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Pierre Corneille, Le Cid, 1637 : explications

Acte I, scène 3 : le conflit dramatique 

Acte I, sc. 3

La scène 4 de l’édition initiale de 1537devient la scène 3, quand, dans l’édition de 1660, Corneille condense en une unique scène les scènes 1 et 2, à la fois pour éviter la redondance de l’opinion du comte sur le mariage de sa fille et répondre au reproche de dialogue trop familier entre un comte et Elvire, une simple suivante. Mais, dans les deux cas, nous notons déjà une rupture par rapport aux règles imposées, d’abord avec un nouveau changement de décor, puisque l’on est passé de « Chez Chimène » à « Chez l’Infante », pour être à présent sur « Une place publique devant le palais royal », changements rendus possibles par la mise en scène du XVIIème siècle, avec un jeu de tentures ou de paravents qui modifient la toile de fond. Autre infraction à ces règles, le fait de laisser la scène vide après la sortie de l’Infante et de sa gouvernante, Léonor, avant l’entrée du Comte et de Don Diègue. Mais cela fait ressortir la violence de la rupture de tonalité

Pour lire la scène dans l'édition de 1660 

La scène se divise en trois temps : la tentative de conciliation de Don Diègue, du vers 1 au vers 19, est suivi de tirades où les deux rivaux argumentent pour opposer leurs mérites, jusqu’au vers 64. La fin de la scène conduit progressivement à l’insulte, le « soufflet » du Comte à Don Diègue, trop faible pour se venger.

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Pour écouter le dialogue,  mis en scène par Jean Vilar, 1951 

L'insolence du Comte

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Le Comte a parfois été comparé au personnage de Matamore, comme le fait Scudéry qui juge que Corneille en a fait « un capitan ridicule […] tout ce qu’il dit étant plus digne assurément d’un fanfaron  que d’une personne de valeur et de qualité. »

En ce début de scène, c’est lui, en effet, qui prend l’initiative de l’agression, avec brutalité. Le terme « faveur » qu’il utilise est une première humiliation, car il sous-entend que Don Diègue s’est livré à des bassesses de courtisan pour obtenir ce poste honorable. La négation restrictive, dans le vers 3 scandé par des monosyllabes, « un rang qui n’était dû qu’à moi », accentue son orgueilleux mépris.

Son orgueil se rapproche de ce que la tragédie antique nomme l’« hybris », puisque, dans un second temps, il remet en cause, non plus les dieux chez Corneille, mais le pouvoir royal, lui aussi considéré avec mépris : « Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes ; / Ils peuvent se tromper comme les autres hommes ». En un temps où le cardinal de Richelieu s’efforce de renforcer le pouvoir absolu de Louis XIII, on imagine que ces vers, posés comme une vérité générale, sonnaient comme un irrespect inadmissible.

UNE IMPOSSIBLE CONCILIATION (vers 1 à 19)

Le refus de la querelle par Don Diègue

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Face à cet emportement, Don Diègue tente d’apaiser son rival, en adoptant, au contraire, un comportement qui, tout en défendant son honneur, s’incline devant la volonté royale.

Contrairement au Comte, il fait déjà preuve d’une immédiate modestie en ne s’appropriant pas son succès : « Cette marque d’honneur qu’il met dans ma famille ». De même, il insiste sur la valeur du pouvoir royal, « juste » et qui « sait récompenser les services passés », en rappelant au Comte le devoir d’obéissance de tout gentilhomme, en deux vers qui forment une véritable règle morale, mise en valeur par les mots placés à la rime : « Mais on doit ce respect au pouvoir absolu / De n’examiner rien quand un roi l’a voulu. »

Don Diègue, sans s’abaisser devant le Comte, tente cependant une conciliation, en acceptant sa critique : « La faveur l’a pu faire autant que le mérite. » Les derniers vers de sa réplique poursuivent dans cette tentative par la façon respectueuse dont il formule sa demande d’union entre Rodrigue et Chimène : « À l’honneur qu’il m’a fait ajoutez-en un autre. », « Faites-nous cette grâce, et l’acceptez pour gendre. »

Corneille, Le Cid, 1637

UNE ARGUMENTATION CONTRADICTOIRE (vers 20 à 64) 

Or, le public sait, par le rapport fait par Elvire à Chimène, que le Comte se montrait, jusqu’à présent, tout fait favorable à ce mariage. Son rejet, brutal, qui ouvre la deuxième partie de la scène, est donc particulièrement choquant, d’autant plus qu’il est chargé d’ironie : « À des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre ».

L'argumentation orgueilleuse du Comte

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La longueur de ses deux tirades confirme sa conscience orgueilleuse de sa propre valeur : sa parole s’allonge à un  point tel que Don Diègue se trouve comme obligé, au vers 57, d'arrêter ce flot d’éloges, en le résumant avec laconisme : « Je le sais, vous servez bien le Roi ».

        Construite autour des injonctions, « Exercez-la, Monsieur, et gouvernez le Prince ; / Montrez-lui », « Joignez », « Montrez-lui », « Instruisez-le [… rendez-le », sa première tirade le place dans une position de supériorité face à Don Diègue, auquel il semble dicter ses ordres. Il entend ainsi prouver qu’il aurait parfaitement pu remplir le rôle de gouverneur, dans les deux domaines indispensables à un roi, l’établissement de son pouvoir, des vers 24 à 26, et l’art militaire, évoqué par la périphrase, « le métier de Mars », plus longuement développé des vers 27 à 32.

             L’orgueil atteint son apogée dans la seconde tirade, amplifié par l’énumération des provinces espagnoles, « Grenade et l’Aragon », « toute la Castille », et les démonstratifs qui mettent en valeur sa puissance : « ce bras », « ce fer ». Son autoportrait le conduit même à s’affirmer comme le seul soutien du royaume, idée mise en valeur en tête de vers : « Mon nom sert de rempart à toute la Castille : / Sans moi, vous passeriez bientôt sous d’autres lois, / Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois. »

La jeunesse face à la vieillesse

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Les tirades qui s’enchaînent confirment à quel point le Comte a été blessé par ce choix, puisqu’en décrivant la fonction de gouverneur, la mise en valeur de ses exigences, en mettant en valeur ses propres qualités, est une façon de nier celles de Don Diègue.

L’agressivité du Comte

Les deux vers qui concluent la longue énumération de sa première tirade sont chargés d’ironie : « Instruisez-le d’exemple, et rendez-le parfait, / Expliquant à ses yeux vos leçons par l’effet. » Il sous-entend, en effet, déjà par la répétition précédente du verbe « montrer », que Don Diègue est trop vieux pour pouvoir prouver sa valeur militaire, ce sur quoi insiste les vers ouvrant la seconde tirade : « Les exemples vivants sont d’un autre pouvoir ; / Un prince dans un livre apprend mal son devoir. » La comparaison qui suit, non seulement rejette dans un passé lointain le mérite de Don Diègue, « Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd’hui », mais le minimise avec orgueil dans son interrogation : « Et qu’a fait après tout ce grand nombre d’années, / Que ne puisse égaler une de mes journées », où la prononciation du [e muet] exigée par la versification souligne l’opposition entre « nombre » et « une ».

Don Diègue dans la mise en scène d'Yves Beaunesne, 2017

Don Diègue dans la mise en scène d'Yves Beaunesne, 2017

La digne réponse de Don Diègue

On  note que ses réponses sont plus brèves, comme s’il refusait à la fois de justifier le choix du roi et d’entrer dans la querelle.

 Il a parfaitement compris d’où vient la colère du Comte, de « l’envie » face à un rival victorieux. Mais, face à la longue énumération précédente, il se contente de trois infinitifs descriptifs, « dompter des nations, / Attaquer une place, ordonner une armée », qu’il encadre par deux expressions élogieuses : « un long tissu de belles actions », « sur de grands exploits bâtir sa renommée. »

Sa seconde réplique est, elle aussi, très conciliante, puisqu’il admet le poids de sa vieillesse en reconnaissant la valeur du Comte, « Votre rare valeur a bien rempli ma place », dont il reprend, en chiasme, l’affirmation du Comte : « Vous êtes aujourd’hui ce qu’autrefois je fus. »

Cependant, il ne s’abaisse pas devant le Comte, au contraire. Sa conclusion le ramène à la réalité, à la toute-puissance de la décision royale : « Vous voyez toutefois qu’en cette concurrence / Un monarque entre nous met quelque différence. »

L’EXPLOSION DU CONFLIT (vers 65 à 87)

Le duel verbal

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Corneille retrouve ici ce que la tragédie antique nomme « l’agôn », un combat verbal où les vers s’opposent deux à deux, liés par la rime, en se faisant écho : c'est ce que l'on nomme la stichomythie.

Nous y retrouvons l’argumentation précédente, comparant leurs mérites respectifs :

  • À l’accusation de « brigue » d’un « vieux courtisan », qui reprend le terme « faveur » lancé au début de la scène, Don Diègue répond par « l’éclat de mes hauts faits ».

