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Jean Giono, Un roi sans divertissement, 1947
Incipit

1ère partie - L'incipit : pp. 9-10, du début à "... monument aux morts." 

Pour lire le texte

Giono, Un roi sans divertissement, 1947

C’est en 1947 que Giono fait paraître Un roi sans divertissement, qui illustre le tournant dans son œuvre : il adopte un ton beaucoup plus amer en raison des expériences douloureuses qu’il a vécues.

Un début de roman a, en principe, un double rôle : engager l’action en donnant les informations nécessaires sur le lieu, le temps, les personnages du récit, et retenir l’attention du lecteur, le séduire en lui donnant le désir de poursuivre sa lecture. Mais cet incipit donne-t-il au lecteur des éléments clairs pour suivre une action romanesque ?  Quels effets Giono cherche-t-il, en fait, à produire ? 

INFORMER 

La carte du Trièves

Le cadre spatial

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À première vue, il y a une volonté de réalisme, marquée par la présence, notamment, des toponymes, Avers, Chichiliane, Clelles, Mens, autant de villages situés dans la région montagneuse du Trièves. Mais notons deux approximations, l’orthographe exacte étant « Chichilianne » et « Lavars » et non « Avers ».

Cependant, Giono, en précisant, « la scierie sur la route d’Avers », fait comme si, pour le lecteur, ce lieu était immédiatement identifiable, d’où le déterminant défini. Cette stratégie se retrouve au début du paragraphe suivant : « C’est juste au virage, dans l’épingle à cheveux », comme s’il faisait allusion à un lieu bien connu.

En revanche, le village d’où s’exprime le narrateur n’est, lui, pas nommé, uniquement situé par rapport à « Chichiliane, un pays à vingt et un kilomètre d’ici ». De ce fait, le lecteur s’interroge ? Quel sera le lieu de l’action, « Chichiliane », en raison du commentaire du narrateur (« C’était donc très extraordinaire, Chichiliane. »), ou cet « ici », inconnu, mentionné par le narrateur ?

La carte du Trièves

L'alternance des temps

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        Le présent domine, temps de l’énonciation, prise en charge par le narrateur, qui décrit, commente et juge : « Je ne crois pas qu’il reste des V. à Chichiliane. » Mais quand se fait se récit ? Un seul détail historique, la mention du « monument aux morts », dont on sait que chaque village en a eu un à l’issue de la première guerre mondiale, permet de le dater à coup sûr d’après l’armistice de 1918.

Un paysan et son  bardot attelé

        Mais le récit renvoie à des événements passés qui sont, eux, datés : « En 1843-44-45 », M. V. se servit beaucoup de ce hêtre. » Cela est confirmé par le changement des unités de distance, qui laisse supposer un important recul temporel : « Vingt et un kilomètres, en 43, ça faisait un peu plus de cinq lieues. » La mesure de la distance en « lieue », environ quatre kilomètres, a été abolie pendant la révolution française, mais est restée en usage, et ce malgré le décret de Guizot, en 1837, qui établit l’usage exclusif du système métrique… Mais, cet emploi dans le récit donne l’impression d’un passé lointain, aujourd’hui révolu, où toute distance à parcourir exigeait des paysans un effort : « on ne se déplaçait qu’en blouse, en bottes et en bardot au pas. » 

Un paysan et son  bardot attelé

Les personnages

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Frédéric

L’incipit s’ouvre sur un personnage, présenté par sa profession, il « a la scierie » et son seul prénom, « Frédéric », mais aussitôt introduit, il disparaît du récit. Le lecteur est alors en droit de se demander s’il en sera le personnage principal… De plus, la façon de lui attribuer une généalogie peut surprendre : « Il y succède à son père, à son grand-père, à son arrière-grand-père, à tous les Frédéric. » Cette remarque, qui ressemble à la façon dont un historien présente les rois, n’apporte, en fait, aucune réelle information, sinon donner l’impression d’un enracinement dans ce lieu de génération en génération.

M. V.

Inversement, le deuxième personnage est mentionné sans prénom, et uniquement par l’initiale de son nom. Mais, à nouveau, rien de précis n’est dit, sinon qu’il « se servit beaucoup de ce hêtre ». Mais pour quoi faire ? Cela reste mystérieux, comme l’effacement de ce nom de famille dans son lieu d’origine, contrairement à ce qui était le cas pour « Frédéric ». D’autant plus mystérieux que cela a donné lieu à une recherche du narrateur, là encore à la façon d’un historien, se déplaçant même dans le village : « La famille ne s’est pas éteinte, mais personne ne s’appelle V. : ni le bistrot, ni l’épicier et il n’y en a pas de marqué sur la plaque du monument aux morts. »

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En fait, Giono, tout en reprenant les exigences d’information traditionnelles d’un incipit de roman, les détourne de leur but initial. Sous couvert d’une volonté de réalisme, d’exactitude jusqu’au moindre détail, cet effet de vérité ne fait que créer le flou et le mystère. De même, faire entrer le lecteur directement dans l’action, « in medias res », n’est qu’une feinte, puisque l’action, à peine lancée dans le premier paragraphe, s’arrête aussitôt pour une description dont le lecteur ne peut percevoir le lien avec cette action, suivie de commentaires qui semblent superflus.        

SÉDUIRE 

Le narrateur

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Le narrateur affirme sa place très rapidement en ce début de récit, imposant au lecteur son jugement sur le hêtre : « je suis bien persuadé qu’il n’en existe pas de plus beau ». Pour mieux le persuader, il généralise ensuite, soit par des formules interdisant au destinataire de la contredire, « Il n’est pas possible », « Il est hors de doute », soit en employant le pronom indéfini « on » pour renforcer son affirmation : « c’est ce qu’on se dit dès qu’on le voit et c’est ce qu’on se redit inlassablement quand on le regarde. »

Il semble ainsi, tel un conteur traditionnel lors des veillées d’autrefois, entreprendre une conversation avec le destinataire d’un récit, qui prend le ton de l’oralité, par exemple, en l’interpellant par des questions : « Comment tant de justice pourrait-elle être inconsciente ? », « On irait, on y ferait quoi ? On ferait quoi à Chichiliane ? » Mais ce dialogue est, en réalité, fictif, puisque les réponses sont aussitôt données.

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Cet incipit donne du narrateur une double image, contrastée :

         D’un côté, il se comporte comme un historien d’histoire locale, avec une volonté d’objectivité : il a parcouru les lieux évoqués, vérifié qui sont les personnages, observé les réalités d’un époque reculée de plus de soixante ans par rapport au moment du récit.

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Paul Chardin, « La veillée ». Illustration in Contes et légendes de Basse-Bretagne, 1891

         De l’autre, son récit n’a pas l’objectivité attendue d’un historien, par son implication personnelle, par exemple, quand il accorde au hêtre une place inattendue pour un arbre, ou bien en soulignant, de façon très subjective vu la banalité du lieu, l’aspect « très extraordinaire » de Chichiliane.        

La description du hêtre

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La place qui lui est accordée surprend, car cet arbre, introduit de façon banale, « Il y a là un hêtre », semble ainsi devenir un personnage essentiel du roman.

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La description, par l’hyperbole, met immédiatement l’accent sur la beauté de cet arbre, affirmée par le narrateur : « je suis bien persuadé qu’il n’en existe pas de plus beau » est repris par l’insistance, « si beau », et, dans la phrase finale, « la beauté » est à nouveau mentionnée.

C’est ce qui explique la divinisation du hêtre, par assimilation au dieu de la beauté, des arts, notamment de la poésie, de la lumière, du soleil et de la divination dans la mythologie grecque, répétée dans le récit : « c’est l’Apollon-citharède des hêtres », allusion à la lyre – ou cithare – de ce dieu, « Apollon exactement ». Une longue énumération de ses qualités, sur un rythme en gradation et rendue hyperbolique par l’emploi des comparatifs, achève de transformer cet arbre en un véritable personnage : « une peau plus lisse, de couleur plus belle, une carrure plus exacte, des proportions plus justes, plus de noblesse, de grâce et d’éternelle jeunesse ». Cette personnification le dote aussi d’un caractère exceptionnel, d’une forme de modestie : « Le plus extraordinaire est qu’il puisse être si beau et rester si simple. »

Charles Meynier, Apollon et Uranie, 1798-1800

Enfin, la description se ferme en lui attribuant une conscience : « Il est hors de doute qu’il se connaît et qu’il se juge. » Cette remarque explique l’adjectif « simple » précédemment employé, alors que sa remarquable « beauté » pourrait le rendre orgueilleux. Il serait donc conscient, lucide sur sa réelle valeur, d’où l’interrogation, « Comment tant de justice pourrait-elle être inconsciente ? », à laquelle répond une mise en évidence de la fragilité de « la beauté », qui peut être « renversée » par la moindre perturbation. Mais cette réponse mêle la réalité matérielle, physique, de l’arbre, à ses réactions qui lui gardent son humanité, en lui ôtant toute raison de fierté : « il suffit d’un frisson de bise, d’une mauvaise utilisation de la lumière du soir, d’un porte à faux dans l’inclinaison des feuilles ».

