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Parcours associé au Discours de la servitude volontaire de La Boétie :
"Défendre" et "entretenir" la liberté (1ère partie)

Présentation du corpus 

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Observation

La construction de ce parcours associé a été choisie pour faire apparaître l’évolution du concept de liberté en fonction des réalités historiques, politiques et sociales, en envisageant ses différentes formes et à travers plusieurs genres littéraires.

Dans un premier temps a donc été abordé l’héritage antique de La Boétie, qui, en tant qu’humaniste de la Renaissance, a été nourri de la réflexion des philosophes grecs et romains sur la liberté, qui se sont penchés aux critères qui la fondent et sur les menaces qui pèsent sur elle.

Pour les contemporains de La Boétie, les auteurs choisis lui apportent des réponses, mais posent aussi des idéaux, ce qui permet de découvrir le rôle de l’utopie. Leur réflexion se prolonge au XVIIème siècle autour de la monarchie absolue, et de ses caractéristiques, notamment de la servitude qu’elle a mise en place. Cela conduit les écrivains du XVIIIIème siècle à la critiquer plus fortement, en cherchant aussi quelles seraient les conditions nécessaires pour remettre la liberté au premier plan, ce que fera la révolution de 1789. Les textes retenus amènent à observer d’autres genres littéraires : l’article de dictionnaire et l’apologue. Pour ces quatre moments historiques, huit explications détaillées et les lectures cursives sur des textes complémentaires ouvrent le choix de l’orientation à privilégier,

Tout est alors en place pour poursuivre la défense de la liberté aux XIXème et XXème siècles : les changements politiques et les crises qui marquent ces deux siècles font évoluer ce concept, qui à la fois s’enrichit et s’intériorise, ce que trois lectures illustrent : un discours transcrit et deux poèmes. La conclusion formule une réponse à la problématique, associée à un travail d’écriture amenant les élèves à prendre parti eux-mêmes.

Mise en place de la problématique

L’intitulé du parcours associé au Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie inverse la perspective de l'écrivain en mettant l’accent, non plus sur l’asservissement des peuples mais sur la liberté, dont l’écrivain souligne  cependant, dans la première partie de son essai, qu’elle est « le bien le plus précieux », inscrit dans la nature même de l’homme tel que l’a définie son créateur divin.

Les deux verbes à l’infinitif posent un double enjeu :

  • Placé en premier, « défendre », sous-entend que la liberté a des « « ennemis » : lesquels et dotés de quelles armes ? Qui peut – voire doit – la « défendre », en usant de quels moyens ? L’évolution du contexte historique, économique et social conduit forcément à des réponses différentes à ces questions quand il s’agit de la cité grecque antique, de l’empire romain, des monarchies absolues ou de la démocratie sous ses diverses formes.

  • Le second « entretenir » accentue l’idée que la liberté est sans cesse menacée, même quand elle paraît établie, voire solide : il faudra donc définir ces menaces, parfois manifestes, parfois plus dissimulées.

Platon, La République, 384-377 av. J.-C., VIII, 566d-568d, de "Dans les premiers jours..." à "... bien obligé." 

Pour lire l'extrait

L'héritage de la Grèce antique 

Dans l’antiquité, la Grèce est divisée en des multitudes de cités dont chacune a sa propre organisation politique, souvent très différente comme celles de Sparte et Athènes. Or, au Vème siècle le commerce se développe, et les récits des voyageurs amènent le développement des connaissances, et les philosophes entreprennent de comparer les différentes formes de gouvernement, monarchie, oligarchie, démocratie.

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Mais, pour la plupart d’entre eux, ils rejettent avec force la tyrannie, qui menace tout système, y compris la démocratie. Bien sûr, celle-ci n’est pas complète alors au sens où nous l’entendons aujourd’hui, puisqu’elle ne concerne que les citoyens libres, mais elle a du moins le mérite de reposer sur des institutions solides et sur des lois qui doivent faire autorité et viser le bien commun. La réflexion philosophique explique, cependant, que dans tout système la liberté est sans cesse menacée, et propose une réflexion pour la « maintenir ».

L'Acropole d'Athènes : le lieu des institutions au Vème siècle

Lui-même disciple de Socrate, Platon a vécu l’apogée de la démocratie athénienne, , mais a aussi séjourné en Sicile, aux côtés du tyran Denys de Syracuse. La République est un dialogue entre le philosophe Socrate et les deux frères de Platon, Glaucon et Adimante, en douze livres. Le principe de la progression du dialogue est ce que Socrate a nommé la maïeutique, c’est-à-dire l’art d’ « accoucher » les esprits, un jeu de questions/réponses, dont le but est d’amener « l’élève » à formuler lui-même la vérité. Il a commencé par présenter les différentes formes de gouvernement, puis, après avoir montré comment la démocratie a produit l’anarchie, il aborde le changement qui suit avec l’arrivée d’un « protecteur » du peuple, en déroulant cinq étapes successives.

Première étape : la démagogie (du début à la ligne 5)   

La séduction du peuple, ou démagogie, est indispensable pour conquérir le pouvoir. Il s’agit  donc, pour le tyran, d’allier la dissimulation de ses intentions, d’où le verbe « affecte », qui traduit l’hypocrisie de son comportement « doux et affable envers tous ». Il rassure ainsi le peuple, recourt même à la flatterie, « il sourit et fait bon accueil à tous ceux qu’il rencontre », et met tout en œuvre pour séduire : il « promet beaucoup en particulier et en public ». Enfin, il ne recule pas devant la corruption, en accordant des avantages matériels : il « remet des dettes, partage des terres au peuple et à ses favoris ». Il agit donc en protecteur du peuple pour s’assurer de son soutien. La formulation négative à la fin de la question, « n’est-ce pas », oblige Adamante à reconnaître la vérité de ce portrait : « Il le faut bien ».

Deuxième étape : les guerres (lignes 6-16) 

Vient ensuite un paradoxe : alors que cet homme s’est présenté comme un pacificateur puisqu’« il s'est débarrassé de ses ennemis du dehors, en traitant avec les uns, en ruinant les autres » et qu’il se trouve ainsi « tranquille de ce côté, il commence toujours par susciter des guerres », car ce sont elles qui vont asseoir son pouvoir. Habile psychologue, il joue donc sur la peur du peuple face au danger pour qu’il éprouve d’autant plus « le besoin d’un chef. »

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Mais la guerre coûte cher, ce qui exige la levée d’« impôts », de ce fait, le peuple se retrouve « appauvri[….] et est obligé de penser à sa survie économique avant de penser aux luttes politiques : ils doivent « songer à leurs besoins quotidiens, et conspirent moins contre lui ». La guerre apporte donc à ce chef la sécurité, et offre même un autre avantage : elle est un moyen pratique de se débarrasser de ceux qui pourraient s’opposer à lui, parce qu’ils ont « l’esprit trop libre pour lui permettre de commander ». La guerre devient donc un « prétexte » pour « les perdre, en les livrant aux coups de l’ennemi ».

Un combat de l'Iliade

En cautionnant les hypothèses successives, le destinataire accepte cette deuxième étape politique : « Pour toutes ces raisons il est inévitable qu’un tyran fomente toujours la  guerre. – Inévitable. »

Troisième étape : les purges (des lignes 17 à 35) 

Cependant, ce comportement du tyran peut susciter des adversaires, donc le mettre en danger : « il se rend de plus en plus odieux ». Même parmi ses fidèles, ses partisans, « ceux qui ont contribué à son élévation », il peut y avoir des résistances : « plusieurs parlent librement soit devant lui, soit entre eux, et critiquent ce qui se passe – du moins les plus courageux ». Ces résistants sont d’autant plus dangereux, que tous sont des hommes « de quelque valeur », déjà par leur « courage », mais aussi par d’autres qualités qui leur donnent « de l’influence » : « grandeur d’âme », « prudence », c’est-à-dire une forme de sagesse, « richesses ». La menace pour le chef vient alors de l’intérieur, et Platon introduit donc l’image de la « purge », un engrenage d’éliminations présenté ironiquement par Socrate comme un « bonheur » alors même que le lexique les montre comme inévitables : « il faut », « il doit », « il est réduit, bon gré mal gré », « il y est contraint ». À l’ironie de Socrate fait écho celle d’Adamante, « Belle manière de le purger ! », car, si cette image est empruntée à la médecine, elle est inversée car il s’agit ici d’enlever « ce qu’il y a de bon », car tout homme « de quelque valeur » risque de  devenir un rival. La conclusion, toujours ironique, fait du tyran un prisonnier de sa propre tyrannie en l’enfermant dans un choix insoluble : « Le voilà donc lié par une bienheureuse nécessité, qui l'oblige à vivre avec des gens méprisables ou à renoncer à la vie ! », la destruction de la cité ou bien la sienne.

Quatrième étape : la protection du tyran (des lignes 35 à 54) 

Le comportement du tyran menace forcément sa sécurité. Pour l’assurer, il doit donc se protéger, se constituer une « garde nombreuse et fidèle ». Platon mentionne deux solutions. La première est suggérée par Adamante, le recours à des mercenaires, recrutés par un salaire, désignés ensuite par la métaphore péjorative, des « frelons étrangers » ; la seconde, avancée par Socrate, est de s'approprier des esclaves, d’« enlever des esclaves aux citoyens », puis de les affranchir, afin de se les attacher par une forme de gratitude, soulignée par l’exclamation hyperbolique : « ce seront là ses gardiens les plus fidèles ! ». Il a donc remplacé des hommes nobles et sages par des hommes de basse origine et, le plus souvent, sans éducation, d’où l’ironie renouvelée : « elle est bienheureuse la condition du tyran ». Mais il s’est ainsi aliéné une large partie de la population, « les honnêtes gens », à la fois ceux qu’il cherche à éliminer et ceux qui ont été dépouillés de leurs « esclaves », leur possession personnelle : ils « le haïssent et le fuient », résultat corroboré par la question d’Adamante : « Hé! peuvent-ils faire autrement ? »

Cinquième étape : les abus du tyran (de la ligne 55 à la fin)   

L’extrait est coupé, en raison d’une digression, ce que confirme l’aveu : « nous nous sommes écartés du sujet. Revenons-en à l’armée ». En la décrivant comme « « belle, nombreuse, diverse et toujours renouvelée », il met en évidence le coût nécessaire à l'entretien des troupes. Deux moyens sont alors mentionnés :

  • Le premier est de s’approprier le bien collectif, les « trésors sacrés » de la cité, pour récupérer « le produit de leur vente ». C’est du vol pur et simple, particulièrement grave puisqu’il dépouille ainsi les dieux eux-mêmes.

  • Le second est d’exploiter son peuple en l’écrasant sous les impôts pour maintenir son pouvoir et satisfaire ses plaisirs : « il vivra du bien de son père, lui, ses commensaux, ses favoris et ses maîtresses. » Cette image du « père » rappelle que le tyran est le « fils » de ceux qui l’ont porté au pouvoir : « le peuple qui a donné naissance au tyran le nourrira, lui et sa suite. » Une question est alors sous-jacente : le peuple n’est-il pas alors responsable du malheur qui finit par l’accabler ?

CONCLUSION

Ce passage illustre la mise en place de la tyrannie par le peuple lui-même, donc issue de la démocratie même dans la cité d’Athènes, ce qui annonce l'idée de « servitude volontaire » développée par La Boétie. Elle naît donc, paradoxalement, de la démocratie, quand le peuple se laisse duper. On sent toute la méfiance de Platon face à ceux qui, aveugles, croient facilement les belles promesses et, cupides, sont prompts à se laisser corrompre. Autant de critiques que reprendra La Boétie, nourri des textes des philosophes grecs.Platon en dégage les conséquences :
  • pour le tyran, contraint de toujours se préoccuper de sa propre sécurité, en ne s’entourant que de gens sur lesquels il est sûr d’avoir une emprise totale, mais souvent peu recommandables ;

  • pour le peuple lui-même, trompé, asservi et opprimé.

Lecture cursive : Plutarque, Les Vies parallèles des hommes illustres, 100-110, "Périclès"

Pour lire l'extrait

Plutarque (46-125) veut faire œuvre d’historien, mais il fait montre d’une conception particulière : pour lui, l'histoire se construit à partir des « hommes illustres ». Parmi ceux-ci figure Périclès, considéré comme l’exemple même de l’apogée d’Athènes au V° siècle, alors une démocratie. Mais pour Plutarque, l’accès au pouvoir de Périclès n’a pas été si démocratique…Mais a-t-il vraiment menacé la liberté ?

