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Pierre Corneille, Le Cid, 1637
L'auteur (1606-1684), un homme du "Grand siècle"
Charles Le Brun, Pierre de Corneille, vers 1647. Huile sur toile, 52 x 63. Château de Versailles
Les années de formation
Né à Rouen, dans une famille de magistrats, c’est tout naturellement que Corneille, fils aîné, suit, après ses études chez les jésuites, un cursus de droit. Mais, malgré l’achat, en 1628, de deux charges d'avocat, il ne plaidera jamais. Pourtant ses œuvres bénéficient de cette double formation : d’une part, il puise son inspiration dans sa connaissance de l’antiquité, acquise chez les jésuites, d’autre part de nombreux plaidoyers, rigoureuse argumentation, parcourent ses pièces.
L'auteur dramatique
Sa carrière théâtrale commence par une comédie, Mélite, qui, proposée à des comédiens itinérants, de passage à Rouen, remporte un succès quand, en décembre 1629, la troupe de Montdory la jouent à Paris. La Veuve, La Galerie du Palais, La Suivante, La Place royale, ses premières œuvres, sont donc des comédies, auxquelles s’ajoute une tragi-comédie, Clitandre. Il ne renoncera jamais d’ailleurs à la comédie, refusant cependant la farce pour privilégier la peinture des caractères et des mœurs avec, notamment, L’Illusion comique en 1636 ou Le Menteur en 1644.
Pour une biographie
plus détaillée
Mais sa première tragédie, Médée, en 1635, qui lui vaut une pension du cardinal de Richelieu, oriente différemment sa carrière. Les tragédies se succèdent jusqu’en 1647 où il est reçu à l’Académie française. Il en compose au total dix-sept qui lui valent gloire et privilèges, dont une pension de Louis XIV en 1663 qui l’amène à quitter définitivement Rouen pour Paris.
Mais les goûts du public changent peu à peu, et Corneille commence à voir alterner quelques succès et des échecs : en 1651, la réussite de Nicomède est suivie de l’échec de Pertharite. Une épigramme de Boileau, en 1667, exprime cruellement ce déclin : « Après l'Agésilas, / Hélas ! / Mais après l'Attila, / Holà ! » C’est le succès d’Andromaque de Jean Racine, en 1667, qui, même si ses pièces les plus célèbres sont incessamment rejouées, marque la fin de cette brillante carrière : en 1670, sa tragédie, Tite et Bérénice, est nettement moins appréciée que Bérénice de Racine, qui va le remplacer dans l’estime du public.
Dans cette carrière, Le Cid, tragi-comédie, occupe une place à part, à la fois par le succès que remporte la pièce mais aussi par la longue « Querelle » qu’elle provoque.
Le contexte du Cid
Vers la monarchie "absolue"
Corneille connaît le règne de deux rois, mais Le Cid s’inscrit dans la période qui voit Louis XIII établir son pouvoir, comme en témoigne le tableau allégorique de Philippe de Champaigne qui célèbre son triomphe, en 1628, à l’occasion du siège de La Rochelle.
Le règne de Louis XIII (de 1610-1643) renforce, en effet, la monarchie absolue, après la période de régence de sa mère, Catherine de Médicis, qui place à ses côtés le Cardinal de Richelieu. Celui-ci, devenu principal ministre d’État en 1624 jusqu’à sa mort, en 1642, réorganise l’armée, la marine, reprend le combat contre les protestants, et entreprend de soumettre les grands seigneurs. Ainsi, pour asseoir le pouvoir royal, et suite à la mort de son frère en duel, il fait promulguer par Louis XIII un édit qui interdit ces combats meurtriers, par lesquels les nobles entendent laver les atteintes à leur honneur et affirmer leur droit nobiliaire. Il fait même décapiter, en 1627, deux jeunes nobles pris en flagrant délit… Cela n’empêche pas Corneille de mettre en scène un duel entre son héros, Rodrigue, qui, pour venger l’honneur de son père, tue le comte de Gormas.
Philippe de Champaigne, Louis XIII couronné par la victoire, 1635. Huile sur toile, 228 x 275. Musée du Louvre, Paris
Parallèlement, Richelieu s’emploie à éliminer tous ceux qui menacent son pouvoir, par exemple le duc de Montmorency qui, après avoir intrigué contre lui avec Gaston d’Orléans, frère du Roi, est exécuté pour crime de lèse-majesté en 1632. Le même sort frappe, en 1642, le marquis de Cinq-Mars, décapité pour avoir mené une conjuration contre lui. Pourtant, l'autorité du roi reste contestée dans Le Cid, quand, par exemple, le Comte s'exclame « Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes. » (I, 4), comme quand Chimène refuse le jugement du Roi et choisit un champion, Don Sanche, pour la « venger ».
Le caractère du héros de Corneille, Rodrigue, ne pouvait, en fait, que séduire un public aristocratique, épris d'ambition, de gloire et d’honneur, qui a encore le goût de l’aventure, de l’audace, et du risque.
Le temps des guerres
Le Cid, inspiré par une pièce de Guillén de Castro, Les Enfances du Cid, parue en 1618, emmène le public en Espagne. Or, la France a déclaré, en 1635, la guerre à Philippe IV d’Espagne, conflit qui, hormis quelques périodes de trêve, occupe tout le siècle, car, à la mort de Philippe IV, en 1665, il se poursuit pour sa succession. Il est donc audacieux de la part de Corneille de choisir ce pays pour cadre de son intrigue.
Mais la noblesse castillane, à laquelle se rattache le Cid, héros national, a la réputation d’avoir porté à un degré suprême le culte de l’honneur. Reprendre ce personnage, montrer sa vaillance dans son combat contre les Mores, déclarer, comme Rodrigue, « Mais défendant mon roi, mon peuple et mon pays, / À me défendre mal je les aurais trahis » (V, 1) ne pouvait, en fait, que trouver un écho chez ceux qui servaient le roi de France.
Le contexte littéraire
Richelieu est très favorable au théâtre ; il donne même des indications aux auteurs pour des intrigues, se fait lire les pièces, et a fait construire, en face du Louvre, dans le « Palais-Cardinal – qui devient ensuite le Palais-Royal - une salle de spectacle, la première salle en amphithéâtre de Paris. Il souhaite, en effet, utiliser le théâtre à la fois pour assurer sa propre grandeur, et pour accroître sa portée politique. Ainsi, il pensionne des artistes, réorganise les troupes, revalorise le métier de comédien. La création de l’Académie, en 1635, illustre cette volonté de lier les artistes, théoriciens, tels d’Aubignac, ou auteurs, au pouvoir.
Les pièces sont alors jouées, soit dans sur des tréteaux, par des troupes ambulantes, soit chez de riches particuliers, soit dans des salles de jeu de paume. Il n’y a à Paris qu’une seule salle de théâtre permanente, l’Hôtel de Bourgogne, attribuée, depuis 1629, aux Comédiens du Roi. Quand ils sont privés de cette salle, deux acteurs de la troupe dite « du prince d’Orange », Le Noir et Montdory, aménagent plusieurs salles de jeu de paume, avant de créer, en 1634, une salle à l’Hôtel du Marais, qui entre ainsi en concurrence directe avec le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne. C’est leur troupe, dans cette salle, qui joue Le Cid.