  • Au reproche d’un « honneur » rendu à l’« âge », la réponse affirme le « courage »

Nous notons la répétition du verbe « mériter », mais c’est le déni lancé par Don Diègue qui va provoquer la colère du Comte, marquée par les modalités expressives, « Ne le méritait pas ! Moi ? », et entraîner le passage de la parole à l’acte.

La violence physique

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Elle est annoncée par l'irruption du tutoiement, et l’accusation directe, qui rejette contre son rival, méprisé, son propre comportement d’insolence extrême : « Ton impudence, / Téméraire vieillard ». Le geste, le « soufflet », une gifle, est l’acte d’insulte suprême, qui, dans le code aristocratique, lance un défi auquel il faut répondre par les armes. En 1660, Corneille ajoute une didascalie, « Don Diègue, mettant l’épée à la main. »,  pour permettre au lecteur de mieux visualiser la scène, qui était sans doute plus immédiatement compréhensible en 1637, d’autant plus que l’échec de Don Diègue est nettement signalé par le Comte : « Ton épée est à moi ».

Hubert Gravelot, Illustration du Cid, 1764. Gravure sur cuivre, 13,6 x 8,6. Memorial Library Madison Wisconsin 

L'ultime affront

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La fin de la scène marque donc le triomphe du Comte, qui insiste sur ce « tant de faiblesse » dont il accusait précédemment son rival, qui ne peut que se livrer au désespoir : « Ô Dieu ! ma force usée en ce besoin me laisse ! »

Mais cela n’arrête pas le Comte, qui renchérit dans l’affront : « tu serais trop vain, / Si ce honteux trophée avait chargé ma main. » Avec ironie il renvoie à Don Diègue sa propre argumentation, reprise terme à terme : « fais lire au prince, en dépit de l’envie, / Pour son instruction l’histoire de ta vie ». La litote finale, « D’un insolent discours ce juste châtiment / Ne lui servira pas d’un petit ornement », accentue encore la honte infligée, à la fois à un homme, mais, à travers lui, à sa « race », c’est-à-dire à la renommée de toute sa famille.

ubert Gravelot, Illustration du Cid, 1764. Gravure sur cuivre, 13,6 x 8,6. Memorial Library Madison Wisconsin 

CONCLUSION

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Cette scène constitue l’élément perturbateur, qui va permettre à l’action de se nouer. Le lecteur perçoit déjà la tension créée, en raison du code d’honneur rappelé par Don Diègue qui juge que c’est son nom qui, à travers lui, est insulté par l’insulte violente du Comte, succédant à une parole d’ « hybris ».

La violence du conflit ouvre un horizon d’attente tragique pour l’amour des deux jeunes gens, Rodrigue et Chimène, tout en indiquant déjà le rôle que Corneille accorde à la parole : les choix lexicaux, le rythme du discours, et la versification permettent à la fois l’argumentation contradictoire et la mise en valeur des caractères.

Acte I, sc. 4

Acte I, scène 4 : le monologue de Don Diègue 

Pour lire la scène dans l'édition de 1660

Ce monologue, scène 4 (ou 5 dans l'édition initiale de 1637), fait suite au violent conflit qui a laissé Don Diègue vaincu par le Comte, incapable de venger l’insulte infligée par un discours insolent suivi d’une gifle, suprême défi. On peut juger invraisemblable que ce monologue soit prononcé sur « la place publique devant le palais royal », mais Corneille a certainement voulu ne pas briser l’enchaînement des deux scènes.

Dans ce monologue, Don Diègue passe par trois mouvements d’âme : son cri de désespoir, dans les quatre premiers vers, est suivi d’une plongée dans son passé glorieux, qu’il oppose à sa déchéance actuelle, des vers 5 à 14. Le monologue se ferme sur l’expression enflammée de son désir de vengeance.

LE DÉSESPOIR DE DON DIÈGUE (vers 1 à 4)

Le désespoir de Don Diègue, mise en scène d'Élisabeth Chassaignier, Compagnie Miressance, 2013

Le rythme ternaire en gradation, scandé par les exclamations, inscrit immédiatement le monologue dans le registre tragique. Trois sentiments ressortent des questions rhétoriques qui suivent.

          C’est d’abord une colère extrême qui explose, la « rage » de n’avoir pu combattre en raison de son âge, personnifié, « ô vieillesse ennemie », rappelé par l’hyperbole, « N’ai-je donc tant vécu », et illustré par ses cheveux blancs, avec le verbe « blanchi ». La brutalité de cette déchéance est accentuée par l’indice temporel « en un jour ».  

          Vient ensuite la honte de n’avoir pu respecter le code d’honneur qui aurait pu l’amener à relever l’insulte, d’où le lexique hyperbolique qui la dépeint, « cette infamie », soutenu par l’image, « flétrir tant de lauriers ». â€‹

Le désespoir de Don Diègue, mise en scène d'Élisabeth Chassaignier, Compagnie Miressance, 2013

        Enfin il exprime la nostalgie du temps qui avait vu briller la gloire de ses « travaux guerriers », qui lui avait valu « tant de lauriers », métonymie empruntée à l’image antique du triomphe, ainsi couronné.

DU PASSÉ AU PRÉSENT (vers 5 à 18) 

Le ton reste enflammé : se succèdent les questions rhétoriques, les exclamations, et les injonctions à son adversaire, le Comte, pour opposer le rappel de sa gloire à l’humiliation qu’il ressent.

La grandeur passée

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Le retour sur sa « gloire passée » est marqué par l’interpellation en anaphore de « Mon bras », qui ouvre l’évocation de ses exploits guerriers au service du royaume : il a « sauvé cet empire », et « affermi le trône de son roi ». Les antépositions des compléments, « avec respect », « tant de fois », répété en tête du vers 7 et repris par « tant de jours », les amplifie, de même que l’insistance, « toute l’Espagne admire ». La rime qui associe l’« honneur » au « bonheur » souligne d’ailleurs l’importance de cette valeur, fondatrice de son existence.

L'humiliation présente

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Mais la rime entre « passée » et « effacée » introduit l’opposition avec sa situation actuelle, et l’image fait ressortir la déchéance, avec la reprise inversée du mot « honneur » : « Précipice élevé d’où tombe mon honneur », suivi de la négation, « un homme sans honneur ». Les exclamations renforcent la violence lexicale, expression tragique du désespoir : « Ô cruel souvenir de ma gloire passée ! », « Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur ! » Le choix du verbe « trahit » souligne ce sentiment de chute,  comme si « ce bras » se dissociait de lui-même, « ne fait rien » pour lui, ne lui appartenait plus.

Il ne reste plus alors que le sentiment contraire à l’honneur, « la honte », terme lié, à la rime, à l’adversaire qui la lui a infligée, « le comte », accusé pour son « jaloux orgueil ». La question rhétorique des vers 13 et 14 souligne à nouveau à quel point sa situation actuelle s’oppose au code d’honneur, de même que l’association à la rime entre l’« affront insigne » subi et son résultat, être « indigne » du « haut rang » représenté par la fonction de « gouverneur » du prince. L’interpellation  du comte achève cette honte, puisqu’il se sent contraint à lui céder la place.

LE DÉSIR DE VENGEANCE (vers 19 à 24) 

Les derniers vers du monologue introduisent une nouvelle interpellation au « fer », métonymie pour désigner l’épée, qui, comme les « lauriers » précédemment évoqués, symbolise l’honneur du passé. Cela est mis en valeur au vers 19 par l’antéposition du complément et la diérèse sur l’adjectif : « Et toi, de mes exploits glorieux instrument ». Nous retrouvons la déploration de la vieillesse à travers l’image d’« un corps tout de glace », qui rend impossible le maintien du code d’honneur : «  inutile ornement, / Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense, / M’as servi de parade, et non pas de défense ».

L'appel à la vengeance, mise en scène d'Yves Beaunesne, 2017 

L'appel à la vengeance, mise en scène d'Yves Beaunesne, 2017 

Mais, tel qu’il est encore conçu à l’époque où écrit Corneille, l'honneur n’est pas une conception individuelle, mais une valeur qui implique la famille, aïeux et descendants. Les impératifs en gradation, « Va », « quitte », « Passe », en fermant la scène ouvrent aussi un horizon d’attente, un déroulement tragique de l’action : si Don Diègue se considère comme « le dernier des humains », les « meilleures mains » qu’il évoque renvoient à son fils, Rodrigue, chargé donc de le « venger ».

CONCLUSION

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Ce monologue mêle la tonalité tragique, pour exprimer le désespoir d’un vieillard humilié, à la volonté de Corneille de maintenir le caractère héroïque de sa pièce : d’où le rappel des exploits de Don Diègue et, surtout, l’insistance sur une morale aristocratique de l’existence fondée sur l’honneur, valeur suprême.

En fait, nous retrouvons ici l’idée propre à la tragédie antique, la chute d’un héros, d’autant plus impressionnante qu’il était monté au sommet de sa gloire et de sa puissance. Mais chez Corneille, ce ne sont plus les dieux qui punissent l’« hybris » de l’homme, ce sentiment orgueilleux de sa supériorité, mais la chute vient de l’homme lui-même, des valeurs qu’il s’est données à lui-même.

