top of page
Confidences et aveux au théâtre : du XVII° au XX° siècle
Molière-Tx. 1

De la comédie à la tragédie au XVII° siècle

Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre, 1635 : acte V, scène 2

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

La comédie de Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre, jouée en 1665, multiplie les exemples du libertinage du héros, à la fois séducteur sans respect pour les liens sacrés du mariage, et refusant d’admettre la toute-puissance divine. Ce héros est déjà connu quand il le met en scène, par une comédie espagnole de Tirso de Molina, El Burlador de Sevilla y el Convivado de piedra, datant de 1620-1630, inspirée par un grand seigneur du XVI° siècle, Dom Juan Tenorio. Les comédiens italiens avaient repris le thème, en accentuant sa dimension comique, mais surtout, deux contemporains de Molière, Dorimond et Villiers, avec deux tragi-comédies intitulées Le Festin de pierre.

Dans la scène d’exposition, Sganarelle, en faisant le portrait de son maître, « grand seigneur méchant homme », se flatte de bien le connaître, notamment dans sa façon d’agir avec les femmes : « sur de tels sujets, l’expérience m’a pu donner quelques lumières ». Les scènes suivantes, tant avec Done Elvire qu’avec les deux paysannes, Charlotte et Mathurine, confirme l’habileté de Dom Juan dans sa façon d’invoquer le « Ciel » pour protester de sa sincérité.

Le comble est atteint au début de l’acte V quand, face à son père, Dom Louis, qu’il avait violemment rejeté dans l’acte IV, Dom Juan  feint le repentir et proclame sa conversion religieuse.

Acte V, scènes 1 et 2. Mise en scène d'Armand Delcampe, 1999

Son habileté est telle que Sganarelle lui-même le croit sincère… Dans la scène 2, son maître lui apporte un démenti. Quel rôle joue l’aveu que Dom Juan fait alors à son valet ?

UN VALET CONFIDENT

Rappelons que, par son étymologie grecque, le mot « hypocrite » signifie « sous le masque », et désigne l’acteur de théâtre. Or, ici, précisément, Dom Juan se démasque devant Sganarelle.

Sganarelle est un valet un peu particulier, beaucoup plus proche de son maître qu’ils ne le sont en général dans les comédies. À plusieurs reprises, il s’est, par exemple, permis de sermonner Dom Juan, en essayant de le ramener au respect de la religion. D’où la joie qu’il manifeste, par ses exclamations, en le voyant ainsi transformé : « Ah ! Monsieur, que j’ai de joie de vous voir converti !Il y a longtemps que j’attendais cela, et voilà, grâce au Ciel, tous mes souhaits accomplis. » Mais il déchante vite…

Face aux révélations de Dom Juan, qui l’a immédiatement traité de « benêt », les réactions de Sganarelle mettent en évidence l’aspect scandaleux de l’aveu qui lui est fait. Les points de suspension montrent que sa parole est comme paralysée, et il ne peut plus que s’exclamer, à cinq reprises, « Quel homme ! »

Enfin, ce sont aussi les questions de Sganarelle qui permettent à son maître de développer les raisons, « les véritables motifs », de cette hypocrisie religieuse. La première, « Vous ne vous rendez pas à la surprenante merveille de cette statue mouvante et parlante ? », lui donne l’occasion de s’expliquer personnellement. La seconde, « Quoi ! vous ne croyez rien du tout, et vous voulez cependant vous ériger en homme de bien ? », conduit Dom Juan à une longue critique sociale, plus générale. 

Dom Juan et Sganarelle. Mise en scène d'Antoine Vitez au Festival d'Avignon, 1977

Nous mesurons ainsi le rôle joué par le valet-confident, dont Dom Juan lui-même reconnaît l’importance : « Je veux bien, Sganarelle, t’en faire confidence, et je suis bien aise d’avoir un témoin du fond de mon âme et des véritables motifs qui m’obligent à faire les choses. » Sganarelle lui tend, en effet, un miroir dans lequel il peut se contempler à loisir, puisqu’il a tout pouvoir sur son serviteur. Que serait-il, finalement, sans ce « quel homme ! », exclamation ambiguë car elle peut exprimer aussi bien le reproche indigné qu’une forme d’admiration fascinée ?

Dom Juan et Sganarelle. Mise en scène d'Antoine Vitez au Festival d'Avignon, 1977

L'AVEU D'HYPOCRISIE

Nous parlons d’ « aveu », mais le terme de « confidence », employé par Dom Juan d’ailleurs, serait plus approprié car, si l’hypocrisie  est considérée comme un défaut, ce n’est pas le cas ici puisque le personnage, presque amusé, s’en fait gloire dès sa première affirmation : « Quoi ! tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire, et tu crois que ma bouche était en accord avec mon cœur ? » À ses yeux, cela devient  même une qualité, une façon de rester fidèle à lui-même, de maintenir sa vérité intérieure : « Non, non, je ne suis point changé, et mes sentiments sont toujours les mêmes. »

Ainsi, Dom Juan est un libertin, qui ne croit qu’aux réalités terrestres, matérielles, comme le prouve son commentaire sur la « statue » : « Il y a bien quelque chose là-dedans que je ne comprends pas ; mais, quoi que ce puisse être, cela n’est pas capable ni de convaincre mon esprit, ni d’ébranler mon âme. » Vu qu’il n’admet pas l’existence de l’au-delà, dans lequel l’homme recevrait la récompense ou le châtiment de ses choix de vie, aucune morale religieuse ne vient donc poser la moindre limite. Aucune raison de nature religieuse de « corriger [s]a conduite » ou de « mener un train de vie exemplaire », il ne reste plus que des raisons terrestres, pragmatiques.

          La première mentionnée est très nettement financière : « ménager un père dont j’ai besoin ». Au XVII° siècle, il y a toujours le risque d’être déshérité, et ce sont souvent les pères qui, par leur fortune, ouvrent aux fils la possibilité de faire des dettes ou des emprunts.

         La seconde raison est plus psychologique : « me mettre à couvert, du côté des hommes, de cent fâcheuses aventures qui pourraient m’arriver. » Afficher son libertinage est, en effet, dangereux, dans ce siècle où la religion règle la vie collective. Feindre la dévotion est donc le moyen de s’assurer une tranquillité d’esprit et une liberté d’action : « c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai », déclare-t-il.

Dom Juan et Sganarelle. Mise en scène d'Arnaud Denis, au Théâtre 14, 2014

Dom Juan et Sganarelle. Mise en scène d'Arnaud Denis, au Théâtre 14, 2014

Ainsi, face à son valet, Dom Juan a enlevé son masque, avec une force que souligne le crescendo dans le lexique péjoratif qui désigne l’hypocrisie religieuse, sur un rythme ternaire : « c’est un dessein que j’ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire ».

LA CRITIQUE SOCIALE

Paradoxalement, à travers l’éloge qu’en fait Dom Juan Molière critique sévèrement l’hypocrisie religieuse. Son personnage, en effet, ne rougit nullement de son « dessein », d’autant moins qu’il prend pour argument les nombreux modèles que lui offre la société de son temps : « Il y en a tant d’autres comme moi, qui se mêlent de ce métier, et qui se servent du même masque pour abuser le monde ! », et sa longue tirade confirme qu’« il n’y a plus de honte maintenant à cela ».

Le portrait d'un faux dévot : Tartuffe

Dom Juan ne cherche à aucun moment, en effet, à nier son immoralité, comme le prouve la répétition du mot « vice », qui, d’ailleurs, ouvre et ferme la longue tirade : « l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus », « il faut […] qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle. » Il dépeint ainsi une société qui fonctionne à l’envers, un monde d’illusions où, comme au théâtre, chacun joue un rôle sur une scène, celui du « personnage d’homme de bien ». Le faux dévot  a son costume, un « habit respecté » d’ailleurs, « le manteau de la religion ». Le jeu perfectionné de l’acteur, qui exerce sa « profession », est mis en évidence : « quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux ». Mais, pour dépeindre ces faux dévots, Molière choisit un vocabulaire nettement péjoratif, qui soutient sa dénonciation : ils font usage de « grimaces », sont nommés « grimaciers », jusqu’à devenir des « singes » de ceux qui, eux, sont de véritables dévots, que « chacun connaît pour être véritablement touchés ». Prudence de Molière, qui prend soin de distinguer les faux dévots des vrais ! 

Le portrait d'un faux dévot : Tartuffe

Mais Molière se souvient de la récente interdiction de Tartuffe, en raison de ce que l’on a appelé « la cabale des dévots », menée notamment par la puissante Compagnie du Saint-Sacrement, fondée en 1630 et alors approuvée par le roi Louis XIII et la reine Anne d’Autriche. Il a donc des comptes à régler, et la confidence de Dom Juan devient le prétexte d’une virulente critique, en s’écartant du cas individuel de Dom Juan pour dénoncer le « parti » de la fausse dévotion qui s’est constitué : si, en effet, « on n’ose rien dire contre elle », si elle « jouit au repos d’une impunité souveraine », c’est qu’on « lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. » Se fondant sur sa propre expérience malheureuse, Molière insiste sur la puissance de ce « parti » dont les membres se soutiennent entre eux : « Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous », explique Dom Juan. Une métaphore militaire est filée dans sa tirade, d’abord dans une perspective défensive : le « manteau de la religion » est présenté comme un « bouclier », « un abri favorable » pour se « mettre en sûreté ». Mais la fausse dévotion permet aussi l’attaque : Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis », comme un soldat montant à l’assaut. 

En passant du « ils » et du présent du vérité générale, au « je » du personnage, être de fiction, Molière atténue en partie le blâme (question de prudence, à nouveau), cependant le comportement que décrit son héros, avec le futur de certitude, reproduit parfaitement le fonctionnement caractéristique d’une « cabale ». En monter une implique, en effet, la censure, l’attaque d’autrui : « je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde et n’aurai bonne opinion que de moi. » Orgueil, égoïsme, manipulation, mensonge…, l’hypocrisie religieuse met en œuvre les ressorts les plus sombres de l’âme humaine, en bafouant, par intérêt personnel, les fondements moraux de la religion. Avec « je ne pardonnerai jamais », c’est « la haine irréconciliable » qui remplace la miséricorde et l’amour du prochain, le mensonge règne, de même qu’une forme d’espionnage de la part des « zélés indiscrets », qui, comme Tartuffe, dénonceront ce qui se passe au sien des familles. Peu importe la vérité, les faux dévots ne la recherchent pas puisqu’ils agissent « sans connaissance de cause ». Une gradation met en valeur la façon dont ils s’érigent en juges, prenant même la place du jugement divin : ils « crieront en public contre eux », « les accableront d’injures et les damneront hautement de leur autorité privée. » 

Mais le plus grand avantage de la fausse dévotion est la liberté totale qu’offre au libertin ce masque. Déjà, telle le baptême, la « conversion » d’un libertin lui apporte la pureté en effaçant ses « péchés » antérieurs, comme le souligne la question rhétorique : « Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse […] ? » Elle permet surtout d’agir sans se soucier du regard d’autrui, devenu ainsi aveugle : « on a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens », ils « ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde », avec un superlatif hyperbolique. À condition d’avoir « soin de [s]e cacher », de se « divertir[…] à petit bruit », tout est permis, « je ne quitterai point mes douces habitudes », déclare Dom Juan, qui peut conclure, avec cynisme : « Enfin, c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. »

Dom Juan le libertin. Mise en scène de Philippe Torreton, 2007

CONCLUSION

 

Cette scène est importante dans l’intrigue de la pièce en complétant le portrait de Dom Juan. Jusqu’à présent, il n’avait exercé son cynisme et son libertinage qu’occasionnellement, selon ses intérêts ponctuels, par exemple pour se débarrasser de Done Elvire, pour tenter de séduire deux jeunes paysannes naïves, pour obtenir de l’argent ou pour résister à son père. Mais, à présent, il érige l’hypocrisie religieuse en une véritable règle de vie propre à lui accorder une liberté sans limites. De plus, là où il conservait encore une forme de transparence et le courage de se montrer tel qu’il était – attitude risquée, mais, au moins, honnête –, il choisit à présent de se dissimuler, de mentir en « profit[ant] des faiblesses des autres ».

Molière-Tx. 2

Molière, dans cet éloge de l’hypocrisie religieuse, nous présente une image très négative de la religion au XVII° siècle, qui ne serait finalement, pour bien des gens, qu’un affichage commode, un jeu de rôle mis au service d’intérêts personnels peu estimables. N’oublions pas qu’au-delà de la Compagnie du Saint-Sacrement qui avait participé à la censure de Tartuffe, l’Église, tous courants confondus, s’oppose aux hommes de théâtre, jusqu’à les excommunier, voyant dans ce genre de spectacle un divertissement blâmable. Enfin, rappelons qu’à cette époque les dévots sont très influents à la cour. Luttant contre la Réforme protestante, ils constituent une Contre-Réforme qui veut rechristianiser l’État et soumettre l’autorité royale à l’Église de Rome. S’ils animent parfois des œuvres de bienfaisance, ils n’hésitent pas à dénoncer aussi tous ceux qui, à leurs yeux, ne sont que des impies… Mais, parmi eux, combien, tel Dom Juan, adoptent ce masque pour agit impunément ?

Louis XIV, roi de France, en prière, dans l'ancienne chapelle du château de Versailles

Louis XIV, roi de France, en prière, dans l'ancienne chapelle du château de Versailles

Molière, Les Fourberies de Scapin, 1671 : acte II, scène 3

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

L’intrigue des Fourberies de Scapin, comédie jouée en 1671, est simple, et reprend la tradition héritée de l’antiquité gréco-romaine. Léandre et Octave, le premier amoureux d’une jeune Égyptienne, le second secrètement marié à une jeune orpheline, redoutent le mariage que veulent leur imposer leurs pères. Ils ont demandé l’aide de Scapin qui, sûr de ses talents en « fourberies », a accepté de leur apporter son soutien. Argante, le père d’Octave, est décidé à faire annuler le mariage, et Scapin, en expliquant à sa façon la conduite de son fils, réussit à apaiser sa colère.

Acte II, scène 3 : mise en scène de Jean-Louis. Benoit, Comédie-Française, 1998 

Au début de l’acte II, les deux pères se rencontrent et, devant les reproches de Géronte sur la « mauvaise éducation » qu’il aurait donnée à son fils, Argante, pour se défendre, sous-entend que Léandre a fait « pis encore ». Léandre affronte alors les accusations de son père, qui se prétend informé par Scapin. D’où le contraste de l’attitude d’Octave et de Léandre face à Scapin.

Quels procédés comiques Molière met-il en œuvre pour compléter le portrait de son valet ?

LE JEU DES OPPOSITIONS

Furieux contre Scapin, Léandre laisse libre cours à sa colère. La scène s’ouvre sur son accusation : le valet « qui doit par cent raisons être le premier à cacher les choses que je lui confie, est le premier à les aller découvrir à mon père. » Cette colère se traduit avec force. Il multiplie les interjections, les exclamations, et va jusqu’à prêter solennellement serment, comme le ferait un héros tragique : « Ah ! je jure le Ciel que cette trahison ne demeurera pas impunie. » 

Scapin et Léandre : mise en scène d'Arnaud Denis, à Roques-sur-Garonne, 2007

De même, l’usage de l’épée, dont Léandre menace Scapin, « je vais te passer cette épée au travers du corps », nous transporte dans une tragédie, ce que renforce l’attitude de Scapin, signalée dans la didascalie : « se mettant à genoux ». Mais la répétition du geste, marquée par la didascalie, « voulant le frapper », ponctuant chaque menace de Léandre, finit par le rendre comique, puisqu’à chaque fois nous avons l’intervention d’Octave, « le retenant ». La colère de Léandre devient une sorte de réaction mécanique, vide d’effet.

Son vocabulaire est extrêmement violent, avec des insultes, « coquin », répété trois fois, « pendard », « infâme », « fripon », et le verbe qui désigne la faute de Scapin de manière hyperbolique : « trahir », repris par « trahison » (renforcé par le terme « perfidie »), puis par « traître ». Il adopte un ton parfois emprunté au registre tragique, par exemple « Laissez-moi contenter mon ressentiment. »

Scapin et Léandre : mise en scène d'Arnaud Denis, à Roques-sur-Garonne, 2007

Le comique est amplifié par le décalage avec l’attitude d’Octave, qui exprime sa reconnaissance de façon hyperbolique, avec l’interpellation, « Mon cher Scapin », et le rythme ternaire des trois exclamations en gradation : « que ne dois-je pas à tes soins ! Que tu es un homme admirable ! et que le Ciel m’est favorable, de t’envoyer à mon secours ! » Le rire vient aussi de ses interventions, gestes et prières, « De grâce », « Tout doux », parallèles aux menaces de Léandre.

Ce décalage souligne, en fait, le double visage de Scapin. Quelle est sa vérité ? Celle d’un valet au service des amours des jeunes gens, image traditionnelle dans la comédie ? Ou bien, celle d’un « coquin », qui, finalement, lui convient assez, comme le prouve sa première réponse à l’appellation « Monsieur le coquin », ironique : « Monsieur, votre serviteur. C’est trop d’honneur que vous me faites » ? Se flatter d’être un « traître », n’est-ce pas une façon d’afficher sa supériorité, et de montrer qu’après tout le valet  n’est au service que de ses propres intérêts ?

Octave retient Léandre : mise en scène de  Manuelle Lozt, Compagnie Capharnaüm, 2011

Octave retient Léandre : mise en scène de  Manuelle Lozt, Compagnie Capharnaüm, 2011

LES AVEUX DE SCAPIN

Face à son valet, le maître affirme sa puissance en l’obligeant à un aveu, terme justifié par le choix du verbe, « je veux qu’il me  confesse lui-même tout à l’heure la perfidie qu’il m’a faite », repris par « je veux en avoir la confession ». Mais, en ne précisant pas la nature de cette « perfidie », il permet la mise en place d’un quiproquo comique. Un décalage se crée ainsi entre l’attente de Léandre et les trois aveux de Scapin, contraint à enlever son masque de serviteur fidèle : « Ah, ah, j’apprends de jolies choses, et j’ai un serviteur fort fidèle vraiment », commente Léandre. Le procédé comique de la répétition conduit le public à rire des étonnements successifs de Scapin, « Ce n’est pas cela, Monsieur ? », répété, de ses pitoyables tentatives de dénégation, et du peu de réactions d’un maître, obsédé en réalité par sa relation amoureuse. Il faut attendre la fin de la scène, la précision, « je veux venir au fait, et que tu me confesses ce que tu as dit à mon père. », pour que le quiproquo soit levé. Enfin, il est pour le moins plaisant, alors qu’on a pu mesurer le talent de Scapin dans le mensonge, que  sa dernière réplique accuse Géronte de mensonge : « Avec votre permission, il n’a pas dit la vérité. »

Molière construit les trois aveux de Scapin, trois remises en cause du pouvoir de son maître, en gradation.

        La première faute avouée, la plus récente (« il y a quelques jours ») relève du défaut  traditionnel du valet, dont le modèle est Arlequin, la gourmandise et l’ivrognerie : « je vous confesse que j’ai bu avec mes amis ce petit quartaut de vin d’Espagne dont on vous fit présent il y a quelques jours ». Nous mesurons aussi déjà son art de la mise en scène, ici de l’objet du délit et du décor : « c’est moi qui fis une fente au tonneau, et répandis de l’eau autour, pour faire croire que le vin s’était échappé. » Au vol s’ajoute l’art de créer l’illusion, mais aussi le manque de solidarité entre serviteurs, puisque Léandre lui rappelle qu’à cause de lui il « querellé la servante, croyant que c’était elle » la coupable.

Scapin joue l'innocence : mise en scène de Denis Podalydès, Comédie-Française, 2017

      Le deuxième aveu est le vol de la montre, un peu plus ancien (« il y a trois semaines »), présenté par un euphémisme, qui permet ensuite un jeu sur les mots : « C’était moi, Monsieur, qui l’avais retenue », reconnaît Scapin, formule reprise par Léandre, « C’est toi qui as retenu ma montre », ce qui permet au valet, en ne s’attachant qu’au dernier mot « montre », d’effacer le vol lui-même en avançant une excuse sous forme de pirouette : « Oui, Monsieur, afin de voir quelle heure il est. » Nous constatons aussi que la mise en scène a été plus élaborée, car il devient lui-même acteur de son mensonge, avec costume et maquillage : « Je revins au logis mes habits tout couverts de boue, et le visage plein de sang. » Ce mensonge est d’autant plus plaisant que c’est Scapin, le voleur, qui aurait « trouvé des voleurs » !

Scapin joue l'innocence : mise en scène de Denis Podalydès, Comédie-Française, 2017

       Le troisième aveu, les coups donnés au maître, est beaucoup plus grave, comme le signalent l’exclamation de Scapin, « Peste ! » et sa tentative pour se dérober : « Monsieur, voilà tout ce que j’ai fait. » Il remonte plus loin dans le temps, « il y a six mois », et le valet ne s’est pas contenté du costume et du maquillage, il a lui-même joué le rôle du « loup-garou », qui fait sourire car nous imaginons la peur naïve de son maître.

Les trois aveux de Scapin : mise en scène de Marie Martine et Pascal Montel, Compagnie NéoVent, 2011 

Mais, paradoxalement puisque cet aveu est le plus dangereux, il ne  cherche pas à atténuer l’acte commis : « vous donna tant de coups de bâton », « vous pensa faire rompre le cou dans une cave où vous tombâtes en fuyant. » Nous avons l’impression que Scapin éprouve un véritable plaisir à revivre, par les mots, ce moment de revanche mis en scène. Aucune demande de pardon, ici, comme pour le vin, pas la moindre excuse invoquée, comme pour la montre, mais une justification qui présente cet acte comme une vengeance légitime : « seulement pour vous faire peur, et vous ôter l’envie de nous faire courir toutes les nuits comme vous aviez de coutume. » 

Par le choix du pronom « nous », Scapin ne se fait-il pas, ici, le porte-parole du "droit au sommeil" des serviteurs, exploités par leur maître ? La fourberie devient alors, pour un valet contraint à l’obéissance absolue, son seul moyen de défense.

CONCLUSION

 

Cette scène présente les quatre formes propres au comique, chacune en lien avec la notion de décalage. Elle est fondée sur le comique de situation, avec le quiproquo réitéré à trois reprises, qui conduit Scapin à des aveux, en fait inutiles car il s’agit, en réalité, des amours de son maître. La relation entre le maître et le valet met, elle, en évidence, le comique de caractère, en mettant en relief la naïveté du maître aisément dupé par la « fourberie » de son valet, passé maître dans l’art de la mise en scène. Le comique de mots vient du décalage entre les fautes avouées et les explications données, mais aussi entre les insultes hyperboliques de Léandre, le ton tragique qu’il adopte, et les tentatives de Scapin pour lui échapper. Enfin, la présence d’Octave permet le comique de gestes, puisqu’il retarde sans cesse les coups, et, en s’interposant, accentue le rythme de cette scène, transformant Scapin en une sorte de girouette entre les deux jeunes gens, dont l’un fait son éloge tandis que l’autre l’accuse. Mais nous pouvons aussi imaginer les gestes de Scapin, entre supplique, feinte innocence et mime des fautes accomplies.