Abraham Bosse, Acteurs à l’Hôtel de Bourgogne, vers 1633-1634. Gravure, 29,3 x 33,7. Metropolitan Museum of Arts
Mais le théâtre est en pleine évolution. Déjà, au milieu du XVIème siècle, plusieurs arrêts du Parlement de Paris en refusant des autorisations aux « Confréries » qui les jouent, ont peu à peu fait disparaître les mystères, joués au Moyen-Âge. Puis la tragédie humaniste, qui a occupé la scène au XVIème siècle, par exemple avec Cléopâtre captive (1553) de Jodelle ou les tragédies de Garnier, telles Hippolyte (1573) ou la plus connue, Les Juives (1583), cesse aussi de répondre aux goûts du public, lassé par ses personnages victimes, leurs longues déplorations, l’absence d’action Mais elle a déjà imposé au théâtre la noblesse de l’alexandrin, et mis en place la forme dont hérite le XVIIème siècle, notamment la division de la pièce en actes et scènes, et l’unité d’action.
À la fin du XVIème siècle, en raison des troubles politiques et religieux, l’art vit une importante modification avec la naissance du courant baroque, qui s'impose dans le premier quart du XVIIème siècle. Les sujets ne se limitent plus à l’antiquité, l’intrigue multiplie les péripéties, parfois brutales : assauts sur scène, suicides et assassinats, pas toujours masqués par une tenture…. Le chœur disparaît et l’idée même de « règles » est rejetée. Cette évolution des goûts du public explique aussi, dans les années 1625-1630, l’arrivée en France de la tragi-comédie, venue d’Espagne et d’Italie. Elle ajoute à la multiplication des péripéties, au rejet total des unités, avec des lieux divers et une action qui peut s’étaler sur plus de trente ans, le mélange des tons : des scènes comiques alternent avec celles qui se veulent pathétiques.
Cependant, peu à peu, là encore en raison de la volonté du pouvoir de s’affirmer, d’imposer à l’exubérance de la noblesse plus de sérieux et de respect, la tragi-comédie s’assagit peu à peu : tout en restant romanesque et héroïque, la durée se resserre en 24 heures, mais sur deux jours, l’action, qui se déroule en une seule ville, se ramène à un même centre. Ainsi, la volonté de rationalité dans le récit, de noblesse dans la forme, de régularité, est posée par plusieurs auteurs qui se font aussi théoriciens, tels Jean Chapelain, Georges de Scudéry, l’abbé d’Aubignac. Or, c’est précisément à cette époque, avant la victoire définitive des règles, que Corneille fait jouer Le Cid, s’exposant ainsi aux critiques de ses rivaux.
Présentation du Cid
La "Querelle du Cid"
On a du mal à imaginer, aujourd’hui, une telle durée, presque un an, et une telle violence dans des querelles littéraires…Sans entrer dans tous les détails, rappelons-en les principales étapes.
Le point de départ est l’Excuse à Ariste dans laquelle Corneille lui-même, réellement maladroit, se décerne des éloges après le succès du Cid, ce qui déchaîne contre lui un de ses rivaux, l’auteur dramatique Jean Mairet. Il fait paraître un poème en six stances, censé être une adresse de Guillén de Castro à son « traducteur et plagiaire » sous le nom de « le vrai Cid espagnol ». La réponse violente de Corneille enflamme le monde littéraire.
Les attaques se succèdent telles les Observations de Scudéry, sévères envers la pièce, notamment pour une question morale : comment Chimène, l’« impudique », que le devoir et la morale devraient animer, peut-elle revoir Rodrigue, lui parler et vouloir faire un mariage d’amour ? Il dénonce également le caractère de plusieurs personnages, par exemple le Comte, un « Matamore », Don Sanche, « un sot », et ironise sur la multiplicité des événements dans la pièce : « Je vous laisse à juger si ne voilà pas un jour bien employé, et si l’on n’aurait pas grand tort d’accuser tous ces personnages de paresse. » Il s’en prend enfin à l’expression dramatique, traitée de « galimatias » et évoque des « larcins », des passages simplement traduits de l’espagnol… Pour résumer ce jugement, il conclut : « Que le sujet n’en vaut rien du tout, / Qu’il choque les principales règles du poème dramatique, / Qu’il a beaucoup de méchants vers, / Que presque tout ce qu’il a de beautés sont dérobées. »
Les textes de défense de Corneille
Pour lire Le Cid dans l'édition remaniée de 1660
Arrive enfin une décision, après les vives réponses des partisans de Corneille, comme Rotrou ou Guez de Balzac. Devant cette guerre à coups de plume, Richelieu, qui l’avait d’abord soutenue, exige, en effet, l’intervention de l’Académie pour y mettre fin : en décembre 1637, paraissent les Sentiments de l’Académie sur Le Cid, rédigés par Chapelain et revus par Richelieu. Ce jugement, tout en conservant la critique sur l’irrespect des règles, se range finalement du côté du public, et admet la beauté de la pièce : « La naïveté et la véhémence de ses passions, la force et la délicatesse de plusieurs de ses pensées, et cet agrément inexplicable qui se mêle dans tous ses défauts lui ont acquis un rang considérable ».
Corneille retiendra ce jugement, ses tragédies suivantes, Horace (1640) ou Cinna (1641) par exemple, sont parfaitement régulières.
La fondation de l’Académie française durant le règne de Louis XIII, 1635. Bibliothèque des Arts décoratifs
Les sources espagnoles
La réalité historique
Rodrigo Diaz de Vivar (vers 1043-1099) se met d’abord au service du roi Sanche II de Castille pour le conduire à la victoire contre ses rivaux chrétiens et musulmans. C’est ainsi qu’il gagne son premier surnom, « Campeador », maître du champ de bataille. Quand Alphonse VI succède à son frère, assassiné, il offre en mariage à Rodrigue une de ses parentes, Jimena, en français Chimène. Mais Rodrigue est ambitieux, brutal, et le roi le contraint à l’exil.
Il se met alors au service du roi musulman de Saragosse, lui permettant de conserver tous les territoires conquis, ce qui lui vaut son surnom de « Cid », « le « seigneur », de l’arabe al-sayyid ou sidi. Les combats se succèdent pour sa propre conquête de Valence, victoire, puis échec devant les Almoravides, guerriers venus du Maroc, nouvelle victoire en 1094. Mais sa mort empêche l’établissement du royaume de Valence : la ville retombe aux mains des Mores.