L'accès au pouvoir (1er paragraphe)

La méthode de Plutarque consiste à poser plusieurs opinions historiques, parfois opposées, pour donner l’impression de laisser le lecteur juger lui-même. Mais, en réalité, il l’influence dans sa façon de les présenter. Ainsi, ici il oppose l’opinion de Thucydide, « une sorte d’aristocratie » et celle de « plusieurs autres » : leur nombre et le fait de les placer en seconde position montrent que cette opinion a sa préférence. Or, ils le voient comme un démagogue, qui s’est « s’insinu[é] dans les bonnes grâces du peuple », qu'il a séduit en satisfaisant son intérêt financier, par la « distribution des terres conquises » ou par la rémunération de l’assistance aux spectacles ou de l’accomplissement de ses devoirs civiques. Procédé qui vise donc à satisfaire les désirs les plus bas du peuple pour conquérir le pouvoir et s’y maintenir dont Boétie soulignera à quel point il est un « outil » efficace de la tyrannie.

Il voulait l’emporter sur son rival, Cimon, chef du parti aristocratique, mais celui-ci fait preuve d’une vraie générosité envers le peuple tandis que Périclès, lui, se montre généreux « avec les deniers publics ». Plutarque l’accuse donc de corruption.​

Tancredi Scarpelli, Le Triomphe de la démagogie, 1929. Lithographie en couleur in Storia d’Italia de Paolo Giudici

Tancredi Scarpelli, Le Triomphe de la démagogie, 1929. Lithographie en couleur in Storia d’Italia de Paolo Giudicipg

La puissance de Périclès (2ème et 3ème paragraphes)

Son évolution

Les paragraphes suivants inversent cette image négative, une fois que Périclès a conquis le pouvoir, avec des formules fortes pour mettre en valeur sa puissance, « Athènes, c’était Périclès », soulignée par l’énumération, « Gouvernement, finances, armées, trirèmes, empire des îles et de la mer, puissance absolue sur les Grecs, puissance absolue sur les nations barbares, sur tous les peuples soumis et muets, fortifiée par les amitiés, les alliances des rois puissants », et par la répétition : « il attira tout à lui, il tenait tout dans ses mains ». Une série d’images montre le changement de Périclès, soulignée par l’anaphore : « Ce n’était plus ce démagogue voguant à tous les vents populaires », qui suggère un bateau sans gouvernail ni capitaine pour caractériser la versatilité du populiste, puis « Ce n’était plus […] comme un instrument dont les cordes détendues ne rendent que des sons languissants et sans énergie », qui dépeint un gouvernement sans réelle autorité. À cela s’oppose l’image d’un cavalier résolu, qui « tint les rênes ».

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Philippe von Foltz, Oraison funèbre de Périclès, 1877. Rijksmuseum, Pays-Bas

Un éloge

Cela introduit un éloge de Périclès, qui met en relief ses qualités principales, à partir d’une métaphore filée qui le compare à un « médecin traitant une maladie grave ».

         C’est d’abord l'éloquence dont il reprend la puissance posée par Platon, « l’art de maîtriser les esprits », donc utile pour guider le peuple mais vers le bien collectif, afin de le guérir. Il en dépeint l’habile maniement, adapté à chaque situation, lui accordant la liberté en lui laissant « l’usage d’une chose qui lui plaît, et qui ne peut nuire », ou lui imposant des interdits, « des remèdes énergiques et violents », pour réprimer les désordres. Tout cela repose sur toutes les qualités propres à la rhétorique, sur les deux composantes du discours, le "logos" pour convaincre « par le raisonnement », et le "pathos" pour émouvoir « par la persuasion ».

        Mais cela exige une autre qualité, une profondeur psychologique, « la connaissance des penchants et des passions », qui lui permet de répondre aux préoccupations des citoyens, « par l’espérance ou la crainte ».

       Il insiste ensuite sur l'autoritarisme, la « force » d'une « autorité princière et presque souveraine », nécessaire vu la puissance de la cité d’Athènes et la résistance possible d’« un peuple possesseur d’un si vaste empire, [où] mille causes produisaient des désordres de toute sorte », car il peut devenir une « foule opiniâtre ».

       Enfin, il termine en mettant en valeur son incorruptibilité, qui lui a valu « la confiance » totale du peuple : il était « insensible à l’appât des richesses », et a ainsi renforcé l’unité des citoyens et la puissance d’Athènes, soulignée par le chiasme : « ayant trouvé sa patrie grande et opulente, [il] l’avait élevée au comble de l’opulence et de la grandeur ».

Bilan sur le gouvernement de Périclès (4ème paragraphe)

C’est après sa mort que chacun va mesurer le véritable mérite de Périclès, par contraste avec ses successeurs que Plutarque ne nomme pas. Mais son allusion est manifeste à celui qui prit aussitôt sa suite, Cléon, que Thucydide, exilé par lui, présente comme « le plus violent des citoyens et fort écouté du peuple », car issu, non pas de l’aristocratie mais du peuple même, habile démagogue qui vida le trésor de la cité. Malgré l'autoritarisme de Périclès, qui a amené à  qualifier son gouvernement de « monarchie », voire de « tyrannie », Plutarque conclut par une image méliorative : son pouvoir a été « un boulevard de salut » pour Athènes. Après lui, Athènes commence sa décadence politique, en alliant la « corruption » à « tant de passions mauvaises » que Périclès avait « réduites […] à l’impuissance ».

Le Buste de Périclès, copie romaine de l’original de Crésilas en marbre vers 430 av. J.-C.. Musée de Vatican

CONCLUSION

Ce portrait présente une réflexion intéressante sur la conquête du pouvoir : finalement, la démagogie originelle de Périclès, dénoncée comme le fera, bien après lui La Boétie, est effacée, car elle a servi l’intérêt de la cité. En quelque sorte, Plutarque considère que "la fin justifie les moyens".

Mais, comme Platon, Plutarque manifeste une méfiance envers le peuple, donc envers la démocratie : le peuple est facile à séduire, voire à corrompre, et il se laisse guider par ses « passions ». Autre reproche que soutient également l’essai de La Boétie en montrant comment il aliène lui-même sa propre liberté en permettant au tyran de se maintenir au pouvoir. En fait, la liberté ne peut donc être entretenue que dans une démocratie mais si celui qui est à la tête du gouvernement se montre fort pour viser la justice et l’intérêt collectif.​

Le Buste de Périclès, copie romaine de l’original de Crésilas en marbre vers 430 av. J.-C.. Musée du Vatican

Cicéron, La République, 54 av. J.-C., Livre I, XXVI-XXXV,

L'héritage de l'antiquité romaine 

Statue d’Auguste à la Prima Porta, Ier siècle. Marbre, 204 cm. Chiaramonti Museum, Rome

Rome s’est fondée sur la monarchie, jusqu’à la chute de Tarquin le Superbe en 509 av. J..-C., chassé les patriciens, qui imposent alors une république, fortement dominée par cette aristocratie. Sa devise, SPQR (Senatus populusque Romanus) l’importance de l’alliance entre le peuple et le Sénat, qui vote les lois, cautionne les élections aux diverses magistratures, décide aussi du fonctionnement de l’économie, tel le montant des impôts  et le coût de l’armée. les fonctions. Mais peu à peu le pouvoir des sénateurs patriciens s’est affaibli au profit des plébéiens, qui obtiennent, en 367 av. J.-C., le droit d’élire un consul. Ces divisions sont, entre autres, une des causes des crises politiques qui vont ébranler la république romaine, telle la guerre civile, entre Marius et Sylla, qui a conduit à la dictature de celui-ci en 82 av. J-C. après sa victoire, puis entre César et Pompée, enfin entre ses deux successeurs en conflit, Marc-Antoine et Octavien. Le triomphe d’Octavien sur son rival met fin à la république quand, en 29 av. J.-C., il se proclame empereur, sous le nom d'Auguste.

Statue d’Auguste à la Prima Porta, Ier siècle. Marbre, 204 cm. Chiaramonti Museum, Rome

Cicéron (106-43 av. J.-C.) se fait d’abord connaître par ses talents d’avocat, qui lui permettent d’accéder au  consulat en 63 av. J.-C., année où il prononce aussi ses Catilinaires, quatre discours contre celui qui a mené une conjuration contre la république romaine. Exilé en 58 av. J.-C. pour avoir fait exécuter plusieurs conjurés sans respecter les procédures légales, il revient un an après à Rome et va vivre la guerre civile entre Pompée et César, sans véritablement jouer  un rôle politique mais en poursuivant sa réflexion sur le pouvoir. Il prend ses distances avec César, dont il avait fait l’exemple même dans La République, mais qui, s’il est maître de Rome, n’est pas le tyran sanguinaire qui lui valut d’être assassiné en 44 av. J.-C.  Cicéron choisit alors le parti d’Octavien, le futur empereur Auguste, contre celui de Marc-Antoine alors au pouvoir : à nouveau exilé, il est assassiné le jour de son départ.

Cesare Maccari, Cicéron dénonce Catilina, 1889. Fresque, Palazzo Madama, Rome

Outre ses discours dans les tribunaux, Cicéron a laissé de nombreux ouvrages, notamment des essais politiques. Ainsi, sur le modèle de La République de Platon,  il imagine un dialogue entre Scipion Émilien, général romain célèbre pour avoir détruit Carthage et consul, et Lélius, lui aussi consul et son ami. Lélius joue ici le rôle du disciple, mais le texte est moins vivant que le dialogue de Platon car la maïeutique n’y est plus réellement pratiquée : c’est surtout Scipion qui développe longuement ses conceptions politiques, et Lélius intervient peu. Dans ce passage, Cicéron, par la bouche de Scipion, pèse les avantages et les inconvénients des trois principales formes de gouvernement.​

Cesare Maccari, Cicéron dénonce Catilina, 1889. Fresque, Palazzo Madama, Rome

Pour lire l'extrait

Paragraphe XXV  : les trois formes de gouvernement  

Nicolas Poussin, L’Enlèvement des Sabines, 1634-1635. Huile sur toile, 154-206. Metropolitan Museum of Art, New York

Le premier paragraphe part du titre de l’ouvrage, La République, signifiant « la chose publique », donc « la chose du peuple ». Or, ce peuple a besoin d’une autorité, qui peut s’exercer sous trois formes, que définit successivement Cicéron : la monarchie, où elle est « dans la main d’un seul », l’aristocratie, « dans quelques mains choisies », enfin la démocratie où « toute chose réside dans le peuple. » Ces trois formes de gouvernement sont acceptées, aucune n’étant « parfaite », mais seulement « tolérable », et il y ajoute une condition : que « le lien qui a primitivement réuni les hommes en société, dans un intérêt commun, conserve toute sa force ».

Nicolas Poussin, L’Enlèvement des Sabines (sous la monarchie), 1634-1635. Huile sur toile, 154-206. Metropolitan Museum of Art, New York

 Cependant un premier doute est introduit sur ce point concernant la démocratie, pour laquelle « cette supposition para[ît] la moins favorable », évidente méfiance à l’égard du peuple. Une seconde réserve intervient également, car Cicéron reste lucide sur les défauts de la nature humaine : « sauf quelques injustices et quelques passions jetées à la traverse ».

Paragraphes XXVII et XXVIII  : les défauts des différents gouvernements  

Un reproche à chacune

L’adjectif « tolérable » ayant indiqué que ces trois formes de gouvernement ne sont pas sans défauts, Cicéron les précise pour chacune d’elles. Pour la monarchie, il souligne le manque de liberté pour le peuple, totalement soumis  au pouvoir absolu d’un seul, « dépouillé de droit et de pouvoir public ». Un gouvernement aristocratique ne permet qu’à une partie du peuple, ceux que l’on nomme à Rome les patriciens, de participer au pouvoir, le plus grand nombre : « la multitude » est « privée de toute puissance et de toute délibération publique ». Pour la démocratie, le reproche est double :
  • On note une première réserve sur la qualité même du peuple : « en le supposant juste et modéré ». La foule n’a-t-elle souvent fait la preuve de réactions excessives ?

  • La seconde critique porte sur un excès d’égalité, qui ne permet pas aux meilleurs de se distinguer : il n’y a « aucune gradation dans ses rangs » puisque chacun y est mis sur le même plan, indépendamment de son mérite propre.

