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Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, 1784
Acte I, scène 2 : le monologue de Figaro
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Analyse de sept extraits : Acte I, scène 2 - Acte I, scène 7 - Acte II, scène 2 - Acte II, scène 21 - Acte III, scène 5 - Acte V, scène 3 - Acte V, scène 7
INTRODUCTION
Après une longue lutte avec la censure, Beaumarchais fait jouer, en 1784, sa comédie, Le Mariage de Figaro, sous-titrée « La folle journée ». Nous y retrouvons les personnages du Barbier de Séville, au centre de l’action le valet Figaro, le Comte Almaviva, et Rosine, devenue La Comtesse ; mais, là où l’amour était tout-puissant dans Le Barbier, il est à présent menacé car le Comte veut exercer son « droit du seigneur » sur Suzanne, la fiancée de Figaro, en profitant d’elle avant la nuit de noces officielle. L’en empêcher est l’enjeu même de la pièce.
Voir acte I, scène 1. Mise en scène de Jacques Rosner, 2014
La première scène de la comédie, première partie de l’exposition, qui se poursuivra dans les scènes 4 et 7, pose cette situation, les avances du Comte à Suzanne, et le rôle d’intermédiaire joué par Bazile. Elle nous fait aussi découvrir le héros, défini par Suzanne : « De l’intrigue et de l’argent ; te voilà dans ta sphère. » Dans son monologue de la scène 2, qui suit la sortie de Suzanne, Figaro se révèle plus directement.
Comment, à travers sa révolte, Figaro annonce-t-il son rôle dans l’intrigue ?
LA RIVALITÉ AMOUREUSE
Émile Antoine Bayard, Suzanne. Illustration
Le monologue s’ouvre sur un éloge de Suzanne, énumération enthousiaste : « La charmante fille ! toujours riante, verdissante », avec un écho sonore comme pour reproduire la légèreté de la jeune femme, « pleine de gaieté, d’esprit, d’amour et de délices ! » Le dernier terme « mais sage ! », en rappelant que Suzanne n’a aucun désir de céder aux avances du Comte, lance la tirade qui suit, dirigée directement contre lui.
Le plan du Comte
Figaro rappelle l’évolution de ses fonctions : de « concierge » il deviendrait « courrier de dépêches » pour servir le Comte en service dans une « ambassade ». C’est en fait le moyen imaginé par le Comte pour l’éloigner de Suzanne, afin de se trouver seul avec elle.
Beaumarchais crée ainsi une situation inhabituelle dans une comédie où le valet est, en général, au service des amours de son maître, comme ce fut le cas d’ailleurs dans Le Barbier de Séville. Déjà, le maître n’est plus un jeune écervelé que, comme chez Molière, son valet peut manipuler. Au contraire, c’est lui qui élabore une stratégie pour écarter son rival. C’est donc lui qui introduit du désordre dans la hiérarchie sociale, et se rabaisse ainsi au niveau de son valet, en voulant lui « voler » sa fiancée.
L'ironie de Figaro
Face à cette situation, Figaro, dans un premier temps, fait preuve d’une légèreté ironique, en jouant sur les mots. Dans l’interpellation redoublée, « Ah ! Monseigneur, mon cher Monseigneur », l’adjectif « cher » n’est pas seulement une formule affective, mais renvoie au « coût » pour Figaro de ce plan. Les points de suspension dans l’expression « vous voulez m’en donner… à garder » suggèrent qu’il ne fait pas ici allusion à sa fonction de « concierge », mais aux cornes que le Comte s’apprête à lui faire porter en séduisant sa future épouse. Les qualificatifs, empruntés au monde ouvrier, par lesquels Figaro résume la situation, font sourire : au sommet de la hiérarchie, le Comte devient « compagnon » ministre tandis que le valet est « casse-cou politique », petit ouvrier, et Suzanne, comme dans la tradition la « mère » des compagnons, sera la « dame du lieu », plaisamment qualifiée d’« ambassadrice de poche ». Les parallélismes soutiennent cette ironie, par exemple entre « Pendant que je galoperais d’un côté », allusion à ce nouveau métier de « courrier », et « vous feriez faire de l’autre à ma belle un joli chemin », antiphrase pour désigner la route de l’adultère. Le même sous-entendu d’une conséquence de cet adultère, une naissance, ressort du parallélisme entre « m’échinant pour la gloire de votre famille » et « vous, daignant concourir à l’accroissement de la mienne ! » D’où la conclusion par antiphrase : « Quelle douce réciprocité ! »
Figaro, joué par Richard Mitou. Mise en scène de G. Rouvière, Zinc théâtre, 2004
La contestation
Mais, derrière cette ironie légère perce la révolte, qui jaillit dans la phrase brève : « Mais, Monseigneur, il y a de l’abus ». Le terme renvoie à l’idée de faire un mauvais usage, ici de son pouvoir de maître, qui décide de la vie de son valet (« m’ayant nommé », « il m’emmène ») et profite de sa fidélité honnête : « me crottant, m’échinant pour la gloire de votre famille ». Au-delà de l’ironie, le verbe « daignant », choisi pour le Comte, souligne précisément l’abus, puisqu’il transforme en une faveur, un geste de bonté, ce qui est, en réalité, un tort causé au valet.
Ce mot « abus » infléchit le ton du monologue, qui devient plus violent, avec la multiplication des exclamations et la répétition : « c’est trop de moitié, c’est trop. » Derrière le double sens des expressions, « Faire […] en même temps, les affaires de votre maître et celles de votre valet ! » et « représenter à la fois le Roi et moi », où l’écho sonore semble les placer sur un pied d’égalité, l’accusation se fait plus directe. Ce n’est plus le valet qui est fourbe et rusé, mais le maître qui est trompeur, machiavélique et immoral. Le valet conquiert ainsi une dignité nouvelle, en affirmant sa moralité et son droit à aimer dans l’honneur, tout comme les maîtres.
FIGARO, MENEUR DE JEU
Figaro au centre de l'action
Un tiret crée une rupture dans cet élan de colère, et Figaro se transforme alors en stratège, dessinant le contenu de l’intrigue à venir. Il s’exhorte lui-même à l’action, « Attention sur la journée, monsieur Figaro ! », nous rappelant ainsi le sous-titre de la pièce, « La folle journée », et c’est bien cette impression de rythme accéléré que donne l’énumération des verbes à l’infinitif. La répétition de « je veux » et cette adresse solennelle à lui-même traduisent sa confiance en lui, sa certitude de soumettre les autres à sa volonté.
En déclarant « dissimulons avec eux, pour les enferrer l’un par l’autre », Figaro se positionne clairement en maître de l’intrigue, hypocrite au centre de l’action, tel un marionnettiste qui tirerait les ficelles sans être vu.
Les projets de Figaro
Le premier visé est Bazile, « Pour toi, Bazile ! fripon, mon cadet ! je veux t’apprendre à clocher devant les boiteux », traité avec mépris en « cadet » quoiqu’il soit plus âgé que Figaro. Cela lui donne une importance qu’il est loin d’avoir, car il n’est qu’un simple intermédiaire entre le Comte et Suzanne. En promettant d’« étriller rondement monsieur du Bazile », Figaro retrouve le goût du valet traditionnel pour les coups de bâton, sa revanche préférée…
En déclarant vouloir « avancer l’heure » de son mariage, Figaro ne tient pas compte du pouvoir du Comte, et c’est bien lui qui décidera.
De même, le fait d’« écarter Marceline » ne viendra que du hasard de sa reconnaissance comme son fils.
Enfin le souhait de « donner le change aux petites passions de monsieur le Comte », se retournera contre Figaro : certes, il provoque, par un billet, la jalousie du Comte, mais à l’acte V c’est Figaro qui sera dupé par les deux femmes.
Le seul élément qui se réalise est « empocher l’or et les présents », puisque le couple recevra la dot promise par le Comte à Suzanne, son moyen de chantage pour qu’elle cède à ses avances, et un « diamant ». Finalement, l’argent reste l’enjeu essentiel, qui concrétise le lien entre le maître et le valet, dont l’appât du gain est le premier moteur de l’action. Pourtant, ici, le Comte n’a pas réussi à « acheter » Suzanne à Figaro. Beaumarchais semble ainsi dire que l’argent ne peut pas être le seul critère de pouvoir…
CONCLUSION
Dans ce premier monologue, Figaro affirme haut et fort sa toute-puissance en matière d’ « intrigue » et sa confiance en lui et en Suzanne. Mais, au fur et à mesure de la pièce, c’est lui qui va se trouver « excentré » par l’alliance entre la Comtesse et Suzanne. Cela le conduit, dans la scène 3 de l’acte V, à un autre monologue, inversé : il s’y montre en proie aux doutes.
Ce monologue permet surtout de mesurer l’originalité de la relation entre le maître et le valet : un maître rival de son valet, et un valet dont la légèreté dissimule peu l’ironie plus virulente, la protestation contre les abus des puissants. Mais ce n’est pas tant par son action que Figaro se caractérise que par sa parole : c’est elle qui porte sa réelle puissance.