La scène adaptée en bande dessinée  par Oliv' et Jean-Louis Mennetrier

Acte I, sc. 6

Acte I, scène 6 : les stances de Rodrigue 

Pour lire la scène dans l'édition de 1660

Comme il l’annonce à la fin de son monologue désespéré, dans la scène 6, Don Diègue transmet à Rodrigue, avec son épée, le devoir de le venger, pour « réparer [s]a honte », et donc rétablir l’honneur de son nom : « Venge-moi, venge-toi ». Mais le silence de Rodrigue quand il apprend que « l’offenseur » est « Le père de Chimène » révèle le bouleversement qui l’étreint alors.

C’est ce qui explique la tonalité lyrique du monologue de la scène 7, où les six dizains traduisent le dilemme qui le déchire. Il laisse apparaître quatre moments distincts : la première strophe exprime le désespoir du héros, les deux dizains suivants posent le dilemme délibératif, c’est-à-dire les deux valeurs qui s’opposent. La difficulté du choix est marquée par la tentation de la mort, dans les deux strophes qui suivent, avant d’être résolu dans le dernier dizain.

LA PREMIÈRE STROPHE (vers 1 à 10) 

Le bouleversement du héros

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La versification marque une rupture par rapport à la régularité des alexandrins, caractéristiques de la tragédie. Elle met ainsi en relief l’émotion ressentie par héros, exprimée de façon hyperbolique dès le premier vers, par la brièveté de l’octosyllabe : « Percé jusques au fond du cœur ». Plongeant en lui-même, le héros développe, dans les trois alexandrins qui suivent une déploration, dont le lexique, en gradation, accentue le pathétique : « misérable vengeur », « malheureux objet ». La rime embrassée place au cœur du quatrain, la conséquence « mortelle » d’une cause extérieure, la « querelle ». Cependant, s’il se pose en victime, l’opposition lexicale entre la « juste querelle » et l’« injuste rigueur » montre qu’il ne nie pas pour autant la charge dont il est investi.

La rime suivie forme un distique au cœur du dizain, qui met en valeur la douleur du héros. La virgule à la césure du vers 5 illustre, par l’effet de suspens qui coïncide avec l’élision du [e muet] sur « immobile », son sentiment d’impuissance, renforcé par l’enjambement sur l’alexandrin de l’hexasyllabe, renforcé par le martèlement sonore des monosyllabes : « […] et mon âme abattue / Cède au coup qui me tue. »

Le dilemme

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Les rimes croisées du dernier quatrain, où dominent des décasyllabes, vers qui s’est imposé dès le XIIIème siècle dans la poésie lyrique, illustrent le cri lancé dans l’hexasyllabe : « Ô Dieu, l’étrange peine ! » L’invocation à « Dieu » rapproche ce dilemme de la fatalité tragique antique, car il devient un châtiment divin. Rodrigue voit son espoir de bonheur, « Si près de voir mon feu récompensé », s’effondrer par la situation, résumée par le chiasme des deux derniers vers, soutenus par l’exclamation : « En cet affront mon père est l’offensé, / Et l’offenseur est le père de Chimène ! » Au centre du chiasme figure l’opposition, « offensé » face à « offenseur », mais le fait de finir la strophe sur « Chimène » marque la toute-puissance du sentiment amoureux, en lutte contre le code d’honneur.

Gérard Philipe, dans le rôle de Rodrigue. Mise en scène de Jean Vilar au TNP, 1951 

Gérard Philipe, dans le rôle de Rodrigue. Mise en scène de Jean Vilar au TNP, 1951 

LES DEUXIÈME ET TROISIÈME STROPHES (vers 11 à 30) 

Le dilemme cornélien

Un dilemme impossible à résoudre

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Les deux dizains suivants soulignent la force du dilemme, posé dans chaque premier vers, par l’exclamation, « Que je sens de rudes combats ! » (v.11), à travers l’alternance, « Père, maîtresse, honneur, amour », par les parallélismes, « L’un… l’autre », ou par la polysyndète, répétition de la conjonction « ou » qui exprime le choix. L’intensité lyrique est confirmée par la répétition de la douleur de l’âme déchirée avec la reprise de l’hexasyllabe, « Ô Dieu ! L’étrange peine ! » (v.18), par « Qui fait toute ma peine » (v.28).

Deux valeurs s’opposent nettement, l’honneur et l’amour, toutes deux de puissance égale : « Des deux côtés mon mal est infini ». Les deux questions qui terminent chacune de ces strophes, introduites par des anaphores, soulignent, par les oppositions lexicales, le conflit intérieur, l’indécision devant ce « triste choix », adjectif qui prend ici son sens originel de redoutable : « Faut-il laisser un affront impuni ? / Faut-il punir le père de Chimène ? » ; et, face au « fer », l’épée remise par son père,  l’interpellation, « M’es-tu donné pour venger mon honneur ? / M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ? », reprend l’opposition du vers 13 : « Il faut venger un père, et perdre une maîtresse ».

L'honneur

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L’injonction « Il faut venger un père » exprime la puissance du code d’honneur, devoir présenté comme un héritage familial : ainsi l’insistance, « mon propre honneur » montre que l’affront fait au « père » est d’abord ressenti comme un affront personnel. La puissance de cette valeur se traduit par les choix lexicaux, elle « anime [s]on cœur », est une « noble et dure contrainte », qui offre la « gloire » à qui la défend, à qui a « l’âme généreuse ». À aucun moment, donc, Rodrigue ne nie la prédominance du devoir que lui impose l’honneur, « noble » même s’il est qualifié, dans un oxymore, de « cruel espoir ». S’y dérober serait « vivre en infâme », honte mise en relief dans l’hexasyllabe, voir sa « gloire ternie », être « indigne du jour », autant de formules hyperboliques.

Gérard Philipe, dans le rôle de Rodrigue. Mise en scène de Jean Vilar au TNP, 1951 

Gérard Philipe, dans le rôle de Rodrigue. Mise en scène de Jean Vilar au TNP, 1951 

L'amour

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Mais, comme dans le premier dizain, les deux suivants se terminent en répétant, comme en un refrain, le nom de « Chimène », signalant ainsi la force de l’amour, qui, à première vue, s’oppose à l’honneur, en venant le freiner : à « L’un anime mon cœur »,répond « l’autre retient mon bras ». Cependant, l’amour n’est pas seulement un sentiment individuel. Sa perte, certes, conduit à un triste constat : « Tous mes plaisirs sont morts », et « L’un me rend malheureux », le privant de son « plus grand bonheur ». Mais il impose, lui aussi, un code d’honneur, hérité de la fin’amor médiévale, le service absolu et la soumission que doit l’amant à la dame : ne pas respecter ce que l’oxymore nomme une « aimable tyrannie » est une autre forme d’indignité, ce serait « trahir [s]a flamme ».

LA DOUBLE IMAGE DE LA MORT (vers 40 à 50)

Le premier octosyllabe de chacun des deux dizains suivants marque l’antithèse entre le désir de mourir et le sentiment que ce serait de la lâcheté : à « Il vaut mieux courir au trépas » (v. 31) s’oppose l’exclamation indignée, « Mourir sans tirer ma raison ! »

La tentation du suicide

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La mort semble, dans un premier temps, la solution ultime, d’où l’injonction insistante des vers 39 et 40 par l’anadiplose qui reprend en tête de vers le verbe final : « Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir, / Mourons du moins sans offenser Chimène. » L’emploi de la première personne du pluriel marque le déchirement intérieur : une part de lui-même tente de convaincre l’autre.

Pour soutenir ce choix, le centre de la strophe élabore un raisonnement, qui repose sur l’égalité établie entre deux formes d’honneur : « Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père ». L’amour, chez Corneille, est, en effet, fondé sur l’estime accordée à l’être aimé, d’où l’anaphore parallèle qui introduit l’opposition dans un chiasme : « J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ; / J’attire ses mépris en ne me vengeant pas. » Cette conception de l’amour emprisonne donc le héros, comme le souligne le distique central : « À mon plus doux espoir l’un me rend infidèle, / Et l’autre indigne d’elle. » Il ne reste donc plus que la déploration lyrique, insistante : « Mon mal augmente à le vouloir guérir ; / Tout redouble ma peine. » Mais notons qu’à la rime « guérir » correspond ici le suicide, la fuite, « mourir ».​

Le rejet du suicide

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Mais Corneille écrit au XVIIème siècle, et non plus dans l’antiquité où le héros prouvait sa grandeur en se donnant la mort : le christianisme interdit cette solution.  Cependant, la raison invoquée n’est pas la religion, mais une double certitude :

       C’est d’abord la force du code d’honneur qui est mise en évidence dans le premier quatrain, avec les alexandrins plus amples. Les exclamations renforcent le recul devant l’idée de déchoir au regard d’autrui, par ce « trépas si mortel à [s]a gloire », en faisant parallèlement déchoir « l’honneur de [s]a maison ».