L'instabilité

À cela, s’ajoute l’instabilité car chacune de ces formes porte en elle le principe de sa corruption, illustrée par une image maritime : « son passage glissant et rapide vers un écueil voisin ». Cicéron s’appuie sur des exemples historiques pour expliquer que la  monarchie se corrompt en tyrannie, comme « le barbare Phalaris » succédant à Cyrus, « roi digne d’amour ; l’aristocratie, « sage » à Marseille », se corrompt en une dangereuse oligarchie comme l’a montré « le complot et la faction des Trente » à Athènes ; enfin, la démocratie, en raison des  passions populaires, « aux mains d'une multitude aveugle et effrénée », se corrompt en anarchie, ce qui « causa la ruine » d’Athènes.

Sur l’agora, en 403 av. J.-C., Critias, un des Trente tyrans. Gravure colorisée, 1754

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Paragraphes XXXI et XXXV  : le meilleur gouvernement  

Les principes fondamentaux

Le raisonnement de Cicéron progresse afin de déterminer les principes qui permettent de choisir la meilleure forme de gouvernement. Il commence par un éloge de la liberté avec une hyperbole, « le plus doux des biens », qu’il associe ensuite à un second principe, « l’égalité ». C’est ce qui implique que le meilleur gouvernement serait la démocratie « où le peuple exerce la puissance souveraine ». Il lui oppose très fortement la monarchie, identifiée à « l’esclavage » imposé au peuple, mais même l’aristocratie à laquelle il reproche son fonctionnement par représentativité : les citoyens ne sont « libres que de nom » puisqu’ils délèguent les pouvoirs  auxquels eux-mêmes ne peuvent accéder. Ils sont réservés, en effet, à ceux qui possèdent deux avantages : une noble origine, « l’antiquité des familles », ou une fortune importante.

Un choix difficile

Mais cette approche ne suffit pas à Lélius, qui a perçu les réserves formulées pour chacune des formes de gouvernement, et qui insiste donc pour savoir quelle est la meilleure aux yeux de son interlocuteur. Or, Scipion se dérobe en refusant un choix absolu pour poser comme idéal « un gouvernement sorti du mélange de toutes ». Mais, à défaut d’une telle possibilité, il parcourt à nouveau les avantages des trois formes :

          Il formule en premier le choix de la monarchie, ce qui paraît surprenant pour un Romain quand on sait l’attachement de ceux-ci pour la République, et leur rejet des « rois » étrangers. En fait, il pose une condition par une comparaison : le roi serait avant tout le « père » de son peuple, sur lequel il veillerait par une « surveillance protectrice », utile aux plus « faibles ». Un tel roi serait souhaitable car il unirait sa vertu propre et la puissance du pouvoir royal : il serait « très bon et très puissant ».

          Mais, aussitôt ce choix posé, il revient à l’aristocratie, car le pouvoir d’un seul homme a forcément des limites : « il y a plus de lumière dans plusieurs que dans un seul ». De plus, les aristocrates ont par leur noble origine une vertu, l’honneur, donc ils respecteront la « justice », c’est-à-dire la force des lois, et la « bonne foi », en latin la "fides", soit le respect de leur serment sacré au service de Rome.

         Enfin, est mise en valeur, par le lexique violent et le rythme ternaire, la protestation du peuple, qui revendique sa liberté : « pour les bêtes même, la liberté est le plus doux des biens ». En répétant  l’importance de cette valeur, Cicéron fait donc ressortir l’exigence de démocratie.

La phrase de conclusion, en soulignant les qualités de chaque forme de gouvernement, est une nouvelle dérobade : « le choix est difficile ». Le débat reste donc ouvert

Hans Sebald Beham , Allégorie de la Fides, XVIème siècle. Estampe, 39 x 25. Collection du Louvre

Hans Sebald Beham , Allégorie de la Fides, XVIème siècle. Estampe, 39 x 25. Collection du Louvre

CONCLUSION

Ce texte offre l’intérêt de définir clairement, en les liant à l’exigence d’autorité, indispensable pour maintenir l’ordre et contenir les passions, les principes qui fondent les trois formes de gouvernement connues dans l’antiquité, la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. Ainsi, Cicéron s’attache à montrer les défauts inhérents à chacune d’elle en insistant, comme le fera La Boétie dans son Discours sur le double risque, celui des abus et des excès d’un roi devenant un « tyran » et celui d’une « multitude » souvent « aveugle et effrénée ».
En contrepoint, il met en avant la façon dont chacune d’elles assure la préservation de deux notions fondamentales à ses yeux, la liberté, dont La Boétie reprendra l'éloge, et l’égalité. Finalement, en refusant de trancher nettement le débat dans cet extrait, Cicéron a cependant avancé une réponse implicite : seule la loi peut être fondatrice d’un juste gouvernement, assurant à la fois l’unité dans la cité, l’égalité par le partage, et la liberté qu’offre le droit .
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Statue de Cicéron devant le Palais de Justice de Rome

Nicolas Machiavel, Le Prince, 1513, chapitre XVIII, de "... On peut combattre..." à "... loués par tout le monde." 

En Italie : le pouvoir politique sous la Renaissance   

Pour en savoir plus

Avant d'expliquer ce texte d'un auteur italien, il est utile de rappeler les réalités du pouvoir politique en France à l'époque de la Renaissance, pour les comparer à la situation en Italie, alors divisés en plusieurs États, au-dessus desquels s'exerce une suprématie, celle du pape à Rome

Nicolas Machiavel naît en 1469 à Florence, dans une famille noble. Il participe à la vie politique de sa cité et, dès 1498, il devient "secrétaire" de la république de Florence, se trouvant alors chargé de nombreuses missions diplomatiques en Italie et à l’étranger. Mais, avec le retour des Médicis à Florence, en 1512, il se trouve écarté du pouvoir et exilé. C’est alors qu’il rédige Le Prince, qu’il dédie à Laurent de Médicis, dans l’espoir d’un retour en grâce, qu’il n’obtiendra pas. Il pourra cependant rentrer à Florence en 1514, où il se consacrera à l’écriture jusqu’à sa mort en 1527. 

Ce texte est extrait de son essai politico-philosophique, Le Prince, composé en 1513, où il élabore une réflexion sur le pouvoir. L’œuvre n’a été publiée qu’en 1532, à titre posthume, et a été mis à l’index en 1559, censure entérinée en Italie en I564, à l’issue du Concile de Trente. Pourtant, elle débute par une brève dédicace, respectueuse : « Il ne faut pas que l’on m’impute à présomption, moi un homme de basse condition, d’oser donner des règles de conduite à ceux qui gouvernent. Mais comme ceux qui ont à considérer des montagnes se placent dans la plaine, et sur des lieux élevés lorsqu’ils veulent considérer une plaine, de même, je pense qu’il faut être prince pour bien connaître la nature et le caractère du peuple, et être du peuple pour bien connaître les princes. »

Pour lire l'extrait

Machiavel, Le Prince, 1513

L’ouvrage comporte vingt-six chapitres, dont le titre résume l’idée générale.

  • Le chapitre 1 forme une introduction qui présente les deux principales formes de pouvoir, la république et la monarchie, c’est-à-dire le "principat" auquel s’intéresse l’essai.

  • Les chapitres 2 à 11 étudient les différentes formes de "principat", comment  conquérir le pouvoir et comment maintenir son royaume.

  • Les chapitres 12, 13 et14 présentent la question des armes et de l’armement.

  • Les chapitres 15 à 23 analysent les qualités et les attitudes des princes, mises en relation avec le caractère des hommes qu’ils ont à gouverner.

  • Les chapitres 24 à 26 apportent une conclusion qui s’attache à la situation politique de l’Italie, les conseils donnés au « prince » visant à libérer et à réunifier ce pays.

Dans cet extrait du chapitre XVIII, intitulé « Comment les princes doivent tenir leur parole », quels liens l’auteur établit-il entre les valeurs morales et les conseils donnés au prince pour assurer son pouvoir ?​

Première partie : le double combat du prince (du début à la ligne 14)  

L'action politique

Machiavel présente la vie politique comme un combat, à la fois pour que le prince se maintienne au pouvoir et donc pour qu’il s’impose au peuple. D’où les deux armes nécessaires : « les lois » ou « la force ». La loi n’est pas naturelle, elle est « propre à l’homme » car c’est lui qui l’élabore pour permettre aux hommes de vivre ensemble, en harmonie : elle impose des obligations et, si elles ne sont pas respectées, une répression. De ce fait, quand le citoyen désobéit, elle implique souvent le recours à « la force », sous toutes ses formes, y compris la mort. Pour Machiavel, ces deux « armes » coexistent obligatoirement, car la transgression de la loi ne peut être empêchée que par l’idée du châtiment inévitable ; inversement, si la seule force régit la société, tout est permis, contre ses semblables et, bien sûr, contre le pouvoir.
Pierre-Paul Rubens, L’éducation  d’Achille par Chiron, 1630-35. Huile sur bois, 44 x 38,5. Museum Van Beuningen2.jpg

Pierre-Paul Rubens, L’éducation  d’Achille par Chiron, 1630-35. Huile sur bois, 44 x 38,5. Museum Van Beuningen

La double image animale

C’est ce qui explique l’injonction qu’il pose comme principe en soulignant l’alliance des deux : « il faut qu’un prince sache  agir à propos, et en bête et en homme. » En humaniste de la Renaissance, il emprunte son exemple à l’antiquité, ici à la  mythologie, en évoquant le centaure Chiron, mi-homme mi-cheval, mais surtout réputé pour sa science et sa sagesse. Ainsi, il avait nourri de nombreux héros, dont Achille, de miel, pour lui apprendre la douceur nécessaire pour persuader, mais aussi d’entrailles de lion et de sanglier et de moelle d’ours pour lui transmettre la force de ces animaux sauvages.

Mais Machiavel attribue une autre double nature à la dimension animale attribuée au prince : il « tâchera d’être tout à la fois renard et lion », ce qui implique une nouvelle alliance des deux qualités traditionnellement prêtées à  ces animaux, la force du fauve dont la seule présence terrifie, et la ruse du renard, sa capacité de dissimuler. Il insiste sur cette dernière par la double hypothèse négative, et sa place  au centre du chiasme : « s’il n’est que lion, il n’apercevra point les pièges ; s’il n’est que renard, il ne se défendra point contre les loups ; et il a également besoin d’être renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups. »

Deuxième partie : l’art de tromper (des lignes 15 à 35) 

L'« infidélité »

Dans l’antiquité, comme le souligne Cicéron dans La République, la "fides", c’est-à-dire le respect de la parole donnée, est une valeur fondamentale, ce que nie, au contraire, Machiavel : « Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse ». Il justifie ce déni, qui autorise de manquer à l'honneur et de mentir, par trois arguments :

          Le premier relève du pragmatisme, « lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l’ont déterminé à promettre n’existent plus », afin de se maintenir au pouvoir : à l’intangibilité de la morale, à son immanence, il oppose l’adaptabilité aux circonstances, variables, contingentes

             Le deuxième s’appuie sur une vision pessimisme de la nature humaine : les hommes ne sont « tous gens de bien […] ils sont méchants ». Cela autorise donc le prince à être tel à son tour, d’où la question rhétorique qui interpelle son destinataire : comme « assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre ? »

          Le troisième, autre question oratoire, repose sur la qualité que tout prince doit comporter, l’art de la parole, son éloquence, qui lui permet toujours de justifier cet irrespect : « un prince peut-il manquer de raisons légitimes pour colorer l’inexécution de ce qu’il a promis ? »

Cette argumentation qui approuve « l’infidélité des princes » marque l’application de leur nature de « renard » dans le domaine de la politique internationale et Machiavel souligne son succès : « ceux qui ont su le mieux agir en renard sont ceux qui ont le plus prospéré. »

La dissimulation

En poursuivant l’image du renard, Machiavel complète ce portrait en insistant par l’adverbe d’intensité, sur une autre qualité : « ce qui est absolument nécessaire, c’est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder parfaitement l’art et de simuler et de dissimuler. » Donc la morale s’efface, seul compte le résultat visé. Mais là encore il reporte la responsabilité du mensonge du prince sur ses sujets, critiqués. Il leur reproche, comme La Boétie dans son Discours, à la fois leur ignorance et le poids du « besoin du moment » pour ceux qui subissent la famine, la misère : « Les hommes sont si aveuglés, si entraînés par le besoin du moment, qu’un trompeur trouve toujours quelqu’un qui se laisse tromper. » Ainsi, prisonniers de l’immédiateté de leur survie,  ils seront incapables de se rappeler la promesse faite pour comprendre que le prince l’a trahie, et incapables aussi d’envisager l’avenir afin de mesurer si cette trahison est utile ou dangereuse.