Cette scène ne fait en rien progresser l’action, elle n’est qu’un moyen d’illustrer le titre Les Fourberies de Scapin. Mais elle enrichit le portrait de Scapin, qui subit ici le pire affront qui puisse lui arriver. Celui qui est heureux d’être appelé « Monsieur le coquin », ce qui lui reconnaît une forme de maîtrise dans l’art de la « fourberie », de se masquer, est, en effet, contraint de se mettre à nu, d’ôter son masque.

Cependant, la scène inverse aussi la perspective du rôle du valet. Dans la pièce, en aidant les amours des deux jeunes gens, il exerce sa fonction traditionnelle d’adjuvant. En revanche, ses aveux successifs le transforment en opposant : il est l’inférieur capable de prendre une revanche sur un maître, sur le plan matériel d’abord, mais aussi contre des abus d'autorité.

Racine

Jean Racine, Phèdre, 1677 : les quatre aveux de Phèdre

Acte I, scène 3, v. 269-306 : l'aveu de Phèdre à Œnone

La scène d'exposition entre Hippolyte et son gouverneur, Théramène, a présenté la situation au palais, alors que chacun ignore où est le roi Thésée. Hippolyte avoue son amour pour Aricie, prisonnière de Thésée suite au complot de ses frères contre lui, et annonce son départ pour aller rechercher son père.

Lorsque Phèdre entre en scène, à la scène 3, elle apparaît faible, désireuse de mourir. Alors qu'Œnone, sa confidente, la presse de questions au début de la scène 3, elle lui avoue la terrible vérité : elle aime Hippolyte.​

Comment, dans sa tirade lyrique, Phèdre se représente-t-elle comme à la fois coupable et innocente ?

Acte II, scène 5, v. 634-662 : le 1er aveu de Phèdre à Hippolyte

L'acte I a présenté la situation au palais, en l'absence du roi Thésée. Hippolyte avoue à son gouverneur son amour pour Aricie, tandis que Phèdre, amoureuse de son beau-fils, Hippolyte, confie à Œnone son déchirement entre cette passion violente et sa conscience, qui juge sévèrement cet amour interdit. Devant sa détresse, Œnone lui conseille de jouer son rôle de mère pour assurer à ses fils la succession du roi. Phèdre rencontre alors Hippolyte, et, après avoir plaidé en faveur de ses fils, ne peut retenir, dans cette tirade, l’aveu de son amour.

​Comment ce premier aveu  de Phèdre à Hippolyte à la fois masque-t-il et démasque-t-il sa passion ? 

Acte II, scène 5, v. 670-711 : le 2nd aveu de Phèdre à Hippolyte

L'acte I a présenté la situation au palais, en l’absence du roi Thésée. Hippolyte avoue à son gouverneur son amour pour Aricie, tandis que Phèdre, amoureuse de son beau-fils, Hippolyte, confie à Œnone son déchirement entre cette passion violente et sa conscience, qui juge sévèrement cet amour interdit. Devant sa détresse, Œnone lui conseille de jouer son rôle de mère pour assurer à ses fils la succession du roi. Phèdre rencontre alors Hippolyte, et, après un aveu d’amour encore indirect, puisque masqué sous une réécriture de la mythologie, elle change de ton devant la réaction horrifiée d’Hippolyte.

Comment, dans ce second aveu, Phèdre enlève-t-elle le masque pour avouer à Hippolyte sa passion ? 

Acte V, scène 7, v. 1622-1647 : l'ultime aveu de Phèdre

Après les aveux amoureux des deux premiers actes, le retour de Thésée à l’acte III a accéléré l’action. Le roi a cru la calomnie d’Œnone, confidente de Phèdre, contre son fils, Hippolyte, accusé d’avoir voulu séduire Phèdre, et, sous l'effet de la colère, sans écouter ses protestations d’innocence, a appelé contre lui la malédiction de Neptune. L’acte IV se termine sur la jalousie de Phèdre, qui renonce à disculper Hippolyte. L’acte V fait naître chez Thésée des doutes, trop tardifs : un long récit de Théramène lui apprend la mort terrible de son fils. ​

Quel sens donner à l’ultime aveu de Phèdre, qui constitue le dénouement de la tragédie ?

Please reload

Analyse
Analyse
Analyse
Analyse
Marivaux-Tx. 1

La comédie au XVIII° siècle, "siècle des Lumières"

Marivaux, Le Jeu de l'amour ou du hasard, 1730 : acte II, scène 12 

INTRODUCTION

 

Alors que son père veut la marier à Dorante, le fils d’un de ses amis, Silvia obtient de lui l’autorisation de juger par elle-même de ce prétendant, en prenant le costume de sa suivante, Lisette. Cependant, elle ignore, contrairement à son père et à son frère, Mario, que Dorante a eu la même idée et a pris celui de son valet, Arlequin et le nom de « Bourguignon ». Telle est l’intrigue qui fonde Le Jeu de l’amour et du hasard, comédie en trois actes que Marivaux fait jouer en 1730 par les Comédiens italiens, et la plus célèbre dans l’ensemble de son œuvre.

Mise en scène de Jean Liermier, atelier de Genève, 2008-2009

Pour lire l'extrait

L’intrigue illustre le titre de la pièce, puisque le « hasard » fait bien les choses : il fait naître « l’amour », aussi bien entre les deux maîtres qu’entre les deux serviteurs, ce qui provoque un grand désarroi, notamment chez Silvia honteuse de ce qu’elle ressent pour un domestique, un inférieur donc. Mais, dans cette douzième scène de l’acte II, Dorante enlève son masque et avoue son identité.

Comment, par la progression du dialogue, la vérité des cœurs se dévoile-t-elle ?

LA DYNAMIQUE DE L’AVEU

Silvia dans le costume de Lisette : mise en scène de Jean Liermier, Atelier de Genève, 2008-2009

La scène s’ouvre sur un court monologue de Silivia, confirmé par la didascalie initiale qui précise qu’elle est « seule » en scène. Il donne surtout la preuve de son enfermement dans une solitude d’abord psychologique : comment pourrait-elle avouer à quiconque qu’elle aime un domestique, transgression de toutes les convenances sociales au XVIII° siècle ?

Silvia dans le costume de Lisette : mise en scène de Jean Liermier, Atelier de Genève, 2008-2009

À l’arrivée de Dorante, le dialogue suit trois étapes.

        Dans un premier temps, face au rejet de Silvia, Dorante s’efforce de la retenir. D’un côté, le refus est brutal, avec le martèlement des monosyllabes : « Ce n’était pas la peine de me trouver, car je te fuis, moi ». Les propositions sont brèves, et l’impératif, « laisse-moi » est catégorique. Enfin, si elle laisse Dorante poursuivre, ses premières répliques ne conduisent qu’à un énergique « adieu » de la part de Silvia.

        Dans un deuxième temps, à partir d’un premier aveu de Dorante, « Reste ; ce n’est plus Bourguignon qui te parle », le dialogue s’accélère, devient plus vif aussi avec les exclamations et les interrogations, jusqu’au dévoilement complet par Dorante de son identité. Cette première phrase, en effet, si elle est claire pour le public, reste ambiguë pour Silvia car elle peut prendre un sens figuré, d’où sa réplique chargée d’ironie : « Eh ! qui es-tu donc ? » Dorante, lui, retarde l’aveu, en évoquant d’abord le cas de Bourguignon, « Sache que celui qui est avec ta maîtresse n’est pas ce qu’on pense » avant de se dévoiler clairement, avec le présentatif : « C’est moi qui suis Dorante. »

Silvia et Dorante : mise en scène de Jean  Meyer, théâtre de Célestins à Lyon, 1973

         Vient alors une troisième partie, où les répliques s’allongent pour permettre le duo amoureux  : d’une part Dorante s’explique, d’autre part Silvia décide de poursuivre le « jeu », ce qui met en valeur la force des sentiments des deux jeunes gens.

LA VÉRITÉ DES CŒURS RÉVÉLÉE

Avant même d’avoir révélé son identité, le langage de Dorante traduit à la fois ses sentiments et sa condition, vu ses expressions empruntées à la préciosité. Il parle, par exemple, de « l’estime qu’il a » pour elle avant même de parler d’un amour qu’il présente comme une lutte contre les élans de son cœur : « je n’ai pu me défendre de t’aimer », « tu vas juger des peines qu’a dû ressentir mon cœur. » Son langage révèle aussi sa qualité d'« honnête homme », car il souffre de ce mensonge dans lequel, non seulement il s'est enferme lui-même, mais qui fait du tort aussi à celle qu'il croit être Silvia, jeune fille de bonne famille : « L'état où sont toutes les choses me force à te le dire [...] pour en arrêter le cours. » C'est ce qui explique aussi le choix répété du futur proche,  pour traduire une forme d'urgence : « tu vas voir », « la confidence que je vais te faire », « tu vas juger ».

Ses explications traduisent l’importance que cette époque accorde à l’écart des conditions sociales, à travers le parallélisme lexical dans la phrase antithétique : à « Je hais la maîtresse dont je devais être l’époux » s’oppose, terme à terme avec un « et » dans le sens de « mais », « j’aime la suivante qui ne devait trouver en moi qu’un nouveau maître. » C’est cette transgression, répétée dans « la distance qui nous sépare » et dans « il ne m’est pas permis d’unir mon sort au tien », qui explique ses questions, elles aussi répétées : « Que faut-il que je fasse à présent ? » et « Quel parti prendre ? »

Silvia et Dorante : mise en scène de Xavier Lemaire, Théâtre Mouffetard, 2012

Il y a d’ailleurs en lui une ambiguïté sur ce sujet. Il blâme, en effet, la transgression quand il s’agirait de Silvia aimant son valet : « Je rougis pour elle de le dire, mais ta maîtresse a si peu de goût qu’elle est éprise de mon valet au point qu’elle l’épousera si on la laisse faire ? » Mais, dans son propre cas, celui d’un maître aimant une suivante, ses deux questions montrent qu’il cherche à trouver des excuses à la même transgression, physiques et psychologiques : « N’as-u pas assez de charmes, Lisette ? y ajoutes-tu encore la noblesse avec laquelle tu me parles ? » Intéressante image d’un temps où la liberté d’aimer en dessous de sa condition semble bien supérieure pour l’homme à celle accordée à une femme !

Cependant, Marivaux fait triompher, en son personnage, la vérité du cœur, qu’il affirme « [a]u point de renoncer à tout engagement » et d’exprimer sa douleur : « tes excuses me chagrinent », dit-il, et sont cause qu’il vit une situation « rendue plus douloureuse »​.

Silvia et Dorante en costume d'Arlequin : mise en scène  par la Compagnie de l'Embellie

Silvia et Dorante : mise en scène de Xavier Lemaire, Théâtre Mouffetard, 2012

Marivaux met ensuite en scène un des aspects de ce que l’on a nommé « marivaudage », ce jeu amoureux où le cœur joue, en quelque sorte, à cache-cache avec lui-même. D’abord, la stichomythie traduit la dérobade de Silvia, qui veut masquer ses propres sentiments, face à Dorante bien sûr, mais aussi pour reconquérir sa propre dignité. Ainsi, à « l’estime que j’ai pour toi », formule de Dorante, répond « « tâche de m’estimer sans me le dire, car cela sent le prétexte », puis à je n’ai pu me défendre de t’aimer », elle réplique « je me défendrai bien de t’entendre, moi », enfin, alors qu’il affirme « tu vas juger des peines qu’a dû ressentir mon cœur », elle riposte « Ce n’est pas à ton cœur que je parle, c’est à toi. »

Mais, en introduisant la didascalie « vivement », Marivaux fait jaillir, pour elle aussi, la vérité du cœur. Elle révèle, en effet, l’espoir de Silvia, de même que l’interrogation impatiente « Après ? » qui suit la première partie de l’aveu, de trouver la justification de son amour. D’où l’importance de l’aparté, « Ah ! je vois clair dans mon cœur », qui traduit son soulagement : l’amour a trouvé spontanément son objet, digne d’être aimé.

Silvia et Dorante : mise en scène de Xavier Lemaire, Théâtre Mouffetard, 2012

À partir de là, Marivaux aurait pu conclure la pièce, il suffisait que Silvia, à son tour, révèle la vérité. Mais la comédie est un « jeu » avant tout, et il choisit de prolonger ce jeu, puisque le second aparté montre le choix de son héroïne, ne pas se dévoiler : « Cachons-lui qui je suis… » Elle peut, en effet, après tant de bouleversement intérieur, savourer le plaisir d’entendre sans déchoir socialement les déclarations d’amour qu’elle provoque par ses questions : « Votre penchant pour moi est-il si sérieux ? M’aimez-vous jusque là ? » Elle-même entre d’ailleurs dans ce « jeu » par un aveu amoureux, masqué uniquement par la fiction du déguisement, de l’écart des conditions : « Un cœur qui m’a choisie dans la condition où je suis est assurément bien digne qu’on l’accepte, et je le payerais volontiers du mien si je ne craignais pas de la jeter dans un engagement qui lui ferait tort. »

Sa dernière réplique, alors qu’elle se retrouve seule, fait directement écho au monologue du début de la scène. Elle est, à présent, libérée, « Allons, j’avais grand besoin que ce fût Dorante », et va poursuivre sa dissimulation, expérience pour voir si Dorante est prêt à aller jusqu’au mariage.

Silvia et Dorante : le face-à-face amoureux

Silvia et Dorante : le face-à-face amoureux

CONCLUSION

 

L’aveu est ici lié au thème de l’amour, central dans tout le théâtre de Marivaux.

Ce qui l’intéresse est d’abord la naissance de l’amour, notamment quand il se heurte aux préjugés sociaux de son époque. Déjà très moderne en cela, et illustrant ce « siècle des Lumières » – sans  pour autant être révolutionnaire ! – Marivaux utilise l’illusion, le masque, pour obliger les cœurs à regarder leur propre vérité en face. Nié, bouleversant, puis avoué, l’amour semble dépasser toutes les limites qu’on cherche à lui fixer : « J'ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ses niches. », aurait-il dit si l’on en croit d’Alembert dans son Éloge de Marivaux (1785). Et c’est bien cette « sortie » que nous montre cette scène.

Selon le Journal de Chênedollé (1832), Voltaire aurait accusé, lui, Marivaux de « peser des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée », reproche donc d’un excès dans l’analyse du sentiment amoureux. Mais ce que l’on a nommé « marivaudage » révèle, chez cette auteur, une connaissance particulièrement fine de tous les mouvements, succession d’élans et de reculs du cœur devant ce qu’il éprouve, manifestée par l’alternance entre le silence et l’aveu. Dire… ne pas dire, conserver le mystère ou faire la lumière ? Les obstacles ne sont plus, comme chez Molière, la volonté des pères ou les obligations sociales, ils viennent de la complexité des cœurs eux-mêmes.

Marivaux-Tx. 2

Marivaux, Les fausses Confidences, 1737 : acte II, scène 15 

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

Les fausses Confidences, comédie en trois actes de Marivaux, jouée en 1737 par les Comédiens italiens, offre le type même de la comédie d’intrigue. L’ancien valet de Dorante, Dubois, entré chez Araminte, se transforme en habile stratège pour permettre au jeune homme, éperdument amoureux d’Araminte, d’obtenir le mariage. Cela implique une transgression sociale car Dorante est sans fortune et celle-ci est une riche veuve, sur le point d’épouser le comte Dorimont. Malgré les obstacles, notamment la mère d’Araminte, madame Argante, prête à tout pour  que sa fille devienne comtesse, Dubois affiche sa certitude : « vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux ; je l’ai mis là. Nous sommes convenus de toutes nos actions, toutes nos mesures sont prises ».

Avec l’appui de l’oncle de Dorante, monsieur Rémy, Dubois le fait donc engager comme intendant. Puis, en parfait connaisseur du cœur féminin, Dubois implique la suivante Marton dans le jeu : Dorante doit feindre de vouloir l’épouser, de façon à susciter la jalousie d’Araminte. « Fausse confidence » à Marton, « fausse confidence » à monsieur Rémy… tout est mis en œuvre par Dubois pour mettre en valeur l’amour sincère de Dorante pour Araminte, juqu’à la confidence véritable : dans la scène 14 de l’acte I, il informe Araminte, sous le sceau du secret, de l’amour de Dorante pour elle, en dépeignant, de façon dramatique, le désespoir du jeune homme.

Lorsque, à l’acte II, toujours grâce aux ruses de Dubois, le portrait  d’Araminte, apporté par un joaillier, tombe entre les mains de celle-ci, en présence du comte et de sa mère, l’intrigue franchit une étape importante. Qui a fait faire ce portrait ? Malgré les dénégations du Comte, Araminte choisit de croire que c’est lui… jusqu’à de nouvelles « confidences » de Dubois, qui lui apprend que Dorante en est l’auteur, et lui révèle aussi que la relation entre Marton et Dorante n’est que fiction, imaginée pour que celle-ci soutienne Dorante auprès de sa maîtresse.

Elle devrait alors le renvoyer, mais n’en a guère le désir : « Si, lorsqu’il me parle, il me mettait en droit de me plaindre de lui ; mais il ne lui échappe rien ; je ne sais de son amour que ce que tu m’en dis ; et je ne suis pas assez fondée pour le renvoyer. Il est vrai qu’il me fâcherait, s’il parlait ; mais il serait à propos qu’il me fâchât. » Pour obtenir cet aveu, elle tente d’abord de lui « tendre un piège » en l’obligeant à écrire une lettre au comte dans laquelle elle accepte le mariage. La demande que lui adresse Marton, de favoriser son mariage avec Dorante, lui offre un nouveau prétexte pour obtenir cet aveu d’amour.

Mise en scène de Didier Bezace, 2010

Comment la dynamique du dialogue, mené par Araminte, conduit-elle Dorante à exprimer ses sentiments pour elle ?

LE DOUBLE JEU D’ARAMINTE

Dorante ignore les « confidences » faites par Dubois sur son prétendu amour pour Marton, et, surtout, sur l’auteur du portrait, dont il ignore aussi qu’il est entre les mains d’Araminte, et qu'elle veut provoquer son aveu. Cette ignorance place donc Araminte en position de supériorité : elle peut utiliser ce qu’elle a appris pour faire dire à Dorante la vérité.

Sa première tentative consiste à utiliser la demande d'autoriser son mariage que vient de lui adresser Marton, en présence de Dorante, «  Si elle m’accorde à vous, vous n’aurez point de peine à m’obtenir de moi-même ». La didascalie initiale, « émue », et son premier aparté « Cette folle ! », rappellent au public qu’elle est au courant du rôle joué, à son insu, par Marton, et, tout en révélant sa sensibilité et sa compassion devant la naïveté de sa suivante, soulignent toute l’hypocrisie du discours qui suit. Elle feint, en effet, de croire à la sincérité de ce projet, « Je suis charmée de ce qu’elle vient  de m’apprendre », puis, pour faire réagir Dorante, se livre à un éloge hyperbolique de Marton : « Vous avez fait là un très bon choix ; c’est une fille aimable et d’un excellent caractère. » Elle poursuit son double jeu, en jouant d’abord l’étonnement, par la reprise exclamative de la dénégation de Dorante, « Vous ne songez point à elle ! », puis en invoquant le témoignage de Marton : « Elle dit que vous l’aimez, que vous l’aviez vue avant que de venir ici. » Elle oblige ainsi Dorante à une difficile explication, mais son aveu reste masqué. De même, le reproche qu’elle lui adresse, « Vous avez tort. Il fallait désabuser Marton », ne conduit qu’à une  nouvelle excuse.

Araminte et Dorante : un douloureux questionnement

Elle change alors de stratégie. Elle passe à un questionnement plus pressant, en jouant l’incompréhension : « Il y a quelque chose d’incompréhensible en tout ceci ! », « je ne vous interroge que par étonnement », « Voilà de l’incroyable ». Mais avec qui triche-t-elle, en réalité. Avec Dorante, ou avec elle-même ? Un nouvel aparté exclamatif, « Il a des expressions d’une tendresse ! », suggère qu’elle éprouve aussi, au fond d’elle-même, le plaisir d’entendre des déclarations d’amour sans risques pour sa réputation, puisque Dorante ignore qu’elle a été mise au courant par Dubois. Ce qui serait interdit par les convenances, en raison de l’écart des conditions, être aimé par un de ses employés, un inférieur sans fortune, devient licite…

Ainsi, en répétant, « Je n’imagine point de femme qui mérite d’inspirer une passion si étonnante, je n’en imagine point », elle amène Dorante à un vibrant éloge, qui ne peut que la combler ! De plus, même s’il est masqué par l’emploi du pronom indéfini « on », sa remarque, « On essaie de se faire aimer, ce me semble ; cela est naturel et pardonnable », est un véritable encouragement donné à Dorante pour qu’il parle directement, en vain.

Araminte et Dorante : un douloureux questionnement : mise en scène de Didier Bezace, 2010

Il oblige donc Araminte à un nouveau changement de procédé. Elle l’enferme dans ses propres contradictions, sur lesquelles elle insiste : « Mais votre conduite blesse la raison. Que prétendez-vous avec cet amour pour une personne qui ne saura jamais que vous l’aimez ? Cela est bien bizarre. Que prétendez-vous ? » Sa stratégie devient alors véritablement offensive. L’aparté, « Il faut le pousser à bout », montre, par ce lexique militaire, qu’elle passe à l’attaque, en reprenant les mots mêmes de Dorante pour souligner une nouvelle contradiction : « Avec elle ! Oubliez-vous que vous êtes ici ? »

Araminte et Dorante : le duel face-à-face 

En usant aussi de son autorité, « montrez-moi ce portrait. », elle devient presque cruelle et joue avec Dorante comme un chat avec une souris, puisqu’elle sait très bien de quel portrait il s’agit mais feint de l’ignorer pour en laisser la découverte à Dorante : « « Voyez »,  « examinez ». Elle se prive pas de recourir aussi à l’ironie, quand feignant de croire au déni de Dorante, « Cela ne se peut pas », elle confirme : « Il est vrai que la chose serait assez extraordinaire. » Comme un juge dans un tribunal, elle place les preuves sous les yeux du coupable, pour le confondre : Il ne peut plus alors nier.

Cependant, alors même qu’Araminte, en faisant preuve d’indulgence,  vient d’avouer à son tour son amour, « Dorante, je ne me fâcherai point. Votre égarement me fait pitié. Revenez-en ; je vous le pardonne », la situation s’inverse brutalement. L’irruption et le cri de Marton ramènent le double obstacle à cet amour, d’abord l’obstacle extérieur, les conventions sociales, d’où le cri d’Araminte en écho : « Ah ciel ! c’est Marton ! Elle vous a vu. », répété car c’est d’abord le jugement d’autrui que redoute Araminte. Elle se reprend, retrouve son autorité et rejette avec une violente colère Dorante : « Laissez-moi, allez-vous-en ; vous m’êtes insupportable. » Mais contre qui cette colère est-elle dirigée ? Contre Dorante, ou contre sa propre faiblesse ? La dernière phrase, bref monologue, montre que l’obstacle à l’amour est surtout intérieur : « Voilà pourtant ce que c’est que de l’avoir gardé ! » est bien le reproche qu’elle s’adresse par amour-propre.