Auguste Rodin, Le hêtre dans une clairière de la forêt de Soignes, 1871-77. Huile sur toile. Musée Rodin, Paris

Auguste Rodin, Le hêtre dans une clairière de la forêt de Soignes, 1871-77. Huile sur toile. Musée Rodin, Paris

Le lecteur est ainsi conduit à voir dans « hêtre » un symbole. Il montrerait que la beauté exceptionnelle, qui conduit à admirer, jusqu’à diviniser même, peut, à tout moment, se briser, n’être « plus du tout étonnante ».

Un horizon d'attente

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Quand il lit l’incipit, le lecteur ne dispose, comme seule information, que du titre. Mais l’incipit ouvre des questionnements qui peuvent lui faire écho.

        La description hyperbolique du hêtre, avec l’éloge de sa beauté, jusqu’à l’assimiler à Apollon et le doter de conscience, pourrait être mise en relation avec « le roi » dans le titre. N’est-il pas ici représenté comme « un roi » parmi les arbres ? Mais c’est un « roi » sans orgueil, conscient qu’il reste soumis aux éléments extérieurs, à un univers qui peut anéantir sa beauté. Le lecteur complète alors la phrase, empruntée aux Pensées de Pascal, « un roi sans divertissement est un homme plein de misères ». Derrière la grandeur se cache la petitesse, et, si l’on poursuit ces oppositions, derrière « la beauté » se cacherait la laideur. N’est-ce pas déjà une image de l’homme, de l’« être » que pose ainsi Giono, à travers ce « hêtre » ?

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Le village de Chichilianne, et ses alentours

         La formule du titre, « sans divertissement », est, elle, illustrée par la description des lieux dans le troisième paragraphe. Les deux détails donnés, « en route torse, au fond d’un vallon haut », soulignent, en effet, l’isolement de ce village de « Chichiliane ». Il est difficile d’accès, surtout en tenant compte des modes de déplacement de cette époque, que rappelle le narrateur. Mais il va encore plus loin, en refermant totalement ce village sur lui-même, par la négation, répétée, « On n’y va pas », « on ne va pas à Chichiliane », qui encadre une énumération ternaire affirmative : « on va à Clelles (qui est dans la direction), on va à Mens, on va même loin dans des quantités d’endroits ». La question posée, « On ferait quoi à Chichiliane ? », et sa réponse négative, « Rien », confirme le lien avec « sans divertissement », mais le narrateur généralise cette absence : « C’est comme ici. Ailleurs aussi, naturellement ». 

Il nous propose donc une vision plutôt pessimiste d’un monde qui, n’offrant « rien » à faire aux hommes, qui seraient donc menacés par l’ennui, et d’autant plus que le paysage, dans cette région du Trièves, est totalement fermé : « ailleurs, soit à l’est ou à l’ouest, il y a parfois un découvert, ou des bosquets, ou des croisements de routes », c’est-à-dire que l’horizon ouvre des échappatoires visuelles, des perspectives  de fuite. C’est ce qui donne sens à la conclusion qui qualifie le village de Chichiliane d’« extraordinaire », adjectif à prendre dans son sens étymologique : un village « ordinaire » reste en partie ouvert, pas celui-là.

CONCLUSION

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Giono joue sur un effet de contraste entre le rationnel et l’irrationnel.

  • D’une part, à la façon d’un historien, il présente les lieux, l’époque du récit, avec de multiples détails qui révèlent un scrupuleux souci d’exactitude, pour permettre au lecteur d’entrer dans le contexte de l’action qu’il va raconter.

  • D’autre part, sans cesse, il s’emploie à créer le mystère, en ne nous disant rien de précis sur le rôle que joueront les personnages, « Frédéric » et « M. V. », en mettant en évidence un « hêtre » étrangement métamorphosé, mais de façon un peu inquiétante, puisque sa « beauté » peut être « renversée ». 

Un autre contraste vient du jeu inverse, le glissement de la banalité à « l’extraordinaire ». Par exemple, un arbre, « si beau » qu’il ne peut qu’étonner le spectateur, est banalisé à la fin puisque le moindre détail peut faire que « la beauté, renversée, ne soit plus du tout étonnante. » De même, un village tout à fait ordinaire, dans un cadre banalisé, inscrit dans le contexte du milieu du XIXème siècle, devient, par son isolement, « très extraordinaire ». Ce même contraste se retrouve, d’ailleurs, dans l’écriture adoptée par Giono : d’un côté un lexique familier, qui ne recule pas devant les répétitions, une syntaxe simple, qui soutient un dialogue, lui aussi familier, avec le destinataire ; de l’autre, la personnification du « hêtre » qui se charge d’abstraction.

Giono a donc élaboré un incipit original qui pose au lecteur plus de questions qu’il ne lui apporte d’informations.

Pour lire l'extrait des Pensées de Pascal sur le "divertissement"

1ère partie - Saucisse et Langlois : pp. 53-54, de "Le Café de la route... " à "... du soleil, disait Langlois."

Saucisse

Pour lire l'extrait 

L'action d'Un roi sans divertissement commence à l'hiver de 1843, avec des événements inquiétants : la disparition de Marie Chazotte, puis l'agression de Ravanel et la tentative d'égorgement d'un de ses gorets. Au village, la peur règne, qui s'accentue l'hiver suivant, avec une nouvelle disparition, celle de Bergues, qui  conduit à faire venir au village Langlois, un capitaine de gendarmerie avec six gendarmes. Mais sa présence n'empêche une nouvelle disparition, celle de Callas Delphin-Jules. Langlois s'est installé au « Café de la route », ce qui amène Giono à présenter ce lieu, sa propriétaire, Saucisse, et la relation qu'elle entretient avec le capitaine. Comment le récit met-il en valeur le lien qui unit les deux personnages ?

LE PORTRAIT DE SAUCISSE 

Gustave Courbet, vignette in Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris d'Alfred Delvau, 1862 

Un portrait "professionnel"

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Au moment où se déroulent les faits, elle tient le « Café de la route », dont l’appellation banale traduit la médiocrité, confirmée par l’évocation de sa clientèle : « L’hiver, le Café de la route chômait. Vers les midi, quatre ou cinq vieux venaient y boire pour un sou de gloria ». Peu de clients, car la neige empêche toute circulation sur « la route », et des clients peu raffinés : « Autour du poêle, les vieux puaient le velours chauffé et la chique. »

Gustave Courbet, vignette in Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris d'Alfred Delvau, 1862 
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Le récit rappelle surtout sa profession passée : « une ancienne lorette de Grenoble », terme qui désigne une prostituée, d’après le nom du quartier de « Notre-Dame de Lorette » à Paris, où elles étaient nombreuses, d’où l’allusion au fait qu’elle avait « de la cuisse ». L’expression familière, « rôti[r] le balai », qui s’employait lorsque la misère oblige les gens, faute de bois, à brûler un balai pour se chauffer, renvoie, elle aussi, à l’idée de vie médiocre, liée à la débauche. Dans cette ancienne vie, sa clientèle n’était pas très raffinée non plus : il ne s’agit pas d’une courtisane vivant dans le luxe, puisqu’elle exerçait d’abord, « dans des sous-préfectures ou des villes de garnison ». Le narrateur, sous couvert de la généralisation, suggère même sa déchéance : « Il ne faut pas oublier que ces femmes-là, sur la fin de leur gloire, consolèrent tout le contingent des vieux officiers subalternes retour d’Algérie et du paradis d’Allah », « paradis » parce que leur fonction militaire leur permettait d’avoir facilement des femmes. Vivre en vendant son corps n’a qu’un temps, car ce corps devient moins séduisant, et ne peut plus intéresser que des vieillards.

Paul Gavarni, « Les Lorettes », XIX° siècle, illustration

Un portrait psychologique

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Les traits de caractère que lui prête le narrateur sont directement liés à son métier initial, et à sa fréquentation des militaires. C’est ce que souligne son choix de sa retraite, de « passer ses soixante ans au vert », à la campagne, par une généralisation qui l’assimile aux soldats : « (réalisation, sans doute, du rêve de tout service actif) ». Son aspect physique, malgré son âge avancé, lui attribue la force et l’autorité d’un soldat, et un caractère énergique, là encore avec un emprunt au lexique militaire : « une maîtresse femme, plantée comme un roc, et forte d’une gueule avec laquelle elle sonnait volontiers la charge dans les oreilles de ceux qui essayaient de lui marcher sur les pieds. »

C’est aussi son métier qui lui a permis d’acquérir « un sens profond des affaires » et « une solide imagination », car il en faut pour satisfaire la clientèle ! Le narrateur y ajoute une qualité particulière : « la connaissance des deux mondes superposés ». Comment comprendre cette formule ? Faut-il y voir deux milieux sociaux « superposés » ? Sa profession l’amène, en effet, elle la prostituée, à fréquenter un autre milieu social, plus élevé, celui des « sous-préfectures et des villes de garnison », celui des « officiers », qu’elle doit bien connaître pour bien exercer son métier. Ou bien, faut-il lui donner un sens plus abstrait, symbolique ? Le sexe, dont elle a fait son métier, la range du côté de la vie, alors que le soldat, lui, donne la mort, deux aspects de l’homme « superposés », Éros et Thanatos pour reprendre les termes de Freud, dans Au-delà du principe de plaisir (1920).

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Ce portrait, auquel Giono accorde une place particulière, montre déjà l’importance de ce personnage dans le récit, et annonce, par l’insistance sur la dimension militaire, sa parenté avec le héros, Langlois.