L’exemple choisi par Machiavel est particulièrement adapté puisqu’il s’agit d’un pape, donc le plus concerné par le respect des valeurs morales. Mais il est aussi resté dans l’histoire comme le modèle de l’immoralité, par sa pratique de la corruption durant son pontificat de 1492 à 1503, et son irrespect du célibat ecclésiastique, puisqu’il a reconnu six enfants, auxquels il faut ajouter les sept ou huit illégitimes avec ses nombreuses maîtresses. La négation restrictive, « Alexandre VI ne fit jamais que tromper », et le rythme ternaire en gradation mettent en valeur les critiques : « Il n’y eut jamais d’homme qui affirmât une chose avec plus d’assurance, qui appuyât sa parole sur plus de serments, et qui les tînt avec moins de scrupule ». Mais, une fois de plus, le pragmatisme de Machiavel justifie l’immoralité par son efficacité politique et il invite même à en développer l'usage pour être plus habile : «  ses tromperies cependant lui réussirent toujours, parce qu’il en connaissait parfaitement l’art. »

Pinturrichio, La Résurrection, portrait du pape Alexandre VI, 1492-1495. Fresque, musée du Vatican

Pinturrichio, La Résurrection, portrait du pape Alexandre VI, 1492-1495. Fresque, musée du Vatican

Troisième partie : le primat de l’apparence (des lignes 36 à 59)  

Une apparence vertueuse

L’importance de « l’apparence » est soulignée par la récurrence du verbe « paraître » : « pour en revenir aux bonnes qualités énoncées ci-dessus, il n’est pas bien nécessaire qu’un prince les possède toutes ; mais il l’est qu’il paraisse les avoir. » Machiavel va même plus loin, puisqu’après l’énumération des valeurs morales, être « clément, fidèle, humain, religieux, sincère » et la concession avancée, le fait qu’il soit bon « d’être tout cela en réalité », une pirouette inverse cette approbation pour la nier : le prince doit « pouvoir et savoir au besoin montrer les qualités opposées. » Conception choquante car ces « qualités opposées », sont, en fait, autant de défauts moralement condamnables.
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Une morale contingente

Mais peu importe car l’essentiel pour le prince est de ne pas « nuire » à son pouvoir, ce qui lui accorde tous les droits : « il est souvent obligé, pour maintenir l’État, d’agir contre l’humanité, contre la charité, contre la religion même. » La multiplication des injonctions, « il faut », « il doit », insiste sur le peu de valeur de la morale, même si elle n’est pas  niée, avec une image qui met en valeur l’adaptabilité aux circonstances, essentielle : avoir « l’esprit assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon que le vent et les accidents de la fortune le commandent » Machiavel en arrive ainsi à une forme de cynisme, inversant l’idéal politique le plus souvent formulé depuis les penseurs de l’antiquité : « il faut, comme je l’ai dit, que tant qu’il le peut il ne s’écarte pas de la voie du bien, mais qu’au besoin il sache entrer dans celle du mal. »

Abraham Bosse, Frontispice du Léviathan de Hobbes, 1651. Gravure, 24 x 15,6. Bibliothèque de l’Institut de France

La puissance de l'image

Machiavel termine son argumentation en mettant en valeur l’art oratoire nécessaire au prince pour séduire son peuple : il faut qu'il fasse « en sorte qu’à le voir et à l’entendre on le croie tout plein de douceur, de sincérité, d’humanité, d’honneur, et principalement de religion, qui est encore ce dont il importe le plus d’avoir l’apparence ».

Pour illustrer l'allégorie de la Caverne

La justification avancée rappelle l’allégorie de la Caverne qui soutient la philosophie de Platon, expliquant que les hommes sont dupes de leur sens, croyant que les ombres qu’ils voient sur les parois de la caverne sont la réalité : « les hommes, en général, jugent plus par leurs yeux que par leurs mains, tous étant à portée de voir, et peu de toucher. » Il l’applique à l’image du pouvoir : « Tout le monde voit ce que vous paraissez ; peu connaissent à fond ce que vous êtes ». Cette antithèse l’amène à montrer l’intérêt de cette attitude qu’on peut qualifier de démagogie, en raison d’un double poids, celui du groupe et celui de la dignité princière : « ce petit nombre n’osera point s’élever contre l’opinion de la majorité, soutenue encore par la majesté du pouvoir souverain. »

Pour illustrer l'allégorie de la Cavernene.jpg

Quatrième partie : pour conclure (de la ligne 60 à la fin) 

L’ajout dans le dernier paragraphe confirme l’approche pragmatique prônée par Machiavel, encore renforcée par un ultime argument, celui de la supériorité du pouvoir princier dont la valeur propre ne peut être jugée « devant un tribunal », mais uniquement « le résultat », la réussite d’un double objectif : « Que le prince songe donc uniquement à conserver sa vie et son État ». Si le premier but, « sa vie », reste fort égoïste, limité à sa seule personne, Machiavel l’élargit ensuite, en associant l’intérêt du prince à celui, supérieur, de l’« État ». Mais l’égalité posée entre les deux n’exigerait-elle pas un a priori : être sûr que c’est bien le bien de son peuple que recherche le prince, et non pas son propre bien…

Santi di Tito, Portrait posthume de Nicolas Machiavel, 2ème moitié du XVI° siècle, Huile sur bois, 104 x 85. Palazzio Vecchio, Florencetrait.jpg

CONCLUSION

Depuis l’antiquité, la réflexion philosophique considère que l’idéal est que le roi soit philosophe, donc que le pouvoir respecte la morale, la justice, la vérité, dans le souci du bien commun du peuple. D’où les reproches que lui adresse La Boétie, exactement à l’inverse des conseils que lui donne Machiavel, plaçant le prince au-dessus de toute morale : peu importent les moyens de son action, la seule chose qui compte est le résultat. Cette thèse, qui veut que la fin justifie toute immoralité, se fonde donc sur une approche pragmatique de la situation d’un État : la bonté du prince n’a aucune importance, dès le moment où il vise l’efficacité, en sachant user à la fois d’autorité, voire de cruauté, pour s’imposer à ses sujets, et de dissimulation pour les séduire. Le pouvoir exige alors un bon acteur pour l’exercer… La politique est un spectacle, et la démagogie, blâmée par La Boétie, est indispensable.

Santi di Tito, Portrait posthume de Nicolas Machiavel, 2ème moitié du XVI° siècle, Huile sur bois, 104 x 85. Palazzio Vecchio, Florence

Lecture cursive : Nicolas MACHIAVEL, Le Prince, 1513, XIX 

Pour lire l'extrait

À partir du conseil donné par le titre du chapitre XIX, « Qu’il faut éviter d’être méprisé et haï », quelle morale Machiavel dicte-t-il au prince et dans quel but celui-ci doit-il l’adopter ?

Des conseils moraux

Une phrase d’introduction montre le désir de Machiavel de construire une argumentation rigoureuse dont il souligne l’enchaînement. Il rappelle, en effet, ce qui précède : « Après avoir traité spécialement, parmi les qualités que j’avais d’abord énoncées, celles que je regarde comme les principales » Il vient de développer la nécessité pour le prince de respecter la foi chrétienne.

Ambrogio Lorenzetti, Allégorie du mauvais gouvernement, 1338-1340. Fresque, Palazzo Publico, Sienne

Puis, il annonce ce qui suit, en reprenant le titre,  « Qu'il faut éviter d'être méprisé et haï », sous forme de chiasme tout en renforçant l’obligation par la modalité impérative : « je parlerai plus brièvement des autres, me bornant à cette généralité, que le prince doit éviter avec soin toutes les choses qui le rendraient odieux et méprisable ». Il inscrit ainsi clairement son propos dans la morale, définie comme l’ensemble des règles de conduite relatives au bien et au mal, donc posant les défauts à éviter et les qualités à mettre en œuvre.

Ambrogio Lorenzetti, Allégorie du mauvais gouvernement, 1338-1340. Fresque, Palazzo Publico, Sienne

Les défauts condamnés

          Commençant par la haine, selon l’ordre annoncé, la formulation de ses conseils, « Ce qui le rendrait surtout odieux », met en valeur les défauts les plus importants. Ils sont soulignés par les termes évocateurs, « rapace », image d’un oiseau de proie, et « attenter », verbe qui traduit un acte criminel contre le « bien de ses sujets »  et « l’honneur de leurs femmes », repris en parallèle pour insister : « Pourvu que ces deux choses, c’est-à-dire les biens et l’honneur, soient respectées ».

         Puis, dans le troisième paragraphe, sont énumérés ceux qui causent le mépris, avec une reprise insistante, « toutes choses dont le prince doit se tenir loin comme d’un écueil », comparaison qui rapproche le prince d’un capitaine de navire confronté à des dangers. Chaque adjectif représente une forme de faiblesse, dans l’esprit ou dans l’action. « [I]nconstant » qualifie celui qui varie dans ses opinions et ses choix, « léger » celui qui agit trop rapidement, sans peser sa décision, donc se montre peu sérieux, « efféminé » marque sa ressemblance à une femme, en fait sa faiblesse et son manque d’autorité, « pusillanime » exprime son absence de courage, jusqu’à la lâcheté, et « irrésolu », c’est-à-dire incapable de prendre une décision, résume l’ensemble.

Les qualités prônées

Le troisième paragraphe se termine par une énumération nominale qui inverse les défauts précédemment énumérés, en développant le conseil sur un rythme ternaire en gradation : « faisant en sorte que dans toutes ses actions on trouve […] ; que l’on soit convaincu […], et que cette conviction s’établisse de telle manière dans leur esprit... » Ainsi, « grandeur » s’oppose à « efféminé » : le prince doit apparaître comme un homme « grand » par ses « actions » ; « courage » s’oppose à « pusillanime », « gravité » à « léger », et « fermeté » aussi bien à « inconstant » qu’à « irrésolu ». C’est d’ailleurs cette constance qui se trouve reprise dans la fin de la phrase avec « décisions […] irrévocables ».  
Ambrogio Lorenzetti, Allégorie du bon gouvernement, 1338-1340. Fresque, 200 x 720. Palazzo Publico, Sienneent.jpg

Cette énumération définit donc la "vertu" du prince, qui lui permet de se construire une réputation. Ainsi, le prince dont Machiavel fait le portrait est valorisé avec le superlatif absolu et le lexique mélioratif : « le prince qui a donné de lui cette idée est très considéré », il « jouit d’une telle considération » « il a de grandes qualités et […] il est respecté par les siens ».

Ambrogio Lorenzetti, Allégorie du bon gouvernement, 1338-1340. Fresque, 200 x 720. Palazzo Publico, Sienne

Un objectif politique

Les risques courus

​Le prince court de multiples risques dans ces temps troublés du début du XVI° siècle. Machiavel insiste donc sur les menaces qui pèsent sur le prince, dont il doit être conscient pour s’en protéger : « Deux craintes doivent occuper un prince » (  un prince doit avoir deux peurs ». À nouveau Machiavel choisit le chiasme pour développer son analyse : après avoir annoncé, d’abord « l’intérieur de ses États » puis « le dehors », il reprend à l’inverse en commençant par les ennemis extérieurs.

         Machiavel connaît bien, par ses fonctions diplomatiques, les conflits qui déchirent son propre pays, l’Italie, mais aussi l’Europe en ce début du XVI° siècle. Sa répétition en chiasme souligne l’importance de la puissance militaire, et le rôle qu’elle joue dans la diplomatie : « Pour celle-ci, le moyen de se prémunir est d’avoir de bonnes armes et de bons amis ; et l’on aura toujours de bons amis quand on aura de bonnes armes. » Nous lisons là comme une illustration de la formule fameuse « Si vis pacem para bellum » (Qui veut la paix prépare la guerre), adage peut-être dérivé de la phrase de l’auteur romain Végèce dans Epitoma Rei Militaris, « Igitur qui desiderat pacem, paeparet bellum ». 

Pierre-Paul Rubens, Les Horreurs de la guerre, 1637. Huile sur toile, 206 x 345. Palais Pitti, Florence

Pierre-Paul Rubens, Les Horreurs de la guerre, 1637. Huile sur toile, 206 x 345. Palais Pitti, Florence

Machiavel annonce déjà là l’idée de dissuasion, en faisant reposer la préservation de la paix, paradoxalement, sur la peur inspirée à l’ennemi. 

         Pour inciter le prince à tenir compte aussi de la menace intérieure, Machiavel établit deux catégories parmi les sujets du prince.