​         Est évoquée une seconde raison, soulignée par l’enjambement dans le distique central : « Respecter un amour dont mon âme égarée / Voit la perte assurée ! » Chimène, pour elle-même soutenir son honneur, ne pourrait s'abaisser à aimer un héros déshonoré. Sa valeur prépondérante ressort de sa répétition dans le dernier vers : « Puisqu’après tout il faut perdre Chimène. »

Les nouvelles injonctions, à la fin du dizain amènent le choix, placé à la rime : par opposition au « penser suborneur », c’est-à-dire à cette séduction d’un suicide qui détourne, en fait, du devoir, donc corrupteur, est affirmé « l’honneur ».

LA RÉSOLUTION DU DILEMME (vers 50 à 60) 

Francis Huster dans Le Cid, mise en scène par lui-même, 1994

Le premier octosyllabe de chacun des deux dizains suivants marque l’antithèse entre le désir de mourir et le sentiment que ce serait de la lâcheté : à « Il vaut mieux courir au trépas » (v. 31) s’oppose l’exclamation indignée, « Mourir sans tirer ma raison ! »

Le ton se renforce dans cette strophe, avec le choix du futur de certitude, « Je rendrai », l’aveu au présent, « Je m’accuse déjà de trop de négligence », auquel répond l’impératif énergique : « Courons à la vengeance ».  C’est le soulagement qui domine, avec la reprise inversée par rapport aux dizains précédents, « Ne soyons plus en peine », une forme de libération devant le choix assumé, s’inscrire dans la tradition familiale en en préservant l’honneur : « Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu ». Ainsi, là où les deux derniers vers de la première strophe posaient le dilemme, ces mêmes vers en permettent, à présent, la résolution : « Puisqu’aujourd’hui mon père est l’offensé, / Si l’offenseur est le père de Chimène. »

Francis Huster dans Le Cid, mise en scène par lui-même, 1994

CONCLUSION

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Ce monologue a marqué un temps de repos dans l’action tragique, mis en valeur par la rupture dans la versification avec le choix des stances lyriques. Chaque dizain a son sens propre, résumé dans son premier vers, le seul octosyllabe, et mis en valeur par les répétitions, les échos lexicaux, tels des sortes de refrains. Ainsi ressort la douleur du héros, pour lequel, conformément à la tradition, le public doit éprouver de la pitié devant l’horreur tragique qui le frappe alors même que le « bonheur » lui était promis.

Nous reconnaissons aussi, dans la construction du monologue, la formation juridique de Corneille, qui met en œuvre ici la rhétorique traditionnelle, qui définit les étapes du discours délibératif : il débute par "l’exorde", qui pose le dilemme, développe les points de vue opposés dans "la narration" centrale, et se ferme par une "péroraison", qui doit permettre la prise de décision.

La scène adaptée en bande dessinée  par Oliv' et Jean-Louis Mennetrier

Acte II, scène 2 : le défi de Rodrigue 

Acte II, sc. 2

Pour lire la scène dans l'édition de 1660

L’acte I a présenté la situation : l’exposition montre l’amour entre Rodrigue et Chimène, dont le mariage semble proche. Mais un conflit éclate entre le père de Rodrigue, Don Diègue, et le père de Chimène, le comte Don Gormas, qui lui reproche d’avoir été nommé par le roi gouverneur du prince de Castille. Don Gormas donne un soufflet à son adversaire, qui, trop faible pour se faire justice lui-même, remet son épée à son fils pour qu’il assume sa vengeance. L'action est alors nouée : à l’issue d’un douloureux dilemme, Rodrigue décide de provoquer le comte en duel, certain d’avoir le bon droit pour lui face à un geste offensant.

Comment Corneille représente-t-il, dans cette scène violente, l’affrontement entre deux générations ?

LA VIOLENCE DU CONFLIT 

Avant que n’ait lieu le conflit physique entre les deux personnages, le duel, le conflit se déroule sous la forme d’un duel verbal, opposant violemment les générations.

L'audace insolente de la jeunesse

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Rodrigue imprime à la scène son rythme vif, en faisant preuve d’une confiance en lui inébranlable. La scène s’ouvre sur une interpellation brutale, dans une phrase elliptique, brutale : « À moi, Comte, deux mots. » La violence se poursuit dans des alexandrins brisés, pour traduire l’élan du jeune homme, avec des modalités expressives, qui se multiplient. On relève d’abord l’impératif : « Ôte-moi », « Parlons bas ; écoute », « Parle sans t’émouvoir » : Il se place ainsi en position de supériorité face à un homme plus âgé, devant lequel il devrait s’incliner respectueusement. Les questions oratoires, des vers 3 à 7, visent, avec l’anaphore de « Sais-tu », à provoquer le Comte, tutoyé avec mépris. Rodrigue vouvoie son père, il devrait donc vouvoyer le Comte. Le défi est lancé, lui aussi, de façon brutale avec les nombreux monosyllabes : « À quatre pas d’ici je te le fais savoir. » (v.7)

Pour voir une mise en scène de la Compagnie Sandrine Anglade, 2012

On retrouve ce même rythme accéléré à la fin de la scène, où c’est à nouveau Rodrigue qui imprime l’élan avec l’impératif, « Marchons sans discourir », puis avec les répliques parallèles en stichomythie du vers 44 : « Es-tu si las de vivre ? – As-tu peur de mourir ? » Cette dernière réponse, avec l’antithèse entre « vivre » et « mourir » est une véritable insulte, car c’est une façon d’accuser le Comte de lâcheté. 

Un orgueilleux héroîsme

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L’audace de Rodrigue s’accompagne de ce qui peut être considéré, vu son jeune âge, comme de la prétention. Il utilise ainsi, pour faire son propre éloge, un lexique mélioratif, dans des formules nettement marquées, prononcées avec hauteur et fierté, par exemple « Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées / La valeur n’attend pas le nombre des années ». On sent tout l’orgueil du jeune homme dans l’affirmation « Mes pareils à deux fois ne se font point connaître », accompagnée de l’hyperbole : « des coups de maître » (en écho au premier hémistiche, des « coups d’essai »), et reprise avec force dans le second hémistiche du vers 15 : « Oui, tout autre que moi… ».

Toute la réplique qui se développe des vers 17 à 22 argumente en ce sens, avec un double mouvement, souligné par le connecteur d’opposition « Mais ».

  • Dans un premier temps, Rodrigue reconnaît la valeur de son adversaire, amplifiée par les images (« les palmes », « un bras toujours vainqueur », avec la métonymie), et s’admet « téméraire ».

  •  Mais c’est pour mieux affirmer sa valeur dans un second temps, en 3 vers rythmés nettement par la césure à l’hémistiche, renforcés par les parallélismes, tels des maximes : « Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur. », « À qui venge son père il n’est rien d’impossible », avec l’antéposition du complément qui le met en relief, ou « Ton bras est invaincu, mais non pas invincible. », avec la reprise lexicale par dérivation.

Ainsi, la scène inverse le comportement inter-générationnel traditionnel, fondé sur le respect, et le seul moment de modestie se retrouve immédiatement effacé par l’élan qui le pousse au combat. Rodrigue ne rend pas justice à son adversaire.

Le mépris du Comte

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Mais, face à lui, le comportement du Comte, son mépris de grand seigneur, n’est pas plus juste. Son attitude évolue en trois mouvements. 

          D’abord, ses réponses sont très réduites, évasives : « Oui. », « Peut-être. », « Que m’importe ? ». Il refuse donc d’entrer dans la provocation lancée, et cherche à maintenir une distance avec le jeune homme, pour affirmer sa supériorité.

          Ensuite, il exprime avec force son mépris, très orgueilleux, par une brève exclamation, « Jeune présomptueux ! », et en opposant les pronoms personnels dans une construction en chiasme entre « moi » et « toi » ou « tu » et « je ». Il rabaisse ainsi la valeur militaire du jeune homme, en soulignant son inexpérience. Les questions rhétoriques dénoncent de façon très ironique la vantardise de Rodrigue : « qui t’a rendu si vain ? » (v. 11). Tout aussi ironique sa reprise de la question posée par Rodrigue au début : « Sais-tu bien qui je suis ? » (v. 15).

         Enfin, il termine par le sarcasme, à travers la seconde partie de sa tirade, à partir du connecteur « Mais » au vers. 33. Il exprime, en effet, une forme de « pitié » pour le jeune homme : « je plains ta jeunesse », « le regret de ta mort ». Mais cette pitié est très méprisante, car elle sous-entend un « combat inégal », dans lequel la victoire serait obtenue « sans effort ». Elle permet donc au Comte de rabaisser la valeur de Rodrigue.

Ainsi, le conflit s’est accentué au fil de la scène : deux comportements injustes s’opposent, l’audace excessive du plus jeune trouvant face à elle l’orgueil exagéré d’un homme d’âge mûr, sûr d’être en pleine maîtrise de ses forces. 