Illustration de la Crónica del famoso cavallero Cid Ruy Díez Campeador, réimpression en 1512 d’un texte antérieur
Guillén de Castro, Les Enfances du Cid, 1618
L'élaboration de la légende
Très rapidement, la littérature s’empare du personnage. Elle oublie la cruauté du vassal révolté et pillard, pour ne garder que la vaillance de celui qui a arraché Valence aux Mores. Ainsi se forge l’image du héros épique, par exemple dans le Cantar de mio Cid (1140) ou le Cantar de Rodrigo (1344). Au XVIème, des jongleurs s’en inspirent pour composer des « romances », qui mêlent les tonalités épiques et lyriques. En 1612, Juan de Escobar regroupe en un recueil quatre-vingt seize de ces chants. Ils magnifient encore le personnage, en lui prêtant une vie dramatique : sa jeunesse de page du roi, qui attire les tendres soins de l’infante Urraca, la querelle entre le père de Rodrigue, Don Diègue, et le Comte Lozano, père de Chimène, tué par Rodrigue pour venger son père, ce qui lui vaut le bannissement par le roi ; mais ses cinq victoires contre les Mores lui valent le pardon, et le mariage avec la fille de Lozano, Chimène, dont un des poèmes imagine même qu’elle aimait Rodrigue avant qu’il ne tue son père. À son tour l’auteur dramatique Guillén de Castro s’en inspire pour composer Las Mocedades del Cid (Les Enfances du Cid, 1618) dont Corneille, tout en éliminant plusieurs personnages secondaires, reprend tous les rebondissements.
L'intrigue de la pièce de Corneille
Le schéma narratif
La situation initiale : Chimène avoue son amour pour Rodrigue, préféré à Don Sanche, et son père approuve ce mariage. Même si l’Infante aime aussi Rodrigue, elle favorise son mariage avec Chimène, car impossible pour elle de l'épouser : « Dans le bonheur d’autrui, je cherche mon bonheur. »
Élément perturbateur : Le Roi choisit Don Diègue, père de Rodrigue comme gouverneur de son fils, le préférant au Comte de Gormas, père de Chimène. Une violente querelle éclate entre eux, et Don Gormas gifle son rival.
Péripéties :
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Malgré ses hésitations, Rodrigue accepte de venger son père, provoque en duel le Comte et le tue.
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L’amour qu’elle éprouve toujours pour Rodrigue n’empêche pas Chimène de réclamer vengeance au Roi.
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Les Mores menacent Séville. Don Diègue lève une armée de cinq cents de ses amis, dont Rodrigue prend la tête. Il revient vainqueur devant le Roi, qui souhaite conclure son mariage avec Chimène.
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Refusant encore ce mariage, Chimène, avec l’accord du Roi, malgré une réticence initiale, charge Don Sanche de la venger en combattant Rodrigue : elle promet d’épouser le vainqueur.
Élément de résolution : Rodrigue est vainqueur du duel avec Don Sanche, et Chimène, qui l’a cru mort, contrainte de reconnaître publiquement, doit se soumettre à la volonté du Roi qui ordonne son mariage.
Situation finale : Pour épargner Chimène, qui refuse d’être « le salaire » de Rodrigue, le Roi lui accorde un délai d’un an, pendant lequel Rodrigue poursuivra ses combats contre les Mores : « Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser / Q’il lui soit glorieux alors de t’épouser. »
Le Schéma actanciel
Conformément au titre, Le Cid, le sujet est Rodrigue. L’objet de sa quête est Chimène, qui lui est destinée en mariage et qu’il aime. Toute l’intrigue vient du fait qu’il est poussé par un double destinateur : l’amour, certes, mais avant tout l’honneur. Il doit donc vaincre trois opposants : d’une part son père, qu’il doit, pour respecter son honneur, venger de la gifle reçue du Comte, le père de Chimène ; d’autre part, Chimène elle-même, contrainte à son tour par l’honneur, de réclamer vengeance contre le meurtrier de son père. Mais il dispose aussi d’un adjuvant puissant : le Roi qui souhaite favoriser le mariage, pour récompenser la valeur de Rodrigue, victorieux des Mores.
Le cadre spatio-temporel
C’est Jean Chapelain qui, en 1630, dans sa Lettre sur l’art dramatique, pose la règle dite des trois unités. Boileau les résume dans L’Art poétique, en 1674 : « Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. » (III, vers 45-46) Cela induit la disparition progressive du courant baroque au théâtre. Mais Le Cid est loin de respecter cette règle, ce dont d’ailleurs Corneille se justifie longuement dans son « Examen du Cid ».
Les lieux
La mention initiale du lieu, « La scène est à Séville », qui affiche une unité de façade a déjà conduit Corneille à reconnaître une première entorse à la réalité historique : Don Fernand n’en a jamais été le Roi. Mais, explique-t-il, cette modification était nécessaire pour « former quelque vraisemblance à la descente des Mores, dont l’armée ne pouvait venir si vite par terre que par eau. » Au cours de la pièce, de plus, les scènes occupent cinq lieux distincts : « Chez l’Infante », « Chez Chimène », « Une place publique devant le palais royal », « Une salle du palais royal » et « Chez le Roi ». Dans la mise en scène du XVIIème siècle cela est rendu possible par le déplacement de châssis ou de tentures qui permettent de former des compartiments. Mais, là encore, Corneille admet l’invraisemblance de son choix de faire se dérouler sur « une place publique » à la fois la querelle de Don Diègue avec le Comte, dans la scène 4, qui aurait dû attirer un public, et les scènes 5 à 7 qui suivent : le monologue de Don Diègue, l’appel qu’il lance à Rodrigue pour le venger et le dilemme de celui-ci, qui auraient dû être situées à l’intérieur, dans un lieu privé. Pour s’excuser, Corneille invoque la « fiction du théâtre », à accepter pour ne pas « délier les scènes », c’est-à-dire qu’il privilégie le rythme dramatique au respect de conventions qui imposent un carcan.
Combat entre les chrétiens et les Mores, in Cantigas de Santa Maria, 1250-1280
Le temps
Dans ce domaine aussi, Corneille reconnaît « l’incommodité de la règle », peu conciliable avec la multiplicité des événements que comporte l’intrigue : « Je ne puis dénier que la règle des vingt et quatre heures presse trop les incidents de cette pièce. » Il résout une partie de cette difficulté en faisant se dérouler de nuit le combat de Rodrigue contre les Mores : « Le flux les apporta, le reflux les emporte ». Une première invraisemblance est la double plainte de Chimène devant le roi, le soir qui suit la mort de son père (II, 7) et dès le lendemain matin (IV, 5). Il a dû aussi veiller à justifier que le duel de Don Sanche avec Rodrigue se déroule immédiatement après le retour du héros à Séville, en en faisant une décision royale : « Du moins, une heure, ou deux, je veux qu’il se délasse. » (IV, 5, vers 1459)
Le Cid de Corneille est donc à la charnière de deux courants : l'exubérance du baroque, et la sobriété classique.
L'exposition : acte I, scènes 1 à 3
La comparaison entre la pièce de Guillén de Castro et Le Cid est significative. Les Enfances du Cid s’ouvrent, en effet, dans le palais du Roi, sur l’enjeu politique : dans la scène 1, le Roi arme Rodrigue chevalier devant la cour, dans la scène 2, se déroule le conseil qui choisit, en présence du Comte, Don Diègue comme gouverneur du prince. Corneille, au contraire, dans les trois premières scènes, resserre l’intérêt sur l’enjeu intime de l’action intime : l’amour des deux femmes, Chimène et l’Infante, pour Rodrigue.