Acte I, scène 7 : Chérubin et le badinage amoureux
INTRODUCTION
Après une longue lutte avec la censure, Beaumarchais fait jouer, en 1784, sa comédie, Le Mariage de Figaro, sous-titrée « La folle journée ». Nous y retrouvons les personnages du Barbier de Séville, au centre de l’action le valet Figaro, le Comte Almaviva, et Rosine, devenue La Comtesse ; mais, là où l’amour était tout-puissant dans Le Barbier, il est à présent menacé car le Comte veut exercer son « droit du seigneur » sur Suzanne, la fiancée de Figaro, en profitant d’elle avant la nuit de noces officielle. L’en empêcher est l’enjeu même de la pièce.
Pour lire l'extrait
La scène 7 de l’acte I forme la dernière partie d’une exposition en trois temps. La scène 1 a, en effet, posé l’enjeu de l’intrigue, le désir du Comte pour Suzanne, avec Bazile dans le rôle d’intermédiaire, puis, dans la scène 4, est présenté le rôle de Marceline, obstacle au mariage de Figaro et Suzanne.
Il reste à découvrir un personnage qui jouera un rôle dans l’action, le jeune page Chérubin. En quoi ce personnage, qui s’éveille à l’amour, contribue-t-il à cette « folle journée » ?
LE RÔLE DE CHÉRUBIN
Cette scène, qui termine l’exposition introduit le dernier personnage qui va jouer un rôle dans l’intrigue, immédiatement présenté par Suzanne : « le premier page de Monseigneur », et il nous apprend lui-même que la Comtesse est sa « marraine ».
Chérubin et le Comte
C’est sur la relation entre Chérubin et le Comte que s’ouvre et se ferme la scène.
Sur un ton qui emprunte au tragique l’interjection « Hélas ! », et que confirme la didascalie « piteusement », Chérubin annonce son conflit avec le Comte : « Suzanne, il me renvoie ». Le récit qui suit donne la cause de ce renvoi : « Il m’a trouvé hier au soir chez ta cousine Fanchette, à qui je faisais répéter son petit rôle d’innocente, pour la fête de ce soir : il s’est mis dans une fureur en me voyant ! » Mais, s’il insiste sur la colère du Comte en rapportant son discours, qui l’a effrayé, Chérubin n’a pas vraiment compris en quoi sa présence auprès de Fanchette peut déranger le Comte. En fait, en le surprenant seul avec la jeune Fanchette, le Comte voit en lui, malgré son jeune âge (« il s’élance à la puberté », précise Beaumarchais), le libertin qu’il est lui-même. Il lui tend donc un miroir, tout en donnant au Comte l’impression que ses déplacements sont surveillés au sein du domaine. D’ailleurs, la phrase initiale de Chérubin, « Ah ! Suzon, depuis deux heures j’épie le moment de te trouver seule », montre bien qu’il est parfaitement capable de se livrer à une sorte d’espionnage. Le Comte voit donc en lui une menace.
Acte I, scène 8 : Le Comte découvre Chérubin dans le fauteuil
La fin du texte renforce la tension entre les deux personnages. Suzanne vient de mentionner la situation de Chérubin : « qui se donne les airs d’aimer madame, et qui veut toujours m’embrasser par contre-coup. » Cela explique le cri de Chérubin, à nouveau surpris dans une situation équivoque, « Je suis perdu », et son mouvement de fuite signalé par la didascalie : « il se jette derrière le fauteuil avec effroi. » Suzanne, qui n’a pas aperçu le comte, ne peut comprendre ce comportement qui, aux yeux du Comte, ne pourra que transformer de nouveau Chérubin en un dangereux espion.
La "folle journée"
Chérubin est aussi celui qui contribue au rythme de cette « folle journée ». La première didascalie « accourant » révèle sa vivacité, son espoir en une intercession de celle qu’il appelle familièrement « Suzon ». Chérubin est encore un enfant dans ses réactions, comme le traduit le jeu autour du « ruban », exprimé par les didascalies : « SUZANNE, le retirant », « Chérubin arrache le ruban », « Elle veut le reprendre », « Elle veut arracher le ruban. »
Dans ce rythme effréné, le « grand fauteuil » joue un rôle important, autour duquel tous deux se livrent à une poursuite comique : « CHÉRUBIN, tourne autour du grand fauteuil », « SUZANNE, tourne après lui », « CHÉRUBIN, tourne en fuyant ». Tout aussi brutale est l’inversion du jeu de poursuite, puisque de chassé, Chérubin se change en chasseur pour donner « mille baisers » à Suzanne : « Il lui donne chasse à son tour. » Le fauteuil devient ainsi le pivot même de cette scène, qui ressemble à un jeu d’enfant.
LES AMOURS DE CHÉRUBIN
Suzanne le traite comme un enfant en ne le prenant pas au sérieux dès sa première réplique, où elle imite plaisamment son désespoir : « SUZANNE le contrefait. – Chérubin, quelque sottise ! » Cependant le jeune page s’éveille déjà à l’amour, sans que son désir soit vraiment fixé.
Son amour pour la Comtesse
L'amour pour la Comtesse occupe le centre de la scène, déjà connu de Suzanne comme le prouve sa question : « Ce n’est donc plus pour ma maîtresse que vous soupirez en secret ? » Par le vouvoiement employé ici et le verbe « soupirer » qui appartient au langage précieux, Suzanne fait preuve d’ironie envers ce bien jeune soupirant, encore timide : « Ah ! Suzon, qu’elle est noble et belle ! mais qu’elle est imposante ! », s’exclame-t-il, et il ajoute « je n’ose pas oser. » Les trois adjectifs soulignent la distance a priori infranchissable entre le jeune page et sa « belle marraine ». Cependant, sa jeunesse encore innocente n’empêche pas l’éveil de la sensualité chez Chérubin, dont témoigne sa rêverie : « Mais que tu es heureuse ! à tous moments la voir, lui parler, l’habiller le matin et la déshabiller le soir, épingle à épingle… Ah ! Suzon, je donnerais… » Beaumarchais arrête cette rêverie avant qu’elle ne devienne choquante, mais elle va se concrétiser par le jeu autour du ruban, objet-fétiche chargé de sensualité. Tout en « raillant » Chérubin, Suzanne montre, par sa personnification des objets, qu’elle a très bien compris ce que ressent le jeune garçon : « Hélas ! l’heureux bonnet et le fortuné ruban qui renferment la nuit les cheveux de cette belle marraine… » S’approprier l’objet est, en fait, une façon de se rapprocher de l’être aimé, d’où l’insistance de Chérubin : « donne-le moi », « Laisse, ah ! laisse-le moi, Suzon », « on ne l’aura, vois-tu, qu’avec ma vie ».
À travers Suzanne, même si elle s’en amuse par son plaisant oxymore, Beaumarchais annonce déjà la relation entre Chérubin et la Comtesse qu’il mettra en scène dans La Mère coupable : « Oh ! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien !… » Mais, dans Le Mariage, Chérubin entre à peine dans l’âge des amours, et tous les qualificatifs expriment sa jeunesse : « un morveux sans conséquence », un « petit scélérat », « un petit mauvais sujet ». Beaumarchais ne veut pas entacher l’image de la Comtesse de la moindre culpabilité.
Le badinage amoureux
La jeunesse de Chérubin se traduit par son impossibilité de fixer encore son désir amoureux, ce que souligne plaisamment Suzanne en se moquant de lui. Alors même qu’il unit deux femmes dans la même phrase, « Si madame, si ma belle marraine ne parvient pas à l’apaiser, c’est fait, Suzon, je suis à jamais privé du bonheur de te voir », elle joue l’indignation, « De me voir, moi ? c’est mon tour ? Ce n’est donc plus pour ma maîtresse que vous soupirez en secret ? », comme dans sa riposte au terme « imposante » employé pour la Comtesse : « C’est-à-dire que je ne le suis pas, et qu’on peut oser avec moi… » Elle répète, en les commentant, les mots d’amour employés par Chérubin, « Son cœur ! Comme il est familier donc ! », « amuser votre cœur, petit scélérat ! », dont elle fait le signe d’un libertinage naissant.
Chérubin, en effet, vit trois amours à la fois : « vous croyez parler à votre Fanchette. On vous surprend chez elle, et vous soupirez pour madame ; et vous m’en contez à moi, par-dessus le marché ! » La conjonction « et » souligne le rôle de jeune Dom Juan, joué par Chérubin, avec un vocabulaire adapté à chaque femme.
Pour Fanchette, il s’agit de « parler » avec une forme d’égalité : le fait qu’on le « surpren[ne] chez » elle suggère un amour facile, car tous deux sont du même âge, et la jeune fille semble peu farouche. L’exclamation de Chérubin, « Fanchette est douce, elle m’écoute au moins » peut d’ailleurs recevoir un double sens, douceur de caractère ou douceur parce qu’elle se laisse caresser…
Pour la Comtesse le langage se hausse au niveau de la préciosité avec « vous soupirez », et le langage de Chérubin adopte le ton de l’amant souffrant : « le souvenir de ta belle maîtresse attristera tous mes moments ».
