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Paul Claudel, L'Annonce faite à Marie, 1912 : explications d'extraits

Prologue, "La faute de Pierre", de "VIOLAINE. - Je ne vous entends pas." à "... au livre de Moïse."

Pour lire l'extrait

La réalisation d’un prologue est un héritage du théâtre de la Grèce antique, où il sert à la fois d’exposition et d’annonce de l'action. Il introduit le personnage de Pierre de Craon, qui, dans la version définitive, disparaît ensuite de la pièce. Il y joue un double rôle : il est celui qui révèle à Violaine sa vocation, comme l’ange Gabriel venu faire l’annonciation » à Marie, mais aussi le détonateur de l’action, puisque c’est le baiser que lui donne Violaine qui transmet à celle-ci sa lèpre et qui, surpris par Mara, attisera la jalousie de Jacques.

Cependant, il connaît une apothéose à la fin de la pièce : « Il a la chair saine comme celle d’un enfant », raconte l’apprenti aux paysans, ce que confirme Anne Vercors : « J’ai vu Pierre de Craon à Jérusalem. Il était guéri. […] Guéri. Et c’était pour cela précisément qu’il était allé là-bas en accomplissement de son vœu. » Comment ce début du prologue permet-il à la fois d’informer le public et de le séduire ?

1ère partie : Le départ de Pierre de Craon (des lignes 1 à 22) 

La mise en scène

 

Ayant participé lui-même à la mise en scène de ses pièces, Claudel y attache une grande importance, reprenant d’ailleurs le vocabulaire propre au théâtre par la mention de « la porte côté cour », c’est-à-dire à droite de la scène vue de la salle. Ici, la mention de la « lanterne », confirmée par « Il fait nuit pleine encore », plonge immédiatement le public dans une atmosphère mystérieuse, que renforce la question de Violaine : « Est-ce ainsi qu'on décampe de la maison comme un voleur sans saluer honnêtement les dames ? »

Les éléments du décor, film d'Alain Cuny, 1991

Les éléments du décor, film d'Alain Cuny, 1991

Deux éléments jouent un rôle essentiel par leur symbolisme : le « feu dans la cheminée », évoque la chaleur du foyer familial, sa quiétude, tandis que « le cierge devant le crucifix » affirme la présence de Dieu, qui sous-tend toute l’action.

Le portrait de Pierre de Craon

 

La curiosité du public est éveillée devant le comportement furtif de ce personnage, qui semble même un peu louche, même si l’appellation, « Maître Pierre », lui accorde un statut social estimé dans ce temps médiéval où se bâtissent les cathédrales, celui de « maçon ». C’est ce que suggère aussi sa réplique. Pourquoi cet ordre donné à Violaine : « Violaine, retirez-vous. » ? La polysyndète, « Il fait nuit pleine encore et nous sommes seuls ici tous les deux. / Et vous savez… », donne l’impression qu’il cherche même à lui faire peur, ce qu’accentue encore son aveu, appel à son témoignage : « je ne suis pas un homme tellement sûr. »

Cela permet à Claudel de présenter les faits antérieurs, de façon naturelle par le rappel qu’en fait Violaine : « Vous n'avez même pas réussi à me tuer. / Avec votre mauvais couteau ! Rien qu'une petite coupure au bras dont personne ne s'est aperçu. » Le public comprend alors qu’il a fait preuve de violence, peut-être par une tentative de viol, mais qui a échoué. L’échange des répliques n’éclaire pas vraiment ce passé, mais contribue à entretenir le mystère, le sentiment d’une menace : « Violaine, je suis ici plus dangereux qu'alors. », « Ma seule présence par elle-même est funeste. », adjectif qui, par son étymologie latine, renvoie à la mort. La réaction de Violaine, « je ne vous entends pas », maintient ainsi un horizon d’attente pour le public.

La personnalité de Violaine

 

Le ton du dialogue inscrit la jeune fille, simple et franche, dans une réalité familière, par les choix lexicaux, « Tout beau ! » ou le verbe « décampe » comme par ses gestes, ceux du quotidien. Elle sait preuve de cordialité, ne répond en rien à la menace, et ses exclamations se moquent gentiment de Pierre : « Je n'ai pas peur de vous, maçon ! N'est pas un mauvais homme qui veut ! / On ne vient pas à bout de moi comme on veut ! »

La demande de pardon de PIerre. Mise en scène au Théâtre de l'Œuvre, 1912

Son interpellation, « Pauvre Pierre ! », prend ainsi un double sens, ironique mais aussi déjà une forme de charité : elle n’a pas pris au sérieux la légère blessure faite. Face à la prière de Pierre, « Violaine, il faut me pardonner. », elle répond sans la moindre réticence : « C'est pour cela que je suis ici. » Elle se place d’emblée dans une position de supériorité par rapport à son interlocuteur, qui, s’il exprime un remords, invoque une double excuse : « Vous êtes la première femme que j'aie touchée. Le diable m'a saisi tout d'un coup, qui profite de l'occasion. » Derrière cette conception médiévale, qui explique la faute comme une possession par le diable, nous retrouvons aussi une image traditionnelle de la femme, héritée de la Bible, celle dont la chair est objet de tentation pour l’homme. Elle, au contraire, proclame sa confiance en elle : « Mais vous m'avez trouvée plus forte que lui ! » Elle se range du côté du bien, et non du mal.

La demande de pardon de PIerre. Mise en scène au Théâtre de l'Œuvre, 1912

2ème partie : Le secret (des lignes 24 à 38) 

Le temps de « silence » forme une transition : il ralentit le dialogue, en permettant aussi aux personnages une plongée en eux-mêmes, une forme de recueillement qui ouvre sur l’expression religieuse

Le remords de Pierre

 

Ainsi, Pierre développe son remords, en une sorte d’étonnement face à lui-même marqué par la question redoublée : « N'avais-je pas assez de pierres à assembler et de bois à joindre et de métaux à réduire ? » Son métier de maçon, caractérisé ici par les verbes « assembler » et « joindre », c’est-à-dire par la volonté d’unir pour bâtir, est, en effet, en contradiction avec son geste de violence, une destruction quand il « porte la main sur l’œuvre d’un autre ». La précision, « convoite[r] une âme vivante avec impiété » va encore plus loin puisque l’agression ne répond pas seulement à un désir physique mais à la volonté d’une possession totale ; or, l’« âme » relève de la création divine, ce qui aggrave la faute, qualifiée d’« impiété ».

En même temps, le troisième acte du maçon mentionné, les « métaux à réduire », traduit la puissance : il plie les métaux pour leur accorder leur rôle essentiel, s’insérer dans la construction pour la soutenir, la renforcer. Cela explique son second rôle dans la pièce : « réduire » Violaine, lui donner la force qui lui permettra de s’insérer dans le plan divin.

Le pardon de Violaine

 

La réplique de Violaine répond à ce remords, même si, par ses exclamations et sa question, elle n’atténue en rien la faute commise par Pierre : « Dans la maison de mon père et de votre hôte ! Seigneur ! qu'aurait-on dit si on l'avait su ? » Ancrée dans la tradition, elle insiste sur la transgression aux règles d’hospitalité alors en vigueur. Cependant, le fait qu’elle ait préservé sa réputation confirme qu’elle lui a déjà accordé son pardon : « Mais je vous ai bien caché. / Et chacun comme auparavant vous prend pour un homme sincère et irréprochable. »

Le poids de la religion

 

La réaction de Pierre, « Dieu juge le cœur sous l’apparence. », prend alors un double sens. Elle peut s’appliquer à son propre « cœur », c’est-à-dire accepter une condamnation divine, puisque Dieu, lui, connaît la profondeur des âmes sans se laisser tromper. Mais elle peut aussi renvoyer au « cœur » de Violaine, dans un aveu qui remet entre les mains de Dieu le pouvoir de mesurer ce qu’elle porte au fond d’elle-même.

De ce fait, sa demande, « Mettez-vous là près de ce cierge que je vous regarde bien. », revêt elle aussi un double sens. Peut-être est-ce un dernier signe de son amour pour Violaine, la volonté d’emporter, avant son départ, une dernière image de la jeune fille ? Mais le symbolisme religieux du « cierge » peut traduire aussi l’idée qu’il cherche ainsi à lire en elle ce qu’il n’a pas encore su voir, mais qu’il pressent.

3ème partie : La lèpre secret (de la ligne 39 à la fin) 

L'annonciation

 

Violaine conserve, sous ce regard, toute sa simplicité, en ne prenant pas au sérieux cette observation : la moquerie légère de sa question, « Vous m’avez bien regardée ? », posée « en souriant », montre qu’elle n’est en rien gênée par cette attention, que sa pureté n’y voit aucun mal.

Mais la question insistante de Pierre introduit déjà l’annonciation : « Qui êtes-vous, jeune fille, et quelle est donc cette part que Dieu en vous s'est réservée […] ? » La lèpre qui a puni son désir impur lui a, en effet, fait comprendre que Dieu a choisi Violaine pour en faire l’intermédiaire qui viendra prouver sa présence. Comme en Marie, future mère du Christ qui viendra sauver les hommes, une « part » d’elle-même est « réservée » pour le service de Dieu. Elle porte donc en elle « le mystère de sa résidence » : Dieu habite déjà en elle, et il revient à Pierre de le lui annoncer.

