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Parcours associé au Discours de la servitude volontaire de La Boétie :
"Défendre" et "entretenir" la liberté (2ème partie)

Denis Diderot, Encyclopédie, 1751-1772, « Autorité politique » 

Pour lire

l'article

Le "siècle des Lumières" : la conquête de la liberté 

Les libertins du XVIIème siècle, dont beaucoup ont contesté le christianisme officiel, ont remis au premier plan la question de la liberté, à la fois de conscience et d’expression, mais aussi dans tous les domaines de la vie sociale. Ce mouvement de contestation se poursuit au XVIIIème siècle, mais en allant beaucoup plus loin dans la réflexion sur le lien entre le pouvoir politique et le peuple que les écrivains, « philosophes des Lumières », entendent éclairer en expliquant tout ce qui entrave la liberté et en proposant des voies pour la maintenir.

Le siècle des Lumières

Montesquieu (1689-1755) est un des premiers, dans De l’Esprit des lois, paru en 1748, à réfléchir à l’organisation des pouvoirs la plus propre, en les limitant  les uns par les autres, pour empêcher les abus, à assurer à tous la liberté, précisément  définie : « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent : et si un citoyen pouvait faire ce qu'elles défendent, il n'aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir », « La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. »

Les écrivains des Lumières, aussi bien dans des ouvrages théoriques, comme Du Contrat social (1762) de Rousseau, que dans des œuvres plus divertissantes, telles des contes philosophiques ou des romans, entreprennent donc de transmettre des critiques mais aussi des idéaux en lien avec le sujet de la liberté, qu’ils développent aussi dans leurs articles didactiques, ceux du Dictionnaire philosophique (1764) de Voltaire, ou de l’immense ouvrage emblématique des Lumières, l’Encyclopédie (1751-1772) dirigée par Diderot et d’Alembert.

L’origine de l’autorité (premier paragraphe) 

Frontispice de l' Encyclopédie, tome 1, 1752

Denis Diderot (1713-1784) est le philosophe qui, avec d’Alembert, a dirigé l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences des arts et des techniques, somme de toutes les connaissances du siècle. Il a particulièrement lutté pour surmonter, de 1751 à 1772, les interdictions qui ont entravé la publication de ces vingt-huit volumes, articles et planches pour les illustrer, auxquels ont contribué les plus illustres de leurs contemporains, d’Holbach, Voltaire, Rousseau, et les plus éminents spécialistes de chaque discipline.

Cet article « Autorité politique » paraît dans le premier volume, en 1751, et montre que les définitions proposées dépassent la neutralité, l’objectivité attendue d’un article de dictionnaire, didactique. Il s’agit d’une argumentation qui interroge sur les limites de l’autorité de façon afin de déterminer à quelles conditions il est possible de maintenir la liberté inhérente à l’homme.

Frontispice de l' Encyclopédie, tome 1, 1752

Différents types d'autorité

Cette affirmation initiale conduit à analyser ce qui peut supprimer la liberté, en prenant comme point de départ  l’origine naturelle de l’autorité, « Si la nature a établi quelque autorité, c'est la puissance paternelle ». Mais l’homme ne vit plus dans l’état de nature, d’où la limite déjà introduite par l’indéfini « quelque », renforcée par celle de l’âge, l’accès de l’enfant à la raison qui lui restitue sa liberté : « mais la puissance paternelle a ses bornes ; et dans l'état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. »

En restant dans l’état social, il pose alors les deux sources qui peuvent ôter à l’homme cette liberté naturelle, nouvelle affirmation catégorique qui fait appel au jugement du lecteur, inclus dans le pronom indéfini « on » : « Qu'on examine bien et on la fera toujours remonter à l'une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s'en est emparé, ou le consentement de ceux qui s'y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et à qui ils ont déféré l'autorité. » Il annonce ainsi la construction de son argumentation, qui va reprendre ces deux origines.

Jean-François Janinet, Allégorie de la liberté, 1792. Eau-forte, 36,6 x 25,8. Musée du Louvre, Paris

La liberté naturelle

L’article s’ouvre sur une négation catégorique qui pose un postulat, que la liberté est inhérente à l’humanité : « Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. » Thèse audacieuse déjà car rappelons qu’à cette époque, l’esclavage n’est pas aboli. Cette thèse est reprise ensuite avec insistance : « La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison. » Deux raisons soutiennent ce « droit » affirmé : l’une relève de la religion, le créateur ayant donné à l’homme le libre-arbitre pour choisir entre le bien et le mal, l’autre de la philosophie qui, depuis l’antiquité, fait de la « raison » ce qui distingue l’homme des autres créatures. De ce fait, quel pouvoir pourrait être légitime pour ôter à l’homme sa liberté ?

Jean-François Janinet, Allégorie de la liberté, 1792. Eau-forte, 36,6 x 25,8. Musée du Louvre, Paris

Le pouvoir de la force (deuxième et troisième paragraphes) 

Un pouvoir illusoire

Dans un premier temps, la négation restrictive et le lexique péjoratif marquent un refus de légitimer la soumission obtenue par la force : « La puissance qui s'acquiert par la violence n'est qu'une usurpation. » Une autre critique restreint encore un tel pouvoir, limité dans sa durée : il « ne dure qu'autant que la force de celui qui commande l'emporte sur celle de ceux qui obéissent ». Les conflits deviennent alors inévitables entre le puissant tyran, « celui qui commande » par la « violence », et les sujets qu’il a asservis, susceptibles de le renverser : « si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu'ils secouent le joug, ils le font avec autant de droit et de justice que l'autre qui le leur avait imposé. » Le vocabulaire montre que Diderot inscrit ce rejet dans un cadre juridique : « La même loi qui a fait l'autorité la défait alors ; c'est la loi du plus fort. »

Son échec

Mais il se place ensuite dans la perspective d’une évolution possible, soutenue par le présent de vérité générale : « Quelquefois l'autorité qui s'établit par la violence change de nature ; c'est lorsqu'elle continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu'on a soumis ». L’insistance, marquée par l’adjectif, « consentement exprès », réinstaure la liberté en suggérant l’établissement d’un contrat, qui met fin au pouvoir tyrannique : « et celui qui se l'était arrogée devenant alors prince cesse d'être tyran. » À nouveau, on note la rigueur de cet article, avec l’annonce du développement suivant.

Un contrat politique (quatrième paragraphe) 

Diderot est athée, mais il écrit alors que la monarchie absolue est dite "de droit divin". Il est donc habile d’invoquer un argument religieux pour imposer à la monarchie aussi une limite : « C'est Dieu dont le pouvoir est toujours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux qu'absolu, qui ne perd jamais de ses droits et ne les communique point. » Ainsi, s’il admet le pouvoir monarchique, il lui impose la conséquence de ce sur quoi il se fonde en faisant du roi le représentant de Dieu : « Il permet pour le bien commun et le maintien de la société que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu'ils obéissent à l'un d'eux ; mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve ». 

École du Palais de Charles le Chauve, vers 869-870. Peinture sur parchemin, 27 x 21. BnF

La préservation de la liberté

Diderot accorde la prééminence à cette notion de contrat, fondé sur le « consentement des peuples », mais, à nouveau, il insiste sur les objectifs à imposer à ce gouvernement : il « suppose nécessairement des conditions qui en rendent l'usage légitime utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignent entre des limites ». L’essentiel est de viser le bien commun, d’où le retour à l’étymologie du terme « république », la « chose publique », donc il est important de ne pas tomber dans des excès, dénoncés par les négations redoublées : « car l'homme ne peut ni ne doit se donner entièrement et sans réserve à un autre homme, parce qu'il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui il appartient tout entier. »

L’antithèse, accentuée par le parallélisme syntaxique, insiste à nouveau sur le refus des excès, en condamnant tout abus de pouvoir : « afin que la créature ne s'arroge pas les droits du créateur. » Le verbe péjoratif montre qu’aux yeux de Diderot, dans ce cas la monarchie deviendrait à son tour une usurpation, donc une menace pour la liberté.

