Grandeur et petitesse de l'homme, du XVI° au XVIII° siècle
Présentation de la séquence
La séquence proposée intègre les quatre éléments figurant dans le programme des lycées :
- le "parcours littéraire", organisé autour de cinq textes, du XVII° et du XVIII° siècle, donnant lieu à une explication ;
- le "groupement de textes complémentaires" : les documents proposés offrent un large choix pour constituer un corpus cohérent et propre à éclairer les enjeux du débat et à mesurer son évolution, avec une ouverture sur le XX° siècle.
- le "prolongement artistique et culturel" : divers documents abordant l’histoire des arts permettent de comprendre le contexte culturel, par exemple l’image de l’homme dans la peinture de la Renaissance, mais aussi d'étudier une représentation particulière, l’allégorie.
- une "lecture cursive", personnelle, ici un conte philosophique de Voltaire, Micromégas, qui peut être reprise collectivement ou être librement insérée dans un "carnet de lecture", être guidée ou en totale autonomie, éventuellement être le support d'un travail d'écriture spécifique.
Plusieurs activités, écrites ou orales, sont suggérées qui peuvent faire l'objet d'une séance collective, préparée ou abordée directement, ou d'un travail personnel destiné, lui aussi, à nourrir le "carnet de lecture" ou à donner lieu à un exposé oral.
Mais, outre celles directement liées à l'explication des textes (questions préparatoires ou de synthèse), bien d'autres pourraient être envisagées afin de solliciter la créativité des élèves et d'accroître leur participation : table ronde, procès, débat...
La séquence ne mentionne qu'un devoir, pour s'entraîner à l'épreuve écrite du Baccalauréat. Mais un autre devoir reste à élaborer, soit pour une évaluation formative, notamment à partir d'un ou plusieurs documents complémentaires, soit pour une évaluation sommative, en fin de séquence.
Il convient de ne négliger ni l'introduction, ni la conclusion. L'introduction permet à la fois de réactiver les apprentissages antérieurs, de présenter l'héritage de l'antiquité, et de prendre la mesure des enjeux de la séquence. La conclusion doit, en permettant aux élèves d'exercer leur esprit critique, donner sens à l'étude effectuée.
Introduction
Qu’est-ce que l'homme ?
Dans la nature, se distinguent le règne minéral, le règne végétal et le règne animal, dans lequel s’inscrit l’homme. Mais quelles qualités spécifiques permettent de discerner l’homme des autres espèces animales ? Parler de « nature » de l’homme est d’abord définir ce qui lui est donné de naissance, l’inné, sa dimension biologique, des sens, une aptitude à éprouver des émotions, des sentiments, à raisonner, à des degrés divers. Mais, contrairement à l’animal, dont la perfectibilité relève de l’instinct, que d’ailleurs l’homme peut diriger pour l’apprivoiser, voire le dompter, l’homme a en lui une large part qui vient de sa culture : c’est elle qui lui offre son instruction, son éducation, qui fonde ses valeurs morales, qui construit la société, le cadre politique, économique dans laquelle il vit, travaille, entretient des relations avec les autres. Mais, dans ces cadres, il dispose d’une liberté qui lui permet d’inventer, de créer, et même de modifier ces cadres. Ainsi, en l’homme, « nature » - dont sa dimension mortelle – et « culture » se combinent et interagissent. C’est là le point de départ de toute réflexion sur sa « grandeur » et sa « petitesse ».
Les enjeux de la séquence
La définition (site Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales) deux termes de l’intitulé, « grandeur » et « petitesse », liés à une réflexion sur l’homme, permet de poser les enjeux de la séquence.
La « grandeur » est le « caractère de ce qui est grand par ses dimensions, de ce qui dépasse la norme ou la mesure ordinaire. » Cela renvoie donc d’abord au physique, à la taille d’un être humain, tels les géants imaginés par Voltaire dans son conte Micromégas. Mais le mot peut aussi prendre un sens psychologique et moral : on parle de grandeur d’âme, par exemple, ce qui implique une supériorité ici élogieuse, mais qui peut se charger d’une connotation péjorative quand ce sentiment de supériorité conduit à l’orgueil, à un amour-propre excessif, voire au mépris d’autrui. Enfin, un autre sens est mentionné, quand le mot qualifie un homme d’un rang social élevé : c’est alors l’« éclat prestigieux qui résulte de la puissance, l'autorité, la gloire ».
La « petitesse » est l’antonyme de « grandeur », avec ce même sens concret, physique : c’est le « caractère de ce qui est petit, de ce qui a des dimensions réduites. » Mais la connotation, elle, est toujours péjorative quand elle s’applique au caractère d’un homme : il dénonce la « bassesse », la « médiocrité » d’esprit, de sentiments, des pensées ou des actions. De même, socialement, il indique une infériorité.