L'aveu de la maladie

 

Il débute par la mise en valeur de la maladie permise par la souplesse du verset, avec le rejet en tête du participe « Flétrie », qui introduit une comparaison avec le texte biblique du prophète Samuel : on pense au châtiment subi par Uzza, foudroyé parce qu’il a osé toucher l’arche d’alliance, qui renferme les tables de la loi dictée par Dieu à Moïse. Ainsi la lèpre prouve que Violaine renferme en elle cette même part de sainteté, sans le savoir, d’où ses questions.

Par celles-ci, multipliées, Pierre est contraint à l’aveu, dont l’aposiopèse souligne la difficulté : « Le lendemain même de ce jour que vous savez… […] / … J'ai reconnu à mon flanc le mal affreux. » Impossible même de nommer la maladie autrement que par une périphrase hyperbolique ! Sa valeur de châtiment est marquée par l’indice temporel, « Le lendemain même » : la lèpre n’est pas ici une maladie, mais la manifestation d’un miracle. En cela, Claudel se conforme à la conception médiévale, reprise du texte biblique du Lévitique, qui fait de cette maladie le signe de l’impureté de celui qui en est atteint : la lèpre physique, inscrit dans la chair, est l’image du péché et du remords qui dévorent ensuite le coupable.  

POUR CONCLURE

 

Ce début du prologue pose donc le premier rôle de Pierre de Craon : il est celui qui révèle à Violaine sa vocation, comme l’ange Gabriel venu faire « l’annonciation » à Marie. Nous pouvons cependant être surpris par le choix de la faire faire par un personnage dont l’évocation de sa violence passée montre qu’il n’a rien d’un ange. Il est a priori indigne de ce rôle. Claudel nous rappelle ainsi que les voies de Dieu sont impénétrables : il ne choisit pas toujours comme messagers des êtres purs. Ce sont, en fait, ses remords et sa souffrance qui le rendent digne de ce rôle, face à une jeune fille qui, dans sa simplicité, rayonne de pureté.

Cependant, il connaît une apothéose à la fin de la pièce : « Il a la chair saine comme celle d’un enfant », raconte l’apprenti aux paysans, ce que confirme Anne Vercors : « J’ai vu Pierre de Craon à Jérusalem. Il était guéri. […] Guéri. Et c’était pour cela précisément qu’il était allé là-bas en accomplissement de son vœu. »

Prologue, "L'annonciation", de "PIERRE DE CRAON, la regardant soudain… » à « … monter plus haut. »

Pour lire l'extrait

Le début du Prologue a déjà fait pressentir au lecteur le rôle de Pierre de Craon : devenu lépreux après avoir porté la main sur Violaine, il est, ainsi sanctifié, chargé de faire comprendre à la jeune fille, dans une longue tirade, que Dieu l’a choisie comme sa servante. Il lui raconte, à sa demande, l’histoire de sainte Justice, en l’honneur de laquelle il bâtit une cathédrale à Reims. C’est pour aider cette construction que « les dames de Rheims donnent leurs bijoux », et Violaine, a son tour, va remettre à Pierre l’anneau d’or qui scelle ses fiançailles avec Jacques Hury. Comment ce dialogue permet-il d'affirmer la nécessité du sacrifice ?

Prologue-2

1ère partie : Le sacrifice (des lignes 1 à 15) 

Quel don ?

 

Claudel met en évidence le basculement du dialogue par la didascalie qui indique une mimique pour traduire la réaction brutale de Pierre : « la regardant soudain et comme frappé par une idée. » Le ton, lui aussi, est brutal car il formule un reproche méprisant pour ce don, pourtant qualifié précédemment d’« or pur » : « Est-ce tout ce que vous avez à me donner pour elle ? » La précision péjorative, « un peu d’or retiré à votre doigt ? », sous-entend ce que doit être un véritable sacrifice, non pas quelque chose d’extérieur, même si cet anneau est symbolique du mariage à venir, mais le don de quelque chose d’intérieur. Mais la question de Violaine, elle, reste au niveau de la réalité concrète : « Cela ne suffit pas à payer une petite pierre ? »

La parabole architecturale

 

Exprimée par Pierre de Craon

Comme le Christ face à des disciples, des hommes simples, Pierre parle par parabole,  en glissant de la réalité concrète, la construction de l’église, nommée « Justice », à ce qu’elle symbolise. Ainsi, sa réplique, « Mais Justice est une grande pierre elle-même. » renvoie à l’idée que, comme la sainte qui a subi le martyre, l’église est une « grande » œuvre construite à la gloire de Dieu. En poursuivant le symbole, il oppose donc « celle qu’il faut à la base » et « celle qu’il faut pour le faîte » : « la base », c’est le « bloc » sous lequel ont été placées les « dents » de sainte Justice, dont le tombeau a été trouvé en creusant les fondations. En revanche, celle du « faîte » renvoie au sacrifice attendu de Violaine, destiné à couronner l’œuvre divine

La cathédrale Notre-Dame de Reims, lieu du sacre des rois.

La cathédrale Notre-Dame de Reims, lieu du sacre des rois.

Reprise par Violaine

La didascalie, « riant », montre la simplicité de Violaine qui entre au début dans la parabole comme s’il s’agissait d’un jeu. Sa protestation, « Je ne suis pas de la même carrière. », révèle qu’elle ne se voit pas autrement que comme une petite paysanne, d’où son souhait qui inscrit son destin dans la tradition : celle d’une épouse, auprès de Jacques, sa « meule jumelle », attachée à son rôle de nourrir la maisonnée, une « pierre active qui moud le grain ».

Prolongée : l'appel de Dieu

La parabole s’achève en posant plus clairement l’idée de sacrifice, à travers la comparaison poursuivie entre sainte Justice et Violaine : « Et Justice aussi n’était qu’une humble petite fille près de sa mère / Jusqu’à l’instant que Dieu l’appela à la confession. » C’est ce même appel que formule Pierre, « à la confession », c’est-à-dire à prouver sa foi, en allant, s’il le faut, jusqu’au martyre. Violaine peut ainsi comprendre la parabole, d’où sa protestation apeurée, car le martyre implique des ennemis menaçants : « Mais personne ne me veut aucun mal ! » Sa question, « Faut-il que j’aille prêcher l’Évangile chez les Sarrasins ? » est chargée d’ironie, car l’appel au sacrifice formulé par Pierre lui paraît très loin de sa vie quotidienne. Mais celui-ci prolonge sa métaphore entre son métier d’architecte, ou « maître d’œuvre » du chantier, et Dieu, avec la majuscule qui le désigne en tant que créateur. L’opposition soulignée par le présentatif lui rappelle ainsi que le destin de l’homme repose entre les mains de Dieu : «  Ce n’est pas à la pierre de choisir sa place, mais au Maître de l’œuvre qui l’a choisie. »

2ème partie : L’autoportrait de Violaine (des lignes 16 à 33) 

Un destin tout tracé

 

L’enchaînement de la réponse de Violaine, avec les connecteurs « donc », et la répétition de la conjonction d’ajout « et », insiste à la fois sur sa foi chrétienne et sur son bonheur, qui permet sa louange : « Loué donc soit Dieu qui m’a donné la mienne tout de suite et je n’ai plus à la cherche. Et je ne lui en demande point d’autre. » Ce bonheur vient de la conscience de son identité propre, de ses origines et de sa place au sein du groupe. En tant que chrétienne, elle se soumet donc à ce destin, d’où sa conclusion catégorique : « Tout est parfaitement clair, tout est réglé d’avance, et je suis très contente. » L’opposition entre « je suis libre » et « c’est un autre qui me mène », allusion au père dont elle dépend, n’est en réalité qu’apparente : le pouvoir de son père, en lequel elle a toute confiance, lui enlève toute inquiétude pour l’avenir : « je n’ai à m’inquiéter de rien. C’est lui qui porte le lourd poids des décisions à prendre, d’où la qualification, « le pauvre homme », et c’est en toute liberté qu’elle accepte son sort.  

La vie à Combernon

 

Son adresse à Pierre se fait ironique dans son injonction exclamative, où, par le pronom « nous, elle semble parler au nom de son père : « Semeur de clochers, venez à  Combernon ! nous vous donnerons de la pierre et du bois, mais vous n’aurez pas la fille de la maison. » Sa qualification plaisante de « [s]emeur de clochers » fait référence à sa profession, mais illustre aussi, sans qu’elle en soit encore consciente, le rôle symbolique de Pierre : il doit semer en Violaine sa vocation spirituelle, qui fera d’elle la « cloche » proclamant la puissance divine.

Parallèlement, elle rappelle, d’une part, qu’elle est déjà fiancée à Jacques, d’autre part, le rôle que joue le domaine familial, « Combernon », dans la vie collective médiévale, fondée sur le christianisme : ainsi la promesse « nous vous donnerons de la pierre et du bois » traduit la volonté familiale de participer à la construction de l’église. La répétition ternaire dans l’interrogation rhétorique négative insiste sur cette foi chrétienne : elle commence par « maison de Dieu », pour signifier que Dieu habite ce domaine où ses lois sont respectées, puis « terre de Dieu » rappelle l’origine de ce domaine, donné par Dieu aux ancêtres d’Anne Vercors, qui le nomme d’ailleurs « fief sacré » (II, 1), ce qui implique de remercier de ce don par le « service de Dieu ».