  • D’un côté, il y a « l’ensemble des hommes » , « le commun des hommes », les sujets dont les « reproches » sont potentiellement les plus redoutables par leur nombre ; mais ils se satisfont de leur confort matériel et d’une vie sans troubles : « Pourvu que ces deux choses, c’est-à-dire les biens et l’honneur, soient respectées ». Le prince qui suit ce double conseil n’aura donc rien à craindre d’eux.

  • De l’autre, il distingue « l’ambition d’un petit nombre d’individus » : il s’agit de s'en méfier car ce sont ceux qui peuvent vouloir tramer une « conjuration » pour s’emparer du pouvoir.

Pouvoir et sécurité

Assurer la sécurité est le devoir essentiel du prince, qui doit garantir sa force et maintenir son pouvoir, dans son propre intérêt bien sûr, mais aussi dans l’intérêt même de ses sujets. L’ensemble du texte établit un lien entre les qualités du prince et la sécurité qu’il s’assure ainsi. Elles lui garantissent son maintien au pouvoir : « moyennant quoi il aura fait tout ce qu’il avait à faire, et il ne trouvera plus de danger dans les autres reproches qu’il pourrait encourir. » Elles lui permettent aussi de triompher de tout adversaire : « pourvu toutefois qu’il se soit conduit et qu’il ait gouverné conformément à ce que j’ai observé, et que de plus il ne perde point courage. » Machiavel propose donc une morale plutôt intéressée, pragmatique, fondée sur un équilibre à maintenir entre la force du chef, qui le fait craindre, et le respect que peut lui attirer son mérite : il s’agit de doser de façon habile la crainte et l’amour pour conserver le pouvoir.

Ainsi, par l’exercice de ces vertus, chaque menace se trouve minimisée.

          À propos du complot interne, Machiavel insiste, par le parallélisme et le futur de certitude. Pour l’ensemble des sujets, l’essentiel est le maintien de la paix, la  certitude  de stabilité : « tant que le prince sera en sûreté et tranquille au dehors, il le sera aussi au-dedans ». Dans un tel cas, le peuple n’a donc aucune raison de se révolter. Quant à ceux qui seraient tentés de comploter, restriction introduite pour rester pragmatique, « à moins qu’il [le prince] n’eût été troublé par quelque conjuration », leur action a été minimisée par deux affirmations antérieures : « l’ambition d’un petit nombre d’individus, qu’il est aisé et qu’on a mille moyens de réprimer », avec une hyperbole insistante, reprise, au début du quatrième paragraphe,  par « il est difficile que l’on conspire contre celui qui jouit d’une telle considération ». Ainsi, Machiavel conseille au prince de jouer sur un double tableau : la crainte suscitée par un chef inébranlable (« personne n’ose penser ni à le tromper ni à le circonvenir. »), et la difficulté d’entraîner dans le complot un peuple satisfait.

          La menace extérieure, elle, est rapidement niée : « il est difficile […] qu’on l’attaque », car liée aux valeurs morales, « quand on sait qu’il a de grandes qualités et qu’il est respecté des siens ». Mais, là encore par souci de réalisme, la fin du passage lance une hypothèse, « et si même au dehors quelque entreprise est formée contre lui », la conjonction étant à prendre dans le sens de « même si ». Ce risque est aussitôt rejeté avec le futur de certitude et la généralisation : « il trouvera dans l’intérieur […] les moyens de résister à toute attaque ». Cette certitude affirmée est d’ailleurs renforcée par l’implication du locuteur, qui répète « comme j’ai déjà dit » et reprend un exemple précédemment posé, celui de « Nabis, tyran de Sparte ».

Aussi les tyrans que favorise la multitude, et qui n’ont d’ennemis que la noblesse, jouissent d’une bien plus grande sécurité, parce que leur violence est soutenue par de plus grandes forces que ceux qui n’ont d’appui contre l’inimitié du peuple que l’amitié de la noblesse. Favorisés par le peuple, il leur suffit, pour se maintenir, des forces intérieures. C’est ainsi que Nabis, tyran de Sparte, attaqué par la Grèce entière et le peuple romain, put résister à leurs efforts. Après s’être assuré du petit nombre des nobles, et soutenu par l’affection du peuple, il ne craignit pas de se défendre. Il n’aurait osé l’entreprendre si le peuple avait été son ennemi.

Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Livre I, chapitre XL, 1512-1517​

Pour conclure

Machiavel ne veut pas construire une utopie politique, dépeindre un prince idéal. Il souhaite, au contraire, partir de la réalité de la vie politique, qui concerne avant tout, selon lui, les conflits entre les hommes et la nécessité de régler, de la façon la plus efficace possible, les relations entre eux.

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Raphaël, Portrait de Lorenzo de Médicis, 1518. Huile sur toile, 97 x 79. Musée du Louvre, Paris

Cet extrait fait ressortir, en effet, l’ambiguïté de la morale proposée à Laurent de Médicis. La "vertu" du prince est, en effet, plus politique que véritablement "morale" : c’est l’aptitude à conserver le pouvoir et à affronter les hasards de l’Histoire (la "fortuna ") en sachant doser le respect qu’il peut inspirer et la crainte, le but ultime étant de préserver l’ordre dans sa cité, ce qui est le meilleur service à rendre à ses sujets. L’intérêt du prince est de se concilier les faveurs de son peuple, de lui assurer une totale sécurité, car, en contrepartie, celui-ci le soutiendra alors contre tout ennemi, intérieur comme extérieur.

On peut s’interroger sur la valeur de cette morale, plutôt opportuniste. De plus, Machiavel insiste sur le fait que le prince sera « réputé » pour cela : il s’agit donc plus de paraître moral en public que de l’être réellement. D'où le sens, plutôt péjoratif, qu’a pris, au fil des siècles, l’adjectif "machiavélique" pour qualifier un individu dépourvu de tout sens moral, d’honnêteté et d’intégrité, usant de procédés perfides, hypocrites, voire criminels, pour arriver à ses fins, tel le tyran dépeint par La Boétie. Mais ce n’était certainement pas le sens que Machiavel voulait donner à ses conseils, en raison du but ultime de son essai : rentrer en grâce auprès de Laurent de Médicis, pour jouer à nouveau un rôle politique.

Recherche : un genre littéraire, l'utopie  

Pour introduire le texte de Thomas More, une recherche sera effectuée sur l’utopie, à partir du site de la BnF qui lui est consacré.

  • Le point de départ est la définition du terme. « Utopia », titre donné à son récit par Thomas More, est formé sur le grec, d’un préfixe « ou », la négation, et de « topos », le lieu. Il pourrait donc se traduire par « ce qui n’a pas de lieu », insistant alors sur la dimension imaginaire qui rendrait impossible une telle île, alors même que l’auteur la situe à proximité du Nouveau Monde et en propose une carte géographique.

  • Dans un deuxième  temps, on en observera une double source : le mythe antique de "l’âge d’or", qui, avec le christianisme, évolue en l’image du paradis perdu. Dans ces deux cas, le monde idéal dépeint est une création divine, dont les hommes ne se montrent pas dignes : ils s’en retrouvent privés.

​Mais les penseurs, dès l’antiquité, ont cherché à retrouver cette création idéale en améliorant leur monde imparfait, tel Platon dans La République. Ils imaginent même, comme Lucien de Samosate (II° siècle) dans son Histoire véritable, où un bateau se trouve transporté dans sur la lune, un ailleurs parfois étrange, mais aussi parfois mieux organisé. La découverte du Nouveau Monde stimule encore la réflexion sur la possibilité de retrouver une forme de paradis perdu, avec de nouvelles questions sur le lien entre nature et culture.​

La nouveauté, chez un penseur de la Renaissance comme Thomas More, et chez ses successeurs, est de placer la réalisation de ce monde idéal entre les mains des hommes, qui réfléchissent au meilleur gouvernement, propre à apporter le bonheur à un peuple. Cela apporte la preuve de cet élan d’optimisme des humanistes, qui croient en la perfectibilité de l’être humain.

Thomas More, Utopia, 1516, Livre I, de "Écoutez, messeigneurs..." à "...,répondis-je."  

Pour lire l'extrait

Thomas More (1478-1535), fils d’un homme de loi londonien, devient lui-même avocat, puis membre du Parlement en 1504.  À l’arrivée d’Henri VIII au pouvoir (1509), il débute une brillante carrière politique : il fait partie du Conseil privé du roi, et effectue de nombreuses missions diplomatiques, enfin il devient Chancelier du royaume en 1509. Dans ces charges, il participe à la lutte contre les idées de Luther. Mais, en 1530, il refuse de cautionner la volonté du roi Henri VIII de divorcer pour épouser Anne Boleyn, ce qui conduit à la séparation d’avec l’Église catholique romaine et à la création de l’Église anglicane. C’est le début d’une rupture avec le roi, qui trouve son apogée en 1534 quand il refuse de prêter serment à l’Acte de Succession du Parlement qui nie l’autorité du pape. Il est emprisonné quatre jours après, puis déclaré coupable de trahison et décapité.

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Hans Holbein le Jeune, Portrait de Sir Thomas More, 1527. Peinture sur bois, 74,2 x 59. Collection Frick, New York

Illustration  de la 1ère édition d'Utopie : carte de l'île et alphabet en usage, accompagné d'un poème

L’œuvre, sous-titrée « Le Traité de la meilleure forme de gouvernement », est écrite en latin, alors que More est en mission diplomatique à Anvers ; elle est publiée à Louvain, et remporte un vif succès auprès de ses amis humanistes, Érasme, Pierre Gilles, Guillaume Budé. Utopia se veut un traité de la sagesse, ce que souligne le poème en ouverture : « Utopus, mon souverain, m'a transformée en île, moi qui jadis n'étais point une île. Seule de toutes les contrées, sans le secours de la philosophie abstraite, j'ai représenté pour les mortels la cité philosophique. De bonne grâce, je partage mes bienfaits avec d'autres; volontiers, j'adopte des autres ce qu'ils ont de mieux. »

Illustration  de la 1ère édition d'Utopia : carte de l'île et alphabet en usage, accompagné d'un poème

Elle se présente comme un dialogue entre deux personnages, le sage Hithloday et Morus, qui joue l’ignorant comme dans de la maïeutique de Platon. Après avoir dépeint critiqué la façon dont les conseillers du roi de France l’incitent à la guerre, Raphaël Hithloday imagine le discours que leur adresserait un bon conseiller. Quelle image du pouvoir monarchique cet extrait propose-t-il ?

Le recours à l'anecdote (paragraphes 1 à 3) 

À la fin du texte, la formule d’Hithloday, « Je reviens à ma  supposition », indique que cet extrait repose sur une hypothèse : Raphaël Hithloday siègerait au conseil du Roi et s’adresserait à ses conseillers, interpellés par l’injonction : « Écoutez, messeigneurs ». Dans cette situation fictive, s’insère une autre fiction, l’histoire des « Achoriens », « nation située au sud-est de l’île d’Utopie », ce qui, malgré la géographie précisée, participe aussi de la fiction initiale. Cette anecdote, qui donne de la vivacité au dialogue, revêt un double aspect, propre à l’apologue : divertir le lecteur, en rendant concrète l’idée abstraite de la conquête de territoires, et le faire réfléchir en l’amenant à dégager lui-même le sens du récit, un éloge de la paix.

La critique de la guerre

Le début de l’anecdote critique d’abord la raison des guerres, l’ambition des princes, désireux d’étendre leur territoire, mais surtout, comme le souligne le verbe « prétendre », d’accroître leur puissance : « son roi prétendait à la succession d'un royaume voisin, en vertu d'une ancienne alliance. » Cette accusation est reprise avec insistance : « pour flatter la vanité d’un seul homme ». More fait ici allusion aux nombreuses guerres de succession qui déchirent l’Europe depuis le XVème siècle.

La Bataille de Marignan, tableau attribué au Maître à la Ratière, Milan, vers 1515. Musée Condé, Chantilly

La Bataille de Marignan, tableau attribué au Maître à la Ratière, Milan, vers 1515. Musée Condé, Chantilly

More insiste sur les conséquences désastreuses pour le pays vainqueur, obligé de lutter sans relâche, par l’anaphore d’« à tout moment », et le rythme binaire repris : « à l’intérieur » comme « dans le pays conquis », « pour ou contre les nouveaux sujets ». Le risque est double, en effet, car il y a une résistance dans le territoire conquis qui veut recouvrer sa liberté, et une « révolte » des sujets eux-mêmes, car l’entretien d’une armée coûte cher et, pendant ce temps-là, le roi ne se soucie plus de soutenir son propre peuple. Une antithèse est particulièrement évocatrice : « l’armée était debout » s’oppose à « les citoyens écrasés d’impôts ». Enfin,  la conclusion est soulignée par des métaphores hyperboliques : « l’argent s’en allait au-dehors ; le sang coulait à flots ». Ce récit permet de mieux visualiser les dégâts, la ruine économique mais aussi le triomphe de l’immoralité : « La licence des camps avait jeté la corruption dans les cœurs ».

