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Jean de La Bruyère, Les Caractères, 1688-1694 : chapitres V à X

L'auteur (1645-1696) : un moraliste amer 

Un portrait de La Bruyère 

Son statut social : la bourgeoisie « de robe »

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La Bruyère naît dans une famille aisée de la bourgeoisie parisienne, son père étant contrôleur général des rentes de l’Hôtel de Ville, ce qui lui assure la possibilité de faire de bonnes études au collège de l’Oratoire, alors rival de l’enseignement des Jésuites, puis d’obtenir sa licence en droit à l’université d’Orléans. Inscrit comme avocat, il ne plaide pas, mais achète, en 1673, une charge de trésorier général de France au bureau des finances de Caen. Elle lui accorde l’anoblissement ; mais il signe « Delabruyère » et ne tire aucune gloire de cette noblesse acquise. Cette charge, qui ne l’enrichit guère, lui offre cependant beaucoup de liberté, sans obligation de résider sur place, et lui permet de mener à Paris une vie studieuse, plutôt solitaire, puisqu’il reste célibataire. Il vit modestement, dans un modeste appartement sous les toits, avec un seul laquais à son service.

Un portrait de La Bruyère 

Auprès des "grands"

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Peut-être grâce à l’appui de Bossuet, il devient, en 1684, un des précepteurs de Louis de Bourbon, alors âgé de seize ans, petit-fils du Grand Condé, chargé d’achever son instruction en lui enseignant l’histoire, la géographie et les institutions de la France. Tâche peu enthousiasmante, et difficile car, sous le contrôle de son père, il a régulièrement des comptes à rendre sur son élève, qui ne progresse guère et ne montre aucun goût pour l’étude. En 1686, il vend sa charge, et, après le mariage de son élève et la mort de Condé, il reste attaché comme « gentilhomme de Monsieur le duc » à sa maison en qualité d’« homme de lettres », c'est-à-dire chargé de la bibliothèque. 

Vue de la cour intérieure et de l’escalier de l’Hôtel de Condé, Paris, vers 1700. 

Vue de la cour intérieure et de l’escalier de l’Hôtel de Condé, Paris, vers 1700. 

Mais ne nous y trompons pas, si elle lui offre la possibilité d'observer la vie des "grands", sa charge ne lui vaut que bien des mépris, comme le déclare le critique Émile Faguet : «  C’est un demi-déclassé, mêlé à un monde qui le regarde de haut et qu’il observe d’en bas. » (L'Âge d'or de la littérature française au XVIIème siècle) C’est, en effet, son amertume qui ressort de la conclusion de son Discours à l’Académie, où il remercie les Académiciens de son élection en 1693 après deux échecs : « Il n’y a ni poste, ni crédit, ni richesses, ni titres, ni autorité, ni faveur qui aient pu vous plier à faire ce choix : je n’ai rien de toutes ces choses, tout me manque. Un Ouvrage qui a eu quelque succès par sa singularité, et dont les fausses, je dis les fausses et malignes applications pouvaient me nuire auprès des personnes moins équitables et moins éclairées que vous, a été toute la médiation que j’ai employée et que vous avez reçue, quel moyen de me repentir jamais d’avoir écrit ! »

Le contexte de l'œuvre  

Dans la mesure où, par-delà le modèle cité, Théophraste (vers 371-288 av. J.-C.), philosophe de l’antiquité grecque, le sous-titre de l’œuvre précise « de ce siècle », il est important de connaître les caractéristiques de l’époque de l’écriture.

Contexte

La politique extérieure

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À la mort de Mazarin, en 1661, Louis XIV décide de gouverner seul, de « réunir en lui seul toute l’autorité du maître », comme l’expliquent ses Mémoires. Or, la charge du Roi est d’abord, à ses yeux, de faire la guerre, de façon à imposer son prestige et à assurer sa gloire. La première guerre, celle dite "de Dévolution", en 1667-1668, correspond à son désir d’annexer une partie des Flandres et le Pays-Bas espagnol, échec partiel de cette tentative, qui conduit à la "guerre de Hollande", en 1672. Elle dure six ans : la conquête échoue, mais la "paix de Nimègue" établit la paix, favorable au commerce et à la navigation. Cependant, la Révocation de l’Édit de Nantes, en 1685, en ramenant la division du pays entre catholiques et protestants, conduit ceux-ci à s’exiler. Outre l’appauvrissement du royaume, cela prépare la coalition des pays protestants en Europe contre la France, qui mènera à de nouvelles guerres dès 1688.

Pierre Mignard, Louis XIV couronné par la Victoire devant Maestricht, 1673. Huile sur toile, 305 x 234. Galerie Sabauda, Turin.

Pierre Mignard, Louis XIV couronné par la Victoire devant Maestricht, 1673. Huile sur toile, 305 x 234. Galerie Sabauda, Turin.

Or, ces guerres sont coûteuses, et le trésor royal se vide. Pour faire rentrer de l’argent, une partie du domaine royal est vendu, des exemptions d’impôts, des droits et, surtout, des charges et des titres sont accordés. Ainsi se multiplient des parvenus, auxquels leur argent ouvre l’accès à la noblesse. Parallèlement, de  nouveaux impôts sont créés, qui accablent le peuple et donnent du pouvoir aux « fermiers généraux », chargés de les collecter, et l’État est aussi contraint d’emprunter, ce qui accroît encore la puissance des banquiers. La spéculation va croissante. Bien des critiques de La Bruyère portent sur ces changements sociaux.

La politique intérieure

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Louis XIV est resté profondément marqué par la Fronde (1648-1653) qui a fait vaciller la monarchie absolue. Dès son accession au pouvoir absolu, il manifeste sa méfiance envers les "nobles", qu’il écarte du Conseil du Roi et réduit au silence dans les Parlements, notamment celui de Paris, pour privilégier la bourgeoisie : devant tout au roi, ses titres, ses charges, sa fortune, il s’assure ainsi de la fidélité de ces nouveaux "grands". Il s’emploie aussi à contrôler l’armée, le clergé, voyage en province pour sévir contre ce qu’il nomme « la tyrannie des nobles », tout en réprimant sévèrement toute sédition du peuple, dont les guerres accentuent la misère.

Anicet Charles Gabriel Lemonnier, Louis XIV assistant, dans le parc de Versailles, à l'inauguration de la statue de Milon de Crotone par Puget, 1819. Huile sur toile, 64 x 97. Musée des Beaux-Arts, Rouen

La cour, c’est-à-dire les membres de la famille royale et tous ceux qui exercent des charges dans l’État, soient environ 4000 personnes, s’installe, en 1682, à Versailles, château agrandi et embelli depuis plusieurs années. Ainsi se multiplient les "courtisans" : ils brillent par leur faste, qui fascine et sert de modèle, mais sont en réalité dépourvus de pouvoir, pris au piège de l’étiquette, soumis au monarque et à ses exigences. La Bruyère en fera des portraits violemment critiques. 

Anicet Charles Gabriel Lemonnier, Louis XIV assistant, dans le parc de Versailles, à l'inauguration de la statue de Milon de Crotone par Puget, 1819. Huile sur toile, 64 x 97. Musée des Beaux-Arts, Rouen

Le contexte culturel

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Dans les Caractères, au début du premier chapitre « Des ouvrages de l’esprit », La Bruyère écrit :

« Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l’ontne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les modernes.
Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une grande entreprise. »

Façon indirecte de parler de lui-même, cette phrase, outre le pessimisme de son auteur, reflète la conception classique d’une permanence de la nature humaine, héritage des auteurs moralistes antiques, tant au théâtre, avec le grec Ménandre ou le latin Térence, mais aussi les satiristes, Horace, Juvénal… Elle contraste pourtant avec la formule du sous-titre « les mœurs de ce siècle ».  

Elle illustre surtout la situation littéraire à la fin du siècle, car les grands succès des auteurs "classiques" datent déjà de plusieurs années : en 1688, date de la première édition des Caractères, La Rochefoucauld a publié ses Maximes en 1664, Boileau ses Satires en 1666, Pascal ses Pensées en 1670, Molière ses deux recueils de Fables en 1668 et 1678, et Molière est mort en 1673…

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Mais tout est loin d’avoir été « dit », bien au contraire, l’esprit critique, qui prendra son essor au "siècle des Lumières", s’installe en force, aussi bien dans les essais, comme chez Bayle, dans Pensées diverses sur la comète (1683), chez Fontenelle dans Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), que dans les pièces de Regnard, de Dancourt ou de Saint-Yon qui abordent les thèmes de l’argent, des abbés de cour, de l’arrivisme…

Ainsi, partisan des Anciens, La Bruyère s’inscrit, par le regard sévère qu’il jette sur la société de son temps, dans le mouvement de son temps, et c’est ce qui explique aussi le succès de son ouvrage.

Présentation des Caractères  

Titre et sous-titre 

Le modèle : Théophraste

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C’est vers 319 av. J.-C. que le philosophe grec Théophraste a écrit ses Caractères, en grec « Ἠθικοὶ χαρακτήρες », intéressante précision que cet adjectif, « éthiques », apporte sur l’orientation morale, et non pas physiologique, de l’ouvrage. Depuis Aristote, en effet, la « comédie de caractère », censée proposer le portrait particulier, familier et souvent critique, d’un personnage, est distinguée de la « comédie de mœurs », dénonciation plus générale. Or, dans la Préface, sans doute apocryphe mais que La Bruyère présente comme écrite par Théophraste, ces deux dimensions sont réunies : 

Présentation

Je me suis toujours attaché à étudier les hommes vertueux, comme ceux qui n’étaient connus que par leurs vices ; il semble que j’ai dû marquer les caractères des uns et des autres, et ne me pas contenter de peindre les Grecs en général, mais même de toucher ce qui est personnel, et ce que quelques-uns paraissent avoir de plus familier […] 

[…] et sans faire une plus longue Préface, je parlerai d’abord de la dissimulation, je définirai ce vice, je dirai ce que c’est qu’un homme dissimulé, je décrirai ses mœurs, et je traiterai ensuite des autres passions, suivant le projet que j'en ai fait.

Rappelons l’origine du mot « caractère », expliquée par Platon dans les Lois, la marque de reconnaissance infligée en châtiment : « lorsqu’on aura pris un homme en train de piller un temple, qu’il soit esclave ou étranger, on lui mettra sur le visage et sur les mains la marque de son crime ». Ce sont donc bien les vices qui seront mis en évidence, dans le but de les dénoncer, avant tout pour rendre le lecteur plus « sage », objectif du philosophe.

Faire de son  œuvre personnelle, par la préposition « avec », un simple accompagnement des Caractères de Théophraste, traduits du grec, traduction elle-même précédée d’un « Discours sur Théophraste » est donc, pour La Bruyère, l’hommage rendu par un humaniste à son modèle, qui lui sert aussi de caution prudente, vu la sévérité de ses portraits et remarques.

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Le sous-titre

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Dans le frontispice, la typographie du sous-titre met en valeur « LES MŒURS », ce qui n’était que l’adjectif chez Théophraste. Elle souligne ainsi un écart que La Bruyère explicite dans son Discours sur Théophraste qui introduit sa traduction :

Pour lire l'extrait du Discours sur Théophraste

L’on s’est plus appliqué aux vices de l’esprit, aux replis du cœur, et à tout l’intérieur de l’homme, que n’a fait Théophraste : et l’on peut dire que comme ses Caractères par mille choses extérieures qu’ils font remarquer dans l’homme, par ses actions, ses paroles et ses démarches, apprennent quel est son fond, et font remonter jusques à la source de son dérèglement ; tout au contraire les nouveaux Caractères déployant d’abord les pensées, les sentiments et les mouvements des hommes, découvrent le principe de leur malice et de leurs faiblesses, font que l’on prévoit aisément tout ce qu’ils sont capables de dire ou de faire, et qu’on ne s’étonne plus de mille actions vicieuses ou frivoles dont leur vie est toute remplie.

La Bruyere, frontispice des "Caractères", 1688.jpg

Il fait ressortir une différence, l’inversion de la démarche : Théophraste pose « la source [du] dérèglement » qu’il dépeint ensuite par « mille choses extérieures » ; La Bruyère, lui, veut d’abord mettre en évidence « tout l’intérieur de l’homme » pour amener à découvrir « le principe » de ses « actions vicieuses ou frivoles ». Il affirme  donc sa volonté de généraliser sa critique là où Théophraste la particularisait.

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À cela s’ajoute la précision temporelle, « de ce siècle », qui souligne l’actualisation de son modèle. Dans son Discours sur Théophraste, La Bruyère insiste, à plusieurs reprises, sur l’écart temporel qui sépare le siècle de Louis XIV des réalités de la Grèce antique :

Or ceux dont Théophraste nous peint les mœurs dans ses caractères, étaient Athéniens, et nous sommes Français : et si nous joignons à la diversité des lieux et du climat, le long intervalle des temps, et que nous considérions que ce Livre a pu être écrit la dernière année de la CXVe Olympiade, trois cent quatorze ans avant l’Ère Chrétienne, et qu’ainsi il y a deux mille ans accomplis que vivait ce peuple d’Athènes dont il fait la peinture ; nous admirerons de nous y reconnaître nous-mêmes, nos amis, nos ennemis, ceux avec qui nous vivons, et que cette ressemblance avec des hommes séparés par tant de siècles soit si entière. En effet les hommes n’ont point changé selon le cœur et selon les passions ; ils sont encore tels qu’ils étaient alors, et qu’ils sont marqués dans Théophraste ; vains, dissimulés, flatteurs, intéressés, effrontés, importuns, défiants, médisants, querelleux, superstitieux.

