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Paul Claudel, L'Annonce faite à Marie, 1912

L'auteur (1868-1955) : la quête spirituelle  

Une biographie plus détaillée

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Paul Claudel, au début du siècle

La vie de Paul Claudel se déroule entre deux pôles : les valeurs traditionnelles, construites autour de la foi catholique, et l'ouverture sur le monde, dans une époque troublée.  

Les "racines" 

La terre

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Claudel passe sa première enfance dans l’est de la France, en Lorraine, une terre marquée par la guerre, depuis celle avec la Prusse en 1870. 

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Il en hérite une conception presque charnelle de son lien avec la terre de France. Même si, dès 1882, il vit à Paris, ce lien ne sera jamais rompu, et il le reconstruit, après son mariage, au château de Brangues, en Isère, région d’origine de son épouse, acquis en 1927, où il effectue de nombreux séjours, entrecoupant sa vie parisienne et ses postes diplomatiques à l’étranger.

Mais, il n’adopte pas le « patriotisme » de Pétain, et son horreur du nazisme le range très vite aux côtés du Général de Gaulle, à ses yeux porte-parole de la communauté nationale, auquel il consacre même une ode en 1944. Mais, s’il participe au conseil national du RPF, il est loin d’approuver la totalité de la politique gaulliste, et garde toute sa liberté, par exemple en se montrant en faveur de l’OTAN par refus de tout anti-américanisme.

Le récit de la conversion

La foi catholique

Né de parents non-croyants, Claudel vit un moment exceptionnel le soir de Noël 1896, sa conversion au catholicisme, qu’il ne confirme et n’avoue qu’en 1890.

Il en a lui-même fait le récit, en soulignant à quel point ce bouleversement a été violent.

J'étais moi-même debout dans la foule, près du second pilier à l'entrée du chœur à droite du côté de la sacristie. Et c'est alors que se produisit l'événement qui domine toute ma vie. En un instant mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d'une telle force d'adhésion, d'un tel soulèvement de tout mon être, d'une conviction si puissante, d'une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute, que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d'une vie agitée, n'ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. (« Ma conversion », 1913, in Œuvres en prose)

Cette foi nourrit son œuvre, aussi bien  les pièces de théâtre que la poésie, comme Cinq grandes Odes (1913), ou que les nombreux textes qui commentent les textes bibliques ou représentent une méditation de la part de celui qui se considère en « constante évangélisation de soi même » : « J’interroge la Bible, et la Bible m’interroge. » Après avoir, un temps, envisagé la prêtrise, sa pratique religieuse est régulière, et il effectué également plusieurs séjours dans les abbayes de Solesmes et de Ligugé.

Portrait de Rosalie Vetch

C’est aussi cette foi qui explique l’autre bouleversement de sa vie, une douloureuse rupture amoureuse. Sa rencontre sur le navire qui le mène en Chine, en 1900, de Rosalie Vetch fait naître une passion  intense : « Splendeur aussi fragile qu’une royale chevelure de femme prête à crouler sous le peigne / Ô mon amie ! ô muse dans le vent de la mer ! » Mais la jeune femme est mariée, mère de quatre garçons… Le scandale n’empêche certes pas le couple de vivre ensemble, au consulat, le mari étant souvent absent, cependant il est impossible à Claudel d’envisager un divorce, et Rosalie, enceinte, le quitte brutalement en 1904.

Portrait de Rosalie Vetch

« aucune femme au monde n’a été aimée par un homme comme vous l’avez été par moi. Ce sentiment ne s’est jamais éteint dans mon cœur, vous êtes la seule femme que j’ai jamais aimée […] et il me semble que rien et la mort elle-même ne pourra jamais étouffer le mouvement profond, impétueux, irrésistible qui entraînait mon être vers le vôtre »

Mais la force de cette passion, vécue dans la culpabilité et sacrifiée, s’incarne aussi dans son œuvre, qu’il s’agisse du personnage d’Ysé dans Partage de midi, en 1905, ou de Doña Prouhèze dans Le Soulier de satin, en 1929 : dans les deux cas, l’amour, transfiguré, revêt la puissance d’un absolu mystique.

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Enfin, cette foi vibrante explique son double rejet, du communisme et du nazisme, tous deux antichrétiens : « « Les deux suppôts de l’enfer sont faits pour se comprendre », écrit-il lors du pacte germano-soviétique. En revanche, même s’il est un ardent défenseur de l’Église catholique, contre  la laïcisation, jamais il ne tombera dans les excès de l’Action française de Maurras ni dans l’antisémitisme, et il soutient la création de l’État d’Israël. Pour lui, le mot « catholique », pris dans son sens étymologique, relève de l’universel.

Le voyageur 

Camille Claudel, Paul Claudel, 1888, crayon de couleur sur papier. Musée Camille Claudel

Sa formation supérieure à l’Institut des Sciences politiques, dont il sort 1er au concours en 1890, l’amène à choisir une carrière diplomatique, en 1893,  début d’une vie d’incessants voyages entre ses postes à l’étranger et la France. Après un  premier poste au consulat de Boston, il passe de longues années en Chine, de 1895 à 1909, mais aussi au Japon, de 1921 à 1927, d’où l’influence considérable des arts asiatiques sur son œuvre. Ses postes lui permettent une découverte du monde, des pays les plus lointains, le Brésil, les USA, à des lieux plus proches, Prague, Copenhague, l’Italie, jusqu’à la fin de sa carrière en 1935. Dans chacun d’eux, il se déplace pour découvrir le pays, et multiplie les escales en bateau, l’Indochine, la Martinique, la Guadeloupe, mais aussi la Syrie, la Palestine, par exemple – et la mer tient une place importante dans son œuvre –, ou, lors d’un de ses retours de Chine, par le Transsibérien.

Camille Claudel, Paul Claudel, 1888, crayon de couleur sur papier. Musée Camille Claudel

Mais, même à la retraite, il continue à se déplacer en donnant de nombreuses conférences, en Suisse, en Italie, en Grande-Bretagne, sur son œuvre comme sur de multiples sujets, culturels ou religieux.

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En fait, la vie de Claudel pourrait se résumer en reprenant le titre d’’un recueil poétique de Blaise Cendrars, Du Monde entier au cœur du monde, paru en 1958 mais composé entre 1912 et 1924, ce « cœur » étant, pour lui, cette foi catholique qui imprègne la terre de France.

Le contexte de l'œuvre  

La présentation du contexte de la pièce est complexe, dans la mesure d’abord où son écriture couvre un demi-siècle d’histoire :

         En 1892, Claudel rédige une première version du drame, La jeune Fille Violaine, dont un premier remaniement en 1899-1900, accentue la dimension sacrificielle en lien avec la religion. Mais cette version n’est alors pas mise en scène.

      En 1912, une nouvelle version, sous le titre actuel, plus immédiatement symbolique, L’Annonce faite à Marie, est publiée dans la Nouvelle Revue Française. Elle révèle une plus grande attention portée à la dimension scénique, tout en accordant une place plus grande au surnaturel, ce qui rapproche encore davantage le drame d’un « mystère » médiéval. En août, la pièce est mise en scène par Lugné-Poe au théâtre de l’Œuvre. Après la première guerre mondiale, Gaston Baty à son tour la fait représenter, puis Louis Jouvet à deux reprises.

La jeune Fille Violaine, mise en scène de Pascal Guignard Cordelier, affiche, 2017

La jeune Fille Violaine, mise en scène de Pascal Guignard Cordelier, affiche, 2017
Contexte

        En 1937, intervient une nouvelle modification portant essentiellement sur l’acte IV pour une mise en  scène de Jacques Dullin, à la Comédie-Française.

        Enfin, en  1948, au théâtre Hébertot, Jean Vernier met en scène la version définitive, à la suite d’un ultime remaniement entrepris par Claudel en 1946.

À cela s’ajoute le fait que l’intrigue, elle, nous renvoie à la fin du Moyen Âge, en jouant sur les correspondances avec le temps de l’écriture, et qu’elle est nourrie de la vie même de Claudel.

Le contexte historique 

Le contexte médiéval

 

Une époque politiquement troublée

Après les défaites de Crécy (1346), puis de Calais (31 décembre 1349-1er janvier 1350), les Anglais ont envahi la France. Charles V a cependant réussi, avec l’aide de Du Guesclin, à reconquérir la plus grande partie de son royaume. Mais ce succès est compromis par la faiblesse et la folie de son fils, Charles VI, par les guerres civiles entre Armagnacs et Bourguignons, enfin par la défaite d’Azincourt qui conduit au Traité de Troyes : Henri V, roi d’Angleterre, est aussi suzerain de France. La guerre de Cent ans ruine donc le pays, ainsi déchiré. C’est ce que résume Anne Vercors en annonçant son départ :

Dominique Ingres, Jeanne d’Arc au siège de Reims, 1854. Huile sur toile, 2,34 x 1,63. Musée du Louvre, 

        Mais tu vois au moins que tout est ému et dérangé de sa place, et chacun recherche éperdument où elle est.

          Et ces fumées que l’on voit parfois au loin, ce n’est pas de la vaine paille qui brûle.

          Et ces grandes bandes de pauvres qui nous arrivent de tous les côtés.

          Il n’y a plus de Roi sur la France […] (I, 1)

Plus loin, il mentionne les « deux enfants » qui se partagent le royaume, « [l]’un, l’Anglais, dans son île », Henri VIII, âgé de huit ans, « l’autre, si petit qu’on ne le voit plus, entre les roseaux de la Loire », Charles VII, roi de Bourges, encore chétif à dix-neuf ans. C’est alors, en 1429, qu’apparaît Jeanne d’Arc, célébrée par les villageois :

Dominique Ingres, Jeanne d’Arc au siège de Reims, 1854. Huile sur toile, 2,34 x 1,63. Musée du Louvre, 

Jean Fouquet, Charles VII, roi de France, 1444. Huile sur panneau, 85,7 x 70,6. Musée du Louvre, Paris

Jean Fouquet, Charles VII, roi de France, 1444. Huile sur panneau, 85,7 x 70,6. Musée du Louvre, Paris

UNE AUTRE

        C’est une simple fille, de Dieu envoyée,

Qui le ramène à son foyer.

UNE AUTRE

        Jeanne, qu’on l’appelle.

UNE AUTRE

         La Pucelle !

UNE AUTRE

           Qu'est née la nuit de l’Épiphanie !

UNE AUTRE

           Qui  a chassé les Anglais d’Orléans qu’ils assiégeaient !.

UN AUTRE

            Et qui va les chasser de France mêmement tretous ! Ainsi soit-il ! (III, 1)

La crise religieuse

Dans l’Église, la division est tout aussi grave, comme le rappelle toujours Anne Vercors : « À la place du Pape, nous en avons trois et à la place de Rome, je ne sais quel concile en Suisse. ». C’est, en effet, l’époque du Grand Schisme, qui a duré de 1378 à 1417.Les conflits politiques entre le pape Boniface VIII et Philippe le Bel ont entraîné une scission et, face à l’élection papale d’Urbain VIII à Rome, les cardinaux français, eux, élisent Clément VII, qui s’installe à Avignon, ville vassale du Saint-Siège. Pour remédier à cette fracture de l’Église, et sous l’impulsion de l’université de Paris, un concile est réuni, à Pise, qui élit Alexandre V. Mais les deux autres papes refusent de lui céder le pouvoir : en 1409, on compte donc trois papes, jusqu’à ce qu’un nouveau conclave, à Constance en Suisse, élise Martin VII, en 1417.