Le monarque de droit divin : École du Palais de Charles le Chauve, vers 869-870. Peinture sur parchemin, 27 x 21. BnF

La critique de la monarchie française

Diderot critique ensuite un des codes de la Cour, « fléchir le genou », se prosterner devant le roi, ce que l’on nomme alors l’étiquette, critiquée par un lexique hyperbolique, péjoratif : « Toute autre soumission est la véritable d'idolâtrie ». Il emploie à ce propos un argument a fortiori : comment le monarque peut-il exiger ce que Dieu lui-même ne demande pas ? Il associe, en effet, dans sa dénonciation les rituels, politique comme religieux, qui tous visent  à soumettre l’homme, ce que souligne la négation restrictive : ce « n'est qu'une cérémonie extérieure, dont le vrai Dieu qui demande le cœur et l'esprit ne se soucie guère, et qu'il abandonne à l'institution des hommes pour en faire, comme il leur conviendra, des marques d'un culte civil et politique, ou d'un culte de religion. » Il oppose ainsi un consentement libre et intérieur du sujet, du « cœur » et de « l’âme », au pouvoir, qu’il soit monarchique ou religieux, à une obligation superficielle, qui transforme la monarchie en un « culte ».

Pour soutenir son argumentation, il compare la monarchie française à la monarchie parlementaire anglaise dans laquelle le pouvoir du roi est limité. Alors que, dans les deux pays, le cérémonial est le même, il fait  ressortir la différence, accentuée par le parallélisme entre les deux adjectifs, « innocente ou criminelle », et les deux monarchies : « Ainsi ce ne sont pas ces cérémonies en elles-mêmes, mais l'esprit de leur établissement qui en rend la pratique innocente ou criminelle. Un Anglais n'a point de scrupule à servir le roi le genou en terre ; le cérémonial ne signifie que ce qu’on a voulu qu’on signifiât ». En Angleterre, ce n’est donc qu’une marque de respect pour le statut social supérieur, tandis qu’en France, c’est le signe de la sacralisation du monarque que dénonçait déjà La Boétie. À cette pratique, il oppose la critique, introduite par le connecteur « mais », qui conclut le paragraphe, avec un lexique particulièrement péjoratif soutenu par le rythme en gradation : « mais livrer son cœur, son esprit et sa conduite sans aucune réserve à la volonté et au caprice d'une pure créature, en faire l'unique et dernier motif de ses actions, c'est assurément un crime de lèse-majesté divine au premier chef... » L’argument s’achève ainsi sur un blâme violent de la monarchie "de droit divin" à laquelle non seulement il ôte toute légitimité – ce n’est que « le caprice d’une pure créature » – mais, plus grave encore, c’est une usurpation du seul pouvoir qui vaille, celui de Dieu, qualifiée par l’hyperbole, « un crime de lèse-majesté divine au premier chef ».

La nature du contrat (dernier paragraphe) 

L’article se termine par un éloge de l’autorité fondée sur un « contrat ».

         Elle empêche les excès du pouvoir absolu par une dépendance réciproque : « Le prince tient de ses sujets mêmes l'autorité qu'il a sur eux ». De ce fait, la puissance royale est strictement encadrée, « cette autorité est bornée par les lois de la nature et de l'État », ce qui préserve la liberté du peuple : « Le prince ne peut donc disposer de son pouvoir et de ses sujets sans le consentement de la nation et indépendamment du choix marqué par le contrat de soumission ».

         Son autre avantage est que le pouvoir trouve ainsi une stabilité, car le peuple en assure toujours la durée : « partout la nation est en droit de maintenir envers et contre tout le contrat qu'elle a fait ; aucune puissance ne peut le changer ».

         Enfin, ce type de gouvernement donne au peuple la liberté de son destin, car il peut choisir de modifier le « contrat » : « et quant il n'a plus lieu, elle rentre dans le droit et dans la pleine liberté d'en passer un nouveau avec qui et comme il lui plaît. » Diderot termine par une hypothèse particulièrement audacieuse, puisqu’il imagine la fin des Bourbons, « C'est ce qui arriverait en France si, par le plus grand des malheurs, la famille entière régnante venait à s'éteindre jusque dans ses moindres rejetons ». Il prend soin d’être prudent en déplorant cette chute, mais la conséquence, «  alors le sceptre et la couronne retourneraient à la nation », amène clairement l’idée d’une république.

CONCLUSION

Cet extrait illustre parfaitement la nature et le rôle de l’Encyclopédie. Bien loin de n’être qu’un dictionnaire, donc de fournir des informations objectives, sa neutralité n’est qu’apparente car l’article, par une argumentation rigoureuse, formule des analyses critiques et propose un idéal, ici celui qui limite le pouvoir monarchique en rendant au peuple toute sa liberté. Il permet aussi de comprendre les raisons qui ont entravé, à plusieurs reprises, sa publication, car les auteurs y font souvent preuve d’audace, comme Diderot qui conteste le « culte » qui sacralise abusivement un roi "de droit divin", comme il conteste aussi une religion qui donne plus de place à l’apparence qu’à une foi sincère.
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Jacques-Louis David, Le Serment du jeu de paume, 1790. Huile sur toile, 65 x 88,7. Musée Carnavalet, Paris

Ainsi, Diderot dépasse même le souhait d’une monarchie parlementaire sur le modèle anglais, fréquent chez les philosophes des Lumières, pour poser un idéal de liberté républicaine. Sa présentation d’un « contrat », qui se fonde sur le « consentement » du peuple, annonce l’essai de Rousseau, Le Contrat social, en 1762, en posant  aussi les prémisses de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui, après l’affirmation de liberté dans ses premiers mots, « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », remet l’autorité entre les mains du peuple dans l’article 3 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. »

Prolongement : Jean-Jacques François Le Barbier, La Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen, vers 1790 

Pour prolonger l’étude de l’article « Autorité politique » de Diderot, sera proposée une observation du tableau de Le Barbier, en deux temps :

  • Une lecture commentée des dix-sept articles, en s’attachant notamment à l’affirmation de la liberté, sous ses différentes formes, face aux obligations posées ;

  • Une observation iconographique, à la fois de la forme prise, celle de « tables de la loi », et des éléments figuratifs, pour dégager leur symbolisme et le lien avec le « siècle des Lumières ».

Pour  voir une analyse

Le Barbier, La Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen, vers 1790. Huile sur bois, 71 x 56. Musée Carnavalet

Le Barbier, La Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen, vers 1790. Huile sur bois, 71 x 56. Musée Carnavalet

Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764, « Guerre », du début à "... barbarismes" 

Pour  voir le texte

Voltaire a très peu participé à l’Encyclopédie, une quarantaine d’articles environ, mais le projet d’un dictionnaire pour transmettre les idées des Lumières, a suscité son intérêt, d’où le sous-titre envisagé pour son œuvre personnelle, La Raison par l’alphabet. En revanche, le volume considérable de cet ouvrage collectif lui paraît limiter sa portée : « Je voudrais bien savoir quel mal peut faire un livre qui coûte cent écus. Jamais vingt volumes in-folio ne feront de révolution ; ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre. Si l’Évangile avait coûté douze cents sesterces, jamais la religion chrétienne ne se serait établie. » Ainsi s’explique le titre finalement choisi, Dictionnaire philosophique portatif, 73 articles en 352 pages, publiés en 1764, par prudence, anonymement à Genève. Mais cela n’empêche pas un scandale, d’abord à Genève où le livre est condamné à être brûlé pour son audace religieuse, puis qui s’étend à l’ensemble des capitales européennes, aux Pays-Bas puis à Berne, à Paris, à Rome…  

D’un dictionnaire le lecteur attend des informations, des connaissances précisées, une approche didactique. Mais est-ce vraiment le cas dans ce passage ? Dans quelle tonalité s’inscrit cet extrait ?  

Le règne de Louis XIV s’est terminé par des guerres qui ont ruiné le trésor public et provoqué de violentes critiques dans la littérature, chez Fénelon ou La Bruyère par exemple. Mais le XVIIIème siècle est loin de mettre fin aux conflits, entre les guerres de succession, les rivalités territoriales, voire coloniales entre la France et l’Angleterre, et, surtout, la guerre dite "de sept ans" qui, de 1756 à 1763, oppose les nations européennes. Voltaire a déjà dénoncé la guerre dans son conte philosophique, Candide (1759), paru quelques années après être revenu de son séjour auprès de Frédéric II de Prusse. 

