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Ressorts et fonctions du comique : de l'Antiquité au XX° siècle

Le siècle des Lumières : Beaumarchais

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, 1784 : acte II, scène 21 

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INTRODUCTION

 

Dès que la comédie en cinq actes de Beaumarchais, achevée en 1781, La Folle Journée ou Le Mariage de Figaro, a été présentée à la censure pour recevoir l’autorisation d’être jouée, l’interdiction est tombée, et le combat commence pour l’auteur. Il y reprend les personnages du Barbier de Séville (1775), le Comte Almaviva, à présent marié avec celle qui s’appelait alors Rosine, et Figaro, devenu son valet qui l’a aidé à conclure ce mariage. Mais trois ans ont passé, les personnages ont vieilli, et le  Comte, libertin, s’est lassé de son épouse, qui, elle-même, ne reste pas insensible à la dévotion amoureuse que lui  manifeste son jeune filleul de treize ans, le page Chérubin.

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L’exposition nous apprend que le Comte souhaite bénéficier du « droit du seigneur » en profitant des faveurs de Suzanne, la servante de La Comtesse, le soir même de ses noces. Figaro et La Comtesse, informés de cette volonté, vont s’unir à Suzanne pour l’empêcher d’arriver à ses fins. L’intrigue de cette pièce, n’aurait rien eu de particulièrement dangereux si le dramaturge n’avait pas introduit dans son intrigue des péripéties qui mettent en échec le Comte, représentant de la noblesse, et, surtout, des répliques particulièrement insolentes dans la bouche du valet, qui revendique avec force ses droits. La pièce est immédiatement censurée, ce qui n’empêche pas Beaumarchais d’en faire lecture dans les salons mondains, et même d’en donner une représentation privée chez le duc de Fronsac. Finalement, un nouveau censeur examine la pièce, et l’autorisation de la jouer est enfin accordée.

La découverte de Chérubin caché

Dans l’acte I, la Comtesse, Suzanne, et Figaro, se sont unis pour arrêter le Comte. Mais Chérubin, jeune page, amoureux de la Comtesse, intervient pour perturber l’intrigue. Le Comte vient, en effet, de l’envoyer à l’armée, car il est furieux que le jeune garçon ait surpris sa conversation avec Suzanne et les propositions qu’il lui a faites. Avant de partir Chérubin vient faire ses adieux à La Comtesse, sa « belle marraine », scène touchante mais brutalement interrompue quand le Comte se présente chez sa femme. Il a reçu un billet qui a éveillé ses soupçons : « On me donne avis que, dans la journée, quelqu’un que je crois absent doit chercher à vous entretenir. »Trouvant la porte fermée, il entre dans une violente colère, et, emporté par la jalousie, force la porte du cabinet dans lequel Suzanne et Chérubin se sont précipitamment cachés. Par peur du châtiment, le jeune page a cependant eu le temps de sauter par la fenêtre.  Le Comte, humilié, ne trouve que Suzanne… quand entre le jardinier, Antonio, qui complique la situation.

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Comment la construction de la scène met-elle en évidence un comique insolent ?

Le Mariage de Figaro, acte I : le Comte découvre Chérubin
Le Comte Almaviva,  mise en scène de J.-P. Vincent, 1987

Le combat du Comte

 

Antonio représente un réel danger pour ceux qui se sont unis contre le Comte, car sa plainte ravive les soupçons du Comte, et sa colère est traduite par les didascalies qui signalent l’intonation : « avec feu », « vivement », « impatienté ». Sa jalousie se trouve ranimée, exprimée par la répétition exclamative dans la question qui commence son enquête : « Cet homme ! cet homme ! où est-il ? »

Devant l’absence de réponse, sa colère s’accroît, avec une menace directe à Antonio : « Réponds-moi donc, ou je vais te chasser ». Puis, sa question, insistante, est accompagnée d’un geste violent : « LE COMTE, le secouant avec colère. – On a, dis-tu, jeté un homme par la fenêtre ? » Il poursuit son enquête, « Après ? », « Au moins, tu reconnaîtrais l’homme ? », mais elle est rendue difficile face à un interlocuteur lourdaud. Cependant, Antonio, malgré l’aveu de Figaro, confirme le Comte dans ses soupçons par son insinuation : « M’est avis que c’était plutôt… qui dirait, le gringalet de page. » Mais un soupçon ne suffit pas à apporter une preuve, et la fin de l’extrait marque son échec.​

Le Comte Almaviva,  mise en scène de J.-P. Vincent, 1987

Des adversaires unis

 

Face à une accusation, la première stratégie consiste à décrédibiliser l’accusateur, et c’est celle qu’adopte Figaro en voyant qu’Antonio est, comme le dépeint la didascalie, « demi-gris », donc un peu ivre. Il l’agresse donc immédiatement : « Monseigneur, il est gris dès le matin », puis répète en l’interpellant directement : « Tu boiras donc toujours ? » La Comtesse appuie cette stratégie en le blâmant à son tour : « Mais en prendre ainsi sans besoin. »

C’est Figaro, face à son maître, qui combat, mais il y est poussé par Suzanne, dont les apartés révèlent à quel point elle a confiance en la capacité de son futur époux de trouver un moyen de les tirer d’affaire : « Alerte, Figaro, alerte ! » pour l’inviter à intervenir, « Détourne, détourne », pour lui suggérer une stratégie, enfin « Il ne l’a pas vu », qui va amener Figaro à changer de stratégie.