Ces définitions expliquent que les auteurs puissent envisager différentes perspectives. Certains s’appuient sur le sens initial, pour s’interroger sur la place de l’homme dans l’univers, par rapport aux autres êtres existants. D’autres mettent plutôt l’accent sur la dimension morale, qualité ou défaut inhérent à la nature humaine. Enfin, plusieurs portent leur attention sur l’état social, l’organisation même de la société sous la monarchie absolue.
Nous tenterons donc de répondre à cette question : « Comment la réflexion sur la nature de l’homme conduit-elle à louer sa grandeur ou à dénoncer sa petitesse ? »
L'héritage antique
Dans l’antiquité, la « grandeur » de l’homme était d’abord celle du héros, de l’athlète au soldat en passant par le dirigeant politique, dont témoigne l’œuvre de Plutarque, composée entre 100 et 120, Les Vies parallèles des hommes illustres. Ils étaient célébrés par des discours, des statues aussi…
Mais la « grandeur » a aussi pris une dimension éthique et philosophique. « Γνῶθι σεαυτόν » (« Gnothi seauton », « Connais-toi toi-même »), tel était un des trois préceptes inscrits au fronton du temple de Delphes, en Grèce, repris par Socrate. C’était ainsi que s’affirmait ce que nous pouvons considérer comme la grandeur de l’homme, la conscience de soi, la faculté de pouvoir ainsi se corriger, progresser, pour soi-même et pour autrui.
Socrate,statue néoclassique, Académie d'Athènes
Cependant, parallèlement, l’antiquité lie fortement le jugement sur « l’homme » à la vie de la cité. C’est elle qui, selon qu’il est citoyen, métèque ou esclave, en Grèce, détermine sa place et sa puissance d’action. Dans la Rome antique, c’est encore plus net, puisque même le « citoyen » se différence selon qu’il est « patricien », inscrit dans la noblesse, ou « plébéien ». C’est donc une hiérarchie sociale, une relation au monde politique et à la loi, qui détermine « grandeur » ou « petitesse ».
Enfin, la « grandeur » est un concept ambigu puisque, si elle est estimée, voire souhaitée, elle est aussi blâmée quand elle est jugée excessive. C’est le défaut d’ὕϐρις (hybris), cette passion orgueilleuse qui pousse certains hommes à outrepasser, non seulement les lois humaines, mais sa condition mortelle quand il brave les lois divines. C’est ce que mettent en évidence, notamment, la plupart des tragédies d’Eschyle, Sophocle et Euripide, ou les mythes, tel celui d’Icare, qui chute dans la mer parce que, pourvu d’ailes de cire, il a voulu s’élever à proximité du soleil.
PLATON, Timée, vers 360 av. J.-C., § 90 sqq.
Une conception de l'homme
Au début de cet extrait, Platon rappelle sa conception philosophique, les « trois espèces d’âmes » qu’il attribue à l’homme, définies dans le passage précédent, en fait plutôt trois composantes de l’âme, dont la répartition diffère selon les êtres :
-
l’épithumia : la part désirante de l’âme, siège de l’appétit, des passions, qui réside dans le corps et qui fournit à l’âme sa force vitale ;
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le logistikon : la part rationnelle de l’âme, siège de l’intellect, associé à l’esprit, donc capable d’accéder aux Idées : c’est elle qui régule l’âme, et lui donne l’ordre et la sagesse ; c’est aussi sa part immortelle, puisqu’elle fréquente les Idées, elles-mêmes éternelles.
-
le thumos : la part irascible de l’âme, siège de la volonté et du courage, qui relève du cœur : elle maintient l’équilibre entre l’épithumia et le logistikon.
Il pourra donc, dans toute âme, dans tout homme, y avoir prédominance de l’une ou de l’autre de ces trois composantes : si c’est l’épithumia qui domine, l’âme sera forte et animée, si c’est le logistikon, sage et posée, ou, si c’est le thumos, solide et déterminée.