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Cette manipulation de la chronologie, puisque Claudel juxtapose le Grand Schisme et l’épopée de Jeanne d’Arc, montre qu’en réalité, ce qui lui importe est d’accentuer cette atmosphère de trouble et de misère, pour intensifier le drame.

Le contexte de l'écriture

 

Ce même trouble parcourt la longue époque de l’écriture, la fin du XIXème siècle et la première moitié du XXème.

          Déjà, il s’y déroule trois guerres, celle de 1870 marquant une importante invasion du territoire français. Or, c’est à cette même époque, en 1869, que l’évêque d’Orléans demande au pape Pie IX de commencer un procès en vue de la canonisation de Jeanne d'Arc. Elle est d’abord béatifiée, en 1909. En 1912, le président de la République Raymond Poincaré fait de la fête de Jeanne d’Arc une fête nationale, qui sera célébrée après la première guerre mondiale, qui voit aussi sa canonisation en 1920.Ce renouveau de la foi se traduit aussi par la construction de la basilique du Sacré-Cœur à Paris, votée en 1873 et achevé en 1923. Ainsi se poursuit l’entrecroisement entre la guerre et la foi, que confirme la fréquentation des églises dans la France occupée pendant la seconde guerre mondiale. 

      À cela s’ajoute une crise intellectuelle et morale, due, notamment, à la montée du matérialisme et du positivisme scientisme. Le pessimisme général s’accentue, car tout idéal supérieur semble, dès la fin du XIXe siècle, interdit. C’st ce que reflète, par exemple, la poésie dite « décadente » ou la littérature « naturaliste ».

Or, pour Claudel, dans ces époques à nouveau bouleversées, où règnent le doute et le désespoir, seule la foi peut rétablir l’ordre et apaiser les troubles. C’est ce qu’exprime l’acte IV de la pièce, quand, déjà, le miracle accompli par Violaine durant la nuit de Noël, correspond au sacre à venir, comme le constate Mara en entendant la « sonnerie des trompettes » : « Le Roi de France, qui va-t-à Rheims ! » Cela se confirme à la fin de la pièce, quand la mort de Violaine, son geste de pardon et de réconciliation  familiale,  est immédiatement suivie par le chant de l’angélus qui proclame : « Pax, pax, pax ».

Le contexte culturel 

Une nouvelle conception du théâtre

 

À la fin du XIXème siècle, parallèlement au théâtre dit « de boulevard », le Théâtre Libre créé par André Antoine en 1887 s’est imposé, en lien avec le courant naturaliste. C’est en réaction contre cette tendance, puissante, qu'en 1890, avec le metteur en scène Lugné-Poe le poète Paul Fort (1872-1960) fonde son Théâtre d’Art, appellation redondante dont la majuscule à « Art » affiche sa volonté de s’écarter de tout prosaïsme pour défendre une conception idéaliste de l’Art, qu’il juge menacé. Rejetant aussi le classicisme, il s’inscrit dans le courant symboliste, afin de révéler le tragique, non plus des grandes aventures, du drame matériel, social ou psychologique, mais « le tragique essentiel », le mystère de l’être aux prises avec sa destinée. Devenu, en 1893, le Théâtre de l’Œuvre, la scène s’ouvre aux auteurs symbolistes, le Belge Maurice Maeterlinck, le Danois, Henrik Ibsen, le Suédois, August Strindberg.

Le Théâtre de l’Œuvre, carte postale de 1907

Le Théâtre de l’Œuvre, carte postale de 1907

Dans « Le tragique quotidien », un des articles regroupés dans Le Trésor des humbles (1896), Maeterlinck développe ces objectifs nouveaux :

Il ne s'agit plus ici de la lutte déterminée d'un être contre un être, de la lutte d'un désir contre un autre désir ou de l'éternel combat de la passion et du devoir. Il s'agirait plutôt de faire voir ce qu'il y a d'étonnant dans le fait seul de vivre. Il s'agirait plutôt de faire voir l'existence d'une âme en elle-même, au milieu d'une immensité qui n'est jamais inactive. Il s'agirait plutôt de faire entendre, par-dessus les dialogues ordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue plus solennel et ininterrompu de l'être et de sa destinée. Il s'agirait plutôt de nous faire suivre les pas hésitants et douloureux d'un être qui s'approche ou s'éloigne de sa vérité, de sa beauté ou de son Dieu. [ POUR LIRE LE TEXTE EN ENTIER]

C’est cette même conception qu’affirme Stéphane Mallarmé, chef de file du mouvement symboliste qui considère que « le théâtre offre une « représentation de la pièce écrite au Ciel et mimée par l’homme avec les gestes de sa passion ». Ainsi, le théâtre se hausse à la dignité d’un culte, en se chargeant d’explorer l’énigme de l’homme et du monde. Cette optique explique que la première mise en scène de L’Annonce faite à Marie ait été confiée à Lugné-Poe, au Théâtre de   l’Œuvre, Claudel restant d’ailleurs à ses côtés dans sa préparation. 

L'évolution de la mise en scène

 

Dès la fin du XIX° siècle, plusieurs metteurs en scène avaient réfléchi sur la mise en scène, opposant le réalisme au symbolisme. Les premiers essais de renouvellement viennent de l’étranger, avec le suisse Adolphe Appia (1862-1928), l'anglais Gordon Craig (1872-1966) et le russe Constantin Stanislavski (1863-1938). Ils influencent toute une génération de metteurs en scène. L’évolution se construit autour d'une réflexion sur le rapport entre le texte, l’espace scénique, décor habité par les acteurs, et le public, qu'il s'agit d'impliquer dans la représentation. Si Stanislavski incarne l’idée d’un « théâtre accessible à tous », moyen d’éducation populaire, en mettant l’accent plus particulièrement le jeu de l’acteur, Craig et Appia, eux, mettent l’accent sur le décor, en travaillant sur la structure de l’espace divisé en compartiments, répartis en plusieurs niveaux, avec des plans inclinés parfois, ou des escaliers. Le décor se trouve épuré, « poétique », ce qui modifie aussi le jeu de l’acteur. Tous deux accordent à la lumière un rôle essentiel pour varier les ambiances. 

Jacques Copeau (1879-1949) hérite de cette recherche quand, par nostalgie de la dimension originelle du théâtre, le "sacré" de l'antiquité grecque, il affirme sa volonté d'épurer le théâtre des excès du "spectacle" : « Que les autres prestiges s'évanouissent et pour l'œuvre  nouvelle qu'on nous laisse un tréteau nu ! » (« Un essai de rénovation dramatique » in Critiques d'un autre temps, 1923). Il proclame donc la supériorité absolue du texte au service duquel doit se mettre une mise en scène poétiquement stylisée : plateau en ciment brut, "praticables" modulables...

Les idées de Copeau se retrouvent chez les quatre membres du "Cartel des Quatre", Dullin, Baty, Pitoëff, Jouvet, avec des variations dus à leur propre personnalité. Elles correspondent aussi à une mise en scène de L’Annonce faite à Marie au théâtre de Hellerau, supervisée par Claudel, en Allemagne, en 1913. Le décor jouait uniquement sur l’architecture du plateau de scène, composé d’éléments mobiles, qui permet de jouer sur les niveaux, par exemple le niveau inférieur, pour celui de la vie quotidienne, de la famille, et le niveau supérieur quand l’homme se rapproche de Dieu. À cela s’ajoutait l’utilisation de la lumière sur un fond de toile blanche. Ainsi étaient accentués le symbolisme de la pièce et son intensité : elle gagnait en tension dramatique en fixant l’attention du public sur les mouvements et les gestes des acteurs.

Jacques Copeau et sa troupe, 1913. Assis, de gauche à droite : Dullin, Copeau, Albane, Lory, Bing, Cariffa. - Debout, de gauche à droite : Karl,  Jouvet,  Roche. 

Jacques Copeau et sa troupe, 1913. Assis, de gauche à droite : Dullin, Copeau, Albane, Lory, Bing, Cariffa. - Debout, de gauche à droite : Karl,  Jouvet,  Roche. 

Claudel a tenu compte de cette évolution et de cette mise en scène dans la version définitive de la pièce, qui gagne en sobriété par rapport aux versions antérieures. La mise en scène de 1948 au théâtre Hébertot,  à laquelle il participe activement, traduit d'ailleurs cette volonté symbolique.

Le contexte biographique 

L'enfance et le milieu familial

 

Les lieux

Malgré ses nombreux voyages, Claudel est un "enraciné", marqué par la géographie et le climat de sa jeunesse.

Ainsi, le cadre rustique de L’Annonce faite à Marie évoque des lieux de son enfance, au point d’ailleurs qu’en 1912, il invite les acteurs, le décorateur et le metteur en scène à les visiter pour s’imprégner de cette atmosphère. Vent, pluie, froid, c’est un monde hostile, qui se caractérise par son âpreté, comme s’il était la proie de quelque sombre puissance, et par une irrépressible violence. Les tensions sont promptes à surgir, comme nous le constatons quand s’approche la lépreuse, le soir de Noël.

UNE VIEILLE FEMME

         Tenez ! la v’là justement ! v’là sa clique ! Sainte Vierge ! qué dommage qu’a soit pas morte !

UNE FEMME

        Elle vient chercher son manger. Pas de danger qu’elle oublie ! 

Le GéLes roches sculptées du Géyn yn.jpg

En même temps, c’est aussi une terre fertile, une vaste plaine agricole, ce que souligne l’éloge d’Anne Vercors : « Les bêtes ici ne sont jamais malades ; les pis, les puits ne sèchent jamais, le grain est dur comme le l’or, la paille est raide comme du fer », « Ô bon ouvrage de l’agriculteur, où le soleil est comme notre bœuf luisant, et la pluie notre banquier ». Mais cette région du Tardenois offre aussi un paysage vallonné, avec des forêts aux roches étrangement sculptées par les intempéries, comme au lieu-dit Le Géyn, ou des endroits surélevés, des villages perchés ou, dans la pièce, ce monastère de Monsanvierge, mentionné au début de l’acte II, comme pour illustrer le désir d’élévation vers le ciel.

Les roches sculptées du Géyn 

Les êtres humains

Les villageois sont à l’image de ce cadre : entre eux règnent des rancunes et des rivalités, la cupidité et la jalousie. Ainsi, Jacques Hury s’emporte contre « ces mauvaises gens de Chevoche qui sont toujours prêts à faire n’importe quoi / Par gloire, pour braver le monde ! », tandis que le maire de Chevoche s’indigne, lui, contre « les malins de Bruyère qui nous ont fait la barbe », ce qui relance la critique : « C’est leu t’chemin qu’en a, de la barbe,  et les dents’core, avec tous ces chicots , qu’ils ont laissés ! »

Mais la vie familiale de Claudel n’est pas plus paisible. Ses deux sœurs, Camille et Louise, se déchirent, et Claudel écrit à propos de Violaine et Mara dans L’Annonce faite à Marie : « L’origine est là. » Leur père est un homme rude, qui entretient un climat familial tendu, tandis que sa femme est discrète, toute occupée aux tâches ménagères, dévouée à son devoir d’épouse : «  Jamais un moment pour penser à elle, ni énormément aux autres », « Elle ne nous embrassait jamais. », raconte Claudel.  