L’actualisation ne portera donc que sur les réalités sociales, servant de cadre spatial à des « passions » qui, elles, sont éternelles. Mais, sur ce point également, il s’emploie à généraliser son objectif, en élargissant ce cadre :

L’on s’est plus appliqué aux vices de l’esprit, aux replis du cœur, et à tout l’intérieur de l’homme, que n’a fait Théophraste : et l’on peut dire que comme ses Caractères par mille choses extérieures qu’ils font remarquer dans l’homme, par ses actions, ses paroles et ses démarches, apprennent quel est son fond, et font remonter jusques à la source de son dérèglement ; tout au contraire les nouveaux Caractères déployant d’abord les pensées, les sentiments et les mouvements des hommes, découvrent le principe de leur malice et de leurs faiblesses, font que l’on prévoit aisément tout ce qu’ils sont capables de dire ou de faire, et qu’on ne s’étonne plus de mille actions vicieuses ou frivoles dont leur vie est toute remplie.

Pourtant, les contemporains ne s’y tromperont pas : ils rechercheront les « modèles » de nombreux portraits, et publieront même des « clefs ». La Bruyère s’est d’ailleurs plaint, dans son Discours de réception à l’Académie, de ces recherches de « quels de leurs amis ou de leurs ennemis ces traits pouvaient regarder »  et qu’aient été faites « de longues listes ou, comme ils les appellent, des clefs, fausses clefs inutiles autant qu’injurieuses aux personnes et à l’écrivain. »

Le genre de l'œuvre 

Pour lire la Préface des Caractères

Dans quel genre littéraire classer Les Caractères ? Réponse difficile car il suffit de feuilleter l’ouvrage pour noter la différence entre de longs passages – tantôt descriptifs, tantôt plus théoriques – et de très courts, semblables à ce que l’on nomme « maximes » ou « sentences ». Or, d’emblée, il rejette ce terme générique dans sa Préface, pour privilégier « remarques » et « réflexions », ce qui lui permet aussi de justifier les variations de longueur.

Ce ne sont point au reste des maximes que j’aie voulu écrire : elles sont comme des lois dans la morale, et j’avoue que je n’ai ni assez d’autorité ni assez de génie pour faire le législateur. Je sais même que j’aurais péché contre l’usage des maximes, qui veut qu’à la manière des oracles elles soient courtes et concises. Quelques-unes de ces remarques le sont, quelques autre sont plus étendues : on pense les choses d’une manière différente, et on les explique par un tour aussi tout différent, par une sentence, par un raisonnement, par une métaphore ou quelque autre figure, par un parallèle, par une simple comparaison, par un fait tout entier, par un seul trait, par une description, par une peinture : de là procède la longueur ou la brièveté de mes réflexions. Ceux enfin qui font des maximes veulent être crus : je consens, au contraire, que l’on dise de moi que je n’ai pas quelquefois bien remarqué, pourvu que l’on remarque mieux. 

L’insistance sur le verbe « remarquer » montre la volonté de relever ce qui est frappant, particulier, spécial, voire pittoresque. Le terme « réflexion », lui, marque un recul, la volonté de porter un jugement, donc « un raisonnement ». Mais ces deux mots impliquent la subjectivité de celui qui porte son regard sur ce dont il fait ensuite « une peinture », ou qui développe « un raisonnement ». Il convient donc de ne pas oublier que, derrière les réflexions ou les portraits, se cache la personnalité, les expériences personnelles de La Bruyère.

Les éditions 

Entre 1688 et 1694, huit éditions se succèdent, preuve du succès de l’œuvre, mais aussi d’une évolution.

      Dans les trois premières éditions, la satire reste très générale, portant sur l’humanité entière plus que les individus, et le ton dominant est celui de la maxime, plus neutre, avec des remarques plutôt brèves, sauf le portrait de Louis XIV. Les deuxième et troisième éditions introduisent peu de différences.

       La quatrième, en revanche, marque un important enrichissement : on passe de 420 à 764 remarques. La proportion des portraits s’accroît, avec une peinture plus minutieuse des hommes, et une recherche du détail concret, du mot précis. La Bruyère passe de la généralité à l’individualité, tout en élargissant son champ d’observation, et il se met en scène lui-même sous l’image du « philosophe », en se montrant plus pessimiste : il précise ses intentions, attaque les « censeurs », dialogue aussi avec ses lecteurs.

        La cinquième édition, en 1690, poursuit en ce sens, avec un ton de plus en tranchant. Peut-être en lien avec le déclin du règne, le sentiment d’insatisfaction générale se renforce, jusqu’à une forme d’écœurement même face aux rapports qui s’établissent entre les hommes, dont il décompose davantage les mécanismes. Est mis en évidence un nouveau  thème : tout n’est qu’illusion, tout a un caractère factice, aussi bien dans la société, sans grandeur, que dans le cœur des hommes. On peut véritablement parler de « comédie humaine ».

        La sixième édition offre un triple intérêt :

  • Les portraits sont de plus en plus élaborés. Les personnages sont comme transfigurés par l’art qui les met en mouvement en invitant à sourire de leur ridicule.

  • La présence de l’auteur se confirme : il se met lui-même en scène, s’érige en juge, souvent sarcastique pour relever tous les abus. De ce fait, sa personnalité aussi ressort davantage, notamment sa conscience de la fragilité de tous les attachements et de l’instabilité des choses et des êtres.

  • Un idéal de sagesse se dégage, avec une insistance sur le rôle de la raison, qui doit permettre de résister à tout ce qui aliène le cœur et l’esprit, afin d’atteindre une salutaire indépendance.

       Les deux dernières éditions apportent surtout des retouches, avec un souci d’équilibre entre maximes et portraits, et elles approfondissent le thème de l’artifice. Reçu en 1693 à l’Académie française, il reprend aussi sa Préface, donne plus de force à sa pensée dans les quelques nouvelles remarques et portraits : son propre idéal, « être soi », accentue encore sa dénonciation de tous les signes du factice

La composition 

Structure d'ensemble

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Les Caractères comptent seize chapitres, sur l’ordre desquels il est possible de s’interroger.

        Le premier chapitre, « Des ouvrages de l’esprit », peut faire figure d’introduction, car il y dégage le sérieux du métier d’écrivain et les qualités qu’on attend de lui.

           Trois temps se distinguent ensuite :

  • Les chapitres II, III et IV, « Du mérite », « Des femmes » et « Du cœur », s’intéressent à la vie intérieure de l’homme, qualités et défauts personnels, car c’est elle qui, par les passions qu’il développe, détermine les comportements sociaux.

  • Les chapitres V à X, au cœur de l’œuvre, parcourent la société, depuis une vision d’ensemble, « De la société et de la conversation », ; puis l’accent est mis sur la place occupée par l’argent dans « Des biens de fortune », avant de  suivre l’ordre social : « De la ville », « De la cour », « Des grands », jusqu’à arriver au sommet, « Du souverain », qui explique toute l’organisation sociale.

  • Les titres des chapitres XI à XIII, « De l’homme », « Des jugements », « De la mode », « De quelques usages », marquent le retour à des réflexions plus générales sur l’homme, sur sa nature, sur l’influence de l’opinion sur son comportement.

Caractères-société.jpg

       Les deux derniers chapitres, « De la chaire » et « Des esprits forts », sont comme un aboutissement du parcours en touchant, après la dimension terrestre, matérielle, le domaine de la vie spirituelle, depuis les usages de ceux qui y participent jusqu’à ceux qui la rejettent.

Structure interne

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Il est bien plus malaisé de dégager une construction au sein des six chapitres au programme en raison des additions réalisées dans les éditions successives, comme dans « De la cour » ou « Des grands ». Tout au plus pouvons-nous constater que le chapitre commence, le plus souvent, par quelques réflexions générales, qui donnent le ton, et se termine par une maxime, une réflexion ou un portrait qui apporte une énergique conclusion.

En fait, la forme choisie par La Bruyère illustre parfaitement cet art de la conversation qui caractérise alors « l’honnête homme ». Elle lui permet de varier les sujets abordés, afin de ne jamais lasser l’auditoire. Les maximes retiennent l’attention par leur style, qui joue sur la recherche de l’effet de surprise, proposant parfois des paradoxes ou des énigmes. Les portraits, eux, à la mode dans les salons, visent à divertir tout en soutenant les maximes. La progression se fait souvent par association d’idées, ou, inversement, par alternance.

Les conceptions politiques de La Bruyère 

Les conceptions politiques de La Bruyère sont diffuses dans les chapitres au programme, à l’exception de « De la société et de la conversation », mais elles ressortent tout particulièrement du chapitre « Du souverain ou de la république ».

Le titre déjà est significatif :

  • « Du souverain » (unique titre de la 1ère édition) est plus vaste que ne le serait « Du roi », car le terme renvoie à la fonction même qu’au personnage qui l’exerce. Il n’y aura donc ni anecdote, ni peinture pittoresque, forme de respect de La Bruyère et sans doute de prudence car, par sa charge, il est amené à fréquenter la cour et ambitionne aussi d’être élu à l’Académie.

  • Le sous-titre, « ou de la république » élargit encore l’optique : la conjonction « ou » (qui a remplacé le « et » de la 4ème édition) lie étroitement la notion de « souverain » à celle de bien public, aux rapports entre le roi, l’administration de l’État et les sujets.

Politique

L'image du "souverain" 

La fonction royale

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La présentation de la fonction royale faite par La Bruyère reste très proche de la conception médiévale : un contrat entre le roi et ses sujets, comme le montre la remarque 28.

Il y a un commerce ou un retour de devoirs du souverain à ses sujets, et de ceux-ci au souverain : quels sont les plus assujettissants et les plus pénibles, je ne le déciderai pas. Il s’agit de juger, d’un côté, entre les étroits engagements du respect, des secours, des services, de l’obéissance, de la dépendance ; et d’un autre, les obligations indispensables de bonté, de justice, de soins, de défense, de protection. (éd. VII)

Hyacinthe Rigaud, Louis XIV en costume de sacre, vers 1700. Huile sur toile, 277 x 194. Musée du Louvre

Mais, il se montre conscient du risque existant d’un glissement d’une monarchie fondée sur le mérite du roi, reconnu par son peuple, à une monarchie absolue, fondée, elle, sur une soumission hypocrite : « ajouter qu’il est maître absolu de tous les biens de ses sujets, sans égards, sans compte ni discussion, c’est le langage de la flatterie ».

Plusieurs remarques soulignent, par l’exclamation, la difficulté du métier de roi : « Si c’est trop de se trouver chargé d’une seule famille, si c’est assez d’avoir à répondre de soi seul, quel poids, quel accablement, que celui de tout un royaume ! » (34, éd. V), « Que de dons du ciel ne faut-il pas pour bien régner ! » (35, éd. I) La monarchie est montrée comme une charge pénible, une responsabilité écrasante, jusqu’au sacrifice de soi, que traduit, dans le long portrait qui termine le chapitre, l’énumération des qualités nécessaires et le lexique élogieux : « une profonde sagesse », « un génie enfin supérieur et puissant », d’« admirables vertus »…

Hyacinthe Rigaud, Louis XIV en costume de sacre, vers 1700. Huile sur toile, 277 x 194. Musée du Louvre

Cette image est originale par rapport à l’époque de l’écriture où dominent deux conceptions :

  • d’une part, celle d’un roi qui se complaît dans les divertissements et les plaisirs frivoles de la cour. C’est sur ce point que porte la critique de La Bruyère, discrètement glissée dans la question rhétorique qui termine la longue métaphore qui compare le roi à un « berger » soucieux de protéger « ses brebis » du « loup avide » qui les menace : « Le faste et le luxe dans un souverain, c’est le berger habillé d’or et de pierreries, la houlette d’or en ses mains ; son chien a un collier d’or, il est attaché avec une laisse d’or et de soie. Que sert tant d’or à son troupeau ou contre les loups ? »

  • d’autre part, même s’il déclare «  je sais qu’il doit répondre à Dieu même de la félicité de ses peuples » (§ 34, V), il ne développe pas la vision mystique d’un roi représentant de Dieu sur terre et doté de pouvoirs aussi surnaturels que celui de guérir les écrouelles. L’admiration de La Bruyère envers le souverain est liée avant tout à son mérite personnel, et à son art de gouverner.

L'éloge de la monarchie

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Sauf pour exclure catégoriquement la tyrannie ou le despotisme, La Bruyère ne s’intéresse qu’à la monarchie, à la fois parce que son but n’est pas une approche politique comparant les différentes formes de gouvernement, comme avaient pu le faire Platon ou Aristote, d’autre part parce que la monarchie lui paraît le gouvernement le plus souhaitable, remarque qui ouvre le chapitre : « Quand l’on parcourt, sans la prévention de son pays, toutes les formes de gouvernement, l’on ne sait à laquelle se tenir : il y a dans toutes le moins bon et le moins mauvais. Ce qu’il y a de plus raisonnable et de plus sûr, c’est d’estimer celle où l’on est né la meilleure de toutes, et de s’y soumettre. » Ainsi, La Bruyère fait preuve de conservatisme, avec une évidente méfiance pour « le changement ou la nouveauté, qui est un mal, et fort dangereux », et pour les soubresauts toujours possibles de la part du peuple, imprévisible : « Quand le peuple est en mouvement, on ne comprend pas par où le calme peut y rentrer ; et quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir. » (§ 6, éd. IV).

D’où l’importance qu’il accorde au choix des « favoris » et des ministres : « Hommes en place, ministres, favoris, me permettrez-vous de le dire ? ne vous reposez point sur vos descendants pour le soin de votre mémoire et pour la durée de votre nom : les titres passent, la faveur s’évanouit, les dignités se perdent, les richesses se dissipent, et le mérite dégénère. » (§ 21, éd. IV) Pour les ministres comme pour le souverain, l’essentiel est une bonne gestion, mise au service à la fois du roi et du pays : « La science des détails, ou une diligente attention aux moindres besoins de la république, est une partie essentielle au bon gouvernement, trop négligée à la vérité dans les derniers temps par les rois ou par les ministres, mais qu’on ne peut trop souhaiter dans le souverain qui l’ignore, ni assez estimer dans celui qui la possède. » (§ 24, éd. IV) 

Le long portrait qui est fait du ministre (§ 12) souligne ses qualités mises au service de l’État, et cet éloge évoque clairement Richelieu, comme à la fin de la remarque 21 :

Cet autre dont vous voyez l’image, et en qui l’on remarque une physionomie forte, jointe à un air grave, austère et majestueux, augmente d’année à autre de réputation : les plus grands politiques souffrent de lui être comparés. Son grand dessein a été d’affermir l’autorité du prince et la sûreté des peuples par l’abaissement des grands : ni les partis, ni les conjurations, ni les trahisons, ni le péril de la mort, ni ses infirmités n’ont pu l’en détourner.