Victorieuse puisqu’elle a habilement obtenu l’aveu d’amour qu’elle souhaitait, Araminte est cependant prise au piège à présent : elle ne peut plus feindre l’ignorance, et devrait, par respect des convenances, renvoyer aussitôt Dorante.​

Araminte et Dorante : le duel face-à-face. Mise en scène de Luc Bondy, 2015 

L’AVEU DE DORANTE

En n’ayant pas informé Dorante de la « confidence » qu’il a faite à Araminte, sur son amour pour elle, son absence de sentiment pour Marton, et la vérité du portrait, Dubois, d’un côté le place en position d’infériorité face à sa maîtresse ; mais, d’un autre côté, il lui permet de répondre et d’agir avec naturel, en se dérobant ainsi à toute accusation de manipulation ou d’hypocrisie pour exprimer la sincérité de ses sentiments.

Déjà les didascalies, « d’un air abattu », « tristement », « toujours abattu », sont le signe de la sincérité de sa souffrance, renforcé par la tonalité tragique de l’interjection « Hélas ! » Il adopte d’emblée un comportement propre à rendre Araminte indulgente envers lui, d’autant plus que Dubois a longuement  insisté sur le désespoir amoureux de Dorante. Cela lui est indispensable, car il peut tout de même être accusé d’avoir manipulé Marton en n’hésitant pas à la faire souffrir. Il rejette donc la faute à la fois sur son oncle, « « C’est une erreur où M. Rémy l’a jetée sans me consulter », puis en invoquant son besoin d’obtenir le poste d’intendant : « je n’ai point osé dire le contraire, dans la crainte de m’en faire une ennemie auprès de vous », « Elle vous aurait, peut-être, empêché de me recevoir ». Demi-vérité, demi-mensonge, car c’était Dubois qui lui avait nettement conseillé de s’en faire une alliée , « « tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous » (II, 2), et il n’avait jamais clairement démenti les affirmations de son oncle devant Marton. Enfin, il tente d’effacer ce qui est, en réalité, une manipulation blâmable en rejetant la faute ultime sur Marton : « Il en est de même de ce riche parti qu’elle croit que je refuse à cause d’elle », « mon indifférence lui en dit assez. » Celle-ci serait donc trop naïve et aveuglée par son propre désir.

Les fausses Confidences : portrait de Dorante : le duel face-à-face 

Dans un deuxième temps, comme cette excuse ne suffit pas, Dorante fait un premier pas vers l’aveu, en multipliant les négations : « je n’ai nulle part à tout cela. Je suis hors d’état de donner mon cœur à personne ; je l’ai perdu pour jamais, et la plus brillante de toutes les fortunes ne me tenterait pas. » Mais il tombe dans le piège tendu par Araminte, en étant obligé de révéler la force de son amour d’où ses réponses, encore voilées cependant : « Je trouve plus de douceur à être chez vous, madame », « et je la verrais à tout instant, que je ne croirais pas la voir assez. » En même temps, ses réponses prouvent ses qualités de parfait amant. D’un côté, un amour profond (« je l’adore », « je ne saurais presque parler d’elle qu’avec transport »), que traduit un vibrant éloge de la femme aimée : « On ne connaît rien de si beau ni de si aimable qu’elle, et jamais elle ne me parle ou ne me regarde que mon amour n’en augmente. » Mais, de l’autre, la conscience de la distance sociale qui les sépare l’amène à exprimer tout son respect, touchant alors au tragique : « Me préserve le ciel d’oser concevoir la plus légère espérance ! Être aimé, moi ! non, madame, son état est bien au-dessus du mien. Mon respect me condamne au silence, et je mourrai du moins sans avoir eu le malheur de lui déplaire. » 

Dorante :  respect et soumission

Mais il ne peut s’enfermer dans ce silence, vu l’insistance d’Araminte.  L’invraisemblance de sa réponse, « Le plaisir de la voir, et quelquefois d’être avec elle », soulignée par Araminte, l’oblige à se corriger, et, de ce fait, à mentionner le portrait : « Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point. » Au XVIII° siècle, conserver le portrait de celle qu’on aime – ou, pour une femme, accepter que l’on fasse son portrait pour le donner à un amant – est en soi un aveu d’amour. Mais, le respect de Dorante, qui a peint ce portrait lui-même, préserve sa bien-aimée de toute médisance : « Je me serais privé de son portrait si je n’avais pu l’avoir que par le secours d’un autre. » Il essaie cependant jusqu’au bout de se taire, en se dérobant aux ordres d’Araminte : « Daignez m’en dispenser, madame ; quoique mon amour soit sans espérance, je n’en dois pas moins un secret inviolable à l’objet aimé. »

L'aveu de Dorante à Araminte : mise en scène de Didier Bezace, 2010

Quand il ne peut plus faire autrement que déclarer son amour, cette déclaration, accompagnée par la gestuelle traditionnelle, « Il se jette à ses genoux », mérite bien le terme « aveu », puisque la notion de faute est soulignée par le choix des verbes : « songez que j’aurais perdu mille fois la vie avant d’avouer ce que le hasard vous découvre. Comment pourrai-je expier ? » Mais le public, lui, est au courant, et il sourit à la fois de la dissimulation d’Araminte, « Il m’en est tombé un par hasard entre les mains », à laquelle croit Dorante, devenu à son tour naïf, « avouer ce que le hasard vous découvre », alors même que tout a été organisé par Dubois. C’est donc en quelque sorte le complice de la tromperie qui se retrouve, à son tour, trompé.

L'aveu de Dorante à Araminte : mise en scène de D. Bezace, 2010

Dorante à genoux devant Araminte : mise en scène de Luc Bondy, 2015

Dorante à genoux devant Araminte : mise en scène de Luc Bondy, 2015

Mais nous pouvons, finalement, nous interroger sur ce que révèle la didascalie « feignant d’être déconcerté ». Il y avait pourtant de quoi être réellement « déconcerté » d’être ainsi surpris à genoux devant Araminte, puisque Dorante ignore que c’est Dubois qui a envoyé Marton pour les surprendre… Alors, pourquoi « feignant » ? S’agit-il seulement d’un désir sincère d’apaiser l’inquiétude  d’Araminte : « Non, madame, non ; je ne crois pas. Elle n’est point entrée. » Ou bien est-ce une feinte plus perfide ? A-t-il immédiatement compris, surtout après le manque de colère de celle-ci, qui parle d’« égarement », de « pitié » et de pardon, que c’était le meilleur moyen de reprendre l’avantage sur celle qui, comme le souhaitait Dubois, est à présent « mûre » pour accepter son amour ? A-t-il même compris qu’elle serait contrainte, à présent, d’accepter de révéler publiquement les sentiments qu’elle vient de lui manifester ?

CONCLUSION

 

En intitulant sa comédie « Les fausses confidences », Marivaux met en évidence le rôle que jouent l’illusion, la dissimulation et le mensonge, dans l’amour, quand il est combattu, voire interdit, par le décalage des conditions. Pour lutter contre les préjugés, et au nom d’un amour sincère, ses personnages en sont réduits, comme souvent dans le théâtre de Marivaux, à devenir les acteurs d’un jeu de rôles.

Mais, dans cette pièce Marivaux va plus loin que dans Le Jeu de l’amour et du hasard, où c’étaient les deux héros eux-mêmes qui élaboraient la mise en scène en décidant de jouer le rôle de leurs serviteurs. Ici, Marivaux fait intervenir un personnage tiers, Dubois, et c’est lui qui joue le rôle de metteur en scène, les deux héros devenant des marionnettes entre ses mains, victimes de ses « fausses confidences ». Araminte se croyait supérieure, au début de la scène, car elle « savait », mais, à la fin, elle se retrouve prise au piège de son désir d’entendre Dorante lui-même lui confier son amour ; inversement, Dorante, en position d’infériorité au début car soumis à un douloureux interrogatoire, accusé et condamné au silence par l’écart social, reprend l’avantage après son aveu car il a pu partager un moment d’amour sincère, quelque bref qu’il ait pu être. Finalement, son ignorance des manigances de Dubois et sa propre faiblesse sont devenues une force.

Mais cette force nouvelle suffira-t-elle à le conduire au mariage qu’il désire ? Tout l’acte III sera consacré à lever les obstacles qui séparent un domestique qui n’a, pour fortune, que son seul mérite et une veuve, certes riche, mais qui doit encore tenir compte des convenances et se libérer des préjugés sociaux.

Marivaux-Tx. 3

Marivaux, Les fausses Confidences, 1737 : acte III, scène 12 

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

Cette scène 12 de l’acte III est l’avant-dernière de la comédie en trois actes de Marivaux, Les fausses Confidences, jouée en 1737 par les Comédiens italiens.

La stratégie de Dubois, valet d’Araminte, pour que Dorante, son ancien maître, se fasse aimer de la jeune et riche veuve Araminte, dont il est devenu l’intendant, a pleinement réussi. La scène 15 de l’acte II a été déterminante, puisque les manœuvres de Dubois ont conduit Dorante, trahi par le portrait qu’il a peint d’elle,  à avouer son amour à Araminte. Elle ne s’est pas révoltée – comme elle l’aurait  dû – au moment même de cette déclaration d’amour : « Elle n’est qu’à deux pas », conclut Dubois pour rassurer Dorante. Surprise, en effet, par sa suivante Marton avec Dorante à genoux devant elle, elle devrait, pour respecter les convenances et par amour-propre, renvoyer cet intendant qui ose l’aimer et le lui dire. Mais Dubois poursuit ses manœuvres, et, à la fin de l’acte III, Araminte est à présent cernée de tous côtés. Son entourage la presse de renvoyer Dorante, pour épouser le comte Dorimont. 

Mise en scène de Patrice Lecadre,

Compagnies de l'Élan et de la Source, 2005

Cette nouvelle rencontre entre Dorante et Araminte marque le début du dénouement, puisqu’au lieu du renvoi attendu, la situation s’inverse. Comment la progression du dialogue, en révélant les sentiments de ces deux personnages, conduit-il au double aveu ? 

DORANTE, AVOCAT DE LUI-MÊME

Dans la première partie de la scène, Dorante est dans son rôle d’intendant, qui lui sert encore de prétexte au début de son entretien : « J’ai de l’argent à vous remettre » de la part d’« un de vos fermiers [qui] est venu tantôt ». Cependant, sa première déclaration, « Madame… j’ai autre chose à dire… je suis si interdit, si tremblant, que je ne saurais parler », détruit par avance cet alibi professionnel. Il ne peut pas justifier non plus le ton de sa voix, souligné par la répétition de la didascalie « ému » et la multiplication des points de suspension. Son bouleversement est évident.

Le dialogue bascule à partir de la question de Dorante sur cet argent, « Ne serait-il pas temps de vous l’apporter ce soir ou demain, madame ? ». Elle va lui permettre de plaider sa cause contre la décision de renvoi qui le menace. Compte-tenu des convenances propres au XVIII° siècle, il sait très bien qu’Araminte ne peut pas le garder à son service. Il tente alors de l’émouvoir en exprimant sa douleur, signalée par la didascalie « plaintivement » et reprise par une exclamation pathétique : « Hélas ! madame, que je vais être à plaindre ! » Revenant sur l’objet symbolique de son amour, le « portrait », il le présente comme sa seule consolation : « J’ai tout perdu ! J’avais un portrait et je ne l’ai plus. » C’est une façon indirecte de demander à Araminte de le lui rendre. En insistant sur la valeur de ce portrait, « D’ailleurs, celui-ci m’aurait été bien cher ! Il a été entre vos mains, madame », et en invoquant sa « douleur », il oblige Araminte à protester.

Or, il sait très bien que, pour une dame à cette époque, offrir son portrait à un homme revient à accepter l’amour qu’on lui porte, et même à y répondre ! Cela conduit donc à s’interroger : est-il sincère en jouant ensuite l’innocence, et en lui manifestant le respect que lui inspirerait la conscience de l’écart social qui les sépare : « Que vous m’aimez, madame ! Quelle idée ! qui pourrait se l’imaginer ? » ? Dubois lui a déjà assuré qu’il avait réussi, que le cœur d’Araminte lui était acquis… N’est-ce pas plutôt, à nouveau, une façon habile de l’amener à avouer, à son tour, son amour ? 

L'embarras de Dorante devant Araminte : mise en scène par la troupe "Le Pavé dans la mare", 2008

L'embarras de Dorante devant Araminte : mise en scène par la troupe "Le Pavé dans la mare", 2008

Le début du plaidoyer de Dorante  : mise en scène par la troupe "Le Pavé dans la mare", 2008

Le début du plaidoyer de Dorante  : mise en scène par la troupe "Le Pavé dans la mare", 2008

La troisième partie de la scène traduit un nouveau changement, marqué par l’élan de Dorante, « se jetant à ses genoux », et manifestant son bonheur avec grandiloquence : « Je me meurs ! » Mais les manipulations de Dubois, desquelles Dorante s’est volontiers fait le complice, ont nui à l’image du jeune homme. Il n’a pas, en effet, la sincérité des jeunes gens habituelle dans les comédies, celles de Molière par exemple. Marivaux doit donc restaurer cette image, ne pas laisser le spectateur dans l’idée qu’il a obtenu Araminte par ruse. D’où la force de son annonce : « Je ne la mérite pas, cette joie me transporte, je ne la mérite pas. Vous allez me l’ôter ; mais n’importe ; il fait que vous soyez instruite. » La répétition, le risque qu’il envisage et accepte de prendre par honnêteté lui permettent, en avouant, de retrouver innocence et pureté du cœur.

Dorante à genoux devant Araminte : mise en scène par la troupe "Le Pavé dans la mare", 2008

Dorante à genoux devant Araminte : mise en scène par la troupe "Le Pavé dans la mare", 2008

Il n’en demeure pas moins que sa tirade d’aveu est très habilement construite. Elle s’ouvre sur la notion de vérité, mise en valeur par la litote et l’adjectif hyperbolique, avec, pour preuve, à nouveau l’objet symbolique, « le portrait » : « Dans tout ce qui s’est passé chez vous, il n’y a rien de vrai que ma passion, qui est infinie, et que le portrait que j’ai fait ». Dans une phrase de bilan, « Voilà, madame, ce que mon respect, mon amour et mon caractère ne me permettent pas de vous cacher », il réaffirme cette vérité, à travers une gradation dont l’ordre vise bien à le réhabiliter. Ainsi l’aveu lui-même, la fausseté, se trouve encadré par ces deux protestations, ce qui est déjà un moyen de l’atténuer. De plus, à aucun moment Dorante n’emploie les termes « fausseté » ou « mensonge ». Il parle d’« incidents », ce qui minimise tous les pièges tendus à Araminte, et les mots « industrie » et « stratagème », habituels pour qualifier la ruse des valets, soutiennent le rejet de la faute sur Dubois. Il se présente lui-même comme « forcé de consentir » à cette stratégie mensongère.

L'aveu de la dissimulation : mise en scène par la troupe "Le Pavé dans la mare", 2008

Par opposition, son amour, lui, est toujours dépeint comme une absolue vérité, puisque son valet a pu le mesurer (il le « savait »), si fort qu’il l’en a « plaint » et a joué, afin de consoler son maître, sur « l’espérance » et le « plaisir » qu'il avait de voir sa bien-aimée, irrésistibles. Comme pour la plaidoirie d’un avocat, la tirade se conclut sur un rythme oratoire, double comparaison scandée par l’anaphore : « J’aime encore mieux […] que », « j’aime mieux […] que ». Cette conclusion repose sur une inversion parallèle : « regretter votre tendresse » est repris et amplifié par « [avoir] votre haine », tandis que « la devoir à l’artifice » est, lui, repris et développé par « [devoir supporter] le remords d’avoir trompé ». Le dernier mot de ce plaidoyer en constitue le point d’apogée, en divinisant celle qu’il aime : « ce que j’adore. »

Comment pourrait-elle lui adresser le moindre reproche d’avoir tout tenté pour obtenir son amour ?

L'aveu de la dissimulation : mise en scène par la troupe "Le Pavé dans la mare", 2008

LES AVEUX D’ARAMINTE

Dès le début de la scène, même si elle adopte le ton d’une maîtresse face à son intendant avec l’impératif, « Approchez, Dorante », les apartés révèlent au public, complice, l’amour  d’Araminte :  « Ah ! je n’ai guère plus d’assurance que lui », « Ah ! que je crains la fin de tout ceci ! » D’où viendrait, en effet, ce manque d’« assurance » sinon de son déchirement intérieur entre ses sentiments et les obligations dues à sa position sociale qui exigent le renvoi de Dorante ? Que comprendre alors par cette formule « la fin de tout ceci » ? La difficulté de devoir imposer un renvoi à un domestique, ou bien la « fin » du plaisir d’écouter des discours agréables à son propre cœur ? La réponse est donnée par les didascalies, « avec émotion », « émue », « toujours émue », qui révèlent qu’elle est, elle aussi, troublée par Dorante.

L'embarras d'Araminte : mise en scène par la troupe "Le Pavé dans la mare", 2008

De même, d’ailleurs, que lui se réfugie dans ses remarques professionnelles, les réponses d’Araminte, en complet  décalage, révèlent que ses pensées sont totalement ailleurs : « Un de mes fermiers ?... cela se peut bien », « Je n’en doute pas », « Ah ! de l’argent… nous verrons », « Oui… je le recevrai… vous me le donnerez. » Les points de suspension mettent en évidence son bouleversement, confirmé par un nouvel aparté : « Je ne sais ce que je lui réponds. » 

L'embarras d'Araminte : mise en scène par la troupe "Le Pavé dans la mare", 2008

C’est le désir indirectement exprimé par Dorante de remettre cet argent « demain », qui ramène Araminte à ce qui est véritablement l’enjeu de la scène, « Comment  vous garder jusque là, après ce qui est arrivé ? », rappel de la pression subie de la part d’un entourage qui ne peut accepter qu’elle tolère l’amour d’un simple intendant, un domestique. C’est cette question qu’elle doit résoudre, et la réplique suivante introduit ce que réclament les convenances, comme si elle voulait elle-même se  convaincre de l’importance du qu’en-dira-t-on : « Il n’y a pas moyen, Dorante ; il faut se quitter. On sait que vous m’aimez, et l’on croirait que je n’en suis pas fâchée. » Mais sa riposte, en écho à la plainte de Dorante, est déjà un aveu, mais encore voilé : « Ah ! allez, Dorante ; chacun a ses chagrins. » À qui s’adresse ensuite sa remarque : « Mais vous n’êtes pas raisonnable » ? À Dorante qui réclame son portrait ? Ou bien à elle-même qui ne peut arriver à le renvoyer nettement ? L’aveu qui suit, « Et voilà pourtant ce qui m’arrive », avec la didascalie qui précise « d’un ton vif et naïf », en réponse à la question de Dorante, semble lui échapper malgré elle, comme si elle se trouvait surprise par ses propres sentiments.

Un troisième mouvement intervient après l’aveu de Dorante. La didascalie, « le regardant quelque temps sans parler », met en valeur, par ce silence, la solennité du jugement attendu de sa part. Elle ne minimise certes pas la gravité de ce que Dorante vient de reconnaître : « Si j’apprenais cela d’un autre que vous, je vous haïrais sans doute. » Mais la syntaxe hypothétique, suivie du connecteur « mais », annonce immédiatement son pardon, justifié par trois arguments adressés autant à elle-même qu’au public du XVIII° siècle.

Le pardon d'Araminte : mise en scène de Didier Bezace, 2010

     Le premier, avoir fait cet aveu « en un moment comme celui-ci », est déjà la reconnaissance de son honnêteté : elle vient de lui avouer son amour, il pourrait se contenter de ce triomphe et se taire, au lieu de prendre le risque de reconnaître sa faute.

    Le deuxième argument généralise cette nature de Dorante, avec le superlatif hyperbolique « le plus honnête homme du monde ». Elle l’avait déjà jugé tel dans sa fonction d’intendant, en déclarant, au début de cette  scène, « Je m’en fie bien à vous ». Araminte est une femme d’un XVIII° siècle où, dans la noblesse comme dans la riche bourgeoisie, porter un masque fait partie des convenances sociales, et surtout quand l’argent est en jeu. Finalement, un être sincère fait donc figure d’exception, d’où son éloge hyperbolique : « Ce trait de sincérité me charme, me paraît  incroyable ». Dans cette pièce, du reste, personne n’a hésité à mentir dans son intérêt, M. Rémy, l’oncle de Dorante, Marton, la suivante d’Araminte, Madame Argante, sa mère, et le comte Dorimont, qui souhaite l’épouser.

         Dans un tel contexte, la dissimulation de Dorante devient donc excusable, et  c’est ce que quoi insiste le troisième argument : « puisque vous m’aimez véritablement » oppose le mensonge, qui ne serait alors que de surface, à la profondeur, la vérité des sentiments. En amour, tout est permis, et la fin « plaire » à celle qu’on aime sincèrement, justifie les moyens : « ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n’est point blâmable. »

Le pardon d'Araminte : mise en scène de Didier Bezace, 2010

La conclusion d’Araminte, avec le verbe impersonnel, « il est permis », la neutralité lexicale, « un amant », et le choix du pronom indéfini, « on doit lui pardonner lorsqu’il a réussi », ressemble surtout à une façon de se justifier elle-même de son pardon, de se rassurer à la pensée que toute femme agirait comme elle.

N’oublions pas qu’Araminte doit encore justifier ce choix face à un entourage hostile, ce qui sera l’objet de la scène suivante, achevant le dénouement.

CONCLUSION

 

Cette scène propose deux aveux progressifs, deux vérités en écho : celui d’une faute – quoique minimisée – pour Dorante, celui d’amour pour Araminte, d’abord spontané, puis raisonné quand elle accorde son pardon. Ces deux aveux ont pour fondement les « confidences », « fausses », sinon par leur contenu – car l’amour de Dorante, lui, est sincère -, du moins par la façon de les présenter, par exemple la façon dont le « portrait », preuve de l’amour, arrive entre les mains d’Araminte. Araminte avait fait confiance à la parole de Dubois, qui prétendait lui dire la vérité ; et, paradoxalement, c’est l’aveu de mensonge qui l’amène à présent à accorder sa confiance à Dorante. Finalement, chez Marivaux, le masque, le déguisement, voire le mensonge, sont  l’instrument qui fait jaillir la vérité des cœurs. Longtemps combattue par les convenances sociales, par les réalités financières aussi, elle finit toujours par triompher. En même temps, c'est une façon pour cet auteur du "siècle des Lumières" d'affirmer que le mérite personnel doit l'emporter sur la naissance ou sur la fortune

Mais, pour triompher, que d’épreuves ! Pour reprendre le titre d’une des premières comédies de Marivaux, La Surprise de l’amour (1722), les cœurs, saisis devant ce qu’ils ressentent, mettent du temps à rendre les armes, d’où l’importance du dialogue amoureux dans toutes ses pièces. C’est ce qu’analyse d’Alembert dans son Éloge de Marivaux, en 1785. Dans ce que l’on a nommé « marivaudage », les répliques s’enchaînent, exclamations, questions, puis se dérobent, pour mieux trahir les sentiments véritables, que révèlent le ton adopté et, souvent, les apartés.