La conversion

 

Toute l’œuvre de Claudel en est nourrie, et nous en retrouvons de nombreux échos dans la pièce, avec, par exemple, des personnages qui entendent des voix, sont sujets à des hallucinations ou des extases, tel Anne Vercors qui se dit appelé au pèlerinage par « [u]n ange sonnant de la trompette. » De même, plusieurs personnages, à l’image de Violaine ou de Pierre de Craon, le bâtisseur d’églises, sont animés par cette vocation religieuse qu’a connue Claudel lors de ses retraites à Solesmes ou à Ligugé.

Cette conversion explique la tension fondatrice du théâtre de Claudel entre l’affirmation de soi, qui conduit à une atmosphère de violence jusqu’à un héroïsme dominateur, et l’adhésion à la loi de paix et d’amour du christianisme.

La femme et l'amour

 

L’œuvre de Claudel porte aussi d’importantes traces de sa relation amoureuse avec Rosalie Vetch, avec deux aspects prédominants.

      D’une part, comme la jeune femme est mariée, cela engendre chez Claudel un sentiment de culpabilité, car l’amour physique devient alors, aux yeux de la religion, un péché. Ainsi s’explique la lèpre de Pierre de Craon, qui inscrit dans sa chair son péché,  son désir sexuel qui l’a conduit à tenter de lui porter atteinte. Cependant, jamais Claudel n’en est arrivé à douter, à remettre en question sa foi. En fait, il considère que sa rencontre avec Rosalie a une signification spirituelle, est une forme de grâce divine : en engendrant le remords du péché, la femme ramène l’homme plus fermement à Dieu. C’est ce que déclare Pierre de Craon en quittant Violaine :

Un extrait du film d'Alain Cuny, 1991

        J’emporte votre anneau. Et qui sait si je n’emporte pas l’âme de Violaine avec lui.

         L’âme de Violaine, mon amie, en qui mon cœur se complaît,

         L’âme de Violaine, mon enfant, pour que j’en fasse une église.

        D’autre part, la femme est associée au thème de la prédestination, car, pour Claudel, la rencontre amoureuse relève du destin, comme le souligne Pierre de Craon, reconnaissant en Violaine « la part que Dieu s’est réservée », et l’image évoquée, « Violaine, qui m’avez ouvert la porte », justifie ce qu’il affirme ensuite, la volonté de « sainteté », qui consiste à « faire le commandement de Dieu aussitôt / Qu’il soit / De rester à notre place, ou de monter plus haut. » Finalement, ces deux êtres ont en eux quelque chose de commun, qui rendait leur rencontre inévitable.

           Enfin, le thème du sacrifice sous-tend l’action même du drame, qui fait ainsi écho à la séparation de Claudel et de Rosalie : elle lui donnera une fille, mais  il restera séparé d’elle, lui-même se mariant et ayant des enfants. Telle est le sort de Jacques et de Violaine, qui s’est sacrifiée pour offrir à sa sœur cet amour : « Notre mère m’avait dit que tu l’aimais », en acceptant aussi de laisser croire à Jacques qu’elle avait été « parjure » avec Pierre de Craon.

L'exil

 

Claudel, qui a passé de si longues années de sa vie à l’étranger, ressent fortement le sentiment de séparation, de douloureuse distance avec sa terre d’origine, propre à l’étranger. Ainsi, dans son œuvre nous observons la nette opposition entre les personnages « enracinés », la mère, Jacques, Mara, et les « exilés », Anne Vercors, Pierre de Craon et Violaine, auxquels Claudel prête un double sentiment :

  • D’un côté, ils regrettent cette impossibilité de se fixer, de pouvoir, eux aussi, connaître la sécurité, la stabilité et la chaleur du foyer, comme l’exprime Pierre lors du Prologue.

        Tant de faîtes sublimes ! Ne verrai jamais celui de ma petite maison dans les arbres ?

        Tant de clochers dont l’ombre en tournant écrit l’heure sur toute une ville ! Ne ferai-je jamais le dessin d’un four et de la chambre des enfants ?

  • De l’autre, ils ont le sentiment que c’est précisément de cet exil que naît leur grandeur aux yeux de Dieu. Il fait d’eux des élus : « nous sommes à part », dit Pierre à Violaine, ajoutant « Je ne vis pas de plain-pied avec les autres hommes », aveu que pourraient tout aussi bien faire Violaine ou son père.

POUR CONCLURE

 

Fréquemment remaniée, L’Annonce faite à Marie est une œuvre qui a habité Claudel toute sa vie. Elle s’est donc nourrie de toutes les réalités d’une époque troublée, de ses propres expériences, de ses choix culturels ; il y a partagé ses convictions, sa vision de l’homme et de sa place dans le monde.

Présentation de L'Annonce faite à Marie 

Melozzo da Forli, Annonciation, XV° s. chapelle du Panthéon de Rome

Le titre 

Le changement du titre initial, La jeune fille Violaine, qui signalait seulement la place centrale de l’héroïne dans la pièce, met l’accent sur son sens symbolique. L’Annonce faire à Marie renvoie, en effet, à l’épisode biblique de l’Annonciation raconté dans les versets 26 à 38 de l’"Évangile selon saint Luc" sur lequel s’est fondé le culte marial, prédominant en cette période du Moyen Âge qui sert de cadre à la pièce.

L’ange Gabriel, envoyé par Dieu à Nazareth, a accompagné sa salutation à Marie de l’annonce de son immaculée conception : « vous concevrez et enfanterez un fils […] L’Esprit-Saint viendra sur vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre. »

Melozzo da Forli, Annonciation, XV° s. chapelle du Panthéon de Rome
Présentation
Cette salutation forme l’"Ave Maria", qui scande la prière de l’Angélus : jadis sonnée par les cloches trois fois par jour, elle rythmait la vie de travail. Or, elle accompagne trois temps forts de la pièce :

           le Prologue, lorsque Pierre, au moment de partir, révèle à Violaine qu’il porte la lèpre : « L’Angélus sonne à Monsanvierge : le chœur chante le Regina Coeli, laetare, laetare. » Cela annonce l’acte chrétien de Violaine, le baiser au lépreux,  écho à celui donné par le Jésus comme le relate l’"Évangile selon Marc" (versets 40-42) : « Un lépreux vient trouver Jésus ; il tombe à ses genoux et le supplie : ‘‘ Si tu le veux, tu peux me purifier.’’ / Pris de pitié devant cet homme, Jésus étendit la main, le toucha et lui dit : ‘‘ Je le veux, sois purifié.’’ / À l'instant même, sa lèpre le quitta et il fut purifié. » L’acte III nous apprend la guérison de Pierre de Craon.

        l'acte III lors de la résurrection par Violaine de la petite Aubaine, figure de l’enfantement : « J’entends l’Angélus qui sonne à Monsanvierge ». Elle se produit durant la nuit de Noël, et le parallèle établi par Violaine « Et nous aussi un petit enfant nous est né » marque l’accomplissement de l’Annonciation, d’autant que Violaine a transmis à l’enfant ses « yeux bleus ». Le texte biblique est d’ailleurs repris par Anne Vercors dans l’acte IV.

     le dénouement, au moment de la mort de Violaine, alors qu’intervient la réconciliation générale, l’Angélus reprend longuement la double évocation, « Pax pax pax » et « Laetare laetare laetare ».

La structure d'ensemble de la pièce 

Claudel, L'Annonce faite à Marie : structure

Chaque saison prend aussi une valeur symbolique.

Le tableau schématise le déroulement de l’intrigue qui marque, malgré les obstacles qui figurent dans les actes I et II, un mouvement d’ensemble d’élévation, illustration du triomphe de la foi. Deux éléments y jouent un rôle important.

Les saisons

 

Chaque acte de la pièce, qui s’ouvre un an après que Pierre de Craon a tenté de porter atteinte à la virginité de Violaine, correspond à une saison, ce qui permet à Claudel d’inscrire l’homme dans le lieu que Dieu lui a assigné, la nature, et non pas la ville, milieu artificiel. Ainsi, l’homme est plongé dans la vraie vie, en osmose avec la terre et les animaux, tel cette alouette qui chante lors du Prologue :

      C’est l’alouette, alleluia ! L’alouette de la terre chrétienne, alleluia, alleluia !

       L’entendez-vous qui crie quatre fois de suite hi ! hi ! hi ! hi ! plus haut, plus haute !

     La voyez-vous les ailes étendues, la petite croix véhémente, comme les séraphins qui ne sont qu’ailes sans aucuns pieds et une voix perçante devant le trône de Dieu ?

Le printemps

C’est la saison du Prologue et de l’acte I, qui correspond au temps de l’espérance : le bonheur promis par les fiançailles de Violaine. Mais les espérances peuvent n’être qu’une apparence trompeuse, et se révéler illusoires. Ce mariage ne se réalisera pas car Mara, en proie à la jalousie, se laisse elle aussi tromper par une illusion, le baiser de Violaine à Pierre qui l’amène à la dénoncer à Jacques : « Il est honteux de se donner ainsi, / Âme, chair, cœur, peau, le dessus, le dedans et la racine. »

L'été

Correspondant à l’acte II, c’est le temps de l’épanouissement de la nature, chaleur, couleurs, odeurs…, qui ouvre sur la longue scène 3, empreinte de lyrisme. Mais ce temps éclatant de la destinée humaine est aussi un temps éphémère, puisque la scène se conclut sur la séparation  du couple. 

L'hiver

Cadre de l’acte III, c’est le temps du repli, du recueillement : dans les champs, la graine pourrit pour que renaisse la vie. Ainsi, il s’y produit la mort de la mère, la mort de l’enfant.  Violaine, devenue aveugle, s’interroge, « Est-ce que je suis vivante ? », et Mara elle-même accepte de renoncer à son orgueil, de s’humilier pour sauver sa fille. Mais c’est grâce à tout cela que l’enfant peut renaître, dont le prénom « Aubaine », est symbolique, par son radical latin « alba », origine du mot « aube », et son sens de gain, de profit. 

VIOLAINE

       Est-ce que l’année a été bonne, et le blé bien beau ?

JACQUES HURY

       Tant qu’on ne sait plus où le mettre.

VIOLAINE

       Ah ! Que c’est beau, une grande moisson !...

L'automne

Dans l’acte IV, c’est la saison qui couronne le cycle, l’époque des réalités où l’homme récolte les fruits de son travail, de sa peine :

C’est le temps de l’accomplissement, qui ouvre la porte à un nouveau cycle. Ainsi, le Moyen Âge s’achève avec le sacre à Reims, et la souffrance de Violaine peut amener des temps nouveaux. 

Paul, Jean et Herman de Limbourg, « Le battage des céréales », Les très riches heures du duc de Berry, vers 1410-1411. Enluminure du manuscrit 

Paul, Jean et Herman de Limbourg, « Le battage des céréales », Les très riches heures du duc de Berry, vers 1410-1411. Enluminure du manuscrit 

Le double rôle de Mara

 

L'inverse de Violaine

Déjà, son  nom, emprunté à la Bible, est symbolique : « Ils arrivèrent à Marah, mais ils ne pouvaient boire les eaux de Marah, car elles étaient amères. C’est pourquoi on appela son nom Marah. » (Exode, XV, 23) Dans son manuscrit, Claudel explique d’ailleurs : « Mara, amère, avare, noire, jalouse, étroite. » Ainsi, elle présente deux traits de caractère contraires  à celui de sa sœur.