La dimension critique 

Ambrogio Lorenzetti, Allégorie du bon gouvernement, 1338-1339. Fresque, 200 x 3500. Palazzo Pubblico, Sienne

Ambrogio Lorenzetti, Allégorie du bon gouvernement, 1338-1339. Fresque, 200 x 3500. Palazzo Pubblico, Sienne

Cependant, son jugement plutôt positif sur la monarchie, dont il rappelle les bienfaits, n’empêche pas La Bruyère de formuler plusieurs critiques des « maux » qui accablent l’État, plus accentuées au fil des éditions en lien avec l’actualité.

Le luxe

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Déjà dans ce chapitre, il blâme le luxe excessif qui entoure le monarque, critique qui sera longuement développée dans les autres chapitres au programme. Il exclut cependant de cette condamnation un luxe qui profite au pays, parce qu’il apporte une pause au sein des difficultés, « au milieu d’ennemis couverts ou déclarés, se procurer le loisir des jeux, des fêtes, des spectacles », ou parce qu’il est mis au service d’un progrès : « cultiver les arts et les sciences ; former et exécuter des projets d’édifices surprenants » (§ 35, éd. I)

En revanche, notons, parmi les rares portraits de ce chapitre, celui très péjoratif d’Ergaste :

Qu’importe à l’État qu’Ergaste soit riche, qu’il ait des chiens qui arrêtent bien, qu’il crée les modes sur les équipages et sur les habits, qu’il abonde en superfluités ? Où il s’agit de l’intérêt et des commodités de tout le public, le particulier est-il compté ? La consolation des peuples dans les choses qui lui pèsent un peu est de savoir qu’ils soulagent le prince, ou qu’ils n’enrichissent que lui : ils ne se croient point redevables à Ergaste de l’embellissement de sa fortune. ( § 8, éd. VIII) 

Il s’agit ici de ceux que l’on nomme alors les "traitants", financiers qui signent un « traité » avec le roi ou son conseil, lui avançant l’argent dont il a besoin  en se remboursant ensuite sur les bénéfices réalisés. C’est le cas, par exemple, des « fermiers généraux » qui perçoivent l’impôt, dont les portraits sont nombreux dans le chapitre « Des biens de fortune ». Or, – et cela se voit par la date d’insertion de ce portrait dans le chapitre – les difficultés croissantes à la fin du siècle les ont rendus indispensables à la monarchie, Louis XIV ayant signé plus de cent traités, mais, comme le soulignent les questions rhétoriques, aux dépens des peuples qui constatent, face à Ergaste, « l’embellissement de sa fortune. »

Le Doyen des fermiers généraux porté par quatre commis aux barrières conduit par les troupes de son corps faisant route vers le néant, 1791. Estampe
Godefroy Engelmann, Les nouveaux missionnaires, 1686. Gravure. Musée du protestantisme

Pouvoir et religion

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Quand La Bruyère dresse, à la fin du chapitre, le portrait du roi idéal, il met surtout en valeur ses vertus terrestres, mais rappelle tout de même sa fonction de roi chrétien : il lui faut « protéger l’Église, ses ministres, ses droits, ses libertés ». Cependant, il est conscient de la menace que fait peser sur le royaume le culte protestant, contre lequel la lutte s’accentue avec la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685. Il le blâme nettement, en en faisant une véritable « hérésie » et en exigeant du roi qu’il « bannisse un culte faux, suspect et ennemi de la souveraineté, s’il s’y rencontre ». (§ 35, éd. I)

Le Doyen des fermiers généraux porté par quatre commis aux barrières conduit par les troupes de son corps faisant route vers le néant, 1791. Estampe

Godefroy Engelmann, Les nouveaux missionnaires, 1686. Gravure. Musée du protestantisme

L'image du peuple

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En expliquant les fonctions du souverain, La Bruyère insiste sur ses devoirs envers ses sujets, qu’il lie à une forme d’affectivité, celle du père avec ses enfants ou du berger avec son troupeau. Son ton se fait même parfois lyrique pour évoquer la relation entre le roi et son peuple, comme dans l’antithèse de ces deux exclamations, « Quelle heureuse place que celle qui fournit dans tous les instants l’occasion à un homme de faire du bien à tant de milliers d’hommes ! Quel dangereux poste que celui qui expose à tous moments un homme à nuire à un million d’hommes ! » (§ 30, éd. VII), ou dans la question rhétorique qui conclut le syllogisme : « Si les hommes ne sont point capables sur la terre d’une joie plus naturelle, plus flatteuse et plus sensible, que de connaître qu’ils sont aimés, et si les rois sont hommes, peuvent-ils jamais trop acheter le cœur de leurs peuples ? » (§ 31, éd. VII) 

Sébastien Bourdon, Scène d'intérieur, vers 1640-1646. Huile sur bois, 32 x 44. Musée du Louvre

Sébastien Bourdon, Scène d'intérieur, vers 1640-1646. Huile sur bois, 32 x 44. Musée du Louvre

Cependant, il ne s’aveugle pas sur les défauts du peuple, et sur les dangers qui peuvent en découler.

         D’une part, La Bruyère nous rappelle l’antique politique des empereurs romains, donner au peuple « panem et circenses » de façon à le maintenir soumis. Il insiste d'ailleurs plus sur les divertissements que sur l'alimentation...

C’est une politique sûre et ancienne dans les républiques que d’y laisser le peuple s’endormir dans les fêtes, dans les spectacles, dans le luxe, dans le faste, dans les plaisirs, dans la vanité et la mollesse ; le laisser se remplir du vide et savourer la bagatelle : quelles grandes démarches ne fait-on pas au despotique par cette indulgence ! (§ 3, éd. IV)

Double blâme ici : du souverain qui fait un tel choix, et du peuple qui s’y complaît. Comment ne pas penser ici aux courtisans, bercés dans le luxe et les fêtes de Versailles, permettant à la monarchie absolue de se renforcer ? La Bruyère y voit le risque d’un « despotisme ».

       D’autre part, il fait preuve d’une grande méfiance envers le peuple, dont les réactions restent imprévisibles, avec des révoltes toujours prêtes à surgir : « Quand le peuple est en mouvement, on ne comprend pas par où le calme peut y rentrer ; et quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir. » (§ 6, éd. IV) La fin du siècle, dans les années 1675, puis 1690, a vu, en effet, se multiplier des soulèvements populaires, notamment contre les droits seigneuriaux, les abus de la fiscalité ou, tout simplement, en raison de la misère. Une grande vigilance est donc nécessaire, en dosant bien la contrainte à imposer et la liberté à accorder : « Quand on veut changer et innover dans une république, c’est moins les choses que le temps que l’on considère. Il y a des conjonctures où l’on sent bien qu’on ne saurait trop attenter contre le peuple ; et il y en a d’autres où il est clair qu’on ne peut trop le ménager. »

La guerre

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C’est sur ce point que la critique de La Bruyère est la plus virulente, mais avec une ambiguïté.

        D’un côté, il décharge le roi de la responsabilité des guerres, dont il considère qu’elles font partie de sa charge pour soutenir son royaume : il exige de lui « une vaste capacité, qui s’étende non seulement aux affaires de dehors, au commerce, aux maximes d’État, aux vues de la politique, au reculement des frontières par la conquête de nouvelles provinces, et à leur sûreté par un grand nombre de forteresses inaccessibles ». Ainsi, les guerres sont parfois nécessaires, malheureusement. Il reporte ses accusations, à la fois sur le peuple et son goût du « sang », irrationnel, et surtout sur les « grands », qui en tirent leur « gloire ». C’est ce que mettent en relief, les deux portraits parallèles fortement péjoratifs de Démophile, le lâche officier « qui songe à son bien et à ses terres » et redoute la guerre, et de Basilide qui « met tout à coup sur pied une armée de trois cent mille hommes », car il se voit déjà voler vers la victoire.

          D’un autre côté, il amplifie l’horreur de la guerre dans une description au ton où le tragique se mêle à une ironie amère : « De tout temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s’égorger les uns les autres ; et pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu’on appelle l’art militaire ; ils ont attaché à la pratique de ces règles la gloire ou la plus solide réputation ; et ils ont depuis renchéri de siècle en siècle sur la manière de se détruire réciproquement. » (§ 9, éd. IV) S’il semble ici reconnaître une sorte de fatalité, inhérente aux ambitions humaines, il ne se résigne pas à ces destructions, jugées inutiles :

Adam Frans van der Meulen, Le passage du Rhin à Lobith, le 12 juin 1672, après 1672. Huile sur toile, 66 x 82. Coll. privée

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Que sert en effet au bien des peuples et à la douceur de leurs jours, que le prince place les bornes de son empire au delà des terres de ses ennemis, qu’il fasse de leurs souverainetés des provinces de son royaume ; qu’il leur soit également supérieur par les sièges et par les batailles, et qu’ils ne soient devant lui en sûreté ni dans les plaines ni dans les plus forts bastions ; que les nations s’appellent les unes les autres, se liguent ensemble pour se défendre et pour l’arrêter ; […] ? Que me servirait en un mot, comme à tout le peuple, que le prince fût heureux et comblé de gloire par lui-même et par les siens, que ma patrie fût puissante et formidable, si, triste et inquiet, j’y vivais dans l’oppression ou dans l’indigence […] ? » (§ 24, éd. IV)

POUR CONCLURE

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Cette étude s'est limitée au chapitre « Du souverain et de la république », mais elle se retrouve dans d'autres chapitres au programme, par exemple « De la cour », « Des grands » ou « Des biens de fortune ». Or, ce chapitre, qui ne comptait que onze remarques dans la première édition, même s’il a été progressivement enrichi, jusqu’à trente-cinq, reste un des plus courts des Caractères.

Aucune vision pittoresque, aucune peinture de la vie du monarque, peut-être par prudence vu la position que lui accorde sa charge auprès du Grand Condé. En revanche, une réflexion intéressante sur les devoirs du souverain auprès de ses sujets, qui révèle sa conscience du risque que court la monarchie quand le roi se coupe du peuple, regret discret d'une ancienne forme de la monarchie, disparue alors qu’à la fin du règne de Louis XIV l’absolutisme s’impose.

Société

L'image de la société 

L’enchaînement des chapitres V à IX des Caractères illustre l’image que La Bruyère donne de la société. Après la présentation générale dans « De la société et de la conversation », permise par l’observation des caractères qui se révèlent notamment dans les salons, il centre le chapitre « Des biens de fortune » sur ce qui, à ses yeux, donne la clé du fonctionnement social : le rôle que joue l’argent dans une société où l’enrichissement est posé comme le but ultime d’une vie et détermine la considération sociale. Cette dénonciation se poursuit ensuite en deux lieux symboliques : la « ville », chapitre plus bref avec 22 remarques, qui comme modèle prend « la cour », le plus long des chapitres avec 101 remarques. Le chapitre IX prolonge le précédent en s’intéressant aux « grands », à ceux qui disposent d’un pouvoir, souvent immérité et mal exercé. Notons, dans cette observation, l’absence quasi-totale de ceux qui sont au plus bas de l’échelle sociale : pas de paysans, d’ouvrier ou d’artisans, aucun représentant de ce petit peuple qui forme pourtant la grande majorité tant à Paris qu’en province.

Mais le développement de la remarque 53 dans ce chapitre nous rappelle qu’aux yeux de La Bruyère les distinctions sociales ne sont qu’une apparence, car « [à] la cour, à la ville, mêmes passions, mêmes faiblesses, mêmes petitesses, mêmes travers d’esprit, mêmes brouilleries dans les familles et entre les proches, mêmes envies, mêmes antipathies. », et, quelque élevées que soient les conditions, « le fond, encore une fois, y est le même que dans les conditions les plus ravalées ».