Joachim Tietze, Frédéric II à la bataille de Zorndorf, 1904. Huile sur toile, copie d’une œuvre disparue de Carl Röchling. Grand Palais, Paris

Joachim Tietze, Frédéric II à la bataille de Zorndorf, 1904. Huile sur toile, copie d’une œuvre disparue de Carl Röchling. Grand Palais, Paris

Première partie : une définition ? (du début à la ligne 15) 

Un rappel historique

Voltaire adopte ensuite une approche historique pour remonter à l’origine de la guerre, nommée plaisamment « invention », et l’ironie se retrouve dans l’objectif invoqué : « Cette invention fut d’abord cultivée par des nations assemblées pour leur bien commun ». Il est, en effet, démenti par l’exemple antique, car contredit par le verbe hyperbolique, « exterminer », dans le discours rapporté : « la diète des Grecs déclara à la diète de la Phrygie et des peuples voisins qu’elle allait partir sur un millier de barques de pêcheurs pour aller les exterminer si elle pouvait. »

Aucune volonté de froide objectivité donc, mais une critique qui fait appel à des exemples précis, que Voltaire lui-même a pu observer lors de son séjour en Prusse : « pour peu qu’il ait vu les hôpitaux des armées d’Allemagne, et qu’il ait passé dans quelques villages où il se sera fait quelque grand exploit de guerre. » Il est aisé d’ailleurs de reconnaître l’ironie de Voltaire dans l’oxymore qui ferme ce paragraphe puisque cet « exploit » ne conduit qu’à des horreurs.

L’ironie se poursuit au début du deuxième paragraphe, dirigée contre tous ceux qui ont considéré la guerre comme un « art » qu’ils se sont employés à étudier, renforcée par le rythme ternaire de l’énumération en gradation des horreurs provoquées : « C’est sans doute un très bel art que celui qui désole les campagnes, détruit les habitations, et fait périr, année commune, quarante mille hommes sur cent mille. »

École anglaise, La bataille de Neumark en Silésie, le 5 décembre 1757, XVIIIème siècle. Lithographie colorisée

École anglaise, La bataille de Neumark en Silésie, le 5 décembre 1757, XVIIIème siècle. Lithographie colorisée

Un jugement critique

L’ouverture d’un article de dictionnaire est censée poser une définition. Or, ici, la formulation fait appel au jugement d’un supposé partisan de la guerre pour mettre en évidence un jugement totalement inverse, en décrivant les conséquences terribles de la guerre : « Le plus déterminé des flatteurs conviendra sans peine que la guerre traîne toujours à sa suite la peste et la famine ».
Carthage envahie par les Romains, troisième guerre punique. Enluminure, XVIème siècle

De la même façon, il emprunte à l’historien latin Tite-Live les exemples qui relatent les premiers combats de Rome contre les autres peuples du Latium, les Étrusques, les Volsques avant la guerre, restée célèbre contre Hannibal et le peuple carthaginois. Mais, à nouveau, il dénonce la raison absurde de ces guerres en insistant sur l’époque de leur déroulement : « Le peuple romain assemblé jugeait qu’il était de son intérêt d’aller se battre avant moisson contre le peuple de Veïes, ou contre les Volsques. » En quoi est-il bénéfique de choisir la guerre au lieu de l’agriculture utile au peuple ? De même, le rappel des guerres puniques, de 246 à la destruction de Carthage en 146 av. J.-C., les rend dérisoires par la formulation de leur cause qui contraste avec leur durée : « tous les Romains, étant en colère contre tous les Carthaginois, se battirent longtemps sur mer et sur terre. »

Carthage envahie par les Romains, troisième guerre punique. Enluminure, XVIème siècle

La phrase qui conclut ouvre alors un horizon d’attente, « Il n’en est pas de même aujourd’hui » qui amène le lecteur à s’interroger : les guerres du XVIIIème siècle sont-elles plus raisonnables ?

La suite de l’article prend la forme d’un récit, dont la tonalité rappelle les contes philosophiques chers à Voltaire, rendu vivant par le présent de narration, et qui met en place, avec ironie, les étapes successives qui conduisent à la guerre.

Deuxième partie : le déclenchement d’une guerre moderne (des lignes 16 à 28) 

Une guerre de succession

Depuis plusieurs siècles l’Europe est déchirée par des guerres de succession, d’où l’origine évoquée par Voltaire à partir de l’intervention d’« un généalogiste » : il « prouve à un prince qu’il descend en droite ligne d’un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille, il y a trois ou quatre cents ans, avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. » Comme dans un conte, l’article indéfini fait des personnages des stéréotypes, et on note l’absence de tout cadre spatio-temporel. L’absurdité de cette cause est mise en valeur par le contraste entre la proximité invoquée (« en droite ligne ») et la distance temporelle, accentuée encore par la négation finale. De même, l’opposition est marquée entre cette distance, « des prétentions éloignées » et le constat tiré sur la succession : « le prince et son conseil voient son droit évident. » Ici s’ajoute une autre critique, le rôle nocif des conseillers du prince, qui soutiennent, par flatterie et par intérêt, son ambition.

Le droit de la guerre

Depuis l’antiquité, les philosophes se sont intéressés au droit de la guerre, et la question de la guerre juste est reprise au XVIème siècle, par exemple dans Gargantua de Rabelais avec l’opposition entre le mauvais seigneur, Picrochole, et le bon seigneur, Pantagruel. Elle se prolonge dans les siècles suivants, et Voltaire souligne à quel point rien ne vient légitimer cette guerre : « Cette province, qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu’elle ne le connaît pas, qu’elle n’a nulle envie d’être gouvernée par lui ; que, pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur consentement ». Il pose ainsi un modèle idéal, fondés sur trois critères : la proximité avec le peuple, le lien à créer avec lui pour obtenir son adhésion, et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le rythme ternaire en gradation accentue encore, à la fois d’absurdité de cette situation et l’absence de toute légitimité, dénonciation très audacieuse à son époque comme le souligne la réaction finale du prince, sourd à toute raison : « ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. »

Le recrutement

Le paradoxe est la facilité du recrutement, avec l’adverbe qui en traduit la rapidité, alors même qu’il y a le risque de mourir : « Il trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre ». Rappelons qu’à cette époque sont souvent recrutés des mercenaires, poussés par la misère populaire. L’énumération des aspects de leur préparation adopte un ordre qui met en valeur la dénonciation de ce qui ressemble plus à une parade pour le carnaval qu’à une guerre à mener. L’accent est mis, en effet, sur leur habillement, allant du plus général, l’uniforme, au plus dérisoire, l’ornementation des chapeaux, l’important étant la couleur, le coût limité vu les matériaux grossiers : « il les habille d’un gros drap bleu à cent dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc ». Ces futurs soldats sont ensuite caricaturés, transformés en marionnettes, quand on « les fait tourner à droite et à gauche », d’où le contraste entre leur ridicule et la chute à la fin de cette phrase  qui magnifie la guerre : « et marche à la gloire. »

Troisième partie : la brutalité de la guerre (des lignes 29 à 42) 

Son extension

Sans la nommer, Voltaire rappelle ici les réalités de la guerre de Sept ans, avec le jeu des alliances : d’abord ne concernant  que la France et l’Angleterre, les royaumes de Prusse et d’Espagne, les empires des Habsbourg et de Russie finissent par s’y impliquer comme s’il s’agissait d’un moment de réjouissance : « Les autres princes qui entendent parler de cette équipée y prennent part, chacun selon son pouvoir ».

Alors même que la guerre s'est étendue, la double négation montre qu’en revanche elle a perdu toute signification : ils s’enrôlent « non seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s’agit. »

L’ironie soutient cette dénonciation de l’aspect irrationnel, totalement aléatoire, de ces alliances, avec l’énumération ternaire des chiffres introduite par l’anaphore de l’adverbe« tantôt », « On voit à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq », avec des liens, eux aussi, aléatoires : « se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant et s’attaquant tour à tour ». Le reproche s'applique aux soldats, en raison de la pratique du mercenariat, le seul mobile étant le gain et non plus la défense de la liberté ou la résistance à la tyrannie : « Des peuples assez éloignés entendent dire qu’on va se battre, et qu’il y a cinq ou six sous par jour à gagner pour eux s’ils veulent être de la partie : ils […] vont vendre leurs services à quiconque veut les employer. » 

La Bataille d’Arques, 1589 : les mercenaires suisses au service d’Henri IV

La Bataille d’Arques, 1589 : les mercenaires suisses au service d’Henri IV

La violence ressort aussi du nombre mis en valeur, « Ces multitudes s’acharnent les unes contre les autres », jusqu’à  la conclusion hyperbolique : « toutes d’accord en un seul point, celui de faire tout le mal possible. »

Attribué à Gérard Hoet, La Bataille de Clavijo, XVIIème siècle. Tableau sur cuivre, 86 x 68

Le triomphe de la violence

Ces brefs paragraphes, juxtaposés, rythment ainsi les combats dont Voltaire accentue la violence, par le lexique qui qualifie les belligérants et les exemples cités de conquérants sanguinaires, connus pour leur cruauté : ils « couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires que Gengis-kan, Tamerlan, Bajazet, n’en traînèrent à leur suite. » Les sonorités, avec les allitérations en [m] et en [t], soutiennent cette violence. Une comparaison ôte aussi au combat toute dignité : « ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs ». Ils sont transformés en brigands, tandis que l’image d’une moisson fait du massacre un travail agricole, sauf qu’au lieu d’épis ce sont les corps qu’ils abattent. 