UNE VALEUR COMMUNE : L’HONNEUR 

Corneille écrit pour le public aristocratique du temps de Louis XIII, une génération qui a encore le goût de l’aventure, des valeurs héroïques héritées de la féodalité, mais qui développe aussi une morale aristocratique fondée sur l’honneur et la gloire. Or, par-delà leur conflit, les deux adversaires se retrouvent dans ces valeurs.

Mort du Comte.jpg

Le duel de Rodrigue et du Comte. Opéra de Massenet, 1885

Le défi lancé par Rodrigue au Comte

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C’est l’honneur qui justifie le défi lancé par Rodrigue, la volonté de rendre justice à son père,et, à travers lui, de défendre sa famille. Son interpellation s’ouvre sur cette valeur, à travers une question qui est en fait une affirmation : « Connais-tu bien Don Diègue ? » Il développe un éloge insistant de son père à travers l’énumération ternaire : « la même vertu, / La vaillance et l’honneur de son temps ? ». Il est ainsi présenté comme l’incarnation des plus nobles qualités. C’est d’ailleurs à son père qu’il se rattache en se présentant lui-même : « Cette ardeur que dans les yeux je porte, / Sais-tu que c’est son sang ? » Il insiste sur cet honneur qu’il porte en lui, présenté, en une sorte de maxime, comme la source de tout triomphe : « À qui venge son père il n’est rien impossible ».

Enfin, c’est encore son honneur blessé qui provoque son indignation face au discours du Comte, soutenue par la reprise verbale et la récurrence de la voyelle [i] aiguë : « D’une indigne pitié ton audace est suivie: / Qui m’ose ôter l’honneur craint de m’ôter la vie ? ». Cette dernière phrase fait parfaitement comprendre qu’aux yeux de Rodrigue l’honneur est plus important que sa propre vie.

Les réponses du Comte

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Pour le Comte aussi, l’honneur est une valeur essentielle. Dans sa principale tirade, le Comte, à travers l’ironie qui vise Rodrigue, sa « pitié » un peu méprisante, ne cherche pas vraiment, en effet, à épargner le jeune homme. La raison principale est le désir de préserver son propre honneur, comme le montre l’emploi des négations : « Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire », « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », avec la symétrie syntaxique qui fait de ce vers une maxime, telle une règle de vie. 

C’est aussi ce qui explique son estime pour Rodrigue, la valeur qu’il reconnaît, par-delà son ironie, à son adversaire, dans la première partie de sa tirade, des vers 23 à 32. Il mentionne à plusieurs reprises son « cœur », en reprenant le terme de Rodrigue, c’est-à-dire son « courage ». Son lexique est mélioratif, « cette ardeur magnanime », « ta haute vertu », « un cavalier parfait », avec une amplification spatiale : « l’honneur de la Castille ».

En même temps, sa tirade rappelle le dilemme vécu par Rodrigue : « Je sais ta passion », avec une diérèse qui amplifie. Et l’on sent toute l’approbation du Comte dans le choix lexical hyperbolique (« suis ravi », c’est-à-dire transporté de joie) et le rythme de la phrase périodique qui suit, avec les quatre subordonnées introduites par « que » en anaphore. Le « devoir », donc l’honneur, l’a emporté chez Rodrigue, et c’est ce qu’approuve le Comte, ce qui l’amène aussi à accepter le combat, à la fin de la scène.

Ainsi, en lui accordant son admiration (« J’admire ») et son « estime », il  reconnaît à Rodrigue une dignité qui fait de lui un adversaire à sa hauteur. L’« honneur » a donc été la valeur commune permettant aux deux adversaires de se reconnaître, de se rendre mutuellement justice.

CONCLUSION

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Il y a, certes, un véritable duel verbal entre les deux adversaires, pour figurer le duel réel, qu’il est impossible de montrer sur scène en raison à la fois des règles de bienséances, et de l’interdiction des duels par Richelieu. La rupture des règles de respect entre deux gentilshommes, un plus jeune et un plus âgé, témoigne de la force des affronts, celui du Comte à Don Diègue et celui de Rodrigue au Comte, qui les sépare irrémédiablement. Cependant, à travers ce conflit, une même valeur les réunit : l’honneur, le souci de la gloire et du « sang ». Tous deux ont donc une morale aristocratique, en accord avec l’époque de l’écriture.

Deux caractéristiques du style de Corneille ressortent de cette scène. D’une part, son art du dialogue ressort du travail sur le rythme, tantôt pour briser l’alexandrin afin de reproduire la colère qui anime les personnages, tantôt en soulignant fortement le rythme binaire, avec une césure fortement marquée, et deux hémistiches symétriques. On note, d’autre part, son goût pour les maximes, des vers qui sonnent comme des vérités absolues, avec un lexique qui joue sur les parallélismes et les antithèses.

Pour lire la scène dans l'édition de 1660

Acte II, scène 7 : l'appel à la justice royale 

Acte II, sc. 7

L'action, qui s'est nouée après l'affront infligé par le Comte à Don Diègue, a conduit le fils de celui-ci, Rodrigue, à tuer en duel le père de Chimène, celle qu'il s'apprêtait à épouser. Dans l'édition de 1660, Corneille, pour répondre aux critiques de l'Académie, a resserré en une seule scène 6 les deux scènes qui, dans l'édition initiale, faisaient dialoguer le roi, Don Fernand, et ses conseillers, Don Arias, Don Sanche et Don Alonse. Cette mort vient  donc d'être annoncée, quand Chimène et Don Diègue se rendent « chez le Roi » pour demander justice.

Pour réaliser cette scène de procès, Corneille se souvient de sa formation juridique : face au roi, qui fait fonction de juge, il développe tour à tour le réquisitoire de la plaignante, Chimène, avant de permettre à la défense, Don Diègue, de prononcer son plaidoyer.

LA MISE EN SCÈNE D’UN PROCÈS 

Le roi : un juge

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Le roi est chargé de rendre la justice, rôle traditionnel à l'époque féodale, de défendre les plus faibles, la veuve et l’orphelin, de les protéger. En témoigne sa promesse à Chimène, concrétisée par le tutoiement familier : « Prends courage, ma fille, et sache qu’aujourd’hui / Ton roi te veut servir de père au lieu de lui. » D’où la compassion immédiate qu’il lui accorde : « Chimène, je prends part à votre déplaisir ».

Acte II, scène 7. Mise en scène de Jean-Philippe Daguerre pour « Le Grenier de Babouchka », 2017 

Acte II, scène 7. Mise en scène de Jean-Philippe Daguerre pour « Le Grenier de Babouchka », 2017 

Les plaignants

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L’ouverture de la scène est brutale, en raison du rythme haché des alexandrins, coupés à la césure et des exclamations lancées. La gestuelle de supplication, traditionnelle, accentue aussi l’émotion : « Je me jette à vos pieds », « J’embrasse vos genoux. »

Les rôles sont immédiatement répartis, et les arguments posés.

  • À Chimène le réquisitoire, avec la répétition de la demande de « justice » et l’accusation habilement lancée, puisque, dans les vers 4 et 5, elle en fait d’abord un affront au roi, avant d’évoquer sa plainte personnelle : « Il a tué mon père. » Ce même ordre se retrouve à la fin de la scène, « Il est juste, grand roi, qu’un meurtrier périsse » précède l’expression de sa douleur personnelle, le rappel de ses « malheurs ».

  • Don Diègue, lui, est l’avocat de la défense, qui s’appuie lui aussi sur la justice, celle découlant du code d’honneur : Rodrigue a exercé « une juste vengeance ».

Mais Corneille veille à lui conserver une totale impartialité : « D’une égale douleur je sens mon âme atteinte », déclare-t-il à Don Diègue. Il équilibre donc parfaitement la parole entre eux, trente-quatre vers pour chacun. Son jugement également va être mûrement pesé, affirmé avec force, « Je vous ferai justice », rendu avec pondération et, comme au XVIIème siècle, non plus seul mais avec l’appui de conseillers : « L’affaire est d’importance, et, bien considérée, / Mérite en plein conseil d’être délibérée. »

LE RÉQUISITOIRE DE CHIMÈNE 

L’actrice Rachel dans le rôle de Chimène, 1842. Eau-forte en couleur, 23 x 14,5 

Le tragique

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Le discours de Chimène s’inscrit dans le tragique, défini par le philosophe de l’antiquité grecque, Aristote, à partir des deux sentiments qu’il doit susciter chez le public, la terreur et la pitié.

Or, les règles de bienséance du XVIIème interdisent la représentation de la mort sur scène. C’est donc le récit, ouvert par « mon père est mort », répété dans la seconde tirade, de même que « sans vie », qui doit concrétiser cette vision d’horreur. D’où l’insistance sur l’image du « sang », avec l’enjambement, « mes yeux ont vu son sang  / Couler à gros bouillons de son généreux flanc », et l’anaphore, « ce sang » qui la met en valeur. La seconde tirade poursuit la même image, représentant « son flanc […] ouvert », « Son sang sur la poussière », « sa plaie ».