Le règne de l'apparence 

Dans les conversations : la forme aux dépens du fond

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L’observation de la vie des salons, à laquelle La Bruyère a pu se livrer dans la maison du Grand Condé, l’amène à dénoncer le vide absolu de la plupart des conversations : « Si l’on faisait une sérieuse attention à tout ce qui se dit de froid, de vain de puéril dans les entretiens ordinaires, l’on aurait honte de parler ou d’écouter, et l’on se condamnerait peut-être à un silence perpétuel, qui serait une chose pire dans le commerce que les discours inutiles. » (4, éd. IV) Car l’essentiel n’est pas le contenu du discours, mais la façon dont il est mis en scène : il y a ceux qui suivent les excès de la Préciosité et de ses « ridicules expressions » comme Acis, dont le portrait (7, éd. V) fait ressortir ce défaut, ou ces femmes critiquées dans les remarques 68 et 69. Il y a aussi ceux qui monopolisent la parole, en contrevenant, comme Arrias (9, éd. VIII) ou comme Théodecte (12, éd. 5), à toutes les règles de la bienséance ; cela peut aller jusqu’à la grossièreté, en passant par le pédantisme de celui qui étale sa connaissance du latin, ou bien de l’histoire ancienne comme Hermocrate (74, éd. V), ou la vanité creuse d’un Cydias, « bel esprit », dont le portrait se conclut sur cette définition ironique : « C’est en un mot un composé du pédant et du précieux, fait pour être admiré de la bourgeoisie et de la province, en qui néanmoins on n’aperçoit rien de grand que l’opinion qu’il a de lui-même. » (75, éd. VIII)

Abraham Bosse, La Galerie du Palais, vers 1638. Eau-forte, 210 x 240. BnF

La société : un théâtre où chacun joue un rôle

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Mais La Bruyère va plus loin dans l’importance accordée à l’apparence, en faisant de la société un lieu où chacun s’observe, se contemple, pour se juger ensuite. C’est ce qui se trouve dénoncé dès l’ouverture du chapitre « De la ville » : « L’on se donne à Paris, sans se parler, comme un rendez-vous public, mais fort exact, tous les soirs au Cours ou aux Tuileries, pour se regarder au visage et se désapprouver les uns les autres. […] » (éd. I), critique accentuée dans l’édition VII : «  L’on s’attend au passage réciproquement dans une promenade publique ; l’on y passe en revue l’un devant l’autre : carrosse, chevaux, livrées, armoiries, rien n’échappe aux yeux, tout est curieusement ou malignement observé ; et selon le plus ou le moins de l’équipage, ou l’on respecte les personnes, ou on les dédaigne. » 

Abraham Bosse, La Galerie du Palais, vers 1638. Eau-forte, 210 x 240. BnF

Ainsi, que ce soit à la « ville » ou à la « cour », chacun est comme un acteur jouant un rôle sur une scène. C’est ce que résume l’affirmation imagée : « Dans cent ans le monde subsistera encore en son entier : ce sera le même théâtre et les mêmes décorations, ce ne seront plus les mêmes acteurs. » (« De la cour », § 99, éd. V)

         À « la ville », la haute bourgeoisie observe les courtisans pour reproduire leurs mœurs : « Il y a un certain nombre de jeunes magistrats que les grands biens et les plaisirs ont associés à quelques-uns de ceux qu’on nomme à la cour de petits-maîtres : ils les imitent, ils se tiennent fort au-dessus de la gravité de la robe, et se croient dispensés par leur âge et par leur fortune d’être sages et modérés. Ils prennent de la cour ce qu’elle a de pire ». (ch. VII, § 7, éd. IV) Les formules critiques sont particulièrement violentes, par exemple dans la question de la remarque 11, introduite dans l’édition V :

Quel est l’égarement de certains particuliers, qui riches, du négoce de leurs pères, dont ils viennent de recueillir la succession, se moulent sur les princes pour leur garde-robe et pour leur équipage, excitent, par une dépense excessive et par un faste ridicule, les traits et la raillerie de toute une ville qu’ils croient éblouir, et se ruinent ainsi à se faire moquer de soi ? 

D’où la comparaison méprisante, déjà employée par Du Bellay dans un sonnet, qui signe aussi l’échec de cette imitation : « Paris, pour l’ordinaire le singe de la cour, ne sait pas toujours la contrefaire ».

         Il en va de même, chez l’homme de cour, tel Ménophile (§ 48, éd. VI), qui « masque toute l’année, quoique à visage découvert »,  tout est faux, par exemple avec « un ris forcé, des caresses contrefaites » : « il pleure d’un œil, et il rit de l’autre. » (§ 62, éd. VII) Des acteurs donc, mais de mauvais acteurs !

Le pouvoir de l'argent 

François Marot, Institution de l’ordre militaire de Saint-Louis, 1710. Huile sur toile, 51 x 76,5. Château de Versailles

François Marot, Institution de l’ordre militaire de Saint-Louis, 1710. Huile sur toile, 51 x 76,5. Château de Versailles

Un chapitre est particulièrement consacré à la place qu’occupe l’argent dans la société. Son titre est intéressant car, contrairement à l’optique chrétienne traditionnelle, il met moins l’accent sur les riches eux-mêmes, même s’il condamne leur avidité et leur matérialisme, que sur leurs « biens », la façon dont ils sont acquis et les conséquences que cela provoque sur l’ordre social. Mais le thème de la richesse parcourt tous les chapitres au programme, objet de nombreuses critiques.

Jean-Bernard Chalette, Allégorie de la révolte du papier timbré, 1676. Huile sur toile, 105 x 150. Musée des Beaux-Arts, Rennes

L'enrichissement des "partisans"

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Dès la seconde moitié du XVIème siècle, les rois de France, par besoin d’argent, ont confié la perception des impôts à des « fermiers », chargés de les collecter afin d’assurer à l’État le revenu nécessaire, mais gardant pour lui, en guise de salaire, un bénéfice, souvent considérable, au détriment des sujets imposés, ce qui provoqua d’ailleurs de violente révoltes. Ce sont donc des financiers, aussi nommés « traitants », ou « partisans » quand l’exercice de leur charge est plus réduit. Or, le coût des guerres menées à la fin du XVIIème siècle a encore accentué leur rôle, et leur enrichissement s’est accru.

Jean-Bernard Chalette, Allégorie de la révolte du papier timbré, 1676. Huile sur toile, 105 x 150. Musée des Beaux-Arts, Rennes

C’est précisément à la façon dont s’est produite l’ascension sociale des « P.T.S. » ("partisans") que s’en prend La Bruyère, par exemple à travers le portrait de Sosie qui met en valeur les moyens employés, tous condamnables :

Sosie de livrée a passé par une petite recette à une sous-ferme ; et par les concussions, la violence, et l’abus qu’il a fait de ses pouvoirs, il s’est enfin, sur les ruines de plusieurs familles, élevé à quelque grade. Devenu noble par une charge, il ne lui manquait que d’être homme de bien : une place de marguillier a fait ce prodige. (§ 15, éd. I) 

Ces exemples d’ascension sociale sont nombreux, comme Sylvain, devenu « seigneur de la paroisse où ses aïeux payaient la taille » (§ 19, éd. IV), Dorus, qui, enrichi, « semble triompher de la bassesse et de la pauvreté de son père Sanga », ou Ergaste : « Laissez faire Ergaste, et il exigera un droit de tous ceux qui boivent de l’eau de la rivière, ou qui marchent sur la terre ferme : il sait convertir en or jusques aux roseaux, aux joncs et à l’ortie. […] C’est une faim insatiable d’avoir et de posséder. » (§ 28, éd. IV). Il dépeint donc des hommes prêts à tout pour s’enrichir, ce qu’exprime de façon saisissante l’énumération violemment péjorative de la remarque 58, présente dès l’édition initiale :

Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu ; capables d’une seule volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du dernier dix ; uniquement occupées de leurs débiteurs ; toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies ; enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent.

Ce constat conduit La Bruyère à deux métaphores péjoratives dans la remarque 25 : celle de la cuisine, qui se termine sur une exclamation de dégoût, « si vous voyez tout le repas ailleurs que sur une table bien servie, quelles saletés ! quel dégoût ! », et celle de toute la machinerie qui permet le bon déroulement d’une pièce de  théâtre, qui paraît pourtant si naturel. La chute injonctive de ces métaphores confirme ce blâme de l’enrichissement des partisans : « De même n’approfondissez pas la fortune des partisans. » car cet approfondissement conduirait au même dégoût… 

Un arrivisme affirmé

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Mais le désir de richesse n’est pas réservé aux seuls financiers : cet arrivisme anime toute la société, selon La Bruyère : 

Faire fortune est une si belle phrase, et qui dit une si bonne chose, qu’elle est d’un usage universel : on la reconnaît dans toutes les langues, elle plaît aux étrangers et aux barbares, elle règne à la cour et à la ville, elle a percé les cloîtres et franchi les murs des abbayes de l’un et de l’autre sexe : il n’y a point de lieux sacrés où elle n’ait pénétré, point de désert ni de solitude où elle soit inconnue. (§ 36, éd. IV) 

Pour progresser dans la hiérarchie sociale, les voies sont multiples, et La Bruyère concentre sur trois d’entre elles ses critiques :

        Le mariage : Les réalités matrimoniales en cette fin de siècle viennent confirmer le pouvoir de la richesse. Elle permet des mariages qui, autrefois auraient été refusés car considérés comme des mésalliances : « Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui : « C’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru » ; s’il réussit, ils lui demandent sa fille. » (§ 7, éd. VII)n C’est ainsi qu’un bourgeois enrichi de « cinquante ans » peut épouser une jeune fille de « seize ans », et, inversement, qu’il est toujours profitable d’« épouser une veuve», ce qui, « en bon français, signifie faire sa fortune ».

      L’héritage : L’autre moyen est d’attendre, tout simplement, le décès d’un parent pour bénéficier de la fortune qu’il a pu accumuler. Amère dérision dans la peinture de La Bruyère, car, tantôt il montre comment cet espoir d’héritage détruit tous les liens affectifs entre parents et enfants, « Les enfants peut-être seraient plus chers à leurs pères, et réciproquement les pères à leurs enfants, sans le titre d’héritiers. » (§ 67, éd. V), tantôt il en fait la source d’une terrible hypocrisie : « Le caractère de celui qui veut hériter de quelqu’un rentre dans celui du complaisant : nous ne sommes point mieux flattés, mieux obéis, plus suivis, plus entourés, plus cultivés, plus ménagés, plus caressés de personne pendant notre vie, que de celui qui croit gagner à notre mort, et qui désire qu’elle arrive. » (§ 69, éd. V)

        Le jeu : Enfin plusieurs réflexions rapportent à ce désir d’enrichissement le développemet des jeux de hasard et d'argent dans cette société, dans les salons mondains ou les « brelans publics », maisons de jeu dénoncées dans trois comparaisons : « comme autant de pièges tendus à l’avarice des hommes, comme des gouffres où l’argent des particuliers tombe et se précipite sans retour, comme d’affreux écueils où les joueurs viennent se briser et se perdre. » (§ 74, éd. VI) Car, si ces joueurs sont mus par l’espoir d’un gain, le hasard amène souvent le contraire : « L’on ne reconnaît plus en ceux que le jeu et le gain ont illustré la moindre trace de leur première condition : ils perdent de vue leurs égaux, et atteignent les plus grands seigneurs. Il est vrai que la fortune du dé ou du lansquenet les remet souvent où elle les a pris. »

Maître des jeux, Les Joueurs de trictrac, vers 1650. Huile sur toile, 93 x 123. Musée du Louvre

Maître des jeux, Les Joueurs de trictrac, vers 1650. Huile sur toile, 93 x 123. Musée du Louvre

Richesse et mérite

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Mais ce qui indigne plus que tout la Bruyère est la dissociation entre cet enrichissement et le mérite réel de la personne. Ainsi, les premières remarques des « Biens de fortune » soulignent me fait que le mérite se mesure au niveau de la fortune, et non pas aux valeurs intrinsèques : « Une grande naissance ou une grande fortune annonce le mérite, et le fait plus tôt remarquer. » (§ 3, éd. IV), « Si l’on ne le voyait de ses yeux, pourrait-on jamais s’imaginer l’étrange disproportion que le plus ou le moins de pièces de monnaie met entre les hommes ? / Ce plus ou ce moins détermine à l’épée, à la robe ou à l’Eglise : il n’y a presque point d’autre vocation. » (§ 5, éd. I) Il élargit ainsi sa condamnation, non plus aux seuls arrivistes, mais à toute la société qui s’aveugle en posant l’argent comme seul critère de jugement.

Aucun milieu n’échappe à cette critique.

         En témoigne, à « la ville », par exemple le portrait de Théramène, avec son introduction violente : « Théramène était riche et avait du mérite ; il a hérité, il est donc très riche et d’un très grand mérite. Voilà toutes les femmes en campagne pour l’avoir pour galant, et toutes les filles pour épouseur. »

         Il en va de même à « la cour » où l’avancement, l’obtention des titres et des charges propres à s’assurer la richesse dépend de la flatterie, de la brigue, mais en rien du réel mérite, ce que traduit l’ironie amère de La Bruyère : « Il ne faut rien exagérer, ni dire des cours le mal qui n’y est point : l’on n’y attente rien de pis contre le vrai mérite que de le laisser quelquefois sans récompense » (§ 27, éd. IV)

        Enfin, même chez « les grands » ce reproche reste pertinent, car ils font preuve de ce même mépris du mérite : « Il est vieux et usé, dit un grand ; il s’est crevé à me suivre : qu’en faire ? » Un autre, plus jeune, enlève ses espérances, et obtient le poste qu’on ne refuse à ce malheureux que parce qu’il l’a trop mérité. » (§ 7, éd. IV), « Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédaigneux, Philante a du mérite, de l’esprit, de l’agrément, de l’exactitude sur son devoir, de la fidélité et de l’attachement pour son maître, et il en est médiocrement considéré ; il ne plaît pas, il n’est pas goûté. » — Expliquez-vous : est-ce Philanthe, ou le grand qu’il sert, que vous condamnez ? (§ 8, éd. IV)

Finalement, il va encore plus loin, en niant tout mérite à celui qui a pu s’enrichir, en faisant de ses biens le seul effet d’un hasard

Il y a même des stupides, et j’ose dire des imbéciles, qui se placent en de beaux postes, et qui savent mourir dans l’opulence, sans qu’on les doive soupçonner en nulle manière d’y avoir contribué de leur travail ou de la moindre industrie : quelqu’un les a conduits à la source d’un fleuve, ou bien le hasard seul les y a fait rencontrer ; on leur a dit : « Voulez-vous de l’eau ? puisez » ; et ils ont puisé.  (§ 38, éd. V). 

La société divisée 

L'ordre social bouleversé

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La Bruyère est un conservateur, il accepte totalement l’ordre social propre à la monarchie. C’est d’ailleurs ce qui explique qu’il dénonce avec tant de force la basse origine des partisans enrichis, ce qui ne correspond pas réellement à la réalité du temps : la plupart appartient en fait déjà à une bourgeoisie en lien avec des fonctions financières ou judiciaires. 