Cette éternelle surprise de l’amour, sujet unique des comédies de Marivaux, est la principale critique qu’il ait essuyée sur le fond de ses pièces ; car nous ne parlons point encore du style : on l’accuse, avec raison, de n’avoir fait qu’une comédie en vingt façons différentes, et on a dit assez plaisamment que si les comédiens ne jouaient que les ouvrages de Marivaux, ils auraient l’air de ne point changer de pièce. Mais on doit au moins convenir que cette ressemblance est, dans sa monotonie, aussi variée qu’elle le puisse être, et qu’il faut une abondance et une subtilité peu communes pour avoir si souvent tourné, avec une espèce de succès, dans une route si étroite et tortueuse. Il se savait gré d’avoir le premier frappé à cette porte, jusqu’alors inconnue au théâtre.

D’Alembert, Éloge de Marivaux, 1785.

Pour lire une intéressante critique de Georges Poulet

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, ou La folle journée, 1784 : acte V, scène 7 

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

Le Mariage de Figaro est la deuxième pièce de la trilogie de Beaumarchais, ouverte par Le Barbier de Séville (1775) et terminée par La Mère coupable (1792). Cette comédie met en scène le couple formé par la Rosine, du Barbier, pupille du vieux Bartholo, et le Comte Almaviva, qui a réussi à l’épouser grâce aux ruses du barbier Figaro, devenu ensuite son valet.

Beaumarchais a mis six ans à faire jouer sa pièce, écrite en 1778, que la monarchie absolue jugeait subversive car les insolences de Figaro et le portrait du Comte dénonçaient nettement les privilèges indus et les abus des puissants. Le Comte, en effet, veut profiter de l’ancien « droit du seigneur », qui permettait au maître d’avoir la primeur lors de la nuit de noces d’une servante, ici Suzanne que doit  épouser Figaro.

Beaumarchais

Extraits de la mise en scène de J.-P. Tribout, 2016

Les victimes se liguent pour l’en empêcher, et la pièce mérite pleinement son sous-titre « La folle journée », par la multiplication des péripéties, des ruses et des coups de théâtre qui ponctuent l’intrigue.

Beaumarchais, Le Mariage de Figaro ou La folle Journée

L’acte V montre la mise en œuvre du stratagème, imaginée par la Comtesse et Suzanne, à l’insu de Figaro, pour démasquer l’infidélité du Comte. La Comtesse prend la place de Suzanne pour se rendre au rendez-vous que Suzanne a fixé au Comte, de nuit dans le parc, en lui glissant secrètement un billet. Mais Figaro a surpris cet échange, et lui aussi se rend au rendez-vous, comme Suzanne. Tous deux, bien dissimulés, assistent donc à cet aveu amoureux du Comte à celle qu’il prend pour Suzanne…

Comment Beaumarchais, en mettant en place un jeu de rôles, réussit-il à donner un sens moral à une scène comique ?​

UN JEU DE RÔLES

Cet extrait forme une mise en abyme, petite scène de théâtre dans la comédie, où chaque personnage joue son rôle.

La situation comique est favorisée par le décor, puisque la didascalie qui situe l’acte V précise que « le théâtre est obscur », de façon à rendre vraisemblable le piège tendu au Comte. Il offre aussi un cadre propice à la dissimulation des spectateurs, Figaro et Suzanne, avec les « marronniers » derrière lesquels ils peuvent se cacher, tout comme dans les « deux pavillons, kiosques ou temples de jardin ». Ils ont d’ailleurs déjà servi de refuge au page Chérubin, lui aussi venu faire sa cour à la Comtesse, sa belle marraine dont il est épris. Le Comte, qui vient de le surprendre, lui  a donné un soufflet… reçu par erreur par Figaro, d’où un grand éclat de rire de Suzanne. Rire surprenant de la part de quelqu’un qui vient d’être giflé, ce qui explique la « bizarrerie » dont parle le Comte dans sa première réplique. Nous retrouvons ce jeu de cache-cache à la fin du passage avec les apartés de Figaro et de Suzanne, « Ni moi », qui amènent le commentaire naïf du Comte, « Il y a de l’écho ici », comique pour le public complice.

Le décor de l'acte V : mise en scène d'Henri Lazarini, 2016

Le décor de l'acte V : mise en scène d'Henri Lazarini, 2016

Le jeu est mené par la Comtesse, qui a pris le  costume de Suzanne pour voir jusqu’où ira son époux dans la tromperie. Elle se transforme en une parfaite actrice, comme le signalent les didascalies, « imitant le parler de Suzanne », « de la voix de Suzanne ». Elle trouve une habile explication à son émotion, remarquée par son époux (« Tu  trembles ? ») : sa réponse, « J’ai eu peur », est immédiatement interprétée par le Comte comme la crainte d’être surprise par Figaro en glissant le billet pour le rendez-vous. Elle doit aussi entrer dans le jeu de séduction, accepter de se laisser embrasser (« Il la baise au front ») tout en feignant de protester plaisamment, « Des libertés ! », « prend[re] la main », et que le Comte lui parle en « la caressant ». C’est elle également qui provoque l’aveu du Comte, en relançant ses déclarations par des questions : « L’espériez-vous ? », « Ainsi l’amour ?... », « Vous ne l’aimez plus ? », « Que vouliez-vous en elle ? »

Le Comte et la Comtesse déguisée : mise en scène de Jean-Paul Tribout, 2016

Le Comte et la Comtesse déguisée : mise en scène de Jean-Paul Tribout, 2016

Dans cette situation, le public ne peut que rire de ce mari trompé. L’emploi du tutoiement, de l’abréviation « Suzon » et son interpellation familière « ma beauté » prouvent que le piège fonctionne parfaitement. Son ridicule éclate notamment quand, en faisant l’éloge de Suzanne, il multiplie les comparaisons à sa propre femme dans son exclamation, « Mais quelle peau fine et douce, et qu’il s’en fait que la Comtesse ait la main aussi belle ! », et dans ses deux questions : « A-t-elle ce bras ferme et rondelet, ces jolis doigts pleins de grâce et d’espièglerie ? » Ce ridicule est, d’ailleurs, souligné par la Comtesse en aparté : « Oh ! la prévention ! »

Un décor symbolique : mise en scène de C. Rauck, Comédie-Française, 2008

Enfin, Figaro et Suzanne font fonction de spectateurs de cette comédie dans la comédie. L’exclamation en aparté de Figaro, lui aussi dupe du déguisement et qui se croit trompé le soir même de ses noces, « Coquine ! », contraste plaisamment avec celle de Suzanne, « Charmante ! », qui apprécie le talent de comédienne de sa maîtresse.

Dans cette scène, ce sont les femmes qui mènent le jeu, en contraignant les hommes à faire voir clairement leurs faiblesses. Elle pourrait porter comme titre « Les trompeurs trompés ». La morale est également préservée, puisque le Comte, séducteur prêt à abuser de son privilège de maître, se trouve lui-même pris au piège.

Un décor symbolique : mise en scène de C. Rauck, Comédie-Française, 2008

UN AVEU PROVOCATEUR

Cependant, au-delà du jeu d’illusion comique, les déclarations du Comte proposent une vision pessimiste du sentiment amoureux, et ses aveux sont teintés d’amertume. Il ne les aurait certainement pas faits devant sa femme, car il se reconnaît séducteur, mais devant une servante, il ne court aucun risque.

Beaumarchais, Le Barbier de Séville

Souvenons-nous du Barbier de Séville. Il montrait l’amour ardent du Comte, qui mettait tout en œuvre pour conquérir celle qui n’était alors que Rosine, la pupille du vieux Bartholo qui prétendait l’épouser. Or, cela n’est pas si ancien, « trois ans d’union » rappelle le Comte. Mais ils ont suffi pour que la passion se transforme en la platitude d’un « Je l’aime beaucoup », et que le mariage soit devenu « si respectable » que tout désir soit éteint pour son épouse. Il en arrive à nier l’amour, réduit à l’état de fiction par la négation restrictive et la métaphore, « L’amour… n’est que le roman du cœur », auquel il substitue « l’histoire », réalité objective, la seule vérité qui ne disparaisse pas, la recherche du plaisir, terme répété : « c’est le plaisir qui en est l’histoire », « nous poursuivons ailleurs ce plaisir ». Cette affirmation met déjà en évidence l’écart  qui sépare les conceptions masculine et féminine.

Deux répliques plus longues développent, en l’élargissant par l’emploi du présent de vérité générales et du pronom collectif « nous », l’aveu de ce qui conduit à cet échec du mariage. Le ton se fait alors plus sérieux, moralisateur, pour dépeindre ce que devrait être l’amour conjugal : « Ah ! quelle leçon ! », s’exclame d’ailleurs son épouse. Aux yeux du Comte, les rôles sont nettement répartis entre les hommes et les femmes, et il les justifie, dans une interrogation rhétorique,  par l’argument habituel dans la bouche des séducteurs machistes : « Changerons-nous la marche de la nature ? Notre tâche, à nous, fut de les obtenir : la leur […] est de nous retenir. » Cette réponse, dans sa forme presque proverbiale avec la rime des deux infinitifs, cantonne l’homme dans son rôle de conquérant, la femme devenant alors sa proie… mais une proie qui doit mettre en œuvre toute une stratégie pour rester attirante !

Portrait d'un séducteur : le comte Almaviva

Portrait d'un séducteur : le comte Almaviva

Une première énumération traduit la complexité de cette stratégie, assez semblable à celle d'une courtisane, posée comme indispensable à la survie du couple, mais dont le Comte a bien du mal à définir les contours : « Je ne sais : moins d’uniformité peut-être, plus de piquant dans les manières ; un je ne sais quoi, qui fait le charme ; quelquefois un refus, que sais-je ? » La répétition du verbe « aimer », le rythme des répétitions et la gradation des indices de durée mettent en valeur la lassitude qui, selon le Comte, menace tout couple : « Nos femmes croient tout accomplir en nous aimant ; cela dit une fois, elles nous aiment, nous aiment ! (quand elles nous aiment), et sont si complaisantes, et si constamment obligeantes, et toujours, et sans relâche ». Cette conception est véritablement pessimiste – sans compter le doute introduit dans la parenthèse – et, surtout, accusatrice envers les femmes. La conclusion révèle une réelle amertume : « on est tout surpris, un beau soir, de trouver la satiété, où l’on recherchait le bonheur. » Finalement, ce sont les femmes qui sont désignées comme coupables si leurs maris les trompent, ceux-ci se trouvant ainsi excusés : « elles n’étudient pas assez l’art de soutenir notre goût, de se renouveler à l’amour, de ranimer, pour ainsi dire, le charme de leur possession, par celui de la variété. »

Mais notons que la pièce date du XVIII° siècle, encore éloigné des revendications féministes. Les deux didascalies, antithétiques, « piquée » pour la Comtesse, mais « riant » pour le Comte souligne cette opposition des sexes, qui accorde une totale supériorité aux hommes. Si la Comtesse perçoit, dans son interrogation, « Donc elles doivent tout ? », l’injustice de cette  prétendue « morale » – qui justifie, en fait, l’adultère – sa dernière réponse au conseil de son époux, « on l’oublie trop », la montre cependant prête à l'accepter, « Ce ne sera pas moi. », tout comme les deux valets qui renchérissent.

Par cet aveu de lassitude conjugale, le Comte détruit, en fait, ses propres tentatives pour obtenir les faveurs de Suzanne, en montrant, avec un certain cynisme, son vrai visage de séducteur, qui ne cherche en elle qu’un moment de « plaisir ».

CONCLUSION

 

Cet extrait oscille donc entre deux tonalités. D’un côté ressort le comique d’une situation qui ridiculise, par le quiproquo, ce mari séducteur, qui veut tromper sa femme et se retrouve trompé par elle. De l’autre, il y a une forme de cruauté pour cette épouse, qui croit simplement jouer, mais se retrouve destinataire d’un aveu qui met en évidence l’échec de son mariage, et même l’en accuse. Si le mariage tue l’amour qui a uni deux êtres sincèrement épris, la faute en incomberait aux femmes... Habile morale qui permet à un séducteur de se montrer immoral !

Mais la scène ne montre-t-elle pas exactement l’inverse de ce dont le Comte accuse les femmes, et, indirectement, la sienne ? C’est bien elle qui, en jouant le rôle de Suzanne, met du « piquant » dans son couple et en rompt l’« uniformité », et n’était-ce pas là une façon de le « retenir » en lui donnant une bonne leçon ? Le stéréotype de l’homme fort et supérieur est bien mis à mal, puisqu’ici les deux femmes l’emportent sur les deux hommes. La pseudo-morale du Comte est donc détruite, puisque le rire est, finalement, du côté de la morale.

Saint-Quentin, Le Mariage de Figaro, V, 19 , 1785 : le Comte démasqué.. Gravure sur cuivre, Bibliothèque de l'Arsenal

Saint-Quentin, Le Mariage de Figaro, V, 19 , 1785 : le Comte démasqué.. Gravure sur cuivre, Bibliothèque de l'Arsenal

Mise en scène de la Compagnie Colette Roumanoff

Le drame romantique au XIX° siècle

Alfred de Musset, On ne badine pas avec l'amour, 1834 : acte III, scène 8

Musset-Tx. 1

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

La pièce que Musset fait paraître en 1834, dans La Revue des deux mondes – elle ne sera jouée qu’en 1861 – par son titre en forme de proverbe, On ne badine pas avec l’amour, nous invite à voir une comédie légère,  un « badinage » amoureux entre trois personnages, Perdican et Camille, cousins et promis au mariage, et la jeune paysanne Rosette, sœur de lait de Camille.

Mais, dès l’acte I, Perdican, sincèrement épris de Camille, se heurte à la sécheresse de la jeune fille, qui refuse d’entrer dans son jeu, le rappel des heureux souvenirs d’enfance. Dans l’acte II, elle lui annonce sa décision de devenir religieuse, en manifestant sa défiance envers les hommes, hypocrites et infidèles, et elle reste insensible aux efforts de Perdican pour l’en dissuader. Après la découverte d’une lettre adressée par Camille à une amie religieuse où elle se vante de lui avoir planté un « poignard dans le cœur », Perdican, blessé, tente alors de la rendre jalouse, en faisant la cour à la jeune paysanne Rosette,  et en lui promettant le mariage. Camille, qui a surpris cette scène, lui tend un piège pour détromper la naïve paysanne, qui s’évanouit quand elle entend Perdican déclarer à Camille qu’il l’aime. 

Mise en scène à la Comédie-Française

Le « badinage » pourrait s’arrêter là, il a déjà été cruel. Mais le persiflage de Camille, qui ironise sur ce futur mariage, renforce la décision de Perdican d’épouser Rosette. L’acte III se termine sur un ultime rendez-vous que fixe Camille à Perdican, mais dans quel but ? Les deux jeunes gens cesseront-ils leur « badinage » pour reconnaître, enfin, la vérité de leurs sentiments ?

Comment les conséquences du double aveu échangé dans cette scène illustrent-elles le titre même de la pièce ?

LES OBSTACLES À L’AMOUR

Dans la pièce l’amour est confronté, non  pas à des obstacles extérieurs, tels les pères dans les comédies de Molière, mais plutôt, comme chez Marivaux, à des obstacles intérieurs, qui relèvent de la personnalité des deux personnages.

L"oratoire, décor dans la mise en scène de Jean-Pierre Vincent, théâtre de Sartrouville, 1988

Le premier obstacle est la foi de Camille, et le choix du lieu, mentionné dans la didascalie initiale, est significatif : cet « oratoire » inscrit le dénouement dans le contexte de la religion. C’est elle, en effet, qui a poussé Camille, influencée par son éducation au couvent et par le sombre portrait de la perfidie  et de l’infidélité masculines qu’une amie religieuse lui a fait, à refuser le mariage avec Perdican, ce qu’elle rappelle dans sa prière à Dieu : « j’avais juré de vous être fidèle », « j’ai refusé de devenir l’épouse d’un autre que vous ». Il est donc logique que son trouble la conduise à cette prière, dont l’ardeur est introduite par la didascalie, « elle se jette au pied de l’autel. » L’émotion de Camille se manifeste par le ton lyrique de cette invocation, fortement modalisée par les interrogations et les exclamations. Après sa première question angoissée, « M’avez-vous abandonnée, ô mon Dieu ? », laissée sans réponse, elle le prend à témoin , avec la répétition de « vous le savez », de sa vérité : « j’ai cru parler sincèrement devant vous et devant ma conscience ».

Cependant, le choix du verbe « j’ai cru » traduit déjà le doute qui s’est glissé en elle, mais c’est d’abord Dieu que ses interrogations  accusent : « ne voulez-vous donc plus de moi ? », « Oh ! pourquoi faites-vous mentir la vérité elle-même ? » Ce n’est qu’à la fin du monologue que le retour au « je » remet en cause ses propres sentiments : « Pourquoi suis-je si faible ? Ah ! malheureuse, je ne puis plus prier ! » Camille commence donc à admettre que la raison invoquée en rejetant l’amour de Perdican, sa volonté de devenir religieuse, n’était sans doute qu’une trahison de la « vérité » de son cœur.

L"oratoire, décor dans la mise en scène de Jean-Pierre Vincent, théâtre de Sartrouville, 1988

La triple interrogation de Camille qui suit la première réplique de Perdican signale que celle-ci prend elle aussi la forme d’un monologue. Perdican ne s’adresse pas directement à elle, il se contente de l’observer et d’en donner une image douloureuse : « La voilà pâle et effrayée, qui presse sur les dalles insensibles son cœur et son visage. » Mais de son côté, ce n’est pas Dieu qu’il interpelle pour l’accuser, mais l’orgueil humain personnifié par l’hyperbole, « le plus fatal des conseillers humains », qui installe la scène dans le registre tragique en posant la notion de destin, confirmée par « nous étions nés l’un pour l’autre ». L’accusation de l’orgueil est mis en valeur par le chiasme syntaxique, le tutoiement et l’anaphore interrogative : « Orgueil, […] qu’es-tu venu faire entre cette fille et moi ? […] qu’es-tu venu faire sur nos lèvres, orgueil,[…] ? »

Francis Huster dans le rôle de Perdican. Film de Roger Kahane, 1978

L’orgueil devient ainsi le coupable de leur séparation et de leur échec, traduit par le choix des temps. Le conditionnel passé, « Elle aurait pu m’aimer », rejette l’amour dans l’irréel, alors que, par opposition, le futur proche dans le passé, « lorsque nos mains allaient se joindre », rappelle à quel point le bonheur était proche. Perdican donne ainsi l’image d’une division intérieure entre le « nous », qui exprime la vérité des cœurs, et cet « orgueil » tel un étranger maléfique.

Francis Huster dans le rôle de Perdican. Film de Roger Kahane, 1978

LE DOUBLE AVEU

Au centre de la scène intervient le double aveu, longue tirade de Perdican encadrée par l’affirmation nette, « nous nous aimons », reprise en écho par Camille : « Oui, nous nous aimons. » Les deux didascalies complètent ce double aveu, « Il la prend dans ses bras », « Il l’embrasse ».

Toute la déclaration de Perdican se construit sur le pronom personnel « nous », ce n’est qu’ensuite que son exclamation la ponctue par le « je » : « Chère créature, tu es à moi ! » Camille, en revanche, emploie immédiatement le « je » : « Laisse-moi le sentir sur ton cœur », « je t’aime ». » Elle renforce cet aveu en prenant Dieu à témoin, mais un Dieu bien différent de celui invoqué au début de la scène, ici un Dieu favorable à l’amour humain : « Ce Dieu qui nous regarde ne s’en offensera pas ; il veut bien que je t’aime ; il y a quinze ans qu’il le sait. » Cette interprétation de la volonté divine, qui transforme l’amour en destin, confirme que, pour Camille, la religion n’a été qu’un prétexte pour se jouer du cœur de Perdican.

L'aveu amoureux entre Perdican et Camille : mise en scène Gérard Gelas, 2005

L'aveu amoureux entre Perdican et Camille : mise en scène Gérard Gelas, 2005

Perdican avait, dans une rencontre précédente, violemment critiqué l’éducation donnée au couvent, mais ici, à l’inverse, c’est un chant de louange qu’il dédie à Dieu, interpellé et familièrement tutoyé dans sa prière. Il lui rend grâce sur un ton rendu lyrique par les métaphores filées.

        La première transforme le bonheur en une « perle », amplifiée par l’exclamation hyperbolique, « si rare dans cet océan d’ici-bas ! », et par le lexique mélioratif, « cet inestimable joyau ». Dieu devient alors un « pêcheur céleste », généreux envers ses créatures : « tu nous l’avais donné », « tu l’avais tiré pour nous des profondeurs de l’abîme ».

      La seconde image l’amour en une « route céleste qui nous aurait conduit à toi dans un baiser », allusion au mariage religieux. La couleur de ce « vert sentier qui nous menait l’un vers l’autre » traduit à la fois l’espérance et le naturel que revêt la vérité des cœurs, et il est encore embelli dans l’exclamation sur un rythme ternaire : il avait « une pente si douce, il était entouré de buissons si fleuris, il se perdait dans un si tranquille horizon ! » Mais l’image s’inverse avec les « rochers sombres » qui symbolisent les obstacles.

Mais ces obstacles, pour Perdican, viennent tous des défauts humains, énumérés, « la vanité », reprise de l’idée d’« orgueil », « le bavardage et la colère », qui viennent prouver l’exclamation qui encadre sa tirade : « Insensés que nous sommes », « Ô insensés ! » Il met l’accent sur la façon dont l’homme, aveugle, s’emploie à trahir la vérité de son cœur. Ainsi, les termes « songe », les exclamations et la question, « Hélas ! cette vie est elle-même un si pénible rêve ! pourquoi encore y mêler les nôtres ? » soulignent que l’homme aime à se bercer d’illusions, qualifiées péjorativement de « misérables folies ». Violent aveu d’une culpabilité partagée (« Lequel de nous a voulu tromper l’autre ? »), prolongé par leur comparaison à un « vent funeste », qui l’inscrit par avance dans le registre tragique. Enfin, la comparaison qui les assimile à des « enfants gâtés » qui ont « fait un jouet » de leur amour fait écho au titre de la pièce : ils ont « badiné », gaspillant leur amour. 