Un retournement de situation

 

Après avoir nié l’affirmation d’Antonio, Figaro inverse sa stratégie, en affirmant avec assurance : « Il est inutile de chercher, Monseigneur, c’est moi qui ai sauté. » Il crée ainsi un effet de surprise, montré par l’exclamation du Comte, «  Comment, c’est vous ! ». Le choix du vouvoiement est révélateur d’une colère qui subsiste, puisque, dans les conversations ordinaires, il tutoie son valet.

Figaro doit, cependant, répondre aux insinuations d’Antonio : « Votre corps a donc bien grandi depuis ce temps-là ; car je vous ai trouvé plus moindre et plus fluet ! » Il fait preuve alors de sa présence d’esprit par l’explication donnée, « Certainement ; quand on saute, on se pelotonne… », renforcée ensuite par son objection, pour rendre invraisemblable et absurde la suggestion d’Antonio : « Oui, revenu tout exprès avec son cheval de la porte de Séville, où peut-être il est déjà. »

 

C’est donc bien Figaro qui mène le jeu, mais il est soutenu dans son combat, par les femmes qui révèlent ainsi qu’elles sont décidées à se défendre, elles aussi.

LE COMIQUE DE CARACTÈRE

Le personnage d'Antonio

 

Comme c’était déjà le cas dans les comédies de Molière, il représente le personnage un peu lourd, un peu benêt, qui fait rire spontanément par son langage maladroit. Dès sa première réplique, la formulation de son accusation, « On jette toutes sortes de choses par ces fenêtres ; et tout à l’heure encore on vient d’en jeter un homme », est cocasse par le parallélisme qui fait de cet « homme » un paquet encombrant dont on se débarrasserait. De même, sa reprise sous une forme verbale impersonnelle, « il y tombe un homme », compare l’homme à un phénomène météorologique, pluie, grêle, neige… De plus, vu la didascalie qui signale qu’il est « demi-gris », nous pouvons imaginer que l’acteur reproduit un langage perturbé par l’ivresse.

Voir la scène dans le téléfilm de M. Bluwal, 1961

Beaumarchais fait une véritable caricature de son personnage, qui ne se définit que par sa fonction de jardinier, illustrée par le « pot de giroflées écrasées » qui suscite son indignation. Il le brandit devant son maître, comme preuve d’une insulte qui lui serait faite personnellement, ce que soutient l’emploi de l’adjectif possessif et du pronom personnel de la première personne : « les croisées qui donnent sur mes couches », « Regardez comme on arrange mes giroflées », « Il faut me le trouver », « vous sentez… que ma réputation en est effleurée ». Le choix de ce verbe « effleurée » fait aussi sourire par sa consonance, alors même qu’il s’agit de fleurs écrasées, d’autant plus qu’il est introduit par « vous sentez ».

Sa dimension paysanne est renforcée par ses choix lexicaux, ses fautes de vocabulaire ou de grammaire. Par exemple, en répondant à l’accusation de Figaro, il lui reproche des « jugements…ténébreux », erreur mise en relief par les points de suspension, au lieu de l’adjectif attendu, « téméraire ». Nous notons aussi le juron familier « jarni », déformation paysanne de « je renie » pour ne pas faire un blasphème religieux, le terme populaire « une si fière gourde à la main » créé à partir de l’adjectif « gourd » pour désigner un coup si fort qu’il lui a engourdi la main. Cela va jusqu’au barbarisme dans sa formation d’un comparatif qui juxtapose plaisamment supériorité et infériorité : « Je vous ai trouvé beaucoup plus moindre ».

Les accusations d'Antonio, mise en scène par la Compagnie Colette Roumanoff, 2011

Enfin, Beaumarchais joue sur le décalage entre ses répliques et celles de ses interlocuteurs, ce qui rend souvent le dialogue absurde tout en faisant ressortir sa bêtise. Face à la première accusation de Figaro, « il est gris dès le matin », sa réponse, « c’est un petit reste d’hier », au lieu de nier la critique, ne fait que la déplacer dans le temps. Quand, ensuite, le Comte lui demande, « cet homme ! où est-il ? », il se contente d’abord de répéter mécaniquement « Où il est ? », puis, après le « oui » du Comte, il reprend : « C’est ce que je dis. Il faut me le trouver, déjà. » Quand le Comte l’interroge « Après ? », pour qu’il avance dans son récit, il reprend le mot comme un complément de qui s’est enfui, jarni, courant », « j’ai bien voulu courir après », et se lance dans une explication ridicule. 