Ce qu’il déplore, en fait, est la façon dont cet ordre social se trouve, en cette fin de siècle, complètement perturbé. Par exemple, la richesse divise la société et brise les liens sociaux, depuis les amitiés jusqu’aux relations de politesse :

Les ordres sociaux sous la Monarchie absolue

Chrysante, homme opulent et impertinent, ne veut pas être vu avec Eugène, qui est homme de mérite, mais pauvre : il croirait en être déshonoré. Eugène est pour Chrysante dans les mêmes dispositions : ils ne courent pas risque de se heurter. (§ 54, éd. IV)

​

Quand je vois de certaines gens, qui me prévenaient autrefois par leurs civilités, attendre au contraire que je les salue, et en être avec moi sur le plus ou sur le moins, je dis en moi-même : « Fort bien, j’en suis ravi, tant mieux pour eux : vous verrez que cet homme-ci est mieux logé, mieux meublé et mieux nourri qu’à l’ordinaire ; qu’il sera entré depuis quelques mois dans quelque affaire, où il aura déjà fait un gain raisonnable. Dieu veuille qu’il en vienne dans peu de temps jusqu’à me mépriser ! » (§ 55, éd. VIII)

C’est donc la monarchie même, qui se trouve, à ses yeux, déstabilisée, et ses fondements sapés, tant par cette richesse brusquement acquise – ou perdue – que par des charges, des postes, accordés à des gens incompétents. 

L'injustice sociale

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À de multiples reprises, il insiste, dans « Les biens de fortune » sur le luxe dans lequel vivent les uns, depuis leur logement, leur carrosse, leur habillement, leur « meute », en l’opposant à la misère des autres, comme dans ce portrait sévère de l’inhumanité de Champagne : « Champagne, au sortir d’un long dîner qui lui enfle l’estomac, et dans les douces fumées d’un vin d’Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu’on lui présente, qui ôterait le pain à toute une province si l’on n’y remédiait. Il est excusable : quel moyen de comprendre, dans la première heure de la digestion, qu’on puisse quelque part mourir de faim ? » (§ 18, éd. I) 

La même critique, mais mettant encore plus l’accent sur le contraste, par le lexique et l’exclamation indignée, est suivie d’une menace, celle du châtiment dans l’au-delà selon la conception chrétienne : 

Ce garçon si frais, si fleuri et d’une si belle santé est seigneur d’une abbaye et de dix autres bénéfices : tous ensemble lui rapportent six vingt mille livres de revenu, dont il n’est payé qu’en médailles d’or. Il y a ailleurs six vingt familles indigentes qui ne se chauffent point pendant l’hiver, qui n’ont point d’habits pour se couvrir, et qui souvent manquent de pain ; leur pauvreté est extrême et honteuse. Quel partage ! Et cela ne prouve-t-il pas clairement un avenir ? (§ 26, éd. I), 

L’indignation de La Bruyère devant un tel écart dans les modes de vie se donne libre cours contre cette injustice, avec un engagement personnel souligné par l’emploi du « je » :

Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur ; il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces ; l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse ; de simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités : je ne veux être, si je le puis, ni malheureux ni heureux ; je me jette et me réfugie dans la médiocrité. (§ 47, éd. V)

POUR CONCLURE

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La Bruyère entreprend, dans ces chapitres, une satire des « conditions » sociales plus que des « caractères », largement suscitée à la fois par ses propres observations, d’où la place accordée à la vie à la « cour » et auprès des « grands », et par son amertume – peut-être aussi sa jalousie… – devant l’absence de reconnaissance du mérite personnel. Toutes ses remarques et ses portraits se fondent sur l’acuité du regard : dans ces milieux où chacun se donne en spectacle, il s’agit de voir, et de bien voir, ce qui ce montre, mais aussi ce qui se cache.

Plus qu’un  ordre social nouveau, ce que La Bruyère demande est un retour à une tradition, à un ordre ancien qu’il considère comme plus stable et plus juste.

La Bruyère moraliste 

Moraliste

C’est dans La Poétique d’Aristote que figure la formule complète « docere, movere, placere », qui va guider les écrivains pendant toute l’époque dite « classique », en leur fixant trois ambitions :

  • « docere », c’est-à-dire instruire ;

  • « movere », émouvoir, toucher la sensibilité, ce qui va surtout s’appliquer au théâtre, avec l’idée de catharsis pour la tragédie qui doit « purger les passions » ;

  • Enfin, « placere », c’est-à-dire plaire et séduire un public, ce qui implique un art de la rhétorique.

La Bruyère, comme ses contemporains, place donc la volonté d’instruire au cœur de son œuvre, comme l’indiquent à la fois son sous-titre qui substitue « Mœurs » à « Caractères » et l’ouverture sur la traduction de Théophraste, lui-même philosophe. Or, la morale est une des branches de la philosophie, et dans son Discours sur Théophraste, c’est sur ce point qu’il insiste : « « je me renferme seulement dans cette science qui décrit les mœurs, qui examine les hommes, et qui développe leurs caractères ».

Ainsi derrière chaque condition de ce qu’il représente comme une « comédie sociale », une notion morale est posée, critique ou vertu souhaitée. Lui-même se met d’ailleurs en scène, par exemple face à Clitiphon (« Des biens de fortune », § 12), en se qualifiant de « philosophe », celui qui aime la sagesse donc, en cherchant à mettre en valeur un modèle humain.

Les passions et la raison 

Les passions

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       La philosophie morale est marquée, au XVIIème siècle, par Le Traité des passions de l’âme de Descartes, paru en 1649. Si ce philosophe ne rejette pas formellement les passions, qui peuvent être d’utiles incitations à l’action, il met en évidence deux points importants :

  • d’une part, il pose l’interaction du  corps et de l’esprit, ce qui le conduit à lier les passions à la « complexion » de la personne, à son tempérament.

  • d’autre part, à partir de l’étymologie même du mot « passion » (du verbe latin "patior", subir), il en souligne l’influence nocive car, étant subie, la passion aliène la possibilité de la personne de choisir rationnellement son comportement.

Jan Baptist Weenix, Portrait de René Descartes, vers 1647-1649. Huile sur toile, 54,7 x 44,6. Centraal Museum, Utrecht

Jan Baptist Weenix, Portrait de René Descartes, vers 1647-1649. Huile sur toile, 54,7 x 44,6. Centraal Museum, Utrecht

C’est ainsi que La Bruyère écrit à son tour, dans « Les biens de fortune » : « Les passions tyrannisent l’homme ; et l’ambition suspend en lui les autres passions, et lui donne pour un temps les apparences de toutes les vertus. Ce Tryphon qui a tous les vices, je l’ai cru sobre, chaste, libéral, humble et même dévot : je le croirais encore s’il n’eût fait sa fortune. » Pour lutter contre cette tyrannie, notamment contre la vanité liée à l’égoïsme, il faut à l’homme une grande maîtrise…

Cornelius Jansen, frontispice de l’Augustinus, 1640, Louvain 

Cornelius Jansen, frontispice de l’Augustinus, 1640, Louvain 

        À cela s’ajoute, à l’époque de l’écriture, la place croissante prise dans la société par le jansénisme, dont l’ouvrage fondateur, l’Augustinus de l’évêque Jansénius est paru en 1640. Or, ce courant religieux développe une vision sombre de la nature humaine, qui fait écho à l’amertume de La Bruyère, née du sentiment que son mérite n’est pas reconnu à sa juste valeur. Il voit en l’homme une passion dominante, son « intérêt », qui s’incarne dans son désir de richesse et dans son ambition sociale, tel Criton, « Ne traitez pas avec Criton, il n’est touché que de ses seuls avantages […] si plein de ses intérêts et si ennemi des vôtres » (« Des biens de fortune », § 29, éd. V), ou, de façon plus générale : « Tous les hommes, par les postes différents, par les titres et par les successions, se regardent comme héritiers les uns des autres, et cultivent par cet intérêt, pendant tout le cours de leur vie, un désir secret et enveloppé de la mort d’autrui ». (« Des biens de fortune », § 70, éd. VII). De très nombreux portraits, à tous les niveaux de la société, peignent des personnages mus par le seul égoïsme, enfermés en eux-mêmes : « Les cours seraient désertes, et les rois presque seuls, si l’on était guéri de la vanité et de l’intérêt. Les hommes veulent être esclaves quelque part, et puiser là de quoi dominer ailleurs » (« De la cour », § 12, éd. I)

Cependant, La Bruyère n’est pas pour autant un moraliste chrétien : ce qu’il examine est la vie sociale « hic et nunc » et non pas les moyens de faire son salut dans l’au-delà.

La raison

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Si Descartes étudie les passions, c’est pour mieux les opposer à la raison, dont il fait, dans Le Discours de la méthode, paru en 1637, l’élément primordial de la nature de l’homme. Le philosophe doit donc rejeter les préjugés, les faux principes qui égarent l'esprit, il ne doit se fier à aucune autorité, ni scientifique, ni politique, ni religieuse, mais seulement au jugement de sa raison. Or, à plusieurs reprises La Bruyère fait l’éloge des conceptions de Descartes, comme dans « Des biens de fortune », à la fin de la remarque 56, quand il déplore l’exil en Suède subi par ce philosophe en raison du rejet de ses contemporains.

Ainsi, nous reconnaissons dans l’approche de la philosophie morale par La Bruyère l’influence de Descartes, à commencer par sa première exigence, celle du « doute », reprise quand celui-ci établit les « quatre » préceptes de la logique :

Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c'est-à-dire, d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. 

Or, dès la première édition des Caractères, La Bruyère reprend à l’identique cette règle, dont il fait le fondement du « du jugement » moral : 

La règle de Descartes, qui ne veut pas qu’on décide sur les moindres vérités avant qu’elles soient connues clairement et distinctement, est assez belle et assez juste pour devoir s’étendre au jugement que l’on fait des personnes. (« Des jugements », § 42) 

Il s’agit pour lui, en effet, de dépasser le vraisemblable, une vision rapide, superficielle, pour atteindre le vrai, de rester en alerte, méfiant à la fois face au théâtre du monde mais aussi face à soi-même, jusqu’à se « faire violence » comme il le conseille au joueur invétéré (« Des biens de fortune », § 75)

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Quant aux trois autres règles établies par Descartes, comment ne pas y reconnaître la structure même des Caractères

Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.

Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.

Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.

L’ouvrage en est l’illustration, avec ses chapitres qui progressent du plus simple, la littérature, le mérite, puis la société, au plus complexe : les hommes, les jugements et Dieu. Mais, dans chaque chapitre, nous observons aussi la volonté de La Bruyère de ne rien laisser dans l’ombre, en décomposant à l'infini mais pour atteindre l’universalité par des « revues si générales », d’ailleurs enrichies et complétées au fil des éditions successives.

La morale mondaine 

L'idéal de "l'honnête homme"

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Le titre du chapitre V au programme, « De la société et de la conversation », reliant les deux termes, souligne l’importance prise par la conversation dans les relations sociales au XVIIème siècle, où la vie se déroule sous les yeux d’un public, dont nous tirons une des clés de cette époque : l’idéal de « l’honnête homme », règle de ce que nous pouvons considérer comme une morale « mondaine ».

La Bruyère s’inscrit ainsi dans la lignée de ceux qui, depuis Le Livre du courtisan (1528) de l’italien Baldassare Castiglione, jusqu’au Discours du chevalier de Méré, publiés de 1671 à 1677, notamment "Des agréments", en passant par l’espagnol du siècle d’or Baltasar Gracián, dans Oracle manuel et art de la prudence, paru en 1647 et traduit en français en 1684, mettent en valeur ces règles de politesse et de bienséance indispensables à la vie mondaine. On en trouve directement l’écho dans, par exemple, cet « esprit de politesse » évoqué dans « De la société et de la conversation » :

Pour en savoir plus sur l'idéal de "l'honnête homme"

Avec de la vertu, de la capacité, et une bonne conduite, l’on peut être insupportable. Les manières, que l’on néglige comme de petites choses, sont souvent ce qui fait que les hommes décident de vous en bien ou en mal : une légère attention à les avoir douces et polies prévient leurs mauvais jugements.[…] (§ 31, éd. IV)

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La politesse n’inspire pas toujours la bonté, l’équité, la complaisance, la gratitude ; elle en donne du moins les apparences, et fait paraître l’homme au dehors comme il devrait être intérieurement.(§ 32, éd. IV)

L’on peut définir l’esprit de politesse, l’on ne peut en fixer la pratique : elle suit l’usage et les coutumes reçues ; elle est attachée aux temps, aux lieux, aux personnes, et n’est point la même dans les deux sexes, ni dans les différentes conditions ; l’esprit tout seul ne la fait pas deviner : il fait qu’on la suit par imitation, et que l’on s’y perfectionne. Il y a des tempéraments qui ne sont susceptibles que de la politesse ; et il y en a d’autres qui ne servent qu’aux grands talents, ou à une vertu solide. Il est vrai que les manières polies donnent cours au mérite, et le rendent agréable ; et qu’il faut avoir de bien éminentes qualités pour se soutenir sans la politesse.

Il me semble que l’esprit de politesse est une certaine attention à faire que par nos paroles et par nos manières les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes. (§ 32, éd. I)

Sans la confondre totalement avec les qualités qui caractérisent la vertu, La Bruyère considère donc que pour rendre vivable la vie en société, il est essentiel de s’en accommoder au mieux par ce comportement d’« honnête homme ».  