Enfin, même les temps de pays sont atteints par la guerre. Comme tout est permis, même le pire, cela efface toute valeur morale et se prolonge dans la vie civile, comme le traduit l’image : « le soldat rentrait dans ses foyers avec l'amour du pillage et l'audace de l'assassinat, fruit du meurtre sur les champs de bataille. »

Pierre Paul Rubens, Allégorie de la paix, 1629-1630. Peinture sur bois, 203 x 298. National Gallery, Londres g

Pierre Paul Rubens, Allégorie de la paix, 1629-1630. Peinture sur bois, 203 x 298. National Gallery, Londres 

L'éloge de la paix

Par opposition, le dénouement de l’anecdote montre un fonctionnement idéal de la vie politique, reflet du pacifisme de More. On observe une forme de démocratie puisque les Achoriens « se réunirent en conseil national ». Ils font preuve d’un bon sens populaire, soutenu, dans le discours indirect, par la comparaison entre un prince chargé de « deux royaumes » et « un muletier » doté de « deux maîtres » qui concrétise l’explication au début du paragraphe : « il ne pouvait plus porter deux couronnes, et […] il était absurde qu'un grand peuple fût gouverné par une moitié de roi, quand pas un individu ne voudrait d'un muletier qui serait en même temps au service d'un autre maître. » Ces conseillers sont utiles au prince, car ils ont le courage de le guider vers le meilleur : ils « offrirent poliment au monarque le choix entre les deux États ».

Enfin le monarque est lui-même un être raisonnable, nommé « ce bon prince », car il accepte la volonté de ses conseillers : « il abandonna son nouveau royaume à un de ses amis », repris par «  il se contenta de son ancienne possession ». Les événements lui donnent d’ailleurs raison puisque son successeur « fut chassé bientôt après ».

Le discours final (du paragraphe 4 à la fin) 

Le prince idéal

L’anecdote est complétée par le discours imaginaire d’Hithloday au « monarque ». Dans le discours indirect, la gradation ternaire, qui s’achève sur un superlatif hyperbolique, rappelle d’abord les malheurs suscités par la guerre déjà montrés dans l’anecdote : « cette passion de guerroyer qui bouleverse les nations à cause de lui, après avoir épuisé ses finances, ruiné son peuple, pourrait avoir pour la France les conséquences les plus fatales ».

Pour insister sur son éloge de la paix, il dresse ensuite, avec des impératifs insistants, le portrait du prince idéal, en deux temps.

  • Il commence par ses souhaits. Ainsi, la comparaison à un paysan met en valeur les objectifs du pouvoir royal par la métaphore méliorative sur un rythme ternaire : « cultivez le royaume de vos pères, faites-y fleurir le bonheur, la richesse et la force ». Les conseils qui suivent mettent en valeur sur l’harmonie au sein du peuple grâce à un pouvoir protecteur: « aimez vos sujets, et que leur amour fasse votre joie ; vivez en père au milieu d'eux »

  • Puis, il formule deux refus catégoriques : « ne commandez jamais en despote ; laissez là les autres royaumes, celui qui vous est échu en héritage est assez grand pour vous », un appel donc à respecter la liberté, à l’intérieur comme face aux autres pays.

Une utopie

Mais, la fin du passage, avec la question d’Hithloday qui interpelle son destinataire soulève un doute propre à remettre en cause ce qui précède : « Dites-moi, cher Morus, de quelle humeur une telle harangue serait-elle accueillie ? » La réponse pessimiste de Morus montre la valeur utopique du pacifisme de Thomas More : « De fort mauvaise humeur, répondis-je. » La triste réalité risque donc fort de perdurer !

CONCLUSION

Ce passage illustre donc le sens même du terme « utopie ». C'est, en effet, un dialogue fictif, avec une double mise en abyme : dans le dialogue avec Morus, l’insertion d’un dialogue imaginaire d’Hythloday, adressé aux « plus sages politiques du royaume », dans lequel s’insère l’apologue lui-même fondé sur la fiction des « Achoriens ». L’autonomie du territoire, l’indépendance d’un État-nation, et la conquête de nouveaux espaces sont les principaux enjeux de la politique étrangère, nécessitant la guerre au détriment, regrette More, de la prospérité des peuples.

Mais Thomas More ne se prend pas au sérieux, malgré la gravité de ses accusations et la situation sociale désespérée qu’il décrit, parce qu’il pressent que son cri d’alarme restera sans écho – du moins sans écho dans les sphères du pouvoir. L’Utopie serait donc condamnée à l’échec, face au pouvoir politique ambitieux et corrompu, et More en serait tout à fait conscient. C’est du moins ce que dit Raphaël Hithloday le voyageur (figure d’un More rêveur et idéaliste), face à Morus (figure de More le réaliste), le premier tentant de garder espoir : il y a une façon de dire la vérité, qui consiste à prôner la vertu en la dissimulant habilement. C’est bien là le rôle même de l’utopie, forme d’apologue, telle que la dépeint Thomas More :

Si l’on ne peut pas déraciner de suite les maximes perverses, ni abolir les coutumes immorales, ce n’est pas une raison pour abandonner la chose publique. Le pilote ne quitte pas son navire, devant la tempête, parce qu’il ne peut maîtriser le vent. […]

Vous parlez à des hommes imbus de principes contraires aux vôtres ; quel cas feront-ils de vos paroles, si vous leur jetez brusquement à la tête la contradiction et le démenti ? Suivez la route oblique, elle vous conduira plus sûrement au but. Sachez dire la vérité avec adresse et à propos ; et si vos efforts ne peuvent servir à effectuer le bien, qu’ils servent du moins à diminuer l’intensité du mal : car tout ne sera bon et parfait que lorsque les hommes seront eux-mêmes bons et parfaits. Et, avant cela, des siècles passeront. 

François de La Mothe Le Vayer, De la Liberté et de la Servitude, 1643, III, de "Considérons à cette heure... " à "... comme il veut."  

Pour lire l'extrait

Le "grand Siècle" : la monarchie de droit divin 

Au XVIIème siècle, la France affirme sa puissance en Europe, et le pouvoir monarchique dit « de droit divin » s’impose par la  magnificence de la Cour. Cet éclat vaut au XVIIème siècle l'appellation de "grand Siècle", sous les règnes de Louis XIII, appuyé par le cardinal de Richelieu, et de Louis XIV, avec d’abord la Régence de sa mère Anne d’Autriche soutenu par le cardinal de Mazarin, puis construisant son pouvoir absolu grâce à de puissants ministres et la mise en place d’une Cour soumise.

Mais il subsiste des résistances, d’une part dans les courants religieux, avec les Protestants malgré l’Édit de Nantes – qui est révoqué finalement en 1685 –, au sein même du catholicisme aussi avec un conflit entre le roi et le pape et le rejet du jansénisme. Enfin, à la force de la religion s’oppose le courant libertin. Si certains s’affichent par la liberté de leurs mœurs, à l’image du Dom Juan de Molière, d’autres sont des érudits, prônant la libre-pensée et proclamant leur scepticisme vis-à-vis des dogmes religieux et de toute conception métaphysique. En cela, ils s’affirment comme des partisans de la liberté, refusant toute servitude, d’où le titre de l’essai d’un de leurs représentants, François de La Mothe Le Vayer, De la Liberté et de la Servitude.

Mais même ceux qui participent à la vie de la Cour, comme Jean de La Bruyère ou même La Fontaine dans ses fables, critiquent la façon dont le pouvoir royal impose sa puissance, en s’entourant de « courtisans » soumis.

Les symboles du Roi Soleil :  porte en bois doré, château de Versailles

Les symboles du Roi Soleil :  porte en bois doré, château de Versailles

D’après Robert Nanteuil, Portrait de La Mothe Le Vayer, vers 1685. Huile sur toile, 63 x 52. Château de Versailles

François de La Mothe Le Vayer (vers 1588-1672) est un des plus célèbres représentants des libertins érudits, alors même que, précepteur du frère de Louis XIV, il est fidèlement attaché à la monarchie et fréquente la Cour. En 1643, il dédie d’ailleurs son essai au cardinal de Mazarin et l’un des chapitres présente un vibrant éloge du « roi soleil ». Nécessaire prudence, sans doute, de la part d’un libertin, qui y propose une réflexion sur la liberté, alors que l’Église s’oppose à la contestation et aux pratiques des libertins. Il insiste en effet sur la liberté, en lien avec la double dimension humaine :

  • En tant que « corps », l’esclavage lui est insupportable, comme il l’est aux animaux, prêts à mourir pour rester libres.

  • En tant qu’« esprit », il ne peut accepter de contrainte que si, par son « franc arbitre », il en admet la raison et la valeur.

D’après Robert Nanteuil, Portrait de La Mothe Le Vayer, vers 1685. Huile sur toile, 63 x 52. Château de Versailles

Et pourtant, il constate que l’homme est la plus esclave de toutes les créatures. D’où sa réflexion philosophique pour lui restituer sa liberté en en soulignant le prix et la douceur et en lui faisant comprendre d’où vient sa servitude.

La servitude à autrui (1er paragraphe) 

L'aliénation de la liberté

La phrase d’introduction, avec la reprise du titre de l’essai de La Boétie, renforcée par la formulation négative, « sans y être obligés », pose d’emblée la critique de ceux qui choisissent d’aliéner leur liberté : le verbe « se jettent » sous-entend l’absence de toute réflexion. Le blâme est encore accentué par le champ lexical qui compare leur choix à un commerce : « Le nombre est infini de ceux qui vendent leur liberté, pour acquérir souvent si peu de chose, qu’ils ne voudraient pas l’’avoir achetée de leurs deniers ». Le lecteur est encore davantage impliqué par le glissement du pronom « ils », au « nous », qui invite le lecteur à partager le jugement de l’auteur qui s’associe à ce comportement. La valeur de leur achat est ensuite d’abord minimisée par « si peu de chose », puis progressivement réduite par la gradation ternaire qui fait passer du lexique péjoratif « obtenir une gratification légère », à l’annulation complète par « quelque autre faveur de néant », enfin par l’hypothèse insistante sur l’absurdité de cette aliénation : « pour laquelle nous serions bien fâchés d’avoir donné la moindre partie de nos biens ».

Abraham Bosse, La harangue du Prévôt des marchands à Louis XIII, 1629. Eau-forte, 30,7 x 23, 2. BnF

Abraham Bosse, La harangue du Prévôt des marchands à Louis XIII, 1629. Eau-forte, 30,7 x 23, 2. BnF

Le prix de la liberté

Il marque ainsi le contraste entre le peu de profit tiré et le prix de la « liberté » cédée à autrui : cela « nous fait renoncer à toutes nos volontés pour suivre celles des autres. » C’est le libre-arbitre qui se trouve ainsi perdu. La violence lexicale dans L’emprunt à Sénèque insiste encore davantage sur le prix que nous coûte cet aveuglement : « Et nous sommes si stupides, dit Sénèque, que nous ne nous apercevons pas qu’en usant ainsi, il semble qu’il n’y ait rien de plus vil que nous-mêmes par notre propre jugement ». La négation restrictive souligne, en effet, à quel point ceux qui renoncent à leur liberté se nient eux-mêmes, perdent ce qui fait tout leur prix, leur nature même définie par la liberté : « nous nous estimons moins que notre argent, et le reste de ce que nous possédons. »

La servitude intérieure (2nd paragraphe) 

Pierre Puget, Rencontre d’Alexandre et de Diogène, 1671-1689. Haut-relief, marbre, 33,2 x 29,6 x 4,4. Musée du Louvre, Paris

La puissance des passions

Dans la seconde partie de l’extrait, l’auteur accentue la dimension morale en mentionnant la puissance des passions, des « servitudes […] intérieures dont peut-être personne ne saurait se dire exempt. ». La première question oratoire interpelle ainsi avec force le lecteur, « Qui est-ce qui n’est point esclave de ses passions ? », et l’exemple de Diogène face à Alexandre le Grand, emprunté à l’antiquité, dénonce le poids de la  «  tyrannie de ces durs maîtres que Diogène reprochait à Alexandre ». Puis, des exemples précis sont énumérés avec des verbes qui soulignent la force de cet esclavage, généralisé par le pronom indéfini « on », à des passions, elles-mêmes personnifiées par la majuscule : « L’un sert l’attachement à son ambition, l’autre est travaillé d’avarice. Celui-là dresse des autels à la Fortune, celui-ci permet que la Gourmandise le domine, on se laisse emporter à la violence de l’Amour. » 

Pierre Puget, Rencontre d’Alexandre et de Diogène, 1671-1689. Haut-relief, marbre, 332 x 296 x 44. Musée du Louvre, Paris

L’adverbe modalisateur soutient la reprise de cette dénonciation, ramenée à l'absence de liberté politique et renforcée également par le lexique péjoratif et le jeu des négations : « Certainement il n’y a point de plus dure servitude que celle qu’on est contraint d’endurer sous de cruels Tyrans, et personne ne peut se vanter d’être libre, pendant qu’il sera réduit à vivre sous leur domination. » 

Liberté et vertu

Le dernier argument va au-delà de l’observation des comportements humains en empruntant à la philosophie antique, au « raisonnement des Stoïciens », qui associe la liberté à la vertu : « le vice est tellement ennemi de la liberté, que ce sont deux choses incompatibles ». 