À Suzanne est réservé l’amusant badinage, avec le verbe « vous m’en contez », résumant l’expression « conter fleurette », c’est-à-dire le faire une cour légère à une femme pour la séduire. Suzanne s’amuse de ce jeu, en lui répondant comme à l’enfant qu’il est encore : là où il menace, « j’y joindrai mille baisers », elle renvoie plaisamment une autre menace : « Mille soufflets, si vous approchez ! » Chérubin n’est encore qu’un libertin en germe…
Mlle Anaïs dans le costume de Chérubin, représentation de 1840
Les troubles dela sensualité
Dans cette scène, Beaumarchais montre, de façon originale, les troubles de l’adolescence. Le Comte « surprend » Chérubin, mais lui-même est surpris de ce qu’il ressent : « Je ne sais plus ce que je suis ». La didascalie le montre « exalté » quand il tente de démêler ce qu’il ressent, en se lançant dans une longue tirade : « mais depuis quelque temps je sens ma poitrine agitée ; mon cœur palpite au seul aspect d’une femme ; les mots amour et volupté le font tressaillir et le troublent. Enfin le besoin de dire à quelqu’un Je vous aime est devenu pour moi si pressant, que je le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta maîtresse, à toi, aux arbres, aux nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles perdues ». Les verbes, palpite », « tressaillir », « troublent », révèlent la difficulté d’expliquer les changements provoqués par l’éveil de la sensualité, l’« amour »se trouvant d’emblée associé à la « volupté ». La confidence de Chérubin touche au romantisme dans sa façon de lier ce trouble amoureux à la nature, prise à témoin.
Marie-José Nat dans le rôle de Chérubin. Mise en scène de Marcel Bluwal, 1963
Mais Beaumarchais prend soin de conserver à sa scène sa fonction comique, par l’effet de rupture de la conclusion, marqué par le tiret, « — Hier je rencontrai Marceline… » et souligné par l’éclat de rire de Suzanne devant la mention cocasse d’un amour du jeune page avec la duègne. La réplique de Chérubin fait sourire, car elle le montre en pleine découverte de l’attirance sexuelle : « Pourquoi non ? elle est femme ! elle est fille ! Une fille, une femme ! ah ! que ces noms sont doux ! qu’ils sont intéressants ! » Finalement, Chérubin n’est-il pas plus amoureux de sa propre sensualité que d’une femme précise ?
CONCLUSION
Cette scène confirme le sous-titre de la pièce, car il s’agit bien d’une « folle journée », dans laquelle chaque personnage témoigne de sa propre « folie », ici celle des « amours » de Chérubin, écho puéril des amours du Comte. Le badinage est accentué par le rythme vif des mouvements, des gestes, et l’échange rapide des répliques qui rebondissent les unes sur les autres.
En même temps, elle complète l’exposition en présentant le personnage de Chérubin et son rôle principal dans l’intrigue, celui d’obstacle pour le comte. Mais, en même temps, il imprègne la pièce de sensualité, car il fera éprouver à la Comtesse les troubles qu’il révèle ici. En fait, il offre un reflet du Comte, d’un comte encore jeune, timide, sans réel pouvoir, encore sentimental et tendre. Beaumarchais lui-même, dans le portrait qu'il en fait dans sa Préface, insiste sur l'innocence de son personnage.
Est-ce mon page, enfin, qui vous scandalise ? et l’immoralité qu’on reproche au fond de l’ouvrage serait-elle dans l’accessoire ? Ô censeurs délicats, beaux esprits sans fatigue, inquisiteurs pour la morale, qui condamnez en un clin d’œil les réflexions de cinq années, soyez justes une fois, sans tirer à conséquence ! Un enfant de treize ans, aux premiers battements du cœur, cherchant tout sans rien démêler, idolâtre, ainsi qu’on l’est à cet âge heureux, d’un objet céleste pour lui, dont le hasard fit sa marraine, est-il un sujet de scandale ? Aimé de tout le monde au château, vif, espiègle et brûlant, comme tous les enfants spirituels, par son agitation extrême il dérange dix fois, sans le vouloir, les coupables projets du comte. Jeune adepte de la nature, tout ce qu’il voit a droit de l’agiter : peut-être il n’est plus un enfant, mais il n’est pas encore un homme ; et c’est le moment que j’ai choisi pour qu’il obtînt de l’intérêt, sans forcer personne à rougir. Ce qu’il éprouve innocemment, il l’inspire partout de même. Direz-vous qu’on l’aime d’amour ? Censeurs, ce n’est pas là le mot : vous êtes trop éclairés pour ignorer que l’amour, même le plus pur, a un motif intéressé : on ne l’aime donc pas encore ; on sent qu’un jour on l’aimera. Et c’est ce que l’auteur a mis avec gaieté dans la bouche de Suzanne, quand elle dit à cet enfant : Oh ! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien !…
Acte II, scène 2 : la stratégie de Figaro
Pour lire l'extrait
INTRODUCTION
Après une longue lutte avec la censure, Beaumarchais fait jouer, en 1784, sa comédie, Le Mariage de Figaro, sous-titrée « La folle journée ». Nous y retrouvons les personnages du Barbier de Séville, au centre de l’action le valet Figaro, le Comte Almaviva, et Rosine, devenue La Comtesse ; mais, là où l’amour était tout-puissant dans Le Barbier, il est à présent menacé car le Comte veut exercer son « droit du seigneur » sur Suzanne, la fiancée de Figaro, en profitant d’elle avant la nuit de noces officielle. L’en empêcher est l’enjeu même de la pièce.
Après une exposition en trois temps (scènes 1, 4 et 7), l’intrigue se noue par la scène de séduction entre le Comte et Suzanne, interrompue par l’entrée de Bazile, puis par la découverte de Chérubin, caché dans le fauteuil. Dans un premier temps, Figaro réussit à faire proclamer officiellement au Comte la suppression du « droit du seigneur ». Au début de l’acte II, Suzanne raconte à la Comtesse son entretien avec le Comte, et les conditions du renvoi de Chérubin. Toutes deux décident d’agir… mais comptent sur Figaro pour les aider.
Quelle relation entre les maîtres et les serviteurs révèle la stratégie de Figaro, exposée aux deux femmes ?
LA RELATION MAÎTRE-VALET AU FÉMININ
Une relation professionnelle
Le décor, précisé au début de l’acte II, en pose le cadre : « la chambre à coucher » de la Comtesse, Suzanne étant désignée, dans la liste des personnages, comme « camariste » - ou camériste – étymologiquement « femme de chambre ». Ce rapport professionnel se traduit dans leur échange, marqué par le lien hiérarchique : Suzanne vouvoie celle qu’elle nomme respectueusement « Madame », la Comtesse reste « assise » alors que les deux serviteurs sont debout.
Une relation de complicité
L’ameublement du décor, avec le « grand lit en alcôve » et la « bergère » où la Comtesse se tient « assise », en fait un lieu féminin, propice à la confidence. Suzanne, en effet, vient d’avouer à sa maîtresse la volonté du Comte, mais, bien loin de les séparer, cet aveu les a rapprochées, d’où le pronom « nous » : « Pouvez-vous , Figaro, traiter si légèrement un dessein qui nous coûte à tous le bonheur ? » Elle place ainsi sur un pied d’égalité les deux couples, ce que reprend Suzanne, s’unissant à sa maîtresse : « Au lieu de t’affliger de nos chagrins… »
Cette alliance entre femmes se retrouve lorsque la Comtesse proteste, en même temps que Suzanne, contre l’idée de Figaro de fixer un rendez-vous au comte « sur la brune au jardin ». « Tu comptes sur celui-là ? », s’écrie Suzanne, et la Comtesse renchérit : « Vous consentiriez qu’elle s’y rendît ? »Elles se retrouvent à nouveau unies dans la confiance qu’elles accordent à Figaro : « On peut s’en fier à lui pour mener une intrigue », affirme Suzanne, et la Comtesse le confirme : « Il a tant d’assurance qu’il finit par m’en inspirer. »
Enfin, toutes deux sont impliquées dans le projet de Figaro de déguiser Chérubin en Suzanne, pour qu'il la remplace lors du rendez-vous : « je vais vous envoyer le Chérubin : coiffez-le, habillez-le ».
FIGARO ET SES MAÎTRES
Fragonard, La Romance de Chérubin, 1827 : la Comtesse
Figaro et la Comtesse
Figaro fait preuve d’une évidente désinvolture face à la Comtesse, puisqu’il ne lui a pas demandé son avis pour ce « faux avis » : « Je vous ai fait rendre à Bazile un billet inconnu, lequel avertit monseigneur qu’un galant doit chercher à vous voir aujourd’hui pendant le bal. » C’est une preuve d’audace, car il la compromet, d’où l’indignation de la Comtesse dans sa double exclamation : « Sur moi ? la tête vous tourne ! », « Et vous vous jouez ainsi de la vérité sur le compte d’une femme d’honneur !… » Mais Figaro utilise alors, en forme d’excuse, son insolence, ici une attaque contre les femmes dont il exclut la Comtesse : « Il y en a peu, madame, avec qui je l’eusse osé, crainte de rencontrer juste. » En lui marquant ainsi son respect, il obtient son indulgence.