Le rôle du langage

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La notion qui soutient cet idéal est la condamnation de tout excès ; ainsi le désir de paraître, si souvent blâmé dans Les Caractères, peut devenir une vertu quand il est modéré par le sens de la mesure, l’intelligence et le bon goût. Ce sont ces qualités qui s’illustrent tout particulièrement dans la « conversation », à travers le langage distinguant, en référence à Aristote, l’homme de l’animal. C’est en effet lui qui permet déjà de situer l’homme socialement :

Il faut laisser parler cet inconnu que le hasard a placé auprès de vous dans une voiture publique, à une fête ou à un spectacle ; et il ne vous coûtera bientôt pour le connaître que de l’avoir écouté : vous saurez son nom, sa demeure, son pays, l’état de son bien, son emploi, celui de son père, la famille dont est sa mère, sa parenté, ses alliances, les armes de sa maison ; vous comprendrez qu’il est noble, qu’il a un château, de beaux meubles, des valets, et un carrosse. (« De la société et de la conversation », § 14, éd. IV)

Mais il conduit aussi à le juger moralement, car, comme l’explique l’énumération de la remarque 23, « Il y a parler bien, parler aisément, parler juste, parler à propos », autant de preuves de l’esprit du locuteur, et La Bruyère précise : « C’est une grande misère de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. » (§ 18, éd. I) C’est ce qui explique les nombreux portraits, du précieux Acis, de Théodecte, d’Arrias, dont la volonté de se singulariser et d’imposer leur discours à l’assemblée rappelle que « l’honnête homme », lui, doit faire preuve d’esprit, et d’une forme d’altruisme

L’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres ; celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit l’est de vous parfaitement. Les hommes n’aiment point à vous admirer, ils veulent plaire ; ils cherchent moins à être instruits et même réjouis qu’à être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d’autrui.  (« De la société et de la conversation », § 16, éd. I) n », § 14, éd. IV)

La morale du cœur 

Un repas à la cour de Louis XIV : l’art de la conversation

Un repas à la cour de Louis XIV : l’art de la conversation

Les vertus prônées

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Si la lecture des chapitres au programme mettent en évidence la satire, en contrepoint du blâme nous y découvrons les « vertus » prônées, ce terme étant d’ailleurs récurrent dans l’œuvre. Face à l’égoïsme, à l’ambition, à l’avidité matérialiste, La Bruyère s’indigne : il appelle ainsi son lecteur à sortir de l’indifférence, à laisser parler son émotion, son cœur, comme il le fait lui-même quand il lance avec force « Je ne balance pas : je veux être peuple. » (3 des grands », § 26, éd. V) ou dépeint la triste situation du peuple : « Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur ». (« Des biens de fortune », § 46, éd. V)

Quatre vertus sont mises particulièrement en valeur :

  • la bonté généreuse : « Ayez de la vertu et de l’humanité », lance-t-il aux « Hommes en place ». (« Du souverain ou de la république », § 21, éd. VI)

  • l’équité, notamment dans la juste reconnaissance du mérite : « Sentir le mérite, et quand il est une fois connu, le bien traiter, deux grandes démarches à faire tout de suite ». (« Des grands », § 35, éd. IV)

  • l’altruisme, en se mettant au service d’autrui ;

  • une noblesse, de l’âme et non de naissance : « Tu es grand, tu es puissant : ce n’est pas assez ; fais que je t’estime, afin que je sois triste d’être déchu de tes bonnes grâces, ou de n’avoir pu les acquérir. » (« Des grands », § 36, éd. IV)

Sincérité, transparence et simplicité

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Les remarques comme les portraits opposent ainsi, au monde faux de la « cour » comme de la « ville », à ce « pays où les joies sont visibles, mais fausses, et les chagrins cachés, mais réels » (« De la cour », § 63, éd. I), un souhait de sincérité et de transparence. La Bruyère considère que ces qualités devraient s'imposer du plus bas au plus haut de la hiérarchie sociale ; par exemple pour les hommes de pouvoir, aux côtés du « souverain », c’est ce qui soutient l’éloge formulé : « Cet homme dont vous regardez la peinture a parlé à son maître  avec force et liberté, et à plus craint de lui nuire que de lui déplaire ». (« Du souverain ou de la république », § 21, éd. VI)

Frans Francken et alii, Arcadie : l’Âge d’or, 1ère moitié du XVIIème siècle. Huile sur toile, 72,7 x 104,4. Coll. privée

C’est ce souhait qui explique également le double éloge fait par La Bruyère, d’abord de ce que nous pourrions nommer les "vraies richesses", celles dispensées par la nature, dont il reproche qu’elles soient totalement méprisées : « ils connaissent le monde, et encore par ce qu’il a de moins beau et de moins spécieux ; ils ignorent la nature, ses commencements, ses progrès, ses dons et ses largesses. » (« De la ville », § 21, éd. VII) Cela est associé à un tableau idyllique des temps anciens, ceux de la république romaine, dont il fait une sorte d’âge d’or car chacun recherchait l’harmonie, personnelle et sociale :

Frans Francken et alii, Arcadie : l’Âge d’or, 1ère moitié du XVIIème siècle. Huile sur toile, 72,7 x 104,4. Coll. privée

Les beaux noms de gouverneurs et de gouvernantes n’étaient pas inconnus à nos pères : ils savaient à qui l’on confiait les enfants des rois et des plus grands princes ; mais ils partageaient le service de leurs domestiques avec leurs enfants, contents de veiller eux-mêmes immédiatement à leur éducation. Ils comptaient en toutes choses avec eux-mêmes : leur dépense était proportionnée à leur recette ; leurs livrées, leurs équipages, leurs meubles, leur table, leurs maisons de la ville et la campagne, tout était mesuré sur leurs rentes et sur leur condition. Il y avait entre eux des distinctions extérieures qui empêchaient qu’on ne prît la femme du praticien pour celle du magistrat, et le roturier ou le simple valet pour le gentilhomme. Moins appliqués à dissiper ou à grossir leur patrimoine qu’à le maintenir, ils le laissaient entier à leurs héritiers, et passaient ainsi d’une vie modérée à une mort tranquille. (« De la ville », § 22, éd. V)

CONCLUSION

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C’est le Dictionnaire universel de Furetière qui, en 1690, introduit le terme « moraliste », défini comme « auteur qui écrit, qui traite de la morale », c’est-à-dire de la distinction du bien et du mal, de la vertu et du vice. Mais, très vite le XVIIème siècle éloigne la morale de sa dimension philosophique pour la rapprocher des « mœurs », donc en faire un enseignement pratique, permettant de régler sa conduite au sein même de la société.

Le moraliste n’est alors plus seulement celui qui veut enseigner, mais celui qui apprend à bien observer pour mieux juger. De ce fait, il s’éloigne aussi de la dimension religieuse : la question n’est plus de construire son salut dans l’au-delà, mais de bien vivre ici-bas.

Furetière, Dictionnaire universel, 1690

Furetière, Dictionnaire universel, 1690

Cependant, cette étude amène une question sur ce qui guide les critiques et les souhaits de La Bruyère : plus qu’une sagesse morale, son œuvre, critiques ou idéaux, ne naît-elle pas du sentiment que son mérite personnel a été méconnu ? Il prendrait alors sa revanche en jugeant, chercherait à s’affirmer à travers la critique morale formulée…

Le style de La Bruyère 

Style

Les éditions successives des Caractères, indépendamment des ajouts, révèlent le soin apporté par La Bruyère à la perfection du style, comme en écho à l’injonction de Boileau dans son Art poétique (1674) : « « Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage, / Polissez-le sans cesse et le repolissez ».

De même, nous constatons que, dans le Discours sur Théophraste, La Bruyère, faisant l’éloge de son « modèle », mentionne la forme, très libre, prise par ses écrits : « parmi le grand nombre des traités de ce Philosophe rapportés par Diogène Laërce, il s’en trouve un sous le titre de Proverbes, c’est-à-dire de pièces détachées, comme des réflexions ou des remarques », et, pour présenter son propre ouvrage, il précise qu’il sera réalisé « sans beaucoup de méthode ».

Il nous invite ainsi à étudier la façon dont sa réflexion est mise en forme dans les Caractères, en en dégageant les principales caractéristiques.

Une écriture fragmentée 

La structure de l’œuvre, aussi bien externe, sa division en chapitres qui parcourent à la fois l’ensemble des activités humaines, les conditions sociales et les caractéristiques de l’homme, qu’interne, avec la numérotation introduite dans chaque chapitre, met en évidence la fragmentation d’un discours, qui privilégie les formes brèves. Cependant, non seulement chaque fragment forme une unité, mais les échos que le lecteur peut trouver, en les regroupant et en les comparant, lui permettent de dégager le sens d’ensemble des critiques et des souhaits formulés.

Trois formes sont dominantes.

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Charles Leclerc, Un salon littéraire, chez Mme de La Sablière, XVIIème siècle. Gravure, BnF

La maxime

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Dans les salons mondains, où l’art de la conversation est une qualité reconnue de « l’honnête homme », elle doit être piquante, originale, spirituelle… et, le trait d’esprit propre à la maxime répond à ces exigences. La maxime réussie doit être brève, énergique, d’où les phrases nominales (« Jeunesse du prince, source des belles fortunes. », « De la cour », § 55, éd. IV) ou exclamatives : « Si vous n’avez rien oublié pour votre fortune, quel travail ! Si vous avez négligé la moindre chose, quel repentir ! » (« Des biens de fortune », § 81, éd. IV). Il est essentiel, surtout, face à des destinataires souvent superficiels, inattentifs ou blasés de provoquer leur surprise, jusqu’à les amener à s’interroger : « Il est aussi dangereux à la cour de faire les avances, qu’il est embarrassant de ne les point faire. » (« De la cour », § 37, I).

C’est ce qui explique le fréquent recours au paradoxe, aux antithèses et à la modalité interrogative.

Ainsi, la maxime se présente parfois comme une énigme, ce qui crée une sorte de dialogue entre l’auteur et le lecteur : « Qui est plus esclave qu’un courtisan assidu, si ce n’est un courtisan plus assidu ? » (« De la cour », § 69, éd. I), « Vous êtes homme de bien, vous ne songez ni à plaire, ni à déplaire aux favoris, uniquement attaché à votre maître et à votre devoir : vous êtes perdu. » (« De la cour », § 40, éd. I)

La remarque

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Mais le moraliste peut se sentir frustré devant la brièveté de la maxime, qui l’empêche de développer son observation et de justifier son jugement. Amené par sa charge auprès du Grand Condé à fréquenter la cour et les salons mondains, La Bruyère – même s’il en critique les excès – a lui aussi acquis le goût précieux des analyses psychologiques subtiles, multipliant les distinctions : comment alors renoncer à approfondir en formulant, par exemple diverses hypothèses ?

        Les hommes ne veulent pas que l’on découvre les vues qu’ils ont sur leur fortune, ni que l’on pénètre qu’ils pensent à une telle dignité, parce que, s’ils ne l’obtiennent point, il y a de la honte, se persuadent-ils, à être refusés ; et s’ils y parviennent, il y a plus de gloire pour eux d’en être crus dignes par celui qui la leur accorde, que de s’en juger dignes eux-mêmes par leurs brigues et par leurs cabales : ils se trouvent parés tout à la fois de leur dignité et de leur modestie.

        Quelle plus grande honte y a-t-il d’être refusé d’un poste que l’on mérite, ou d’y être placé sans le mériter ?

        Quelques grandes difficultés qu’il y ait à se placer à la cour, il est encore plus âpre et plus difficile de se rendre digne d’être placé. […] (« De la cour », § 44, éd. V)

La maxime s’avère alors trop restreinte pour permettre la réflexion d’un auteur qui, homme de bibliothèque, souhaite aussi s’appuyer sur des développements historiques, ou sur la pensée d’illustres prédécesseurs, tel Montaigne. Quand la réflexion s'allonge, il est plus juste de la qualifier alors de "remarque", et non de maxime.

Le portrait

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Un autre genre apprécié dans les salons précieux est le portrait, dont Molière nous donne un exemple dans la scène 4 de l’acte II du Misanthrope, comédie de 1668, quand Célimène passe en revue des familiers, de façon particulièrement critique.

Au fil des éditions des Caractères, La Bruyère multiplie les portraits, conscient de leur rôle dans le succès de son ouvrage, puisque ses lecteurs se plaisent aussi à en chercher les « clés ». Étymologiquement, en effet, le portrait est censé représenter « trait pour trait » le modèle, d’où l’importance de faire voir le personnage de la façon la plus précise. Il y a, certes, chez lui, quelques portraits élogieux, tel celui de Richelieu – non nommé cependant – dans « Du souverain et de la république » (§ 21, éd. VI), à la façon du « portrait d’apparat », alors à la cour comme à la ville.

Pierre Brissart, pour illustrer Le Misanthrope, 1668 : les portraits de Célimène. Gravure, BnF

Pierre Brissart, pour illustrer Le Misanthrope, 1668 : les portraits de Célimène. Gravure, BnF

Mais, le plus souvent, le portrait est une mise en scène satirique. Deux cas se distinguent alors :

  • une vision d’ensemble, où le portrait construit des catégories, de condition sociale, de lieu, ou d’âge, par exemple « les vieillards », « les jeunes gens », « les femmes » dans « De la cour » (§ 74, éd. I) ;

  • une peinture particulière : Bruyère dépeint son personnage en le caricaturant, il le fait marcher, agir, parler, il lui prête des gestes et jusqu’à la moindre inflexion de voix, comme s’il s’agissait d’un acteur sur la scène d’un théâtre.

Mais dans les deux cas, l’objectif est le même : faire tomber les masques, dévoiler la vérité qui se cache sous l’apparence. D’où la « chute », la pointe finale qui, comme pour Giton et Phédon, donne la clé : « Il est riche », pour le premier, « Il est pauvre » pour le second.

Les tonalités 

Mais, même quand il s’agit d’exprimer une vérité générale, La Bruyère ne reste pas neutre : il est présent dans l’ensemble de ses observations, soutenues par son expérience personnelle, son amertument souvent, et, pour toucher son lecteur, modalise ses maximes, remarques et portraits. Trois tonalités sont particulièrement présentes : le comique, le polémique, le pathétique.

Le comique

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Dans cette société où être « honnête homme » est présenté comme un idéal, la colère, l’indignation, sont jugées inciviles, donc peu efficaces pour blâmer les mœurs. En revanche, depuis longtemps, le théâtre comique a montré l’intérêt de la mise en valeur des ridicules par la caricature, en recourant à la fois à l’ironie, à l’humour et au burlesque.