De Combernon à Montsanvierge

 

Cela conduit à une seconde interrogation négative : « Et d’ailleurs, est-ce que notre charge n’est pas du seul Montsanvierge que nous avons à nourrir et garder ? ». Sur la terre de Combernon, il y a, en effet, le monastère de Montsanvierge, dont il faut, dans le système féodal, assurer la subsistance et la protection, le « nourrir » et le « garder ». En échange de sa survie matérielle, le monastère, lui, assure la vie spirituelle du domaine : les trois éléments cités, « fournissant le pain, le vin et la cire », renvoient à la célébration des messes, avec le sacrement de l’Eucharistie. L’image finale souligne le lien entre le domaine et le monastère, qualifié d’ « aire » car il surplombe Combernon, ainsi placé sous cette protection des moniales, des « anges à demi déployés » : « anges » parce que leur vie de prières les rapproche du monde céleste », mais qui ne déplieront leur ailes que lors de leur mort, quand elles monteront au paradis. La conclusion de cette tirade, « Ainsi, comme les hauts Seigneurs ont leur colombier, nous avons le nôtre aussi, reconnaissable au loin. », associe à nouveau le monde rural féodal avec le « colombier », alors utilisé pour l’élevage, la chasse ou la transmission des messages, et la vie spirituelle, puisque la colombe est aussi l’oiseau symbole de l’esprit-saint, celui qui habite les religieuses de Montasanvierge.

3ème partie : L’apologue des deux chênes (des lignes 34 à 43) 

Deux chênes en forêt.

Deux chênes en forêt.

Le récit d'une fable

 

Toujours pour concrétiser le message destiné à Violaine, Pierre recourt à une ancienne pratique, l’apologue, ici une sorte de courte fable, fondée sur une inversion :

  • Situé d’abord dans « la forêt de Fismes », cette région de l’est que Claudel connaît bien, le récit personnifie deux réalités connues de la jeune paysanne, « deux beaux chênes qui parlaient entre eux ». Le narrateur se présente ici comme témoin de ce dialogue qui relève, en fait, du merveilleux.

  • Mais la fin du récit nous transporte dans deux lieux bien différents, pour l’un des arbres, « la mer Océane », pour l’autre, « la Tour de Laon ».

Ce déplacement souligne l’erreur commise par les arbres dans leur dialogue initial : « Louant Dieu qui les avait faits inébranlables à la place où ils étaient nés. » Le premier a, en effet, servi à la construction d’un navire, représenté par métonymie puisque la « drome » renvoie aux différentes composantes de bois, qui participe à une croisade chrétienne : « Maintenant, à la proue d’une drome, l’un fait la guerre aux Turcs » ; l’autre a été choisi par l’architecte lui-même, pour former la poutre maîtresse d’un clocher : « L’autre, coupé par mes soins, au travers de la Tour de Laon, / Soutient Jehanne, la bonne cloche dont la voix s’entend à dix lieues. » Ils ont oublié que seul Dieu détermine leur destin, en les mettant à son service.

Son sens symbolique

 

Ce récit fait écho à la longue tirade de Violaine affirmant la certitude d’être à sa juste place au sein de sa famille et que « tout est réglé d’avance » : elle commet, en effet, la même erreur que ces deux arbres, en se croyant, elle aussi « inébranlable[…] » Or, de même qu’il a « coupé » l’arbre, choisi pour sa qualité comme poutre maîtresse portant la « « bonne cloche », Pierre, en tant que messager de Dieu, annonce à Violaine qu’elle aussi changera de place et de rôle, appelée à servir Dieu. C’est sur ce rôle qu’il insiste dans la conclusion de l’apologue : « Jeune fille, dans mon métier, on n’a pas les yeux dans sa poche. Je reconnais la bonne pierre sous les genévriers et le bon bois comme un maître-pivert : / Tout de même les hommes et les femmes. » Pierre affirme ainsi sa prescience sous forme de comparaison : de même qu’il sait voir au-delà des buissons, des « genévriers » qui cachent « la bonne pierre », ou « le « bon bois » en frappant sur son tronc, comme le « pivert », de même, il reconnaît l’âme sous l’apparence du corps.

4ème partie : L’appel au sacrifice (de la ligne 44 à la fin) 

L'objet du sacrifice

 

C’est à nouveau par l’ironie que répond Violaine, en refusant à Pierre cette prescience, sans doute par allusion à l’agression autrefois tentée contre elle : « Mais pas les jeunes filles, maître Pierre ! Ça, c’est trop fin pour vous. » Elle sous-entend ainsi que l’âme des «  jeunes filles », non encore insérées totalement dans la société, reste plus mystérieuse. Cependant, sa gêne ressort de l’opposition entre « trop fin » et la formule négative, « Et d’abord, il n’y a rien à connaître du tout. », qui reprend l’idée que, pour elle, sa vie est claire, son destin tout tracé.

La question de Pierre, « Vous l’aimez bien, Violaine ? », même s’il ne nomme pas Jacques, introduit alors ce qui serait à sacrifier, le plus précieux, non plus simplement son anneau, mais l'être même qu’elle aime. La réponse de Violaine, en contradiction avec la transparence précédemment affirmée, à la fois marque le rejet de Pierre et, par le terme « mystère », donne à son amour une valeur sacrée.

L'appel

 

Pierre lance alors l’appel, en une formule exclamative, « Bénis sois-tu dans ton chaste cœur ! », qui, en soulignant la pureté de l’âme de Violaine, parodie les premiers mots de l’annonciation biblique par l’ange Gabriel : « Bénis sois-tu, Vierge Marie ». Les versets mettent alors en valeur, par leur rythme, l’opposition entre deux formes de sacrifices :

          Les sacrifices éclatants, ostentatoires, tel le martyre lors des croisades ou le geste de saint François d’Assise, « baiser un lépreux sur la bouche », reproduisant celui du Christ, évoqué dans l’Évangile de Marc : « Un lépreux vint à lui et, se jetant à ses genoux, lui adressa cette prière : "Si tu le veux, tu peux me guérir !" / Jésus, plein de compassion, étendit la main et le toucha en disant : "je le veux ; porte-toi bien !" /Aussitôt, la lèpre disparut, et l'homme recouvra la santé. » (I, 40-42)

Le baiser de saint François d'Assise au lépreux.

Le baiser de saint François d'Assise au lépreux.

         Le sacrifice réel, qui consiste à se soumettre, avec la mise en valeur de l’adverbe « aussitôt », en fin de verset, l’isolement de « Qu’il soit », qui rappelle l’acceptation de Marie par « Fiat », « Que votre volonté soit faite », et le rejet à la fin de sa réplique de la vie spirituelle, suggérée par l’idée de « monter plus haut. »

POUR CONCLURE

 

Ce second extrait du Prologue fait ressortir les deux personnalités qui se font face, tout en créant un horizon d'attente. D’un côté, le dialogue confirme la simplicité de Violaine, jeune fille profondément ancrée dans sa terre natale, liée à ses racines, inscrite dans la société médiévale, patriarcale et chrétienne. De l’autre, le rôle de Pierre se précise encore, à la fois messager du sacrifice demandé, celui de l’amour terrestre auquel doit être préféré l’amour céleste, et détonateur de l’action : contrairement à ce qu’il explique, c’est bien le baiser donné par Violaine qui transmet à celle-ci la lèpre et qui, surpris et interprété par Mara, attisera la jalousie de Jacques.

Acte I, scène 1, "Le départ du père", de « LA MÈRE. - Et toi aussi,... " à « … me tiennent la main. »

Pour lire l'extrait

Acte I, 1

Le prologue se termine sur le baiser de Violaine à Pierre, le lépreux, vu par Mara qui y voit la preuve de l’infidélité de sa sœur. L’acte I s’ouvre sur un changement de décor, avec « la grande table », le lieu du repas qui représente le cœur de la famille. La scène met face à face les parents, chacun dans une occupation symbolique, la Mère « en train de repasser », dans sa fonction ménagère, le père « avec un livre de comptes sur les genoux », dans sa fonction de chef de famille, gestionnaire.

Au début de la scène, sont données deux informations importantes : Anne Vercors a décidé de marier sa fille aînée, Violaine, à Jacques Hury – et les réticences de son épouse n’y changeront rien – et de partir lui-même en pèlerinage à Jérusalem, pour deux raisons : « Il y a trop de peine en France » et « nous sommes trop heureux ». C’est ce dernier choix qui est l’objet du dialogue, dont nous allons étudier la façon dont il pose l’idée du sacrifice.

1ère partie : Une réaction d’épouse (des lignes 1 à 7) 

La protestation de la mère

 

La première partie du dialogue reste dans le cadre de la relation de couple : même si, conformément à la tradition, elle cède à la volonté de son époux, la mère formule des objections. Sa question initiale, « Et toi aussi, voilà que tu veux t’en aller ? », est un premier reproche : alors qu’il vient de dire que tout est bouleversé, que plus rien n’st à sa juste place, il s’apprête à introduire un bouleversement supplémentaire, au sein du domaine de Combernon et de la famille.

Mais c’est surtout à la tendresse au sein du couple qu’elle fait appel dans sa seconde question : « Anne, t’ai-je fait aucune peine ? » Elle évoque son âge, sa « vieillesse » qui signe une plus grande faiblesse, et donc exprime avec amertume son sentiment d’injustice : « Tu m’abandonnes », « Tu ne m’aimes plus et tu n’es plus heureux avec moi. » Indirectement, elle associe le reproche à son mari au sentiment de sa propre culpabilité.