Camille et Perdican. Film de Roger Kahane, 1978

Cependant, cette comparaison à des enfants ne leur fournit-elle pas aussi une excuse, leur jeunesse ignorante, inconsciente ? De même, « Il a bien fallu que nous nous fissions du mal, car nous sommes des hommes » offre une autre excuse : ne serait-ce pas la nature même des hommes – créatures de Dieu – qui constituerait une fatalité, et les empêcherait d’atteindre le bonheur ? 

Camille et Perdican. Film de Roger Kahane, 1978

LES CONSÉQUENCES DE L’AVEU

Alors même que la scène venait de trouver le dénouement heureux, attendu dans une comédie, amour avoué et mariage annoncé, la didascalie, « on entend un grand cri derrière l’autel » introduit une rupture brutale. Musset utilise là un procédé fréquent au théâtre, celui du « témoin caché », qui fait ici basculer la pièce dans la tragédie. Notons que plusieurs mises en scène, telles celle de la Comédie-Française, suppriment ce « cri »  et les quelques courtes répliques qui suivent pour créer plus immédiatement le décalage tragique.

La tension va croissante, depuis l’annonce de Camille, « C’est la voix de ma sœur de lait », puis avec l’étonnement de Perdican, « Comment est-elle ici ? », enfin les impératifs de Camille marquant l’urgence : « Entrons dans cette galerie », « viens, portons-lui secours ». Même si elle tente de minimiser la situation en rappelant un fait antérieur, « elle s’est encore évanouie », Camille fait aussitôt preuve de compassion, traduite par son vocabulaire : « La pauvre enfant nous a sans doute épiés », « hélas ! tout cela est cruel ». Les réactions de Perdican, en revanche sont plus complexes. Il semblerait qu’il se sente très vite coupable, à travers l’image de ses « mains couvertes de sang », du « froid mortel qui [l]e paralyse », et dans sa prière implorante : « Je vous en supplie, mon Dieu ! ne faites pas de moi un meurtrier ! » Ce serait là l’explication de son manque de courage, puisqu’il laisse Camille aller seule trouver Rosette. 

La mort de Rosette : mise en scène de Jean-Pierre Vincent aux Amandiers de Nanterre, 1993

La mort de Rosette : mise en scène de Jean-Pierre Vincent aux Amandiers de Nanterre, 1993

Musset, "On ne badine pas avec l'amour"

La reprise de son aveu précédent, « nous sommes deux enfants insensés », confirme son sentiment de culpabilité, mais il s’affirme ici plus directement tragique : « nous avons joué avec la vie et la mort. » L’imploration s’intensifie et s’accélère avec les impératifs et les exclamations : « ne tuez pas Rosette, Dieu juste ! », « ne faites pas cela, ô Dieu ! » Cependant, à nouveau une excuse se glisse dans cette prière : « mais notre cœur est pur ».

De plus, nous pouvons nous interroger : Perdican a-t-il vraiment compris ce que représente l’amour en considérant qu’il peut effacer ce qui s’est passé qu’elle « sera heureuse », futur de certitude s’il lui «  trouve[…] un mari ». Certes, la pièce se déroule au XIX° siècle, où les mariages arrangés sont la norme, et la jeune fille n’est qu’une petite « paysanne », mais c’est faire bien peu de cas de ses sentiments…

La brutalité de la dernière réplique de Camille lui apporte une réponse, preuve de leur châtiment et illustration du titre de la pièce : « on ne badine pas avec l’amour », sinon on risque la mort.

CONCLUSION

 

Le moment d’amour partagé, empreint de lyrisme, avec le choix de modalités expressives, d’un lexique souvent hyperbolique et l’élaboration de métaphores empreintes de poésie, est très bref. Musset cherche surtout à provoquer l’émotion, en passant du registre pathétique au tragique

Célestin Nanteuil, George Sand et Alfred de Musset, 1ère moitié du XIX° siècle. Estampe

Célestin Nanteuil, George Sand et Alfred de Musset, 1ère moitié du XIX° siècle. Estampe

Ce pessimisme s’explique peut-être par l’échec de la relation entre Musset et George Sand, passion violente mise à mal par la découverte, alors même que les amants vivent leur bonheur à Venise, de l’infidélité de la jeune femme. Mais la pièce montre aussi les deux facettes de cet auteur, qu’il transmet à ses personnages : d’un côté, celui qui « badine avec l’amour », le libertin pour lequel l’amour est d’abord un jeu, et le romantique, dont le « cœur est pur », qui aspire à l’idéal, à une communion absolue avec l’être aimé.

Déjà, le double aveu de Perdican et de Camille donne une image bien sombre de l’amour, qui se masque à la fois aux yeux d’autrui mais aussi de soi-même, comme si l’avouer – se l’avouer – était une forme de faiblesse, voire d’infériorité. L’amoureux se cherche alors des prétextes, tels la religion pour Camille, ou sa dignité à préserver pour Perdican, et préfère « badiner », jouer, plutôt que de dévoiler la vérité de son cœur. Mais le plus tragique est que c’est précisément au moment où ils ont surmonté les obstacles et voient clair en eux-mêmes que tout s’écroule, qu’ils doivent payer, en quelque sorte, leurs fautes, et se retrouvent renvoyés à la solitude.

Alfred de Musset, Lorenzaccio, 1834 : acte III, scène 3 (extrait)

Pour lire l'extrait

Musset-Tx. 2

INTRODUCTION

 

C’est en 1830 que le drame romantique s’impose, après la célèbre « bataille » provoquées par la pièce de Victor Hugo, Hernani. Alfred de Musset, lui, après l’échec de sa première pièce décide de ne plus se tourner vers la scène et de regrouper ses œuvres sous le titre Un Spectacle dans un fauteuil.

Lorenzaccio, pièce publiée en 1834 dans un second volume, illustre parfaitement cette évolution du théâtre, à la fois par la liberté prise avec les règles du théâtre classique, par la personnalité de son héros, et par une inspiration qui plonge dans l’Histoire des temps modernes.

Mais, cette liberté est aussi un obstacle à la représentation : Musset, en cinq actes, construit trente-neuf scènes, avec vingt-cinq changements de lieux scéniques, et soixante-neuf personnages parlants – sans compter les très nombreux figurants ! 

Mise en scène de Franco Zeffirelli à la  Comédie-Française, 1976

La pièce ne sera donc jouée qu’en 1896, avec d’importantes modifications, et toutes les représentations ultérieures y introduiront des changements, justifiés par les difficultés de mise en scène.

Musset doit à George Sand son inspiration. Elle lui offre son manuscrit d’Une Conspiration en 1537, dont elle-même avait emprunté l’intrigue à la Storia florentina de Varchi, chronique de la vie de Florence à la Renaissance.  Mais Musset a modifié la fin de l’histoire : dans la réalité, Lorenzo s’enfuit et reste en vie encore quelques années, alors que le héros de la pièce se laisse tuer, désespéré de voir que son assassinat n’aura pas libéré Florence.

L’intrigue principale – car il s’y mêle une action autour du rôle que doit jouer l’Église et une autre sur la résistance des Républicains – s’articule autour du meurtre du tyran débauché qui opprime Florence, le duc Alexandre de Médicis. 

G. Amato, gravure du décor de l’acte I, L’Illustration, 12 décembre 1896 : mise en scène de d’Armand d’Artois, théâtre de la Renaissance

C’est l’objectif de son cousin Lorenzo, affirmé depuis le début de la pièce, celui d’être « un nouveau Brutus ».  Pour ce faire, il en est devenu le compagnon, partageant ses débauches pour supprimer toute méfiance, mais est ainsi devenu « Lorenzaccio », surnom méprisant qui souligne la haine de ses concitoyens. Parmi eux, les Républicains tentent de résister, notamment les fils Strozzi, Thomas et Pierre, qui veulent venger leur sœur Louise, insultée par Julien Salviati, un débauché ami du duc. Mais leur tentative pour tuer Salviati échoue, et la scène 3 de l’acte III, la plus longue de la pièce et qui constitue son apogée, s’ouvre sur leur arrestation. Lorenzo entre dans la seconde partie de cette scène, et Philippe Strozzi lui fait part de ses interrogations, en l’interpellant vivement.

G. Amato, gravure du décor de l’acte I, L’Illustration, 12 décembre 1896 : mise en scène d’Armand d’Artois, théâtre de la Renaissance

Agir ! Comment ? je n’en sais rien. Quel moyen employer, quel levier mettre sous cette citadelle de mort, pour la soulever et la pousser dans le fleuve ? quoi faire, que résoudre, quels hommes aller trouver ? je ne puis le savoir encore. Mais agir, agir, agir ! Ô Lorenzo ! le temps est venu. N’es-tu pas diffamé, traité de chien et de sans-cœur ? Si je t’ai tenu, en dépit de tout, ma porte ouverte, ma main ouverte, mon cœur ouvert, parle, et que je voie si je me suis trompé. Ne m’as-tu pas parlé d’un homme qui s’appelle aussi Lorenzo, et qui se cache derrière le Lorenzo que voilà ? Cet homme n’aime-t-il pas sa patrie, n’est-il pas dévoué à ses amis ? Tu le disais, et je l’ai cru. Parle, parle, le temps est venu.

Après un premier temps de silence, Lorenzo lui ouvre son cœur : « je tuerai Alexandre », lance-t-il. Face aux questions de Philippe Strozzi, il développe longuement cet aveu.

Comment le héros, en levant son masque, révèle-t-il la douloureuse vérité de son cœur ?​

L’AVEU DU PROJET DE MEURTRE

La mort du duc Alexandre de Médicis

Face à Philippe Strozzi, un des rares Florentins – et un Républicain – à accepter de le rencontrer parce qu’il le connaît depuis sa jeunesse, Lorenzo finit par faire un aveu brutal : Je vais tuer Alexandre. » L’emploi du futur proche souligne la force de sa décision, de même que la précision, au présent, « C’est peut-être demain que je tue Alexandre », à peine atténué par l’adverbe de doute, et la projection dans l’avenir, qui marque le fait accompli, assuré : « dans deux jours j’aurai fini. » Mais, dans un premier temps, il qualifie, à deux reprises ce crime par « mon coup », terme généralement utilisé par un malfaiteur, un voyou. Ce n’est qu’ensuite qu’il évoque, deux fois, « ce meurtre », puis se l’approprie plus directement : « mon meurtre ».

Mais comment qualifier ce meurtre ? S’agit-il d’un acte politique, tel que peuvent l’envisager les Républicains pour libérer Florence ?

Dans un premier temps, l’hypothèse posée par Lorenzo peut le laisser penser, avec le choix, à nouveau du futur, et la métaphore hyperbolique : « si les républicains se comportent comme ils le doivent, il leur sera facile d’établir une république, la plus belle qui ait jamais fleuri sur terre. » Belle preuve d’optimisme sur le résultat de son geste, vu comme salvateur et renforcé par l’affirmation : « Qu’ils aient pour eux le peuple, et tout est dit. Mais Lorenzo y croit-il vraiment ? En réalité, cette hypothèse n’est qu’une sorte de pari qu’il fait avec Philippe Strozzi, insistant : « Je te fais une gageure », « Je te gage que ». Pour lui, cette hypothèse est vaine, et il la détruit par l’accumulation des négations : « ni eux ni le peuple ne feront rien. »

La mort du duc Alexandre de Médicis

La périphrase péjorative par laquelle il désigne le duc dans sa tirade fournit, à elle seule, une explication à ce pessimisme : Alexandre est, certes, un tyran haï, mais c’est un « conducteur de bœufs », c'est-à-dire de citoyens ne formant qu’un troupeau passif, acceptant de se laisser conduire. Face au défi relevé par Strozzi (« Fais-le, et tu verras. »), Lorenzo s’appuie sur un exemple qui élargit sa critique, à partir d’une double interrogation : « Vois-tu dans cette petite maison cette famille assemblée autour d’une table ? ne dirait-on pas des hommes. Ils ont un corps, et une âme dans ce corps. » Mais l’ironie est démasquée par l’accusation qui suit : « Cependant, s’il me prenait envie d’entrer chez eux, tout  seul, comme me voilà, et de poignarder leur fils aîné au milieu d’eux, il n’y aurait pas un couteau de levé sur moi. » La raison de leur inaction pourrait s’expliquer par la peur de représailles… Mais toute la seconde partie de sa longue tirade détruit toute excuse possible en mettant en place une vision très sombre de ses concitoyens.

Il y témoigne, en effet, d’un profond mépris pour les Républicains. Il leur reproche, violemment, de n’être capables que de paroles, d’insultes, sans avoir le courage de passer à l’action, d’être donc des « lâches sans nom ». Cette opposition s’applique d’abord à Philippe Strozzi : « toi qui me parles » – et Strozzi parle de liberté – « tu ne le ferais pas », lui lance-t-il en évoquant le meurtre. Puis, son dégoût s’élargit, sa colère, soulignée par l’interpellation de Strozzi et les répétitions anaphoriques, passe des hommes engagés politiquement aux hommes en général : « Voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d’infamie ; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent et que l’exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche ; j’en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom, qui m’accablent d’injures pour se dispenser de m’assommer, comme ils le devraient. J’en ai assez d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain. » 

Lorenzo et Philippe Strozzi : mise en scène de Georges Lavaudant, Comédie-Française, 1989 

Le lexique met en parallèle la violence des critiques que subit le héros (« boue », « infamie », « exécration », « conspué », « m’accablent d’injures ») et le mépris que leur renvoie le héros dans ce qui devient un véritable réquisitoire contre le « bavardage humain », et ceux qui ne cherchent qu’à « satisfaire leur gosier » ou à « vider leur sac à paroles ».

Lorenzo et Philippe Strozzi : mise en scène de Georges Lavaudant, Comédie-Française, 1989 

Lorenzo, jugé sévèrement par ses contemporains, inverse donc sa position et se transforme, dans sa tirade exaltée, en procureur dressant son réquisitoire. Il confirme que l’assassinat du duc Alexandre ne joue pas, à ses yeux, un rôle politique : « Que les hommes me comprennent ou non, qu’ils agissent ou n’agissent pas » montre bien que, pour lui, ce n’est pas le résultat qui compte. Il s’agit bien d’une « gageure », d’un test, illustré par les images finales : « je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d’Alexandre ; dans deux jours, les hommes comparaîtront au tribunal de ma volonté. » D’ailleurs, Philippe Strozzi dans sa question l’avait compris avant même cette longue tirade explicative : « Si tu crois que c’est un meurtre inutile à ta patrie, comment le commets-tu ? » Il pousse ainsi Lorenzo à lui ouvrir son cœur.

UNE DOULOUREUSE CONFESSION

Devant l’aveu de Lorenzo, les brèves répliques de Philippe Strozzi révèlent d’abord son effroi, à travers son cri, « Tu me fais horreur », et sa double exclamation : « Quel abîme ! quel abîme tu m’ouvres ! » Mais il semble avoir déjà compris le dédoublement de Lorenzo : « Comment le cœur peut-il rester grand avec des mains comme les tiennes ? », « Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles ? »

La tirade de Lorenzo est à la fois la réponse adressée à Philippe Strozzi, dont il recherche l’approbation, parce qu’au fond il garde de l’estime pour lui, et un monologue, dans lequel il part en quête de sa propre unité.

L’explication montre, en effet, son désir de réconcilier les deux êtres qui coexistent en lui, celui de la jeunesse – qu’on appelait tendrement « Lorenzino » - et celui d’aujourd’hui, nommé péjorativement « Lorenzaccio », et même parfois féminisé par  « Lorenzetta » en raison de sa relation avec le duc.

Il se dépeint, dans sa jeunesse, par trois adjectifs mélioratifs : « J’ai été beau, tranquille et vertueux », le terme de « vertu » étant repris deux fois dans la tirade. Cette première raison du meurtre, sur laquelle il insiste par ses questions ouvertes et ses anaphores qui prennent Philippe Strozzi à témoin, « Songes-tu », est illustrée par deux métaphores :

       La première présente le meurtre comme « le seul fil qui rattache aujourd’hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d’autrefois », avec un chiasme qui souligne le déchirement entre « aujourd’hui » et « autrefois » et sa volonté de retrouver une unité intérieure, de retrouver sa pureté perdue. C’est du reste cette pureté qu’il reconnaissait précédemment en Philippe Strozzi, et qu’il lui demandait de  préserver : « Tout ce que je te demande, c’est de ne pas t’en mêler ; […] tu as les mains pures ». 

      La seconde, « je glisse depuis deux ans sur un mur taillé à pic, et […] ce meurtre est le seul brin d’herbe où j’ai pu cramponner mes ongles »,  crée un contraste entre l’ampleur d’une terrible et lente déchéance par rapport à laquelle le « meurtre » paraît offrir un salut bien dérisoire, « le seul brin d’herbe ».

Autant d’images qui révèlent le profond désespoir de Lorenzo !

La confession de Lorenzo : mise en scène de Marie-Claude Pietragalla,  Julien Derouault  et Daniel Mesguich, aux Fêtes nocturnes de Grignan, 2017

Par opposition à la pureté de sa jeunesse, il fait un portrait bien sombre de son état actuel, toujours à l’aide de questions rendues insistantes par l’anaphore et le connecteur « donc ». Il se représente sous les traits sinistres d’un « spectre », d’un « squelette » creux, images d’une mort intérieure, n’étant plus que « l’ombre » de lui-même et qui n’aurait plus, comme seule issue, que le suicide : « Veux-tu donc que je m’empoisonne, ou que je saute dans l’Arno ? » Ce n’est donc plus pour les autres, pour sauver sa patrie ou ses concitoyens que Lorenzo veut tuer le duc, mais d’abord pour se sauver lui-même, pour donner un sens à sa propre vie. 

Lorenzo  : mise en scène de Gérald Garutti 

C’est ce qu’exprime l’hypothèse qu’il envisage : « Oui, c’est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage de vice pouvait s’évanouir, j’épargnerais peut-être ce conducteur de bœufs ». Mais le conditionnel n’exprime pas ici un potentiel, mais bien un irréel, puisqu’il est immédiatement détruit par la confession qui suit : « Mais j’aime le jeu, le vin et les filles ». Un peu plus loin dans sa tirade, il se peindra même comme « une curiosité monstrueuse apportée d’Amérique ». Lorenzo est donc prisonnier de son propre jeu, comme s’il avait signé un pacte avec le diable, et adopté un masque qui, à présent, lui colle à la peau. Sa question à Philippe Strozzi, « comprends-tu cela ? », révèle pleinement à quel point ce meurtre est, à ses yeux, indispensable pour se réhabiliter en réconciliant les deux Lorenzo : « Si tu honores en moi quelque chose, toi  qui me parles, c’est mon meurtre que tu honores ». De même, il conclut sa tirade sur une image : « Ma vie entière est au bout de ma dague », puisque c’est cet assassinat qui lui donnera son sens. 

Lorenzo  : mise en scène de Gérald Garutti 

Mais les interrogations de sa tirade introduisent une autre raison : « Crois-tu donc que je n’aie plus d’orgueil parce que je n’ai plus de honte ? et veux-tu que je laisse mourir en silence l’énigme de ma vie ? » Paradoxe, ce désir de restaurer son image aux yeux d’une humanité qu’il méprise tant ! Mais il y a bien une volonté de revanche, nourrie d’orgueil, chez Lorenzo, traduite par le parallélisme de son injonction par exemple : « Il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est ». C’est cet orgueil qui s’affirme à la fin de la tirade : « Qu’ils m’appellent comme ils voudront, Brutus ou Érostrate, il ne me plaît pas qu’ils m’oublient. » Le choix des deux personnages historiques en dit long sur le fait que, pour lui, peu importe le résultat. Brutus, en effet, est devenu une légende de l’histoire romaine comme le fondateur de la République, et présente un point commun avec Lorenzo : il avait dissimulé son intelligence, feignant d’être un simple d’esprit (« brute ») pour mieux conquérir le pouvoir en contraignant à l’exil le roi Tarquin et ses fils. Héros donc, contrairement à Érostrate qui a laissé son nom pour avoir incendié le temple d’Artémis à Éphèse, en 356 av. J.-C., mais uniquement pour devenir célèbre. Cette indifférence au résultat est d’ailleurs reprise, et amplifié car il dénie tout rôle au secours céleste, dans l’alternative « que la Providence retourne ou non la tête en m’entendant frapper ». 

Ce qui compte, à ses yeux, c’est donc de se placer au-dessus de la masse des hommes, d’affirmer sa liberté toute-puissante en faisant taire ainsi tous ceux qui le méprisent – et qu’il méprise en retour : « Que les hommes me comprennent ou non, qu’ils agissent ou n’agissent pas, j’aurai dit tout ce que j’ai à dire ; je leur ferai tailler leurs plumes, si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l’humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang. » Cette ultime métaphore souligne la façon dont le registre pathétique, l’angoisse du début de la tirade, s’est transformée, en oubliant le destinataire du discours, en un élan lyrique d’abord destiné à lui-même, comme pour s’encourager à l’action.

Lorenzo, entre orgueil et désespoir, 1952 

CONCLUSION

 

Cet extrait donne un bel exemple de ce qu’est le héros romantique, dans ces années qui suivent l’échec des journées de Juillet 1830, les « Trois Glorieuses » : la République n’a pas été rétablie, la monarchie se trouve raffermie. Lorenzo, comme ces jeunes gens en proie à ce que l’on a nommé « le mal du siècle », se montre désenchanté, juge avec mépris l’engagement  politique, et se montre fort pessimiste sur la possibilité de concrétiser un idéal. Gérald Garutti, qui met en scène la pièce en 2014, en adoptant un point de vue résolument moderne, dégage ainsi le sens du drame :

Chef d’œuvre du romantisme européen, drame shakespearien d’après 1789, Lorenzaccio cristallise la dialectique de l’idéal et du désenchantement. À travers une aventure individuelle s’y joue un destin collectif. Au cœur de la Renaissance italienne, entre magnificence et décadence, un héros désabusé met la Cité au défi de se débarrasser de son tyran et d’embrasser la liberté – les citoyens n’auront qu’à proclamer la République. Par son action potentiellement révolutionnaire, Lorenzo de Médicis « jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d’Alexandre », son despotique cousin Duc de Florence. Mais comment sauver les hommes malgré eux ? Comment réveiller et unifier un peuple éclaté en cliques égoïstes antagonistes, gorgé de divertissement et d’indifférence ? Comment surmonter la corruption des élites et la compromission des clans ? Comment garder le cœur pur quand l’âme s’est imbibée de vice ? Bref, une fois tout accompli au nom de l’absolu, une fois aux prises avec le réel, comment ne pas tout perdre – y compris son idéal, y compris soi-même ? 

Gérald Garutti, Note d'intention

Mise en scène de Georges Lavaudant à la  Comédie-Française, 1989

Lorenzo, héros romantique

Lorenzo est aussi le héros romantique dans la mesure où il affirme l’élan de la jeunesse face au vieux Philippe Strozzi, une jeunesse qui se juge incomprise dans ses aspirations, mais qui renvoie à la société le mépris que celle-ci lui témoigne. Ambiguïté donc de son désir de convaincre Philippe, de lui dévoiler sa vérité, face à l’orgueil dont il fait preuve en s’affirmant supérieur à lui.