LA RELATION DE SAUCISSE AVEC LANGLOIS 

Une ressemblance entre eux

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C’est ce qui explique qu’immédiatement avec la présentation de Saucisse, le récit se conclut sur sa relation avec Langlois. Tous deux partagent cette dimension militaire, ressemblance mise en valeur par l’adverbe en tête de phrase : « Naturellement, avec Langlois, en tout bien tout honneur, ils s’entendaient comme cul et chemise ». Mais ce commentaire, malgré la formule familière, prend soin d’éliminer toute ambiguïté sexuelle entre eux.

La mise en forme de leur conversation, rapportée directement, contribue également à les rapprocher. Le parallélisme est souligné, en effet, par la répétition incessante du même verbe introducteur, « disait Langlois », « disait-elle », qui, en formant des échos, donne l’impression d’un même ton de voix, d’une parfaite connivence entre eux. Ce même effet est produit par les parallélismes syntaxiques : à « Qu’est-ce que tu entends… » répond, en écho, « Qu’est-ce que tu y trouves… », et les « il y a » rebondissent dans les dernières répliques.

Pourtant, leur échange fait apparaître des différences entre eux, que signalent les répliques de Langlois. Par exemple, face à la réponse de Saucisse, « Rien », à sa question « Qu’est-ce que tu ferais d’un homme mort, toi ? », l’adverbe « Évidemment » semble traduire un regret, une déception : aurait-il plutôt attendu un peu plus d’imagination de sa part ? C’est plus flagrant encore avec son opposition « Pas de ton avis » quand Saucisse compare le village à « Grenoble », ou dans l’opposition « neige » et « soleil » à la fin. Langlois semble, en fait, plus désespéré que son interlocutrice.

Une étrange conversation

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Son thème est annoncé, « ils discutaient de la marche du monde », formule que la suite va permettre de mieux comprendre. Deux éléments s’entrelacent dans leurs répliques.

        Son point de départ est l’intrigue policière, les disparitions qui se succèdent dans le village, sans que l’on découvre le moindre cadavre. Où le chercher ? C’est ce qui explique la question initiale de Langlois : « Qu’est-ce que tu ferais d’un homme mort, toi ? » La « marche du monde » renvoie alors à la nature humaine, à ce qui peut pousser un homme à la violence, au crime.

    Mais rapidement, le sujet change, évolution que le récit rattache au cadre évoqué : « C’était, comme les années précédentes, un hiver lourd et bas, noir de neige. » Cette description met l’accent sur la fermeture du village, avec un oxymore par lequel « la neige », pourtant blanche et lumineuse, s’associe au « noir », traditionnellement couleur de la mort, du deuil. 

Le village sous la neige. : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963

Le village sous la neige. : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963

Mais est-ce réellement un changement de sujet ? Ou bien, vu que les disparitions se produisent toutes quand la neige isole le village, cela serait-il une cause directe poussant l’assassin à agir ? La suite précise encore l’idée avec le commentaire de Langlois, « un sacré trou », expression qui suggère l’ennui. L’homme tuerait donc pour rompre son ennui…, et ce serait ce désir d’échapper à l’ennui qui expliquerait « la marche du monde »

La fin de cet échange va encore plus loin dans la réflexion sur l’ennui. Pour Saucisse, il n’y a pas de lieu où l’on ne s’ennuierait pas : « Ça vaut Grenoble. » Mais comment expliquer le désaccord de Langlois, puisque, » à la question de Saucisse « Qu’est-ce qui y trouves à Grenoble ? », lui-même répond « Rien ». D’où vient alors la différence ? La comparaison finale (« c’est pareil ») faite par Langlois entre Grenoble et « un village du côté de Mer-el-oued » éclaire cette image de l’homme : il serait en proie à l’ennui quand il y a de la « neige », alors que le « soleil » lui permettrait d’y échapper. La « marche du monde » devient alors la relation qui se créerait encore l’homme et le cours du temps, entre lui et l’univers. D’où le lien avec l’intrigue initiale : la lumière du « soleil » place l’homme du côté de la vie, la « neige », symbole de l’hiver, le place du côté de la mort. L’âme humaine est donc le reflet de « la marche du monde ». 

CONCLUSION

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À ce stade d’Un roi sans divertissement, Giono interrompt le récit pour introduire la relation entre Langlois et Saucisse. Il signale ainsi d’abord l’importance de ce personnage, ce que confirme la suite, notamment la troisième partie où elle devient la narratrice principale. Mais il souligne aussi ce qui  les unit, leur perception de la nature humaine et de ses failles, là encore pour justifier la suite du récit, leur profonde complicité, la protection de Langlois par Saucisse, et ses explications sur le comportement de celui-ci.   

1ère partie - La mort de M. V. : pp. 86-87, de "Nous avions repris le chemin..." à "... sous enveloppe et l'envoya." 

Mort de M.V.

Pour lire l'extrait 

L'extrait apporte un dénouement à l'intrigue policière qui est au cœur de la première partie d'Un roi sans divertissement. Après les disparitions durant les hivers de 1843 et 1844, le capitaine de gendarmerie Langlois a mené l'enquête tout en tentant de protéger les villageois. Quand un villageois, Frédéric II, découvre une dernière disparue, Dorothée, cachée dans un creux formé par les branches du hêtre, il suit, à travers les montagnes enneigées, les traces de l'homme qu'il a vu descendre de l'arbre : il découvre ainsi son domicile, à Chichiliane, et son nom, M. V.. À son retour, il informe Langlois, qui organise alors l'arrestation en l'emmenant avec lui, ainsi que deux gendarmes. Mais le comportement de Langlois surprend : il entre seul chez M. V., le laisse sortir seul, se contentant de le suivre à cent mètres, Frédéric II et les gendarmes silencieux encore à cent mètres derrière lui, comme si tous partaient en promenade. Comment le récit met-il en évidence l'étrangeté de cette mort ?

UN TÉMOIGNAGE 

Un narrateur témoin

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L’emploi du pronom personnel « nous » révèle que ce récit est fait au narrateur initial des faits par un des témoins. Le récit précédent nous permet de l’identifier car une parenthèse a précisé, « dira Frédéric II », et ce narrateur second lui-même précise, « les deux gendarmes et moi ». C’est donc un des villageois, qui ne peut raconter que ce qu’il voit, avec des lacunes donc : « Et les détours nous masquaient parfois l’homme, parfois Langlois. »

Nous pourrions, cependant, nous attendre à ce qu’il commente à ce qu’il donne ses impressions, ses sentiments. Or, il ne le fait qu’une seule fois, mais avec un glissement du pronom « nous » à l’indéfini « on », comme pour fondre son sentiment dans celui des deux autres : « Et, au moment où, vraiment, on n’allait plus pouvoir supporter d’être là, où l’on allait crier : « Alors, qu’est-ce que vous faites ? » La scène racontée atteint ainsi un point extrême de tension, qui devient insupportable.

Un récit dépouillé

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Nous pourrions également nous attendre à ce qu’il commente ce qu’il voit, ou même à ce qu’il porte un jugement. Or, son récit est particulièrement dépouillé. Il se limite à enchaîner les faits, avec des connecteurs qui marquent la chronologie, « Et », « Puis », ou « au moment où », et des indices spatiaux : « À un de ces détours », « Là-bas », « à travers cinquante mètres », « Là ». Cette sécheresse donne l’impression d’un  rapport de police, fait par un observateur qui cherche à rester neutre

Vers la mort : Un roi sans divertissement, film de F. Leterrier, 1963

Vers la mort : Un roi sans divertissement, film de F. Leterrier, 1963

C’est aussi l’effet produit par la brièveté des phrases, pratiquement toutes sans subordonnées, et le rythme, qui juxtapose les notations, comme s’il s’agissait d’un relevé d’indices, par exemple : « Là-bas, en face, à une cinquantaine de mètres, l’homme, debout, adossé au tronc d’un hêtre, nous regardait. »

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Mais s’agit-il d’un effort d’objectivité de sa part, ou bien d’une incompréhension de ce qui se déroule sous ses yeux ? La prudence que traduit le verbe introduisant le seul passage où il propose une interprétation du face à face entre Langlois et M. V. laisse supposer qu’il ne mesure pas ce qui se joue entre les deux hommes : « ils eurent l’air de se mettre d’accord, une fois de plus, l’homme et lui, sans paroles. »

LANGLOIS ET M. V. 

Face à face : Un roi sans divertissement, film de F. Leterrier, 1963

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Un face à face

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L’ordre donné par Langlois à son escorte, « halte ! », montre sa volonté d’être seul pour arrêter M. V., confirmé dans le récit par la récurrence lexicale, avec une gradation dans la proximité : « en face », d’abord, avec une distance approximative, « à une cinquantaine de mètres », est repris par « face à face, à travers cinquante mètres », puis par « à trois pas en face de l’homme ».

Ce face à face est rendu plus intense par l’attitude de l’homme, avec le verbe « regardait » en fin de phrase, et le silence : « sans paroles ». Tout se passe comme s’il attendait paisiblement que Langlois agisse, et « adossé au tronc d’un hêtre », le même arbre que celui dans lequel il a déposé les cadavres, laisse supposer que c’est sa propre mort qu’il attend

Un "accident" ?