L'appel d'Anne Vercors

 

Le père tente d’abord de la rassurer, par son tendre déni, « Non, mon Élisabeth », en la déchargeant de toute culpabilité dans son choix qui lui appartient pleinement : « Je ne puis plus tenir ici. » Mais il tente aussi de la hausser à son niveau, en l’invitant à partager son sacrifice : « Toi-même, donne-moi congé. » De même qu’elle a dit « oui » pour l’union du mariage, il souhaite donc qu’elle dise « oui » au sacrifice.

2ème partie : Le bonheur terrestre (des lignes 8 à 20) 

La plénitude

 

La justification lancée, « Je suis las d’être heureux », sonne comme une insulte à Dieu. L’homme « heureux » ne doit, en effet, avoir qu’un devoir, remercier Dieu pour ce bonheur, ce que souligne d’ailleurs son épouse : « Ne méprise point le don que Dieu a fait. » C’est pour y répondre qu’Anne Vercors adresse une longue louange à Dieu, « Dieu soit loué qui m’a comblé de ses biens ! », en écho à celle de Violaine dans le prologue : « Loué donc soit Dieu… » Ce parallélisme entre la fille et le père, qui annonce son départ, laisse pressentir un départ de la fille aussi. De même, sa désignation de sa terre comme un « fief sacré », héritage familial, renvoie à la façon dont Violaine a décrit Combernon dans le prologue. La louange se poursuit par une image de la bénédiction divine, « Dieu pleut sur mes sillons. », prolongée par la double négation insistante qui accentue la récompense accordée : « Et depuis dix ans il n’est pas une heure de mon travail / Qu’il n’ait quatre fois payé et une fois encore. »

Le vide

 

Mais c’est précisément cette plénitude de bonheur qui justifie sa volonté d’accomplir un pèlerinage, car il se sent porteur d’une dette. Au même titre que Dieu récompense son travail, « Comme s’il ne voulait pas rester en balance avec moi et laisser ouvert aucun compte », le bénéficiaire de ce don doit, lui aussi, payer sa dette. L’antithèse dans le bref verset, « Tout périt et je suis épargné », renforce encore cette obligation par la comparaison avec l’état du pays. Il oppose, en effet, « ceux qui ont reçu leur récompense », parce que leurs souffrances leur offrent, après leur mort, l’accès au paradis, à sa propre situation : « En sorte que je paraîtrai devant lui vide et sans titre ». Puisqu’il a déjà reçu une récompense terrestre, sa prospérité, son bonheur, il a l’âme « vide », dépourvue de tout « mérite ». La réplique de son épouse, « C’est assez que d’un cœur reconnaissant », tente de le rassurer, mais le dialogue qui se poursuit révèle son échec. 

3ème partie : L’appel (des lignes 21 à 38) 

Une quête

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Anne Vercors poursuit sa justification en opposant deux catégories de « biens », « ceux-ci » renvoyant aux biens terrestres, tandis que le superlatif, « les plus grands » renvoie, lui, au paradis dans l’au-delà. Comme son  épouse, elle, reste ancrée dans le quotidien terrestre, d’où sa réplique, « Je ne t’entends pas », c’est par les images concrètes de ses deux questions qu’il tente d’expliciter sa quête : « Lequel reçoit davantage, le vase plein, ou vide ? / Et laquelle a besoin de plus d’eau, la citerne ou la source ? ». Le chiasme met en valeur l’opposition : le « vase plein », la « source », c’est lui, qui, comme il a une abondance de biens, ne peut plus être rempli, contrairement au vase « vide » ou à la « citerne », mis en valeur au centre du chiasme. 

Anne Vercors et son épouse. Mise en scène d'Yves Beaunesne, 2014.

Anne Vercors et son épouse. Mise en scène d'Yves Beaunesne, 2014.

Mais, à nouveau, tandis que la mère reste au niveau terrestre, celui du domaine réel, « La nôtre est presque tarie par ce grand été », Anne Vercors redonne un sens religieux au verbe « tarir » par son explication qui généralise : « Tel a été le mal du monde, que chacun a voulu jouir de ses biens, comme s’ils avaient été créés pour lui. » Dieu punirait ainsi chaque homme, en un temps qui a plongé dans le matérialisme, ne pensant qu’à « jouir », égoïstement, « pour lui », au lieu de songer aux autres. D’où l’importance du sacrifice afin de racheter ce « mal ».

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L'appel

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La suite du dialogue pose alors un triple appel :

         Celui de la mère, dans sa perspective terrestre, place au centre la famille : « Tu as ton devoir envers nous. », et elle refuse catégoriquement, « Je ne t’en délierai pas. »

        Puis Anne Vercors renouvelle son appel, afin qu’elle s’associe à son sacrifice : « Non, pas si tu m’en délies. » Mais l’argument donné par son époux, le fait d’avoir rempli sa double obligation, de père et de maître du domaine, ne suffit pas : « Tu vois que la part que j’avais à faire est faite. / Les deux enfants sont élevés, Jacques est là qui prend ma place. »

Un ange sonnant de la trompette. Statue de Notre-Dame de la Garde, Marseille

        Il ne reste plus alors que l’appel spirituel, celui d’un « ange sonnant de la trompette », rappel de l’iconographie religieuse des textes bibliques, qui, en fait, est le symbole de la voix intérieure qui, comme ce fut le cas pour Claudel lors de sa conversion, amène à la foi : « La trompette sans aucun son que tout entendent. »

4ème partie : Le pèlerinage (de la ligne 39 à la fin) 

Une exigence

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Le contraste se poursuit entre les deux époux :

  • La mère en reste aux réalités terrestres, celles qu’elle connaît, la géographie, dans son exclamation, « Jérusalem est si  loin ! », ou le cadre familier de l’église, avec l’allusion aux hosties sacrées : « Dieu au tabernacle est avec nous ici même. »

  • Mais le père, lui, est plongé dans les réalités célestes. Alors que son épouse voit la messe, avec le « tabernacle » et les hosties qui marquent la communion des catholiques par laquelle ils s’unissent à Dieu, Anne Vercors, lui, voit la cause de cette communion, le sacrifice du Christ mort à Jérusalem sur la croix, avec l'évocation du « grand trou dans la terre […] / Qu’y fit la Croix lorsqu’elle fut plantée. » Ainsi sa réplique, « Le paradis l’est davantage », traduit l’idée que le pèlerinage à Jérusalem est, par le sacrifice d'un tel éloignement, la porte d’entrée au paradis

Le symbole chrétien de la croix

Le symbole chrétien de la croix

La valeur du pèlerinage

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Anne Vercors reprend, par l’image du « trou », l’idée que le sacrifice du Christ a produit un vide à remplir, a créé une dette pour tous les hommes : « La voici qui tire tout à elle. / Là est le point qui ne peut être défait, le nœud qui ne peut être dissous. » Il est à la fois « le point » de départ pour le croyant, et le « nœud » éternel qui unit l’homme à Dieu.

Dans son ultime objection, la mère revient à son pragmatisme : « Que peut un seul pèlerin ? » La réponse de son époux revient sur une idée chère à Claudel, celle de la communion des saints qui unit tous les chrétiens : « Je ne suis pas seul ! » Elle est mise en valeur par l’exclamation, mais aussi par l’énumération qui illustre la communauté des croyants, tous solidaires : « Les voilà tous en marche avec moi, toutes ces âmes, les uns qui me poussent et les autres qui m’entraînent et les autres qui me tiennent la main. »

POUR CONCLURE

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Au-delà de sa tonalité familière, ce dialogue entre époux est doublement intéressant.

  • D’une part, il met en place le parallélisme entre Anne Vercors et Violaine : tous deux, même si c’est de façon différente, sont appelés au sacrifice, à un départ loin du cadre protecteur et protégé de la famille et de Combernon.

  • D’autre part, à l’inverse, il met en valeur l’opposition entre la vie terrestre, illustrée par la résistance de la mère, et la vie céleste, dont Anne Vercors représente les valeurs fondatrices. Elle est plus importante, car elle est la vie éternelle ; mais, l’homme doit mériter cette grâce en renouvelant lui-même le sacrifice accompli par le Christ, crucifié pour le salut des hommes.

Acte II, scène 3, "Une scène d'amour", de « VIOLAINE. - Ne suis-je pas assez belle... " à « … ma reine, ma chérie ! »

Pour lire l'extrait

Acte II, 3

L’acte I se clôt sur le départ d’Anne Vercors, qui a scellé les fiançailles de Violaine avec Jacques Hury. L’acte II s’ouvre sur l’intervention de Mara, d’abord face à sa mère, puis face à Jacques, qu’elle informe du baiser donné par Violaine à Pierre de Craon, présenté à la fin du prologue. Cette scène 3 réunit Violaine et Jacques, et débute comme une scène d’amour lyrique. Cependant, le costume de Violaine, celui des religieuses de Montsanvierge dont le chant du « Salve Regina » a ouvert l’acte, et ses paroles laissent présager une énigme : malgré l’amour qu’elle témoigne à Jacques et qu’il lui donne, elle semble avoir peur de quelque chose. Elle vient de lui annoncer qu’elle porte en elle « un grand secret » et, tout naturellement, il veut en savoir plus. Comment leur échange traduit-il la menace qui pèse sur leur couple ?