En fait, Figaro la considère comme une alliée, en l’incluant dans le « nous » qu’il emploie. « Tempérons d’abord son ardeur », affirme-t-il, et il s’agit à la fois de lui-même, qui a bien l’intention de ne pas céder Suzanne, et de la Comtesse, qui veut combattre le désir de son époux. De même, quand il explose la conclusion de son plan, « surpris par nous au rendez-vous, le comte pourra-t-il s’en dédire ? », le pronom l’unit à la fois à Suzanne et à la Comtesse, devant laquelle il est essentiel que le Comte soit démasqué.
Figaro et le Comte
La légèreté du ton de Figaro, au début de la scène, relevée par la Comtesse, n’est que le signe d’une ironie qui traduit, en réalité, tout son mépris pour le Comte. Il lance, en effet, une triple dénonciation.
La première, la plus grave, porte sur l’abus de pouvoir, qu’il feint de minimiser : « Au fait, de quoi s’agit-il ? d’une misère. Monsieur le comte trouve notre jeune femme aimable, il voudrait en faire sa maîtresse ; et c’est bien naturel. » L’antiphrase, soulignée par Suzanne, « Naturel ? », ne fait qu’élargir le reproche, en sous-entendant que de tels abus, signes aussi du libertinage de la noblesse, sont habituels…
La deuxième, « Puis il m’a nommé courrier de dépêches, et Suzon conseiller d’ambassade. Il n’y a pas là d’étourderie », au-delà de la plaisanterie qui accorde à Suzanne une fonction officielle, montre à quel point le comte sait se montrer calculateur, voire machiavélique, pour satisfaire son désir égoïste.
Enfin, en poursuivant sur le ton de la plaisanterie, « Et parce que ma Suzanne, ma fiancée, n’accepte pas le diplôme », mais sans masquer le tort qui lui est fait grâce au doublement de l’adjectif possessif « ma », il l’accuse de partialité dans sa fonction de juge : « il va favoriser les vues de Marceline : quoi de plus simple encore ? Se venger de ceux qui nuisent à nos projets en renversant les leurs, c’est ce que chacun fait ». Ici encore, la banalisation permet, en fait, d’élargir la satire à tous les privilégiés qui disposent de ce pouvoir d’agir ainsi, de « se venger ».
La stratégie de Figaro
Dans la conclusion de cette attaque Figaro se place à égalité avec le Comte : « c’est ce que nous allons faire nous-mêmes. » Il va ensuite plus loin, en inversant les rôles : « tempérons d’abord son ardeur de nos possessions, en l’inquiétant sur les siennes. » Il s’agit donc de provoquer chez le Comte la jalousie qu’il suscite chez son valet, tous deux devenant ainsi égaux dans leurs sentiments amoureux.
En expliquant son plan, il fait preuve d’un insolent mépris dans le ton familier des expressions qu’il adopte pour parler de son maître : « pour tirer parti des gens de ce caractère, il ne faut qu’un peu leur fouetter le sang […] ! Puis, les tient-on fâchés tout rouge, avec un brin d’intrigue on les mène où l’on veut, par le nez, dans le Guadalquivir. » La formule « mener par le nez » rappelle l’anneau passé au museau des ours, que les Bohémiens faisaient ainsi danser, et montre le pouvoir que s’accorde Figaro, inclus dans l’indéfini « on ». La même image est reprise en conclusion de la scène, mais plus directement, puisque Figaro interpelle le Comte, avec un ordre qui renforce son insolence : « et puis dansez, monseigneur. »
UN MAÎTRE EN INTRIGUES
Dans la première scène d’exposition, Suzanne avait défini Figaro : « De l’intrigue, et de l’argent, te voilà dans ta sphère ». Cette scène est la concrétisation de cette présentation initiale.
L'intrigue : un art de la parole
Avant même d’être exécutée, l’intrigue est mise en mots, anticipée et vécue par la parole. Comme le prouvent le choix du présent « passe » et l’adverbe temporel « déjà », Figaro est certain du résultat de son plan, dont il imagine avec un évident plaisir le résultat : « dites-moi s’il n’est pas charmant de lui avoir taillé ses morceaux de la journée, de façon qu’il passe à rôder, à jurer après sa dame, le temps qu’il destinait à se complaire avec la nôtre ! Il est déjà tout dérouté ».
Le Comte est parti à la chasse, mais c’est une autre chasse qu’imagine Figaro, et qu’il déroule devant les yeux des deux femmes (« tenez, tenez, le voilà »), celle qu’il contraint le Comte à faire : « galopera-t-il celle-ci ? », le lièvre que représente Suzanne qu’il veut posséder, ou « surveillera-t-il celle-là ? », sa femme dont il peut imaginer l’infidélité. Dans cette chasse-là, il y a à nouveau une inversion des rôles : tandis que le Comte « force un lièvre qui n’en peut mais », Figaro, lui, l’a pris pour gibier, et s’apprête à le « force[r] » à céder à son valet, devenu maître de l’emploi du temps… de son maître !
Les mots sont donc une part importante du pouvoir de Figaro, qui, en cela, ressemble à son créateur Beaumarchais, qui, lui aussi, tire son pouvoir de son habileté dans le langage. Figaro ne résiste pas au plaisir des mots, même gratuits : « Oh ! dame, écoutez donc ; les gens qui ne veulent rien faire de rien n’avancent rien, et ne sont bons à rien. Voilà mon mot. » La phrase sonne comme une maxime, qui, en même temps, le définit lui-même, puisqu’à ce « rien » il oppose les multiples intrigues : « Deux, trois, quatre à la fois ; bien embrouillées, qui se croisent. J’étais né pour être courtisan. » Mais, derrière cette définition du métier de courtisan, « Recevoir, prendre, et demander : voilà le secret en trois mots », Beaumarchais assigne aux maximes de son personnage un autre rôle : porter une satire plus large que celle qui vise les seuls personnages de la pièce, ici les courtisans dépeints comme des solliciteurs au service de leurs seuls intérêts.
La supériorité de Figaro
Dès le début de la scène, l’exclamation de Suzanne montre que Figaro, qui devait être un intrus dans la chambre de la Comtesse (qui, d’ailleurs, le tient à distance par le vouvoiement) y est attendu avec « impatience ». Sans lui, les deux femmes, servante comme maîtresse, semblent impuissantes, et ne peuvent que questionner : « C’est bien dit ; mais comment ? » Face à elles, il affirme avec force son pouvoir d’agir : « Eh bien, voilà tout pourtant », « N’est-ce pas assez que je m’en occupe ? », et « C’est déjà fait, madame » fait écho au « C’est bien dit » de la Comtesse.
L'assurance de Figaro. Mise en scène de Jean-Paul Tribout, Théâtre 14
Il écarte avec désinvolture toutes leurs objections, telle celle de Suzanne qui évoque le rôle dangereux de Marceline, « Non ; mais Marceline, le bel esprit, osera le faire, elle », à laquelle il réplique ironiquement : « Brrrr. Cela m’inquiète bien, ma foi ! » De même, à la Comtesse qui, à propos de Chérubin, rappelle « Il est parti », il réplique orgueilleusement : « Non pas pour moi ; veut-on me laisser faire ? » Face à tant d’assurance, les deux femmes ne peuvent qu’accepter ce plan, qui se mettra en route des scènes 4 à 9, mais sera interrompu par l’irruption du Comte.
CONCLUSION
C’est la faiblesse, traditionnellement imputée aux femmes face aux hommes, qui fait toute la différence entre la relation qui unit le Comte et son valet, tendue voire conflictuelle, et celle qui unit la Comtesse et sa camériste, plus complices. De plus, si Beaumarchais place de nombreuses insolences dans la bouche de son valet, jamais Figaro n’attaque la Comtesse, elle aussi victime. Figaro se dresse en juste défenseur contre un époux infidèle : « nul ne veut faire une tromperie au Comte », explique Beaumarchais dans sa Préface, « mais seulement l’empêcher d’en faire à tout le monde. […] La Comtesse ne veut que ramener son mari. »
C’est bien le personnage de Figaro qui se trouve mis en valeur dans cette scène, où les deux femmes lui offrent l’auditoire idéal pour le conforter dans son art de l’intrigue. Il y fait preuve de tous ses talents, ironie, désinvolture, légèreté, mais aussi insolence piquante. Le public retrouve le plaisir que prend Figaro, comme dans Le Barbier, à défier les puissants et à tout diriger, comme un marionnettiste qui tire les ficelles. Beaumarchais en fait le représentant d’un Tiers-état, toujours prêt à rire, mais déjà frondeur face aux abus des privilégiés.
Acte II, scène 21, du début à "Quelle patience !" : la jalousie du Comte
Dans les actes I et II, la Comtesse, Suzanne, et Figaro, se sont unis pour empêcher le Comte d'exercer son "droit du seigneur". Avant de partir à l'armée où l'envoie le Comte, parce qu'il a surpris sa scène de séduction avec Suzanne, le jeune page, Chérubin, vient faire ses adieux à La Comtesse, sa « belle marraine », scène touchante mais brutalement interrompue quand le Comte se présente chez sa femme, suite à un "faux billet" imaginé par Figaro pour éveiller sa jalousie. Trouvant la porte fermée, il entre dans une violente colère, et, emporté par la jalousie, force la porte du cabinet dans lequel Suzanne et Chérubin se sont précipitamment cachés. Par peur du châtiment, le jeune page a cependant eu le temps de sauter par la fenêtre. Le Comte, humilié, ne trouve que Suzanne… quand entre le jardinier, Antonio, qui complique la situation.