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Cette tension, mise en place par la lenteur du récit, est brutalement interrompue par la « grosse détonation ». Le rythme de l’explication donnée ensuite par le narrateur met en évidence le fait que cet acte est délibéré : « Langlois lui avait tiré deux coups de pistolet dans le ventre ; des deux mains, en même temps. » La courte phrase de Langlois, « C’est un accident », est donc un évident mensonge.

C’est ce que confirme la fin de l’extrait, avec le plus-que-parfait qui illustre l’antériorité : « en rentrant chez nous, il trouva la « lettre de démission qu’il avait commencé à rédiger. » Il avait donc prévu de donner la mort à M. V. et tout le contenu de la lettre, en reprenant le terme d’« accident » n’est qu’un tissu de mensonges, qui contredisent toute l’action de Langlois. Le récit antérieur n’a cessé, en effet, de signaler le soin apporté à ses « armes » et de mentionner son parfait « sang-froid ».

CONCLUSION

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Ce récit, si lacunaire, laisse le lecteur face à une énigme : pourquoi Langlois, capitaine de gendarmerie, a-t-il agi en contradiction totale avec les exigences de sa profession, en devenant, à son tour, un assassin ? A-t-il voulu, par générosité en quelque sorte, épargner à M. V. l’épreuve de la prison, et la peine de mort qui lui aurait, inévitablement, été infligée par un tribunal ? Ou bien Langlois aurait-il décidé de rendre lui-même la justice, en s’attribuant alors le pouvoir suprême, celui de donner la mort, preuve alors de ce que les Grecs anciens nommaient « hybris », ce désir de l’homme de se hausser à la hauteur des dieux ?

Notons enfin que, dans tout ce passage, le nom même de M. V. n’est jamais prononcé, il est toujours nommé « l’homme ». Cela ouvre alors une autre clé à l’énigme : Langlois aurait reconnu en M. V. son semblable, un homme comme lui et, en le tuant, ce serait comme s’il tuait cette image de lui insupportable, le « monstre » que tout homme porte en lui…

2ème partie - Le portrait de Mme Tim : pp. 86-87, de "Mme Tim était abondamment..." à "... C'était à voir !"

Mme Tim

Pour lire l'extrait 

En choisissant de nommer « chroniques » plusieurs des œuvres,  composées après la seconde guerre mondiale, expérience douloureuse pour lui, Jean Giono affiche une volonté de réalisme aussi bien dans le portrait des personnages que dans la représentation du contexte social. C’est ce double aspect que nous pouvons observer dans cet extrait d’Un Roi sans divertissement, œuvre parue en 1947. Ce passage de la seconde partie nous présente, précisément, les « divertissements » organisés dans sa propriété par l’épouse du châtelain de Saint-Baudille, amie de Langlois. Comment le récit met-il en valeur le portrait de Mme Tim, à travers l’évocation de ce moment de fête ?

UNE VOLONTÉ DE RÉALISME 

La description des lieux

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Giono, par l’intermédiaire de son narrateur, reconstitue le paysage dans lequel se déroule l’action du roman. Déjà, les nombreux toponymes renvoient à des lieux réels de la région du Trièves : « Saint-Baudille », où se trouve la demeure de Mme Tim, « Mens », « Prébois », « Avers ». 

Mais il va plus loin avec une description détaillée du château de Mme Tim. Il se situe en hauteur, comme nous le comprenons par la répétition : « les chemins qui descendaient de Saint-Baudille » et « les chemins qui montaient à Saint-Baudille ». Il surplombe les environs, « les plaines, en bas autour ». Il s’inscrit dans un décor montagnard, puisque le texte mentionne « les crêtes qui dominent », d’où la vue plonge dans le parc du domaine, lui aussi très précisément décrit. Il est vaste, avec cette appellation de « parc », et luxueux avec ses « grands combles » et plusieurs « terrasses ». Son originalité est ce « labyrinthe de buis », cité à deux reprises, qui embellit le parc et sert de cadre aux jeux. 

Le modèle de Giono : le château de Montmeilleur, à Saint-Baudille-et-Pipet

Le modèle de Giono : le château de Montmeilleur, à Saint-Baudille-et-Pipet

Dans ce décor montagnard, le lieu des fêtes constitue donc, de toute évidence, une source de curiosité pour les habitants des alentours.

Les personnages secondaires

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Les personnages secondaires sont, eux aussi, dépeints avec le même souci du détail. Ils sont présentés, comme on le faisait jadis dans les campagnes, par leur prénom, aujourd’hui bien démodé, leur situation familiale, et leur lieu d’origine : « le fils Onésiphore de Prébois », « la petite fille de la vieille Nanette d’Avers ». Le fait d’insérer ces précisions dans des parenthèses, avec une présentation lexicale neutre, « qui était »,  traduit la volonté d’inscrire le récit dans une réalité objective, dont nous pourrions retrouver les témoins. 

La tenue d'une domestique au XIX° siècle

Les autres personnages répondent à une fonction sociale, des métiers courants à cette époque, datée de 1846, les « nourrices », « le laquais » et la « domestique femme » qui aident au service, ou « le messager » qui fait office de facteur. Ces personnages secondaires sont concrétisés aussi par la mention de leur habillement, « vêtu de bleu », « vêtue de zinzolins et de linge blanc », et de leur rôle exact : « portant le tonnelet d’orangeade », « portant le panier à pâtisserie ». Mais, la répétition de termes banals, par exemple, des verbes « vêtir » et « porter », contraste avec l’unicité de l’objet, en raison du choix de l’article défini « le ». Si l’on ajoute à cela les détails sur leur placement, « à droite », « à gauche » de Mme Tim, ils ressemblent ainsi aux figurants d’une sorte de spectacle parfaitement organisé.

La tenue d'une domestique au XIX° siècle

Les nourrices au XIX° siècle

Les nourrices au XIX° siècle

La description des fêtes

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Pourtant, l’observation des indices temporels prouve que ces fêtes ne constituent pas un moment unique. Les deuxième et troisième paragraphes s’ouvrent, en effet, sur l’idée de fréquence : « À chaque instant », « C’étaient, alors, des fêtes à n’en plus finir ».

L’énumération du troisième paragraphe renforce cette idée, de même que les pluriels : « des promenades à dos de mulet », « des jeux », des sortes de bamboulas ». Enfin, nous constatons cette fréquence par la mention des saisons, « en cas de pluie », « pendant une journée d’automne », ou l’emploi du parallélisme qui montre des occasions diverses : « soit qu’on revienne… », « soit que ce fût ». L’imparfait, temps habituel dans la description, signale donc ici la répétition, une forme d’habitude. L’ensemble, en montrant le mouvement, le bruit, met en évidence la joie, avec des activités faites pour le plaisir des enfants : « promenades » et « jeux », « courses et […] sauts » pour « calmer le fourmillement de jambes de tout ce petit monde », savoureux « goûters » avec « des parts de gâteaux et des verres de sirop ».

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Ce passage, avec un scrupuleux souci de réalisme, illustre la vie aisée qui pouvait être celle de châtelains, sans doute bien différente de celles des paysans des environs, d’où la curiosité qu’ils éveillent.

Federico Zandomeneghi, Jeux d’enfants au parc Monceau, fin XIX° siècle. Collection privée

Federico Zandomeneghi, Jeux d’enfants au parc Monceau, fin XIX° siècle. Collection privée

LE RÔLE DU NARRATEUR 

C’est pourquoi il convient, dans un second temps, d’observer le narrateur lui-même, que le début de la deuxième partie nous a présenté comme un des « vieillards qui savaient vieillir », et l’influence qu’il exerce sur le portrait de Mme Tim et sur la scène décrite.

Un narrateur témoin

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Nous ignorons qui est ce narrateur, mais le texte nous permet tout de même de confirmer qu’il est un des villageois locaux, par exemple l’allusion à « une petite partie de chasse au lièvre », occupation traditionnelle en « automne », donc un témoin des fêtes, comme le révèlent le pronom « on » qui l’inclut dans un groupe et la récurrence du verbe « voir », à l’imparfait, « on voyait », ou à l’infinitif. Son rôle d’observateur, presque d’espion, est souligné par d’autres expressions qui mentionnent l’intérêt qu’il partage avec les autres : « on ne manquait pas de regarder tous ces amusements », « on la surprenait au milieu d’un en-cas champêtre ». Il précise même sa propre localisation d’observateur, par exemple dans la parenthèse des lignes 14-15, ou dans l’explication « c’est-à-dire quand on était sur les crêtes qui dominent le labyrinthe de buis ». Il n’hésite pas non plus à souligner la curiosité, sans doute un peu envieuse, dont tous font preuve : « en se relevant sur la pointe des pieds et en passant la tête par-dessus la haie ». Même quand ce témoin ne peut pas voir, parce que la fête se déroule à l’intérieur, il prend soin de préciser qu’il entend : « les planchers grondaient alors de courses et de sauts, comme un lointain tonnerre », la comparaison justifiant l’écoute. La banalité du lexique, avec l’abondance du verbe « être » et les nombreuses répétitions, semble même reproduire le langage peu élaboré d’un simple paysan. Ainsi, d’un côté, le récit s’affirme objectif.