Pierre-Paul Rubens, Portrait d’Épictète, 1605. Gravure de Théodore Galle in L. Annaei Senecae philosophi Opera. British Museum

Mais la conséquence de cette définition semble rendre la liberté impossible puisqu’est ensuite affirmé le triomphe du vice : « il sera facile de juger combien nous sommes éloignés de cette liberté, puisque le plus juste d’entre nous est si avant dans le vice. », rappel de la formule biblique dans l’Eccclésiaste : « Non, il n'y a sur la terre point d'homme juste qui fasse le bien et qui ne pèche jamais. » De plus, le discours stoïcien rapporté est une conclusion pour le moins paradoxale : « Il n’y a point d’homme, disent-ils, qui puisse être nommé libre, que celui qui vit comme il veut. » Si, en effet, l’homme est un être enclin au « vice », celui qui affirme sa liberté en fonction de son libre-arbitre ne risque-t-il pas de choisir de satisfaire tous ses désirs, sans limites morales, comme le souhaitent d’ailleurs les libertins tel Dom Juan ? En fait, dans la conception stoïcienne, ce risque est nié, car la vertu se fonde sur la raison, qui ne peut que vouloir éviter la souffrance que produirait le vice, comme l’explique le philosophe Épictète, modèle de la sagesse stoïcienne :

Pierre-Paul Rubens, Portrait d’Épictète, 1605. Gravure de Théodore Galle in L. Annaei Senecae philosophi Opera. British Museum

L’homme libre est celui qui vit comme il le veut ; qu’on ne peut ni contraindre à faire une chose, ni empêcher de la faire ; à qui l’on ne peut rien imposer de force ; qui n’est jamais arrêté dans ce qu’il entreprend ; qui ne manque jamais ce qu’il désire ; qui ne tombe jamais dans ce qu’il redoute. Or, est-il quelqu’un qui veuille vivre en faute ? Personne. Est-il quelqu’un qui veuille vivre dans l’erreur, à l’étourdie, injuste, dissolu, se plaignant toujours de son sort, n’ayant que des sentiments bas ? Personne. Il n’est donc pas un pervers qui vive comme il le veut ; et pas un, par conséquent, qui soit libre. D’autre part, est-il quelqu’un qui veuille vivre à s’affliger, à trembler, à être jaloux, à se lamenter pour autrui, à désirer pour ne pas avoir ce qu’il désire, à craindre pour tomber dans ce qu’il craint ? Personne. Or, avons-nous un seul pervers qui vive sans affliction et sans terreur, qui ne tombe jamais dans ce qu’il redoute, qui ne manque jamais ce qu’il désire ? Pas un. De cette manière donc encore nous n’en avons pas un qui soit libre.

CONCLUSION

L’homme est la plus libre des créatures, mais il est aussi la plus menacée d’esclavage. Ainsi la première volonté du sage est bien de préserver sa liberté, donc de proposer à ses destinataires des conseils pour y parvenir, en les alertant sur les dangers qui risquent de l’entraver. C’est ce que fait ici La Mothe Le Vayer, à partir de sa connaissance du fonctionnement de la Cour, de sa propre conception, nourrie d’une culture humaniste héritée de l’antiquité et des refus alors affirmés par les « libertins ». Mais ce "libertinage érudit" est loin de l’amener à des mœurs licencieux, rejetant toute morale. Il invite plutôt à  prendre une distance avec les pouvoirs institutionnels qui, par les faveurs offertes, transforment des sujets libres en courtisans soumis, et, surtout, à prendre conscience des chaînes que forgent les passions. En se référant prudemment au stoïcisme, il associe ainsi une forme de scepticisme, qui amène à relativiser le fonctionnement de la monarchie absolue qui s’impose au XVIIème siècle, mais sans la remettre en cause ni les valeurs morales conformes à la religion. Il faudrait donc trouver un équilibre entre la vie sociale et ses exigences et l'effort nécessaire pour ne pas succomber à la « servitude volontaire ».

Lectures cursives : François de La Mothe Le Vayer, De la Liberté et de la Servitude, 1643, deux extraits 

Pour lire les extraits

Premier extrait : chapitre V, « De la servitude de la Cour »

Cet extrait prolonge l’explication précédente en le développant à partir de son titre « De la servitude de la Cour », en s’intéressant aux contraintes qu’elle impose à « l’esprit » d’abord, puis à « l’entendement », c’est-à-dire plus précisément à l’usage de la raison.

Le premier paragraphe

Dans le premier paragraphe, il rejoint la dernière partie du Discours de la servitude volontaire de La Boétie qui montrait comment les « favoris » du prince se conforment en tout point à ses désirs pour leur complaire. Ainsi la principale exigence pour le courtisan est « de n’avoir jamais d’autres volontés que celle des Grands, et de ne juger de quoi que ce soit, s’il y a moyen, qu’après avoir reconnu leur sentiment, afin de ne rien prononcer qu’ils puissent avoir quelque peu désagréable. » C’est le seul moyen d’y « faire fortune », mais, selon La Mothe Le Vayer, cela ôte toute liberté aux courtisans obligés à l'hypocrisie, à une « perpétuelle dissimulation ». Après plusieurs exemples, prudemment empruntés aux règnes précédents, la fin du paragraphe insiste sur cette critique, par l’image du « masque », l’antithèse, « vouloir ce qu’on abhorre », la négation, « aucun acte de volonté libre », et il termine en reprenant le titre même de l’essai de La Boétie, la « servitude volontaire ».

Circé offrant une coupe à Ulysse, détail d'un lécythe du peintre d'Athéna, vers 490-480 av. J.-C.. Musée national archéologique d'Athènesg

Le second paragraphe

Le second paragraphe accentue la critique par son lexique violent, la comparaison de l’aliénation de la raison à de « la prostitution ». Il reprend ici l’image du commerce posée précédemment, puisque le terme implique l’idée de se vendre par souci de « l’utile », à l’obtention de « faveurs » notamment. Une seconde comparaison aux « enchantements de cette Circé » souligne la fascination exercée par la Cour, allusion à la puissance de cette magicienne, qui avait, par exemple, transformé en porcs les compagnons d’Ulysse par un breuvage maléfique… Terrible image de ces courtisans ainsi aliénés.

Circé offrant une coupe à Ulysse, détail d'un lécythe du peintre d'Athéna, vers 490-480 av. J.-C.. Musée national archéologique d'Athènes

Second extrait : conclusion

En reprenant son adresse à son destinataire, l’écrivain conclut son dialogue, en reprenant le fondement même de la philosophie des stoïciens, qui distingue « ce qui dépend de nous », ce sur quoi nous avons le pouvoir d’agir par l’exercice de notre libre-arbitre, de « ce qui ne dépend pas de nous », contre quoi toute résistance ne peut être que nocive. Ainsi, il affirme « la nécessité où l’on se trouve parfois de s’accommoder aux sujétions inévitables de la vie. »

Il reprend ensuite les différentes étapes de sa réflexion par une suite d’hypothèses, dont la première définit nettement ce que signifie la liberté, « être exempt de toute sorte de servitude du corps, et de l’esprit ». Mais cette définition entraîne une série de dénis : liberté limitée même pour les Rois qui « ne sont pas affranchis de certains devoirs qui les liens à leurs peuples », esclavage des « passions », telle la « vanité », pour les philosophes qui se croient « au-dessus des Couronnes », esclavage surtout pour les courtisans, comme il l’a montré dans le chapitre V. D’où sa question rhétorique négative qui vise à amener son destinataire à adhérer à ces réserves : « Ne peut-on pas bien conclure qu’il n’y a personne qui soit  absolument libre ? » L’essai se termine sur la conception stoïcienne, l’acceptation de l'ordre social, de « la condition de vie dans laquelle [chacun] se trouve porté », philosophie qui offre l’avantage de permettre à ce « libertin érudit » de rejoindre le dogme chrétien de la toute-puissance divine : « nous sommes tous obligés d’acquiescer doucement à ce que la Providence Divine a déterminé sur ce point de notre liberté. »

Jean de La Bruyère, Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, 1688-1694, « Du Souverain ou de la République » 

Pour lire l'extrait

Jean de La Bruyère (1645-1696) a lui aussi fréquenté la noblesse et la Cour en tant que précepteur, dès 1684, du duc de Bourbon, petit-fils du Grand Condé, lui-même cousin de Louis XIV, puis de Mademoiselle de Nantes, fille naturelle de ce roi et de sa favorite, Madame de Montespan. Dans son ouvrage, il consacre plusieurs chapitres à ses observations des Grands, sur lesquels il jette le plus souvent un regard critique et dont il brosse des portraits satiriques. Dans « Du Souverain ou de la République », il se livre à une analyse plus politique des différents pouvoirs. Cet extrait ouvre le chapitre en six brèves remarques : les deux premières datent de la première édition, en 1688, les suivantes de la quatrième, en 1689, avec encore un bref ajout sur « le despotique » dans la septième édition, en 1692. En quoi ces analyses permettent-elles une réflexion sur la liberté ?

La Bruyère, Les Caractères, 1688

Pour introduire (1er paragraphe

La première remarque, générale, introduit le contenu de ce chapitre, une analyse de « toutes les formes de gouvernement », mais très prudemment puisqu’il commence par refuser de poser clairement son choix : « l’on ne sait à laquelle se tenir ; il y a dans toutes le moins bon et le moins mauvais ». Toute aussi prudente est la conséquence qu’il tire de ce doute puisqu’il accepte d’emblée la monarchie alors dite "de droit divin" : « Ce qu’il y a de plus raisonnable et de plus sûr, c’est d’estimer celle où l’on est né la meilleure de toutes et de s’y soumettre. »

La tyrannie (2ème paragraphe

Claude Vignon, Crésus réclamant le tribut au paysan de Lydie, 1629. Huile sur toile, 108 x 150. Musée des Beaux-Arts, Toursspote.jpg

Pendant longtemps, comme on le constate chez La Boétie, le terme « tyrannie » s’est confondu avec le pouvoir absolu exercé par un roi ou un prince, souvent conquis d’ailleurs par la force. Mais La Bruyère ici le prend dans son acception de dictature, en insistant, par le jeu des négations, sur l’oppression et la terreur d’un tel gouvernement : «Il ne faut ni art ni science pour exercer la tyrannie, et la politique qui ne consiste qu’à répandre le sang est fort bornée et de nul raffinement » Il minimise ainsi l’image de puissance d’un tyran qui, en fait, ne pense qu’à « tuer ceux dont la vie est un obstacle à notre ambition ; un homme né cruel fait cela sans peine. » Les superlatifs, soutenus par le rythme binaire, formulent une condamnation définitive : « C’est la manière la plus horrible et la plus grossière de se maintenir ou de s’agrandir. »

Claude Vignon, Crésus réclamant le tribut au paysan de Lydie, 1629. Huile sur toile, 108 x 150. Musée des Beaux-Arts, Tours

La république (3ème paragraphe

Il passe ensuite au gouvernement nommé « république », tel qu’il a pu se former dans la Grèce ou la Rome antique. Une longue énumération donne une image péjorative de son fonctionnement : « y laisser le peuple s’endormir dans les fêtes et dans les spectacles, dans le luxe, dans le faste, dans les plaisirs, dans la vanité et la mollesse ». Plusieurs termes rappellent le reproche déjà formulé par le poète latin Juvénal dans ses Satires, accusant le pouvoir de séduire le peuple pour mieux l’asservir, en lui offrant "panem et circenses", du pain et des jeux. Mais comment ne pas voir aussi dans cette énumération une image de la vie à la cour de Louis XIV et de ce que cela entraîne chez les courtisans : « vanité » car chacun cherche à se faire valoir pour obtenir la faveur royale, et « mollesse » car une vie de luxe risque fort de détruire tout esprit guerrier ? La reprise en anaphore redouble l’accusation, qui vise à la fois le gouvernement au pouvoir et les citoyens ainsi pris au piège : « le laisser se remplir du vide et savourer la bagatelle ». L’exclamation qui conclut l’analyse marque l’implication du moraliste, qui alerte sur le danger de voir la « république » se dégrader en un pouvoir clairement autoritaire : « quelles grandes démarches ne fait-on pas au despotique par cette indulgence ! » Mais le choix du terme « despotisme », plus général pour qualifier le pouvoir d’un seul homme, est à nouveau un moyen habile d’éviter de nommer la monarchie  absolue de cette époque.