La fonction de la confidente : Elvire et Léonor
Il est impensable, pour respecter la règle de la bienséance, qu’une héroïne, qui appartient à la noblesse, paraisse sur scène seule. Même lors de la rencontre nocturne de Chimène avec Rodrigue (acte III, scène 4), Elvire, sa « suivante », est présente, et l’Infante a toujours près d’elle sa « gouvernante » Léonor.
Dans Le Cid, conformément à la tradition, la confidente a un rôle important dans l’exposition :
Elle résume ce qui précède, ce qui est indispensable pour permettre au public de suivre l’intrigue, puisque la pièce, elle, constitue un moment de crise. Par exemple, Elvire souligne l’absolu respect de Chimène envers le choix d’un mari par son père, qui doit trancher entre deux prétendants, Don Sanche et Rodrigue : « C’est de votre seul choix qu’elle attend un époux ». De même, Léonor insiste sur la « profonde tristesse » de l’Infante et sur le « grand intérêt qu’elle porte » à l’amour de Chimène pour Rodrigue.
Libre de ses mouvements, elle est une informatrice, qui fait le lien entre différents personnages. Ainsi Elvire apprend l’avis du comte sur Rodrigue (« Et ma fille en un mot peut l’aimer et me plaire », 1, 1, vers 24), mais est aussi chargée par lui de l’éclairer sur les sentiments de Chimène : « Va l’en entretenir, mais dans cet entretien, / Cache mon sentiment et découvre le sien » (vers 25-26) Tel est le rôle de la scène 2.
Mais elle permet surtout la découverte des caractères, évitant ainsi de longs monologues. Par exemple, la joie d'Elvire devant Chimène, « tous vos désirs seront bientôt contents », permet à celle-ci d’exprimer sa crainte : « Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers. » (I, 2, vers 50) Corneille, habilement, ouvre ainsi un horizon d’attente. Les questions de Léonor amènent l’Infante à son aveu, mis en valeur par le rejet : « Ce jeune chevalier, cet amant que je donne, / Je l’aime. » (I, 3, vers 77-78) Comme la confidente représente la société – rôle autrefois imparti au chœur antique – elle permet aussi d’en rappeler les valeurs, d’où les exclamations lancées par Léonor à l’Infante : « Choisir pour votre amant un simple Chevalier ! / Une grande Princesse à ce point s’oublier ! » L'infante peut alors décrire sa souffrance : « Ma gloire et mon amour ont tous deux tant d’appas / Que je meurs s’il s’achève, et ne s’achève pas. » (I, 3, vers 117-118)
L'Infante et Léonor, acte I, scène 3. Cie Roumanoff, 2019
Même si leur fonction est essentiellement utilitaire, Corneille s’efforce cependant de leur prêter une individualité, en leur faisant partager les sentiments des héroïnes : Elvire apaise les craintes de Chimène, Léonor s’associe à la douleur de l’Infante en tentant de la rassurer.
Don Diègue, joué par Édouard de Reszké, dans l'opéra de Massenet, 1885
Une valeur centrale : l'honneur
L’exposition du Cid met au premier plan le rôle que va jouer, dans l’intrigue, le code d’honneur qui oblige chaque personnage à songer avant tout à sa gloire.
La tirade de Don Diègue, dans la scène 1, s’ouvre sur l’affirmation « Elle est dans le devoir, tous deux sont dignes d’elle » (vers vers 11), suivi d’un éloge hyperbolique des qualités de Rodrigue. Mais, parallèlement, c’est ce qui explique sa certitude d’être « élev[é] à ce haut rang d’honneur » en étant nommé gouverneur du Prince. Le code d’honneur implique donc une conscience de sa valeur poussée à l’extrême. C’est lui aussi qui soutient le douloureux dilemme de l’Infante : « Si j’ai beaucoup d’amour, j’ai bien plus de courage, / Un noble orgueil m’apprend qu’étant fille de Roi / Tout autre qu’un Monarque est indigne de moi. » (vers 92-94)
CONCLUSION
À la fin de la scène 3, l’exposition est achevée : le spectateur dispose de toutes les informations nécessaires, et a compris que ce code d’honneur constitue une menace qui peut infléchir le destin des personnages. Nous sommes ici bien loin de la tragédie antique : ce n'est sont plus la fatalité divine qui pèse sur les héros, ils portent en eux-mêmes les obstacles à leur bonheur.
Pour lire l'exposition dans l'édition initiale de 1637
Mais notons qu’à partir de 1660, Corneille a remanié sa pièce, regroupant les scènes 1et 2 en une seule, car il lui avait été reproché l’invraisemblance de la conversation familière entre le Comte, un noble seigneur, et une simple « suivante », et le fait que la scène 2 ne fait que répéter les informations fournies par le Comte dans la scène 1.
L'héroïsme cornélien
Dès l’exposition, les personnages de Corneille, présents sur scène ou décrits, comme Rodrigue et Don Diègue, affirment un héroïsme, qui les rend supérieurs à l’humanité ordinaire. Pourtant, l’héroïsme est une valeur fondatrice au temps de Corneille, dans laquelle son public se reconnaît. La sublimation du héros se retrouve, en effet, dans bien d’autres tragédies, de Rotrou, Mairet ou du Ryer…
L’ORIGINE DE L’IDÉE D’« HÉROÏSME »
Le néo-stoïcisme
Le courant de pensée du néo-stoïcisme, propagé à travers l’Europe par les philosophes hollandais, Juste Lipse (1547-1606) et Hugo Grotius (1583-1645), trouve un écho en France à la fin du XVIème siècle, dans ces temps troublés des guerres de religion. Il redonne vie à plusieurs concepts stoïciens, en posant une image de l’homme, dans sa nature propre et en tant que citoyen.
L’homme, placé en face de l’univers, s’affirme par rapport à lui : il n’existe que quand il fait acte de liberté, quand il fait preuve de volonté, de force d’âme. Le maître mot qui le définit est la « constance », c’est-à-dire le fait de s’appliquer à affronter les événements sans fléchir, en comptant d’abord sur ses propres forces, en résistant aux pressions extérieures mais aussi aux sollicitations venues de ses tendances personnelles. C’est ce qui explique aussi bien la décision de l’Infante de résister à son amour pour Rodrigue, que le choix ultime de Rodrigue, « tout honteux d’avoir tant balancé », à l’issue de son dilemme (I, 7) : suivre ce que lui dicte son « honneur ».