Cependant, ce témoin ne peut s’empêcher de laisser transparaître ses propres sentiments. Cette observation assidue révèle, en effet, une véritable fascination. Déjà la formule « C’étaient, alors, des fêtes à n’en plus finir » suggère que, dans un monde rural traditionnel, ces « fêtes » constituent, pour reprendre le titre du roman, un « divertissement » appréciable. L’exclamation rapportée au discours indirect libre, chargée d’admiration, « C’était à voir ! », qui conclut l’extrait, soutient cette interprétation. Le narrateur, au-delà de son travail de chroniqueur de la vie rurale, souligne donc, de façon très subjective, à quel point ces fêtes représentaient une rupture passionnante dans la monotonie quotidienne. 

Le portrait de Mme Tim

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Ce mélange d’objectivité et de subjectivité se retrouve dans son portrait de l’héroïne, Mme Tim.

         D’une part, de nombreuses précisions le rendent réalistes. Nous apprenons ainsi, dès le début, qu’elle est « abondamment grand-mère », formule plaisante explicitée ensuite : elle a des « filles », qui ont formé « trois ménages », avec de nombreux enfants, car « [l]’aînée à elle seule en avait six ». Puis le narrateur s’attarde sur son habillement, évoquant à la fois les formes, « des fonds énormes », les couleurs et les tissus, « robe de bure », « jabots de linon ». L’ensemble confirme la richesse de ce personnage, signalée par l’observateur villageois : « Elle était vêtue à l’opulente ».

Robe avec tournure, mode féminine dans les années 1850

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        D’autre part, nous décelons sa fascination pour cette femme par la comparaison, « son corps de statue », ou la pudique suggestion d’une poitrine qu’elle sait mettre en valeur : « Elle avait du corsage » souligne une féminité liée à la maternité. Enfin, la métaphore filée des lignes 23 à 25, fait d’elle une véritable divinité dionysiaque, allégorie de l’abondance et de la joie liée aux vendanges : il la représente « au milieu de cette cuve d’enfants dont elle tenait une grappe dans chaque main, pendant que les autres giclaient autour d’elle ». Il partage d’ailleurs cette admiration avec ses compagnons, ce qu’exprime la construction inversée de la phrase : « À la voir […] on l’aurait toute voulue ». Le narrateur a donc réussi à magnifier son héroïne, une « grand-mère » châtelaine comme il devait y en avoir tant, en en faisant un personnage exceptionnel.

Des fêtes métamorphosées

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De la même façon, il magnifie les fêtes, en les transformant en une véritable cérémonie, comparable à celles qu’organisait alors l’armée. Cela commence avec « l’ordre » donné au « messager », qui rappelle, par le lexique choisi, une  mobilisation des troupes dont le général serait alors Mme Tim : « des cargaisons de nourrices et d’enfants » sont transportées, il doit « faire le tour des trois ménages », comme on faisait le tour des villages pour regrouper les soldats, et « tout ramasser », le pronom « tout » donnant l’impression d’un groupe indéfini. La comparaison, « les planchers grondaient […] comme un lointain tonnerre », rappelle également une sorte de champ de bataille. Puis, le quatrième paragraphe se termine en reliant nettement Mme Tim à l’univers militaire, car elle est comparée à un « tambour-major », dirigeant donc une fanfare qui doit jouer dans l’harmonie parfaite lors d’un défilé.

La suite figure du reste un défilé, elle-même marchant dignement en tête, puis, venant « derrière elle, les nourrices portaient les derniers-nés dans des cocons blancs », les instruments de musique étant alors les bébés emmaillotés dans leurs langes comme des chrysalides. Enfin, quand le groupe s’immobilise, elle devient le centre d’un tableau coloré, « encadrée » de ses deux domestiques, comme un chef de guerre avec ses aides de camp. Ce sont donc bien les choix du narrateur, lexique, images, qui permettent de dépasser une simple description réaliste.

En fait, la description, sous son aspect à première vue neutre et factuel, a réussi à nous donner le sentiment que ces fêtes constituent des moments extraordinaires dans la vie locale.

CONCLUSION

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Ainsi, ce court passage nous a permis de mesurer comment les choix narratifs du romancier sont essentiels pour donner sens à un récit. Giono joue ici sur un double registre.

  • D’un côté, nous avons pu observer le réalisme, le portrait d’un personnage de châtelaine, banale grand-mère, vivant dans un environnement rural, observé par le regard curieux d’un des villageois, qui devient le conteur d’une chronique.

  • D’un autre côté, le récit donne au portrait de l’héroïne une dimension symbolique, avec, par endroits, un ton presque épique pour restituer l’impression produite par les fêtes évoquées.

L’écriture a donc bien le pouvoir le transfigurer le réel, en feignant pourtant de le reproduire avec exactitude. Ce passage est aussi à mettre en relation avec le titre : ce « roi sans divertissement » ne pourrait-il pas être l’homme qui cherche, par tous les moyens, ici les fêtes, qu’on y participe ou qu’on en soit seulement spectateur, à oublier la banalité, la monotonie, voire l’ennui, de sa vie quotidienne ?

2ème partie - La mort du loup : pp. 145-146, de " - Paix ! dit Langlois." à "... encaisseur de mort subite." 

Pour lire l'extrait 

Mort-loup

Ce passage ferme la seconde partie d’Un roi sans divertissement sur la mort du loup, qui fait écho à celle de M. V. qui fermait la première partie. Langlois est revenu vivre au village qui avait connu les crimes commis par M. V., et sa nouvelle fonction de capitaine de louveterie l’amène à vouloir débarrasser les villageois d’un nouveau criminel, un loup particulièrement cruel.

La chasse au loup : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963

Il organise donc une grande chasse, avec quatre-vingt villageois mais aussi ses amis, le procureur, Mme Tim et Saucisse, rendue particulièrement solennelle par leurs vêtements « de dimanche », les traineaux, le son des cors… Partis le matin du village, tous entreprennent alors une longue poursuite à travers les forêts enneigées jusqu’à la nuit, au fond du vallon de Chalamont, où un chien est envoyé pour acculer l’animal.

La chasse au loup : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963

Quel sens prend ce second récit d’une mort infligée par Langlois ?

LE RÔLE DU NARRATEUR 

Un narrateur témoin

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Celui qui parle est un de ces « vieillards qui savaient vieillir » présentés au début de cette seconde partie, racontant les faits au narrateur initial, mais, contrairement à la première partie, le « nous » reste ici collectif, et séparé de Langlois : il représente la voix et les réactions de l’ensemble des villageois participants à cette chasse. Cependant la comparaison, effectuée à la fin, à la mort de M. V., « en arriver encore une fois à ces deux coups de pistolets », peut conduire à l’identifier à Frédéric II, seul témoin visuel de la mort de M. V.

Pieter Brueghel l'Ancien, Les chasseurs dans la neige, 1565. Huile sur bois, 117 x 162. Kuntshistorisches Museum

Pieter Brueghel l'Ancien, Les chasseurs dans la neige, 1565. Huile sur bois, 117 x 162. Kuntshistorisches Museum

Son récit se veut dépouillé : il reconstitue le déroulement chronologique en suivant la progression de Langlois, marquée par la répétition verbale du verbe « s’avance ». Il se limite à dire, de la façon la plus simple possible, en de courts paragraphes juxtaposés, parfois réduits à une seule phrase, ce qu’il voit : « nous voyons aussi », « il y a le chien de Curnier », « la neige est pleine de sang », « Le loup regarde le sang ». L’emploi du présent de narration accentue l’impression que ce témoin raconte cette scène comme si elle était vécue en direct, accentuant ainsi l’effet de réel. À aucun moment il ne tente d’imaginer les pensées de Langlois, comme si le fait de le voir de dos interdisait toute interprétation. Il appartient donc au lecteur de dégager lui-même le sens de cette scène ainsi décrite.

Une scène magnifiée

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Cependant, au-delà de cette neutralité, le récit montre qu’il a conscience de vivre un moment exceptionnel, d’où l’insistance sur l’atmosphère solennelle. La scène se transforme ainsi en une cérémonie religieuse, empreinte d’un profond silence : l’injonction « Paix ! », lancée par Langlois, est ainsi reprise deux fois, aux lignes 3 et 15, ainsi cautionnée et justifiée, par le narrateur, « Oh ! Paix ! », « Paix ! ». 

Les torches des chasseurs : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963

Les torches des chasseurs : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963

C’est aussi l’effet produit par la vision poétique, « Pendant que recommence à voltiger le va-et-vient des torches-colombes », qui synthétise en un mot composé la comparaison introduite précédemment des « torches » aux « messagères d’une arche de Noé […] qui cherche un Ararat quelconque ». Cet éclairage donne à la scène une dimension irréelle, presque mystique.

Enfin, le narrateur relève un fait qui révèle « l’importance de ce petit moment pendant lequel Langlois s’avance pas à pas », le comportement du procureur. Malgré le comique de l’image, « le procureur royal fait traverser nos rangs à son ventre », qui caricature le  personnage par son gros ventre, sa démarche, sa « légèreté aéronautique », le transfigure : tel un ballon dans les airs, ou se mouvant au fond de l’eau, il a perdu sa masse corporelle, sa pesanteur terrestre, comme pour se hausser lui-même à la valeur sacrée de cette scène. La comparaison du narrateur, « comme s’il planait » avait déjà revêtu Langlois de cette dimension sacrée, tel le prêtre célébrant la messe ou le Christ en croix : « bras étendus, comme s’il planait. »

LA MORT DU LOUP 

Le face à face

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Le récit insiste sur le face à face de Langlois et du loup, par la lenteur de leur rapprochement, tandis que les assistants, eux, restent en arrière, comme s’ils avaient compris que cette chasse devait se résoudre entre eux deux : « Nous n’avons pas envie de le suivre. » Le récit, par une gradation, souligne cette lenteur : « Langlois s’avance » est repris par « Langlois s’avance pas à pas », puis par « Langlois s’avance lentement pas à pas ». Mais, en laissant Langlois seul face au loup, les villageois lui reconnaissent une dimension sacrée, celle des héros tragiques, sauveurs de l’humanité – d’où l’identification au Christ dans « comme s’il planait » –, et se contentent, eux, d’être des spectateurs du sacrifice. 

