par Hector, précisément celui qui, depuis le début de la pièce, fait tout pour éviter la guerre. C’est là tout le tragique contemporain, l’échec de l’humain avec ses passions, ses faiblesses, ses mots trompeurs ou dérisoires, ses mensonges, sa liberté qui s’incarne dans un acte de mort.
DES CONCEPTIONS ANTIQUES À L’ANCRAGE MODERNE
Hector et Ulysse
Le mythe antique, dont l’objectif est d’expliquer, de justifier et d’imposer au public l’ordre naturel, historique et politique, religieux et moral, est censé répondre à toutes les interrogations sur le monde. Ce n’est donc pas un hasard si, dans les années troublées de l’entre-deux-guerres, qui posent de nouvelles questions, les écrivains s’y replongent.
Or, le mythe antique a deux caractéristiques que Giraudoux rejette.
D’une part, à l’origine, le mythe ordonne, tandis que, chez lui, les intentions ne s’incarnent pas dans les résultats attendus, les causes n’entraînent pas leurs conséquences logiques. L’univers a donc perdu toute cohérence.
Le mythe antique...
... et son actualisation
D’autre part, le mythe antique s’appuie sur « Moipa », le destin, doté d’une puissance supérieure même à celle des dieux. C’est, en latin, le « fatum » ( du verbe qui signifie « parler »), la parole divine qui impose sa loi aux hommes. Or, le mot « destin » est très présent dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, dès la scène d’exposition où il est introduit par Cassandre. Mais Giraudoux, lui, le distingue complètement de toute idée de divin, en évacuant le monde des dieux, ridiculisé, qui n’est, pour lui, qu’une création des hommes. Ce sont les hommes, en effet, qui les font parler : ils « s’abstiennent de parler eux-mêmes dans les cas difficiles » (I, 9) D’ailleurs, dans la première scène, Cassandre montre très bien que le destin est « Hector », donc l’homme, inscrit dans son temps, réagissant face aux épreuves.
Un questionnement sur l'homme
Cette laïcisation du mythe le ramène donc au niveau de l’homme.
Mais Giraudoux va plus loin, encore, ironisant sur le mythe. Cette « guerre de Troie » va être due à la bêtise des hommes, de ces vieillards ridicules qui gouvernent la ville, de celle d’un séducteur attirée par une femme, Pâris, qui ne l’aime même pas, de celle de tous ceux que leur chauvinisme aveugle… Il fait donc du mythe, par cette dérision, un moyen de la satire, adaptée aux circonstances historiques de son époque.
Il l’utilise aussi pour représenter, comme a pu le faire Freud dans Au-delà du principe de plaisir, paru en 1920, l’homme divisé entre Éros, le principe de vie, et Thanatos, le principe de mort. C’est ce qu’illustre tout particulièrement Hélène, censée être la cause de cette guerre à venir. D’un côté, elle est le symbole même d’Éros, mis en valeur par le discours lyrique du gabier : « Et quand ils se désenlaçaient, ils se léchaient du bout de la langue, parce qu’ils se trouvaient salés ». Mais, de l’autre, cet érotisme est contrebalancé par le discours d’Hélène à Andromaque, dans la scène 8 de l’acte II, où elle se montre désespérément lucide sur « le malheur » des hommes, sur l’aspect inéluctable de la vieillesse qui mène à la mort.
Affiche du film de Steve Suissa et Francis Huster, 2014
L'angoisse de la liberté
Enfin, même si dans la pièce, Giraudoux donne l’impression, par les prévisions de Cassandre ou les « visions » colorées d’Hélène, que tout est écrit, il ne faut pas s’y tromper, et c’est d’ailleurs ce qui explique que, malgré cela, toutes deux tentent de préserver la paix. En fait, le « destin », c’est l’angoisse de la liberté qui pèse sur l’homme.
À chaque instant, en effet, l’homme reste maître de son histoire : c’est la somme de minuscules volontés – ou de lâchetés – qui forge ce qu’un peuple appelle son destin. Aucun individu n’est exempt de la liberté de choisir son attitude, depuis l’indolence de Pâris, la sottise des vieillards, le fanatisme de Démokos et son mensonge, la grossièreté d’Oiax, jusqu’à la naïveté de la petite Polyxène.
C’est aussi valable au niveau collectif, pour les choix d’un peuple. Ainsi, dans l’avant-dernière scène, c’est ainsi qu’Ulysse définit le destin : « quand par leurs architectes, leurs poètes, leurs teinturiers, il leur a donné à chacun un royaume opposé de volumes, de sons et de nuances, quand il leur a fait inventer le toit en charpente troyen et la voûte thébaine, le rouge phrygien et l’indigo grec, l’univers sait bien qu’il n’entend pas préparer ainsi aux hommes deux chemins de couleur et d’épanouissement, mais se ménager son festival, le déchaînement de cette brutalité et de cette folie humaines qui seules rassurent les dieux ». Cette explication, en ne faisant des dieux que des spectateurs passifs des actions humaine, souligne le fait que, dans une société, chacun est embarqué sur ce bateau qui s’appelle la liberté, la liberté d’user de son imagination pour créer, la liberté de fabriquer cette société.
Le mythe moderne conduit donc à une question, bien différente de celle héritée de l’antiquité : comment faire pour que le choix individuel, quand il est vrai, raisonnable, juste, force de vie, puisse entraîner le choix collectif ? Comment faire pour que le « destin » ne dépende plus, comme le dit Cassandre, de « deux bêtises, celles des hommes et celle des éléments » ? S’il est impossible d’empêcher un séisme, une éruption volcanique, un cyclone, un tsunami, n’est-il pas possible de lutter contre la « bêtise des hommes » en les guidant vers la sagesse qui forgerait alors un meilleur « destin », en l’occurrence un monde en paix ? N’est-ce pas cet espoir que Giraudoux tente d’éveiller ?
Armistice de 1918 : liesse populaire dans les rues de Paris
Explications de huit extraits
Acte I, scène : Exposition
Acte I, scène 3 : Le retour d'Hector, de « Comment arrive-t-on à ne plus aimer » à « … hait la guerre. »
Acte I, scène 6 : Les femmes en faveur de la paix, de « Je vous comprends fort bien. » à « … provoquer la guerre? »
Acte I, scène 8 : Hector face à Hélène
Acte II, scène 5 : Le discours aux morts , de « Prononce en tout cas le discours... » à « ... je me sens bien mieux. »
Acte II, scène 8 : Le face à face d'Andromaque et Hélène, de
« Alors je vous en supplie… » à la fin
Acte II, scènes 9, 10 et 11 : L'échange de gifles
Acte II, scène 13 : La confrontation d'Hector et d'Ulysse, de
Et vous voulez la guerre?… » à « ... Je crois que nous l'avons. »