Ce réquisitoire doit également provoquer la pitié. C’est ce qui explique que le réquisitoire soit scindé en deux tirades, pour reproduire l’émotion qui réduit au silence : « Excusez ma douleur, / Sire, la voix me manque à ce récit funeste ; / Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste. »

L’actrice Rachel dans le rôle de Chimène, 1842. Eau-forte en couleur, 23 x 14,5 

L'argumentation

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Corneille prête à son héroïne une habile stratégie, puisque son argumentation met en avant la raison d’État,  avant de réclamer justice pour elle-même : « j’en demande vengeance, / Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance. » 

L’honneur personnel

Cet argument est rapidement posé, quand Chimène rattache d’abord sa requête au code d’honneur, qui l’oblige à demander « vengeance » pour son père : « pour mieux m’émouvoir, / Son sang sur la poussière écrivait mon devoir ». La rime qui associe « gloire » et « mémoire » explique ce qu’est ce « devoir », une réputation à défendre, celle de son père dont elle doit se montrer la digne héritière : «  sa valeur […] / Me parlait par sa plaie, et hâtait ma poursuite ». 

Le réquisitoire de Chimène, mise en scène d'Yves Beaunesne, 2017 

Le réquisitoire de Chimène, mise en scène d'Yves Beaunesne, 2017 

La raison d'État

C'est, en revanche, sur elle qu'insiste Chimène en faisant l’éloge de son père des vers 15 à 18, avec la répétition de l’indice temporel intensif à la césure, « tant de fois », sur « sa valeur » au service du roi, amplifiée par l’adverbe intensif, « un si vaillant guerrier » et la généralisation au superlatif : il fait partie des « plus valeureux ». L'affront est donc d'abord infligé au roi, ce que soulignent la précision spatiale, « Rodrigue en votre cour vient d’en couvrir la terre » et l’opposition à la rime entre le respect dû à « votre puissance », et « une telle licence », la faute impardonnable de Rodrigue. 

Elle accentue, inversement, le blâme, « la témérité » de ce coupable, qualifié de « jeune audacieux », qu’elle présente comme une menace pour l’autorité royale : « Un si vaillant guerrier qu’on vient de vous ravir / Éteint, s’il n’est vengé, l’ardeur de vous servir. » Enfin, sa péroraison, sa demande de punir cette mort par l’application de la loi du talion, « Vengez-la par une autre, et le sang par le sang », insiste à nouveau sur la raison d’État par les répétitions et la gradation ternaire : « Immolez, non à moi, mais à votre couronne, / Mais à votre grandeur, mais à votre personne ; / Immolez, dis-je, Sire, au bien de tout l’État / tout ce qu’enorgueillit un si haut attentat. »

LE PLAIDOYER DE DON DIÈGUE 

Une déploration

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L’exclamation qui ouvre sa tirade met en place l’opposition entre la gloire du passé et la vieillesse vécue comme une déchéance, soutenue par celle des adverbes de temps,  « jadis » répété, et « aujourd’hui » .

        Le plaidoyer s’ouvre, avec l’anaphore du pronom « Moi », sur son propre éloge, en écho direct à l’hommage rendu par Chimène à son père, comme le montre la reprise terme à terme de l’intensif, « tant de fois », pour renforcer les services rendus au roi. Cet éloge est souligné par la rime qui relie « gloire » et « victoire », et le démonstratif mélioratif en tête de vers : « Ce sang », « Ce bras ».  Il est enfin amplifié par l’anaphore qui introduit l’énumération en gradation, des vers 59 et 61, avec l’adverbe « jamais » postposé, mis en valeur à la césure.

           Par opposition, la vieillesse est présentée comme une ennemie : « Je me vois aujourd’hui, pour avoir trop vécu, / Recevoir un affront et demeurer vaincu. » Le « long âge » est concrétisé par l’image des « cheveux blanchis sous le harnois », c’est-à-dire sous l’uniforme, métonymie du métier des armes. Le plaidoyer se fait pathétique, puisqu’« avoir trop vécu » entraîne l’« impuissance », et une chute douloureuse : « demeurer vaincu », vivre « l’infamie » et la « honte ».

L'argumentation

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Tout aussi habilement que celle de Chimène, son argumentation met en avant l’honneur, code commun à tous les membres de l’aristocratie. Déjà, il ne nie pas le devoir que remplit Chimène en réclamant justice au nom de son père : « satisfaites Chimène ». Mais surtout, comme elle l’avait fait, il place au premier plan l’atteinte à la fonction royale en inversant les rôles posés dans le réquisitoire.

  • En reprenant mot pour mot la précision spatiale de Chimène, «  Le comte en votre cour l’a fait presque à vos yeux, / Jaloux de votre choix », le Comte devient, non plus la victime, mais l’offenseur, et d’abord celui du roi dont il n’a pas respecté l’autorité.

Jean Marais dans le rôle de Don Diègue. Mise en scène de Francis Huster au Théâtre du Rond-Point, 1985

Jean Marais dans le rôle de Don Diègue. Mise en scène de Francis Huster au Théâtre du Rond-Point, 1985
  • Inversement, Rodrigue n’est plus un meurtrier, mais un juste vengeur, rendant à son père l’honneur perdu, respectant donc le devoir de « venger » l’affront qui pèse sur le nom familial. Le blâme se transforme alors en un vibrant éloge de Rodrigue, accentué par la répétition dans la gradation ternaire, « un fils digne de moi,/ Digne de son pays et digne de son roi », et l’énumération des actes de « courage » de Rodrigue dans les vers 71 et 72. C’est cette conception que se ferme son plaidoyer : « Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret. »

Le sacrifice d'un père

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Le plaidoyer se termine par l’ultime preuve d’honneur que peut donner Don Diègue, accepter la mort, se sacrifier pour sauver son fils : « Sur moi seul doit tomber l’éclat de la tempête », « Il ne l’eût jamais fait si je l’eusse pu faire. » C’est ce que souligne le chiasme qui le place au centre du « châtiment » réclamé : « Quand le bras a failli, l’on en punit la tête. […] / Sire, j’en suis la tête, il n’en est que le bras. »

Mais dans la péroraison la poursuite de l’image remet à nouveau l’accent sur la raison d’État : « Immolez donc ce chef que les ans vont ravir, / Et conservez pour vous le bras qui peut servir. »

CONCLUSION

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Cette scène illustre parfaitement ce qui fonde le théâtre de Corneille, la place accordée à l’honneur, valeur aristocratique encore bien présente à l’époque de l’écriture, dont témoignent tous les personnages. En même temps, il sait affirmer la toute-puissance d’une monarchie qui exige de plus en plus de la noblesse un absolu respect.

Elle montre aussi la maîtrise par Corneille de tous les procédés de l’éloquence judiciaire, lexique hyperbolique, répétitions et anaphores, jeux d’oppositions, rythme de la versification et choix des rimes, qui permettent au plaidoyer de répondre au réquisitoire. Mais il ouvre habilement, en fermant l’acte II, un horizon d’attente au public, puisqu’à la fin la décision du roi est reportée.

Acte III, sc. 4

Acte III, scène 4 : le duo amoureux (extrait) 

Pour lire la scène dans l'édition de 1660

Après la mort du Comte, infligée par Rodrigue pour venger l’honneur de son père, insulté par le « soufflet » reçu, l’acte II s’est achevé sur une scène de procès dans le palais royal, qui a laissé ouvert un horizon d’attente, la sanction restant suspendue.

Dans l’acte III, les premières scènes marquent une rupture de l’unité de lieu, puisqu’il commence « Chez Chimène », où se rend Rodrigue, en opposition à toutes les exigences de la bienséance, ce qui a été reproché d’ailleurs à Corneille. Les deux scènes précédentes ont révélé le déchirement intérieur de l’héroïne qui, tout en poursuivant son devoir, qui l’oblige à réclamer la mort de Rodrigue, ne peut cacher qu’elle « l’adore » encore.

C’est ce que met en évidence la longue scène de rencontre, dont nous étudions la fin, un  duo amoureux à la fois lyrique et tragique, construit en trois temps : alors que Rodrigue s’offre à la mort, Chimène met en valeur l’honneur qui guide son action, puis avoue son amour. La fin les unit dans une lamentation commune.

LA SUPPLICATION DE RODRIGUE (vers 85-114) 

Le passage s’ouvre sur la requête de Rodrigue, qui vient, armé de son épée, réclamer à Chimène d’exécuter sa vengeance, mais en vain. D’où ce dialogue qui, à première vue, les oppose, mais, en réalité, les rassemble.

Un requête argumentée

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L’honneur

Dans les tirades précédentes, Chimène a mis en avant le « devoir » qui lui impose, comme l’a fait Rodrigue, de « venger » la mort de son père. C’est donc cette conception que reprend l’injonction lancée par Rodrigue : « Ne diffère donc plus ce que l’honneur t’ordonne ». Le champ lexical souligne la prééminence de cette valeur, l’honneur, qualifiée de « noble intérêt », associé à la « gloire », à la « générosité », vertu caractéristique de la grandeur d’une âme bien née. Il souligne donc que le véritable respect de l’honneur n’est pas de s’en remettre à une « lente justice », mais de rendre elle-même cette justice : « Il demande ma tête, et je te l’abandonne ». C’est ce qui ressort du rythme donné  à cet argument, avec l’insistance, « Ma Chimène, crois-moi, c’est n’y répondre pas », et le parallélisme : «  Ma main seule du mien a su venger l’offense, / Ta main seule du tien doit prendre la vengeance. » Ainsi, loin de les séparer, l’honneur les réunit.