Le face à face avec le loup : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963

Le loup, lui aussi, prend sa place dans ce face à face, en deux temps.

        La première image qu’en donne le récit est celle d’une totale tranquillité, illustrée par sa posture, tandis que le rythme de la phrase accentue sa nature de prédateur cruel, : « Nous voyons aussi que, devant les pattes croisées du loup, il y a le chien de Curnier, couché, mort, et que la neige est pleine de sang. » Le récit a donc effacé la scène de combat entre le chien, uniquement suggérée par le commentaire exclamatif du narrateur, « Il s’en est passé des choses pendant le silence ! » Étrange combat, sans bruit, dernier crime du loup, qui semble, ensuite, attendre paisiblement son ennemi humain.

Le face à face avec le loup : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963

        Dans un second temps, « Langlois s’avance ; le loup se dresse sur ses pattes », comme pour affirmer sa présence face à l’homme tout proche, en une sorte de prescience de sa mort : « Ils sont face à face à cinq pas. » La reprise du terme « Paix ! » crée l’impression que le temps, comme avant d’accomplir un sacrifice tragique, se trouve suspendu. 

Le moment de la mort tranche sur le reste du récit par l’irruption du passé simple et le lecteur peut y reconnaître la phrase déjà employée pour la mort de M. V., sur le même rythme : « Langlois lui tira deux coups de pistolet dans le ventre ; des deux mains, en même temps. » La seule différence est le passé simple qui remplace le plus-que-parfait, « avait tiré », illustrant ainsi davantage la rapidité brutale de cette mort

Le sens de cette mort

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Après cette longue poursuite d’un animal féroce, le lecteur aurait pu espérer une autre mort, plus grandiose, c’est en tout cas cette déception qu’exprime familièrement le narrateur : « Ainsi donc, tout ça, pour en arriver encore une fois à ces deux coups de pistolet tirés à la diable ».

Pourtant, au-delà de cette déception, cette scène révèle une véritable fascination, de tous.

  • Fascination du procureur, qui traverse les « rangs » des chasseurs, pour mieux voir le moment de la mort ;

  • Fascination des assistants qui ont perçu la solennité de cette confrontation entre Langlois et le loup, « [a]u milieu de cette paix qui nous a brusquement endormis ».

  • Fascination du loup qui semble hypnotisé par le sang du chien sur la neige : « Le loup regarde le sang du chien sur la neige. Il a l’air aussi endormi que nous. »

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Les assistants fascinés : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963

Tous sont donc réunis en une sorte de communion, de partage de cette mort, comme si, brutalement, chacun prenait conscience de cette réalité, promise à tous.

Mais ce partage s’établit aussi, par le parallélisme final introduit dans le commentaire exclamatif du narrateur qui signale « un petit conciliabule muet entre l’expéditeur et l’encaisseur de mort subite ! » Il exprime, en effet, une complicité entre Langlois et le loup, comme si tous deux s’étaient reconnus semblables. Le lecteur s’interroge alors : qu’ont-ils en commun ? Une même férocité intérieure, une même fascination pour le sang, le même plaisir de donner la mort ?

CONCLUSION

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Comme pour la mort de M.V. le récit, fait par un villageois qui ne possède pas toutes les clés pour comprendre la personnalité de Langlois, reste énigmatique. Certes, tout y est mis en œuvre pour dépasser la simple narration descriptive. Giono met en scène un véritable spectacle tragique, et l’issue de cette chasse est ainsi transfigurée en une cérémonie sacrée. Mais, en jouant sur l’ignorance de son narrateur, il maintient l’énigme, et laisse le lecteur libre de relier la scène au titre : Langlois – ou même tout homme – serait-il ce « roi sans divertissement » qui, pour oublier sa propre condition mortelle, se détournerait de cette pensée en infligeant, précisément, la mort à d’autres, tel un dieu tout-puissant,  ou en en contemplant le spectacle ?

3ème partie - Le "mystère" de Langlois : pp. 155-156, de "Si on était là à la faire parler..." à "... une tristesse infinie." 

Langlois

Pour lire l'extrait 

Dans les deux premières parties d’Un roi sans divertissement, « chronique » parue en 1947, le récit nous apprend que le héros, Langlois, d’abord capitaine de gendarmerie, puis commandant de louveterie, a sauvé le village de deux criminels, M. V. et un loup féroce. La troisième partie, elle, nous transporte vingt ans après ces faits, soit en 1868, et les temps du récit font comprendre qu’entre temps Langlois est mort.

Mais un mystère plane, et les villageois espèrent que Saucisse, en raison de son amitié pour le héros, « finirait par [leur] expliquer ce qui ne s’était jamais expliqué ». La troisième partie est donc fondée principalement sur le récit de Saucisse. Cependant son affirmation initiale, « c’était un homme comme les autres ! », entraîne une foule de questions de la part d’un des vieillards, narrateur second qui prend à témoin son destinataire, narrateur initial. Comment cet échange met-il en évidence les mystères qui enveloppent Langlois ?

Langlois, un homme mystérieux

Langlois-énigme.jpg

LE RÔLE DU NARRATEUR 

Sa place dans le récit

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Le narrateur s’inclut dans le pronom indéfini « on » qui fait de lui le porte-parole des villageois. Il exprime donc leurs réflexions, leurs réactions, notamment leur curiosité, leur désir d’en savoir plus sur Langlois : « Si on était là à la faire parler, c’est bien qu’on avait toujours appétit de cet homme ». Ces villageois ont été les bénéficiaires de l’action de Langlois, « il nous avait débarrassés (débarrassé le monde) de M. V. », ce qui leur donnerait le droit de mieux le comprendre.

Mais ce narrateur se présente aussi comme un témoin direct de la mort du loup, aux côtés du procureur : « Et moi, qui étais placé de façon à bien voir le regard de ce profond connaisseur des choses humaines ». Mais il n’est pas resté un témoin passif, sa question montre qu’il a été capable d’observer attentivement et d’analyser ce qu’il percevait : « est-ce que je n’ai pas vu clairement, dans ce regard (qui répondait à celui de Langlois) une tristesse infinie ? »

Un double dialogue

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        Dans cet extrait le narrateur s’adresse directement à son destinataire, qu’il prend à témoin, pour justifier la curiosité des villageois, d’où l’exclamation : « Vous m’avouerez qu’il y avait là bien des mystères ! » Par ce pronom « vous », Giono joue sur une double dimension, puisqu’il renvoie à la fois

  • à la présence du narrateur initial des faits, celui qui a présenté les conditions de son récit dans les premières pages de l’œuvre,

  • à son propre lecteur, qu’il invite à le suivre pour résoudre l’énigme que représente Langlois.

Toutes les questions posées dans le texte ont donc ce double destinataire, associé même au récit car inclus dans un autre pronom « on », comme s’il avait lui-même partagé ces événements, avec insistance : « Et, puisqu’on est sur ce procureur royal, est-ce qu’il était renommé, oui ou non pour être un "profond connaisseur des choses humaines " […] ? »

​

        Mais le dialogue est aussi celui du narrateur avec lui-même, par exemple quand il imagine les objections qui pourraient lui être adressées : « Admettons qu’il n’ait eu d’explications à fournir à personne », « Mais, on aurait pu nous répondre à ce sujet que ce n’était pas notre affaire ». Nous assistons alors à l’oralisation d’un dialogue intérieur, puisqu’il conteste avec force la première de ces objections, « Et encore ! Est-ce qu’il n’y a pas de tribunaux et un bourreau à Paris ? », et la seconde par les questions accumulées en réponse. Ces questions, il se les adresse en réalité à lui-même, comme pour mettre au clair ses propres analyses. C’est ce que révèlent tantôt une réponse apportée (« Au contraire, on pouvait même dire qu’il le traitait comme son chouchou. »), tantôt une autre question réclamant une précision sur une réponse initiale : « Comme pour le protéger (de quoi ?) ». Le narrateur se substitue alors au lecteur de Giono, dont il exprime les réflexions et les doutes.

LA QUÊTE DU SENS 

L'énigme : Langlois

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C’est d’abord sur Langlois que porte l’énigme, dont les villageois espèrent que Saucisse leur apportera la clé : « on ne le tenait quitte de rien, même pas de la mort ». Ils formeraient donc une sorte de tribunal, exigeant des réponses d’un accusé que « rien » ne vient excuser à leurs yeux, même pas « la mort » qui lui permettrait d’échapper au jugement. Mais d’où vient leur reproche ? Le narrateur pose une raison : « à cause de cette connaissance des choses qu’il avait paru avoir. »

Langlois , un regard énigmatique : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963

Langlois , un regard énigmatique : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963

Il exprime ainsi leur profonde frustration : ils ont vu agir un homme qui ne leur a jamais expliqué les raisons qui le poussaient à agir. Pour eux, Langlois comprenait mieux qu’eux les « choses »… , mais il a refusé de partager avec eux cette « connaissance ».