Mais, précise Platon, jamais cette prédominance ne doit être excessive : car si l’une des composantes devient trop forte – ou les autres trop faibles, au point de se laisser écraser – alors l’âme entre en déséquilibre. Or, l’équilibre, dans la pensée platonicienne, n’est rien moins que le Bien. D’où la conclusion : « Il faut donc avoir soin de les exercer toutes avec harmonie. »
Pour lire le texte
Grandeur et petitesse
Cependant, Platon insiste tout particulièrement sur la dimension intellectuelle, sur « celle de nos âmes qui est la plus puissante en nous », en en faisant l’éloge : « elle nous élève de la terre vers le ciel, notre partie ». Il pose ainsi l’idée que le créateur a laissé à l’homme la liberté de privilégier la part « mortelle » ou la part « immortelle » qui réside en lui, en opposant deux catégories d’hommes. Il y a « celui qui se livre à des passions et à des querelles, et s'occupe de soins de ce genre ». Il choisit donc la petitesse, « puisque lui-même s'est complu à augmenter la partie mortelle de son être. » En revanche, certains peuvent se hausser à une forme d’« immortalité » : « celui qui a tourné ses pensées vers l'amour de la science et l'amour de la vérité, et qui a dirigé toutes ses forces de ce côté ». Platon conclut qu’il a ainsi « honoré le génie qui réside en lui », donc qu'il a prouvé sa grandeur. Mais il rejoint aussi l’idéal souvent formulé dans la Grèce antique, le « καλὸς κἀγαθός » (kalos kagathos) qui traduit l’association indispensable entre le « beau », qui relève du corps, et le « bien » qui relève de la dimension morale, harmonie atteinte à condition de « cultiver toutes les parties de nous-mêmes. »
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, I, 6, 1097b-1098a, vers 335-330 av. J.-C.
Aristote pose clairement une définition de l’homme, de « ce qui est propre à l’homme », en cherchant à déterminer ce qu’il nomme sa « fonction ». À son tour, il pose trois composantes, comme Platon, sous d’autres appellations : « la vie de nutrition et de croissante », c’est-à-dire la part corporelle, « la vie sensitive », qui relève de l’émotion, du « cœur » comme le disait Platon, enfin « la partie rationnelle de l’homme », celle qui permet « l’exercice de la pensée ». Citée en dernier, elle est, à ses yeux, une part supérieure, celle, précisément, qui fait sa « grandeur ».
Pour lire le texte
Charles Laplante, "Aristote et son élève Alexandre", 1866, in Vie des savants illustres - tome 1, de Louis Figuier
Telle est donc la conception antique, sur laquelle se fondent les différents courants philosophiques, avec des variantes bien sûr. Tous reconnaissent, en effet, la « grandeur de l’homme », le seul être vivant doté de la conscience de soi et de la faculté de librement raisonner, voire de suspendre son jugement quand il doute. Et tous posent comme preuve de sa « petitesse » celui qui resterait dans l’ignorance et se bercerait d’illusion sur lui-même, trahissant ainsi sa « nature » même.
Un héritage : l'humanisme de la Renaissance
Pour les humanistes, l’homme est placé au centre de toute question. S’appuyant sur la sagesse des auteurs antiques, pris comme modèles, ils souhaitent bâtir une société différente ; ils désirent atteindre la perfection, que ce soit dans le domaine humain, moral, ou dans le domaine artistique. Le support de ce changement est constitué par les textes antiques et non plus par les écritures saintes, comme c’était le cas au Moyen Âge, ce qui pose aussi la question de la traduction.
Ils accordent une grande confiance à l’homme, capable de s’améliorer – et, de ce fait, d’améliorer sa société. Écoutons Jean Pic de la Mirandole dans son Discours sur la dignité de l'homme, écrit en 1486 et publié en 1504 : il souhaite y expliquer « pourquoi l'homme est le mieux loti des êtres animés, digne par conséquent de toute admiration, et quelle est en fin de compte cette noble condition qui lui est échue dans l'ordre de l'univers. » Il lui appartient donc de pousser au plus haut degré possible ses capacités physiques, artistiques, intellectuelles, d'où l'importance prise par l'éducation au XVI° siècle, qui doit viser à l’épanouissement de l’homme dans sa société.
L’humanisme considère tout homme comme digne de respect, il défend donc l’intégrité humaine contre les fanatismes ou tyrannies qui la menacent. Il reconnaît même la nature humaine chez le « sauvage » du Nouveau monde à qui les conquérants européens étaient tentés de nier toute âme.
Pour en savoir plus sur le contexte
Pour lire le texte
La "grandeur" de l'homme : Jean Pic de La Mirandole (1463-1494), Discours sur la dignité de l’homme, écrit en 1486, publié en 1504
Ce passage est représentatif de l’humanisme propre à la Renaissance par l’éloge vibrant que Pic de La Mirandole adresse à l’homme, dans son exclamation nominale, « Chose incroyable et merveilleuse ! », ou par son choix d’un lexique mélioratif hyperbolique : il est « le mieux loti des êtres animés », « digne […] de toute admiration », « une grand merveille, un être décidément admirable ».