Mais cette vérité révèle, comme souvent dans les œuvres de Musset, la double face d’un héros qui, ayant décidé, pour accomplir un noble idéal, de porter le masque de la débauche, découvre qu’il a définitivement perdu la pureté de son idéal initial. En tuant Alexandre, sans doute Lorenzo cherche-t-il aussi à tuer la part de lui-même qu’il hait autant  qu’il hait le duc. Mais, en lisant La Confession d’un enfant du siècle, ou la longue biographie que lui consacre son frère Paul, qu’Alfred de Musset ressemble beaucoup aux héros qu’il met en scène :

Alors, du monde idéal où il avait vécu pendant deux jours, l’homme retomba brusquement sur la terre, en soupirant comme si on l’eût tiré violemment d’un rêve délicieux et féerique. À l’enthousiasme succédaient tout à coup un ennui, un dégoût de la vie ordinaire et de ses petites misères, une mélancolie profonde. Pour se relever d’un si grand abattement, il semblait que tout le luxe de Sardanapale, tout ce que Paris peut offrir de distractions et de raffinements suffiraient à peine ; mais la rencontre d’un joli visage, un morceau de musique, un billet gracieux arrivant à propos dissipaient les ténèbres, et il fallait bien convenir qu’on pouvait se résigner à vivre encore.

Paul de Musset, Biographie d’Alfred de Musset, Partie II, Chapitre VII

Hugo

Victor Hugo, Ruy Blas, 1838 : acte I, scène 3 (extrait)

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

Dans sa Préface, Hugo résume ainsi son drame romantique, Ruy Blas, joué en 1838 : « Le sujet philosophique de Ruy Blas, c’est le peuple aspirant aux régions élevées ; le sujet humain, c’est un homme qui aime une femme ; le sujet dramatique, c’est un laquais qui aime une reine. »

La scène 3 de l’acte I poursuit l’exposition. Nous avons déjà appris que le ministre Don Salluste, exilé par la Reine pour ce qu’il nomme « une amourette », le fait d’avoir séduit une de ses suivantes, projette une vengeance. Il a voulu se servir de son cousin, Don César, devenu, sous le nom de Zafari, « un peu aventurier, un peu spadassin, un peu bohémien », pour reprendre la formule de V. Hugo dans sa Préface ; mais celui-ci, par sens de l’honneur, refuse orgueilleusement de s’en prendre à une femme. Alors que Don Salluste sort chercher l’argent qu’il lui a promis, Don César va vers Ruy Blas : tous deux se sont reconnus, car ils ont partagé, quatre ans auparavant, la même libre vie de bohème. Devant la surprise de Don César de le retrouver dans la « livrée » d’un laquais, Ruy Blas lui ouvre son cœur.

Victor Hugo, Ruy Blas, 1838

En quoi cette confidence, tout en mettant en place l’intrigue, offre-t-elle le portrait d’un héros romantique ? 

LA MISE EN PLACE DE L’INTRIGUE 

La structure même de ce passage contribue à dramatiser la situation : c’est le héros qui monopolise la parole, mais les brèves interventions de Don César soulignent l’importance de ses révélations, notamment les deux exclamations : « Ciel ! », la reprise de l’aveu, « Jaloux du roi ! » et le commentaire final, « Oh ! malheureux ! » La confidence prend ainsi plus de force qu’elle n’en aurait eue dans un simple monologue, tout en créant, pour le lecteur, un horizon d’attente : il pressent les difficultés qui attendent le héros.

De plus, tous deux ignorent ce que le spectateur, lui, voit, Don Salluste qui a tout entendu derrière la porte, ce que sous-entend, à l’intention du lecteur, la didascalie ultérieure qui signale son retour, « Entre don Salluste. Il s’avance à pas lents, fixant un regard d’attention profonde sur don César et Ruy Blas, qui ne le voient pas. »,  confirmée par l’aparté de Don César : « Hum ! Le diable m’emporte ! / Cette sombre figure écoutait à la porte. » 

Don César et Ruy Blas. Mise en scène de Christian Schiaretti. TNP de Villeurbanne, 2011 

Vu la dépendance de Ruy Blas, « laquais », cette confidence risque fort de devenir un moyen de pression entre les mains de son maître, au service de son désir de vengeance…

Don César et Ruy Blas. Mise en scène de Christian Schiaretti. TNP de Villeurbanne, 2011 

La dernière tirade de Ruy Blas introduit également la dimension politique du drame, car Hugo, pour éviter toute censure, peint la cour espagnole à la fin du règne du roi Charles II (1665-1700), vers 1698, mais, derrière elle, se cache la Monarchie de Juillet. Il s’appuie, certes, sur le contexte espagnol, en citant les noms des lieux du séjour royal, « dans Aranjuez ou dans l’Escurial », et en rappelant les données caractéristiques de la monarchie espagnole, par exemple « un dais orné du globe impérial » ou ce code de l’étiquette, « Devant qui se couvrir est un honneur insigne », qui obligeait à se découvrir devant le roi sauf autorisation spécifique.

Mais, pour le reste, c’est la toute-puissance royale qui est mise en évidence par l’insistance sur la peur  que provoque « une majesté redoutable et profonde » : « un homme / Qu’à peine on voit d’en bas, qu’avec terreur on nomme », « Qu’on regarde en tremblant et qu’on sert à genoux », « Qui peut faire tomber nos deux têtes d’un signe », « Et dont on sent le poids dans la moitié du monde. » Cette longue énumération de subordonnées relatives, sur neuf vers, est bien une critique, des abus de la monarchie, même si, en France, elle est devenue, sous Louis-Philippe, « constitutionnelle ». Hugo rappelle, en rejetant le pronom « tous » à la rime, que le roi, à présent nommé « roi des Français », devrait traiter tous ses sujets de la même façon : « Pour quoi, comme pour Dieu, nous sommes égaux tous ». Mais l’écart entre les classes sociales reste important en 1838, et la comparaison, « comme pour Dieu » renforce l’idée, en écho à l’article Un de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Parmi les reproches adressés à la monarchie, nous notons aussi l’importance excessive accordée aux caprices du roi, « Dont chaque fantaisie est un événement », et, mis en valeur par l’apposition, son luxe excessif et son éloignement de son peuple : « Qui vit, seul et superbe, enfermé […] »

Charles II, roi d'Espagne 

Charles II, roi d'Espagne 

Le chiasme qui ferme cette tirade, « moi, le laquais » et « Cet homme-là ! le roi », soutenu par l’écho sonore, met alors en lumière le rôle symbolique du héros : il représente le peuple, qui n’a rien, rabaissé dans le parallélisme, « Être esclave, être vil », qui ne peut, face aux puissants, que se tenir «  en tremblant » et « à genoux ».

RUY BLAS, UN HÉROS ROMANTIQUE 

Même s’il est un homme du peuple, Ruy Blas n’est pas dépourvu de dignité, d’où la souffrance qu’expriment ses deux premières tirades, car il ressent son état de « laquais » comme une véritable honte. En rapportant au discours direct les ordres de son maître, « Il faut », « Entrez », il révèle le poids de cette soumission imposée, que symbolise le vêtement : « il m’a fait mettre la livrée ». Le pronom personnel, « m’ », en fonction d’objet traduit cette dépendance, ainsi que toutes les expressions qui désignent la livrée : « l’habit odieux », avec l’adjectif amplifié par la diérèse, « cet habit qui souille et qui déshonore », « cette livrée infâme ». Cette fonction de domestique est vécue comme une destruction de soi, « avoir perdu la joie et l’orgueil », et, à la place, « [ê]tre esclave, être vil ».

Mais l’encouragement (« Espère ! ») que lui apporte Don César, « lui serrant la main », va inverser cette première image, puisque, après avoir accentué la douloureuse conscience de son infériorité sociale, le héros la minimise brutalement : « ce n’est rien », « qu’importe ? » La reprise de l’impératif « Espère ! », lancé par Don César, par l’infinitif « Espérer ! » marque le ton de cette réplique, désespéré, tandis que Hugo crée habilement un horizon d’attente au moyen des interpellations successives de Ruy Blas à Don César, renforcées par les modalités expressives : « Mais tu ne sais rien encore », « Écoute bien », « Le dehors te fait peur ? Si tu voyais dedans ! » Comme Dom César qui l’interroge, « Que veux-tu dire ? », le lecteur ne peut qu’être à la fois curieux, mais aussi effrayé de ce secret que cache le héros. Il le dépeint, en effet, de façon terrible en recourant à la métaphore épique de l’« hydre », allusion à la mythologie : c’était un monstre au corps de serpent, d’où les « replis » mentionnés, doté de multiples têtes, et, à chaque fois que l’on en coupait une, il en repoussait plusieurs à la place. Mais l’horreur est encore plus accentuée par l’image du feu : le monstre à des « dents de flamme » et elle lui « serre le cœur dans ses replis ardents ». Étouffement, brûlure, la souffrance prend ici une dimension tragique

Mais le héros recule encore devant l’aveu de son « secret », tandis que sa parole se fait de plus en plus hachée, et l’appel à son destinataire de plus en plus pressant, comme s’il souhaitait que ce soit lui qui découvre seul l’énigme.  

Cet espoir de ne pas avoir à « dire » ce « quelque chose » se marque par la gradation des impératifs : d’abord, sur huit syllabes en un rythme ternaire rapide, « Invente, imagine, suppose », prolongé par un hémistiche, « Fouille dans ton esprit », avec un verbe qui amplifie la difficulté de cette recherche, suivi par le contre-enjambement qui introduit une énumération d’adjectifs, eux aussi en gradation : « Cherches-y quelque chose / D’étrange, d’insensé, d’horrible et d’inouï ». Il semble qu’aucun adjectif ne soit suffisant pour exprimer l’intensité de ce bouleversement intérieur ! La rime entre « inouï » et « ébloui » intensifie la dimension tragique, puisque ce secret devient à la fois impossible à entendre et impossible à voir, d’autant plus que l’exclamation souligne le terme « fatalité », repris plus loin par « mon destin m’entraîne », ce qui traduit son impuissance. 

Ruy Blas poursuit l’énigme par une série d’images, nouvelle gradation intensifiée par l’enjambement, le martèlement des sonorités [k] et [R], le rythme binaire et les comparatifs : « Oui, compose un poison affreux, creuse un abîme / Plus sourd que la folie et plus noir que le crime. », image reprise par celle du « gouffre », toutes deux illustrant une chute inexorable. En provoquant le destinataire, « Tu n’approcheras pas encore de mon secret », puis en interrompant encore le  cours de la confidence par des questions, « – Tu ne devines pas ? – Hé ! qui devinerait ? – » et une nouvelle exhortation, « Plonge les yeux ! », Hugo réussit à mettre en évidence à la fois toute la violence de la passion romantique, mais aussi l’impossibilité de la vivre, puisqu’elle est même impossible à dire. Mais, après tout ce retard dans l’aveu, sa brièveté et sa simplicité forment un contraste qui le font ressortir : « Je suis amoureux de la reine ! »

Don César et Ruy Blas. Mise en scène de Christian Schiaretti. TNP de Villeurbanne, 2011 

Robert Gabriel Gence, Marie-Anne de Neubourg, 1715. Huile sur toile. Château de Versailles 

Cependant, la confession n’est pas encore complète : la passion, qui fait déjà souffrir parce que l’écart social la rend impossible, engendre une autre souffrance, la jalousie. C’est elle que révèle la dernière tirade, de façon saisissante, en raison du contraste entre la longue énumération de la toute-puissance royale et le rythme des deux derniers vers, la syntaxe brisée, entrecoupée par les tirets, et scandée par l’interjection répétée et les exclamations : « Eh bien ! – moi, le laquais, – tu m’entends, – Eh bien ! oui, / Cet homme-là ! le roi ! je suis jaloux de lui ! » En mettant ainsi l’accent sur l’écart social entre « moi » et « le roi », Ruy Blas proclame, en même temps, son droit d’éprouver de la jalousie, corollaire de la passion (« Hé, oui ! jaloux du roi ! sans doute / Puisque j’aime sa femme ! »), et sa pleine conscience de la transgression, qui lui interdit par avance tout espoir.

Robert Gabriel Gence, Marie-Anne de Neubourg, 1715. Huile sur toile. Château de Versailles 
Jean Marais dans le rôle de Ruy Blas : film de Pierre Billon, 1948 

Jean Marais dans le rôle de Ruy Blas : film de Pierre Billon, 1948 

CONCLUSION

 

En proie à une passion douloureuse, souffrance à la fois physique et psychologique, puisque le héros est aussi rongé par la jalousie, sentiment d’une fatalité tragique qui l’entraîne inexorablement à sa perte, Ruy Blas présente toutes les caractéristiques du héros romantique. Enfermé dans cette passion indicible, sans doute trouve-t-il un soulagement en se confiant à celui avec qui il a partagé sa jeunesse et qu’il considère comme son « frère ». Mais ses tirades, empreintes de lyrisme, s’adressent aussi à lui-même, expression de son déchirement entre la bassesse de sa condition sociale et la sincérité des sentiments qu’il éprouve. Ainsi, chez Hugo, la fatalité n’est plus imposée par les dieux, comme dans l’antiquité, ni par un pouvoir historique tout-puissant, comme encore dans les tragédies classiques du XVII° siècle, mais par le déterminisme social et les interdits qu’il fixe.

Dans ces conditions, la passion ne peut qu’être vouée à l’échec, et Ruy Blas est condamné par avance. Cependant, la Préface de Victor Hugo, en confirmant la fonction sociale symbolique de son héros, insiste sur sa grandeur.

En examinant toujours cette monarchie et cette époque, au-dessous de la noblesse […], on voit remuer dans l’ombre quelque chose de grand, de sombre et d’inconnu. C’est le peuple : le peuple, qui a l’avenir et qui n’a pas le présent ; le peuple, orphelin, pauvre, intelligent et fort ; placé très-bas, et aspirant très-haut ; ayant sur le dos les marques de la servitude et dans le cœur les préméditations du génie ; le peuple, valet des grands seigneurs, et amoureux, dans sa misère et dans son abjection, de la seule figure qui, au milieu de cette société écroulée, représente pour lui, dans un divin rayonnement, l’autorité, la charité et la fécondité. Le peuple, ce serait Ruy Blas. […] on verrait dans Ruy Blas le génie et la passion comprimés par la société et s’élançant d’autant plus haut que la compression est plus violente […].  

De nouvelles formes théâtrales au XX° siècle

Paul Claudel, L'Annonce faite à Marie, 1912 : acte II, scène 3 (extrait)  

Claudel-Tx. 1

INTRODUCTION

 

Le titre définitif, L’Annonce faite à Marie, donnée par Paul Claudel dès sa deuxième version, en 1899, de sa pièce, initialement intitulée La Jeune Fille Violaine, conduit l’auteur à la qualifier de « mystère ». Il l’inscrit ainsi dans la dimension mystique du  théâtre au Moyen Âge, époque où se déroule l’intrigue. L’expérience mystique vécue par Claudel à Noël 1886, dans la cathédrale Notre-Dame, qu’il a souvent racontée, illumine en effet l’intrigue et ne fait que s’accentuer dans la version de 1912, puis dans celle « pour le théâtre », ultime remaniement en 1948. L’écriture choisie, ce que nous nommerons des « versets », contribue aussi à donner à la pièce une tonalité religieuse, comme les chants qui la ponctuent. 

Pour lire l'extrait

La jeune Violaine, âgée de dix-huit et promise à Jacques Hury, donne, par compassion son anneau de fiançailles et un « baiser au lépreux », le maître d’œuvre bâtisseur de cathédrales alors même qu’amoureux d’elle, il la quitte. Nous apprendrons, au dénouement, qu’elle l’a ainsi guérie, comme le Christ selon l’Évangile de Marc (I, 40-41-42) : « Un lépreux vint à lui et, se jetant à ses genoux, lui adressa cette prière : « Si tu le veux, tu peux me guérir ! Jésus, plein de compassion, étendit la main et le toucha en disant : "je le veux ; porte-toi bien !" Aussitôt, la lèpre disparut, et l'homme recouvra la santé. » L’héroïne se trouve ainsi sanctifiée, mais est, à son tour, atteinte de la terrible maladie.

Pour voir le Prologue de L'Annonce faite à Marie, film d'Alain Cuny, 1991

Sur ce point de départ de l’intrigue se greffe la dimension psychologique, la haine jalouse que nourrit la sœur cadette de Violaine, Mara, elle aussi amoureuse de Jacques. 

Elle a surpris ce baiser, et rapporte la scène à Jacques, qui ne la croit pas, comme le révèle le chant d’amour qu’il dédie à Violaine quand il la retrouve, dans la scène 3 de l’acte II près de la fontaine où elle lui a donné rendez-vous. À cette occasion, elle a revêtu le superbe habit des moniales, religieuses contemplatives vouées à vivre cloîtrées. Mais, rapidement, elle laisse planer un mystère, un « secret » qu’elle aurait à dire.

Comment cette scène de confidence inverse-t-elle la relation qui unit les deux personnages ?​

UNE DOULOUREUSE RÉVÉLATION 

Le verbe « révéler », choisi par Violaine, nous montre qu’à ses yeux, il ne s’agit pas d’un aveu, mais d’un « secret », amplifié par les deux adjectifs qui le qualifient dans un bref verset : « Ce grand, cet ineffable secret », donc que les mots ne pourraient dire. C’est ce qui explique que la révélation est retardée à deux reprises.

D’abord, elle tente de définir « ce secret », en soulignant à nouveau son importance par la construction de sa réponse. L'adverbe intensif « si grand » introduit trois conséquences, affirmées par la formule biblique « en vérité ». Elles s’ajoutent avec la répétition de la conjonction « et » en formant une gradation rythmique : « Que votre cœur en sera rassasié / Et que vous ne me demanderez plus rien / Et que nous ne serons plus jamais arrachés l’un à l’autre. » Le choix lexical, « rassasié » et l’emploi des négations renforcent ce qui sonne comme une promesse d’amour éternel, qui remplirait à la fois le corps et l’âme.

Dans un second temps, la proposition elliptique « Une communication si profonde » relance cette définition d’un aveu qui se présente comme une union d’âme à âme. L’articulation des négations pose à nouveau la valeur éternelle de cette union, plus forte que la vie terrestre, plus forte même que l’au-delà. Cependant les ruptures dans le rythme révèlent à quel point cette révélation à faire bouleverse l’héroïne, notamment le rejet qui met en valeur l’importance de cet instant : « […] la vie, Jacques, ni l’enfer ni le ciel même / Ne la feront cesser, ni ne feront cesser à jamais ce / Moment où je vous l’ai révélé […] » Cette annonce exclamative est rendue encore plus solennelle en plaçant en témoin le « soleil ici présent », dont le rôle est doublement symbolique. D’une part, avec « qui nous empêchait presque de nous voir le visage ! », il favoriserait, en effaçant l’apparence, la plongée au fond de l’âme.

Violaine, dans son habit de moniale, et Jacques : mise en scène de Lembit Peterson à Tallinn, 2008 

D’autre part, qualifié de « fournaise », terme placé en tête du verset, et de « terrible », ce « soleil » est comme un écho au mal qui ronge Violaine, encore inconnu de son interlocuteur et du public. En soulignant l’importance de ce « secret », cette tirade crée donc une attente, aussi bien chez Jacques, qui la presse en passant au tutoiement (« Parle donc ! »), que chez le public. Elle est parallèle à celle de Violaine qui, par avance, demande à son fiancé une écoute compréhensive.

Mais un second retard intervient, par la reprise du duo d’amour qui a marqué tout le début de cette longue scène. La demande de Violaine, répétée, avec l’insistance de la question, « Que je suis votre dame et votre seul amour ? », traduit son inquiétude. Elle a besoin d’être rassurée : si Jacques l’aime sincèrement, il ne peut que lui faire confiance, la comprendre et la soutenir dans son choix.

L’aveu lui-même se fait en trois temps.

           Le passage au tutoiement, l’exclamation et l’anaphore insistante, « Connais…/ Connais la donc… », introduit l’annonce, en la rendant solennelle, mais déjà effrayante : « ce feu dont je suis dévorée ». Le rapprochement demandé, « plus près » répété trois fois, vise à permettre, par l’union des corps, cette union des âmes qu’attend Violaine.

Violaine, dans son habit de moniale, et Jacques : mise en scène de Lembit Peterson à Tallinn, 2008 

               Puis, encadrée par deux temps de « silence », la longue didascalie met la parole en scène : il s’agit de faire voir « la première tache de lèpre » avant même de dire. La place de cette tache, « sur le cœur », est symbolique. Violaine a, en effet, la lèpre parce que, alors que Pierre de Craon l’avait agressée par « désir », elle lui pardonne et même l’embrasse, malgré la lèpre qui le frappe, selon lui en châtiment de cette agression manquée. Elle lui donne ainsi la plus grande preuve d’amour possible.

         Enfin, la parole est prononcée, mais par Jacques, pas par Violaine, et d’une façon graduelle, avec une série d’interrogations sur un rythme qui s’accélère. La première repose sur une métaphore périphrastique qui semble presque embellir la marque de la maladie : « Quelle est cette fleur d’argent dont votre chair est blasonnée ? » Cependant, nous songeons aussi à la marque au fer rouge, la « fleur de lys » dont on frappait alors les criminels pour les désigner à tout jamais. La seconde se fait insistante, comme si Jacques, malgré l’affirmation de Violaine, reculait encore devant la vérité : « C’est le mal ? c’est le mal, Violaine ? » Le nom terrible, finalement, intervient dans une exclamation : « La lèpre ! »

Plus de la moitié de cet extrait est consacrée à la révélation, preuve à la fois de la terreur provoquée par cette maladie en ce Moyen Âge qui sert de cadre à la pièce, et de la peur de l’héroïne que cela ne brise à jamais l’amour de Jacques.

AVEU ET NOTION DE FAUTE ? 

Pour Jacques, malgré sa vibrante déclaration d’amour dans la première partie de la scène, cette découverte est bien l’aveu d’une faute, car il a encore en mémoire ce que lui a dit Mara, qu’elle avait vu Violaine donner son anneau de fiançailles et l’embrasser sur la bouche. Pour lui, la lèpre « sur le corps » est le signe d’une lèpre « de l’âme », ce que traduit l’ordre des mots et le superlatif : « Et quelle est la lèpre la plus hideuse, / Celle de l’âme ou celle du corps ? », reprise par l’exclamation « Réprouvée dans ton âme et dans ta chair ! » Il ne peut alors que devenir de plus en plus violent, en passant au tutoiement et aux insultes : « Non, tu ne connais pas l’autre, réprouvée ? ».