Le terme « choses » reste cependant bien vague, mais la suite apporte une précision. Il s’agirait de « la façon dont il nous avait débarrassés […] de M. V. », c’est-à-dire ne pas l’avoir arrêté pour le livrer aux « tribunaux » et au « bourreau à Paris », mais d’avoir fait justice lui-même en lui infligeant la mort. Il a accompli là un acte totalement illégal, surtout en tant que capitaine de gendarmerie, et cela aurait dû le conduire devant un tribunal. Or, cela n’a pas été le cas : le procureur « le traitait comme son chouchou ». Pourquoi cette mort ainsi donnée a-t-elle été excusée ?

L’énigme de Langlois tourne donc autour d’un unique thème : la relation de l’homme à la mort.

Le rôle du procureur royal

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Cela conduit à un déplacement de l’énigme sur le « procureur royal », pour trois raisons.

       La première raison est sa fonction même de procureur, confronté à des assassins,  amené donc à découvrir pourquoi certains peuvent donner la mort, et à les faire juger. D’où la reprise, dans le récit, des formules par lesquelles il a été précédemment présenté, mises en valeur par l’italique, et répétées : un « profond connaisseur des choses humaines », un « amateur d’âmes ».

La chasse au loup, le procureur et Langlois : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963

       La deuxième raison  est sa relation avec Langlois, avec lequel, comme le dit familièrement le narrateur, il était « cul et chemise », ce qui permet de supposer qu’il dispose des clés de l’énigme. Cette relation est confirmée par la question qui révèle une profonde complicité entre eux : « Est-ce que qu’il n’y eut pas, ce soir-là, quand le loup fut tombé, un échange de coups d’œil entre le procureur et Langlois ? » Sans paroles, tous deux semblent se comprendre.

​

La chasse au loup, le procureur et Langlois : Un roi sans divertissement, film de François Leterrier, 1963

        Mais plus que de complicité, il y aurait une troisième raison, une ressemblance entre eux. Langlois aussi avait cette « connaissance des choses », et c’est peut-être ce qui expliquerait qu’après la mort de M. V. le procureur n’ait rien eu « à reprocher » à ce gendarme devenu assassin. Comprendre cette indulgence du procureur permettrait donc de comprendre mieux la relation de Langlois à « la mort ».

Les clés de l'énigme

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Qu’est-ce qui se joue, en fait, dans ce désir de comprendre Langlois ? Par une parenthèse introduite dans le récit du narrateur, Giono suggère qu’il s’agit de bien plus que de Langlois, et du cadre restreint de ces villages du Trièves : « il nous avait débarrassés (débarrassé le monde) de M. V. » Le « monde » est rempli d’assassins, et Langlois lui-même a été assassin, ce que rappelle le récit : « le soir de la célèbre battue au loup, quand Langlois eut tiré ses deux coups de pistolet (comme d’habitude il faut bien le dire ; et à la diable ; ajustés, mais à la diable) ».

Le narrateur suggère alors une clé de cette énigme, à nouveau en reprenant, dans sa question, les termes mêmes qui avaient raconté le comportement du procureur : « est-ce que ce procureur royal, malgré son ventre, ne s’était pas porté tout de suite à la hauteur de Langlois avec une légèreté aéronautique ? » Qu’est-ce qui a pu le pousser à agir ainsi ? Les deux réponses d’abord avancées sont deux approches de l’énigme :

  • La première est « pour le protéger », mais la parenthèse qui suit, (« de quoi ? ») montre qu’il faut approfondir : il ne s’agit pas, de toute évidence, de le protéger du loup féroce… La seule protection alors ne peut être que contre lui-même, mais « de quoi » en lui-même ? de sa propre violence ? de son propre goût du sang ?

  • La seconde dépasse la première : « Plus que pour le protéger : pour être avec lui. » Le procureur partagerait donc avec Langlois cette violence intérieure, cette fascination pour la mort, et pour tout être – loup ou homme – capable d’infliger la mort.

Ainsi tout être humain, « amateur d’âmes » donc connaissant les profondeurs sombres de l’âme humaine, porterait en lui cette fascination de la mort. Cela amène à l’ultime réponse, suggérée par les derniers mots du passage, dans ce que le narrateur lit dans les regards échangés entre le procureur et Langlois, « une tristesse infinie ». En infligeant la mort, pour l’un, en assistant à cette mise à mort, pour l’autre, tous deux répondraient, en fait, à la conscience de l’unique vérité propre à la condition humaine : tout homme lucide porte en lui sa propre mort, pensée insoutenable dont le délivrerait le spectacle de la mort d’autrui.

CONCLUSION

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La mort, les questions que soulèvent celle de Langlois, mais aussi celle qu’il a donnée à M. V., au loup, celle enfin à laquelle doit répondre le procureur au tribunal, est le sujet même de ce passage. Or, le récit est pris en charge par un simple villageois, qui, lui aussi, cherche des réponses aux questions qu’il se pose sur la mort. Giono, en transformant ponctuellement le récit en un dialogue invite, en fait, tout lecteur à résoudre l’énigme de la mort : n’est-ce pas là la question fondamentale que tout homme doit, un jour ou l’autre, affronter ? Tout homme ne porte-t-il pas en lui, demande Giono à son lecteur, cette « tristesse infinie » quand il découvre à la fois sa propre condition, et la violence qu’il renferme en lui, puisqu’il peut prendre plaisir à donner – ou à voir donner – la mort ? Lier ce passage au titre de l'œuvre conduit à deux questions : ce « roi » qu’est l’homme aurait-il besoin de « divertissement » pour se détourner de cette image de lui-même, insupportable ? Et le plus beau des « divertissements » ne serait-il pas de s’autoriser lui-même à donner la mort ?

3ème partie - Le récit de Saucisse : pp. 186-187, de "C'est à nous qu'elle parlait..." à "... pas engloutis, j'imagine." 

Pour lire l'extrait 

Récit-Saucisse

Dans la troisième partie d’Un roi sans divertissement, « chronique » parue en 1947, les villageois, en 1868, vingt ans après les faits, interrogent Saucisse pour en savoir plus sur le héros, Langlois, qui a sauvé le village de deux criminels, M. V. et un loup féroce, et sur ce qui a pu le conduire à sa mort. Elle doit « expliquer ce qui ne s’était jamais expliqué ».

Un premier passage du récit de Saucisse raconte une visite : au printemps, elle a accompagné Langlois, avec Mme Tim, jusqu’à un village pour se rendre chez une « brodeuse », que quelques indices permettent d’identifier à la veuve de M. V. Mais Saucisse interrompt brutalement ce récit pour insulter ses auditeurs : « vous êtes la crème des abrutis et la fleur des imbéciles, avec vos têtes en forme de vide-poches, de crachoirs et de pots de chambre. »

Cette colère offre à Giono l’occasion de compléter les portraits à la fois de Saucisse et des villageois. Quelle image de l’homme met-il en valeur par cette peinture ?

LE PORTRAIT DE SAUCISSE 

Saucisse est un personnage essentiel dans l’œuvre, d’une part par sa proximité avec Langlois, jusqu’à une forme de complicité souvent soulignée, d’autre part par sa fonction de narratrice, qu’elle assume notamment dans la troisième partie.

Son portrait physique

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Il s’agit d’une véritable caricature, avec un gros plan sur « sa vieille bouche de quatre-vingt ans », comme pour illustrer sa fonction de narratrice. Ce passage se situe, en effet, vingt ans après les faits racontés, et ces années ont marqué le personnage, en creusant ses traits, en modifiant son teint : la bouche est « enfoncée dans ses os jaunes », « Ses lèvres noires étaient très minces ». Giono fait surtout un gros plan cocasse sur « ses moustaches clairsemées », où « tremblaient les gros poils raides et blancs ».

Saucisse telle qu'on peut l'imaginer... les cheveux blancs en plus : détail d'un tableau  (https://www.plusaunord.com/a-tournai-cette-petite-adresse-quil-faut/belgique-tournai-restaurant-tatie-danielle-tableaujpg/)

Saucisse telle qu'on peut l'imaginer... les cheveux blancs en plus : détail d'un tableau  (https://www.plusaunord.com/a-tournai-cette-petite-adresse-quil-faut/belgique-tournai-restaurant-tatie-danielle-tableaujpg/)

Mais cette caricature n’est pas neutre, Giono y introduit des notations symboliques. La première est l’hypothèse avancée pour expliquer la forme de la bouche, « enfoncée […] par des coups de poing qui avaient dû lui marteler la bouche pendant quatre-vingt ans et n’avaient réussi à la lui défoncer que depuis peu. » Les verbes « marteler » et « défoncer » renforcent l’image des « coups de poing » reçus, accentuant ainsi la violence, ici subie par Saucisse. Violence concrète, peut-être en raison de son premier métier de prostituée ? Peut-être aussi violence symbolique qui représenterait une obligation de se taire ? Mais cette violence ressort aussi de la comparaison qui ferme le paragraphe dans une phrase elliptique : « Des poils aigus comme des dents de brochets. » Ce poisson d’eau douce, souvent comparé à un requin, est, en effet, un prédateur carnassier, particulièrement dangereux, capable de dévorer des proies aussi grosses que lui. Saucisse porterait donc aussi en elle cette aptitude à la violence.