Pour justifier cette « préséance » de l’homme sur toutes les autres créations, Pic de La Mirandole s’appuie sur le récit de la Genèse, en rappelant qu’après avoir créé chaque élément de l’univers, chacun avec ses caractéristiques propres, Dieu a été confronté à un dilemme : qu’attribuer à l’homme en propre, puisque toutes les qualités ont déjà été distribuées ? Il présente alors la décision divine : « le parfait ouvrier décida qu’à celui qui ne pourrait rien recevoir en propre serait commun tout ce qui avait été donné de particulier à chaque être isolément. » Le discours divin rapporté directement insiste fortement sur l’immense liberté ainsi accordée à l’homme : « c’est ton propre jugement […] qui te permettra de définir ta nature. »
De cela se déduit l’importance de l’éducation, puisque l’homme peut alors « dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales » – sombrer alors dans la petitesse – ou, au contraire, affirmer sa grandeur, se « régénérer en formes supérieures, qui sont divines. » Il appartient, en effet, à l’homme d’agir sur « les germes » que tout être porte en soi : « ceux que chacun aura cultivé se développeront et fructifieront en lui. »
Pic de La Mirandole, Discours sur la dignité de l'homme, 1486
La représentation de l'homme dans la peinture
En se représentant par l’art, l'homme a cherché à affirmer sa place dans le monde et la nature qui l'entoure. C’est aussi une façon, par un acte créateur, de se hausser à la hauteur des dieux, alors considérés comme créateurs de la nature et de lui-même. Mais, pendant longtemps, la représentation du corps par les artistes a été associée aux divinités ; ils ont cherché comment représenter leurs Dieux selon des critères bien définis. Même si l’humanité ordinaire a peu à peu pénétré l’œuvre d’art, elle a été aussi longtemps réservée aux hommes qui se distinguaient par leur gloire, athlètes, généraux ou dirigeants politiques, écrivains et philosophes…
À la Renaissance, la perspective s’inverse. Même quand la représentation du sacré reste présente, c’est l’homme qui se trouve de plus en plus placé au centre de l’œuvre d’art. Son corps, dont l’anatomie est mieux connue grâce, notamment, aux dissections, est peint de façon plus réaliste ; une réflexion s’engage sur les dimensions à lui donner, sur le décor dans lequel il s’inscrit, en particulier grâce au travail sur la perspective, sur les jeux de lumière. C’est ce qu’explique Léonard de Vinci dans un de ses Carnets :
« J'ai imaginé toutes ces machines parce que j'étais possédé, comme tous les hommes de mon temps, par une volonté de puissance. J'ai voulu dompter le monde. Mais j'ai voulu aussi passionnément connaître et comprendre la nature humaine, savoir ce qu'il y avait à l'intérieur de nos corps. Pour cela, des nuits entières, j'ai disséqué des cadavres, bravant ainsi l'interdiction du pape. Rien ne me rebutait. Tout, pour moi, était sujet d'étude. La lumière, par exemple, pour le peintre que j'étais, que de recherches passionnantes ! »
Léonard de VINCI, L'Homme de Vitruve, vers 1492
Pour une analyse de L'Homme de Vitruve
MICHEL-ANGE, La Création d'Adam, 1508-1512
Pour une analyse de La Création de l'homme
Jean de LA FONTAINE, Fables, 1668, I, 22
La Fontaine, Fables, illustration.
Image d'Épinal. BnF
La fable 22, « Le Chêne et le Roseau », ferme le premier livre du premier recueil des Fables de La Fontaine, paru en 1668, et dédié à « Monseigneur le Dauphin ». Il s’agit d’une forme d’apologue, qui répond à la volonté classique d’associer « plaire et instruire », n’utilisant pas des animaux, comme souvent chez La Fontaine, mais, pour la seule fois dans ce livre I, des végétaux.
En digne partisan des Anciens dans la « Querelle des Anciens et des Modernes », La Fontaine puise son inspiration chez les auteurs antiques, ici, comme souvent, Ésope qui, pour sa part, avait choisi l'olivier pour représenter la puissance. Mais la fable forme aussi une conclusion du livre I, qui, comme dans la fable introductive, « La Cigale et la Fourmi », oppose puissance et faiblesse.
Mais est-ce ici la puissance qui triomphe ?
LE FACE-À-FACE ENTRE « GRANDEUR » ET « PETITESSE »
Pour lire la fable
Le chêne
Le Chêne occupe une place prépondérante dans la fable : seize vers sont consacrés à son discours, contre six et un hémistiche à celui du Roseau.