     Elle est violente, alors que Violaine pardonne à Pierre son attaque. Elle s’estime mal-aimée, jalouse sa sœur, accuse ses parents de la frustrer non seulement de leur affection mais de l’héritage qui lui est dû :

MARA

         […] Je sais bien que vous ne m’aimez pas !

        Vous l’avez toujours préférée ! Oh, quand vous parlez de votre Violaine, c’est du sucre.

         C’est comme une cerise que l’on suce, au moment que l’on va cracher le noyau !

         Mais Mara l’agache ! Elle est dure comme le fer, elle est aigre comme la cesse !

          Avec cela qu’elle est déjà si belle, votre Violaine !

          Et voilà qu’elle va avoir Combernon à cette heure ! (I, 2)

La violence de Mara, mise en scène au théâtre Hébertot, 1948 

La violence de Mara, mise en scène au théâtre Hébertot, 1948 

Cette haine qu’elle porte en elle éclate dans l’acte IV dans la scène 1, quand elle se réjouit de la mort de « la lépreuse » : « Qu’est-ce qu’elle faisait à se promener ? Tant pis pour elle ! / Et peut-être même qu’on l’a poussée. Quelqu’un. » Elle incarne ainsi le mal absolu, n’ayant pas hésité à tuer sa sœur, pour satisfaire son amour égoïste pour Jacques en l’emportant sur elle, tout en jouant l’innocence.

         Même si c’est elle qui voit, elle est, en réalité, aveugle, car elle ne voit que par les yeux « terrestres », charnels, se fiant à l’apparence du baiser entre Violaine et Pierre.

Il est significatif que la dernière image de la pièce soit ce regard si violent de Mara : « Jacques Hury lève la tête et regarde Mara qui tient les yeux durement fixés sur lui. »

Il lui manque donc les yeux de l’âme ; ainsi, les yeux noirs de sa petite fille, Aubaine, deviendront bleus, prenant la couleur de ceux de Violaine, qui lui a redonné la vie par sa foi.

VIOLAINE

        Je n’ai pas livré mon corps !

MARA

        Douce Violaine ! menteuse Violaine ! ne t’ai-je point vu tendrement embrasser Pierre de Craon ce matin d’un beau jour de juin ? (III, 2)

Le miracle, signe de sainteté. Film d'Alain Cuny, 1991

Le miracle, signe de sainteté. Film d'Alain Cuny, 1991

La réhabilitation de Mara

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Cependant, en même temps, Mara sert à l’élévation de Violaine. Sa violence entre dans le plan de la providence divine, et c’est sa passion maternelle extrême qui est la force motrice du miracle, comme l’explique Claudel dans Mémoires improvisés : « Entre Mara et Violaine, il y a une nécessité absolument impitoyable : il faut absolument que Violaine devienne une sainte, […] il faut que la foi brutale, féroce, de Mara, serve à quelque chose, qu’elle serve à faire une sainte et à obliger Dieu, pour ainsi dire, à faire un miracle. ». Ainsi, Mara, en répétant « rends-moi mon enfant ! », impose à Violaine son acte par son cri : « Il faut être une sainte quand une misérable te supplie. »

Deux éléments rendent cette réhabilitation acceptable.

  • D’abord, en étant saisie de terreur à la lecture de l’office de Noël, elle avoue son indignité et exprime son remords : « Violaine, je ne suis pas digne de lire ce livre ! / Violaine, je sais que je suis trop dure et j’en ai regret : je voudrais être autrement. » Ainsi Dieu peut permettre le miracle, car aucune grâce ne peut être accordée si le pécheur ne se repent pas.

  • Le miracle est concrétisée par les yeux de l’enfant, devenus bleus. Par amour pour Aubaine, Mara est ainsi obligée d’accepter que son « enfant fût coupé en deux et qu’il eût deux mères », « L’une pour le corps, l’autre pour l’âme ».

Finalement, cette réhabilitation est proclamée par Violaine elle-même lors du dénouement : « Cet enfant qu’elle m’a donné, cet enfant qui m’est né entre les bras ; / Ah grand Dieu, que c’était bon ! ah que c’était doux ! Mara ! ah comme elle a bien obéi, ah comme elle a bien fait tout ce qu’elle avait à faire ! »

La composition : principales caractéristiques 

Les décors et leur rôle 

Composition

Le réalisme

 

La version définitive de la pièce a, certes, été marquée par la mise en scène réalisée à Hallerau, fondée sur des éléments mobiles, qui pouvaient se regrouper en de nombreuses combinaisons pour former des terrasses, des murs, des escaliers, des colonnes… Ainsi, la scène ressemble à la réalisation des anciens « mystères », représentés sur plusieurs étages.

Le château de Trosky, en Bohème

Le château de Trosky, en Bohème

Cependant, indépendamment des choix effectués par les metteurs en scène différents, Claudel a pris soin de situer précisément ses personnages dans leur cadre en multipliant les indications sur les décors. Il a cherché à s’inspirer de lieux réels, par exemple le château de Trosky en Bohème pour Montsanvierge, ou pour Combernon, un même décor  « pour les deux premiers actes et le prologue : il est emprunté au hall d’un  manoir anglais datant de 1240 et demeuré intact depuis cette date : Stocksey Hall », à partir d’une photo vue dans un magazine américain.

Le manoir de Stocksey Hall

Le manoir de Stocksey Hall

Le symbolisme

 

Nous constatons également que, plus les personnages s’épurent de leurs liens terrestres, plus Claudel charge ce décor d’une valeur symbolique, suggérée par l’accent mis sur un détail.

Dans l'acte I

« Une grande table au milieu de la pièce sur laquelle la mère est en train de repasser une pièce de toile » évoque la banalité de la vie paysanne, tandis que dans la scène 3, la didascalie « Pendant ce temps les servantes ont dressé la grand table pour le repas de la ferme. »  rappelle la Cène, le dernier repas du Christ avec les apôtres.

Le départ d'Anne Vercors : décor, 1912

Le départ d'Anne Vercors : décor, 1912

Dans l'acte III

Une longue didascalie initiale pose le décor de la première scène : « Le pays de Chevoche. La veille de Noël. Des paysans, hommes, femmes et enfants, sont au travail dans la forêt. Au milieu, un feu au-dessus duquel est suspendu une marmite. […]Tombée du jour. Neige par terre et ciel de neige. » Ce feu est, au début de la scène, banalement associé au repas de Noël qui se prépare. Mais, dans la scène 2, ce décor change :

        Pour ce décor, on se sert de celui des autres actes où l’on a supprimé les escaliers. Dans la baie du haut, on a mis une cloche, dans celle du bas une espèce de statue mutilée.

       En avant, une espèce d’estrade assez large à laquelle on accède par deux ou trois marches surmontées par une grande croix de bois à laquelle est adossé un siège.

      En avant aussi, un pupitre surmonté d’une lampe accrochée à une potence.

Dans cette même scène, Violaine « allume un feu de tourbe et de bruyère, au moyen de braises conservées dans un pot, puis la torche », nouvelle image symbolique, car ce « feu » est aussi celui de la « foi en Dieu » dont brûle Violaine, d’un amour grand « [c]omme celui du feu pour le bois quand il prend. », sur lequel elle insiste : « Le bois où l’on a mis le feu ne donne pas de la cendre seulement mais une flamme ». La métaphore se poursuit ensuite dans une longue tirade : « Et si tu passais une seule nuit dans ma peau tu ne dirais pas que ce feu n’a pas de chaleur », en faisant ainsi allusion à la lèpre qui la dévore : « Dieu est avare et ne permet qu’aucune créature soit allumée, / Sans qu’un peu d’impureté s’y consume, / La sienne ou celle qui l’entoure, comme la braise de l’encensoir qu’on attise ! » Ainsi, le feu qui habite Violaine pourra enlever l’« impureté » que porte en elle Mara, dont l’élan de foi permettra le miracle de la renaissance d’Aubaine.

Dans l'acte IV

Le feu reste précisément mentionné, « Dans la cheminée, les charbons jettent une faible lueur », et « Un flambeau allumé est posé au milieu de la table ». Mais un détail ajouté est significatif : « La porte est ouvert à deux battants, découvrant la nuit étoilée. » Cette porte annonce à la fois le retour d’Anne Vercors, portant le corps de Violaine. Mais elle marque aussi l’ouverture sur un jour nouveau, celui de la réconciliation : « Il va ouvrir à deux battants la grande porte. Le jour pénètre à flots dans la salle. »

La musique 

Pour écouter quelques extraits musicaux : Maria Scibor, 1961

Comme les auteurs symbolistes de sa génération, dans la poésie comme au théâtre, Claudel accorde un rôle important à la musique pour soutenir le texte. De plus, il a été marqué par la musique de Wagner, qui ouvre vers les hauteurs de l’héroïsme, de l’idéal. Ainsi, elle accompagne les grandes étapes du drame, en souligne les temps forts tout en s’insérant dans les dialogues. C’est tout particulièrement la fonction de l’Angélus qui met en évidence le symbolisme marial.

Le prologue

Le « Regina coeli » est chanté en même temps que sonne l’Angélus, chant du jour de Pâques, qui accompagne la résurrection du Christ. Ainsi est déjà annoncée la similitude entre Violaine et Marie, que confirme la longue tirade de Pierre de Craon qui, en qualifiant Violaine de « jeune arbre de la science du Bien et du Mal », lui accorde ce rôle d’intermédiaire entre l’homme et Dieu.

Dans l'acte I

Les éléments musicaux sont plus réduits, inscrits dans la banalité de la vie paysanne avec la « voix de l’enfant au loin » qui chante une chanson  « Compère Loriot ! / Qui mange les cesses et laisse le noyau. » Mais ce chant est déjà symbolique, puisque Mara s’est elle-même précédemment comparée à une « cesse », une cerise amère : l’oiseau annoncerait comment disparaîtrait son amertume jalouse, en ne laissant en son cœur que le « noyau », son amour maternel pour Aubaine.

Dans l'acte II

Le « Salve Regina » en ouverture, le salut de ceux qui reconnaissent la sainteté de la Vierge Marie annonce la révélation de la lèpre de Violaine, signe aussi de son élection. De même que la sainteté de la Vierge est passée par la douleur, de même celle de Violaine passera par la douleur du renoncement à Jacques.

Dans l'acte III

Claudel y mêle la musique sacrée à la musique profane.

  • Les cloches : « Les deux cloches de la cathédrale, Baudon et Baude, / Commencent à sonner au Gloria de minuit », raconte l’apprenti, et elles se font entendre dans la scène dans la scène 2, alors que Mara supplie Violaine de faire revivre Aubaine, puis à la fin de l’acte : « On entend les cloches de Montsanvierge qui sonnent dans le lointain. » Leur son se complète par « le chant des anges » au moment où Mara lit l’office de Noël, qui précède la renaissance de l'enfant.

  • Les trompettes : Parallèlement à cette lecture, se fait entendre la « [s]onnerie éclatante et prolongée de trompettes, toute proche », devenant « indiciblement déchirante, solennelle et triomphale »,   qui accompagne le roi allant se faire sacrer à Reims. Cette musique est aussi le symbole d’une renaissance, celle du royaume de France.

Dans l'acte IV

Nous y retrouvons cette même alliance de la banalité humaine et du sacré.