Cependant, si le héros s’affirme libre, il prononce souvent le mot « devoir ». En fait, l’exercice de sa volonté n’empêche pas qu’il doive adhérer aux valeurs générales et être prêt à combattre contre ses émotions personnelles pour servir ce qui dépasse sa propre personne, l’honneur de sa famille ou le service de son roi. Ainsi, l’acte II s’ouvre sur la discussion entre le Comte et Don Arias qui blâme l’excès de son orgueil. Quand Don Gormas lui déclare « Monsieur, pour conserver ma gloire et mon estime, / Désobéir un peu n’est pas un si grand crime », Don Arias lui rétorque que son refus de se soumettre est excessif, et que céder à un roi n’est pas une « honte » : « Quoiqu’on fasse d’illustre et de considérable / Jamais à son sujet un Roi n’est redevable ». (II, 1) La constance affirmée par le Comte de Gormas, « Et quand l’honneur y va, les plus cruels trépas / Présentés à mes yeux ne m’ébranleraient pas » (vers397-398), n’est plus de mise quand l’intérêt de l’État l’exige.
Le Comte, joué par Pol Plançon, dans l'opéra de Massenet, 1885
Un philosophe italien : Giordano Bruno
Une autre influence s’est exercée, à la fin du XVIème siècle, sur l’aristocratie française, celle du philosophe italien, Gordano Bruno (1548-1600), accueilli, de 1578 à 1583, à la cour de Henri III. Dans un de ses ouvrages, Les Fureurs héroïques (1585), il résume sa conception qui, accordant à l’âme de chaque créature une essence divine, offre à chacun le choix, soit de s’abaisser en se tournant vers les choses terrestres, soit s’élever pour s’égaler à Dieu. La vertu par excellence est, pour lui, la force « résistante au vice, méprisante de la richesse, dominatrice de la fortune », donc prêt à courir tous les risques. Tel est le héros, qui se libère de toutes les chaînes de la condition humaine, et tente l’aventure même s’il doit tout perdre : « Aimer et aspirer plus haut s’accompagnent en effet de plus de gloire et de majesté, comme aussi de plus de tristesse et de douleur. », écrit-il. N’est-ce pas là comme un écho à, par exemple, la déclaration de Chimène à Elvire à propos de son « combat » intérieur : « Il déchire mon cœur sans partager mon âme, / Et quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir / Je ne consulte point pour suivre mon devoir, / Je cours sans balancer où mon honneur m’oblige » (III, 3, vers 828-831) Giordano Bruno veut instruire une génération d’hommes héroïques, capables de résister aux forces qui tentent d’abaisser les plus hautes valeurs humaines.
LES VALEURS DU HÉROS CORNÉLIEN
La gloire
Cette valeur, aristocratique avant tout, et rattachée à celle d’honneur, est à la fois dépendante du regard d’autrui et une exigence intérieure. Dans les deux cas, un devoir est à remplir.
Sur le plan extérieur, il s’agit de préserver l’estime portée à la famille, au « nom » dont il faut maintenir à tout prix la réputation méliorative. Ainsi, lorsque le Comte évoque les prétendants de Chimène, il mentionne aussitôt « [l’]éclatante vertu de leurs nobles aïeux » (I, 1, v.28). De même, dans son dilemme, ce qui emporte la décision de Rodrigue est un refus d’[e]ndurer que l’Espagne impute à ma mémoire / D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison » (I, 6, v.324-25). C’est ce même argument qu’invoque le roi pour convaincre Chimène de renoncer à sa vengeance : « Ta gloire est dégagée, et ton devoir est quitte ; / Ton père est satisfait » (V, 7, v.1766-67).
Parallèlement, le héros, s’étant forgé une image de lui-même, de son héritage familial, ne veut pas déchoir à ses propres yeux : « Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu » (I, 6, v.344), conclut Rodrigue après son long débat intérieur. Cela dote donc les héros d’un évident orgueil car il doit sans cesse affirmer aux autres, mais aussi à lui-même sa supériorité. Ainsi Rodrigue, après avoir rappelé au Comte qu’il vient provoquer en duel « son sang », la « vertu, / La vaillance et l’honneur » de son père, affirme avec force sa propre valeur : « Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées / La valeur n’attend pas le nombre des années », « Mes pareils à deux fois ne se font point connaître, / Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître. » (II, 2, v.405-6 et 409-10) La gloire est donc l’absolu respect de ce que l’on se doit, avant tout, à soi-même.
Rodrigue défie le Comte, acte II, scène 2. Cie Roumanoff, 2019
Le dépassement de soi
De ce fait, le héros, obligé de vivre à part, « noblesse oblige » selon la formule consacrée, cultive le sentiment qu’il est exceptionnel, supérieur aux autres. Cette supériorité se manifeste par le fait de pousser son devoir à l’extrême, jusqu’au sommet du courage, qu’il s’agisse de combattre l’ennemi, comme le fait Rodrigue contre les Mores, ou de lutter contre ses propres sentiments, de dépasser ses propres limites. Sa volonté est poussée à un tel degré qu’elle affirme sa toute-puissance, comme le fait Chimène qui, incessamment, réclame sa vengeance au roi alors même qu’elle vient de montrer, aux yeux de tous, par sa douleur quand elle croit Rodrigue mort, qu’elle l’aime encore. Elle est prête au sacrifice ultime, s’offrir à celui qui la vengera : « J’épouse le vainqueur, si Rodrigue est puni. » (IV, 5, v.1404) De même, Rodrigue offre à Chimène de se sacrifier dans le duel avec Don Sanche : « Ainsi donc vous verrez ma mort en ce combat, / loin d’obscurcir ma gloire, en rehausser l’éclat. » (V, 1, v.1544)
Chimène aux pieds du Roi pour réclamer vengeance. Gravure, édition de1660
CONCLUSION
Le héros cornélien surmonte donc un paradoxe : il s’affirme totalement libre, par l’exercice de sa volonté, même face à son roi, comme le Comte ou Chimène, mais pour mieux se soumettre au devoir que lui impose son honneur. Cette liberté vient, finalement, de l’intériorisation de ce sentiment qui coïncide avec l’estime qu’ils s’accordent à eux-mêmes. Il atteint ainsi la plus haute réalisation d’un « moi » idéalisé.
Image de l'amour : Rodrigue et Chimène
Dans une lettre adressée à Saint-Évremond qui avait fait l’éloge de sa tragédie Alexandre, en 1668, Corneille écrit : « J’ai cru jusqu’ici que l’amour était une passion trop chargée de faiblesse pour être la dominante dans une pièce héroïque : j’aime qu’elle y serve d’ornement et non pas de corps ; et que les grandes âmes ne la laissent agir qu’autant qu’elle est compatible avec de plus nobles impressions. » Il semble ainsi mettre au second plan le thème de l’amour, alors même que l’action du Cid repose sur l’amour qui unit Rodrigue et Chimène. Mais c’est un amour sublimé, transcendé par la façon dont il est indissolublement lié à la valeur des « grandes âmes », à l’honneur.