1ère partie : Le secret de Violaine (des lignes 1 à 21) 

La métaphore filée

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Violaine s’est faite belle pour cette rencontre. Elle veut, comme toute jeune fille, être trouvée belle et être aimée pour cette beauté, ce que traduisent ses premières questions : « Ne suis-je pas assez belle en ce moment, Jacques ? Que me demandez-vous encore ? », avec une répétition à la ligne 8, « Ne suis-je pas assez belle ? Manque-t-il quelque chose ? » Elle développe alors une métaphore qui fait écho à la comparaison à un « beau lys », précédemment faite par Jacques. Elle y souligne avec insistance l’aspect éphémère de la « fleur » : « Que demande-t-on d’une fleur / Sinon qu’elle soit belle et odorante une minute, pauvre fleur, et après ce sera fini. », repris par « La fleur est courte ». La métaphore est d’autant plus pertinente qu’elle sait être atteinte de la lèpre, et souffre de devoir ainsi renoncer au bonheur d’être aimée, d’où sa plainte : « pauvre fleur ». Le renoncement, pour Claudel, est loin d’être facile, et c’est précisément ce qui fait son prix.

La beauté de Violaine. Mise en scène d'Yves Beaunesne, 2014.

La beauté de Violaine. Mise en scène d'Yves Beaunesne, 2014.

Mais, à cet aspect éphémère de la beauté elle oppose la force du sentiment, parce qu’il pénètre l’âme et reste éternel, fixé dans la mémoire : « mais la joie qu’elle a donnée une minute / N’est pas de ces choses qui ont commencement ou fin. »

La demande

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L’exclamation lyrique, « Ah ! je vois tes yeux, mon bien-aimé ! », renvoie à l’image traditionnelle des « yeux », des miroirs de l’âme. Ainsi, Violaine peut lire en l’âme de Jacques, y voir les incertitudes qu’elle a fait naître en lui, marquées par la double négation et le choix verbal : « est-ce qu’il y a rien en toi qui en ce moment ne m’aime et qui doute de moi ? » Ce qu’elle offre, en fait, à Jacques est un amour qui dépasserait les limites physiques, liées au temps, pour s’inscrire dans l’âme, une façon de se donner toute entière sur laquelle insistent la double injonction et l’image illustrant la profondeur de ce don : « Est-ce que mon âme n’est pas assez ? prends-la et je suis encore ici et aspire-la jusques aux racines qui est à toi ! » 

La menace

 

Mais la fin de la tirade va plus loin, en posant la perspective de la séparation.

Par le thème de la mort

Elle rappelle d’abord à Jacques que, comme la fleur, le corps est mortel : « Il suffit d’un moment pour mourir ». L’affirmation qui suit est complexe, montrant que, par-delà « la mort même », celle du corps, si les êtres restent unis par l’âme, « l’un dans l’autre », une survie est possible, d’où le futur de certitude : elle « [n]e nous anéantira pas plus que l’amour ». Enfin, c’est la foi qui est mise en évidence par la dernière question rhétorique, « est-ce qu’il y a besoin de vivre quand on est mort ? », qui affirme que la mort est la vie de l’âme, de toute façon supérieure à celle du corps.

Par le rejet

Le ton est encore plus âpre à la fin de la tirade, car sa question, « Que veux-tu faire de moi davantage ? », lui reproche de limiter son amour au seul mariage, c’est-à-dire au désir physique, et conduit à un rejet violent : « fuis, éloigne-toi ! Pourquoi veux-tu m’épouser ? » Elle lui lance alors un reproche, une forme d’égoïsme mise en valeur par le rythme des versets qui place en tête le verbe « prendre » : « pourquoi veux-tu / Prendre pour toi seul ce qui est à Dieu seul ? » En affirmant ainsi son appartenance à Dieu – que symbolise déjà le costume qu’elle porte – elle adresse parallèlement à Jacques un interdit : « La main de Dieu est sur moi et tu ne peux me  défendre ! ». Par son exclamation, elle lui rappelle avec force que l’être humain n’est pas un bien matériel, que l’on pourrait « défendre » contre des ennemis, car tout être appartient à Dieu, tout-puissant. Elle conclut sur un élan lyrique, qui exprime toute sa douleur, « Ô Jacques, nous ne serons pas mari et femme en ce monde ! », dans un verset auquel le rythme en decrescendo ( 5 / 4 / 3) donne de la solennité. Mais la précision, « en ce monde », reprend l’idée précédente, celle de la survie de l’âme : ils seront réunis dans l’au-delà.

2ème partie : La protestation de Jacques (de la ligne 21 à la fin) 

L'incompréhension

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Mais cette place accordée à la mort et ce rejet final ne peuvent qu’effrayer Jacques, frappé par la contradiction exprimée dans la tirade de Violaine, d’où sa première question : « Violaine, quelles sont ces paroles étranges, si tendres, si amères ? » D'un côté, en effet, elle affirme avec force son amour, tandis que, de l’autre, elle montre sa souffrance, parle de mort et le rejette. L’image de sa deuxième question, « par quels sentiers insidieux et funestes me conduisez-vous ? », traduit alors son sentiment d’être impuissant, de subir une volonté dangereuse : « insidieux » accusant Violaine de vouloir le faire tomber dans un piège, et même, avec l’étymologie de « funeste », de le menacer lui aussi de mort. C’est cette même idée qu’il précise ensuite, celle d’un pouvoir qui le domine : « Je crois que vous voulez m’éprouver » et vous jouer de moi » Violaine n’a-t-elle pas voulu, en effet, mesurer l’amour de Jacques, savoir s’il pouvait se contenter d’un amour spirituel ? Il l’accuse ainsi de se « jouer de lui », et, en se définissant comme « un homme simple et rude », il se range dans le camp de ceux qui, comme la mère, sont ancrés dans les réalités terrestres, dans le monde paysan, bien différent en cela de la hauteur spirituelle de Violaine

La peur

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Son exclamation répond ensuite aux questions de Violaine sur sa beauté, à son évocation de la beauté de la fleur : « Ah, Violaine, que vous êtes belle ainsi ! » Mais il s’agit d’une beauté qui l’effraie par le symbolisme de son costume : « et cependant j’ai peur et je vous vois dans ce vêtement qui m’effraie ! » Violaine lui avait, en effet, expliqué qu’il était porté par les religieuses de Montsanvierge en deux occasions, « leurs fiançailles » et « leur mort ». Associé au discours de Violaine sur la mort, ce costume le conduit à une vision terrible, amplifiée par la majuscule, celle des sacrifices tels qu’ils s’accomplissaient dans l’antiquité : « Car ce n’est pas la parure d’une femme, mais le vêtement du Sacrificateur à l’autel, / De celui qui aide le prêtre, laissant le flanc découvert et les bras libres ! » Mais, si l’image est juste, car Jacques se sent injustement victime, c'est, en fait, Violaine qui sacrifie son amour.

En un cri de détresse, il comprend alors que Violaine lui échappe, « Ah ! je le vois, c’est l’esprit de Montsanvierge qui vit en vous », et sa reprise de l’image de la fleur oppose nettement celles du « jardin scellé », celui dans lequel tous deux se trouvent, à « la fleur suprême au-dehors », une fleur qui relève d’un autre monde, que son regard concrétise ensuite : « Ah, ne tourne pas vers moi ce visage qui n’est plus de ce monde ! ce n’est plus ma chère Violaine. » Mais, en refusant ainsi de la reconnaître, il lui apporte déjà une réponse : il ne sera pas capable de se contenter de cet amour de l’âme qui lui demande Violaine.

L'imploration

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Cette prise de conscience conduit Jacques à une exclamation de révolte : « Assez d’anges servent la messe au ciel ! » C’st pour la soutenir que son plaidoyer insiste, par opposition, sur les valeurs terrestres : « moi qui suis un homme sans ailes et je me réjouissais de ce compagnon que Dieu m’a donné, et que je l’entendrais soupirer, la tête sur mon épaule ! » Le « ciel » est, en effet, le royaume des « anges », alors que, sur terre, il  y a des hommes, avec des couples unis par la tendresse qu’illustre le geste dépeint. Mais le conditionnel, « je l’entendrais », avec déjà sa valeur d’irréel, explique que le verset, « Ayez pitié de moi », soit une prière adressée à la fois à Violaine et à Dieu, pour qu’il la lui rende. 

L'imploration de Jacques, 2019. Opéra de Marc Bleuse, Théâtre du Capitole, Toulouse

La fin de cette tirade pose les arguments pour appuyer cette imploration. La reprise du connecteur « mais » souligne l’opposition entre l’animal, interpellé, « Doux oiseau », symbole de liberté, avec la répétition en anaphore qui explique son élan pour s’élever dans l’espace céleste, et les valeurs terrestres, qui, elles aussi, relèvent de la création divine : « le ciel est beau, mais c’est une belle chose aussi que d’être pris ! / Et le ciel est beau ! mais c’est une belle chose aussi et digne de Dieu même un cœur d’homme que l’on remplit sans rien laisser vide. » N’est-ce pas Dieu, en effet, qui lui a donné Violaine à aimer, Dieu n’approuve-t-il pas l’amour entre les humains ? 