Gérard Philipe et Françoise Spira, dans l'acte III, scène 4. Mise en scène de Jean Vilar au TNP, 1951 

Gérard Philipe et Françoise Spira, dans l'acte III, scène 4. Mise en scène de Jean Vilar au TNP, 1951 

L’appel à la pitié

Mais la requête traduit un autre sentiment, le bonheur du « sacrifice » auquel s’offre Rodrigue s’il est accompli par Chimène elle-même, d’où le vers 91, martelé : « Je mourrai trop heureux, mourant d’un coup si beau. » La tonalité tragique, marquée par l’exclamation et l’interjection « hélas ! », s’accentue des vers 109 à 114, où il présente ce châtiment comme une « grâce » : « Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié. » C’est donc à sa compassion qu’il fait appel, par la comparaison dans laquelle il dépeint son état pitoyable : « Ton malheureux amant aura bien moins de peine / À mourir par ta main qu’à vivre avec ta haine. » Cette mort serait, pour lui, une libération.

Rodrigue-Chimène.jpg

Le refus de Chimène

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En réponse, ses répliques, avec la récurrence du verbe « devoir », en reprenant ce même code d’honneur, s’en servent pour rejeter la requête de Rodrigue. C’est ce qui explique l’opposition du vers 92, « Va, je suis ta partie, et non pas ton bourreau », et la question rhétorique qui suit : « Si tu m’offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ? » Corneille affirme ainsi le rôle primordial de la justice, un juste procès avec l’intervention d’un pouvoir suprême seul propre à transformer la loi du talion en honneur rendu à la victime : « Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre ; / C’est d’un autre que toi qu’il me faut l’obtenir, / Et je dois te poursuivre, et non pas te punir », idée sur laquelle renchérit la réplique suivante : « Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir / Aux traits de ton amour ni de ton désespoir. »

Gérard Philipe et Françoise Spira, dans l'acte III, scène 4. Mise en scène de Jean Vilar au TNP, 1951 

La violence de sa riposte, des vers 103 à 108, marquée par les exclamations et la question rhétorique, accentue cette volonté désespérée de se hausser à la hauteur de Rodrigue : « Tu t’es vengé sans aide, et tu m’en veux donner ! », « Je suivrai ton exemple, et j’ai trop de courage / Pour souffrir qu’avec toi ma gloire se partage. »

Le début de cet extrait place donc face à face deux héros qu’une même valeur anime, mais aussi une même souffrance.

L’AVEU AMOUREUX (vers 115 à 133) 

Le tutoiement, employé dans toute la scène, apporte la preuve du lien qui continue à unir les deux amants.

L'amour de Rodrigue pour Chimène

​

Comme l’impose l’amour courtois, la fin’amor, le parfait amant doit vouer à sa bien-aimée un absolu respect, qui se manifeste ici par le souci de préserver sa réputation. C’est ce que mettent en relief les modalités expressives des vers 116 à 118. Même en présence d’Elvire, sa suivante, une telle visite, est, bien évidemment, une rupture des bienséances, qui a valu bien des critiques à Corneille. Il prend d’ailleurs soin d’en atténuer l’audace, d’une part par l’indication scénique, « dans l’ombre de la nuit », qui indique qu’elle reste masquée aux yeux du public. D’autre part, Chimène défend elle-même sa « vertu » en renvoyant Rodrigue : « cache bien ton départ », « Va-t’en ». 

L'amour de Chimène pour Rodrigue

​

Le rythme du vers 115, brisé, met en valeur la pudeur de l'héroïne, la difficulté de cet aveu, exprimé sous forme de litote, « Va, je ne te hais point. », et renforcé par l’opposition verbale qui souligne le déchirement ressenti. À « Tu le dois » répond « Je ne puis », impuissance répétée lors du départ de Rodrigue : « Mon unique souhait est de ne rien pouvoir. » L’amour se trouve ensuite amplifié par le choix lexical, « je t’adore ».

Mais c’est précisément cet amour qui, comme l’avait exprimé Rodrigue dans les stances de l’acte I, qui cause la souffrance, dont le champ lexical s’impose dans le discours : « mes ennuis », terme qui garde toute sa force au XVIIème siècle, « ma douleur extrême », « un si cruel devoir ». Elle vient du conflit tragique entre l’honneur et l’amour, « Ce qu’il faut que je perde, encore que je l’aime », ou encore « Malgré des feux si beaux, qui troublent ma colère / Je ferai mon possible à bien venger mon père ». Le tragique s'accroît par le paradoxe, puisque, plus l’amour sera fort, plus l’honneur en sortira grandi : « Et je veux que la voix de la plus noire envie / Élève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis, / Sachant que je t’adore et que je te poursuis. »

Chimène et Rodrigue. Mise en scène d'Yves Beaunesne, 2017

Chimène et Rodrigue. Mise en scène d'Yves Beaunesne, 2017

LE DUO LYRIQUE (vers 135 à 150) 

Chimène et Rodrigue. Mise en scène d'Yves Beaunesne, 2017

Dans la fin de la scène, le tragique se mêle au lyrisme, car les deux héros se retrouvent dans une même lamentation, ce que marquent les exclamations et les interrogations parallèles dans les alexandrins coupés en deux hémistiches, commentés ensuite à tour de rôle. Ainsi, à « Ô miracle d’amour ! », Chimène répond « Ô comble de misères ! », tandis que Rodrigue développe leur souffrance, dont le première personne du pluriel montre qu’elle leur est commune : « Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères ! »

Le double tombeau de Rodrigue et de Chimène, dans la cathédrale de Burgos

De même, à la question de Chimène, « Rodrigue, qui l’eût cru ? », Rodrigue fait écho par « Chimène, qui l’eût dit ? », et cette fois c’est Chimène qui développe la fatalité tragique, « Que notre heur fût si proche et sitôt se perdît ? », redoublée immédiatement après par la métaphore de Rodrigue : « Et que si près du port, contre toute apparence, / Un orage si prompt brisât notre espérance ? » Cette construction met en valeur un couple uni dans la souffrance.

Le lyrisme s’amplifie au moment de la séparation, avec le chiasme qui place, en son centre, cette souffrance : « Ah ! mortelles douleurs ! », « Ah ! mortelles douleurs ! » Leur ultime union se traduit par la mort qu’ils se promettent l’un à l’autre dans les vers 145 à 148.

CONCLUSION

L

Au  nom d’un même code d’honneur, le devoir filial, les deux amants subliment leur amour, prêts à aller l’un et l’autre jusqu’à la mort : ce qui les sépare est donc aussi ce qui les unit, tous deux affirmant ainsi leur statut de héros tragiques.

Cette rencontre, qui commence sur un échange d’arguments, se transforme en un tragique aveu d’un amour devenu impossible, pour se clore sur une déploration lyrique. C’est précisément ce qui, selon Corneille, justifie cette scène de rencontre, au cœur de la pièce, alors même que les théoriciens de son temps y dénonçaient l’irrespect des bienséances, d’où sa réponse dans son Examen du Cid :

« la rigueur du devoir voulait qu'elle refusât de lui parler, et s'enfermât dans son cabinet au lieu de l'écouter ; mais permettez-moi d dire, avec un des premiers esprits de notre siècle : "Que leur conversation est remplie de si beaux sentiments, que plusieurs n'ont pas connu ce défaut, et que ceux qui l'ont connu l'ont toléré ." J'irai plus outre, et dirai que presque tous ont souhaité que ces entretiens se fissent; et j'ai remarqué aux premières représentations qu'alors que ce malheureux amant se présentait devant elle, il s'élevait un certain frémissement dans l'assemblée, qui marquait une curiosité merveilleuse, et un redoublement d'attention pour ce qu'ils avaient à se dire dans un état si pitoyable. »

Acte IV, sc. 3

Acte IV, scène 3 : le combat de Rodrigue contre les Mores 

Pour lire le récit dans l'édition de 1660

Pour suivre ce que lui dicte son honneur filial,  Chimène, malgré l’amour qu’elle éprouve pour Rodrigue, a demandé, justice au roi après que Rodrigue, pour venger son père, Don Diègue, a tué celui de Chimène, le Comte. Mais, à la fin de l’acte III, une nouvelle péripétie est annoncée : l’arrivée par mer des Mores qui menacent la ville. Don Diègue, qui a réuni autour de lui cinq cents de ses amis, y voit l’occasion pour son fils d’obtenir son rachat : « […] force par ta vaillance / Ce monarque au pardon, et Chimène au silence. » L’acte IV s’ouvre sur l’annonce d’une glorieuse victoire, dont le héros va venir rendre compte au roi, en un long récit.