Attribué à Gérard Hoet, La Bataille de Clavijo, XVIIème siècle. Tableau sur cuivre, 86 x 68

Quatrième partie : la critique religieuse (de la ligne 43 à la fin) 

La religion accusée

Le dernier paragraphe pousse à l’extrême la critique, dès l’opposition qui l’introduit. D’un côté il y a « le merveilleux », terme qui rapproche la religion de la mythologie et de la légende, suivi du présentatif « c’est que » qui introduit, lui, l’horreur de « cette entreprise infernale » conduite par « des meurtriers ». Les verbes hyperboliques, « exterminer », répété et précisé, « par le feu et par le fer », « égorger », concrétisent le massacre. La première accusation vise le rituel religieux qui précède le combat : « chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain. » Le choix du terme religieux, « prochain », indique clairement la trahison du message religieux lui-même : le premier commandement affirme "Tu ne tueras point", alors même que le rituel cherche au contraire à justifier la guerre.

Avant le combat, la bénédiction des troupes

Avant le combat, la bénédiction des troupes

L'indignation de Voltaire

Mais c’est encore pire quand Voltaire dépeint ce qui se passe après le combat, en faisant référence au "Te deum", chanté en action de grâce. Son indignation ressort des violentes oppositions. La première hypothèse, avec ses négations, relève du cynisme : «  Si un chef n’a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n’en remercie point Dieu ». Mais l’ironie se fait encore plus acerbe pour illustrer le véritable « bonheur » qui justifie le chant de prière : « lorsqu’il y en a eu environ dix mille d’exterminés par le feu et par le fer, et que, pour comble de grâce, quelque ville a été détruite de fond en comble ». Pour remercier Dieu il faut donc pousser l’horreur à son pire degré.

Mais cet appui apporté à la guerre par la religion est lui aussi présenté comme absurde. L’essentiel est, en effet, la beauté du chant « à quatre parties », alors que les paroles en latin ne peuvent être comprises des combattants, « une chanson assez longue, composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu », critique à laquelle Voltaire ajoute plaisamment une critique de latiniste érudit, comme si elle était encore plus grave : « et de plus toute farcie de barbarismes. 

CONCLUSION

Quel devrait être le rôle du « bon prince », sinon, précisément « défendre » et « entretenir » la liberté pour préserver à la fois son peuple mais aussi son pouvoir, car il serait alors apprécié de ses sujets ? Or, que nous montre Voltaire dans cet article, qui emprunte la forme plaisante d’un conte, sinon exactement le contraire ? Il dénonce avec toute la force de son ironie des princes qui, par ambition et soutenus par des conseillers serviles, provoquent des guerres insensées et multiplient les massacres. Ainsi la misère qui règne favorise le recrutement de mercenaires, et les libertés sont détruites, tandis que le pays s’appauvrit. Le pire est que l’Église, qui devrait, au contraire, prôner l’amour du « prochain » et la paix, s’associe à ces massacres, privant elle aussi les hommes de la liberté, leur droit naturel. Cette dénonciation indignée ne pouvait, bien évidemment, que conduire à la censure de ce Dictionnaire...

Étude d’ensemble : épreuves et luttes aux XIXème et XXème siècles

Durant ces deux siècles alternent des périodes de ruptures, avec des menaces et même des atteintes graves qui remettent en cause la liberté, sous toutes ses formes, et des élans de reconstruction.

Le XIXème siècle 

Au XIXème siècle se succèdent trois rois, Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe, deux empereurs, Napoléon Ier et son neveu, Louis-Napoléon Bonaparte, devenu Napoléon III, et deux républiques..., en liaison avec des émeutes, des révolutions... et une guerre ! Cela explique ce que l'on nomme "le mal du siècle", la désillusion d'une jeunesse qui a vu l'échec de ses rêves de gloire et de ses idéaux de liberté.

L'évolution des gouvernements au XIXème siècle

Le XIXème siècle: évolution politique

Ainsi, au XIXème siècle, la réflexion se poursuit autour de la liberté dans sa dimension politique, par exemple, sous la Restauration, le débat est vif entre les « libéraux », qui souhaitent le respect des acquis de La Révolution, et les « ultras » qui veulent le retour à la monarchie absolue. Si la « monarchie de Juillet » est plus apaisée, les conflits reprennent autour du droit de vote, fortement limité car fondé sur la fortune, et le pouvoir réprime fortement les révoltes.

Le coup d’État du 2 décembre 1851 marque un frein important car le Second Empire, s’il permet un important essor économique, est aussi très répressif pour les libertés publiques jusqu’à sa chute après la défaite qui met fin à la guerre avec la Prusse en 1870, suivi de la révolte sanglante de la Commune et une Troisième République ponctuée de nombreuses crises politiques car le peuple aspire à plus de droits, ce qui entraîne des revendications sociales et des grèves.

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La Seconde République en 1848 apporte des lois libérales : outre l'élargissement du droit de vote à tous les hommes de plus de 21 ans, l'esclavage est aboli, grâce à l'action de Victor Schœlcher, ainsi que la peine de mort pour raisons politiques. La liberté de la presse, le droit de réunion, le droit à l'assistance pour les travailleurs sont proclamés... Cela suscite un immense espoir, dans la jeunesse notamment qui aspirait à cette liberté. Mais dès 1849, sous la présidence de Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, une assemblée conservatrice est élue.  TAinsi, les clubs et les réunions politiques sont interdits, la loi Falloux rend à l'Eglise le pouvoir sur l'enseignement, des lois répressives sont votées : limitation de la liberté de la presse et de réunion, du droit de grève...jusqu'au droit de vote.

Hermann Vogel, Victor Hugo plante l’arbre de la liberté sur la place Royale en 1848, 1892-1893. Aquarelle, 44,5 x 37,5, in Actes et paroles, Avant l’exil. Maison de Victor Hugo

Le XXème siècle 

Le XX° siècle, lui, commence par une dizaine d'années qualifiées de "Belle Époque", malgré les crises qui la ponctuent. C’est une période brillante dans le monde des arts et des lettres, que la guerre de 1914 interrompt brutalement, en ouvrant une véritable crise de civilisation. 

Après l'armistice de 1918, l'espoir d'un monde meilleur renaît, soutenu par une reconstruction active, mais ce n'est qu'un "entre-deux-guerres" : l'effervescence artistique, autant de signes de liberté, par exemple autour du surréalisme, masque mal les menaces, qui conduisent aux destructions terribles de la seconde guerre mondiale : les massacres et l’oppression relancent alors le combat pour  rétablir la liberté. La reconstruction qui suit la libération, en 1944, plonge le pays dans le rythme de vie de ce que l'on nomme "les Trente Glorieuses", et les artistes accompagnent cet élan de renouveau.

Le mouvement de Mai 68, cependant, signale déjà l'arrivée d'une nouvelle crise : les modèles politique, économique et social sont remis en cause, on assiste à un éclatement des valeurs qui n'épargne pas le monde des lettres et des arts, lancé à la recherche de voies d'expression nouvelles propres à affirmer la liberté.

Lectures cursives : Benjamin Constant, Paul  Éluard, Jacques Prévost 

Pour voir

les textes

Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1819

D’origine suisse, d’origine suisse, c’est en France que Benjamin Constant (1767-1830) se fait connaître à la fois comme écrivain de romans, avec Adolphe (1816), et comme homme politique, en tant que député, de son élection en 1819 à sa mort. À la veille de son élection, il prononce, à l’Athénée Royal de Paris, établissement d’enseignement fondé en 1802, son discours, ensuite transcrit, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. Il fait suite à une série de lectures, de décembre 1818 à juin 1819,  sur la Constitution britannique. Celui qui deviendra le chef de file de l’opposition libérale y pose le débat sur les critères propres à maintenir la liberté qui suit la chute de l’Empire. Dans cet extrait, deux conceptions de la liberté s’opposent, celle héritée de l’antiquité et celle des temps modernes : quelle place est, dans cette comparaison, assurée au maintien de la liberté individuelle ?