L'imploration de Jacques, 2019. Opéra de Marc Bleuse, Mise en scène de Jean-François Gardeil. Théâtre du Capitole, Toulouse

Son imploration se termine sur une exclamation tragique, car le choix verbal présente leur séparation comme un enfer sur terre : « Ne me damnez pas par la privation de votre visage ! » Mais, en même temps, il continue à ne mettre en avant que la dimension physique, pour Violaine, avec « votre visage », comme pour lui, en lui associant l’absence de force spirituelle : « sans lumière et sans beauté ». À cette faiblesse, il ne peut opposer que la force de son amour, dans un verset au rythme ternaire en decrescendo : « Mais je vous aime, mon ange, ma reine, ma chérie ! » L’exclamation glisse, en effet, du domaine céleste, avec « mon ange », à une expression empruntée à l’amour courtois médiéval du chevalier pour sa dame, « ma reine », pour finir par la simple appellation courante au sein du couple, « ma chérie ». 

POUR CONCLURE

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La tonalité lyrique du début de la scène se charge ici d’une dimension tragique, pour traduire le déchirement de chaque personnage : celui de Violaine qui accepte de se soumettre au destin que Dieu lui a fixé, le sacrifice d’elle-même, et celui de Jacques qui tente d’échapper au sacrifice qui lui est ainsi imposé.

En même temps, l’opposition des deux tirades traduit celle de deux systèmes de valeurs. Pour Violaine, les valeurs spirituelles l’emportent, car seule compte la dimension éternelle en l’homme, l’âme, celle, comme le lui disait Pierre de Craon dans le prologue, «   « cette part en vous que Dieu s’est réservé ». C’est pourquoi, en réaffirmant son amour, elle tente d’amener Jacques à la rejoindre dans un amour spirituel. Mais celui-ci ne peut s’élever à ce niveau supérieur : inscrit dans le monde paysan, malgré sa foi, il ne porte en lui que des valeurs terrestres, le sens de la possession matérielle, celle de la terre et celle de la vie simple, de l’amour quotidien d’un couple qui la partage.

Le sacrifice du couple. Mise en scène de 1912

Le sacrifice du couple. Mise en scène de 1912

Acte III, scène 2, "Le miracle", de « VIOLAINE. - L'amour a fait la douleur... " à « … elle est morte ! »

Pour lire l'extrait

Après avoir embrassé Pierre de Craon, le lépreux, à la fin du prologue, Violaine, choisie par Dieu, est contaminée : elle rompt ses fiançailles avec Jacques Hury, renonçant ainsi à son amour. Elle va vivre dans la « logette de Géyn », à l’écart de tous, nourrie par les paysans de la forêt de Chevoche, décor sur lequel s’ouvre l’acte III : ceux-ci, tout en la considérant comme une sainte, la rejettent.

Acte III, 2
L'arrivée de Mara. Mise en scène de Jean-Daniel Laval, 2012. Théâtre Montansier, Versailles

L'arrivée de Mara. Mise en scène de Jean-Daniel Laval, 2012. Théâtre Montansier, Versailles

L’acte débute le 24 décembre, alors que se prépare Noël, célébration de la naissance du Christ, et que l’on s’apprête à célébrer le sacre du Roi à Reims, dans l’église que Pierre de Craon a fait bâtir, dont le dialogue entre les paysans nous apprend qu’il est guéri de la lèpre.

Arrive alors Mara, qui, bien que sa sœur Violaine soit lépreuse et aveugle, ne peut s’empêche de railler la façon dont Dieu lui a manifesté son amour, en lui rappelant aussi le baiser, signe à ses yeux de l’impureté de Violaine et en remettant en cause son amour pour Jacques. Comment la confrontation entre les deux sœurs met-elle en évidence le rôle de chacune dans le miracle à venir ?

1ère partie : Le sacrifice de Violaine (des lignes 1 à 20) 

En réponse à l’accusation de Mara, Violaine formule une réponse ambiguë car le chiasme joue sur le double sens du mot « amour ». Dans la première partie de la phrase, « L’amour a fait la douleur », il s’agit de l’amour humain auquel elle a renoncé, de son sacrifice donc. En revanche, dans « la douleur a fait l’amour », elle marque le résultat de son sacrifice, sa souffrance, qui lui a apporté un amour plus puissant, spirituel, l’amour de Dieu.

La parabole

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Pour dépasser cette ambiguïté, elle recourt à une parabole, fondée sur une métaphore filée. Ce  « bois où l’on a mis le feu » la désigne elle-même. Dieu la fait brûler du « feu » de la lèpre qui la dévore, avec un double résultat : « Le bois où l’on a mis le feu ne donne pas de la cendre seulement mais une flamme aussi. » Si « la cendre » est l’image de son corps et de son bonheur terrestre, tous deux détruits, le verset, lui, se termine sur un tout autre résultat, « la flamme », c’est-à-dire une force supérieure, spirituelle.

En qualifiant le feu d’« aveugle », comme Violaine, Mara montre qu'elle a bien compris la parabole ; mais sa question lance un nouveau reproche, celui d'égoïsme, mis en valeur par la négation redoublée dans le rejet : « À quoi sert cet aveugle feu qui ne donne aux autres /  Lumière ni chaleur ? » Elle garderait pour elle seule cette « flamme » que Dieu lui a accordée.

Le double pouvoir du "feu"

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Violaine reprend les deux termes lancés par Violaine, « [l]umière » et « chaleur », en poursuivant sa métaphore.

Le premier pouvoir : la « lumière »

La question rhétorique de Violaine, « N’est-ce pas déjà beaucoup qu’il me serve ? », est une réponse à ce reproche, mais qu’elle retourne aussitôt contre Mara par une image : « Ne reproche pas cette lumière à la créature calcinée ». En se décrivant ainsi, elle souligne la souffrance que provoque ce « feu », la lèpre qui la dévore physiquement, mais elle est « visitée jusque dans ses fondations » : son âme est habitée par la flamme divine. La lèpre lui a donc apporté une « lumière » intérieure, et, alors qu’elle devenait physiquement aveugle, elle a pu « voir en elle-même », voir avec les yeux de l’âme, découvrir les vraies valeurs, spirituelles.

Le second pouvoir : la « chaleur »

Le « feu » produit aussi de la « chaleur », là encore doublement illustrée, d’abord physiquement : « Et si tu passais une seule nuit dans ma peau tu ne dirais pas que ce feu n’a pas de chaleur. » Mais, elle lui donne ensuite un rôle spirituel. En évoquant le « prêtre », elle fait allusion au feu qui brûle la victime sur l’autel, souvenir des sacrifices antiques. Ce verset, avec la litote, se rattache directement à la conception de la femme chez Claudel : « Le mâle est prêtre, mais il n’est pas défendu à la femme d’être victime. » Reprenant les textes bibliques, il considère que la vocation de la femme est de souffrir de la violence de l’homme.

Le sens du sacrifice

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Mais cette souffrance a un sens : apaiser la colère divine qui accable une communauté. En apparence, son explication peut sonner comme un reproche : « Dieu est avare ». En réalité, elle veut dire par là que, quand il donne du feu à un être humain, il en tire un  profit, car l’être est alors mis au service de la grandeur divine :

       D’une part, c’est un feu purificateur, qui libère l’homme de son corps, de sa pesanteur matérielle pour le rapprocher de Dieu : il « ne permet qu’aucune créature soit allumée, / Sans qu’un peu d’impureté s’y consume ».

        D’autre part, la souffrance d’une créature a aussi le pouvoir d’aider autrui, celui « qui l’entoure » à se libérer de cette part impure, ce que souligne la comparaison à la purification de l’assistance lors de la messe : « comme la braise de l’encensoir qu’on attise ! »

Ainsi, comme l’avait expliqué Anne Vercors pour justifier son pèlerinage à Jérusalem, la souffrance de Violaine est une réponse à la souffrance du pays, qu’elle dépeint : «  Et certes le malheur de ce temps est grand. / Ils n’ont point de père. Ils regardent et ne savent plus où est le Roi et le Pape. » Elle compare le peuple à un enfant perdu, dans un monde qui a doublement perdu son centre : « Ils n’ont point de père. Ils regardent et ne savent plus où est le Roi et le Pape. »

  • Sur le plan politique, deux rois se disputent le pouvoir, Henri VI, l’Anglais, âgé de huit ans, et Charles VII, qui, à dix-neuf ans, reste faible et chétif ;

  • Sur le plan religieux, c’est ce que l’on nomme « le grand schisme », avec trois papes.

Le connecteur « C’est pourquoi » met en évidence ce rôle de la souffrance de Violaine, qui emploie alors une nouvelle image, celle de la souffrance d’une femme lors de l’accouchement, « voici mon corps en travail », qui permet une naissance : « à la place de la chrétienté qui se dissout. » Ainsi, elle reproduit le sacrifice du Christ, pour le salut de l’humanité.

Un acte libre

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Mais encore faut-il que cette souffrance ce soit pas uniquement subie, ce que met en valeur l’inversion : « Puissante est la souffrance quand elle est aussi volontaire que le péché ! » La lèpre seule n’aurait donc pas suffi, car envoyée par Dieu ; il fallait qu’en plus, Violaine renonce d’elle-même à Jacques, ce qu’elle a fait en le laissant croire à son infidélité, pour éviter que Mara, amoureuse de Jacques, ne mette sa menace à exécution en se suicidant. L’exclamation met en parallèle deux expressions de la liberté que Dieu a laissée aux humains : la première, le choix du « bien » par le sacrifice, équilibre son contraire, le choix du « mal », du « péché ».