  • Au retour du père se font entendre les bruits quotidiens, les « bruits de la ferme qui se réveille », puis l’aveu de la résurrection d’Aubaine par Mara est suivi de la chanson enfantine : « Marguerite de Paris / Prête-moi tes souliers gris / Pour aller en paradis ! / Qu’i fait beau ! / Qu’il fait chaud ! / J’entends le petit oiseau / Qui fait pi i i i ! »

  • Les paroles de l’Angélus y sont explicitées par Anne Vercors, et le drame se ferme sur ce chant, ici exprimant la joie, née d'une triple certitude : celle d’une vie dans l’au-delà, celle des moissons terrestres abondantes, et celle d’avoir obéi à la volonté divine : « Mais que c’est bon aussi / De mourir alors que c’est bien fini », déclare Violaine dans sa dernière réplique.

Les scènes de groupe 

Brueghel le Jeune, Noël au moyen âge, XVIème siècle. Huile sur toile. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg 

Dans trois actes, Claudel a inséré des scènes de groupe, souvenir du rôle du chœur dans le théâtre antique, comme dans L’Orestie d’Eschyle qu’il admire tout particulièrement. Il leur assigne un double rôle. D’une part, les personnages de ces scènes entrent en résonnance avec les facettes de la personnalité d’un héros et les mouvements de sa passion. D’autre part, elles relient plus étroitement les protagonistes à l’humanité dont ils font partie : ils ne sont pas, malgré leur élévation spirituelle, des surhommes, mais des êtres comme tout le monde.

Brueghel le Jeune, Noël au moyen âge, XVIème siècle. Huile sur toile. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg 

De plus, ces scènes de groupe ne valent pas tant pour leur dialogue : elles juxtaposent, en fait, des répliques qui, par leur association, créent une atmosphère spécifique, totalement humaine. Claudel montre ainsi que l’annonce faite à Marie, comme elle l’a été à Violaine et à Pierre de Craon, peut toucher tout être humain, ainsi invité au sacrifice.

  • L’acte I se termine par le repas d’adieu d’Anne Vercors, au sein de la maisonnée,  image de la Cène où il prononce les mêmes paroles que le Christ à ses disciples : « Je reviendrai au moment que vous ne m’attendez pas. »

  • Dans la première scène de l’acte III, le chœur des paysans commente la délivrance du royaume avec le rôle de Jeanne d’Arc, le travail de Pierre de Craon et sa guérison, et la vie de Violaine, la lépreuse.

  • Lors du dénouement, la mort de Violaine a lieu dans une communion collective : « Ici entrent tous les serviteurs de la ferme, tenant des cierges qu’ils allument. »

Les duplications 

La composition de la pièce présente de nombreux dédoublements, tant pour les personnages, comme Violaine et Mara, que pour l’action. Nous pouvons reconnaître en cela l’écho des « correspondances », chères aux symbolistes, qu’il applique à sa conception religieuse : il existe pour lui, au sein de la création divine du monde, des correspondances verticales, des analogies entre le ciel et la terre,  et horizontales, entre les affaires privées et publiques.

La double lèpre

 

La maladie répond à un double dessein.

          Elle est le châtiment divin infligé à Pierre de Craon pour avoir attenté à la pureté de Violaine, un être sacré qui devait rester intact. Ce seul contact lui a transmis cette brûlure, symbolisée par les nombreuses images du feu : « voici que je commence à me séparer parce que j’ai porté la main sur vous ».

       Elle révèle de façon spectaculaire l’élection de Violaine par Dieu, désignée ainsi à la sainteté, qui se concrétise par le baiser au lépreux. Ce baiser de pitié va guérir Pierre miraculeusement : elle rend à l’Église un fidèle serviteur, le bâtisseur de cathédrales, tandis qu’elle-même se donne à Dieu, car par sa lèpre elle assume ainsi toutes les peines de la chrétienté.

       Et certes le malheur de ce temps est grand.

       Ils n’ont point de père. Ils regardent et ne savent plus où est le Roi et le Pape.

       C’est pourquoi voici mon corps en travail à la place de la chrétienté qui se dissout.

Le double départ

 

Le départ d'Anne Vercors

Dans ces temps troublés que connaît Combernon, rappelés par Anne Vercors, « tout est ému et dérangé de sa place », sa décision de partir à Jérusalem est une façon de d’offrir son bonheur en sacrifice. Il va essayer, en rejoignant le centre de la chrétienté, de rétablir cet équilibre perdu.

Le départ de Violaine

Il a un but identique : comme les moniales de Montsanvierge, « elles-mêmes hosties », elle s’offre aussi en sacrifice. Mais le centre, elle ne le trouvera pas par un pèlerinage à Jérusalem, mais en devenant  aveugle, c’est-à-dire en plongeant en elle-même, en ne voyant plus que par les yeux de l’âme, en un face à face avec Dieu.

La double résurrection

Claudel lie ainsi le drame historique, celui de la cité des hommes, et le drame individuel, celui de Mara, la mère qui a perdu son enfant. Bien sûr, le choix de la nuit de Noël accentue le symbolisme, car, aussi bien pour le sacre du roi que pour le miracle de la résurrection d’Aubaine, est proclamée l’intervention divine, en ce temps de la naissance du sauveur.

Aubaine.jpg

Ainsi se mêlent, dans la scène 2 de l’acte III, le texte de l’office de Noël lu par Mara, les cris en l’honneur du roi, et les évocations de l’enfant, morte puis vivante à nouveau. C’est pourquoi aussi l’acte de Violaine figure une mise au monde :

  • La didascalie, « Elle s’enfonce au fond de la cella ménagée dans la paroi de l’édifice en ruine qui lui sert d’abri », est comme une plongée au sein de la terre, matrice de toute création.

  • Puis vient le « cri étouffée » de Violaine, image de celui d’une mère accouchant.

  • Enfin, Violaine a transmis à Aubaine ses yeux « bleus », et sur les « lèvres » de l’enfant, il y a cette « goutte de lait », symbolique de la maternité.

Voir un extrait de la mise en scène de Julien Bertheau,  1955, la Comédie-Française

POUR CONCLURE

 

Toutes ces caractéristiques de la composition de la pièce, associées au rôle des décors et de la musique, soulignent le double plan de l’action, humain et divin : au même titre d’Aubaine est le gage purifié – à l’image de ses yeux – de la prospérité terrestre et de la réhabilitation de Mara, le royaume et l’Église, rétablis dans leur puissance, à la fin illustrent la purification spirituelle.

En cela, L’Annonce faite à Marie réalise la volonté que le poète affichait déjà dans « L’esprit et l’eau », une des Cinq grandes Odes, recueil de 1907 :

[...] Et je voudrais composer un grand poëme plus clair que la lune qui brille avec sérénité sur la campagne dans la semaine de la moisson,

    Et tracer une grande voie triomphale au travers de la Terre,

    Au lieu de courir comme je peux la main sur l'échine de ce quadrupède ailé qui m'entraîne, dans sa course cassée qui est à moitié aile et bond !

    Laisse-moi chanter les oeuvres des hommes et que chacun retrouve dans mes vers ces choses qui lui sont connues,

   Comme de haut on a plaisir à reconnaître sa maison, et la gare, et la mairie, et ce bonhomme avec son chapeau de paille, mais l'espace autour de soi est immense !

    Car à quoi sert l'écrivain, si ce n'est à tenir des comptes ?

    Que ce soit les siens ou d'un magasin de chaussures, ou de l'humanité tout entière.

Cette « grande voie triomphale » n’est rien d’autre que l'image du triomphe de la foi chrétienne.

Violaine

Le personnage de Violaine 

Il convient de ne pas oublier le titre initial de la pièce, La jeune Fille Violaine, qui met directement l’accent sur l’héroïne, sur ses caractéristiques psychologiques et sociales. En revanche, le titre définitif ainsi que la précision « mystère », qui renvoie aux œuvres médiévales jouées sur le parvis des églises et relatant un épisode de la vie du Christ, de ses proches ou des saints, accentuent la valeur religieuse, symbolique, du personnage.

Le portrait de Violaine 

Pour lire le Prologue

Il y a une évolution du personnage, en fait une ascension sur le chemin qui la mène vers Dieu. 

Au début de la pièce

 

La didascalie initiale de la version première de la pièce, qui la présente comme « grande et mince, les pieds nus, vêtue d'une robe de grosse laine, la tête coiffée d'un linge à la fois paysan et monastique », met en évidence un double aspect.

Une jeune fille simple et heureuse

Toutes ses premières répliques la représentent comme une jeune fille toute simple, heureuse d’être aimée de ses parents et du fiancé que son père lui a choisi. Elle est débordante de bonheur et de confiance : « Tout est parfaitement clair, tout est réglé d’avance, et je suis très contente », déclare-t-elle après s’être présentée dans son cadre familial. Elle s’écrie ensuite : « Ah, que ce monde est beau et que je suis heureuse ! » Elle a conscience d’être parfaitement à sa place, et n’en « demande pas une autre », satisfaite des simples réalités terrestres, le chant d’une « alouette », le colombier et la grange, les moissons produites par le sol de Combernon.

Sa foi chrétienne

Mais, conformément à ce « Moyen Âge de convention », comme le nomme Claudel, elle baigne dans la foi chrétienne, et manifeste son attachement aux choses spirituelles. Ainsi, elle a conscience d’appartenir, à Combernon, à « la maison de Dieu », en ayant à nourrir à la fois les corps et les âmes : « Est-ce que notre charge n’est pas du seul Montsanvierge que nous avons à nourrir et à garder, en fournissant le pain, le vin et la cire, / Relevant de cette seule aire d’anges aux ailes déployées ? » Cette dimension se traduit par la précision sur son costume, mais aussi par ses gestes, par exemple « allumer le cierge devant le crucifix » ou faire « lentement sur elle le signe de la Croix ». Elle manifeste d’ailleurs sa confiance en Dieu quand elle apprend que Pierre est atteint de la lèpre : « Dieu est là qui sait me garder. »

        Mais sachez que votre action mauvaise est effacée

        En tant qu’il est de moi, et je suis en paix avec vous

        Et que je vous méprise et abhorre point parce que vous êtes atteint et malade,

        Mais je vous traiterai comme un homme saint et Pierre de Craon, notre vieil ami, que je révère, aime et crains.

Notons aussi l’intérêt qu’elle prête à l’histoire de « Justice », nom donnée à la cathédrale de Reims que Pierre est en train de construire : « Quelle belle histoire ! » Enfin, ses paroles à Pierre reproduisent celles du Christ, ce sont des paroles de pardon, charitables :

L'éveil de Violaine

 

Pour que Violaine s’offre plus complètement à Dieu, il faut un  révélateur : tel est le rôle de Pierre de Craon et de la maladie.