Les accusations d'Antonio, mise en scène par la Compagnie Colette Roumanoff, 2011
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Acte III, scène 5 : le conflit entre Figaro et son maître
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INTRODUCTION
Après une longue lutte avec la censure, Beaumarchais fait jouer, en 1784, sa comédie, Le Mariage de Figaro, sous-titrée « La folle journée ». Nous y retrouvons les personnages du Barbier de Séville, au centre de l’action le valet Figaro, le Comte Almaviva, et Rosine, devenue La Comtesse ; mais, là où l’amour était tout-puissant dans Le Barbier, il est à présent menacé car le Comte veut exercer son « droit du seigneur » sur Suzanne, la fiancée de Figaro, en profitant d’elle avant la nuit de noces officielle. L’en empêcher est l’enjeu même de la pièce.
L’intrigue s’est nouée par la scène de séduction entre le Comte et Suzanne, interrompue par l’entrée de Bazile, puis par la découverte de Chérubin, caché dans le fauteuil. L’acte II voit la mise en place du plan de Figaro avec Suzanne et La Comtesse, qui provoque la colère du Comte : il échoue à apprendre la vérité. Il ne lui reste, pour arriver à ses fins, que de conclure le mariage entre Figaro et Marceline, mais il lui manque un élément d’information : Figaro est-il au courant de sa proposition à Suzanne ? Pour le savoir, il suffit de découvrir s’il accepte d’aller en Angleterre, ou non. Toute la scène 5 s’organise autour de cette question, en deux temps, d’abord « oui », ensuite « non ».
Comment la conduite de l’interrogatoire dans cette scène traduit-elle le conflit entre le maître et le valet ?
LE TRIOMPHE DE LA DISSIMULATION
Le monologue du Comte dans la scène précédente s’est terminé sur sa volonté de « sonder adroitement » Figaro afin de « démêler d’une manière détournée » ce que celui-ci sait de ses intentions envers Suzanne. Mais son interrogatoire est-il vraiment si habile ?
Comparer 2 mises en scène : M. Bluwal ( téléfilm, 1961)
Les feintes de l'interrogatoire
Au début, toujours en raison de la jalousie qu’un « faux billet » de Figaro, suggérant que son épouse aurait un amant, a fait naître en lui, le Comte ne peut pas vraiment retenir sa « colère », marquée dans une didascalie et par son agitation : « LE COMTE se promène. » Elle se traduit par le vouvoiement, qui souligne la distance, par l’insulte lancée, « insidieux valet ! », et par son ironie froide : « Je voudrais bien savoir quelle affaire peut arrêter monsieur, quand je le fais appeler ? » Ensuite, une nouvelle didascalie, « radouci », signale son changement de ton, accompagné du passage au tutoiement, mais ce changement est tellement brutal qu’il ne peut qu’éveiller la méfiance de Figaro. D’ailleurs, la conclusion du Comte est tirée, après la longue tirade de Figaro, avant même qu’il n’ait fini sa phrase : « Il veut venir à Londres ; elle n’a pas parlé. »
... et J. Rosner, à la Comédie-française, 1978
Une technique : l'aparté
Le jeu de dissimulation auquel se livrent les deux personnages est soutenu par les apartés, neuf pour Figaro, cinq pour le Comte : l’avantage va d’abord à Figaro, mais un renversement intervient à la fin.
Lors de son entrée en scène, les quatre apartés successifs de Figaro, lui donnent une supériorité, car il décrypte toutes les intentions du Comte en identifiant les personnages : « Je m’en suis douté », précise-t-il. Le public a ainsi l’impression qu’il se glisse à l’intérieur de son maître en se glissant à l’intérieur de ses phrases. Il se crée ainsi un lien de connivence et le public ne peut que rire de l’habileté de Figaro à masquer le sens de son dernier aparté : « C’est… la fin d’une réponse que je faisais ».
Les cinq paires d’apartés parallèles restants se répartissent de façon équilibrée. Les deux premières sont à l’avantage de Figaro, qui affiche sa volonté et réussit à tromper son maître : « Voyons-le venir et jouons serré », « travaillons-le un peu dans son genre ». Puis un aparté du Comte, exprimant son étonnement, « Voici du neuf », marque le moment de l’inversion. Certes, Figaro proclame sa volonté de prendre l’initiative, « À mon tour maintenant », mais cet excès d’assurance le perd. « Je vois qu’on lui a tout dit ; il épousera la duègne », conclut le Comte, et le dernier aparté de Figaro, avec sa question « qu’a-t-il appris ? », signe, en réalité, son échec.
Figaro en aparté : Les Noces de Figaro, mise en scène de Christian Gangneron, opéra de Reims
Deux caractères dissimulateurs
Dans les comédies traditionnelles, la dissimulation est l’apanage des valets, mais ici le Comte est un « maître » dans ce domaine, déjà par son infidélité envers son épouse que lui rappelle à plaisir Figaro : « vous êtes infidèle », et, plus familièrement encore, « votre Excellence se permet de nous souffler toutes les jeunes ! » Ensuite, il a su monter un le plan pour obliger son valet à « quitter si souvent » sa femme, ce qui lui permettra d’en profiter librement. Enfin, alors même qu’il proclame l’impartialité de sa fonction de juge (« Au tribunal le magistrat s’oublie, et ne voit plus que l’ordonnance. »), il exprime l’inverse, sa décision de juger dans son propre intérêt, déjà prise : « Je vois qu’on lui a tout dit ; il épousera la duègne. »
Mais Figaro reste fidèle à cette image traditionnelle, qualifié d’emblée par son maître d’« insidieux valet », c’est-à-dire habile à manipuler la ruse et l’hypocrisie. Le Comte définit très bien les procédés qu’il utilise : « Essayez de me donner le change en feignant de le prendre ». Sa gestuelle même montre son art de la feinte : « feignant d’assurer son habillement. » Il ment sans difficulté sur sa présence chez la Comtesse : « Je me trouve là par hasard ». Mais sa principale qualité est le brio de sa parole, qui, comme c’est le cas avec la longue tirade de « God-dam » ou celle sur la politique, tente de noyer l’adversaire sous un déluge de mots, pour faire diversion.
La satire de la politique : la dissimulation élargie
La définition de la vie politique posée par Figaro repose sur le mot même qui le qualifiait, le verbe « feindre » : elle n’est donc que masque, hypocrisie. De même, quand le Comte répond « c'est l'intrigue que tu définis », ce terme est celui qu'employait Suzanne pour définir Figaro.
Cette longue tirade s’organise autour d’un jeu d’antithèses qui, toutes, donnent l’impression d’un système fonctionnant à l’envers : « ignorer ce qu’on sait » face à « savoir tout ce qu’on ignore », renforcée par le chiasme, « entendre ce qu’on ne comprend pas », mais « ne point ouïr ce qu’on entend », avec, ici, un parallélisme, « avoir souvent pour grand secret de cacher qu’il n’y en a point », « paraître profond quand on n’est […] que vide et creux », enfin « jouer bien ou mal un personnage. » Plus grave encore, Beaumarchais, par la bouche de Figaro, dénonce les pratiques malhonnêtes, énumérées : « répandre des espions et pensionner des traîtres ; amollir des cachets, intercepter des lettres ». Il montre ainsi l’absence totale de tout scrupule moral, et, en même temps, le fait de récompenser la malhonnêteté. Le mérite personnel n’entre donc pas en ligne de compte, ce que souligne violemment la maxime de Figaro : « Médiocre et rampant, et l’on arrive à tout. »
Cette tirade traduit l’expérience personnelle que Beaumarchais a des missions diplomatiques. Mais, plus que d’une attaque contre la monarchie, il s’agit de critiquer ceux qui la servent mal.
LA DIFFÉRENCE DES CONDITIONS
La dévalorisation du Comte
Beaumarchais, dans cette scène de conflit, montre un grand seigneur qui a perdu la dignité propre à sa classe sociale. Déjà, il lui prête souvent un langage vulgaire, par exemple, quand il parle de Marceline et de Suzanne en disant « la vieille », « la jeune » Il ne recule pas devant le fait d’humilier un inférieur, preuve d’un esprit mesquin, quand il l’accuse d’avoir reçu de l’argent de la Comtesse : « Combien la comtesse t’a-t-elle donné pour cette belle association ? » Mais, en même temps, c’est une façon d’accuser sa femme de suborner un serviteur. Finalement, il perd toute maîtrise de lui-même, dans cette scène par son agitation, mais c’est aussi ce sur quoi insiste le récit de Figaro, par l’emploi du présent de narration et la comparaison : « Sur un faux avis, vous arrivez furieux, renversant tout, comme le torrent de la Morena ; vous cherchez un homme, il vous le faut, ou vous allez briser les portes, enfoncer les cloisons ! Je me trouve là par hasard : qui sait, dans votre emportement si… » Le Comte n’a plus aucune des qualités qu’exige son rang social, qui fondent ce que l’on nomme « l’honnête homme ».
La colère du Comte : mise en scène de Marcel Bluwal, téléfilm, 1961
La revalorisation du valet
Plus le Comte va s’abaisser, plus Figaro, à l’inverse, va se voir rehaussé, par deux caractéristiques principales.