Sa question se charge d’ironie pour rappeler que Mara, par jalousie, s’est laissée prendre au piège d’une apparence : « Tu m’as vue baiser ce lépreux, Mara ? » Mais Claudel emprunte ici à l’Évangile selon Matthieu, une autre image religieuse, celle de la « coupe » : emplie de la colère de Dieu, la boire permet de vide cette colère, donc de libérer l’humanité. L’exclamation en conclusion, « Ah, la coupe de la douleur est profonde, / Et qui y met une fois la lèvre ne l’en retire plus à son gré ! », amplifie la valeur du sacrifice, qui dépasse l’égoïsme que Mara reprochait à sa sœur.

2ème partie : L’imploration de Mara (de la ligne 22 à la fin) 

L'expression de la souffrance

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Mais Mara se sert de cette tirade pour poursuivre avec violence son reproche d’égoïsme : « Prends donc aussi la mienne avec toi ! » Mais, face à la calme réplique de Violaine, « Je l’ai déjà prise », son ton change pour passer à la supplication : « aie pitié de moi ! » Consciente de la force spirituelle qui porte Violaine, son hypothèse : « s’il est encore quelque chose de vivant et qui est ma sœur sous ce voile et cette forme anéantie », évoquant son « voile », celui des religieuses – mais aussi de Marie – et « cette forme anéantie », c’est-à-dire son corps détruit, soutient sa prière en tentant de la ramener dans le monde terrestre, matériel. 

L'imploration de Mara. Mise en scène au théâtre Hébertot,1948

L'imploration de Mara. Mise en scène au théâtre Hébertot,1948

C’est cette même tentative que porte son appel à leur enfance, un temps ancien où toutes deux n'étaient que de petites paysannes : « Souviens-toi que nous avons été des enfants ensemble ! » Sous l’incitation de Violaine, rendue insistante par le rythme ternaire en decrescendo (4 / 3 / 2), « Parle, chère sœur. Aie confiance ! Dis tout ! », Mara, par sa prière de « pitié », effectue déjà un premier renoncement, à son orgueil.

La mort de l'enfant

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L’ultime argument de Mara pour fléchir Violaine est de reprendre le thème posé par sa sœur, celui de la douleur : « Violaine, je suis une infortunée, et ma douleur est plus grande que la tienne ! » La didascalie, avec la gestuelle et le « grand cri », donne alors à ce dernier passage une force que traduisent aussi les courtes répliques, multipliant les exclamations et les impératifs, sur un rythme en gradation : « Regarde ! prends-le ! », « Regarde, je te dis ! Prends-le, je te le donne. », « Prends-la, je te la donne ! », « Mais toi, prends-la, Violaine ! Tiens, prends-la, tu vois, je te la donne. »

Le chiasme, qui présente la découverte de l’enfant morte, traduit, parallèlement le rapprochement des deux sœurs dans le partage de la souffrance d’une mère déchirée : « Mon enfant ! Ma petite fille ! ». Ainsi, à l’exclamation de Violaine, « Ah, je sens un petit corps raide ! une pauvre petite figure glacée ! », fait écho celle de Mara : « C’est sa petite figure si douce ! c’est son pauvre petit corps ! ». Mais, alors que Violaine tente de l’apaiser, « Paix, Mara », Mara garde en elle toute sa violence, celle d’une mère qui refuse la volonté divine : « Ils voulaient me l’arracher, mais moi je ne me la suis pas laissé prendre ! »

L’échange final, la question de Violaine, « Que veux-tu que je fasse, Mara ? », reprise par sa sœur, « Ce que je veux que tu fasses ? ne m’entends-tu pas ? », ne peut qu’être considéré comme terrible par Violaine, car sa demande, suivie de la répétition exclamative, « Je te dis qu’elle est morte ! », exige de ramener l’enfant à la vie, d’accomplir donc un miracle.

La violence de Mara. Mise en scène de Julien Bertheau, 1955

CONCLUSION

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La longue tirade de Violaine, qui explique sa prise de conscience du sacrifice qu’elle endure et de son rôle, exprime la conception de la souffrance propre à Claudel : elle est à la fois une purification pour soi-même et, à l’image du sacrifice du Christ, un rachat des péchés humains.

Mais cette scène est aussi essentielle car l’intrigue de la pièce se fonde sur l’opposition des deux sœurs. Au même titre que la dénonciation de Mara à Jacques du baiser donné par Violaine à Pierre de Craon a déterminé le rejet de Violaine par le jeune homme, c’est son insistance violente qui oblige celle-ci à accomplir le miracle, ici annoncé, prouvant ainsi sa sainteté. C’est aussi par là que Mara, en commençant, par sa prière, à humilier son orgueil, obtient sa réhabilitation.

La violence de Mara. Mise en scène de Julien Bertheau, 1955

Acte IV, scène 2, "Révélations", de « MARA, elle s'avance violemment... »" à  « … qui ai fait cela ! »

Pour lire l'extrait

Après avoir embrassé le lépreux Pierre de Craon, à la fin du prologue, Violaine, contaminée, rompt ses fiançailles avec Jacques Hury, renonçant ainsi à son amour. Elle va vivre dans la forêt de Chevoche, à l’écart de tous, nourrie par les paysans de la forêt de Chevoche. L’acte III débute le 24 décembre, alors que se prépare Noël, lorsque Mara arrive, portant le corps « glacé » de sa petite fille Aubaine, et demande à sa sœur, dont chacun proclame la sainteté, de la ramener à la vie.  Ses cris et sa souffrance amènent Violaine, malgré ses premiers refus, à accomplir le miracle : l’enfant renaît, mais ses yeux noirs ont à présent pris la couleur bleue de ceux de Violaine.

Acte IV, 2

L’acte IV se déroule dans « la seconde partie de la nuit » de Noël, à Combernon. Alors que, dans la scène 1, Jacques constate le miracle et que Mara évoque « une femme qu’on vient de retrouver au fond d’un trou de sable », une « lépreuse », entre  Anne Vercors, de retour de Jérusalem, portant entre ses bras le corps de Violaine. Il explique comment son propre sacrifice, son pèlerinage, et celui de Violaine, le baiser de compassion qui a d’ailleurs guéri Pierre de Craon, sont autant d’offrandes à Dieu pour racheter les péchés de l’humanité. Mais, devant l’éloge de sa sœur, Mara intervient avec violence, ce qui conduit à s’interroger sur son rôle dans la mise en place du dénouement.

Le dénouement, 2019. Opéra de Marc Bleuse, Mise en scène de Jean-François Gardeil. Théâtre du Capitole, Toulouse

Le dénouement, 2019. Opéra de Marc Bleuse, Mise en scène de Jean-François Gardeil. Théâtre du Capitole, Toulouse

1ère partie : Voix humaine et voix divine (des lignes 1 à 22) 

La voix terrestre de Mara

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La première didascalie, « elle s’avance violemment », traduit déjà la violence de Mara que confirment les exclamations, renforcées part le ton de sa voix, « basse et intense » qui soutiennent ses brèves interpellations de Violaine : « Violaine ! Violaine ! Je suis ta sœur ! » C’est ainsi son pouvoir qu’elle affirme, « Elle n’entend pas ! Votre voix ne porte pas jusqu’à elle ! Mais moi, je saurai me faire entendre », puisqu’elle a pu le constater lors du miracle : « Cette voix, cette même voix de sa sœur qui un certain jour de Noël a fait force jusqu’au fond de ses entrailles ! » Le jeu des temps verbaux confirme son triomphe. Ses répliques passent, en effet, du futur, « je saurai me faire entendre » et de la question, « M’entends-tu, Violaine ? », au présent, « elle m’entend ! », repris par « elle entend, elle sait », puis au passé de l’action accomplie : « elle a entendu ! », « elle a compris ! » Sa réussite est signalée par le double cri de Jacques Hury : « Sa main ! J’ai vu cette main remuer ! »

La voix divine

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En multipliant ainsi questions et exclamations, Mara prend à témoin Jacques et son père Anne Vercors de sa puissance et triomphe, « Ha ha ha ! vous le voyez ? », « Et elle, regardez ! » Mais Claudel fait alors ressortir la différence entre les personnages :

      D’un côté, Jacques, enfermé dans sa dimension terrestre, exprime son égarement devant un discours qu’il ne peut comprendre : « Père, père ! elle est folle ! vous entendez ce qu’elle dit ? / Ce miracle… cet enfant… je suis fou…elle est folle ! »

          De l’autre, Mara a conscience d’avoir assisté, avec la renaissance de son enfant, à un mystère d’origine céleste, mais sans en comprendre totalement le sens sacré , d’où : « Pan, pan, pan !... / Qu’est-ce qu’il disait, le père, tout à l’heure ? qu’est-ce qu’il dit, le premier coup de l’Angélus ? »

         Enfin, Anne Vercors, qui a su s’élever à la dimension céleste par le sacrifice du pèlerinage accompli à Jérusalem, va alors jouer le rôle d’intermédiaire entre la voix divine et les réalités humaines, en répétant les phrases de l’Angélus. C’est à lui que Claudel confie le rôle de donner sens à sa pièce. Comme il l’a déjà fait précédemment en récitant la première phrase, « L’ange de Dieu a annoncé à Marie et elle a conçu de l’Esprit-Saint. », il répète cette phrase, qu’il prolonge par celle correspondant au  « second coup », l’acceptation de Marie à laquelle fait écho celle de Violaine allant jusqu’au bout de son destin : « Voici la servant du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre volonté. ». Puis vient la traduction du « troisième coup » : « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous. », allusion directe à la troisième étape de la pièce, la résurrection d’Aubaine.