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L'ironie

L’ironie est une attaque qui, si elle fait sourire, est aussi cruelle et agressive car elle dénonce ce que La Bruyère considère comme un vice profond : pour construire le blâme, elle recourt à des images, elle transforme l’homme critiqué en une sorte de pantin, avant de le réduire à néant dans image finale, où tout alors s’inverse :

Il y a des hommes nés inaccessibles, et ce sont précisément ceux de qui les autres ont besoin, de qui ils dépendent. Ils ne sont jamais que sur un pied ; mobiles comme le mercure, ils pirouettent, ils gesticulent, ils crient, ils s’agitent ; semblables à ces figures de carton qui servent de montre à une fête publique, ils jettent feu et flamme, tonnent et foudroient : on n’en approche pas, jusqu’à ce que, venant à s’éteindre, ils tombent, et par leur chute deviennent traitables, mais inutiles. (« Des grands », § 32, éd. VI)

De très nombreux portraits sont ainsi construits, tels celui d’Arrias, dont le mensonge ressort à la fin, ou d’Acis, auquel le moraliste glisse « à l’oreille » : « Ne songez point à avoir de l’esprit, n’en ayez point, c’est votre rôle ; ayez, si vous pouvez, un langage simple, et tel que l’ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit peut-être alors croira-t-on que vous en avez. » Est ainsi représenté un monde où tout fonctionne à l’envers : « Sentir le mérite, et quand il est une fois connu, le bien traiter, deux grandes démarches à faire tout de suite, et dont la plupart des grands sont fort incapables. » (« Des grands », § 35, éd. IV)

L'humour

L’humour diffère de l’ironie : il souligne le ridicule, l’aspect absurde, étrange d’une réalité ou d’un personnage, mais de façon plus détachée que l’ironie, car le défaut dénoncé est perçu comme moins grave. C’est ce qui explique que La Bruyère puisse alors faire appel à la métaphore, à l’image, prise de distance : « Combien d’hommes ressemblent à ces arbres déjà forts et avancés que l’on transplante dans les jardins, où ils surprennent les yeux de ceux qui les voient placés dans de beaux endroits où ils ne les ont point vus croître, et qui ne connaissent ni leurs commencements ni leurs progrès ! » (« Des biens de fortune », § 22, éd. I)

L’humour imprègne également la manière dont La Bruyère se met lui-même en scène, car il se montre capable de sourire de ce qu’il se trouve obligé de supporter à cause du ridicule de ses semblables, par exemple face au précieux, Acis, au grossier impoli, Théodecte…

Toussaint Quinet, frontispice du Roman Comique de Paul Scarron, 1651. Gravure, BnF 

Toussaint Quinet, frontispice du Roman Comique de Paul Scarron, 1651. Gravure, BnF 

Le burlesque

Le terme "burlesque" qualifie un comique exagéré, qui inverse l’épique en mettant met en place un décalage entre un noble sujet, telle l’évocation de « la cour », des « grands » ou du « souverain », et le ton qui rabaisse le sujet traité. Il n’hésite donc pas, traditionnellement, à employer un lexique bas, voire vulgaire, à outrer les traits, à privilégier l’excès et l’extravagance. Cependant, la fonction morale que La Bruyère assigne à ses Caractères limite cette bassesse propre au burlesque, conformément à l’éloge adressé au comique de Théophraste dans son Discours : se trouve « dans ce petit ouvrage la première source de tout le comique, je dis de celui qui est épuré des pointes, des obscénités, des équivoques, qui est pris dans la nature, qui fait rire les sages et les vertueux. »

Néanmoins, nous retrouvons dans l’œuvre, la principale caractéristique du burlesque, l’accélération du rythme, rendue possible par les accumulations, les énumérations, le recours systématique à la parataxe. Nous le constatons, par exemple, dans le mouvement qu’il imprime aux personnages dépeints, ainsi menés jusqu’aux portes de la folie :

L’on voit des gens enivrés, ensorcelés de la faveur ; ils y pensent le jour, ils y rêvent la nuit ; ils montent l’escalier d’un ministre, et ils en descendent ; ils sortent de son antichambre, et ils y rentrent ; ils n’ont rien à lui dire, et ils lui parlent ; ils lui parlent une seconde fois : les voilà contents, ils lui ont parlé. Pressez-les, tordez-les, ils dégouttent l’orgueil, l’arrogance, la présomption ; vous leur adressez la parole, ils ne vous répondent point, ils ne vous connaissent point, ils ont les yeux égarés et l’esprit aliéné : c’est à leurs parents à en prendre soin et à les renfermer, de peur que leur folie ne devienne fureur, et que le monde n’en souffre. (« De la cour », § 61, éd. VII)

Cette même exagération marque les discours, de leur volume comme pour Théodecte,  « il grossit sa voix à mesure qu’il s’approche ; le voilà entré : il rit, il crie, il éclate ; on bouche ses oreilles, c’est un tonnerre. » (« De la société et de la conversation », § 12, éd. V), comme des paroles, comme pour le pédant Hermagoras, enivré de ses propres connaissances :

Que ne sait-il point ? Quelle chose lui est cachée de la vénérable antiquité ? Il vous dira que Sémiramis, ou, selon quelques-uns, Sémiramis, parlait comme son fils Ninyas, qu’on ne les distinguait pas à la parole : si c’était parce que la mère avait une voix mâle comme son fils, ou le fils une voix efféminée comme sa mère, qu’il n’ose pas le décider. Il vous révélera que Nembrot était gaucher, et Sésostris ambidextre ; que c’est une erreur de s’imaginer qu’un Artaxerxe ait été appelé Longuemain parce que les bras lui tombaient jusqu’aux genoux, et non à cause qu’il avait une main plus longue que l’autre ; et il ajoute qu’il y a des auteurs graves qui affirment que c’était la droite, qu’il croit néanmoins être bien fondé à soutenir que c’est la gauche. (« De la société et de la conversation », § 74, éd. V)

Enfin, au même titre que le burlesque conduit à l’inattendu, un coup, une chute…, aussi bien la maxime que le portrait se ferment sur cet inattendu, risible, voire absurde. Ainsi, le portrait de Cydias, le « bel esprit », si fier de lui au point de contredire les plus grands auteurs et les plus nobles pensées, se conclut sur cette « chute » qui le ridiculise : « C’est en un mot un composé du pédant et du précieux, fait pour être admiré de la bourgeoisie et de la province, en qui néanmoins on n’aperçoit rien de grand que l’opinion qu’il a de lui-même. » (« De la société et de la conversation », § 75, éd. VIII)

Le polémique

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À la satire romaine, celle de Juvénal par exemple, le moraliste emprunte une autre tonalité, le polémique, né de l’indignatio, de l’emportement qui charge de colère son observation. Ainsi, plusieurs maximes, remarques ou portraits, formulent un blâme particulièrement violent, soutenu par des procédés rhétoriques.

Comme si nous étions dans un tribunal, la situation polémique implique le face à face entre l’émetteur, dans le rôle du procureur, et le destinataire, son lecteur, qu’il invite à être juge de l’accusé, l’adversaire qu’il dénonce.

 

L’émetteur

La Bruyère, l’accusateur, passe parfois de la neutralité du « nous » ou du « on », à l’expression directe, en choisissant le pronom « je ». Ainsi, il donne son sentiment et ses pensées (« Des biens de fortune », § 55, éd. V), et s’écrie « je veux être peuple », pour s’opposer à la « sève maligne » des grands (§ 25, V) Mais, souvent, sans même employer le « je », c’est bien lui dont nous reconnaissons l’amertume sous les attaques :

Si les pensées, les livres et leurs auteurs dépendaient des riches et de ceux qui ont fait une belle fortune, quelle proscription ! Il n’y aurait plus de rappel. Quel ton, quel ascendant ne prennent-ils pas sur les savants ! Quelle majesté n’observent-ils pas à l’égard de ces hommes chétifs, que leur mérite n’a ni placés ni enrichis, et qui en sont encore à penser et à écrire judicieusement ! (« Des biens de fortune », § 56, éd. V) 

Une véritable rancœur de voir son mérite dénié soutient ici l’indignation : « […] Honneur, vertu, conscience, qualités toujours respectables, souvent inutiles : que voulez-vous quelquefois que l’on fasse d’un homme de bien ? » (« De la cour », § 53, éd. I) L’indignation est soutenue par tous les indices de la modalisation, notamment les verbes ou adverbes qui insistent sur sa certitude, ou la violence lexicale.

Le destinataire

Pour inciter le lecteur à adhérer à son opinion, La Bruyère lui accorde une place importante. Par le pronom « vous », déjà, il le fait participer à la scène ou à la situation dépeinte

Il faut laisser parler cet inconnu que le hasard a placé auprès de vous dans une voiture publique, à une fête ou à un spectacle ; et il ne vous coûtera bientôt pour le connaître que de l’avoir écouté : vous saurez son nom, sa demeure, son pays, l’état de son bien, son emploi, celui de son père, la famille dont est sa mère, sa parenté, ses alliances, les armes de sa maison ; vous comprendrez qu’il est noble, qu’il a un château, de beaux meubles, des valets, et un carrosse. (« De la société et de la conversation », § 14, éd. IV)

Parfois même ce lecteur potentiel se confond avec l’auteur, partageant son amertume, comme pour le ranger directement dans son camp : « Vous êtes homme de bien, vous ne songez ni à plaire ni à déplaire aux favoris, uniquement attaché à votre maître et à votre devoir : vous êtes perdu. » (« De la cour », § 40, éd. I)

C’est aussi au lecteur que sont destinées les modalités expressives, qui visent à lui faire partager l’indignation :

  • La modalité exclamative : « Malheur pour l’heure à qui est exposé à un tel personnage ! » s’écrie-t-il en dénonçant le fat (« De la société et de la conversation », § 11, éd. IV), ou « quelle monstrueuse fortune en moins de six années ! » pour critiquer l’époux d’Arfure (« Des biens de fortune », § 16, éd. I)

  • L’interrogation oratoire vise à faire réagir le lecteur, pour qu’il adhère à l’opinion de l’auteur : « Si l’on ne le voyait de ses yeux, pourrait-on jamais s’imaginer l’étrange disproportion que le plus ou le moins de pièces de monnaie met entre les hommes ? » (« Des biens de fortune, § 5, éd. I)

  • L’injonction, de même, invite le lecteur à la fois à observer mais aussi à se méfier : « Laissez faire Ergaste, et il exigera un droit de tous ceux qui boivent de l’eau de la rivière, ou qui marchent sur la terre », ou « Ne traitez pas avec Criton, il n’est touché que de ses seuls avantages. » (« Des biens de fortune », § 28, éd. IV, et 29, éd. V)

L'adversaire accusé

L’indignation de La Bruyère ressort tout particulièrement quand l’adversaire, nommé tels Acis, Champagne, Zénobie, ou Clitiphon, est mis en scène à ses côtés :

Je vais, Clitiphon, à votre porte ; le besoin que j’ai de vous me chasse de mon lit et de ma chambre : plût aux Dieux que je ne fusse ni votre client ni votre fâcheux ! Vos esclaves me disent que vous êtes enfermé, et que vous ne pouvez m’écouter que d’une heure entière. Je reviens avant le temps qu’ils m’ont marqué, et ils me disent que vous êtes sorti. Que faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus reculé de votre appartement, de si laborieux, qui vous empêche de m’entendre. (« Des biens de fortune », § 12, éd. VIII)

Mais, même dans les remarques plus générales, la dénonciation est très souvent rendue violente par les images et le lexique : « Parler et offenser, pour de certaines gens, est précisément la même chose. Ils sont piquants et amers ; leur style est mêlé de fiel et d’absinthe : la raillerie, l’injure, l’insulte leur découlent des lèvres comme leur salive. » (« De la société et de la conversation », § 27, éd. V), « Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu » (« Des biens de fortune », § 58, éd. I)

Le pathétique

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Parmi les composantes de l’art oratoire, le philosophe Aristote distingue trois éléments : le « logos » (le contenu du message), l’« ethos » (l’image que l’orateur donne de lui-même) et le « pathos », c’est-à-dire le faire d’éveiller des émotions chez ses destinataires.

Jacques Callot, "Les deux pèlerins",  1623. Estampe, 21,8 x 16,5, in Les Gueux

Or, si La Bruyère privilégie la satire, accentuée souvent par son indignation, quelques passages s’inscrivent, eux, dans la tonalité pathétique afin de susciter la pitié, la compassion de son lecteur. Ainsi, les tonalités polémique et pathétique se mêlent pour évoquer le peuple miséreux : « Il y a des misères sur la terre qui saisissent le cœur ; il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces ; l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse ; de simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. » (« Des biens de fortune », § 47, éd. V)

Jacques Callot, "Les deux pèlerins",  1623. Estampe, 21,8 x 16,5, in Les Gueux

L’émotion de La Bruyère s’exprime aussi quand il évoque, dans « Le souverain ou de la république », la guerre, et rappelle la mort du jeune garçon, le chevalier de Soyecourt mort en 1690 lors de la bataille de Fleurus, qui l’a personnellement touchée en raison de son lien avec sa famille :

La guerre a pour elle l’antiquité ; elle a été dans tous les siècles : on l’a toujours vue remplir le monde de veuves et d’orphelins, épuiser les familles d’héritiers, et faire périr les frères à une même bataille. Jeune Soyecour ! je regrette ta vertu, ta pudeur, ton esprit déjà mûr, pénétrant, élevé, sociable ; je plains cette mort prématurée qui te joint à ton intrépide frère, et t’enlève à une cour où tu n’as fait que te montrer : malheur déplorable, mais ordinaire ! (§ 9, éd. IV)

La phrase de La Bruyère 

La dernière étape pour étudier le style de La Bruyère est l’analyse de l’écriture même de ses phrases, à travers les choix lexicaux mais aussi syntaxiques. Dès le premier chapitre de ses Caractères, La Bruyère signale, en effet, l’importance qu’il accorde à la justesse de la rédaction, ce dont témoignent aussi les corrections et les ajouts apportées dans les différentes éditions : « Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne ». (« Des ouvrages de l’esprit », § 17, éd. I)

Le lexique

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Les choix lexicaux

La première exigence porte sur la propriété des termes choisis, qu’ils soient abstraits ou concrets, voire techniques, qu’ils relèvent de la langue familière ou soutenue. Ainsi, pour critiquer les « bourgeois » de la ville qui ignorent tout de la campagne, le lexique restitue avec la plus grande précision l’opposition des centres d’intérêts :