La leçon donnée par le valet au maître : mise en scène de Jacques Rosner, Comédie-française, 1978
La première est son art de la parole, dont témoigne la longue tirade de « God-dam ». Il veut montrer qu’« [a]vec God-dam, en Angleterre, on ne manque de rien nulle part. » Mais le triple mouvement de la tirade tourne à l’absurde, en donnant des exemples contraires : au lieu « d’un bon poulet gras », le convive obtient « un pied de bœuf salé, sans pain », en guise « excellent bourgogne ou de clairet », « on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux bords », enfin, au lieu d’obtenir un baiser d’« une de ces jolies personnes qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches », « elle vous sangle un soufflet de crocheteur ». Les exclamations enthousiastes de Figaro, « C’est admirable ! », « Quelle satisfaction », « preuve qu’elle entend », deviennent ainsi cocasses, ainsi que sa conclusion « il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue ».
Cette tirade, complètement inutile à l’action, n’a donc pour rôle que d’offrir au valet une estrade pour faire la preuve de son talent oratoire, et de ses dons d’acteur, Figaro mimant, comme le signalent les didascalies, chacune de ses demandes.
Figaro a aussi un sens certain de la répartie ; ses répliques rebondissent sur celles du Comte, en une forme de stichomythie : « Fallait-il une heure ? », demande le Comte, « Il faut le temps », riposte le valet, au reproche « … Autrefois tu me disais tout », Figaro répond par une pirouette, « Et maintenant je ne vous cache rien », et « la question « Combien la comtesse t’a-t-elle donné pour cette belle association ? » est renvoyée une question symétrique : « Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du docteur ? »
Mais, le plus souvent, ses ripostes sont des attaques directes contre l'ordre social, comme dans cet échange : « LE COMTE. – Les domestiques ici… sont plus longs à s’habiller que les maîtres ! », « FIGARO. – C’est qu’ils n’ont point de valets pour les y aider. » En soulignant ironiquement la différence entre le maître et le valet, Figaro remet en cause la hiérarchie entre eux, fondée, en réalité, sur le manque d’autonomie des puissants. Il se permet aussi de blâmer son maître plus directement, même si la satire est atténuée par l’emploi du pronom « nous », en lui rappelant que lui-même ne respecte pas les principes qu’il prône : « Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du docteur ? Tenez, monseigneur, n’humilions pas l’homme qui nous sert bien, crainte d’en faire un mauvais valet. » Si le valet est « mauvais », la faute en incombe donc au maître qui le traite mal.
L'insolence de Figaro : mise en scène de Jacques Rosner, Comédie-française, 1978
Le comble de la remise en cause est atteint quand Figaro retourne l’accusation que lui lance le Comte, « Une réputation détestable ! », contre la noblesse : « Et si je vaux mieux qu’elle ? Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ? » Il oppose, en effet, l’apparence, la « réputation », au mérite réel, ce qu’il « vau[t] », en le déniant à « beaucoup de seigneurs. » Ce sont aussi les puissants qui sont dénoncés, dans l’attaque de la justice, « Indulgente aux grands, dure aux petits… », puisque ce sont eux qui sont chargés de la rendre.
Enfin, dans la réponse de Figaro au reproche du Comte de ne « jamais marcher droit », Beaumarchais dresse un portrait du Tiers-état, de sa lutte pour survivre illustrée par l’énumération des verbes d’action qui, tous, expriment la rivalité : « La foule est là : chacun veut courir, on se presse, on pousse, on coudoie, on renverse ». Cette lutte semble sans pitié pour les plus faibles : « arrive qui peut, le reste est écrasé ». À nouveau, nous pouvons penser que Beaumarchais se souvient de sa propre expérience, de cette course à l’ascension sociale – et à la « fortune » – qu’il a lui-même entreprise, et des nombreux obstacles qu’il a dû surmonter, comme son héros, dès lors qu’il ne bénéficiait pas des privilèges de la naissance.
CONCLUSION
Cette scène est donc un duel verbal entre le maître et le valet. Lequel des deux est le vainqueur ?
Sur le plan de l’action, c’est le Comte, puisqu’il a appris ce qu’il voulait savoir, que Suzanne a révélé ses intentions à Figaro. De cet échec, Figaro est responsable : par désir de revanche, il s’est laissé emporter par son amour de la parole, mais n’a pas su s’arrêter à temps.
Mais, sur le plan des qualités propres à chacun des adversaires, la valeur du Comte se trouve fortement diminuée. Il use, en effet, des mêmes armes que celles qu’il reproche à son valet d’utiliser, la ruse, la dissimulation. De plus, il se montre agressif, ce que son rang social lui permet, mais Figaro se joue de cette agressivité en retournant ses attaques contre lui.
La scène relance aussi l’intrigue, en annonçant, à la fin, le futur procès de Figaro. Cette annonce, et la promesse du Comte, « il épousera la duègne », créent un horizon d’attente : comment Figaro surmontera-t-il ce nouvel obstacle à son mariage ? La résolution de cette nouvelle péripétie occupera toute la suite de l’acte III.
Acte V, scène 3 : le monologue de Figaro
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INTRODUCTION
Après une longue lutte avec la censure, Beaumarchais fait jouer, en 1784, sa comédie, Le Mariage de Figaro, sous-titrée « La folle journée ». Nous y retrouvons les personnages du Barbier de Séville, au centre de l’action le valet Figaro, le Comte Almaviva, et Rosine, devenue La Comtesse ; mais, là où l’amour était tout-puissant dans Le Barbier, il est à présent menacé car le Comte veut exercer son « droit du seigneur » sur Suzanne, la fiancée de Figaro, en profitant d’elle avant la nuit de noces officielle. L’en empêcher est l’enjeu même de la pièce.
La Comtesse et Suzanne reprennent l’idée de Figaro, sans l’en informer , un « rendez-vous » accordé au Comte avant la nuit de noces. Mais, au lieu d’y envoyer Chérubin, le jeune page déguisé, c’est la Comtesse qui jouera le rôle de Suzanne. Cependant, Figaro a surpris le billet glissé par Suzanne au Comte, il est donc persuadé qu’elle s’apprête à le tromper…
En proie à la jalousie, il effectue un retour sur lui-même, sur la situation présente et sur son passé, en un monologue, le plus long du théâtre français – et encore, il a été raccourci, par exemple Beaumarchais a supprimé un passage sur la religion pour éviter la censure, et a cherché à lui donner plus de rythme.
Comment ce monologue, tout en peignant le portrait du héros, permet-il à Beaumarchais de développer une violente critique sociale ?
La mise en scène par Jacques Rosner à la Comédie-Française, 1978
Pour réaliser cette analyse, nous suivrons les trois moments de ce monologue. Le début rappelle l’intrigue de la pièce, puis Figaro se remémore longuement les étapes de sa vie, avant d’en arriver à la fin à une réflexion plus générale sur son existence.
L’INTRIGUE
Dans cette première partie, Figaro est debout, signe de son agitation, qui se calme quand il « s’assied sur un banc ».
La jalousie de Figaro
Le ton adopté pour ouvrir ce monologue, avec l’interpellation et le rythme ternaire, « Ô femme ! femme ! femme ! », l’inscrit dans le registre lyrique. Le héros s’apprête, en généralisant, à exprimer sa jalousie envers Suzanne, et le rythme adopté, fortement scandé par la ponctuation, correspond à l’exaltation de sa marche, que signale la didascalie initiale : « se promenant dans l’obscurité ». La critique formulée, en deux octosyllabes, « créature faible et décevante », « le tien est-il donc de tromper ? », reprend l’image péjorative traditionnelle de la femme. Les expressions par lesquelles il se désigne, « comme un benêt », « faisant le sot métier de mari », nous rappellent, en effet, bien des comédies de Molière. Mais « le ton le plus sombre », souligné dans la didascalie, donne à cette critique une vérité plus personnelle, plus profonde.
La trahison de Suzanne
Le pessimisme de Figaro s’accentue sous l’action de sa mémoire qui lui fait ressentir le comportement de Suzanne comme une véritable trahison, accentuée par les choix lexicaux quand il rappelle deux moments de l’intrigue. Dans la scène 2 de l’acte II, Suzanne a, en effet, refusé d’aller au rendez-vous avec le Comte que prévoyait Figaro, mais par une simple question ironique : « Tu comptes sur celui-là ? », et Figaro a immédiatement expliqué que ce serait Chérubin qui irait à sa place, déguisé. Or, cet épisode est ici dramatisé : « après avoir obstinément refusé quand je l’en pressais devant sa maîtresse ». Puis, dans la première scène de l’acte IV, elle lui donne bien sa « parole » de ne pas aller au rendez-vous, mais cet « instant » ne correspond pas « au milieu même de la cérémonie », qui n’aura lieu que dans la scène 9… Enfin, en évoquant l’échange du billet, Figaro dépeint le Comte : « Il riait, en lisant, le perfide ! », pure imagination, puisque les didascalies nous montrent que le Comte a mis « furtivement le billet dans son sein » après s’être « cruellement piqué le doigt » sur l’épingle qui ferme le billet, enfin se met à l’écart : « il lit le billet et le baise ». Rien dans cette mise en scène ne signale donc un rire, et le qualificatif « perfide » conviendrait mieux à Suzanne qu’à lui, puisque c’est elle qui a fixé ce rendez-vous. Ainsi, la colère de Figaro a reporté sa jalousie envers Suzanne sur le Comte.