L'intrigue amoureuse : mise en scène d'Yves Beaunesne, Comédie Poitou-Charente 2017
DE L’AMOUR POSSIBLE À L’AMOUR IMPOSSIBLE
La situation initiale
Quand débute la pièce, Rodrigue et Chimène affirment leur amour. Même si Chimène, conformément à la morale de l’époque, attend, en fille soumise, que son père lui choisisse un époux, elle ne cache pas son amour pour Rodrigue, ce que confirme d’ailleurs l’Infante : « Elle aime Don Rodrigue ». De même, au moment même où il lui demande de le venger, le père de Rodrigue, Don Diègue, révèle que cet amour est réciproque : « je connais ton amour » (I, 6, v.285) Tous deux sont donc placés à égalité, et dignes l’un de l’autre, par leur naissance : « J’aimais, j’étais aimée, et nos pères d’accord » (II, 3, v.454), rappelle Chimène à l’Infante.
La double épreuve
Mais, à peine est-il posé que cet amour traverse une épreuve : le conflit des pères. Il entraîne la prise de conscience, lucide et impitoyable, de l’opposition entre le sentiment amoureux et le code d’honneur qui oblige à la vengeance.
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Pour Rodrigue, les stances (I, 7) révèlent pleinement le déchirement intérieur que vit son « âme généreuse / Mais ensemble amoureuse » : « Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse ». (v. 304)
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De la même façon, Chimène déplore d’être obligée de réclamer vengeance contre celui qu’elle aime encore, vivant le même déchirement : « Ma passion s’oppose à mon ressentiment, / Dedans mon ennemi je trouve mon amant. » (III, 3, v.821-22)
Chimène et Rodrigue, III, 3. Mise en scène d'Yves Beaunesne, 2017
Devant l’épreuve subie, tous deux restent donc unis dans un amour qui persiste. Et tous deux vont conserver cette union en partageant le même souci de leur « gloire ». C’est ce que souligne Chimène lors de sa rencontre avec Rodrigue, avec un chiasme qui place au centre cette « gloire » qui les met à égalité : « Tu n’as fait le devoir que d’un homme de bien ; / Mais aussi, le faisant, tu m’as appris le mien. / Ta funeste valeur m’instruit par ta victoire ; / Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire, / Même soin me regarde, et j’ai pour m’affliger, Ma gloire à soutenir et mon père à venger. » (III, 4, v.921-926) Toute la fin de cette scène les rassemble dans une même douleur, et dans le même souhait d’être unis par la mort. À Rodrigue qui déclare, « Adieu je vais traîner une mourante vie, / Tant que par ta poursuite elle me soit ravie », Chimène répond en écho : « Si j’en obtiens l’effet, je te donne ma foi / De ne respirer pas un moment après toi. » (v.1003-1006)
L’AMOUR SUBLIMÉ
C’est donc par l’héroïsme que l’amour va se trouver sublimé, mais, parallèlement, une divergence se fait jour.
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Rodrigue va, en effet, se voir offrir la possibilité de tenter d’apaiser le désir de vengeance de Chimène par son mérite guerrier, en allant combattre les Mores, comme le lui conseille son père : « Si tu l’aimes, apprends que retourner vainqueur / C’est l’unique moyen de regagner son cœur. » (III, 6, v.1105-1106)
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Chimène, plus faible, en revanche, se trouve alors désarmée, contrainte de se rappeler incessamment la mort de son père pour vaincre l’amour qui s’impose à elle, qui « prend trop de pouvoir » (IV, 1, v.1149), comme elle l’avoue elle-même, et comme la trahit, d’ailleurs, sa réaction quand elle croit Rodrigue mort.
L’ultime tentative de Chimène est de prendre Don Sanche comme champion dans un duel avec Rodrigue, en promettant sa main au vainqueur. Mais la seconde rencontre des amants (V, 1) révèle son désarroi : alors que Rodrigue se déclare prêt à se laisser vaincre pour la satisfaire, c’est elle qui l’implore par son aveu final : « […] va, songe à ta défense, / Pour forcer mon devoir, pour m’imposer silence, / Et si jamais l’amour échauffa tes esprits, / Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix. » (v.1563-66)
À la fin de la pièce, les ultimes rebondissements laissent éclater aux yeux du roi la force de leur amour, qui, cautionné par le pouvoir royal, peut alors triompher, par sa conciliation avec l’honneur, l’adjectif « glorieux » étant mis en valeur par la diérèse »: « Et par tes grands exploits fais-toi si bien priser / Qu’il lui soit glorieux alors de t’épouser. » (V, 7, v.1857-58)
Chimène et Rodrigue, III, 3. Mise en scène d'Yves Beaunesne, 2017
LE RÔLE DE L’INFANTE
L’infante est, certes, un personnage secondaire, que les critiques du Cid condamnent d’ailleurs en la jugeant « un personnage épisodique, inutile et superflu ». Corneille ne défend pas sa présence avec énergie, et certaines représentations ultérieures l’ont même réduite, voire supprimée. Pourtant, ce reproche est excessif, car elle joue un rôle important dans l’image de l’amour, tant par rapport à sa propre personnalité que par rapport aux deux personnages.
Elle renforce, en effet, la prédominance du code d’honneur et de la « gloire », valeurs qui s’imposent au premier chef à la fille d’un roi. Comme elle l’avoue à Léonor, elle « aime » Rodrigue, tout en ayant conscience que « [t]out autre qu’un Monarque est indigne » d’elle (I, 3, v.94). Elle partage donc le déchirement intérieur des deux amants : « Je sens en deux partis mon esprit divisé » (v.113). Et, comme eux, elle trouve une sublimation de son amour en se sacrifiant, en faisant preuve de générosité, c’est-à-dire en favorisant leur union : « Je mis au lieu de moi Chimène en ses liens, / Et j’allumai leurs feux pour éteindre les miens. » (v.97-98)
De ce fait, elle contribue à enrichir l’image de l’amour, la perspective héroïque dans laquelle le dépeint Corneille, en redoublant, en quelque sorte, ce que vivent les deux héros. Le monologue que lui accorde Corneille (V, 2) apporte la preuve de son ultime sacrifice, non plus seulement pour se soumettre à l’exigence de dignité due à sa « naissance », mais à la reconnaissance de la puissance de l’amour qui unit Rodrigue à Chimène : « Il est digne de moi, mais il est à Chimène, / |…] Puisque pour me punir le destin a permis / Que l’amour dure même entre deux ennemis. »
Le soutien de l'Infante à Chimène et Rodrigue, IV, 2I. Mise en scène d'Yves Beaunesne, 2017
CONCLUSION
En sous-titrant sa pièce « tragi-comédie », Corneille a mis en évidence les épreuves, les dangers courus par les héros, les douleurs qu’ils éprouvent. C’est un tragique certes différent de celui hérité de l’antiquité, qui devait, selon Aristote, provoquer la terreur et la pitié du public. Dans Le Cid, la pitié devant la douleur des héros s’associe à l’admiration devant leur courage et leur grandeur d’âme.
Mais les péripéties conduisent à un dénouement heureux, permis, notamment, grâce au stratagème imaginé par le Roi pour amener Chimène à dévoiler son amour. On peut espérer, avec la dernière réplique du roi et la répétition de l’impératif, « espère », un futur mariage entre Rodrigue et Chimène.