Les paroles de Pierre de Craon

En l’écoutant, Violaine prend conscience de ses aspirations les plus secrètes, jusqu’alors ignorées. Cela se traduit d’abord par le don de l’anneau : ce symbole de son amour terrestre pour Jacques est offert pour servir l’amour mystique, la construction de la cathédrale. Au fil des allusions mystiques de Pierre, elle est de plus en plus troublée, par exemple à propos du rôle de la « pierre », différent « à la base » et « pour le faîte », avec le discours des « deux chênes », une sorte de parabole qui sous-entend que nul n’a une place « inébranlable[…] » car Dieu dispose des destinées humaines, ou bien le chant de l’alouette, qui a célébré la fondation d’une église, selon Pierre. Elle n’est cependant pas encore capable de les comprendre ni d’accomplir le sacrifice de son amour pour Jacques. Mais le baiser au lépreux qui termine la scène l’engage déjà sur ce chemin, un geste de un geste de pardon et de charité chrétienne dont la didascalie souligne la valeur mystique : « Ici le baiser qui doit être administré avec beaucoup de solennité. Violaine de bas en haut prend la tête de Pierre  entre ses mains et lui aspire l’âme. »

Louis Jouvet dans le rôle d’Anne Vercors, 1946 

La découverte de la lèpre

C’est la maladie qui donne sens aux paroles de Pierre, et, quand les paroles de sa mère lui apprennent l’amour de Mara pour Jacques, la maladie lui apparaît comme le signe de son élection : « Dieu m’a prévenue de sa grâce […] … C’était Lui-même encore que j’entendais. »

L’explication du premier coup de l’Angélus donnée par Anne Vercors à la fin insiste sur la prise de conscience de Violaine, qui s’est engagée dans le sacrifice en toute lucidité : « Toute la grande douleur de ce monde autour d’elle, et l’Église coupée en deux, et la France pour qui Jeanne a été brûlée vive, elle l’a vue ! Et c’est pourquoi elle a baisé ce lépreux sur la bouche, sachant ce qu’elle faisait. »

Louis Jouvet dans le rôle d’Anne Vercors, 1946 

La sainteté de Violaine

 

Le renoncement à Jacques

C’est son premier sacrifice, qui marque sa volonté de contribuer, par ce choix libre, au choix que Dieu a fait d’elle : « N’aurais-je donc rien fait de mon côté ? », explique-t-elle à Mara. La construction de la grande scène lyrique de l’acte II entre elle et Jacques permet de mesurer l’ampleur de ce sacrifice :

          Au début, elle n’y est pas encore prête, comme le prouve l’ambiguïté de son costume, celui des « femmes de Combernon » porté « le jour de leurs fiançailles » mais aussi « de leur mort ». Elle ressent douloureusement sa solitude, mais espère encore que Jacques pourra dépasser son désir terrestre pour accepter une union mystique : « Est-ce que mon âme n’est pas assez ? » Elle rêve d’un amour fait de dépassement, de transcendance, mais Jacques n’en est pas capable.

Le renoncement, opéra mis en scène par Marc Bleuse, texte adapté par Jean-François Gardeil, 2019. Théâtre du Capitole, Toulouse

Le renoncement, opéra mis en scène par Marc Bleuse, texte adapté par Jean-François Gardeil, 2019. Théâtre du Capitole, Toulouse

        Au moment où elle révèle sa lèpre, le sacrifice est accompli jusqu’au bout. Face aux insultes de Jacques et à son rejet, elle ne se dérobe pas : « Mara dit toujours la vérité. », « Je ne nie rien, Jacques. » Elle fait tout, finalement pour lui inspirer de l’horreur.

La pièce illustre ainsi la conception du sacrifice définie par Claudel : l’homme « n’a pas de privilège plus grand que le sacrifice. C’est le couronnement de la liberté. » Ainsi, le sacrifice de la victime est magnifié par la violence, la colère, l’injustice de celui qui la persécute. En acceptant ce tourment, elle affirme sa part de liberté, elle consent au destin que Dieu lui attribue. Le tragique disparaît alors, puisque les personnages collaborent avec la volonté de Dieu : ils en sont, selon Claudel, « les victimes, les adversaires et les complices à la foi ». Chez Claudel, la liberté de l’homme n’est donc plus incompatible avec la « Nécessité », contrairement à l’image de la fatalité tragique dans le théâtre antique.

La résurrection de l'enfant

De la même façon, la scène du miracle constitue une autre forme de sacrifice, engendré, à nouveau, par la violence de Mara, qui s’exprime dans tout le début de la scène. Or, face à l’enfant morte, la première réaction de Violaine est de faire accepter à sa sœur la volonté de Dieu : « Accepte, soumets-toi. » Mais Mara répond par la menace de se laisser aller au « blasphème », ce qui provoque l’effroi de Violaine, effroi encore accru quand elle comprend ce que lui demande Mara : « Est-ce qu’il est en mon pouvoir de ressusciter les morts ? » répète-t-elle, avant de protester deux fois avec force : « Je jure, et je déclare, et je proteste devant Dieu que je ne suis pas une sainte ! »

Pour que le miracle s’accomplisse, il lui faut donc accepter le risque qu’implore Mara, le péché d’orgueil aux yeux de Dieu qu’elle commettrait en devenant une sainte. Par pitié pour Mara, pour Jacques, par altruisme, elle sacrifie alors l’humilité de la place qu’elle occupait jusqu’alors, exclue et rejetée. Il revient encore à Anne Vercors d’expliquer le sens de cette résurrection par le troisième coup de l’Angélus, « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous. », faisant ainsi plier Mara : « Père, père, mon enfant était mort et c’est elle qui la ressuscité ! »

Le renoncement, opéra mis en scène par Marc Bleuse, texte adapté par Jean-François Gardeil, 2019. Théâtre du Capitole, Toulouse

La mort de Violaine

C’est la dernière étape dans l’élévation vers la sainteté, là encore permise par la violence de Mara qui tue sa sœur. Cette mort conduit, en effet, Violaine à proclamer son amour, pour Jacques, pour Pierre de Craon, et pour Mara, pardonnée et dont  elle célèbre même le rôle: « Et Mara, elle m’aime ! Elle seule, c’est elle seule qui a cru en moi ! » Ainsi, sa mort s’accomplit en une apothéose, « que c’est bon aussi / De mourir alors que c’est bien fini », tandis que le dernier Angélus annonce des temps meilleurs.

La mort de Violaine, opéra mis en scène par Marc Bleuse, texte adapté par Jean-François Gardeil, 2019. Théâtre du Capitole, Toulouse

Le sens symbolique du personnage de Violaine 

Le rôle de la femme chez Claudel

 

Un rôle corrupteur

Au cœur de la pièce, il y a l’image de la femme, créature irrésistible, mais viciée par l’égoïsme qui découle du péché originel, et, surtout, instrument de tentation pour l’homme. C’est ce qu’exprime Pierre de Craon dans le prologue pour expliquer son agression contre Violaine : « Le diable m’a saisi tout d’un coup », « C’est vous qui m’avez fait ce mal par votre beauté, car avant de vous voir j’étais pur et joyeux ». C’est aussi l’héroïne qui déclenche en l’homme la haine, celle de Pierre envers Jacques, celle de Jacques envers Pierre. Ajoutons à cela la jalousie de Mara, qui motive sa dénonciation perfide du « baiser ». Claudel fait donc ressortir dans ses personnages une évidente méfiance envers la femme, que sa relation avec Rosalie Stern ne fait qu’accroître.

Un rôle rédempteur

Cependant, et paradoxalement, la femme joue aussi un rôle rédempteur : elle participe au plan de Dieu. En provoquant en l’homme une blessure inguérissable, elle lui permet, parallèlement, de devenir capable de recevoir la grâce divine. Puisque l’homme voit, par elle, son repos rendu impossible, il ne peut alors trouver un apaisement à son déchirement intérieur que dans l’élévation vers Dieu. C’est ce qui explique les élans de Pierre : « Ô jeune arbre de la science du Bien et du Mal… », « Quant à moi, pour monter un peu, il me faut tout l’ouvrage d’une cathédrale et ses profondes fondations », « Cette église seule sera ma femme […] / Je ne descendrai plus ! »

Mais surtout, pour Claudel, le rôle de la femme est de souffrir  et de mourir pour que les autres voient clair et goûtent leur simple bonheur humain : « Elle a sauvé le monde », s’écrit Jacques lors du dénouement. Et Violaine donne à chacun un partie de sa grâce afin de le ramener vers Dieu, de faire en sorte que Jacques pardonne à Mara et accepte sa place dans l’ordre terrestre, en semant et en moissonnant. C’est aussi  ce que symbolise la gestuelle indiquée dans la didascalie finale :  

Anne Vercors va chercher Mara et l’amène par la main auprès de Violaine en face de Jacques Hury. De la main gauche, il prend la main de Jacques Hury et l’élève à mi-hauteur. À ce moment Mara dégage sa main et se saisit de celle de Jacques Hury qui reste la tête baissée regardant Violaine. Le père se saisit des deux mains avec les siennes et en fait solennellement l’élévation.

La présence et l'absence

 

Nous observons, chez Claudel, une véritable dialectique de la présence et de l’absence. Son point de départ est l’idée que Dieu, absent et caché, est, en fait, présent dans chaque élément de la création et dans chaque acte de l’existence. De même, c’est seulement quand les corps sont absents l’un à l’autre que l’être peut vraiment, même si c’est de manière invisible, être présent à l’autre qui l’aime. Finalement, la présence n’est totale que dans l’absence, tandis que toute présence ici-bas contient une part d’absence, impossible à éliminer. Ainsi, alors que, dans le prologue, la communication entre Violaine et Pierre reste incomplète, souvent énigmatique, quand il part le baiser, par lequel Violaine « lui aspire l’âme », va permettre une communion totale, et la guérison. De même, le dialogue entre Jacques et Violaine dans l’acte II compote de nombreuses énigmes et des formules à double sens, marquant l’incommunicabilité de la jeune fille avec lui, « ce grand homme trouble que je ne connais pas », dit-elle. D’où ses questions pour se rassurer. Mais, quand l’enfant, Aubaine, qui ressemble à Jacques, renaît avec les yeux « bleus » de Violaine, la communion mystique se réalise, dans une union parfaite.

Ainsi, pour Claudel, l’incommunicabilité règne quand on reste au niveau terrestre ; elle ne peut disparaître que quand on s’élève au niveau spirituel, donc quand on se détache des corps pour s’unir par les âmes.

Une religion de la joie

 

Vu la place occupée par le sacrifice dans la pièce, nous pourrions penser que Claudel propose une religion dure, voire ascétique. Mais au contraire, il associe la religion au sentiment de joie. Ainsi, si le prologue s’ouvre sur l’image du crucifix, la pièce se ferme sur un chant par la répétition du verbe « Laetare », se réjouir. Claudel considère, en effet, que le monde est empli de richesses, offertes à l’homme par Dieu : l’affirmation, « une certaine joie nous a été promise », illustre cette conception. Mais cette joie ne peut s'atteindre que, comme l’alouette en montant plus haut dans le ciel, en rompant tout ce qui rattache à la terre, avec le confort matériel et affectif par exemple, dans le renoncement accompli par le départ d’Anne Vercors ou celui de Violaine.

L'erreur de l’homme, aveugle, consiste donc à croire que c’est par la possession, du monde créé ou de l’être aimé, qu’il atteint la plénitude. Bien au contraire, c’est quand il comprend que cette possession est un leurre, et qu'il a la force de s’en détacher, qu’il accède à la vérité divine. Ainsi Anne Vercors résume cette erreur, « Tel a été le mal du monde, que chacun a voulu jouir de ses biens, comme s’ils avaient été créés pour lui », commise aussi par Jacques quand il reçoit Violaine comme épouse : « Je vous tiens pour de bon, votre main et le bras avec, et tout ce qui vient avec le bras. / Parents, votre fille n’est plus à vous ! C’est à moi seul ! »

Vercors-mère, I- Beaunesne2014.jpg

C’est donc l’optimisme qui se marque à plusieurs reprises dans la pièce :

         Lors de son départ, dans l’acte II, scène 5, renonçant à Jacques, Violaine s’écrie : « Ce n’est donc pas le moment de pleurer, mais de se réjouir. Ah, chère mère, que la vie est belle et que je suis heureuse ! »

      En rendant l’enfant ressuscitée à Mara, dans l’acte III, scène 2, l’image de la joie se fait insistante : à la déclaration de Violaine, qui reprend l’annonce biblique de la naissance du Christ, « Voici que je vous annonce une grande joie, fait écho le discours familier de Mara à son bébé : « Quoi qui gnia, ma joie ? Quoi qui gnia, mon trésor ? »

        Enfin, il revient au dénouement, dans l’acte IV, scène 2, quand Anne Vercors définit « le but de la vie » : il n’est « point de charpenter la croix, mais d’y monter et de donner ce que nous avons en riant ! / Là est la joie, là est la liberté, là la grâce, là la jeunesse éternelle ! »

Il s’agit donc, pour Claudel, d’arracher ses personnages à la tragédie, en donnant un sens à la souffrance : une construction pour compenser la destruction.