Jean-Baptiste Alexandre Barban, Benjamin Constant à la tribune du Tribunat, gravure in Histoire du Consulat et de l’Empire d’Adolphe Tiers, 1870. BnF

Jean-Baptiste Alexandre Barban, Benjamin Constant à la tribune du Tribunat, gravure in Histoire du Consulat et de l’Empire d’Adolphe Tiers, 1870. BnF

Première partie : la liberté des Modernes (1er et 2ème paragraphes)

Le primat de l’individu

L’extrait s’ouvre sur une interrogation indirecte, « ce que, de nos jours un Anglais, un Français, un habitant des États-Unis de l’Amérique, entendent par le mot de liberté », qui interpelle les auditeurs de ce discours, en annonçant une première partie : une définition de la liberté dans les États qui, après une révolution, ont mis en place un régime politique fondé sur une constitution. L'anaphore, « C’est pour chacun », souligne d’emblée la place prépondérante accordée à l’individu dans les quatre formes de liberté affirmées depuis, en France, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. De même, les déterminants possessifs, « son », « sa », « ses », et l’ordre des mots posant le pouvoir de décider, « lui et ses associés », montrent à quel point l’individu est présenté comme maître de son destin, dans tous les domaines.

Les formes de liberté

La loi d’Habeas Corpus, fac-simile

         La définition commence par la première, la liberté de corps, celle posée par l’Angleterre dès 1679 par la loi sur l’"Habeas Corpus" qui réprime les abus, « une loi pour mieux assurer la liberté du sujet et pour la prévention des emprisonnements outre-mer », puis le "Bill of Rights" qui la complète en 1689. La première exigence est, en effet, comme le marque la négation restrictive, « de n’être soumis qu’aux lois », et non pas à « la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus », d’abord en conservant son intégrité physique sur laquelle insiste l’énumération des négations : « de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière ».

La loi d’Habeas Corpus, fac-simile

         Sont ensuite énumérés des droits qui tous affirment la liberté du choix dans tous les domaines de l’existence, à commencer par celui « de dire son opinion », c’est-à-dire la libre expression. Ils s’appliquent ensuite dans la vie professionnelle, « choisir son industrie et [...] l’exercer », puis dans sa vie privée, en insistant sur le fait de « disposer de sa propriété, d’en abuser même ». Enfin est affirmé le droit de libre circulation, accentuée par la double négation, dans sa concrétisation, « d’aller, de venir, sans en obtenir la permission », mais même  au plus profond de la relation entre l’individu et le pouvoir politique : « sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. »

          Viennent ensuite les deux conséquences de la liberté d’expression, la liberté de réunion dans deux domaines, d’abord dans la politique et l'économie, « pour conférer sur ses intérêts », puis dans la religion, , « pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent »,  enfin de façon beaucoup plus générale dans la vie privée :  « pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. » Le lexique ouvre ainsi une liberté totale à l’individu.

           Enfin est affirmé le droit pour l’individu d’exercer sa citoyenneté, « d’influer sur l’administration du gouvernement », en s’assurant du contrôle et de sa représentativité au sein des trois pouvoirs, exécutif, judiciaires et législatif, par « la nomination de tous ou de certains fonctionnaires », « par des représentations, des pétitions, des demandes ». Benjamin Constant dépeint ici les moyens par lesquels le citoyen délègue son pouvoir ; mais la fin de ce paragraphe introduit une restriction à ce rôle accordé au citoyen « que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. » S’il est inscrit dans la loi, rien ne garantit véritablement qu’il pourra s’exercer pleinement car la décision ultime reste entre les mains de « l’autorité ».

Deuxième partie : la liberté des Anciens (3ème paragraphe)

Une injonction, « Comparez maintenant à cette liberté celle des anciens », sert de transition à la seconde définition, la liberté telle qu’elle était conçue et pratiquée dans l’antiquité gréco-romaine.

Une liberté participative

La description s’ouvre sur la mise en valeur par les deux adverbes de ce qui a caractérisé le fonctionnement à Athènes, à la source de la démocratie : la liberté « consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière ». S’ensuit une énumération des pratiques alors confiées aux citoyens, portant sur les trois pouvoirs, exécutif, «  délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix », législatif, « conclure avec les étrangers des traités d’alliance, […] voter les lois », et judiciaire, « les jugements ».

Le peuple sur l’agora d’Athènes, in site « La Grèce-autrement »

Le peuple sur l’agora d’Athènes, in site « La Grèce-autrement »

À la fin, s’y ajoute un important pouvoir de contrôle, amenant à la possibilité de punir, si nécessaire, les abus et les exactions : « examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, […] les faire comparaître devant tout le peuple, […] les mettre en accusation, […] les condamner ou à les absoudre ». Il évoque ainsi le fonctionnement des institutions réunies sur l’agora, lieu central de la cité, mais rappelons que seuls y participent les hommes citoyens, soient environ 10% des habitants, nombre encore diminué à 14000 habitants par la loi de Périclès obligeant, pour l’accès à la citoyenneté, à avoir, non seulement un père mais aussi une mère fille de citoyen.

Une liberté limitée

Après cette énumération méliorative, le connecteur d’opposition « mais » introduit une importante limite, qui, du point de vue du XIXème siècle, vient nier la liberté. Dans l’antiquité, cette liberté n’est que « collective », car il y a « assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble », d’où la négation : « Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes ». L’individu est alors comme mis sous tutelle : « Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. » Constant reprend alors tous les « droits » mentionnés dans le paragraphe précédent, avec des négations en gradation : « Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. » Le lexique hyperbolique développe tout particulièrement la liberté de « culte », droit essentiel, « l’un des plus précieux » car établi après les conflits religieux qui ont bouleversé la France sous l’Ancien Régime. Il termine en reformulant les deux pouvoirs qui s’opposent, « l’autorité du corps social », c’est-à-dire un gouvernement qui fait primer le bien commun, au détriment de « la volonté des individus » : les citoyens doivent d’abord se soumettre à l’intérêt collectif.

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Ludwig Löffler, Les cinq éphores de Sparte, 1862, in Westermmanns Monastshefte 

Des exemples

Pour prouver la négation des libertés individuelles dans le monde antique, Constant recourt à des exemples historiques, dont les premiers sont empruntés à Plutarque : « Terpandre ne peut chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les Éphores ne s’offensent. » Ce musicien grec, célèbre au milieu du VIIème siècle av. J.-C., est connu pour son école de chant fondée à Sparte mais aussi pour sa transformation de la lyre, relatée sous deux formes : tantôt il serait passé de quatre cordes à sept, tantôt pour l’ajout d’une seule corde il aurait été châtié par les éphores, les cinq magistrats élus par le peuple pour gouverner la cité, et sa lyre inventée aurait été clouée au mur. Ainsi toute la vie, y compris la plus intime, doit se soumettre aux choix collectifs : « Le jeune Lacédémonien ne peut visiter librement sa nouvelle épouse. »

Constant rappelle aussi le rôle des censeurs à Rome, au nombre de deux dès le IVème siècle av. J.-C., fonction très prestigieuse. Non seulement, ils ont le droit de choisir ceux qui seront autorisés à siéger au Sénat, donc sont garants de leur respectabilité, mais il a aussi le « regimen morum », c’est-à-dire le pouvoir de décider de ce qui est bien ou mal au sein de la République : « À Rome, les censeurs portent un œil scrutateur dans l’intérieur des familles. »

La conclusion insiste sur la caractéristique de ces temps anciens, où la politique ne se distingue pas de la morale, elle aussi envisagée sous un aspect collectif : « Les lois règlent les mœurs, et comme les mœurs tiennent à tout, il n’y a rien que les lois ne règlent. »

Troisième partie : la place de l’individu (dernier paragraphe)

Le dernier paragraphe conclut cette comparaison, en marquant nettement les avantages et les inconvénients de ces deux conceptions de la liberté, nettement opposées. Leur différence repose sur la façon de considérer l’être humain, selon qu’est privilégié son statut de « citoyen » ou bien de « particulier ».

          Dans l’antiquité, deux dimensions s'opposent, collective et privée : « l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports privés. »Ainsi, Constant récapitule, en multipliant les énumérations verbales, les droits d'ensemble dont chaque citoyen dispose « comme portion du corps collectif », jusqu’au droit de « mort » sur ceux qui gouvernent, tandis qu’il est « soumis au corps collectif » dans tout ce qui le concerne personnellement, risquant, lui aussi, la « mort par la volonté discrétionnaire de l’ensemble dont il fait partie. »

          Tout s’inverse dans les temps « modernes », alors même que le peuple a vu ses droits reconnus, ce que marque la négation restrictive : « l’individu, indépendant dans sa vie privée, n’est […] souverain qu’en apparence. » Le lexique, « restreinte », « suspendue », « précautions », « entraves » souligne toutes les limites imposées à sa liberté, avec une dernière négation qui la nie avec force par le verbe « abdiquer ».