Ne parlez à un grand nombre de bourgeois ni de guérets, ni de baliveaux, ni de provins, ni de regains, si vous voulez être entendu : ces termes pour eux ne sont pas français. Parlez aux uns d’aunage, de tarif, ou de sol pour livre, et aux autres de voie d’appel, de requête civile, d’appointement, d’évocation. (« De la ville », § 21, éd. VII)

C’est donc le contexte dans lequel il s’insère qui donne toute sa force au lexique, tels les verbes de mouvement, repris dans toutes leurs nuances dans le portrait de Cimon et Clitandre (« De la cour », § 19, éd. V). La Bruyère privilégie d’ailleurs les verbes aux adjectifs, car ceux-ci correspondent surtout à un portrait statique, tandis que les verbes, eux, mettent davantage en valeur la façon dont la démarche, le mouvement, le geste révèlent le « caractère » du personnage ou le reproche adressé. À noter aussi, la reprise du même mot, avec des variations, ce qui crée un écho pour renforcer l’idée, comme dans la remarque 85 de « De la cour » : dans le premier paragraphe, est introduit l’adjectif « fins », puis « la finesse » s’insère dans la phrase, « C’est avoir fait un grand pas dans la finesse… », avant d’ouvrir les deux paragraphes suivants, d’abord dans une définition négative (« La finesse n’est ni […] ni… ») puis affirmative, avec un redoublement en gradation : « La finesse est … ». Enfin, le dernier paragraphe conclut sur « les gens qui par finesse écoutent et parlent peu… »

Les images

Les images, comparaisons ou métaphores, ne sont pas un procédé dominant chez La Bruyère, et, quand il les utilise, ce n’est pas vraiment en raison de leur force symbolique mais pour concrétiser la critique. Ainsi, pour imager la façon dont « le jeu » perturbe l’ordre social, les comparaisons s’enchaînent avant de formuler la dénonciation : « c’est comme une musique qui détonne ; ce sont comme des couleurs mal assorties, comme des paroles qui jurent et qui offensent l’oreille, comme de ces bruits ou de ces sons qui font frémir ; c’est en un mot un renversement de toutes les bienséances. » (« Des biens de fortune », § 71, éd. VI) De même, pour illustrer la frivolité de Théodote, il fait appel à l’imagination du lecteur : «  Imaginez-vous l’application d’un enfant à élever un château de cartes ou à se saisir d’un papillon : c’est celle de Théodote pour une affaire de rien, et qui ne mérite pas qu’on s’en remue ». (« De la cour », § 61, éd. VII) Enfin, le lien entre le sens, par exemple le « débordement de louanges » dénoncé, et l’image du « torrent » qui emporte tout sur son passage jusqu’à noyer les assistants qui en ont jusqu’« au-dessus des yeux » induit la structure même d’une phrase où la parataxe reproduit cette inondation :

Vient-on de placer quelqu’un dans un nouveau poste, c’est un débordement de louanges en sa faveur, qui inonde les cours et la chapelle, qui gagne l’escalier, les salles, la galerie, tout l’appartement : on en a au-dessus des yeux, on n’y tient pas. Il n’y a pas deux voix différentes sur ce personnage ; l’envie, la jalousie parlent comme l’adulation ; tous se laissent entraîner au torrent qui les emporte, qui les force de dire d’un homme ce qu’ils en pensent ou ce qu’ils n’en pensent pas, comme de louer souvent celui qu’ils ne connaissent point. (De la cour, § 32, éd. V) 

Cette volonté d’utiliser l’image pour donner plus de force à l’expression explique sa place dans la remarque :

  • Au début, pour marquer l’esprit, telle la formule « Il y a un pays où… » pour introduit d’emblée, par cette référence géographique, la particularité de « la cour » ;

  • À la fin, l’image forme une « chute », parfois cocasse, toujours ironique pour accentuer le blâme, par exemple pour réduire à  néant Cimon et Clitandre, ces courtisans superficiels qui jouent les affairés : « ils portent au vent, attelés tous deux au char de la Fortune, et tous deux fort éloignés de s’y voir assis. » (« De la cour », § 19, éd. V). C’est le même blâme que met en valeur l’image finale de la remarque 83 : « ils n’ont pas, si je l’ose dire, deux pouces de profondeur ; si vous les enfoncez, vous rencontrez le tuf. »

Le jeu des contraires

De façon presque systématique, La Bruyère, pour souligner l’opposition entre l’apparence et la réalité qui fonde la comédie sociale, s’emploie à rapprocher les contraires, tel celui qui est occupé à « rêver à rien très profondément » (« De la ville », § 6, éd. V) ou Cimon et Clitandre qui « savent à la cour tout ce que l’on peut y ignorer. » (« De la cour », § 19, éd. V) Ce décalage fait ainsi ressortir l’absurdité des comportements, comme quand on est « tout occupé à répondre à ce qu’on n’écoute point ». (« De la société et de la conversation », § 67, éd. I) ou quand certains courtisans « parlent où tous les autres se taisent ». (« De la cour », § 18, éd. IV)

Le rythme de la phrase

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La parataxe

Outre les énumérations, La Bruyère choisit très souvent la parataxe, juxtaposant les propositions, comme autant de coups de crayon qui composent le portrait. Il accentue ainsi sa dénonciation, par exemple en accumulant les exemples :

Il est difficile à la cour que de toutes les pièces que l’on emploie à l’édifice de sa fortune, il n’y en ait quelqu’une qui porte à faux : l’un de mes amis qui a promis de parler ne parle point ; l’autre parle mollement ; il échappe à un troisième de parler contre mes intérêts et contre ses intentions ; à celui-là manque la bonne volonté, à celui-ci l’habileté et la prudence ; tous n’ont pas assez de plaisir à me voir heureux pour contribuer de tout leur pouvoir à me rendre tel. (« De la cour », § 28, éd. V)

Ce procédé lui  permet aussi de mettre en valeur, par la concision, les oppositions : « Êtes-vous en faveur, tout manège est bon, vous ne faites point de fautes, tous les chemins vous mènent au terme : autrement, tout est faute, rien n’est utile, il n’y a point de sentier qui ne vous égare. » (« De la cour », § 90, éd. VI)

Certains portraits sont ainsi construits, soit en positif, soit en négatif, tel celui du courtisan, fort long, tout entier construit sur la parataxe dans la remarque 62 de « De la cour ». Le portrait de Pamphile (« Des grands », § 50), s’enrichit au fil des éditions IV, V et VII, en accumulant des suites de négations auxquelles succèdent les affirmations opposées, jusqu’au chiasme dans la conclusion : « Un Pamphile en un mot veut être grand, il croit l’être ; il ne l’est pas, il est d’après un grand. » En une seule phrase, cet effet de contraste dans la parataxe suffit à faire ressortir le blâme, mis en relief dans le second élément posé : « L’on contemple dans les cours de certaines gens, et l’on voit bien à leurs discours et à toute leur conduite qu’ils ne songent ni à leurs grands-pères ni à leurs petits-fils : le présent est pour eux ; ils n’en jouissent pas, ils en abusent. » (« De la cour », § 95, éd. V) Le procédé est récurrent dans tous les chapitres :

L’on parle impétueusement dans les entretiens, souvent par vanité ou par humeur, rarement avec assez d’attention ; tout occupé du désir de répondre à ce qu’on n’écoute point, l’on suit ses idées, et on les explique sans le moindre égard pour les raisonnements d’autrui ; l’on est bien éloigné de trouver ensemble la vérité, l’on n’est pas encore convenu de celle que l’on cherche. Qui pourrait écouter ces sortes de conversations et les écrire, ferait voir quelquefois de bonnes choses qui n’ont nulle suite. (« De la société et de la conversation », § 67, éd. I) 

La phrase complexe

         Quand La Bruyère choisit la coordination, nous retrouvons cette même volonté de créer un paradoxe, notamment quand la conjonction « et », au lieu d’exprimer l’ajout, la suite de faits semblables ou qui se succèdent, rapproche des éléments incompatibles, comme dans la remarque 11 de « De la ville » à propos des riches héritiers : ils « excitent, par une dépense excessive et par un faste ridicule ; les traits et la raillerie de toute une ville, qu’ils croient éblouir, et se ruinent ainsi à se faire moquer de soi ! » Le contraste entre les verbes coordonnés « éblouir » et « se ruinent » fait ressortir ce reproche fréquent chez le moraliste : l’illusion dans laquelle est enfermé le parvenu.

         On observera également la subordination, souvent une circonstancielle de temps, pour marquer la versatilité en fonction des circonstances, ou une hypothèse, qui feint le doute pour mieux imposer la critique : « La prévention du peuple en faveur des grands est si aveugle, et l’entêtement pour leur geste, leur visage, leur ton de voix et leurs manières si général, que, s’ils s’avisaient d’être bons, cela irait à l’idolâtrie. » (« Des grands », § 1, éd. I) Ce même effet de rupture est produit par le rythme complexe d’une subordination qui conduit à une inversion finale :

Il faut avouer néanmoins qu’il s’est trouvé des hommes qui refusaient plus honnêtement que d’autres ne savaient donner ; qu’on a dit de quelques-uns qu’ils se faisaient si longtemps prier, qu’ils donnaient si sèchement, et chargeaient une grâce qu’on leur arrachait de conditions si désagréables, qu’une plus grande grâce était d’obtenir d’eux d’être dispensés de rien recevoir. (« De la cour », § 45, éd. IV)

La "chute" finale

Que ce soit dans une énumération, dans la parataxe, ou dans une phrase complexe qui multiplierait les subordonnées, les remarques comme les portraits se concluent souvent sur une "chute", percutante, propre à frapper l’esprit du lecteur : « Vous êtes homme de bien, vous ne songez ni à plaire ni à déplaire aux favoris, uniquement attaché à votre maître et à votre devoir : vous êtes perdu. » (De la cour », § 40, éd. I) De même, voici le néant où sont renvoyés les courtisans « inaccessibles » : « on n’en approche pas, jusqu’à ce que, venant à s’éteindre, ils tombent, et par leur chute deviennent traitables, mais inutiles. » (« Des grands », § 32, éd. VI) La chute est encore plus brutale et saisissante quand elle intervient après une énumération : «  les grands sont entourés, salués, respectés ; les petits entourent, saluent, se prosternent ; et tous sont contents. » (« Des grands », § 5, éd. IV)

Les discours rapportés

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Aussi bien dans les portraits particuliers que dans les remarques plus générales, La Bruyère insère des discours rapportés, révélateurs, par le ton et le vocabulaire, des défauts rapportés. Ainsi, dans « De la société et de la conversation », il nous présente Cydias, le « bel esprit » : « Cydias, après avoir toussé, relevé sa manchette, étendu la main et ouvert les doigts, débite gravement ses pensées quintessenciées et ses raisonnements sophistiqués.» (§ 75, éd. VIII) Puis il reproduit ses discours, qu’il accompagne de commentaires critiques :

il n’ouvre la bouche que pour contredire : « Il me semble, dit-il gracieusement, que c’est tout le contraire de ce que vous dites » ; ou : « Je ne saurais être de votre opinion » ; ou bien : « Ç’a été autrefois mon entêtement, comme il est le vôtre, mais… Il y a trois choses, ajoute-t-il, à considérer… », et il en ajoute une quatrième ».

Parfois phrase brève, telle une citation, parfois trait d’esprit qui résume le portrait, parfois encore discours plus développé, ce recours au discours direct accentue encore l’impression du lecteur d’être face à des acteurs jouant un rôle sur cette scène de théâtre qu’est, notamment, le salon mondain ou la cour. Parfois même, comme avec Acis, La Bruyère dialogue avec son personnage, ou, sous les traits du sage philosophe, interpelle le puissant Clitiphon.

Cette fusion des discours dans le portrait est d’autant plus frappante que s’entremêlent les formulations indirecte, indirecte libre et directe, celle-ci se confondant avec les commentaires du moraliste car elle n’est signalée ni par les guillemets ni par la typographie dans les premières éditions des Caractères. Il va jusqu’à tromper le lecteur par un pastiche, habilement annoncé, comme par « MONTAIGNE dirait… » (« De la société et de la conversation », § 30, éd. V) ou, dans « De la cour » :

Un vieil auteur, et dont j’ose rapporter ici les propres termes, de peur d’en affaiblir le sens par ma traduction, dit que s’élongner des petits, voire de ses pareils, et iceulx vilainer et dépriser ; s’accointer de grands et puissans en tous biens et chevances, et en cette leur cointise et privauté estre de tous ébats, gabs, mommeries, et vilaines besoignes ; estre eshonté, saffranier et sans point de vergogne ; endurer brocards et gausseries de tous chacuns, sans pour ce feindre de cheminer en avant, et à tout son entregent, engendre heur et fortune. (§ 54, éd. IV)

CONCLUSION

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S’interroger sur l’image que donne La Bruyère de la société de son temps ou sur sa volonté de moraliste, c’est forcément s’intéresser à ses procédés d’écriture. Sans être exhaustif, nous avons essayé d’en dégager les principaux, récurrents, que nous retrouverons dans les textes expliqués.  

Gustave Lanson, dans son Histoire de la littérature française, en 1895, a insisté sur la richesse du style de La Bruyère, en mettant en évidence une des clés, sa volonté de susciter la surprise pour faire réagir son lecteur, l’« instruire », mais aussi de lui « plaire » par la variété de ses remarques :

« Il s’applique aussi à varier les tours, il multiplie les figures ; il use surtout de l’antithèse, tantôt ramassée en deux traits rapides, tantôt développée en vastes membres symétriques, tantôt curieusement inégale, par l’extension du premier membre et le resserrement du second, qui surprend d’autant plus. Avec l’antithèse, il prodigue l’ironie où il est maître : il se plaît à dérouter le lecteur par l’exposition flegmatique de la pensée contraire à celle qu’il veut enfoncer, jusqu’à ce qu’un mot, un tout petit mot parfois, tout à la fin du morceau, donne la clef du reste, et nous découvre qu’il faut renverser tous les termes. »

Corpus

CORPUS : La Bruyère, Les Caractères

CORPUS : Parcours associé
"la comédie sociale"

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