La rivalité avec le Comte
Sa colère explose violemment avec la négation lancée en tête de phrase, soutenue par la répétition : « Non, monsieur le Comte, vous ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. » Mais l’attaque personnelle devient aussitôt une dénonciation des privilèges de la noblesse : « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie !… » Le rythme de cette exclamation, deux octosyllabes qui mettent en parallèle « un grand seigneur » et « un grand génie », avec l’inversion de la cause et de la conséquence, met en valeur l’opposition entre la réalité du titre de noblesse et la valeur réelle, qui n’est qu’illusion, apparence : « vous vous croyez ».
La colère de Figaro : mise en scène de Christophe Rauck, Comédie-Française, 2007
Par la bouche du valet, Beaumarchais dénonce ainsi l’orgueil de ces nobles qui l’ont si souvent traité lui-même avec le mépris réservé aux parvenus, critique développée dans l’énumération ironique qui suit : « noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! » Les quatre termes sont liés, entrecroisant la naissance et l’argent qu’elle procure, et conduisent à une interpellation violemment rythmée, question purement rhétorique puisque la réponse arrive immédiatement : « Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus : du reste, homme assez ordinaire ! » Le ton est particulièrement méprisant lors de ce qualificatif final.
L’attaque du Comte ainsi élargie à son rang social conduit Figaro à se poser en rival lui aussi sur le plan social, en tant qu’homme du peuple, « perdu dans la foule obscure », opposition marquée par le juron populaire « morbleu ». Là où le Comte se trouvait dévalorisé, le valet, lui, se trouve rehaussé par les hyperboles qui s’enchaînent : « il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ». Le verbe choisi dans son exclamation finale, « et vous voulez jouter !… » contribue à cette revalorisation, puis qu’il renvoie au monde médiéval, au combat entre deux chevaliers lors d’un tournoi. Mais Beaumarchais se montre habile en rappelant la couleur locale : il crée une distance au moment même où sa satire vise la société française.
LA VIE DE FIGARO
Figaro, le valet rival de son maître : mise en scène de Christophe Rauck, Comédie-Française, 2007
Au moment où « il s’assied », Figaro plonge en lui-même, en évoquant les divers moments de son existence, à partir d’une question initiale, « Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ? », qui annonce la philosophie matérialiste que développera la fin du monologue. Figaro, sous l’effet de sa désillusion amoureuse, découvre que la vie n’a pas de réelle logique, contrairement à ceux qui défendent la notion de « Providence » divine.
Ses débuts
Figaro, dans les premiers temps de son existence, nous rappelle les romans picaresques alors à la mode, tel celui de Lesage, Gil Blas de Santillane (1715-1735). Comme ce héros « picaro », Figaro traverse de multiples péripéties, dès sa naissance illégitime qui le prive d’emblée de toute place dans la société (« partout je suis repoussé ! »), et il grandit dans une société immorale : « Fils de je ne sais pas qui ; volé par des bandits ; élevé dans leurs mœurs ». Comme lui aussi, il multiplie les métiers, « J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie ».
Mais Figaro met en évidence sa vertu, il n’a pas choisi de rester parmi les « bandits » : « je m’en dégoûte et veux courir une carrière honnête ». Cela lui offre l’occasion de lancer une première critique : ce n’est pas par son talent, son savoir, quelqu’ important qu’il soit, qu’un homme peut réussir, mais par les appuis qu’il peut avoir : « et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! » Comment ne pas penser ici, toutes proportions gardées, à Beaumarchais lui-même aidé dans son ascension sociale par le financier Pâris-Duverney ?
La dénonciation de la censure
La seconde étape, rupture marquée par le tiret, est une allusion encore plus directe à l’écrivain, d’abord comme auteur dramatique : « je me jette à corps perdu dans le théâtre ». Le ton change alors, mêlant l’humour à la polémique contre la censure.
L'auteur dramatique
La cause de ce nouveau choix est plaisante, en effet, par l’opposition établie entre le métier de « vétérinaire » et celui de dramaturge : « Las d’attrister des bêtes malades », il choisit de composer une « comédie », pour faire rire d’autres « bêtes malades », les spectateurs… Cette comédie répond à la mode exotique au XVIII° siècle, en rappelant les Lettres Persanes (1721) de Montesquieu : elle est « dans les mœurs du sérail », évoque donc forcément la polygamie. Cependant, souvenons-nous que la France est alors alliée de la l’empire ottoman, la Turquie, désignée par la formule officielle, « la Sublime Porte », il touche alors à la diplomatie menée par la monarchie.
La polémique prend alors le pas sur l’humour dans la dénonciation de la censure. Bien sûr, Beaumarchais prend soin, prudemment, de marquer la distance avec la réalité française, en insistant sur le contexte, « auteur espagnol », et sur une autre religion, l’islam : « je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule », « plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant : Chiens de chrétiens ! » Mais il s’agit bien des pratiques de la censure au XVIII° siècle comme le prouve la conclusion, « et voilà ma comédie flambée », allusion aux condamnations alors fréquentes à brûler les œuvres censurées.
Autodafé, peut-être de De l'Esprit, essai d'Helvétius paru en 1758
L’énumération, « un envoyé… de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc », ridiculise la censure en amplifiant à l’excès les raisons invoquées. Elle est rendue absurde par la précision « pas un, je crois, ne sait lire », et le fait que ceux qui sont ainsi écoutés sont, en fait, des ennemis du christianisme.
La conclusion est mise en relief, à la fois par sa place entre deux tirets, et son rythme, deux octosyllabes, qui en fait une maxime fortement critique envers la justice royale : « Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. »
L’essayiste
Le ton redevient humoristique pour dépeindre la condition de l’écrivain, certes menacé d’expulsion et de saisie, mais situation rendue cocasse par le portrait de l’huissier : « Mes joues creusaient, mon terme était échu : je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m’évertue. »
Beaumarchais, en transformant son héros en essayiste, s’appuie sur une double réalité de son temps.
D’une part, il évoque les sujets de réflexion proposés par les différentes Académies, telles celle de Berlin, sur « l’universalité de la langue française », thème traité par Rivarol, ou celle de Bordeaux, sur « l’origine de la propriété », qui a conduit au célèbre discours de Rousseau : « Il s’élève une question sur la nature des richesses ». Les physiocrates, depuis le milieu du XVIII° siècle, ont, en effet, mis à la mode la réflexion sur l’économie.
D’autre part, il rappelle l’essor de la presse en cette fin de siècle : « j’annonce un écrit périodique, et, croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou ! je vois s’élever contre moi mille pauvres diables à la feuille ».
L’ironie est très présente dans ce passage, et vise diverses cibles. La première est les auteurs eux-mêmes, accusés d’incompétence : « il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner ». Mais, prudemment, Beaumarchais transforme cette remarque en un jeu sur le verbe « tenir », glissant du sens de « posséder intellectuellement » à « posséder matériellement » : « n’ayant pas un sou, j’écris sur la valeur de l’argent, et sur son produit net. » De même, pour la deuxième, les journalistes, sortes de confrères, il a supprimé la longue attaque initiale qui les concernait et se contente de montrer leur peu d’influence par le titre donné à son journal, « Journal inutile », et l’appellation de « pauvres diables » pour traduire leur échec.
La troisième cible est la prison, conséquence de la censure subie par tant de philosophes des Lumières et par Beaumarchais lui-même, qui, avant d’être enfermé à Saint-Lazare pour quatre jours en 1785, puis pendant la Révolution, a déjà connu la prison de For-L’Évêque quelques mois en 1773, suite à un conflit avec le duc de Chaulmes à propos d’une jeune actrice, Mlle Mesnard. Il l'évoque avec humour. La périphrase, « je vois, du fond d’un fiacre, baisser pour moi le pont d’un château-fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté », prudence pour ne pas nommer la Bastille, dramatise la situation par l’allusion à la formule que Dante a placée à la porte de son « Enfer ». Mais la raison de sa sortie, tout aussi absurde que celle de son incarcération, fait sourire, « Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue », et, finalement, la prison n’est-elle pas un moyen commode d’être nourri : « et comme il faut dîner, quoiqu’on ne soit plus en prison » ? Beaumarchais joue donc encore sur les mots en la qualifiant de « retraite économique » : c’est un écrit sur l’économie qui lui a valu l’emprisonnement, mais il a pu ainsi faire des économies !
Beaumarchais conduit à la prison de Saint-Lazare en 1785. Gravure anonyme, BnF
La liberté de la presse en 1785. Gravure anonyme, BnF
Mais, de façon plus générale, il s’en prend essentiellement à nouveau à la censure, de façon plus insistante, car l’ironie se fait plus acerbe par le jeu des oppositions.
D’un côté, est affirmée la liberté, « il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celles de la presse », reprise par les formules, « je puis tout imprimer librement » et « douce liberté ».