2ème partie : Le miracle reconnu (des lignes 23 à 36) 

L'aveu

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Par sa reprise de la dernière phrase, « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous ! », Mara avoue le miracle accompli par Violaine, la résurrection de l’enfant, « c’est elle qui l’a mis au monde », et révèle à son époux son mensonge : « Tu sais tout ! oui, cette nuit, la nuit de Noël ! / Aubaine, je t’ai dit qu’elle était malade, ce n’était pas vrai, elle était morte ! un petit corps glacé ! » Le rythme haché de cet aveu, avec les exclamations, reproduit l’émotion de cette mère quand elle est venue implorer Violaine.

Le déni

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Mais, parallèlement, l’organisation de ses répliques nie ce rôle reconnu, triplement.

        D’une part, les qualificatifs attribués à Violaine dans l’énumération en gradation révèlent ouvertement sa haine envers sa sœur : « il s’est fait chair au sein de cette horreur, au sein de cette ennemie, au sein de cette personne en ruine, au sein de cette abominable lépreuse ! » En exprimant ainsi un dégoût de plus en plus fort, elle tente ainsi de susciter celui de Jacques.

        D’autre part, elle se donne le premier rôle dans le miracle, affirmant sa propre puissance de mère, dans l’énumération initiale : « Et le cri de Mara, et l’appel de Mara, et le rugissement de Mara, et lui aussi, il s’est fait chair ». Le choix lexical fait d’elle une sorte de lionne, animée d’une violence extrême, que renforce le verbe ensuite répété : «  Et cet enfant qu’elle m’avait pris, / Du fond de mes entrailles j’ai crié si fort qu’à la fin je le lui ai arraché, je l’ai arraché de cette tombe vivante ».

       Ayant comme valeur le sens de la possession terrestre, « Cet enfant à moi que j’ai enfanté », elle ne peut, en effet, admettre la dépossession qu’implique la reconnaissance du rôle de Violaine. C’est pourquoi, quand Jacques cherche la confirmation de son aveu, « C’est elle qui a fait cela ? », elle n’a comme autre échappatoire qu’un ultime déni, attribuer le miracle à Dieu : « Et tu dis que c’est elle qui a fait cela ? C’est Dieu, c’est Dieu qui a fait cela ! »

Cependant, elle finit, dans sa volonté d’affirmer sa puissance, par aller jusqu’au blasphème en osant, par le superlatif et sa répétition insistante, s’accorder un rôle supérieur à la force divine : « Tout de même j’ai été la plus forte ! c’est Mara, c’est Mara qui a fait cela ! » Il lui est insupportable , en fait, de reconnaître l’élection divine de Violaine.

3ème partie : La vengeance de Mara (de la ligne 37 à la fin) 

Les accusations

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Depuis les fiançailles de Violaine et de Jacques, Claudel a mis en évidence la jalousie de Mara, qui l’a poussée à dénoncer à Jacques le baiser donné par Violaine à Pierre de Craon, qu’elle a présenté comme une preuve d’infidélité. Or, la réaction de Jacques devant l’aveu du miracle, indiquée dans la didascalie, « Jacques Hury pousse une espèce de cri, et, repoussant violemment Mara, il se jette aux pieds de Violaine », réactive cette jalousie, exprimée avec violence : « Il se met à genoux ! », « Violaine ! c’est elle seule qu’il aime ! » Elle tente alors de ranimer celle de Jacques, en lui rappelant la trahison de celle qu’il aimait, « cette Violaine qui l’a trahi pour un lépreux. », en cherchant à l’émouvoir par l’image insistante : « Et cette parole qu’elle avait jurée, avec ses lèvres elle l’a mise entre les lèvres d’un lépreux… »

Mais, par le biais de la parenthèse, Claudel introduit une autre raison à  la jalousie de Mara : « (Et cette terre qui suffit à tout le monde, elle n’était pas bonne pour elle !) » En fait, ce qu’elle ne supporte est le sentiment que Violaine lui est supérieure, par les valeurs spirituelles qu’elle porte en elle là où elle-même ne porte en elle qu’une dimension terrestre.

Face à l’interruption brutale de Jacques, « Tais-toi ! », elle ne peut répondre qu’en élargissant encore sa jalousie à l’ensemble de sa famille par son exclamation reprise en anaphore : « C’est elle seule qu’ils aimaient tous ! ». Accusatrice, elle retourne ainsi contre eux sa propre faute, avec une ironie cruelle : « et voilà son père qui l’abandonne, et sa mère bien doucement qui la conseille, et son fiancé comme il a cru en elle ! » Elle regroupe ainsi le père, avec son départ pour Jérusalem, la mère pour sa prière à Violaine, « sauve ta sœur », et l’abandon de Jacques, persuadé d’avoir été trahi. Par l’opposition dans sa conclusion, « Et c’était là tout leur amour. Le mien est d’une autre nature. », elle affirme à nouveau sa supériorité.

Le crime de Mara

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Devant la jalousie de Mara, le miracle de la guérison de la petite Aubaine, et après les explications données par Anne Vercors, qui a mentionné aussi la guérison de Pierre de Craon, Jacques comprend alors la culpabilité de Mara, qu'il accuse de la mort de Violaine tout en reconnaissant sa propre faiblesse : « C’est vrai ! Et je sais aussi que c’est toi  qui as conduit Violaine jusqu’à ce trou de sable, / Une main par la main qui la tirait et l’autre qui la pousse. » Dans un premier temps, Mara poursuit son attaque ironique : « Il sait cela ! rien ne lui échappe. » Mais la question de Jacques, « Ai-je dit vrai ou non ? », l’amène à reconnaître son crime.

Cependant, cet aveu est précédé de deux questions formulant des excuses, avec l’anaphore verbale qui fait du crime commis un acte imposé. Mais par quoi ? Par, en fait, une double jalousie :

  • due à son amour de femme, mentionné en premier lieu, qui révèle toute la force de sa possessivité : « Et fallait-il que cet homme qui m’appartient et qui est à moi soit coupé en deux ? une moitié ici et l’autre dans le bois de Chevoche ? » Elle ne s’est jamais libéré du sentiment que, pour Jacques, son mariage avec elle n’a été qu’un second choix, ce que traduit le choix du présent qui, par la rupture de la règle de concordance des temps, souligne le fait que cet  amour perdure encore.

  • due à son amour de mère, autre signe de sa possessivité : « Et fallait-il que mon enfant qui est à moi fût coupé en deux et qu’il eût deux mères ? L’une pour le corps et l’autre pour son âme ? » Dans sa seconde raison invoquée, la concordance des temps appliquée, traduit la lutte impossible contre le miracle, qui l’a conduite au crime.

Claudel redouble alors l’aveu, mais la didascalie marque le changement de ton. Si le premier, « C’est moi, c’est moi qui ai fait cela ! », est encore lancé sur un ton de triomphe, pour confirmer sa puissance, sa répétition, introduite par « Sourdement et avec accablement, regardant ses mains », avec l’anaphore de la voyelle nasale, [ ã ], profonde et assourdie, exprime une prise de conscience douloureuse du  poids de son acte, tuer, péché suprême.

CONCLUSION

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Cet extrait marque un tournant dans cette scène de dénouement, en mettant en évidence le double intérêt de la pièce de Claudel, dont il soulignait lui-même l’importance : «  C’est certainement un des sommet de mon œuvre […] qui a plusieurs versants, presque de tous les côtés de mes différentes possibilités ». Nous y reconnaissons, en effet,

  • l’inscription dans la réalité humaine, la rivalité entre les deux sœurs qu’exprime ici avec violence Mara, qui, en tuant Violaine, accomplit sa vengeance de femme amoureuse et de mère, son refus de partager ce qu’elle juge lui appartenir.

  • la dimension surnaturelle, qui donne sens à la pièce et à son titre, doublement illustrée d’abord par le rappel du miracle de la résurrection de l’enfant morte. Violaine se retrouve ainsi sanctifiée, identifiée à Marie, mais même Mara, à son insu, contribue à cette dimension, en étant celle qui a forcé Violaine à accomplir ce miracle : « Elle seule, c’est elle seule qui a cru en moi ! » s’écrie Violaine à la fin de la scène quand elle recouvre la parole.

Le dénouement, 2019. Opéra de Marc Bleuse, Mise en scène de Jean-François Gardeil. Théâtre du Capitole, Toulouse

Mais Mara est aussi la pécheresse qui reçoit le pardon, car, comme le dira Violaine, « elle a bien obéi », « elle a bien fait tout ce qu’elle avait à faire ! » Ce pardon, qui rétablit l’ordre troublé, répond à la souffrance de Mara, qui obtient ainsi le rachat de son crime.

Claudel fait ainsi de sa pièce « la représentation de toutes les passions humaines rattachées au plan catholique », ce terme « plan » désignant la providence divine qui assigne à chaque être humain un rôle dans le destin fixé à l’humanité.

Le dénouement, 2019. Opéra de Marc Bleuse, Mise en scène de Jean-François Gardeil. Théâtre du Capitole, Toulouse

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