Anne Vercors annonce son départ, mise en scène d’Yves Beaunesne, 1014. Comédie Poitou-Charente

POUR CONCLURE

 

La comparaison des diverses versions montre l’évolution de l'héroïne dans le drame de Claudel. La première version, La jeune Fille Violaine, est plutôt psychologique, mettant l’accent sur les traits de caractère des personnages, parfois contradictoires, et sur leurs confidences. Puis le drame accorde plus de place aux questions, aux interrogations que l’homme se pose sur lui-même et sur son destin dans le monde : il s’agit de partir en quête d’une interprétation. La version définitive, elle, solidifie la réponse, et la pièce peut alors devenir une sorte de parabole, en généralisant le message qu’elle transmet.

L'écriture de Claudel 

De même que L’annonce faite à Marie révèle le conflit existant entre l’appel de la terre et l’élan vers le ciel, de même l’écriture de Claudel reproduit ce double mouvement.

Écriture

La part humaine 

Le langage populaire

 

Claudel ne veut pas se couper des réalités les plus terre à terre du monde terrestre, ici du monde paysan. Ainsi, la version de 1948 montre un progrès de la familiarité, par exemple avec l’ajout de tout le début de la scène 1 de l’acte I, notamment dans la syntaxe : « Pourquoi me regardes-tu ainsi ? » devient « Pourquoi que tu me regardes comme ça ? » Les exemples sont nombreux, notamment dans le choix du vocabulaire qui accentue la trivialité : « fourgonner » (chercher », « guingner » (regarder en guettant), avec des transformations familières : « bin oui », « c’te fois-ci » Ces mêmes caractéristiques se retrouvent dans le langage de Mara, de Jacques, et encore davantage chez les paysans de la forêt de Chevoche : « I peut venir à c’t’ heure. Nous ons bin fait not » part. » ? Claudel marque donc sa volonté de rattacher, par le langage, l’homme à ses racines, au terroir dont il est issu. Il tient à ce que ce « mystère » religieux reste lié à l’humain. Comme Jeanne d’Arc, la bergère, ses personnages sont des hommes ordinaires : ils n’ont rien d’exceptionnel qui les prédisposerait à être élus par Dieu. 

Le comique ?

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Il n’est pas question de parler de comique de caractère ni de situation. En revanche, il s’emploie à établir des décalages entre la solennité de certains moments ou la grandeur des personnages et l’aspect dérisoire de la vie. Nous pensons, par exemple, au rôle que Sophocle prête au garde dans sa tragédie Antigone. Nous pouvons relever, par exemple, les exemples suivants :

  • Dans le prologue, Violaine est « souriant[e] » et ne se prive pas de se moquer « affectueusement » de Pierre. De plus, il y a un souvenir de l’ironie tragique antique quand elle proclame, peu avant le « baiser » qui va la contaminer : « Dieu m'a faite pour être heureuse et non point pour le mal et aucune peine. »

  • De même, la Mère mentionne sa « gaieté », en signalant que, quand elle a informé Violaine de l’amour de sa sœur pour Jacques, « Elle s’est mise à rire ».  Rire chargé d’amertume, à nouveau, puisque Violaine, déjà atteinte de la lèpre, sait qu’elle va renoncer à son mariage avec Jacques.

  • Enfin, les deux chansons de la dernière scène, baignée de mysticisme, celle de l’alouette et celle de l’enfant, créent un décalage qui permet de l’enraciner dans le réel de la vie paysanne.

Par ces décalages, Claudel donne l’impression que l’être humain n’est que peu de choses entre les mains de Dieu, l’empêchant, par cette dérision, de se prendre trop au sérieux. C’st aussi le moyen de lier les deux royaumes, quand Violaine répond à la question de son père, « Ce monde-ci, dis-tu, ou y en a-t-il un autre ? » : « Il y en a deux, et je dis qu’il n’y en a qu’un, et que c’est assez ».

Le comique ?

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Entre les différentes versions de la pièce, le dialogue est plus fréquent par rapport aux longues tirades lyriques ; de plus, la stichomythie s’accentue, ce qui permet d’humaniser davantage les personnages et de renforcer la valeur émotive des scènes. Par exemple, la version définitive abrège fortement la lecture de « l’office de Noël », ce qui donne à la résurrection de l’enfant davantage d’intensité dramatique.

De plus, grâce à l’usage du verset, le rythme du dialogue peut correspondre davantage à la psychologie du personnage, qu’il s’agisse de la Mère réagissant à l’annonce de son époux, ou, encore davantage, pour mieux traduire la violence de Mara, par exemple dans son dialogue avec Jacques, dans la scène 2 de l’acte II : le rythme haché de ses répliques, ses expressions d’ironie, mais aussi de haine par jalousie envers Violaine. C’est toute sa révolte qui s’exprime alors, comme face à Violaine où elle l’agresse « ironiquement » et l’accuse violemment.

Dans ses dialogues, Claudel utilise aussi des procédés qui font ressortir l’émotion. Ainsi, il recourt à

  • des ruptures de rythme, comme dans la scène 1 de l’acte I, quand Anne Vrecors expose sa décision en de longue tirades, empreintes de lyrisme, mais revient au rythme saccadé et plus brutal quand ce mari paysan riposte aux objections de son épouse.

  • des accumulations qui donnent plus de force à des émotions simples : « Pardonnez-moi parce que je suis trop heureuse ! parce que celui que j’aime / M’aime, et je suis sûre de lui, et je sais qu’il m’aime, et tout est égal entre nous ! »

  • des constructions rompues et des inversions inhabituelles :

        Il est dur d’être un lépreux et de porter avec soi la plaie infâme et de savoir que l’on ne guérira pas et que rien n’y fait,

        Mais que chaque jour elle gagne et pénètre, et d’être seul et de supporter son propre poison, et de se sentir tout vivant corrompre !

        Et non point, la mort, mais seulement une fois et dix fois la savourer, mais sans en rien perdre jusqu’au bout l’affreuse alchimie de la tombe ! 

Le style de Claudel a, avant tout, les caractéristiques de l’oralité, avec un rythme presque respiratoire, rythme aussi des battements de cœur, qui échappe souvent à la syntaxe rationnelle et à une progression rigoureusement organisée.

La part divine 

Dans la mesure où le drame de Claudel tend à traiter de l’essentiel, son écriture n’a pas pour but principal le dialogue de l’homme avec l’homme, mais la mise en évidence du rapport de l’homme à l’univers, donc, pour lui, à Dieu. D’où le style plus ample, plus lyrique.

Le rôle du silence

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Claudel a reconnu l’influence du théâtre d’Extrême-Orient sur son œuvre.

       Le théâtre annamite le frappe par son art essentiellement musical avec une gestuelle lente et solennelle que nous retrouvons souvent dans sa pièce, par exemple lors du baiser de Violaine à Pierre de Craon, du partage du pain par le père à la fin de la scène 3 de l’acte I, ou bien quand Violaine révèle sa lèpre à Pierre dans la scène 3 de l’acte II, enfin lors du geste final d’élévation des mains.

            Il emprunte au théâtre chinois sa technique du personnage qui y est dépouillé de toute personnalité psychologique par le masque qu’il porte, ainsi que la présence constante de l’orchestre. Ainsi, Claudel met en évidence la fonction scénique de ses personnages, leur rôle dans le drame, et la musique intervient là où les personnages font silence mais aussi rythme les mouvements et souligne les voix.

          Enfin, il est marqué par le théâtre nô japonais, un théâtre aristocratique et même ésotérique, empreint de religiosité qui fait que tout, costumes, gestes, intonations, devient symbole. Il en reprend souvent sa lenteur et sa solennité, propres à intensifier le symbolisme.

Ainsi, le silence ponctue les scènes de dialogue, comme le prologue, et même, une scène entière est ramenée au silence, comme le suggère la didascalie initiale de la scène 4 de l’acte II, pour le moins paradoxale au théâtre : « Toute la scène peut être jouée de telle façon que le public ne voie que les gestes et n’entende pas les paroles. » Ces temps de silence et la lenteur donnent l’impression que le personnage poursuit un double dialogue, avec celui qui lui fait face mais aussi à l’intérieur de son âme, avec Dieu. Le silence n’est donc pas le vide, mais, bien au contraire, l’envahissement intérieur par la présence, invisible mais réelle, de Dieu. Il est une plénitude secrète, non exprimée, la parole divine qui pénètre l’âme.

En même temps, paradoxalement, il est le moyen d’entrer en communication  avec l’autre, mais au-delà des mots, d’âme à âme. Nous pensons ici à Bergson, quand il souligne la part d'indicible dans le langage : « nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage. » Le silence permet enfin, comme aux ermites ou aux anachorètes, d’entrer en communication avec les choses, avec l’univers créé.

Le verset

 

Dès ses premiers poèmes, Claudel a choisi le rythme libre du verset, celui qui sous-tend les textes bibliques comme « Le Cantique des cantiques ». Ce choix répond à sa conception : si toute chose renvoie à celui qui l’a créée, Dieu, cette transcendance ne peut s’exprimer que dans le langage propre au divin, celui de la prière, mais une prière sans liturgie – même si certains passages sont des reprises de textes sacrés –,  au rythme de l’émotion humaine

Les versets bibliques

Les versets bibliques

La parabole

Comme dans Le Nouveau Testament, Claudel choisit de traduire l’abstrait par le concret, pour le rendre plus compréhensible, d’où son recours fréquent à la parabole, telle celle des « deux beaux chênes qui parlaient entre eux », dans le prologue, ou celle d’Anne Vercors : « Lequel reçoit davantage, le vase plein ou vide ? / Et laquelle a besoin de plus d’eau, la citerne ou la source ? » (I, 1). Celle de  « la fleur » ponctue la grande scène lyrique de l’acte II, d’abord employée par Violaine, « Que demande-t-on à une fleur / Sinon qu’elle soit belle et odorante une minute, pauvre fleur, et après ce sera fini », puis reprise par Pierre à propos de la lèpre : « Quelle est cette fleur d’argent dont votre chair est blasonnée ? » (II, 3)  

La souplesse du verset

Pour Claudel, dans la poésie le rythme est essentiel, et il est donné par le "blanc", arrêt dans la respiration qui souligne l’idée, par exemple dans la question de Mara: « À quoi sert cet aveugle qui ne donne aux autres / Lumière ni chaleur ? » L’avantage du verset par rapport au vers traditionnel est que le "blanc" n’est pas fixe, d’où la mise en valeur de son amorce, qui donne un élan. Il permet ainsi de varier les tonalités :

        Le ton didactique : Il permet d’expliciter les états d’âme lorsque le personnage entreprend de se confesser, mais aussi d’exposer les mystères de la foi.