Mais, cette affirmation est doublement contredite, d’abord par la longue énumération restrictive, « pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose », puis par l’antithèse : « tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. » Comment ne pas voir ici une allusion de Beaumarchais à ses démêlés personnels avec la censure ? Sans doute cela explique-t-il le passage mis en valeur par le changement de position, dont la didascalie nous informe : « Il se lève. »
Le ton se fait alors indigné, se chargeant même de menace : « Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! » Ce souhait exclamatif ne suggère-t-il pas que la puissance est éphémère, « de quatre jours », et que les puissants eux aussi sont menacés d’une « bonne disgrâce » ? L’élan oratoire, créé par l’anaphore de la conjonction « que » et le rythme des octosyllabes dans les deux dernières subordonnées, transforme les affirmations en maximes percutantes : « Je lui dirais… que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ; que, sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. » À travers Figaro, c’est bien Beaumarchais qui tente de persuader les gouvernants que la liberté d’expression est une nécessité pour eux-mêmes.
Comment s'insérer dans la société
Chaque épisode de la vie de Figaro se termine de la même façon, par la pauvreté : la formule « on me supprime » marque plaisamment le lien entre l’interdiction du journal, « me voilà derechef sans emploi », et la quasi impossibilité de vivre auquel se trouve réduit un homme du Tiers-état : « Le désespoir m’allait saisir », ou, plus loin, « Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d’eau m’en allaient séparer ». L'imparfait présente même cette disparition comme déjà effective.
La dénonciation se développe alors contre l’incompétence des gens en place, en utilisant l'ironie par antiphrase : « on pense à moi pour une place, mais par malheur j’y étais propre ». L’opposition des fonctions, « il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint », dépeint un monde superficiel, où le talent mondain, le fait de se faire voir et apprécier dans les salons, remplace le mérite réel.
Elle vise ensuite une autre réalité mondaine, depuis le XVII° siècle, la passion du jeu, qui, pour certains, devient un moyen de vivre, comme on le voit dans le roman de l’abbé Prévost, Manon Lescaut, ici le « pharaon », jeu de cartes assez semblable au « baccara ». Mais ce jeu montre ici une société profondément malhonnête, puisque le verbe « voler » concerne à la fois celui qui fait le « banquier », susceptible de « remonter » ses finances en trichant au jeu, mais aussi la société dite honorable : « alors, bonnes gens ! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m’ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. » Figaro en tire deux conclusions, à la fois critiques et résignées devant une société où toutes les valeurs semblent inversées : « je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. »
Johann Baptist Raunacher, Une partie de pharaon au XVIII° siècle. Huile sur toile. Château d’Eggenberg, Graz
Figaro héros de Beaumarchais
La fin de cette partie se rattache très directement aux comédies de Beaumarchais.
Figaro rappelle, en effet, l’intrigue de la première pièce de la trilogie, Le Barbier de Séville, et son « premier état » : « je vais rasant de ville en ville ». Nous trouvons ici un rapide résumé de la pièce, qui en reproduit le rythme échevelé, en insistant sur le rôle du valet, adjuvant traditionnel des amours de son maître : « Un grand seigneur passe à Séville ; il me reconnaît, je le marie ».
Puis, il en arrive à l’intrigue du Mariage, ce qui lui permet de souligner l’ingratitude du « grand seigneur » : « et pour prix d’avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne ! » Nous retrouvons "la folle journée", dans le rythme accéléré produit par les phrases nominales, avec les multiples péripéties des actes précédents, les manœuvres de Figaro, la colère du Comte, le procès contre Marceline et la double reconnaissance de celle-ci comme sa mère et de Bazile comme son père : « Intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un abîme, au moment d’épouser ma mère, mes parents m’arrivent à la file. » Cette partie se termine en reproduisant, par la ponctuation, les anaphores et l’énumération des pronoms personnels tous les coups de théâtre qui ont marqué l’intrigue du Mariage de Figaro : « On se débat : C’est vous, c’est lui, c’est moi, c’est toi ; non, ce n’est pas nous ». Une nouvelle didascalie, « Il se lève en s’échauffant » met en valeur ce passage, tout en permettant une transition avec la partie suivante grâce à la question qui fait replonger Figaro en lui-même : « eh ! mais, qui donc ? »
UNE RÉFLEXION SUR L’EXISTENCE
L'effet du hasard
Beaumarchais reprend, en répétant l’adjectif « bizarre », la réflexion lancée au début du monologue, qui donne, à travers les questions laissées sans réponse, l’image d’un homme faible, une marionnette entre les mains du hasard : « Ô bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? » Cette dernière question, sans réponse mentionnant un dieu, ni même la notion de Providence, nous rapproche déjà d’une forme de matérialisme, en donnant l’impression que l’homme est jeté dans le monde pour y vivre une existence absurde : « quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ».
Le rythme renforce cette impression d’absence de liberté, le fait d’être « forcé de parcourir la route », car les jeux de distiques composés d’octosyllabes créent un balancement permanent : « Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? » face à « Qui les a fixées sur ma tête ? », ou « je suis entré sans le savoir » auquel fait écho « j’en sortirai sans le vouloir ».
Figaro et Beaumarchais
Dans la présentation que fait Figaro dans sa métaphore, « je l’ai jonchée [la route] d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis », comment ne pas reconnaître la phrase de Figaro dans Le Barbier : « Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer » ? Et comment ne pas reconnaître l’itinéraire tortueux de Beaumarchais, son mode de vie et ses multiples, et diverses, activités dans l’énumération qui forme l’autoportrait de Figaro : « un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre, maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! » Le rythme des phrases, avec une succession d’octosyllabes, met en valeur l’appétit de vie du héros, souligné par des assonances : le terme « plaisir » est complété par « jouir » et « vivre », à « ambitieux » font écho les adjectifs « laborieux » et « paresseux ». Les points de suspension mettent en relief l’exclamation finale, « avec délices », qui traduit un véritable épicurisme, le « plaisir » l’emportant nettement sur la « nécessité » ou même la « vanité ». La dernière énumération renvoie encore plus directement à Beaumarchais, « orateur selon le danger, poète par délassement ; musicien par occasion, amoureux par folles bouffées », en faisant allusion aux « mémoires » écrits à l’occasion de l’affaire Goëzman, à sa fonction de maître de harpe auprès des filles du roi, à ses écrits, sans oublier ses conquêtes féminines. L’expression « amoureux par folles bouffées » peut aussi faire écho au sous-titre du Mariage, « La folle journée » : dans les deux cas, il s’agit de vivre sur un rythme effréné.
L'amertume de Figaro
Cependant, derrière la joie ici exprimée se cache une amertume face à la vie. Le Figaro du Mariage n’est plus celui du Barbier, il a vieilli : « encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste », « j’ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l’illusion s’est détruite, et, trop désabusé… Désabusé… ! » La répétition traduit cette amertume, et, si le monologue se termine comme il a commencé, sur l’évocation de Suzanne, le ton est bien différent. Le rythme ternaire porte sur l’appellation familière, bien plus tendre, et l’exclamation, tout comme le terme « crise » emprunte plus au registre tragique qu’au polémique : « Suzon, Suzon, Suzon ! que tu me donnes de tourments !… J’entends marcher… on vient. Voici l’instant de la crise. »
La plongée en soi-même. Mise en scène de Marcel Bluwal, téléfilm, 1961
CONCLUSION
La longueur de ce monologue lui donne une évidente richesse. Il révèle l’évolution du personnage de Figaro, qui n’est plus un simple valet de comédie, mais prend de l’ampleur par le passé dont il se trouve doté et la réflexion sur lui-même qu’il développe. De plus, derrière le « je » de Figaro, on entend le « je » de Beaumarchais, qui prête à son héros son tempérament, des épisodes de sa vie, et ses combats.
Il offre également une critique plus violente de la société, avec une remise en cause de l’ordre social, de ce qui le fonde, la naissance qui accorde tant de privilèges à la noblesse qui est loin de les mériter, et de ce qui lui permet de survivre, l’absence de liberté d’expression, les institutions, telle la censure, qui protègent les corps constitués et le pouvoir monarchique. Ce n’est plus ici la seule morale qui est en jeu – même si le reproche d’immoralité est formulé – mais une revendication sociale, celle du Tiers-état qui veut accéder au pouvoir en voyant son mérite reconnu. Beaumarchais en est un représentant, même s’il a acheté un titre de noblesse, et l’indignation de son héros est sa riposte aux attaques que sa pièce a subies : le théâtre dérange quand il s’attaque au pouvoir.
Acte V, scène 7 : le rendez-vous du Comte
L’acte V montre la mise en œuvre du stratagème, imaginée par la Comtesse et Suzanne, à l’insu de Figaro, pour démasquer l’infidélité du Comte. La Comtesse prend la place de Suzanne pour se rendre au rendez-vous que Suzanne a fixé au Comte, de nuit dans le parc, en lui glissant secrètement un billet. Mais Figaro a surpris cet échange, et lui aussi se rend au rendez-vous, comme Suzanne. Tous deux, bien dissimulés, assistent donc à cet aveu amoureux du Comte à celle qu’il prend pour Suzanne…
Comment Beaumarchais, en mettant en place un jeu de rôles, réussit-il à donner un sens moral à une scène comique ?
Pour voir l'extrait et l'analyse du passage
Le rendez-vous. Mise en scène de J.-P. Triboit, 2016