Il reprend les cinq étapes de ce combat : le départ, le stratagème nocturne en attendant l’arrivée des ennemis, suivie du combat, incertain d’abord, avant que ne soit remportée la victoire.

LE DÉPART (vers 1- 6) 

Equipo Susaeta, Antonio Alabarrán, El Cid Campeador, 2014

En tête du premier vers, le récit met immédiatement en valeur le rôle du héros, « Sous moi donc cette troupe s’avance », en tant que chef d’une troupe, mais le passage au pronom « nous » ensuite l’associe aux autres combattants, ce qui annonce la tonalité épique du récit. Nous en retrouvons, en effet, les trois caractéristiques : la force, le « courage », la foi, signalées par la « mâle assurance » que leur donnent la certitude du triomphe et la volonté de défendre le royaume, et la foule, de « cinq cents » à « trois mille » guerriers.

Cid-campeador.jpg
Catherine Meurisse, Mes Hommes de lettres, B. D., 2008

LE STRATAGÈME (vers 7 à 16) 

Le cadre spatio-temporel

 

Les règles de bienséances propres au théâtre au XVIIème siècle interdisent, bien sûr, de représenter la violence sur scène. Il est donc indispensable que le récit permette au public de la visualiser, grâce aux procédés de l’hypotypose qui doivent donner vie au tableau. La scène est donc actualisée, dans l’espace, le bord de mer avec la mention des « vaisseaux », et « une si belle nuit. » Le récit suggère les sensations : nous pouvons nous imaginer à la fois le clair-obscur, et le silence qui règne.

Catherine Meurisse, "Le récit cornélien", Mes Hommes de lettres, B. D., 2008

L'image du héros

 

Le retour du « Je » (« J’en cache », Par mon commandement », « l’ordre que je donne à tous ») remet Rodrigue au premier plan, avec l’insistance sur sa stratégie habile : diviser la troupe en deux, les uns « dans le fond des vaisseaux », sur mer donc, les autres « contre terre », sur le rivage pour attendre le débarquement. Il s’agit de faire croire à l’ennemi que rien ne les menace. Mais notons le respect prudent que Rodrigue manifeste au roi dans son récit, conscient d’avoir revêtu un rôle de chef sans autorisation : « Et je feins hardiment d’avoir reçu de vous / L’ordre qu’on me voit suivre ». C’est donc bien au roi qu’il offre ce succès.

L’ARRIVÉE DES ENNEMIS (vers 17 à 26) 

L'amplification épique

 

Comme dans l’antique épopée homérique, l’Iliade, Corneille associe le cadre à l’action héroïque. L’« oxymore, « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles » donne l’impression que le ciel se range au côté des combattants, leur accordant assez de lumière pour pouvoir « voir trente voiles », synecdoque qui traduit l’arrivée de l’ennemi, et le combattre tout en les maintenant cachés aux yeux des Mores. De même, le rôle de la mer est mis en valeur, amplifié par l’image évocatrice de la marée, « L’onde s’enfle dessous », et l’enjambement qui imite le mouvement, rythmé par les sonorités : « Les Mores et la mer montent jusques au port ».  

L'effet de suspens

 

Le récit doit soutenir l’attention des auditeurs, d’où la mise en place d’un contraste entre le calme, destiné à tromper l’ennemi, et le rythme soudain des actions. Le « profond silence » est restitué par  rythme des vers 21 et 22, coupés à l’hémistiche, avec l’anaphore négative elliptique du verbe, « Point de soldats au port, point aux murs de la ville », en montrant la réussite de la stratégie choisie. Par opposition, le rythme des vers 25 26, avec l’énumération en gradation des verbes d’action, marque l’irruption brutale des ennemis : « Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent, / Et courent se livrer aux mains qui les attendent. »

LE COMBAT (vers 27 à 52)

Le récit devant le roi, Compagnie Colette Roumanoff, 2019

Le récit devant le roi, Compagnie Colette Roumanoff, 2019

Toujours pour en préserver l’intérêt, le récit du combat se scinde en deux temps opposés, à l'aide du connecteur « Mais » (vers 37), avant d’unir les combattants dans un même héroïsme.

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« Le combat des Mores », Le Cid, film d’Anthony Mann, 1961 

L'héroïsme espagnol

 

La dimension collective, propre à l’épopée, ressort à la fois des notations visuelles, « Nous nous levons alors », « Ils paraissent armés », et auditives : « et tous en même temps / Poussons jusques au ciel mille cris éclatants. / Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ». La répétition, et l’association des sonorités, accentuent l’effet produit par la rupture du silence antérieur, justifiant ainsi l’« épouvante » des ennemis. Dans un premier temps, c’est donc leur défaite qui s’annonce, illustrée par le rythme, la répétition verbale, « Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre », et par l’hyperbole suggestive : « Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang ».

La résistance des Mores

 

Mais, pour maintenir la dimension épique, la victoire ne doit pas être si rapide, et le « courage », la « vertu » de l’adversaire doivent être revalorisés pour garder aux Espagnols la gloire du combat. Le récit s’inverse donc pour évoquer la violence de la résistance ennemie, qu’illustrent les vers 41 à 44. La mention des armes des Mores, les « alfanges » concrétise leur image, et la mort envahit le récit avec le rythme en gradation et la polysyndète : « Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port », accentué par les hyperboles, « d’horribles mélanges », « des champs de carnage », et la personnification finale, « où triomphe la mort. »

Le portrait d'un chef

 

Tout le récit a opposé le « nous » des Espagnols aux « ils » des ennemis, Rodrigue s’effaçant alors derrière les combattants. Il prend soin de leur rendre hommage, dans l’élan de son exclamation qui les célèbre, passant de la diérèse sur le terme neutre, « acti/ons » au lexique mélioratif renforcé : « Ô combien d’actions, combien d’exploits célèbres / Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres ». La nuit les ayant laissés « sans gloire », seul le récit peut rendre justice à leur courage et à leur ardeur, et c’est là le devoir d’un chef.

Cependant, l’énumération des verbes d’action à l’infinitif, des vers 49 à 51, avec les parallélismes, met en valeur son rôle personnel : omniprésent, démultipliant son action sur « les uns » et « les autres », il est l’âme de ce combat.

Un guerrier héroïque, Compagnie Colette Roumanoff, 2019

Un guerrier héroïque, Compagnie Colette Roumanoff, 2019

LA VICTOIRE ESPAGNOLE (vers 53 à 73) 

La victoire est présentée en deux temps, de longueur égale, là encore pour en accroître la valeur : d’abord sur les guerriers mores, ensuite sur les chefs.

Le départ des vaisseaux

 

Le récit marque le contraste entre ce départ et l’arrivée des Mores, résumé par l’opposition lexicale : « Le flux les apporta ; le reflux les remporte ». Là où ils ont débarqué « sans peur », à présent ce sentiment s’impose avec insistance : l’ennemi « perd soudain courage », il éprouve « la peur de mourir », et « leur frayeur est trop forte ». De même, là où les actions énumérées au vers 25 illustraient leur arrivée organisée, à présent elles représentent une véritable déroute : « Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles, / Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables, / Font retraite en tumulte ». Ils commettent même la faute ultime, en ne respectant pas le « devoir » des soldats envers leur chef : fuir « sans considérer / Si leurs rois avec eux peuvent se retirer. »

La reddition des rois mores

 

Un effet de suspens relance brièvement l’intérêt, afin de parachever la victoire espagnole : les « rois » qui « Disputent vaillamment et vendent bien leur vie. » Mais l’issue du combat est rapide, marquée par la rime qui oppose « se défendent » à « se rendent ». La fin du récit remet au premier plan Rodrigue, que l’alternance des pronoms « je » et « ils » semble placer seul à seul face à ces rois. L’énumération, qui accélère le rythme, reproduit la totale victoire obtenue : « Ils demandent le chef : je me nomme, ils se rendent. / Je vous les envoyai tous deux en même temps ».

Cependant, par son dernier vers, « C’est de cette façon que, pour votre service… », le héros veille à nouveau à marquer le respect dû à son roi.  

CONCLUSION

 

Le théâtre du XVIIème siècle, pour restituer les moments d’action impossibles à montrer, exige le recours au récit, qui offre aussi à l’acteur le moyen de se mettre en valeur par la déclamation. Mais, comme il risque de lasser le public, l’auteur dramatique doit veiller à la fois à permettre au public de se représenter l’action, son cadre, son atmosphère, en donnant vie aux personnages évoqués, et à sans cesse relancer l’intérêt, comme ici par les étapes qui scandent le combat.

Il marque aussi l’évolution du personnage de Rodrigue qui passe du statut personnel de héros, par l’honneur rendu à son père, vengé par son duel victorieux, à un statut qui l’inscrit dans la collectivité : sa valeur guerrière, mise en valeur par le registre épique adopté, fait de lui le sauveur du royaume. Dans la mesure où il a servi le roi, il est prévisible que celui-ci n’accordera pas à Chimène la vengeance qu’elle réclame… Il faudra donc imaginer une nouvelle péripétie pour soutenir l’action dans l’acte V : ce sera le duel entre Rodrigue et Don Sanche.

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