Le despotisme (4ème paragraphe

L’ajout de la remarque sur « le despotique », malgré sa brièveté, reste critique en prolongeant l’idée précédente que vient prouver l’histoire de la Rome antique : le despotisme détruit la république, la « chose publique » au sens étymologique, c’est-à-dire un gouvernement qui associait chaque citoyen à son fonctionnement. D’où la négation, « Il n’y a point de patrie dans le despotique » : puisque les citoyens ne sont pas admis aux décisions, ils n’ont aucune raison de se préoccuper de la survie de leur État. En revanche, ils ont d’autres motifs, que La Bruyère énumère : « d’autres choses y suppléent : l’intérêt, la gloire, le service du prince. » À nouveau, comment ne pas reconnaître en ces mobiles un asservissement, des réalités que La Bruyère a pu observer dans la noblesse et chez les courtisans, autant de raisons de ce que La Boétie nommait « servitude volontaire » ?

L’image du peuple (5ème et 6ème paragraphes

La préservation du pouvoir

En revenant sur le fonctionnement d’une « république », le jugement de La Bruyère se met à la place des hommes de pouvoirs, inclus dans le pronom indéfini « on », dans leur relation avec « le peuple ». Mais sa remarque sur les réformes possibles, « Quand on veut changer et innover dans une république », peut tout aussi bien s’appliquer à la monarchie telle qu'il la connaît, car elles n’ont pas manqué, avec les fermes interdictions de Richelieu pour faire plier les grands du royaume sous Louis XIII, et encore plus, à sa mort en 1643, sous la Régence, avec une importante augmentation des impôts pour assurer le coût de la guerre de Trente Ans. La révolte avait alors provoqué une longue période de troubles graves, appelée la Fronde, de 1648 à 1653, pendant la minorité de Louis XIV dont le pouvoir avait été alors menacé.

D’où le conseil de prudence de La Bruyère, qui limite les choix du pouvoir afin de tenir compte des réactions possibles du peuple : « c’est moins les choses que le temps que l’on considère ; il y a des conjonctures où l’on sent bien qu’on ne saurait trop attenter contre le peuple, et il y en a d’autres où il est clair qu’on ne peut trop le ménager. »

Anonyme, La Fronde : combat sous les murs de Paris, 1651-1675. Huile sur toile, 59 x73. Musée national du château de Versailles

Anonyme, La Fronde : combat sous les murs de Paris, 1651-1675. Huile sur toile, 59 x73. Musée national du château de Versailles

Le danger du peuple

L’exemple donné est une allusion à deux changements introduits par rapport à la féodalité : la suppression des avantages fiscaux accordés à des bourgs et à des villes « franches » et l’augmentation de la taxe à régler pour tenir un commerce, donc établir son « enseigne ». La construction de cet exemple inverse le poids des éléments comparés, d’un côté l’ensemble d’une « ville » avec une énumération des changements, de l’autre des seuls commerçants : « Vous pouvez aujourd’hui ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses privilèges : mais demain ne songez pas même à réformer ses enseignes ». En passant de l’indéfini « on » au pronom « vous », La Bruyère souligne à quel point le pouvoir doit se méfier des réactions du peuple, irrationnelles.

C’est cette imprévisibilité des réactions populaires que confirme la dernière remarque, avec le parallélisme qui met en valeur l’opposition : « Quand le peuple est en mouvement, on ne comprend pas par où le calme peut y rentrer ; et, quand il est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir. » Dans les deux cas, il  accentue le danger que représente un peuple éruptif, dont les accès de colère peuvent être sans limites et inattendus.

CONCLUSION

Dans toute forme de gouvernement, deux libertés s’affrontent : celle du pouvoir, qui veut préserver sa puissance, jusqu’à refuser toute limite comme dans une tyrannie, et celle du peuple, qui peut rejeter une décision et se révolter pour conquérir plus de droits en étant associé au pouvoir, comme dans une république. Or, La Bruyère, lui, vit sous une monarchie absolue, gouvernement qu’il ne refuse pas, mais dont il observe les excès dans sa volonté de soumettre les sujets, depuis ceux qui sont devenus des courtisans soumis, jusqu’aux abus sur les plus faibles. Ses observations le conduisent donc à associer l’analyse politique à l’approche morale.

Lecture cursive : Jean de La Bruyère, Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, 1688, "Le berger et son troupeau"

Pour lire les extraits

« Du souverain » était l’unique titre de la première édition, plus vaste que ne le serait « Du roi », car le terme renvoie à la fonction même plus qu’au personnage qui l’exerce. Il indiquait l’intérêt principal de La Bruyère qui, par sa charge, est amené à fréquenter la cour et ambitionne d’être élu à l’Académie. Cela explique une forme de respect de l’écrivain et sans doute de prudence. En revanche, il agit en moraliste en mettant en place un tableau qui invite son lecteur à réfléchir au fonctionnement de la monarchie, notamment, ici, au lien entre le monarque et le peuple.

François Boucher, Pastorale ou Jeune berger dans un paysage, entre 1739-1750. Huile sur toile, 90 x 121. Musée des Beaux-Arts, Caen

La mise en place d'un tableau

Une "pastorale" : un monde idyllique

La Bruyère reprend ici un genre mis à la mode, la "pastorale", qui dépeint un  monde rural idyllique, avec un calme décor champêtre, « colline » ou « prairie », aux couleurs douces et baigné dans la lumière paisible « vers le déclin d’un beau jour ».

Dans ce cadre viennent s’insérer les personnages, chacun à sa place, « le moissonneur » avec sa « faux », « le berger » avec « sa houlette », formant un monde d’harmonie, où les animaux aussi trouvent leur juste place : les « brebis », le « chien » dans son rôle d’animal domestique et protecteur contre le « loup avide », tel celui des contes traditionnels, mais qu’il « met en fuite » sans tarder.

François Boucher, Pastorale ou Jeune berger dans un paysage, entre 1739-1750. Huile sur toile, 90 x 121. Musée des Beaux-Arts, Caen

Le métier de berger

Au centre de la description, La Bruyère présente le métier de berger, sous une forme énumérative, au moyen de la parataxe, courtes propositions juxtaposées, en trois étapes.

  • D’abord il souligne la position de ce berger, avec des adjectifs et des verbes qui soulignent sa supériorité et son rôle protecteur.

  • Ensuite, il pose deux hypothèses, qui correspondent à deux menaces, l’une venue de la nature même du troupeau, l’autre de l’extérieur, mais toutes deux sources de désordre : « si elles se dispersent », « si un loup avide paraît ». En reproduisant au présent les réactions efficaces du berger, La Bruyère déroule la scène sous nos yeux, tout en lui donnant la valeur d’une vérité générale.

François Chauveau, "Le berger et son troupeau", pour illustrer La Fontaine, 1728. BnF

François Chauveau, "Le berger et son troupeau", pour illustrer La Fontaine, 1728. BnF

  • Enfin une conclusion exprime la durée de sa tâche, la journée dont le rythme de la proposition illustre le cours puisqu’elle s’ouvre sur  « l’aurore » et se clôt sur le coucher du « soleil ».

Le sens dévoilé

L'implication du lecteur

Pour donner à ce tableau sa valeur morale, La Bruyère accorde un rôle important à son lecteur.

         D’emblée, il le place dans la position d’un témoin privilégié : « Quand vous voyez… » Ainsi les trois exclamations, « quels soins ! quelle vigilance ! quelle servitude ! », semblent prises en charge, non par l’auteur, mais par ce lecteur fictif. 

         Les questions oratoires, elles, transforment le lecteur en juge. Il est amené à répondre, implicitement, que la « condition » « la plus délicieuse et la plus libre » est bien évidemment celle des brebis, qui n’ont aucun souci et dont le bien-être est assuré. De même, sa réponse à la question de conclusion, le conduit à partager l’indignation de La Bruyère : il se range ainsi dans son camp.

Le rôle du monarque

Le tableau de La Bruyère nous ramène à l’origine de la fonction royale, quand le roi était encore « le berger » de son peuple. D’où ses trois obligations essentielles :

  • assurer le bien-être matériel de ses sujets… mais est-ce le cas alors que se multiplient les famines et les guerres  qui provoquent tant de misère ?         

  • préserver la cohésion de son troupeau. Or les dissensions n’ont pas manqué sous le règne de Louis XIV, depuis la Fonde, jusqu’aux conflits religieux, par exemple la lutte contre le jansénisme, ou contre les protestants avec l’abolition de l’Édit de Nantes, en 1685, en passant par les « jacqueries » fréquent

  • les protéger contre « le loup », c’est-à-dire les ennemis prêts à les dévorer. Mais les guerres menées par Louis XIV n’ont pas toutes été défensives, et la fin de ce XVII° siècle a connu de nombreux échecs militaires.

La Bruyère introduit donc, à travers ce tableau, une critique de la conduite du royaume, en rappelant le sens premier de la monarchie dite "de droit divin" : le roi dépend devant Dieu de la prospérité de son peuple. Ainsi la triple exclamation suggère que c’est à lui que doivent revenir les soucis, qu’il ne s’appartient plus, contraint à une vigilance permanente ; quant à la « servitude », c’est une façon d’inverser le rapport de sujétion, souligné par la réserve « s’il est bon prince ». Enfin, monarque héréditaire, cette responsabilité lui incombe sa vie durant, de « l’aurore » au couchant.

Un blâme : le luxe excessif

Le dernier paragraphe critique le luxe que La Bruyère a pu observer dans ses fonctions de précepteur, à la Cour ou en fréquentant les « grands ». Le luxe s’étale, tel « l’or » repris cinq fois dans la phrase. Le premier paragraphe forme ainsi une allégorie, dont chaque terme est explicité dans le second : sous « le berger habillé d’or et de pierreries », il désigne Louis XIV dans son château de Versailles ; le « chien » avec son « collier d’or » et « sa laisse d’or et de soie » représente les courtisans, comblés de richesses et de récompenses, mais animaux domestiques, dépendants. Mais ce luxe ne peut qu'attirer « le loup avide »...

Gabriel Lemonnier, Louis XIV assistant, dans le parc de Versailles, à l'inauguration de la statue de Milon de Crotone par Puget, 1819. Huile sur toile, 64 x 97. Musée des Beaux-Arts, Rouen

Gabriel Lemonnier, Louis XIV assistant, dans le parc de Versailles, à l'inauguration de la statue de Milon de Crotone par Puget, 1819. Huile sur toile, 64 x 97. Musée des Beaux-Arts, Rouen

Pour conclure

La Bruyère soutient la monarchie, mais souligne qu’elle est une charge difficile, un sacrifice de soi, une responsabilité écrasante. C’est là une idée originale pour son époque, qui privilégie les plaisirs de la Cour, les fêtes et les divertissements, mais aussi par rapport à la conception qui faisait du roi un être surhumain, bien au-dessus des simples mortels, ses sujets. Pour lui, la grandeur du roi ne se mesure pas aux apparences, mais au bonheur de son peuple, ce qui implique un contrat : il ne peut pas disposer lui-même d’une absolue liberté, mais, doit, avant tout, préserver celle de son pays.

Ce tableau, original, forme un apologue : les éléments métaphoriques invitent le lecteur à réfléchir sur ce que doit être la monarchie. Soucieux d'en limiter les excès, La Bruyère s’inscrit dans la lignée des moralistes chrétiens, afin de ramener l’homme, et même les grands ou le roi, à la « vertu », rejet des excès et de l’orgueil, faite de modération et d’altruisme.

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