Les accusations d'Antonio, mise en scène par la Compagnie Colette Roumanoff, 2011

La didascalie, « (Levant le doigt.) » renforce l’absurdité de cette réponse qui associe un coup donné à la « main » et au « doigt » à l’excuse « je ne peux plus remuer ni pied ni patte ». Enfin, sa dernière réplique, en ne reprenant que l’allusion au « cheval », montre qu’il ne saisit pas l’ironie de  Figaro, mais prend la phrase au premier degré, d’où son énergique protestation : « Oh !  non, je ne dis pas ça, je ne dis pas ça ;  je n’ai pas vu sauter de cheval, car je le dirais de même. »

Deux domestiques face à face

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Mais, chez Beaumarchais, le comique n’est pas gratuit, il se charge d’une fonction sociale.

Le caractère du personnage d’Antonio fait ressortir l’habileté, la présence d’esprit de l’autre serviteur, Figaro. Antonio ne possède pas, en effet, les codes sociaux, par exemple en qualifiant le Comte du titre « Mon Excellence » réservé à de plus hauts dignitaires, notamment de l’Église, et toujours employé à la troisième personne, « Son Excellence ». C’est encore plus flagrant dans sa réponse à la Comtesse, totalement grossière par rapport aux règles de la bienséance : « Boire sans soif et faire l’amour en tout temps, Madame, il n’y a que cela qui nous distingue des autres bêtes. » C’est ce qui explique le ton méprisant de Figaro à son égard : « Voilà bien du train pour un pot de fleurs ! combien te faut-il, pleurard, avec ta giroflée ? » Mais, les insinuations d’Antonio à la fin du passage sont une sorte de revanche, un renvoi de l’accusation pour mettre dans l’embarras Figaro,  comme le prouve la reprise de l’expression méprisante : « Combien te faut-il pleurard ? » Ainsi, leur confrontation comique révèle, parallèlement, les écarts sociaux entre domestiques, selon leur fonction : un valet du Comte est forcément supérieur hiérarchiquement à un jardinier.

La contestation du maître

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En même temps, les deux valets, chacun à sa façon, remettent en cause le pouvoir de leur maître.

Pour Figaro, le simple fait de mentir, de s’accuser pour protéger Chérubin, renvoyé par le Comte, est en soi une façon de contester l’autorité d’un maître jugé injuste, tout en défendant son propre droit de futur époux. Ce Comte, jaloux et coléreux, est, en réalité, blâmable, puisque lui-même ne pense qu’à tromper sa femme en satisfaisant son désir pour Suzanne.

Antonio revendique avec force les droits qu’il juge acquis par son travail. Ainsi, l’ordre donné au Comte, « Faites donc une fois griller les croisées qui donnent sur mes couches », se justifie par l’affirmation qui suit : « Je suis votre domestique ; il n’y a que moi qui prends soin de votre jardin ». Sa riposte au reproche d’alcoolisme, « Si je ne buvais pas, je deviendrais enragé », peut aussi prendre un sens critique : l’alcool serait le moyen de supporter une condition sociale pénible. Enfin, face à la menace du Comte de le « chasser », sa riposte interrogative est déjà une insolence : « Est-ce que je m’en irais ? » Elle laisse supposer que le serviteur peut résister au maître. Son insolence est soulignée par le geste évocateur de la sottise, « Se touchant le front », et une réplique encore plus accusatrice, même si l’audace en est atténuée par l’éloge : « Si vous n’avez pas assez de ça pour garder un bon domestique, je ne suis pas assez bête, moi, pour renvoyer un si bon maître. » Le Comte serait donc incapable de juger de la valeur de ses serviteurs, en se laissant aveugler par sa colère, alors qu’eux seraient, finalement, plus sages.

CONCLUSION

 

Cette scène est représentative du titre « La folle Journée » car elle nous montre comment, dans une intrigue principale, rebondissent sans cesse de nouvelles péripéties, qui obligent le héros à inventer des stratégies pour se sortir d’embarras. Héritier des valets de Molière, il prouve ainsi son habileté, mais il va bien plus loin qu’eux dans sa rivalité avec son maître. Même un serviteur aussi comique qu’ici le jardinier Antonio s’inscrit dans cette insolence, propre à ce siècle des Lumières. Le rire du public vient d’abord du décalage entre l’humanité ordinaire et le caractère excessif, jusqu’à l’absurde, des personnages mis en scène. Mais il rit aussi  de l’inversion de la vérité – que le spectateur, lui, connaît – qui offre aux inférieurs une revanche sociale.

Voir la mise en scène par la Compagnie Colette Roumanoff, 1961

La seconde originalité de cet extrait, reflet de l’ensemble de la pièce, est le rôle qu’y jouent les femmes, la Comtesse et Suzanne. Elles se montrent ici en soutien du héros, en lutte elles aussi pour l’une contre son mari infidèle, pour l’autre contre un maître libertin. Ce sont d’ailleurs elles qui organiseront, à l’insu de Figaro, le piège final qui confondra le Comte. 

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