POUR CONCLURE

Ce texte, inséré dans les œuvres complètes de Benjamin Constant, garde les caractéristiques d’un discours public, à la fois par sa rigueur argumentative et son souci d’impliquer ses auditeurs. Prononcé alors que la monarchie a été restaurée et que les acquis de la Révolution sont peu à peu remis en cause, il mesure par sa comparaison l’exigence à remplir pour "défendre" et "entretenir" la liberté, un absolu respect de la liberté individuelle à ne jamais sacrifier pour obtenir la liberté politique qui reste cependant indispensable. 

Cela conduit donc à s’interroger : comment concilier les deux ? Quel système politique peut garantir les droits de l’individu dans sa vie privée ? Il  ne s’agit donc pas, pour lui, de suivre Rousseau qui, dans son Contrat social, en 1762, considère que chacun doit renoncer à ses droits particuliers pour obtenir l’égalité des droits que permet un ordre politique mis au service de l’intérêt collectif. Bien au contraire, il refuse que l’individu s’efface, et c’est pourquoi il souhaite que chaque citoyen puisse voter pour les représentants qui défendent ses intérêts personnels. Mais ce système politique – nous pouvons le constater aujourd’hui – ne reste-t-il pas, lui aussi, imparfait en conduisant à sacrifier le bien commun à des désirs particuliers, égoïstes, donc en multipliant les risques de conflits au sein de la société ?

Johann Jacob Weber, Une séance à la Chambre des députés, in Illustrirte Zeitung, 19 août 1843. Leipzig

Johann Jacob Weber, Une séance à la Chambre des députés, in Illustrirte Zeitung, 19 août 1843. Leipzig

Paul Éluard,  Poésie et vérité, « Liberté », 1942

Paul Éluard (1895-1952) a lui-même raconté la genèse de ce poème : « Je l’ai commencé en pensant que le nom qui viendrait à la fin, serait celui de la femme que j’aimais. » Mais il le compose alors que la Résistance s’organise pour lutter contre l’occupation nazie. Il remplace alors le nom de son épouse Nusch par celui de l’idéal proclamé, « Liberté ». 

Fernand Léger, pour illustrer « Liberté », 1953. Poème-objet, édition Seghers

Ce long poème fait partie du recueil Poésie et liberté, publié clandestinement en 1942, et il sera même parachuté au-dessus des maquis français par les avions de la Royal Air Force avant d’être inséré dans le recueil Au Rendez-vous allemand qui regroupe, en 1945, les poèmes composés pendant la guerre. Quels rôles ce poème attribue-t-il à la liberté ainsi célébrée ?

Fernand Léger, pour illustrer « Liberté », 1953. Poème-objet, édition Seghers

La structure du poème

La construction d'ensemble

Ce poème compte vingt quatrains de trois heptasyllabes suivis d’un tétrasyllabe, sans rimes, construits de la même façon, une énumération soutenue par l’anaphore de la préposition « Sur », et dont chacun se termine par un même vers, tel le refrain d’une chanson, « J’écris ton nom », dans lequel le pronom « Je » affirme l'engagement du poète par l’écriture. De plus, le tutoiement personnifie cette adresse, en rendant à la fois plus familier ce qui se révélera être un concept, en même temps valorisé. Mais il crée un effet d’attente car ce « nom », « Liberté », n’est révélé que dans le dernier vers, mis en exergue par la rupture métrique (4 / 3) après le dernier quatrain qui insiste sur le rôle du « mot ». Mais, dès le début du poème, le tutoiement employé dans son adresse a amplifié le concept.

Ce rôle accordé au « mot » remonte à l’antiquité grecque où les philosophes, comme Platon dans son dialogue Cratyle  (Vème-IVème siècle av. J.-C.), s’étaient déjà interrogés sur le langage, considéré soit comme un ensemble de signes arbitraires, relevant d’une simple convention admise, soit, comme l'affirme Platon, comme une représentation de la réalité révélatrice de l’essence même de la chose nommée. Nous retrouvons cela chez les symbolistes du XIXème siècle, tel Mallarmé qui, dans « Crise de vers », poème de Divagations (1893), reprend ce pouvoir révélateur du nom : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »

Dans ce dernier quatrain, en soulignant, de la même façon, « le pouvoir d’un mot », Éluard lui attribue un rôle salvateur, d’abord pour lui-même, quand l’écriture poétique devient à la fois le moyen de revivre, donc d'espérer – malgré les temps obscurs de la guerre et de l’’Occupation – et en fait sa destinée même : «  Je recommence ma vie / Je suis né pour te connaître ». Mais, en ajoutant « Pour te nommer », il offre ce rôle à tous ceux qui le liront, leur permettant à leur tour de percevoir toute la force du mot « Liberté ». En cela, il proclame aussi l'importance de l'engagement, que traduit l’alternance entre les déterminants possessifs de la 1ère personne du singulier, « mon », « ma », « mes », pour le sien, et l’article défini, « le », « la », « les », qui généralise et universalise les images.

L'ordre des images

La succession des images associées à la « liberté » présente une progression.

          Les deux premiers quatrains font directement référence à l’écriture, depuis sa découverte dans l’enfance, « Sur mes cahiers d’écolier / Sur mon pupitre », puis par la mention de tous les supports possibles, « arbres », « sable » », « neige », « pierre » sur laquelle on peut graver, et, bien sûr, les « pages » et le « papier ». mais deux éléments cités, « sang » et « cendre », introduisent une touche plus sinistre, en suggérant la mort. Le troisième quatrain, lui, est lié à des images de la vie politique, avec la tonalité épique produite par les « images dorées », et accentuée par l’allitération en [R], qu’il s’agisse de la guerre avec « les armes des guerriers, ou de la monarchie solennisée, avec « la couronne des rois ».

Jean Lurçat, « Liberté », 1943. Tapisserie de basse lisse, 283 x 330,5. Centre Pompidou

           Les sept quatrains suivants célèbrent ensuite, avec élan, toutes les beautés naturelles de l’univers, un peu comme si le poète recréait ainsi le monde, avec la succession des jours et des nuits et celle des « saisons ». À la fin de cette partie, un quatrain en magnifie la beauté, lumineuse, sonore et colorée : « Sur les formes scintillantes / Sur les cloches des couleurs / Sur la vérité physique ».

         Au centre du poème, un quatrain marque la transition de ce monde naturel, avec ses « sentiers », au monde humain, urbanisé, avec ses « routes », auquel est accordée une longueur équivalente de sept quatrains. Mais il se rétrécit peu à peu, depuis les « places » et les « maisons », en se resserrant sur le cadre familier au poète, « lampe », « chambre », « miroir », « lit », « porte » et « vitres », « [s]ur les objets familiers / Sur le flot du feu béni ».

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Pour en savoir plus, cliquer sur l'image

Dans ce cadre sont aussi présents les êtres chers, depuis le « chien », auquel est consacré le quatorzième quatrain, puis les « amis », mais là encore l’humanité est élargie : « Sur toute chair accordée / Sur le front de mes amis / Sur chaque main qui se tend » jusqu’à toutes les rencontres possibles : « Sur les lèvres attentives / Bien au-dessus du silence ».

          Les trois quatrains qui précèdent la conclusion révélatrice font plus directement écho à ce que peut vivre, comme le poète, tout être humain, des épreuves, « refuges détruits » et « phares écroulés », des moments où la vie semble avoir perdu son sens, « Sur les murs de mon ennui », où l’homme se retrouve confronté au vide, à « l’absence sans désir » et à « la solitude nue » et voit son seul horizon, « Sur les marches de la mort ». Il convient de ne pas oublier que les Français vivent alors toutes les souffrances de la guerre, que les combattants notamment sont séparés de ceux qu’ils aiment et risquent la mort. Mais Éluard ne termine sur ces notes sombres, bien au contraire ; dans le quatrain suivant, il ouvre la promesse d’une fin de ces douleurs et promet un avenir meilleur : « Sur la santé revenue / Sur le risque disparu / Sur l’espoir sans souvenir ».

Le poème, sous son apparence d’énumérations désordonnées est en fait construit en miroir : 3 quatrains, puis 7 pour l'univers, à nouveau 7 quatrains pour la dimension humaine, puis 3, le dernier venant résoudre le mystère.