Son portrait psychologique

 

Nous retrouvons cette même violence dans les notations indiquant son caractère, à commencer par le verbe vulgaire qui exprime la grossièreté de sa façon de parler : « elle nous engueulait ». Cela est complété par le contenu de son discours, des « choses assez ordurières » repris par « accumuler des ordures », dont la comparaison donne un exemple : « vous avez été, tous, comme du fromage de cul de vache », périphrase évocatrice. C’est d’ailleurs ce que confirme le commentaire du narrateur entre parenthèses : « (c’était dommage d’entendre un vieillard parler aussi mal) » Cette colère vise les villageois, les destinataires de son récit, qu’elle méprise parce que, selon elle, ils sont incapables de comprendre le sens de son récit, comme le prouve la parenthèse ironique : « (vous avez peut-être cru que c’était pour vos beaux yeux) ». Mais, là encore, Giono la pousse jusqu’à la caricature : « elle finissait par perdre le souffle », « elle s’étranglait elle-même ».

Cependant, loin d’indigner ses auditeurs, ils font preuve d’une forme d’indulgence, ne pensant qu’à la soulager : « (et on devait lui frapper dans le dos pour qu’elle reprenne sa respiration) », « alors, on lui frappait gentiment dans le dos ». Indulgence face à une vielle femme ? Ou besoin qu’elle continue à leur parler, à leur expliquer ce qu’ils veulent comprendre ? C’est ce que suggèrent les premières phrases du passage : « ce n’était pas la première fois qu’elle nous engueulait. Nous en avions l’habitude. Nous l’attendions ». Ils ne se révoltent donc pas contre ses insultes, comme si elles étaient le prix à payer pour connaître la vérité. 

LE SENS DU DISCOURS

Saucisse accuse les villageois d’aveuglement, mis en valeur par l’anaphore, « Vous n’aviez pas remarqué, « Vous n’avez pas remarqué ». Le passage du plus-que-parfait au passé composé souligne le fait qu’ils sont restés dans une ignorance permanente. Son discours met en évidence à la fois le comportement étrange de Langlois, mais aussi l’inquiétude qu’il provoque chez ses amis.

Sur Langlois

 

Le point de départ rappelle ce qu’elle vient de raconter, la visite de Langlois chez la veuve de M. V. : « ce voyage que nous avions fait, Mme Tim, lui et moi. » L’ordre des sujets est significatif, qui place Langlois au centre, comme encadré – protégé ? – par les deux femmes. Or, elle met l’accent sur un détail : « Au retour, malgré la nuit, il nous fit encore passer par ce chemin de traverse dans les bois, pour éviter Chichiliane ». Le lecteur sait, depuis la première partie, que Chichiliane est le village où résidait M. V., mais aucune explication n’est donnée à ce choix de faire un détour. L’interprétation appartient donc à ses auditeurs de l’interpréter, et aux lecteurs de l’œuvre de Giono, qui s’emploie ainsi à laisser planer le mystère autour de son héros. Si « éviter » un lieu est souvent un signe de peur, de quoi Langlois aurait-il peur ? De raviver de mauvais souvenirs, le meurtre qu’il a lui-même commis en tuant M. V. ? D’être remis face à cette violence qu’a portée en  lui M. V., et qu’il porte aussi en lui ? Au lecteur de conclure.

Sur ses amis

 

La « chronique » a, à plusieurs reprises, souligné la ressemblance entre trois personnages, tous trois associés à la chasse au loup, le procureur, souvent défini comme « amateur d’âmes », Mme Tim, appréciée à la fois de Saucisse et de Langlois, et Saucisse elle-même, avec qui Langlois se plaît à parler de « la marche du monde ». Or, tous trois semblent partager la même inquiétude.

         C’est ce que souligne la question à propos du procureur : « Vous n’aviez pas remarqué qu’alors le procureur royal venait plus souvent qu’à son tour ? » Mais cette question reste, à nouveau, sans réponse. Vient-il parce que lui-même a besoin de voir Langlois, ou bien parce qu’il craint qu’en son absence quelque chose n’arrive ?

         De même, le comportement de Mme Tim est longuement décrit, mais sans explication : « Vous n’avez pas remarqué que Mme Tim avait fait son quartier général de la placette des tilleuls jusqu’au seuil de ma porte ; et qu’elle se promenait de long en large ». Le choix lexical, « quartier général », emprunté au vocabulaire de l’armée, lieu où est installé un général et son état-major, donne l’impression qu’il s’agit d’organiser un combat, une guerre. Mais une guerre contre qui ? contre quoi ? Nouvelle énigme…

         Le dialogue final, dans sa brièveté, avec la répétition du verbe introducteur « dire », neutre car il n’indique en rien le ton de cet échange, n’apporte guère d’éclairage, en marquant seulement une étrangeté : une femme « morte de fatigue », qui refuse tout repos, toute pause. Mais la dernière question que Saucisse adresse à Mme Tim, « De quoi avez-vous peur ? », confirme le sentiment d’inquiétude, que mesure parfaitement Saucisse car elle la partage. Cette inquiétude, elle ne peut porter que sur Langlois, vu le commentaire de Saucisse, dans l’énumération, « elle avait toujours, là-bas, à Saint-Baudille, ses terrasses, des roseraies, ses petits-enfants, qu’un cataclysme n’avait pas engloutis, j’imagine ! » Cette exclamation, en même temps, suggère que, pour ne pas avoir « peur », il faut avoir de quoi s’occuper, maison à tenir, jardin à entretenir, enfants… autant de « divertissements » en quelque sorte, que Langlois, lui, n’a pas…

Michael Wolgemut, Danse macabre,1493. Gravure sur bois, in Schedel’sche Weltchronik

Michael Wolgemut, Danse macabre,1493. Gravure sur bois, in Schedel’sche Weltchronik

Une image de la condition humaine

 

Enfin, le narrateur, en reprenant avec insistance la « fameuse phrase » de Saucisse, formule qui sous-entend sa fréquence, souligne son importance : « nous étions pétris à même la putréfaction générale, des hommes, des femmes, des enfants, des univers et des dieux. » Cette phrase violente propose une vision très péjorative de la nature humaine, d’où la réaction des auditeurs : « Au début, cette phrase nous impressionnait un peu à cause de ce qu’elle disait des femmes et des enfants », c’est-à-dire des plus fragiles, de ceux qui, par leur innocence, sont en général exclus d’une telle accusation. Le terme « putréfaction » ôte, en effet, toute valeur à la nature humaine, ce que confirment les précisions : « Et ça n’était pas gai d’entendre ce qu’elle en disait, de quoi ils étaient fait, d’où ils venaient, et où ils allaient ». Elle réduit, en effet, l’homme à un futur cadavre, un être promis à la décomposition, imposant ainsi l’image de la mort : l’homme vient du néant, est promis au néant. 

Mais il ne s’agit pas que de l’homme, puisque cette « putréfaction » concerne aussi les « univers » et même les « dieux ». Rien ne peut donc échapper au néant, les civilisations sont mortelles, et même les religions : l’homme n’a rien pour le sauver, rien pour échapper à la pensée terrible de cette décomposition qui le menace.

Le commentaire imagé du narrateur devant ces « choses assez ordurières », même s’il tente de prendre du recul, montre à quel point est odieuse cette image d’une vie ainsi promise à la destruction : « À croire que nous passions notre vie, nous, nos femmes et nos enfants, et que nous avions nos salles à manger dans les boyaux vivants d’une sorte de grosse bestiole. » Cette « grosse bestiole », qui enferme les humains, qui les dévore alors même qu’ils s’occupent à vivre, à se nourrir pour vivre, quelle est-elle, sinon la mort qui leur est promise, dès le moment où ils viennent au monde ? L’étouffement qui saisit Saucisse quand elle reprend cette phrase sonne donc comme l’illustration physique du désespoir qui saisit chacun face à cette image de lui-même.

CONCLUSION

 

Ce passage, tout en montrant la relation qui unissait Langlois et ses amis, Saucisse, Mme Tim, le procureur royal, joue un rôle essentiel par son intensité.

  • Intensité de l’état de Langlois, suggérée par l’intensité de l’inquiétude de ceux qui restent à ses côtés.

  • Mais aussi intensité de la relation qui s’est nouée entre Saucisse et les villageois auxquels elle s’adresse, comme si elle leur en voulait de ne pas avoir compris, de ne pas avoir pu apporter une aide.

  • Intensité enfin de l’image de l’existence humaine que propose le discours de Saucisse : l’homme peut se croire un « roi », mais il n’est  sur terre que pour attendre la décomposition qui le guette, car son existence, quoi qu’il fasse, est promise au néant.

Il ne peut alors que se « divertir », détourner sa pensée de cette image insupportableMais pour celui qui, comme Langlois ne parvient plus à trouver assez de « divertissement », que reste-t-il ? N’est-il pas possible aussi de considérer que Mme Tim, le procureur, Saucisse, et même les villageois qui viennent l’écouter raconter, cherchent, à travers ce personnage qui les fascine, à trouver en lui leur propre source de divertissement ?

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