Jacques Hury, dans le film d'Alain Cuny, 1991 

Jacques Hury, dans le film d'Alain Cuny, 1991 

En renforçant ce terme par « Infâme » et en le répétant, Jacques détruit la réputation de pureté de Violaine, illustrée par le rappel de l’image du « lys ». À la blancheur de cette fleur s’oppose l’exclamation chargée de mépris, « Ne te moque pas, fille du diable ! », qui l’associe à la noirceur de Satan. Quand il déclare avec amertume, « Tel est ce lys que j’avais élu », l’emploi du plus-que-parfait rejette donc cet amour dans un passé lointain, à jamais révolu.

La sanctification de Violaine : affiche du film d'Alain Cuny, 1991 

Par opposition, pour Violaine, il s’agit d’une confidence et non pas d’un aveu, car elle a sa conscience pour elle, la certitude de sa pureté, donc aucune notion de culpabilité. En déclarant « Certes vous êtes difficile à convaincre. / Et il vous faut avoir vu pour croire. », Violaine nous rappelle le texte biblique, l’incrédulité de l’apôtre Thomas dans l’Évangile de Jean. Alors qu’on annonçait la résurrection du Christ, Thomas avait dit : « Si je ne vois dans ses mains la marque des clous, et si je ne mets mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point. » Huit jours après, Jésus se présenta à ses disciples, puis dit à Thomas : « Avance ici ton doigt, et regarde mes mains ; avance aussi ta main, et mets-la dans mon côté ; et ne sois pas incrédule, mais crois. » Thomas lui répondit : « Mon Seigneur et mon Dieu ! »  et Jésus conclut : « Parce que tu m’as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru ! » (Jean, 20, 24-29). » Cette similitude donne clairement une valeur religieuse à la lèpre de Violaine : en la faisant souffrir dans son corps, Dieu la choisit, la sanctifie, la lèpre du corps étant donc un signe d’élection divine et non pas de châtiment. Elle rejette donc les insultes lancées par Jacques, et réclame de lui un amour plus pur, d’âme à âme : lui avoir confié son « secret » est pour elle une preuve de confiance totale, et celui qui aime vraiment l’âme de l’autre ne doit pas douter de cette âme.

La sanctification de Violaine : affiche du film d'Alain Cuny, 1991 

Douloureuse est donc sa découverte : Jacques reste un terrestre, incapable d’un tel amour parce qu’il s’arrête à l’apparence. D’où son ironique amertume dans les répliques finales, forme de stichomythie car elle répond terme à terme à Jacques : « Ainsi, vous ne demandez plus à m’épouser, Jacques ? », « Tel est ce grand amour que vous aviez pour moi. », « Tel est l’homme qui est à la place de mon père. » Cette dernière remarque se charge d’une double signification. Anne Vercors, son père, a, en effet, décidé de partir pour Jérusalem, prouvant ainsi qu’il plaçait les valeurs spirituelles au-dessus de l’apparence de bonheur donnée par les biens terrestres, l’« âme » au-dessus de la « chair », ce que Jacques s’avère incapable de faire. Or, avant son départ, à la fin de l’acte I, il a confié sa fille à Jacques, lui demandant d’assurer à sa famille protection : « C’est toi qui seras le père ici à ma place », lui avait-il dit, et celui-ci s’y était engagé. C’est donc cette promesse sacrée qu’il rompt en rejetant Violaine.

CONCLUSION

 

Au début de cette scène, Violaine expliquait à Jacques ce que représentait l’habit des moniales qu’elle avait revêtu : les femmes de Combernon ont le droit de le porter deux fois, « Premièrement le jour de leurs fiançailles. [|…] Secondement de leur mort. » Cet extrait marque donc l’inversion du sens puisque le duo d’amour s’est changé, après la révélation de la lèpre, en un violent rejet : là où Violaine espérait un amour absolu, capable de la soutenir dans la maladie, elle découvre un amour mort, qui la renvoie à la mort sociale à laquelle les lépreux sont, à cette époque, condamnés.

Violaine, dans son habit de moniale : mise en scène de Lembit Peterson à  Varsovie, 2012 

Violaine, dans son habit de moniale : mise en scène de Lembit Peterson à  Varsovie, 2012 

Devons-nous alors considérer ce passage comme une scène d’aveu ou de confidence ? Du point de vue de Jacques, c’est bien un aveu, car c’est le point de vue de l’apparence, celui des hommes, de la société : au Moyen Âge, la lèpre est encore considérée comme une malédiction divine, le châtiment d’une faute. Au contraire, pour Violaine, cette parole est une preuve de la confiance que lui donne la foi en l’amour de Jacques, et la conscience de n’avoir commis aucune faute en embrassant Pierre, acte de charité chrétienne. Pour elle, la lèpre est donc le signe que Dieu, en lui envoyant cette souffrance, la considère comme une élue. C’est le point de vue céleste, celui qui mène au sacrifice de soi puisqu’elle ne cherche, à aucun moment, dans la suite de la scène, à « nier » ce que Mara a raconté à Jacques, alors même qu’il avoue l’aimer encore… Prendre sur elle la faute, c’est aussi aider Jacques à accepter la rupture…

Claudel-Tx. 2

Paul Claudel, L'Annonce faite à Marie, 1912 : acte IV, scène 2 (extrait)  

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

Le titre définitif, L’Annonce faite à Marie, donnée par Paul Claudel dès sa deuxième version, en 1899, de sa pièce, initialement intitulée La Jeune Fille Violaine, conduit l’auteur à la qualifier de « mystère ». Il l’inscrit ainsi dans la dimension mystique du  théâtre au Moyen Âge, époque où se déroule l’intrigue. L’expérience mystique vécue par Claudel à Noël 1886, dans la cathédrale Notre-Dame, qu’il a souvent racontée, illumine en effet l’intrigue et ne faut que s’accentuer dans la version de 1912, puis dans celle « pour le théâtre », ultime remaniement en 1948. L’écriture choisie, ce que nous nommerons des « versets », contribue aussi à donner à la pièce une tonalité religieuse. 

Dans ce passage, nous sommes sept ans après le départ d’Anne Vercors pour Jérusalem, intervenu à la fin de l’acte I. Celui-ci entre, dans la scène 2 de l’acte IV, celui du dénouement, portant dans ses bras Violaine, qu’il a trouvée « dans un grand trou à sable », et, devant le couple à présent formé par Jacques Hury et Mara, sœur cadette de Violaine, il révèle la vérité : le baiser au lépreux, donné par Violaine à Pierre de Craon lors du Prologue, a été pour elle une sanctification, une façon de prendre sur elle la douleur, et non pas une trahison de Jacques, alors son fiancé. Il annonce aussi la guérison de Pierre de Craon. Devant ces révélations, Mara prend à son tour la parole pour ouvrir son cœur. 

LA RÉSURRECTION DE L’ENFANT 

Mara revendique avec force sa part de responsabilité dans le miracle qu’a été la résurrection de sa fille, Aubaine, à la fin de l’acte III. Mara était allée trouver Violaine, au fond du bois de Chevoche où s’était retirée la lépreuse, pour lui demander de ramener à la vie le bébé mort, la nuit de Noël.

Elle rappelle d’abord le mensonge fait à Jacques, son époux : « Aubaine, je t’ai dit qu’elle était malade, ce n’était pas vrai, elle était morte ! un petit corps glacé ! » Les exclamations restituent la douleur alors ressentie par cette mère, mais aussi son aptitude à mentir.

Comment le double aveu de Mara, commenté par ses destinataires, donne-t-il sens à ce « mystère » de Claudel ?​

Pour voir des extraits des actes III et IV : mise en scène de Christophe Parton, 2008

Cependant, en  même temps qu’elle reconnaît « ce miracle », ainsi nommé par Jacques, elle affirme en être la cause première, grâce à la force de cet amour de mère. Le passage s’ouvre sur la violence de son interpellation de Violaine, « Violaine ! Violaine ! je suis ta sœur ! m’entends-tu Violaine ? », qui la ramène, comme le signale la réplique de Jacques, à la vie : « J’ai vu cette main remuer. » Cette renaissance de Violaine confirme, aux yeux de Mara, son rôle primordial dans le miracle : « Cette voix, cette même voix de sa sœur qui un certain jour de Noël a fait force jusqu’au fond de ses entrailles ! » Le terme choisi, « entrailles » sonne déjà comme un écho à la prière de l’Ave Maria qui, en évoquant la naissance du Christ, emploie la formule « le fruit de vos entrailles ».

Deux tirades développent cet aveu. La première souligne l’action de sa douleur de mère, par l’accumulation en gradation « Et le cri de Mara, et l’appel de Mara, et le rugissement  de Mara, et lui aussi il s’est fait chair », reprise par « Du fond de mes entrailles j’ai crié si fort qu’à la fin je le lui ai arraché, je l’ai arraché […] » En répétant ainsi son prénom, Mara revendique son rôle, mais en dissociant ainsi, par l’emploi de la troisième personne, le « je » de l’aveu de l’acte miraculeux accompli. Notons d’ailleurs la place prépondérante qu’elle s’accorde à la fin de sa deuxième tirade, plus puissante que sa sœur et que Dieu lui-même : « Et tu dis que c’est elle qui a fait cela ? C’est Dieu, c’est Dieu qui a fait cela ! tout de même j’ai été la plus forte ! c’est Mara, c’est Mara qui a fait cela ! »

Mara apporte Aubaine à Violaine : acte III, scène 3 

Mara apporte Aubaine à Violaine : acte III, scène 3 

Devant ces révélations, Anne Vercors, doublement sage, par son âge de patriarche et par son pèlerinage à Jérusalem, est chargé par Claudel d’élucider le sens de ce miracle, donnant ainsi la clé spirituelle de la pièce à travers les trois coups de l’Angélus. Il s’agit  d’une prière en l’honneur de l’incarnation du Christ, récitée trois fois par jour, le matin, à midi et le soir, dans laquelle un « Ave Maria » s’intercale entre chacun des trois versets, et qui se conclut par une oraison. C’est Mara qui, en imitant ces trois coups de cloche, « Pan pan pan !... », lance la prière récitée par son père.

Le « premier coup », « L’Ange de Dieu a annoncé à Marie et elle a conçu de l’Esprit-Saint », rappelle le titre même de la pièce, en donnant à chaque personnage un rôle symbolique. Violaine est « Marie », et Pierre de Craon a joué le rôle de « l’Ange » Gabriel, messager divin annonçant à Marie sa future conception, c’est-à-dire à Violaine son destin mystique. En lui transmettant la lèpre, il a fait d’elle l’élue de Dieu, elle a pris sur elle la souffrance du monde – et tout particulièrement celle de sa sœur Mara, mère désespérée – et le souffle divin, celui de « l’Esprit-Saint »,  est entré en elle. Elle a ainsi reçu le pouvoir de rendre la vie à Aubaine.

Jean-François MIllet, L'Angélus, 1857-1859. Huile sur toile, 56 x 66. Musée d'Orsay, Paris

Jean-François MIllet, L'Angélus, 1857-1859. Huile sur toile, 56 x 66. Musée d'Orsay, Paris

Le deuxième coup, « Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait suivant votre volonté », rappelle, lui, trois moments de l’attitude de Violaine.

         D’abord, elle a écouté l’élan de compassion face à Pierre de Craon, cette pitié mise en elle par Dieu, et lui a donné ce « baiser au lépreux », alors même qu’il avait tenté de l’agresser, poussé par le désir.

       Puis, elle a accepté sa lèpre, et les insultes de Jacques Hury ; elle n’a rien nié, ne s’est pas défendue face à ses accusations, de façon à ce que, dégoûté d’elle et sans regrets, il puisse former un couple heureux avec Mara.

Violaine, la "servante du Seigneur" : film d'Alain Cuny, 1991

       Enfin, le soir de Noël, devant l’imploration de Mara, elle a clairement proclamé qu’elle n’était qu’une humble « servante du Seigneur » et que seul Dieu a ce pouvoir de donner la vie : « Gloire à Dieu ! « s’écrie Violaine devant le miracle, et c’est ce qui permet à Mara de répéter « C’est Dieu, c’est Dieu qui a fait cela ! », en minimisant ainsi le rôle de Violaine, seulement intermédiaire.

Violaine, la "servante du Seigneur" : film d'Alain Cuny, 1991

Le troisième coup, « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous », renvoie, dans le texte biblique, au début de l’Évangile de Jean, à la puissance créatrice divine « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et Dieu était le Verbe ». Ce verset de l’angélus exprime le mystère de l’incarnation dans le christianisme, la naissance du Christ, fils de Dieu. Dans la pièce, c’est la résurrection du bébé Aubaine.

Mais les commentaires de Mara révèlent son déchirement. D’un côté, elle est bien obligée d’admettre le « miracle » accompli par Violaine : « Cet enfant à moi que j’ai enfanté et c’est elle qui l’a mis au monde », en lui redonnant la vie. Mais, en même temps, cette reconnaissance lui est tellement insupportable qu’elle détourne le sens des versets en prenant à son compte le miracle. En insistant sur la puissance de Dieu, comme le faisait d’ailleurs Violaine, elle cherche, en effet, à minimiser le rôle de sa sœur : « C’est Dieu, c’est Dieu qui a fait cela ! » Elle va même plus loin puisque, en répétant le troisième verset, elle s’identifie elle-même à cette puissance divine : par son « cri », elle a été le « Verbe », qui s’est « fait chair » en ramenant l’enfant à la vie. Violaine n’a donc été qu’un réceptacle, ce que traduit la quadruple répétition d’« au sein de ».

Les multiples contradictions introduites par Mara dans cet aveu montrent qu’elle ne se résigne toujours pas à reconnaître la sanctification de Violaine, malgré l’évidence du « miracle ».

LA MORT DE VIOLAINE 

Le second aveu de Mara est celui du meurtre de sa sœur. C’était elle qui, dans la première scène de l’acte IV, évoquait déjà cette mort, mais de façon détournée : « Cette femme par exemple qu’on me dit qu’on vient de la retrouver au fond d’un trou à sable. », et elle précisait « Une lépreuse  qu’on dit / Peut-être c’est-i qu’elle y est tombée toute seule, / […] Et peut-être tout de même qu’on l’a poussée, / Quelqu’un. » Sans doute Jacques se souvient-il de ces phrases, puisque l’aveu de Mara n’est pas spontané, mais intervient après son accusation : « Et je sais aussi que  c’est toi qui as conduit Violaine jusqu’à ce trou de sable, / Une main par la main qui la tirait et l’autre qui la pousse. » Le passage de l’imparfait descriptif dans le récit « tirait » au présent de narration « pousse » semble faire revivre la scène en donnant plus de force à l’acte criminel.

La mort de Violaine : mise en scène d'Yves Beaunesne, Comédie Poitou-Charente

Il n’y a d’ailleurs aucun remords chez Mara. C’est avec fierté qu’elle a d’abord suggéré son crime en déclarant que son « amour pour Violaine était « d’une autre nature »… Ironique façon de sous-entendre que, chez elle, l’amour conduit au désir de tuer. Nous retrouvons cette même ironie dans sa réplique à l’accusation de Jacques, qu’elle ne peut que blesser en lui rappelant son aveuglement : « Il sait cela ! rien ne lui échappe. » Devant son insistance, et après s’être justifiée, elle finit par admettre sa culpabilité, et, contrairement à la distanciation qu’elle introduisait pour définir son rôle dans le « miracle » en parlant d’elle à la troisième personne, ici elle n’hésite pas à utiliser le « je », avec une répétition : « C’est moi ! c’est moi qui ai fait cela ! » La didascalie « Sourdement et avec accablement, regardant ses mains », qui sépare cette affirmation de sa répétition, symbolise la prise de conscience de son statut de meurtrière, douloureuse mais qui est le seul moyen d’obtenir le pardon.

La mort de Violaine : mise en scène d'Yves Beaunesne, Comédie Poitou-Charente

Cependant, plus que sur l’aveu lui-même, la fin du passage met en évidence les causes qui ont conduit Mara à devenir meurtrière, une jalousie aux multiples facettes.

      La première cause, psychologique, remonte à l’enfance, c’est la rivalité entre les deux sœurs dans le cœur de leurs parents : « C’est elle seule qu’ils aimaient tous ! », dit-elle amèrement en évoquant « son père » et « sa mère ». Dans l’acte I, le lecteur avait pu constater que la mère connaissait cette jalousie : « Tu sais bien qu’on ne te fait pas tort de rien ! Mais c’est toi qui as toujours été méchante ! » Cependant, dans une parenthèse, comme pour tenter de la minimiser, elle montre qu’elle a pleinement conscience de leur nature différente : « (Et cette terre qui suffit à tout le monde, elle n’était pas bonne pour elle !) » Si elle-même est – comme Jacques d’ailleurs – une « terrestre », attachée aux valeurs matérielles, à la terre de Combernon, aux semailles et aux moissons, Violaine, elle, est une « céleste », elle est obligée de le reconnaître après la résurrection de l’enfant.

        La deuxième raison est la rivalité amoureuse, l’amour que Jacques porte à Violaine, et qui se manifeste ici par la mise en scène : « repoussant violemment Mara, il se jette aux pieds de Violaine. » Il déchaîne ainsi la colère de son épouse : « Il se met à genoux ! », « Violaine ! c’est elle seule qu’il aime ! » Elle révèle ainsi sa jalousie, son sens de la possession, revendiquée comme un droit dans son interrogation rhétorique redondante : « Fallait-il que cet homme qui m’appartient et qui est à moi soit coupé en deux, une moitié ici et l’autre dans le bois de Chevoche ? » Pour se défendre, elle recourt à une double ironie :

-  contre ceux qui ont préféré Violaine à elle, en les accusant : « son père qui l’abandonne, et sa mère bien doucement qui la conseille et son fiancé, comme il a cru en elle ! Et c’était là tout leur amour. »

- contre Violaine elle-même, avec beaucoup plus de violence, en insistant sur son état de lépreuse par une série d’images péjoratives en gradation : l’enfant a été ramenée à la vie « au sein de cette horreur, au sein de cette ennemie, au sein de cette personne en ruine, au sein de cette abominable lépreuse ! » Mais elle va encore plus loin dans son attaque, en associant la lèpre du corps à celle de l’âme : « […] cette Violaine qui l’a trahi pour un lépreux. / […] Et cette parole qu’elle avait jurée, avec ses lèvres elle l’a mise entre les lèvres d’un lépreux… » Par ce rappel cruel, elle cherche ainsi à blesser Jacques, ultime tentative pour tuer en lui tout amour pour Violaine.

       Enfin, la troisième raison, qui relève encore de la jalousie, est la rivalité maternelle, due à la résurrection d’Aubaine. La parallélisme de la question rhétorique, souligné par l’anaphore du verbe, montre bien que là aussi c’est le sens de la possession qui en est la cause : « Et fallait-il que mon enfant qui est à moi fût coupé en deux et qu’il eût deux mères ? » Nous retrouvons ici le contraste de nature entre les deux sœurs, puisque Mara précise : « L’une pour son corps, l’autre pour son âme ? » Elle reprend l’idée exprimée précédemment, à propos du « miracle » : « Cet enfant à moi que j’ai enfanté et c’est elle qui l’a mis au monde. » Elle se reconnaît donc la dimension uniquement terrestre, tandis qu’appartient à Violaine, la dimension céleste, celle de « l’âme », celle qui fait entrer l’enfant au « monde », dans la communauté chrétienne.

Mara a donc tué Violaine poussée par le sentiment que celle-ci lui a volé une partie de son enfant, ce que Claudel a d’ailleurs symbolisé par le changement de couleur des yeux de l’enfant, les yeux étant traditionnellement, le miroir de l’âme : « Ses yeux étaient noirs, / Et maintenant ils sont devenus bleus comme les tiens. », s’écriait Mara à la fin de l’acte III. 

Mara est une fille, une femme, une mère enfermée dans l’amertume d’une jalousie qu’elle ne renie pas, qui l’a conduite au meilleur, implorer sa sœur de sauver Aubaine, mais aussi au pire, le crime.

La résurrection d'Aubaine : film d'Alain Cuny, 1991

CONCLUSION

 

Le double aveu de Mara, entre reconnaissance et négation de sa culpabilité, est une explosion tragique car elle traduit le désespoir d’une femme qui s’est senti niée, bafouée, d’une femme « terrestre » obligée de reconnaître que rien sur terre n’appartient en propre à l’homme. Pour tenter d’affirmer son pouvoir, Mara est allée jusqu’au meurtre, et son aveu même elle le revendique avec force, avec une sorte de fierté, l’hybris de l’héroïne tragique qui défie le ciel.

En même temps, ces aveux donnent tout son sens à la pièce : Mara, même si elle est la « mauvaise », a été elle aussi touchée par la grâce du surnaturel, puisque c’est sa foi de mère, le « cri » de son désespoir face à la mort de son enfant, qui l’a conduite vers Violaine pour l’implorer de ressusciter Aubaine. En fait, pour le chrétien qu’est Claudel, les deux sœurs n’ont été que des instruments. Derrière elles, il y a Dieu, la toute-puissance de Dieu et du destin qu’il désigne aux hommes, fait de souffrance mais aussi de rédemption quand il le permet. Le « baiser  au lépreux » rachète la faute de Pierre de Craon et le libère de sa souffrance, la lèpre de Violaine, sa souffrance, rachète la vie de l’enfant… et, si Mara a pu tuer Violaine, c’est que Dieu l’a ainsi voulu. Ainsi Violaine, ranimée un instant, peut dire : « Mara ! Ah comme elle a bien obéi, comme elle a bien fait tout ce qu’elle avait à faire ! » Le dénouement de l’ultime version de L’Annonce faite à Marie, comme il est de tradition quand il y a aveu, amène à une réconciliation générale, au son de l’angélus final qui chante la paix et la joie.

Sarraute

Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non, 1982 : exposition 

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

 

Ce passage est la seconde partie de l’exposition de Pour un oui ou pour un non, pièce de Nathalie Sarraute, écrite en 1969, destinée à l’origine à être radiodiffusée, et publiée en 1982.

Nathalie Sarraute, que l’on rattache au courant de ce qu’Émile Henriot, critique littéraire au Monde, nomme, en mars 1957, « Nouveau Roman », s’est fait connaître par Tropismes, recueil de dix-neuf récits ignoré lors de sa parution, en 1939, mais qui lui apporte le succès lors d’une nouvelle publication en 1957, enrichie de six autres récits. Dans ces textes brefs, il ne se passe rien, à proprement parler, quelques situations banales, quelques gestes insignifiants, des paroles sans réel intérêt… Et pourtant des rapports humains se nouent, des sentiments violents se manifestent. Il faut attendre un essai L’Ère du soupçon (1956) pour que Sarraute justifie son refus du roman traditionnel et explique ce que sont les « tropismes » :

[...] des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir. [...] Leur déploiement constitue de véritables drames qui se dissimulent derrière les conversations les plus banales, les gestes les plus quotidiens. Ils débouchent à tout moment sur ces apparences qui à la fois les masquent et les révèlent. Ces mouvements sont subtils, à peine perceptibles, fugitifs, contradictoires, évanescents, de faibles tremblements, des ébauches d'appels timides et de reculs, des ombres légères qui glissent, et dont le jeu incessant constitue la trame invisible de tous les rapports humains, et la substance même de notre vie.