Le dénouement : acte V, scènes 5 à 7
Les règles classiques imposent trois exigences au dénouement :
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Il doit être nécessaire, c’est-à-dire ne pas être dû au hasard, ni, comme souvent dans l’antiquité, à un « deus ex machina », venant brutalement tout résoudre. Il doit découler à la fois de la progression de l’intrigue et de la logique des caractères.
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Il doit être complet, c’est-à-dire fixer le sort de tous les personnages, regroupés sur la scène.
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Il faut, enfin, qu’il soit rapide et simple.
Est-ce le cas ici ?
UN DÉNOUEMENT PROGRESSIF
Un rebondissement : la scène 5
La scène 5 introduit ce que le schéma narratif nomme « élément de résolution », c’est-à-dire un dernier rebondissement qui va ouvrir le dénouement en créant un coup de théâtre.
Quand dès son entrée, Don Sanche déclare « Madame, à vos genoux j’apporte cette épée » (v.1715), Corneille met en scène, en effet, un quiproquo, puisque Chimène comprend aussitôt qu’il vient réclamer le prix de sa victoire dans le duel avec Rodrigue dont elle l’a elle-même chargée, avec la promesse d’accorder sa main au vainqueur. Son désespoir éclate alors, et, sans laisser à Don Sanche la possibilité de s’expliquer, et elle l’insulte violemment, tout en avouant son amour pour Rodrigue : « Exécrable assassin d’un Héros que j’adore » (v.1724).
Don Sanche dépose l'épée aux pieds de Chimène, V, 5. Cie Roumanoff
Un premier dénouement : la scène 6
Le quiproquo s’efface dans la scène 6, grâce au récit de Don Sanche qui, d’une part, raconte comment Rodrigue, victorieux, l’a épargné, d’autre part, renonce de lui-même à réclamer le mariage : « Perdant infiniment, j’aime encore ma défaite, / Qui fait le beau succès d’une amour si parfaite. » (v.1788) Cela lui accorde une noble générosité, tout en fixant son sort.
Rien ne s’oppose donc plus à l’union de Rodrigue et de Chimène, que soutient d’ailleurs la brève intervention de Don Diègue aux vers 1767 et 1768. La pièce pourrait donc se terminer sur l’ordre royal, qui considère qu’elle a suffisamment sacrifié à l’honneur en poursuivant avec tant de force sa vengeance : « Et ne sois point rebelle à mon commandement / Qui te donne un époux aimé si chèrement. » (1797-98) Mais ce dénouement, certes rapide, serait-il conforme à ce qu’a montré le caractère de Chimène tout au long de la pièce ?
Un dénouement retardé : la scène 6
Corneille a cependant choisi d’introduire un nouveau rebondissement, quand Rodrigue offre encore à Chimène, soit de lui imposer de nouvelles épreuves pour la « satisfaire » (v.1808), soit d’assurer elle-même sa vengeance en lui infligeant la mort : « N’armez plus contre moi le pouvoir des humains, / Ma tête est à vos pieds, vengez-vous par vos mains » (v.1817-1818). Il permet ainsi à Chimène de faire preuve, une fois encore, de l’honneur qui l’anime.
Corneille justifie ce retard – contraire au modèle que lui offrait Guillén de Castro où le mariage était immédiatement conclu – par un désir de respecter les bienséances, en repoussant le mariage lui-même, trop proche, dit-elle, de son « deuil », ce qui serait impensable au XVIIème siècle. Corneille va même plus loin dans la réédition du Cid en 1660 où il prête à l’héroïne un refus encore plus direct : « Si Rodrigue à l’État devient si nécessaire, / De ce qu’il fait pour vous dois-je être le salaire, / Et me livrer moi-même au reproche éternel / D’avoir trempé mes mains dans le sang paternel ? » Il choisit ainsi de renforcer la cohérence de son dénouement avec la psychologie de son héroïne, pour répondre à l’exigence de « nécessité ».
LA JUSTICE ROYALE
La question du duel
Dès la demande de Don Diègue à son fils, « Va, cours, vole, et nous venge », la pièce pose les valeurs héritées de l’aristocratie féodale, dont le code exige le prix du sang pour réparer un affront. Elles perdurent dans les débuts du règne de Louis XIII, où les grands seigneurs, fiers de leurs privilèges, sont souvent rebelles à l’autorité royale. Or, c’est précisément ce à quoi l’édit d’interdiction du duel en 1626, soutenu par le cardinal de Richelieu, souhaite mettre fin.
Le duel. Mise en scène de Jean-Pierre Daguerre. Théâtre Le Ranelagh
Mais l’aristocratie résiste, comme le prouve, au début de l’acte II, la conversation du Comte avec Don Arias, qui essaie de l’amener à l’obéissance, en vain : « Tout l’État périra plutôt que je périsse » (v.380), déclare-t-il avec orgueil. C’est cette menace qui explique, dans l’acte II, scène 6, la colère du Roi informé de la façon dont le Comte s’est élevé contre la nomination de son rival comme gouverneur, donc contre l’autorité royale : « Il offense Don Diègue, et méprise son Roi ! / Au milieu de ma Cour il me donne ma loi ! » (II, 6, v.565-66). Il exige alors son arrestation… mais trop tard. La mort du Comte donne raison à une interdiction du duel qui veut, avant tout épargner le sang de valeureux sujets.
Adrien Marie, Le duel du Cid, au théâtre du Marais. Estampe in Le Monde illustré, XIXème siècle
Mais l’époque du Cid n’a pas encore définitivement posé l’absolutisme de la monarchie. Ainsi, dans un premier temps, le roi refuse la demande de Chimène, qu’un des chevaliers la venge dans un duel avec Rodrigue : « Cette vieille coutume, en ces lieux établie, / Sous couleur de punit un injuste attentat, / Des meilleurs combattants affaiblit un État » (IV, 5, v.1416-1418). Cependant, devant la protestation de Don Diègue, représentant de l’ancien système, il finit par céder : « Mais de peur qu’en exemple un tel combat ne passe, / Pour témoigner à tous qu’à regret je permets / Un sanglant procédé qui ne me plut jamais, / De moi, ni de ma Cour, il n’aura la présence. »
L'autorité royale
L’acte IV se ferme sur une affirmation de l’autorité royale : « Qui que ce soit des deux, j’en ferai ton époux. » Nous mesurons ici l’habileté dramatique de Corneille qui laisse un horizon d’attente pour le dénouement de sa pièce. Mais nous constatons également qu'il joue sur un double tableau : sa pièce répond encore l’esprit chevaleresque de l’aristocratie, sans pour autant nier l’importance d’établir solidement la monarchie absolue.
Dans l’acte V, le jugement du Roi est rendu en deux temps, ce qui met en valeur l’équilibre et la grandeur sereine de sa justice.
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D’un côté, en effet, il impose son autorité, absolue : « Et ne sois point rebelle à mon commandement » (v.1797), ordonne-t-il à Chimène à la fin de la scène 6.