       Le ton épique : Présent dans la version initiale, dans laquelle Anne Vercors racontait son pèlerinage à Jérusalem, en mettant en relief l’héroïsme, il a disparu de la version définitive, car l’héroïsme y est intérieur.

         Le ton lyrique : Il restitue la puissance de l’admiration, par exemple l’élan de Pierre : « Père, regardez ! regardez cette terre qui est à vous et qui vous attendait, le sourire aux lèvres ! » Il soutient aussi de multiples passages de louange, comme lors du long discours d’Anne Vercors à Jacques : « Ô bon ouvrage de l’agriculteur , où le soleil est comme notre bœuf luisant, et la pluie notre banquier, et Dieu tous les jours au travail  notre compagnon, faisant de tous le mieux ! » (I, 3) Enfin, il traduit la force du sacré, sanctifiant par exemple, comme le fait Anne Vercors, le rôle du père, « Mon âme ne se sépare de cette âme que j’ai communiquée » (I, 3), et tout particulièrement lorsque s’accomplit le miracle de la résurrection d’Aubaine.

Parallèlement, le verset s’adapte aussi à la stichomythie comme aux échanges familiers, entre le père et la mère ou bien entre les paysans dans le forêt. Ainsi, se créent des dissonances qui établissent un va-et-vient incessant entre le monde terrestre et le monde céleste.

Images et métaphores

 

Leur emploi relève du même souhait de Claudel de ne pas séparer le monde terrestre du monde céleste, dont il est le reflet et l'expression. C’est ce qui explique les descriptions de Combernon, avec l’énumération dans le prologue où Violaine associe la production agricole à la protection de Montsanvierge, leur « colombier », ou le rappel par le père de l’origine de sa terre : « Cette terre est libre que nous tenons de Saint Rémy au ciel, payant dîme là-haut pour cimier à ce vol un instant posé de colombes gémissantes ». Les métaphores sont principalement empruntées à la nature, comme s’il s’agissait d’un livre duquel l’homme, qui y participe, pourrait puiser sa connaissance. Les métaphores, tout en reliant ces « deux mondes », terrestre et céleste, marquent aussi l’opposition humaine entre l’égoïsme et l’altruisme qui, peu à peu, l’emporte car l’égoïsme condamne l’homme à la solitude.

Les éléments

Les éléments, sans cesse évoqués, expriment la part divine que l’homme porte en lui.

        La terre : Elle revient comme un leitmotiv, car elle est donnée par Dieu pour que l’homme la travaille, accomplissant ainsi la tâche qui lui a été assignée, d’où le conseil d’Anne Vercors à Jacques : « Tiens les manches de la charrue à ma place, délivre la terre de ce pain que Dieu lui-même a désiré. / Donne à manger à toutes les créatures, aux hommes et aux animaux, et aux esprits, et aux corps, et aux âmes immortelles. » (I, 3)

       L’air : Il est lui aussi fréquemment nommé, sous des formes diverses. Par exemple, le vent représente le souffle divin, ou bien les astres sont autant d’images de la force spirituelle, avec un contraste notamment entre la lune, réservée aux moments de mystère, comme lors du prologue ou de la scène du miracle, tandis que le lever du soleil symbolise la renaissance, par exemple à la fin de la pièce.

        L’eau : Claudel se souvient sans doute de l’eau du baptême quand, par exemple, il dépeint la pluie comme une bénédiction envoyée par Dieu aux hommes : « la pluie de cette nuits a été comme de l’or pour la terre. » (I, 3)

        Le feu : Il est omniprésent dans le drame, chargé d’une double connotation : il est à la fois le feu qui brûle, dévore, détruit, tel celui de la lèpre, et celui qui purifie, tel celui qui guérit une plaie ou soutient un sacrifice.

Le monde végétal

Sont récurrentes chez Claudel deux images :

  • L’arbre : Doublement symbolique, il se rattache aux plus anciennes mythologies. Par ses racines, il s’enfonce profondément dans la terre, tandis que, par ses branches, il s’élève vers le ciel. C’est ainsi que Pierre l’utilise pour qualifier Violaine : « Ô jeune arbre de la science du bien et du mal ».

  • La fleur : Contrairement au fruit, concret, comestible, qui nourrit le corps, la fleur, qui elle aussi est offerte par la terre, est éphémère, impalpable. Perceptible par l’odeur qu’elle exhale, elle pénètre l’âme : « Le fruit est pour l’homme, mais la fleur est pour Dieu et la bonne odeur de tout ce qui naît. / Ainsi de la sainte âme cachée l’odeur comme de la feuille de menthe a décelé sa vertu. » C’est ce qui explique les nombreuses associations de Violaine à une fleur.

Le monde animal

L'animal est lui aussi très présent, offrant surtout un modèle à l’homme dans la mesure où il est moins éloigné de Dieu que lui. Un passage est saisissant, la description de Violaine faisant écho à l’histoire de saint François d’Assise : « Tous les lapins qu’i disait qui étaient assis bien honnêtement tous en rond sur leurs petits derrières pour l’écouter », rapporte une femme, et une autre précise, C’est le renard qu’était le Suisse et le grand loup blanc était le marguillier. » (III, 1) Là où les hommes rejettent Violaine, les animaux, eux, l’écoutent car ils ont compris sa part sacrée.

L’animal le plus fréquemment évoqué est l’oiseau :

Attribué à Giotto di Bondone, Le sermon de Saint François d'Assise aux oiseaux (détail), vers 1297-1299. 1299. Fresque, 270 x 200. Basilique Saint-François d’Assise

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  • L’alouette qui monte vers le ciel, « comme les séraphins », annonce l’élévation de Violaine par son sacrifice dans le prologue, et lui fait écho, au moment de sa mort, le chant de l’enfant « C’est l’alouette qui monte en haut / Qui prie Dieu pour qu’i fasse beau ! »

  • Les colombes figurent les moniales de Montsanvierge, des « anges à demi déployés ».

  • Le loriot, chanté par l’enfant, est chargé de sa valeur symbolique par Anne Vercors, dont il accompagne la décision de départ : « Qu’est-ce qu’il dit encore, le petit oiseau ? / Qu’il est temps que le vieux homme s’en aille / Ailleurs et qu’il laisse le monde à ses affaires. » (I, 3)

L'image du cercle

Une image revient de façon presque obsessionnelle chez Claudel, celle du cercle, toujours avec cette double signification :

  • Sur le plan terrestre, humain, il représente le cercle familial, la sécurité du couple et l’affection qui règne dans un monde en harmonie : au sein du cercle, tout est en ordre.

  • Sur le plan céleste, religieux, c’est à la fois l’unité parfaite de la création, le cercle de la chrétienté, dont le centre est Dieu, et l'image de l’homme, un cercle dont le centre est l’âme.

Les exemples sont nombreux dans la pièce, à commencer par les anneaux : Anne Vercors rappelle à son épouse « l’anneau qui a la forme du OUI », celui de leur mariage d’où deux filles sont nées, et l’anneau d’or de ses fiançailles avec Jacques que Violaine donne à Pierre pour la construction de la cathédrale symbolise le sacrifice du monde terrestre offert au monde céleste. Pour caractériser cette église qu’il va construire, il reprend l’image d’un cercle : « cette chose indestructible que j’ai faite t qui tint ensemble dans toutes ses parties, cette œuvre  que j’ai construite de pierre forte ». Allant plus loin encore, il instruit ses ouvriers en établissant un lien entre l’église à bâtir et le corps de l’homme : « cette demeure de Dieu dont chaque homme fait ce qu’il peut / Avec son corps st comme un fondement secret ; / Ce que sont le pouce et la main et la coudée et notre envergure et le bras étendu et le cercle que l’on fait avec, / Et le pied et le pas ».

POUR CONCLURE

 

L’écriture illustre donc la conception religieuse de Claudel, en écho à l’étymologie, "re-ligare", relier. Il existe, en effet, à ses yeux une correspondance au sein de la création : un être mauvais peut contaminer l’univers, inversement un être bon peut ramener l’harmonie. Ainsi, de même que l’univers forme un tout, tous ses choix d’écriture assemblent les réalités dissociées : toute chose créée peut signifier autre chose qu’elle-même, se charger d’un sens mystique. 

Conclusion sur L'Annonce faite à Marie 

Conclusion

Le théâtre de Claudel est le contraire d’un théâtre psychologique, mais un « drame », au sens étymologique, c’est-à-dire une action, ce qui rappelle la phrase du personnage de Faust chez Goethe, qui transforme le Nouveau Testament, « Au commencement était le Verbe » en « Au commencement était l’action », formule que Claudel aime répéter.

La psychologie des personnages

 

Elle reste très rudimentaire : ils sont mus par quelques principes de base, inchangés au fil de la pièce. Leurs expériences, leur vie simple, construisent leurs idées, leurs conceptions fondamentales. Leurs vertus sont donc celles de la tradition, de l’appartenance à un ordre dont l’ancienneté a prouvé la sagesse et la force. C’est ce qu’explique Violaine, dans le prologue, en présentant sa « place » dans le monde, comme la mère, qui se soumet face à la volonté de son époux de marier Violaine et Jacques, ou Anne Vercors qui ordonne : « Tiens Combernon à ma place / Comme je le tiens de mon père et celui-ci du sien ». C’est aussi ce rôle pour Montsanvierge qu’affirme Jacques : « J’ai une charge et je la remplirai / Qui est de nourri ces oiseaux murmurants / Et de remplir ce panier qu’on descend du ciel chaque matin. / C’est écrit. C’est bien. » Le drame de Claudel est donc la représentation de ce qui doit arriver, inscrit par avance, ce que montre bien le prologue qui met en place ce devenir, comme dans le théâtre antique.

Ainsi, les personnages ne sont pas ceux qui construisent l’action, mais ils sont construits par leur action première, attendue, qui les révèle à eux-mêmes, comme Pierre, lépreux parce qu’il a porté la main sur Violaine, et Violaine, lépreuse par son baiser à Pierre, ce qui l’amène au sacrifice.

La représentation d'une lutte

 

Action, le drame est aussi l’illustration d’une lutte, que l’homme poursuit sans fin contre le monde, tels ces paysans face à la misère, ou le paysan pour produire les fruits de la terre, contre lui-même, ses désirs terrestres, ses sentiments, comme Violaine pour renoncer à Jacques, et contre Dieu, ce qui se traduit par la révolte de la mère face au pèlerinage de son époux à Jérusalem, ou de Mara, n’acceptant pas de se soumettre à la volonté divine qui a fait périr sa fille.

En fait, c’est le christianisme lui-même qui entretient cette lutte, d’une part parce que Dieu reste invisible – comment alors savoir ce qu’il exige ? –, d’autre part parce qu’il laisse l’homme libre de son choix entre le bien et le mal. Ainsi, un divorce s’installe entre le siècle, matérialiste, et le croyant, ce qui exige de l'homme un effort pour résister à toutes les tentations de la chair et de la nature. C’est ainsi qu’il met en place un idéal d’héroïsme, intériorisé, qui se traduit par une aspiration à un absolu, à une transcendance.

Mais la pièce reste un « mystère », elle n’est pas une tragédie puisque le dénouement marque une résolution du conflit et une conciliation des contraires : tout a repris sa place dans l’ordre immuable.

Explications
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