Les beautés du monde

L'univers recréé

La liberté se trouve associée à toutes les beautés du monde, par les images qui font référence aux quatre éléments :

  • La terre, dans ses aspects les plus divers, avec « le sable », la « pierre », « la jungle et le désert », « la montagne », les « sentiers » et les « routes » avec un accent particulier mis sur la flore, « les arbres », « les genêts », « les champs, et la faune, avec les « nids » mais aussi l’évocation des « ailes des oiseaux », symboles traditionnels de liberté ;

  • L’eau, qu’elle se transforme en « neige », « orage » ou « pluie », qu’elle soit stagnante, « étang » et « lac », ou encore mouvante comme « la mer » ;

  • L’air est évoqué à la fois par « la mousse des nuages », mais aussi par l’« azur » du ciel.

  • Enfin, le feu intervient, d’abord par sa puissance destructrice, la « cendre », mais aussi par le reflet des astres sur l’eau, « soleil moisi » ou « lune vivante ».

De plus, chacun des éléments cités prend plus de puissance par l’image qui l’associe à une sensation, vue, ouïe, odorat, toucher et goût. Ainsi, il évoque « le pain blanc des journées », « la mousse des nuages », « les images dorées » ou encore « le flot du feu »…

La force de vivre

De cette énumération ressort la force de la vie, qui annonce l’espoir final de survie à la douloureuse épreuve de la guerre.

Déjà, le poème parcourt tous les âges de toute vie, en remontant le temps depuis « l’écho de mon enfance », puis se succèdent les « journées » et les « nuits ». L’hypallage, « les journées fiancées », à la fois marque cette succession mais introduit une personnification qui renvoie à l’âge où se découvre l’amour, un départ vers « l’horizon ». Les personnifications illustrent enfin la maturité avec « les sentiers éveillés », puis « les routes déployées », qui elle aussi provoque plusieurs changements, des « maisons », des échecs tel ce « lit coquille vide », mais aussi des élans marqués par « le tremplin de ma porte », ou « la vitre des surprises ». Finalement, « chaque bouffée d’aurore » offre une promesse d’une vie incessamment renouvelée, que souligne l’affirmation finale, Éluard insistant sur sa propre renaissance due à la poésie : « Et par le pouvoir d’un mot / Je recommence ma vie ».

POUR CONCLURE

Ce poème, par sa structure et les images qui se succèdent, met en évidence la liberté, inscrite dans la nature même, non seulement de l’univers avec toutes ses richesses, mais aussi dans le cours de la vie humaine. La liberté est donc à la fois sa source d’inspiration et sa raison de survivre aux « armes des guerriers ». Mais cet hymne à la liberté est illustré par l’écriture même du poème, libre par l’absence de ponctuation et de rimes organisées, libre aussi par les images jaillissantes, comme le voulait le surréalisme des années Trente qui a marqué les premiers recueils d’Éluard. Mais il s’éloigne ici des recherches surréalistes pour créer, dans un langage simple et musical, un poème qui reste dans les mémoires.

Jacques Prévost,  Poèmes pour l’an 2000, « Liberté », 1998

Né en 1939 à Valenciennes, Jacques Prévost a mené une carrière industrielle, en France et aux USA, qui, a priori, ne le prédisposait pas à l’écriture poétique. Mais sa pratique de la science l’a aussi amené à s’interroger sur les grandes questions existentielles, l’origine de l’univers, le sens de la vie humaine…, d’où la dédicace de son recueil Poèmes pour l’an 2000, paru en 1998 : « À mes enfants chéris / et aux autres enfants/ descendus des étoiles, / égarés ou perdus / sur notre Terre d’épreuves ». Ainsi, il justifie son recours à la poésie pour esquisser des réponses dans ses « Quelques mots de présentation » :

Parmi toutes les formes prises par l’art des hommes, la poésie et la musique sont celles qui parlent le plus directement à l’être secret et mystérieux endormi au fond du cœur. Étouffé sous nos désirs, assourdi par les tumultes et les agitations du monde, il est assoupi depuis si longtemps que nous avons oublié sa présence et que nous ne l’entendons plus guère. Parfois, cependant, une émotion l’éveille, ouvrant une voie qui nous permet d’entendre un court instant sa voix.définition originale de la liberté ?

Comment présente-t-il, dans ce poème en vers libres, une définition originale de la liberté ?

La structure du poème

Le titre « La Liberté » avec sa majuscule ouvre et ferme le poème en vers libres, et est aussi repris en son centre, au vers 12.

Pour définir ce terme, Prévost enchaîne une série d’oppositions scandées par deux anaphores au sein d’un même vers : « Ce n’est pas […], c’est ». Se succèdent ainsi dix distiques, dans lequel le rejet initial est suivi d’une affirmation, formant une rime intérieure, relancée ensuite par la conjonction « Et », d’abord dans quatre vers trisyllabiques, puis dans six tétrasyllabes. Ces définitions glissent aussi de l’emploi de six verbes à l’infinitif, rimant entre eux dans chaque distique, autant d’actions humaines, à celui de trois substantifs, en reprenant le même jeu des rimes entre eux, pour illustrer la liberté avant de revenir, aux vers 21 et 22, à un infinitif qui fait écho à l’enjeu du parcours : « Ce n’est pas discourir, c’est obtenir, / Et maintenir. »

Figure fractale : pour illustrer le recueil

Figure fractale : pour illustrer le recueil

Le dernier distique forme une conclusion qui, par les deux adjectifs formant une rime suivie suffisante, justifie ce dernier verbe, un des deux termes posés comme enjeu de ce parcours associé, l’importance d’une lutte permanente en faveur de la liberté : « Ce n’est pas facile, / C’est si fragile, / La Liberté. »

 

Des comportements souhaités

Les verbes à l’infinitif mettent en évidence des comportements, à la fois des refus, et des souhaits.

          Les refus mettent l’accent sur tout ce qui relève de l’individualisme, et amène l’homme à vouloir avant tout se protéger. Ainsi, s’il se montre fier de son « savoir », il n’en tirera aucune application concrète, car il préférera « partir » et « s’incliner », donc faire preuve de lâcheté, voire de peur, plutôt que de lutter ; de même, il choisira, égoïstement, son profit personnel, « prendre » et « gagner » ; enfin, il n’hésitera pas à « trahir », là encore par souci de son intérêt personnel.

         Par opposition, il invite à manifester sa liberté par ses actions, à chaque fois avec un redoublement verbal, comme « revenir » complété par « agir », ou « vouloir » par « pouvoir ». À l’avidité matérialiste, il oppose la générosité, « payer » et « donner », et au repli sur soi il répond par l’ouverture aux autres, « comprendre », et « apprendre », une tolérance fraternelle donc sur laquelle il insiste tout particulièrement avec « réunir » et « accueillir ». Il faut enfin savoir faire des choix, « refuser » notamment quand la liberté est menacée, mais aussi « remercier » quand elle est accordée ou soutenue. 

Des valeurs prônées

  • Les derniers distiques apportent une variation, d’abord au moyen de comparaisons imagées : en affirmant « Ce n’est pas un cadeau », il annonce déjà l’idée finale, la fragilité de la liberté, qui n’est pas un simple héritage, un acquis éternel mais « un flambeau », ce qui nous rappelle le siècle des Lumières et ses luttes pour la conquérir, à ne jamais oublier. En même temps, il reste lucide : la liberté est « un fardeau », car elle implique des choix, des responsabilités parfois lourdes à assumer, parfois même des échecs.

  • C’est à cela que font écho les trois termes abstraits suivants : « la faiblesse » est cette erreur qui considère que la lutte est inutile et favorise la lâcheté précédemment reprochée, tandis que « la sagesse » est, au contraire, la réflexion propre à éclairer les choix d’action, que « la noblesse » invite, elle, à assumer, en faisant preuve de grandeur d’âme et de courage, quels que soient les difficultés et les risques.

  • Les trois derniers substantifs complètent ces valeurs, le refus de croire que la liberté est « un avoir », à jamais acquis, et l’affirmation qu’au contraire, il faut savoir lutter pour la défendre, pour la regagner si nécessaire : « c’est un devoir, / Et un espoir ». C'est une obligation morale, qui promet un avenir meilleur.