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Mais, à la scène 7, il se montre capable d’écouter ses objections : « Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire / Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire. » (v.1842-43)
On notera que la pièce se termine sur cette toute-puissance royale, mise en évidence dans son dernier mot à Rodrigue : « Laisse faire le temps, ta vaillance et ton Roi. » En même temps, cet ordre met l’accent sur, non plus la seule naissance, mais le mérite personnel, montrant ainsi que la monarchie est prête à ouvrir ses privilèges à tous ceux qui sauraient s’en montrer dignes.
CONCLUSION
L’étude du dénouement prouve que Le Cid se situe bien au confluent de deux mondes : un monde ancien, fondé sur une morale aristocratique, dont les représentants affichent avec orgueil leur valeur, n’hésitant pas à se dresser contre l’autorité du Roi, et le monde nouveau, celui d’une monarchie absolue qui entend mettre au pas les grands seigneurs.
La mort de Richelieu en 1642, suivie de celle de Louis XIII, et d’une Régence qui affaiblit un pouvoir déjà financièrement accablé par les guerres qui se poursuivent, va favoriser les troubles de la Fronde, une décennie plus tard, de 1648 à 1653. Ils illustrent les derniers soubresauts des grands du royaume contre cet absolutisme, qui, sous Louis XIV, achève de s’imposer. Parallèlement, en littérature aussi s’imposera l’absolutisme des règles classiques…
L'art dramatique de Corneille dans Le Cid
Nous ne reprendrons pas la « Querelle du Cid », avec les multiples reproches adressés à Corneille, que résume Scudéry dans ses Observations sur le Cid.
Corneille lui a répondu, d’une part en invoquant le succès obtenu par sa pièce, à la ville comme à la cour, par exemple dans sa réponse ironique à ses adversaires, tout particulièrement à l’abbé d’Aubignac et à Mairet, eux aussi auteurs dramatiques.
[…] je prétends donc prouver contre cette pièce du Cid.
Que le sujet n’en vaut rien du tout,
Qu’il choque les principales règles du poème dramatique,
Qu’il manque de jugement en sa conduite,
Qu’il a beaucoup de méchants vers,
Que presque tout ce qu’il a de beautés sont dérobées,
Et qu’ainsi l’estime qu’on en fait est injuste. (Scudéry)
« Il est facile aux spéculatifs d’être sévères mais s’ils voulaient donner dix, ou douze Poèmes de cette nature au Public, ils élargiraient peut-être les Règles encore plus que je ne fais, sitôt qu’ils auraient reconnu par l’expérience, quelle contrainte apporte leur exactitude, et combien de belles choses elle bannit de notre Théâtre. Quoi qu’il en soit, voilà mes opinions, ou si vous voulez, mes hérésies, touchant les principaux points de l’Art, et je ne sais point mieux accorder les Règles anciennes avec les agréments Modernes. Je ne doute point qu’il ne soit aisé d’en trouver de meilleurs moyens, et je serai tout prêt de les suivre, lorsqu’on les aura mis en pratique aussi heureusement qu’on y a vu les miens. » (Corneille)
D’autre part, il a effectué lui-même quelques remaniements, dans l’édition de 1660, par exemple sur l’exposition. Il développe aussi longuement ses théories sur l’art dramatique dans trois « discours » : De l’utilité et des parties du poème dramatique, De la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire, Des trois unités d’action, de lieu, et de jour.
En fait, Le Cid illustre les qualités dramatiques de Corneille.
La composition
Dans La Preuve des passages allégués dans les Observations sur le Cid, Scudéry lance une critique sévère contre l’absence d’action : « Le père de Chimène y meurt presque des le commencement, dans toute la pièce, elle ni Rodrigue ne poussent, et ne peuvent pousser, qu’un seul mouvement : on n’y voit aucune diversité, aucune intrigue, aucun nœud, et le moins clairvoyant des spectateurs, devine, ou plutôt voit, la fin de cette aventure, aussitôt qu’elle est commencée. »
Mais ce jugement est réellement excessif car Corneille a veillé à organiser chaque acte autour d’une péripétie, qui relance l’action, et de le conclure en créant une attente qui maintient l’intérêt du spectateur :
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Acte I : Le conflit entre Don Diègue et le Comte – Quelle sera l’issue du duel annoncé entre Rodrigue et le Comte ?
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Acte II : La mort du Comte – Chimène obtiendra-t-elle du roi la justice qu’elle réclame contre le meurtrier de son père ?
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Acte III : La rencontre entre Chimène et Rodrigue – Rodrigue triomphera-t-il de son combat contre les Mores ?
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Acte IV : La victoire de Rodrigue contre les Mores – La victoire de Rodrigue lui permettra-t-elle d’échapper à la volonté de vengeance de Chimène ?
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Acte V : Le duel entre Rodrigue et Don Sanche – Même cet acte laisse ouverte la perspective du mariage de Rodrigue et de Chimène.
Pour lire les trois "Discours" de Corneille
La variété des tonalités
Le choix d’une tragi-comédie autorise Corneille à mettre en œuvre une grande variété de tons.
L’expression lyrique ressort, par exemple, des passages délibératifs, tels le monologue dans lequel Don Diègue exprime sa douleur (I, 5), le dilemme vécu par Rodrigue dans les dizains hétérométriques des stances (I, 7) ou par l’Infante (V, 2).
Les dialogues sont rendus plus vivants par les variations de rythme, le passage de longues tirades, argumentatives ou lyriques, à la stichomythie, par exemple lors du conflit entre Don Diègue et Le Comte (I, 4) ou lors des rencontres entre Rodrigue et Chimène (III, 4)
Le registre épique est particulièrement manifeste dans le long récit fait par Rodrigue de son combat contre les Mores (IV, 3)
Corneille se souvient aussi de sa formation d’avocat de Corneille, quand il met en œuvre tous les procédés du registre polémique dans les scènes de « procès », par exemple dans le face à face (II, 7) entre le réquisitoire de Chimène contre Rodrigue, et le plaidoyer de Don Diègue.
Les qualités du langage
Corneille conserve l’alexandrin, imposé par les règles classiques, en lui donnant toute la majesté voulue, notamment quand il s’agit d’exprimer les valeurs soutenues par les héros, honneur, générosité, gloire… Mais il sait aussi l’assouplir en le brisant, en jouant déjà sur des enjambements ou des rejets. Mais le public a surtout reconnu à l’écriture de Corneille, conformément au goût « moraliste » du XVIIème siècle, le talent dans l’expression des maximes et des sentences. C’est ce que les explications suivantes montreront.
« Puisque nous faisons des Poèmes pour être représentés, notre premier but doit être de plaire à la cour et au peuple, et d’attirer un grand nombre à leurs représentations. Il faut, s’il se peut, y ajouter les règles, afin de ne pas déplaire aux Savants, et recevoir un applaudissement universel, mais surtout gagnons la voix publique : autrement, notre pièce aura beau être régulière, si elle sifflée au Théâtre, les savants n’oseront se déclarer en notre faveur, et aimeront mieux dire que nous aurons mal entendu les règles, que de nous donner des louanges quand nous serons décriés, par le consentement général de ceux qui ne voient la Comédie que pour se divertir. »