Pour saisir ces mouvements imperceptibles, il faut décrypter, sous les banalités et les clichés, le non-dit, la « sous-conversation ». Elle fait alors apparaître les multiples « drames microscopiques » qui se jouent entre l’homme et les autres, notamment sa famille, entre lui et les objets, et même au sein de la conscience, jalousies, rivalités, mensonges, mauvaise foi… 

C’est ce qu’illustre ce dialogue entre deux personnages, H1 et H2, autrefois amis, mais qui se sont, depuis de nombreuses années, éloignés l’un de l’autre sans que la raison de cet éloignement n’apparaisse nettement. C’est pourquoi H1 interroge H2, le pressant de dire, d’"avouer" la faute qu’il lui reproche.​

Traditionnellement, une scène d’exposition a un double rôle : informer le public et le séduire, susciter son intérêt. Ce dialogue répond-il à cette exigence ?

Affiche de la mise en scène de René Loyon au Lucernaire, 2011

Affiche de la mise en scène de René Loyon au Lucernaire, 2011

LA FONCTION D'INFORMATION 

Le dialogue ne nous donne aucune  information sur le cadre spatial, aucune didascalie ne précise un lieu, un élément de décor, laissant ainsi au metteur en scène toute liberté, et nous rappelant d’ailleurs qu’initialement la pièce est destinée à la radio. En fait, peu importe le lieu, cette conversation pourrait se dérouler n’importe où !

Il en va de même pour le cadre temporel. Nous percevons, certes, par le choix des temps verbaux, un écart temporel entre le passé, par exemple dans l’affirmation « ce que tu prétends que j’ai été pour toi », qui renvoie à un temps plus ancien, et le moment présent de la conversation. Cependant, tout reste flou, comme dans « tu m’as dit il y a quelque temps », qui fait allusion à la faute reprochée à H1. Combien de temps sont-ils restés amis ? Depuis combien de temps sont-ils restés sans se voir ? Rien ne nous permet de mesurer la moindre durée.

Mise en scène au Festival d'Avignon en 2012, par la Compagnie du Divan

Mise en scène au Festival d'Avignon en 2012, par la Compagnie du Divan

Aucune information ne nous est donnée non plus sur les deux personnages, dépourvus même d’identité par leur désignation abrégée, H1 et H2, des « hommes », mais la même conversation pourrait avoir lieu entre deux femmes ! Nous ignorons leur âge, leur statut social, leur situation familiale… Le seul élément qui nous soit donné est le lien qui les a, à une époque, réunis. H1 rappelle, en effet, qu’il a été « un ami de toujours… un frère… », en cherchant à comprendre ce qui a causé leur éloignement, d’où les questions qui se multiplient, avec l’insistance des verbes « demander » et « dire » : « Eh bien, je te demande […]… je t’adjure solennellement, tu ne peux plus reculer… Qu’est-ce qu’il y a eu ?... Dis-le… » 

Cependant, l’échange nous permet de les différencier par leur comportement lors de cette discussion. Déjà, les rares didascalies, elles aussi destinées à l’interprétation radiophonique, placent H2 en position d’infériorité : il répond « piteusement », il « soupire » à deux reprises, et « prenant courage » sous-entend qu’il en manque, et explique qu’il recule le moment de l’aveu. 

Mise en scène de Léonie Simaga au Théâtre de Poche, 2017 avec Nicolas Briançon et Nicolas Vaude

Ses répliques, beaucoup plus que celles de H1, sont entrecoupées par les points de suspension qui traduisent la difficulté d’une parole quasi indicible. Par opposition, H1 multiplie les questions, l’injonction : « Dis-le », « Allons, vas-y », « Essaie toujours », « Répète-le ». Ensuite, face à l’aveu, qui intervient par bribes, il se place clairement dans le déni, d’abord à travers des négations, « Ce n’est pas vrai. Ça ne peut pas être ça… ce n’est pas possible… ». Il manifeste enfin son incrédulité par des questions qui se chargent d’ironie : « Non, mais vraiment, ce n’est pas une plaisanterie ? Tu parles sérieusement ? » C’est donc bien H1 qui mène le dialogue

Mise en scène de Léonie Simaga au Théâtre de Poche, 2017 avec Nicolas Briançon et Nicolas Vaude

Enfin, l’exposition a pour rôle de poser la situation qui va permettre à l’intrigue de s’élaborer. Mais quelle intrigue ? La séparation entre eux a déjà eu lieu : « tu t’es éloigné », « tu as voulu rompre avec moi ». Ce n’est donc pas elle le sujet, mais il s’agit seulement de connaître la cause de leur éloignement : « Qu’est-ce qu’il y a eu ? » Or, dès le début, cette cause même se trouve annihilée par la répétition du pronom indéfini négatif « rien » : « ce n’est rien qu’on puisse dire… rien dont il soit permis de parler. » Cette formulation, cependant, en suggérant l’interdit, donne paradoxalement à ce « rien » une réelle importance, d’où sa reprise en écho en le nominalisant : « H1 : Tu me dis que ce n’est rien… H2 : Mais justement, ce n’est rien… Et c’est à cause de ce rien… » Sarraute en fait donc bien de « ce rien » le sujet de l’intrigue, mais nous devons encore attendre plusieurs répliques pour découvrir son contenu, si difficile à dire. Il consiste, en fait, en une simple phrase, « C’est bien… ça… », qui paraît vraiment dérisoire dans sa simplicité. Nous y trouvons alors l’écho du titre : l’éloignement entre les deux amis n’est-il pas intervenu « pour un oui ou pour un non » ?

Nathalie Sarraute transgresse donc le théâtre traditionnel, en réduisant le plus possible  la fonction d’information propre à une scène d’exposition.

LA FONCTION D'INFORMATION 

Réussira-t-elle, dans ces conditions, à séduire le public, à retenir son attention ?

Le premier centre d’intérêt se fonde sur le décalage, propre au registre comique, entre ce qui, au début, est posé comme une situation extrêmement grave, presque douloureuse, et l’aspect dérisoire de l’aveu. La première réplique de H1 adopte, en effet, un ton dramatique, soutenu par les choix lexicaux : « Eh bien, je te demande, au nom de tout ce que tu prétends que j’ai été pour toi… au nom de ta mère… de nos parents… je t’adjure solennellement ». Puis, une première atténuation est introduite, « Eh bien, c’est juste des mots… », expression qui suggère une querelle, mais idée aussitôt niée, « Non, pas des mots comme ça… d’autres mots… pas ceux dont on dit qu’on les a "eux", justement… », négation reprise par « Mais justement, ce n’est rien… » C’est pourquoi, quand intervient l’aveu de H2, la phrase tellement dérisoire « C’est bien… ça… », le public ne peut que sourire devant le ridicule apparent de ce reproche.

Une interprétation par des élèves de l'école "Côté Cour"

Le deuxième centre d’intérêt vient d’un second décalage. D’un côté, H2 se lance dans une explication très sérieuse de cette phrase, présentée comme difficile par la didascalie « reprenant courage » et les nombreux points de suspension qui traduisent la recherche du mot juste. Or, cette explication ne met pas l’accent sur le sens même de la phrase, mais uniquement sur sa prononciation : « Tu mas dit : ‘‘ C’est bien… ça… »  Juste avec ce suspens… cet accent… » Puis, il précise, avec un effort m" et "ça" un intervalle plus grand : "C’est biiien… ça…" Un accent mis sur " bien"… un étirement " biiien…" et un suspens avant que "ça" arrive… » 

Mais, face à ce que H1 juge « pas sans importance », se manifeste l’ironie de H2, par exemple dans sa demande, « Répète-le, je t’en prie… j’ai dû mal entendre », ou par ses questions : « Non mais vraiment, ce n’est pas une plaisanterie ? Tu parles sérieusement ? » Il joue même sur les mots en reprenant plaisamment le démonstratif indéfini « ça » en écho : « Et ça… oui, c’est le cas de le dire… ce "ça" précédé d’un suspens t’a poussé à rompre… » L’ironie du personnage rejoint ainsi le sourire du public.

Une interprétation par des élèves de l'école "Côté Cour"

André Dussollier et Jean-Louis Trintignant, dans la mise en scène filmée par Jacques Doillon, en 1990,
Une mise en scène de Jean-Marie Russo, à l'Espace Roseau à Avignon, 2013

André Dussollier et Jean-Louis Trintignant, dans la mise en scène filmée par Jacques Doillon, en 1990

C’est précisément cette ironie qui retient l’attention du public, en le conduisant à s’interroger sur la véritable raison qui a pu rendre cette phrase si importante aux yeux de H2. Il mesure alors ce que Nathalie Sarraute nomme la « sous-conversation », ce que ne dit pas précisément un mot mais ce qu’il révèle des « tropismes », de ces mouvements qui rapprochent ou éloignent les êtres.  

Déjà, les réticences de H2 traduisent sa méfiance. Par exemple, l’hypothèse qui reste inachevée, « Mais si je te les dis… », montre qu’il ne croit pas possible d’être vraiment compris par H1. De même, quand « il soupire », « Tu ne comprendras jamais… Personne, du reste, ne pourra comprendre. », il nie avec force, par ce futur de certitude, toute possibilité de réelle communication entre les êtres. Chacun ne peut, à ses yeux, que rester enfermé en lui-même, incapable de ressentir les mots de la même façon que celui qui les a prononcés. D’où sa terrible généralisation, en réponse à la protestation de H1, « Je ne suis pas si obtus… » : « Oh si… pour ça, tu l’es. Vous l’êtes tous, du reste. » Nous comprenons ainsi ce qui n’est plus risible mais apparaît, au contraire, comme une réelle souffrance pour H1 : le sentiment que nul ne le comprendra jamais, que nul ne pourra lui dire les mots qu’il attend, lui accorder donc la reconnaissance qu’il juge mériter. 

Une mise en scène de Jean-Marie Russo, à l'Espace Roseau à Avignon, 2013

Pourtant, il efface les circonstances dans lesquelles cette phrase a été dite : « tu m’as dit… quand je me suis vanté de je ne sais plus quoi… de je ne sais plus quel succès… oui… dérisoire… » Alors même qu’il refuse de préciser, « Oh peu importe… une réussite quelconque… », cette dérobade est, en réalité, chargée de sens, car le fait d’accorder peu d’importance à ce succès, n’est qu’une façon de masquer la véritable blessure, celle infligée à son orgueil, à son narcissisme. H2 attendait plus d’enthousiasme, plus d’élan de la part de son ami pour le féliciter. Il a donc perçu dans cette phrase, au lieu de l’approbation, une forme de condescendanc, de mépris, douloureux

CONCLUSION

 

Ce passage d’"aveu’"est surprenant à double titre, d’une part par l’effet de contraste. D’un côté, le temps mis à faire cet "aveu", en accentuant sa difficulté, suggère la gravité de la faute. D’un autre côté, la phrase reprochée ne semble en rien fautive, puisqu’elle constitue une approbation du succès de H2. D’autre part, le dialogue n’insiste pas sur la réalité de la faute, le sentiment de mépris ressenti par H2 : quoi qu’il fasse, même s’il remporte un « succès », il restera, aux yeux de son ami, inférieur – ce qui ressort d’ailleurs du rapport de force entre eux dans ce dialogue. Nathalie Sarraute  crée donc un monde où la communication est inversée : ce qui est réellement signifiant est gommé, nié, et l’accent est mis sur ce qui, a priori, paraît insignifiant, un bref « suspens », une intonation, une inflexion de voix. Là est précisément l’intérêt de cette scène, inviter le public à prêter plus d’attention à ce qui se cache au-delà des mots.

Pour voir la pièce mise en scène par Antoine d'Angelo

Elle inaugure ainsi un « nouveau Théâtre », qui ne repose plus sur le visuel, décor, accessoires, costumes, effets techniques, ni même sur la gestuelles, les mouvements ou les mimiques des acteurs, mais uniquement sur l’auditif, sur la parole. C’est un théâtre où chaque mot doit être pesé, pour adopter l’inflexion juste, où chaque signe de ponctuation prend une importance particulière. C’est le théâtre de la « sous-conversation », déconcertant au premier abord, mais qui invite le public à porter un regard nouveau sur la notion même de « communication », devenue si importante dès la fin du XX° siècle.

Cependant, la réponse qu’elle apporte dans ce passage s’avère plutôt pessimiste, puisque c’est l’incommunicabilité qui, finalement, l’emporte : l’aveu ne conduit à aucune délivrance pour celui qui le fait, et à aucune réconciliation avec son destinataire

Pour en savoir plus sur Sarraute, un site très complet...

 ... et une interview de l'auteure sur Tropismes

Pour conclure sur "Confidences et aveux au théâtre"

Pour conclure

Nous proposons ici seize textes, de registres divers et allant du XVII° au XX° siècle. Il est bien évident qu'en organisant sa propre séquence d'étude, en fonction de son programme et du niveau de ses élèves, le professeur n'en retiendra que quatre ou cinq, auxquels pourront s'ajouter des lectures cursives complémentaires. Tout dépend donc de l'orientation qu'il souhaite donner aux notions mêmes de "confidences" et d'"aveu", des enjeux, littéraires et culturels, qu'il juge prioritaires, enfin des réflexions qu'il souhaite développer chez ses élèves. 

INTÉRÊT DES TEXTES PROPOSÉS

Chacun des  textes proposés représente une ou plusieurs facettes du thème.

        Certains représentent plutôt des confidence, tels le discours de Don Juan à Sganarelle, la déclaration d’amour de Dorante à Araminte, chez Marivaux, ou celle du Comte Almaviva chez Beaumarchais, les extraits des drames romantiques,  ou le « secret » confié par Mara à Jacques, chez Claudel.

        D’autres, plus nombreux, se présentent clairement comme des aveux, parce que le locuteur déclare une faute, comme Scapin, chez Molière, Phèdre dans ses quatre tirades, Dorante, qui reconnaît ses tromperies, chez Marivaux, ou le dernier aveu de Mara chez Claudel. Cependant, même quand ils "avouent", certains personnages se trouvent bien des excuses, et même tirent gloire de cette culpabilité avouée : c’est le cas de Dom Juan, par exemple, de Scapin, ou même de Mara chez Claudel.

Enfin, notons l’ambiguïté de certains textes, quand une perspective positive croise un point de vue négatif. Par exemple, la confidence de Perdican à Camille devient, par la mort de Rosette, une terrible faute ; la « lèpre » qu’annonce Violaine à Jacques est, aux yeux de celui-ci, une faute, mais pas aux yeux de l’héroïne ; de même, le reproche lancé par H2 comme une grave faute, semble bien dérisoire pour H1.

Chacun des textes s’inscrit aussi dans un moment-clé de la pièce, soit parce qu’ils en lancent l’action, soit parce qu’ils soutiennent le dénouement.

Ainsi, l’aveu de Phèdre à Œnone rend celle-ci complice, et elle pousse l'héroïne aux aveux à Hippolyte dans la suite de la pièce, puis à mentir à son époux. De même, pour Ruy Blas, pour Mara face à Jacques ou pour H1 chez Sarraute, ce sont leurs paroles qui lancent l’intrigue, en en posant les enjeux. Inversement, ils déterminent parfois le dénouement, en poussant l’action à son apogée, comme le font Dom Juan, Lorenzaccio, Dorante ou le Comte Almaviva, voire en le constituant : c’est le dernier aveu de Phèdre qui ramène l’ordre un temps troublé, tout comme celui de Dorante, qui permet son union avec Araminte, ou celui de Mara.

Enfin, ces notions de confidence et d’aveu sont souvent porteuses du sens même de la pièce. Dans certains cas, ils en illustrent le titre, comme Les Fourberies de Scapin, Les fausses Confidences, On ne badine pas avec l’amour, ou, de façon plus symbolique, Lorenzaccio – l’aveu expliquant ce surnom péjoratif –, L’Annonce faite à Marie, qui illustre le rôle de l’héroïne, ou Pour un oui ou pour un non, qui traduit le ridicule de l’aveu fait par H2. C'est aussi parce qu'elles offrent à l'auteur l'occasion d'exprimer, par la bouche de son personnage, ses propres convictions : la tirade de Ruy Blas illustre la défense du peuple, point de vue cher à Hugo, comme celle de Lorenzaccio traduit  les conceptions libertaires de Musset. Nous reconnaissons aussi le jansénisme de Racine dans le portrait de son héroïne, la foi catholique fervente de Claudel dans sa pièce. Enfin, l'extrait de Sarraute représente bien la "sous-conversation" révélatrice de ce qu'elle nomme les "tropismes".  

FONCTIONS DE LA CONFIDENCE OU DE L’AVEU

 

Ces scènes de confidence ou d’aveu sont des moments essentiels au théâtre.

           D’une part, ils s’accompagnent le plus souvent d’une mise en scène qui les rend solennels. C’est tout particulièrement le cas dans la tragédie du XVII° siècle ou dans le drame romantique, aussi bien chez Musset, avec le décor, ou le « cri » en coulisse dans On ne badine pas avec l’amour, que chez Hugo, et, encore au XX° siècle, à travers la gestuelle dans le texte de Claudel. Mais, même dans une comédie, la confidence ou l’aveu reste un moment mis en valeur : Dom Juan défie le ciel, Scapin est menacé d’une épée, le Comte devient ridicule…  

         D’autre part, ils constituent toujours des moments de forte tension, aussi bien pour le personnage que pour le public, qui, lui aussi, attend cette révélation, et y participe pleinement. Le personnage, lui, accède à son statut de héros en transformant son silence en parole, mais cette prise de parole est difficile psychologiquement, et exige souvent la mise en œuvre d’une stratégie complexe, entremêlant parfois avancées et dérobades, certitudes et remords, culpabilité et fierté… Ces tensions se traduisent dans le rythme même de ces scènes. Y alternent des moments de ralentissement, des temps de silence, et des effets d’accélération, jusqu’à la violence. Ce sont elles aussi qui expliquent le recours au registre lyrique, car ce discours, adressé initialement à autrui, est aussi le moyen, pour le personnage, d’un retour sur soi-même, d’une introspection, comme pour Phèdre, Ruy Blas et Lorenzaccio notamment.

Enfin,  confidence ou aveu, ces discours nouent les personnages qui les formulent à ceux qui les reçoivent. Ils sont ainsi un moyen privilégié de tisser des liens entre les actants de la pièce : le héros qui se confie se place, en effet, en position d’attente. Il espère au moins une compréhension, un soutien, comme Phèdre face à Œnone, Lorenzaccio face à Philippe Strozzi, Ruy Blas face à Don César, Violaine face à Jacques ou même encore H2 face à H1. Mieux encore, c’est souvent le pardon qu’il souhaite, celui de son maître pour Scapin, d’Araminte pour Dorante, de Camille pour Perdican, de sa famille pour Mara…

Le confident n’est plus alors dans un rôle secondaire, il devient un actant de la pièce, comme Œnone qui agit face à Thésée à la place de Phèdre, Sganarelle, une sorte de « double » de Dom Juan, ou Dom César qui aidera Ruy Blas par la suite.​

IMPORTANCE DU LANGAGE DANS LA CONFIDENCE OU L’AVEU

 

Confidence et aveu impliquent que le non-dit se fasse parole, qui, s’adressant aux autres, établit un lien avec eux, auxquels le héros dévoile un peu de lui-même.

Cependant, au-delà de cette communication, le personnage de théâtre, en l’absence de narrateur, se parle aussi à lui-même, d’où la présence de tirades plus longues, parfois lyriques, qui se rapprochent du monologue. En disant à autrui, je fais exister ce qui n’était que flou au fond de moi, je donne une réalité à un flux intérieur, j’accède, de ce fait, à la conscience de moi.

Plusieurs de ces extraits, ceux de Phèdre, de Marivaux, d’On ne badine pas avec l’amour ou de Ruy Blas, présentent un personnage amoureux, ou même, dans une dimension plus large chez Claudel, l’amour de Violaine pour Dieu ou celui de Mara pour sa fille Aubaine. Or, l’amour ne peut pousser à la confidence ou à l’aveu que s’il est conçu comme un sentiment qui dépasse les possibilités humaines, comme une menace de destruction, voire une maladie qui détruit l’âme. Sa violence même en fait une faute qui devrait se cacher. Par exemple, l’amour de Phèdre pour Hippolyte, de Dorante pour Araminte, de Ruy Blas pour la reine, transgresse les interdits sociaux, ou moraux quand il s’agit d’adultère. C’est pourquoi, quand l’amour passe du silence au langage, il dérange forcément l’ordre établi qu’il perturbe en se donnant à voir.

L’amour ainsi déclaré a aussi tendance, en un mouvement de protection, à se changer en amour-propre. C’est ce qui explique le « marivaudage » ou le « badinage » chez Musset : l’amour se masque alors sous de multiples formes qui sont autant d’aveux.

Enfin, parfois, il se met en place un amour de soi narcissique, une sorte d’auto-contemplation, comme chez Don Juan, Lorenzo, Mara, notamment.​

La parole de confidence ou d’aveu permet également d’affirmer une liberté, sauf quand cette parole se libère sous la contrainte, comme chez Scapin, menacé par l’épée de son maître, ou chez H2, pressé de questions par H1. En choisissant de dire, le personnage reconstruit, en effet, la liberté qu’il n’avait pas initialement, puisque tous subissent une forme de fatalité, sociale, tel le serviteur face au maître, le fils face au père, historique, comme Lorenzo dans Florence asservie au duc Alexandre, voire divine, pour Phèdre ou les héroïnes de Claudel. Sur tous, sans même parler de fatalité, pèsent des obligations, des principes, qu’ils soient sociaux, moraux ou spirituels ; tous sont en lutte, contre la société, contre un destin… et contre eux-mêmes, cette part en eux qui souhaite se taire face à celle  qui souhaite dire.

Dans cette lutte, qu’elle soit extérieure ou intérieure, la parole représente le choix de poser sa liberté, celle de se révolter, d’aimer, d’agir…, mais c’est une liberté souvent vécue comme douloureuse car c’est celle d’être "autre" que celui qui se montrait, jusqu’alors, aux yeux d’autrui. C’est donc accepter le jugement de l’autre, qui peut accepter cette nouvelle image ou, inversement, la juger sévèrement. C’est pourquoi, souvent, même en admettant la faute, la parole se fait plaidoyer, comme chez Scapin, Lorenzo ou Mara par exemple.

La confidence et l’aveu témoignent d’une exigence profonde de l’être humain pour la vérité. Il y  aurait en lui, d’un  côté, une aspiration au bonheur, qui implique d’accepter les codes sociaux, les normes, les limites, donc de taire, et même de masquer, ce qui la menace. D’un autre côté, il porterait cette aspiration à une dignité posée comme supérieur, la vérité de soi. Or, au théâtre, quel que soit le dénouement de la pièce – et même quand il est tragique – c’est toujours ce quelque chose de supérieur qui triomphe, car, même dans la mort, le personnage conserve une forme de grandeur.​

bottom of page