Il invite ainsi chacun à ne pas se contenter de beaux discours sur l’importance de la liberté, mais à lutter pour l’inscrire dans la réalité présente et à venir : « Ce n’est pas discourir, c’est obtenir / Et maintenir. »

POUR CONCLURE

Dans sa simplicité, ce court poème offre une sorte de "mode d’emploi" qui répond à l’enjeu du parcours, « Défendre et entretenir la liberté ». Il ne pose pas de situations politiques précises, n’évoque pas de conflits particuliers, mais incite chaque lecteur à réfléchir à son propre comportement, à ses défauts aussi : lutte-t-il toujours suffisamment en faveur de la liberté, et pas seulement de la sienne mais de l’humanité à « accueillir » ? Ou bien a-t-il peur ? A-t-il conscience des dangers qui la menacent, ou bien ne pense-t-il qu’à satisfaire ses propres intérêts ? En 1998, ce sont bien les questions d’aujourd’hui sur les choix démocratiques et moraux que nous pose le poète…

Conclusion du parcours associé  

Aux origines du parcours

Nous avons pu constater que le Discours sur la servitude volontaire de La Boétie met en évidence, pour reprendre les deux verbes qui posent l’enjeu du parcours qui lui est associé, sa volonté de « défendre » la liberté, inscrite dans la nature même de l’homme et son bien le plus précieux, contre tout ce qui la menace, et de proposer des moyens pour l’« entretenir » en éclairant ses lecteurs sur le fonctionnement de leur « servitude », imposée, certes, mais aussi souvent acceptée. Non seulement nous naissons avec notre liberté, mais aussi avec la volonté de la défendre, explique-t-il.

Cette volonté, nous l'avons retrouvée dans les textes choisis, à commencer par ceux de l’antiquité gréco-romaine qui annoncent la réflexion de La Boétie sur la préservation de la liberté dans les différents régimes politiques, et s’interrogent sur la relation entre le gouvernement et les citoyens propre à préserver leur liberté. Ainsi, alors que La Boétie présente un portrait très critique du « tyran », oppresseur de son peuple, nous avons observé, avec Nicolas Machiavel et Thomas More, une approche inverse, destinée à faire ressortir les qualités attendues du « prince », et, tout particulièrement, comment il s’emploie à épargner ses sujets.

De la critique à l'idéal

Tous ces auteurs ont, en fait, le même but, qui va se poursuivre sous la monarchie absolue, éclairer leurs lecteurs pour les amener à ne pas renoncer à leur liberté : « s’ils la désiraient, ils l’auraient », écrit La Boétie, et nous avons retrouvé, chez La Mothe Le Vayer comme chez La Bruyère, les mêmes reproches qui visent à la fois les abus du monarque, son luxe, ses ambitions qui mènent aux guerres destructrices, dénoncées encore par Voltaire au XVIIIème siècle, et la faiblesse des peuples, depuis les courtisans serviles jusqu’à ceux qui encouragent et accomplissent les plus terribles massacres. La guerre, aux yeux de tous ces auteurs, est, en effet, la preuve même du pouvoir des gouvernements sur les peuples, propre à supprimer leur liberté fondamentale, le droit de vivre. Ainsi, à la liberté s’associent l’égalité et la fraternité, deux valeurs qui vont forger la pensée des "Lumières", soutenue, comme dans l’Encyclopédie, par l’idée d’un « contrat » à passer entre le monarque et ses sujets, fondé, non sur la force ou la violence, mais sur leur intérêt mutuel.

La réflexion actuelle

Avec les changements politiques du XIXème siècle et l’évolution du contexte historique, économique et social – on est à présent bien loin de la cité grecque ou des princes de la Renaissance –, le double enjeu, « défendre » et « entretenir » la liberté devient plus complexe, et les réponses s’enrichissent avec le pluriel, « les libertés », telles que les présente Benjamin Constant. Cependant, de ce fait, les menaces sont, elles aussi plus complexes. Bien sûr, il y a toujours le risque de la guerre, comme l’a montré le XXème siècle, qui impose de remettre l’accent sur « l’espoir » que la résistance permettra de retrouver le bonheur de la paix, comme le proclame Paul Éluard. Mais, comme l’explique Constant, le monde moderne remet aussi au centre du débat, non plus la dimension collective du mot « liberté », mais sa dimension privée, comme un droit revendiqué par chaque être dans sa vie quotidienne : il n’est plus question alors de « servitude volontaire », bien au contraire, mais de construire les conditions qui permettront de l'« obtenir » et de la « maintenir » comme les énonce Jacques Prévost.

Dans le prolongement de La Boétie, ce parcours nous a donc amenés à définir le mot « liberté » sous deux aspects :

  • Dans son sens politique, la faculté de toute nation de se gouverner en disposant de la garantie de ses droits fondamentaux, liberté de penser, de parler, d’écrire, de participer de façon égalitaire à l’établissement de la loi et à l’exécution de la justice.

  • Dans son sens privé, le droit de tout homme de vivre sans dépendre des décisions arbitraires de ses semblables, en disposant de sa sécurité pour lui-même et pour ses biens, et en adoptant le mode de vie et l’avenir qu’il souhaite.

Toute la question reste donc de trouver le moyen de concilier ces deux approches, pour que l’une ne vienne pas menacer l’autre… comme tente de le formuler Alexis de Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique (1835-1840) : « D’après la notion moderne, la notion démocratique, et, j’ose le dire, la notion juste de la liberté, chaque homme étant présumé avoir reçu de la nature les lumières nécessaires pour se conduire, apporte en naissant un droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables, en tout ce qui n’a rapport qu’à lui-même, et à régler comme il l’entend sa propre destinée. »

         Bien sûr, ce parcours a dû faire des choix, forcément subjectifs, à commencer par celui de se limiter aux auteurs français là où des auteurs étrangers auraient pu l’enrichir, depuis les discours de Martin Luther King dans les années Soixante, jusqu’aux romans de George Orwell, comme La Ferme des animaux, en 1945, ou d’Aldous Huxley, comme Le meilleur des Mondes (1932) ou 1984 (1949). Autant de lectures personnelles qui peuvent être proposées. Il a aussi fallu choisir parmi les différents genres littéraires : essai, article de dictionnaire, voire discours transcrit, les écrits didactiques ont pris plus de place parce qu’ils favorisaient une argumentation directe, que ceux qui, tels les récits sous forme d’apologue, d’utopie, reposent sur une argumentation indirecte. L’absence de romans engagés en faveur de la liberté, si nombreux au XIXème siècle, et de pièces de théâtre, depuis Hugo jusqu’à Sartre ou Camus en passant par Anouilh ou Giraudoux, s’explique notamment par la difficulté de trouver l’expression de la révolte ou des revendications dans un passage suffisamment bref et qui n’exigerait pas une longue présentation de l’intrigue et des personnages.

Écrit d’appropriation : un discours 

SUJET : Rédiger un bref discours pour répondre à Benjamin Constant en défendant une conception actuelle de la liberté.

Un écrit d’appropriation offre un double intérêt pour mesurer la compréhension de ce parcours : pour le fond, il oblige à reprendre les analyses autour du concept de liberté, soutenues par des arguments et des exemples ; pour la forme, il implique le choix de la tonalité la plus adaptée à la consigne.

           Le verbe-clé de ce sujet, « rédiger », est suivi d’un complément qui indique la forme à adopter : « un bref discours ». Il invite donc à revoir les formes prises par le discours, genre littéraire à l’origine oral mais ici écrit, et les procédés qui lui donnent sa force : pour l'énonciation, la place accordée au locuteur et à ses destinataires – un court paratexte peut présenter le contexte – et pour la modalisation qui permet d’entraîner l’adhésion.

         Un deuxième verbe indique l’objectif de ce discours : « répondre à Benjamin Constant ». Il est donc utile de relire l’explication de ce texte, pour dégager ce sur quoi porte la réponse attendue : une vision critique de la liberté « chez les modernes » puisqu’il conclut en affirmant que « l’individu, indépendant dans sa vie privée, n’est, même dans les États les plus libres, souverain qu’en apparence. » La réponse niera donc ce jugement pessimiste, pour montrer que la « souveraineté » de l’individu n’est ni « restreinte » ni « suspendue », et que l’idée de « l’abdiquer » n’est pas de mise. Une recherche d’arguments et d’exemples pour les soutenir s’impose.

          Enfin le dernier verbe au gérondif, « en défendant » est complété par « une conception actuelle de la liberté », posant ainsi une double exigence :

  • pour le contexte : il ne s’agit pas de remonter aux temps anciens, mais d’inscrire l’argumentation dans le contexte actuel, mais sans limite spatiale. Donc les exemples peuvent être choisis au-delà du cadre strictement français.

  • pour la tonalité : le verbe invite à opposer aux critiques de Constant un éloge, mais qui n’impose pas de choix sur les qualités de la liberté « actuelle » qui seront mises en valeur. Il est ainsi possible de valoriser la liberté « privée », de montrer qu’elle n’est pas limitée par le poids de la vie politique, et, surtout, que les citoyens entendent bien en jouir pleinement.

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