Ses paroles révèlent son orgueil et son narcissisme. Il souligne sa force, dans d’amples alexandrins, par la comparaison de son « front » « au Caucase », et en affirmant sa double supériorité face aux éléments naturels : défensive d’abord (« arrêter les rayons »), puis offensive : « Brave l’effort de la tempête ». Enfin il se montre fier de son rôle de protecteur grâce à son « feuillage », dont le vers 12 accentue l’étendue.
On note également sa fausse compassion, pitié chargée de mépris. C’est sur ce thème et ce ton qu’il ouvre, au vers 2, et ferme, au vers 17, son discours. Mais cette pitié lui permet, en fait, d’étaler sa propre supériorité, notamment dans sa proposition de protection. Si l’hypothèse, « si vous naissiez », conduit, en effet, à la généreuse proposition, « Je vous défendrais de l’orage », la restriction « Mais vous naissez » annule cette possibilité. Or, le chêne savait très bien que son offre était irréalisable. Il ne la fait donc que pour montrer, avec beaucoup de mépris, sa propre suprématie.
"Le Chêne et le Roseau" : l'orgueil du chêne
(site : lettresco.blogspot.fr)
Le roseau
Dans le discours du chêne, le roseau est comme amoindri par le lexique, « un Roitelet », « le moindre vent », et le choix fréquent de l’octosyllabe. Sa faiblesse est soulignée également par l’opposition au vers 10, « Tout vous est aquilon ; tout me semble zéphyr », entre le vent du nord, violent, et la légère brise, le vent doux venu de l’ouest, qu’imitent les sonorités. Son attitude, que dépeint le chêne, figure le signe traditionnel de soumission : « Vous oblige à baisser la tête ». C’est ce qui explique le mépris du chêne à son égard. D’ailleurs, le narrateur lui-même minimise sa puissance en le nommant « l’Arbuste ».
Cependant, face au chêne, le Roseau se révèle habile. Dans un premier temps, en effet, il fait semblant de croire à la générosité du chêne : « Votre compas/si/on », terme ironiquement amplifié par la diérèse, « part d’un bon naturel ». Il feint même de le rassurer : « mais quittez ce souci ». Mais la suite de son discours affirme sa propre force, dont il vient, dans son début de réponse, de donner l’exemple : ne pas contredire, ni entrer dans un conflit, mais faire preuve de souplesse, de flexibilité. Il inverse donc l’image donnée par le chêne, mais calmement, sans colère : « Les vents me sont moins qu’à vous redoutables », « Je plie et ne romps pas ». Cependant, sa conclusion sonne comme une menace, marquée par l’opposition temporelle : « vous avez jusqu’ici » et « attendons la fin ».
Le chêne déraciné
Qui triomphe ?
Après ces deux discours, l’élément perturbateur, la tempête, arrive avec brutalité, comme le signale le second hémistiche du vers 24 : « Comme il disait ces mots ». La Fontaine la met en valeur par plusieurs procédés, d’abord le long enjambement qui la rapproche progressivement, des vers 25 à 27. Puis, elle se trouve à la fois personnifiée par la périphrase et accentuée par l’hyperbole : « Le plus terrible des enfants / Que le Nord eût porté jusque là dans ses flancs. » Ajoutons à cela le jeu des sonorités, associant la rudesse du [ R ] qui accompagne [ t ], [ d ] et [ k ], et l’imitation du souffle du vent déchaîné avec [ f ], [ s ] et [ z ].
Cette fable présente donc un conflit, fréquent chez La Fontaine, entre dominant et dominé, à la fois physique (la force face à la faiblesse) et psychologique, l’assurance orgueilleuse face à la prudence modeste. Or, la victoire est obtenue par le plus faible initialement.
LE SENS DE LA FABLE
Comme toutes les fables de La Fontaine, celle-ci est polysémique : la personnification des végétaux se lit à plusieurs niveaux.
François Chauveau, Le Chêne et le Roseau, 1668. Gravure sur cuivre. BN de Versailles
La nature de l'homme
Nous observons d’abord une opposition des valeurs morales. Le défaut humain, dénoncé par l’orgueil et la vantardise du chêne, est l’amour-propre excessif. La Fontaine le montre comme une illusion, puisque le chêne se retrouve « déracin[é] ». C’est sur cette chute que se termine la fable, venant rappeler que tout être humain, même le plus puissant, est mortel. Affirmation traditionnelle, depuis l’antiquité, de la « petitesse » de l’homme.
En revanche, les qualités représentées par le roseau sont à rattacher au double sens du verbe « plier ». Il s’agit, d'une part, de la flexibilité : on doit savoir s’adapter aux circonstances, laisser passer la « tempête » sans la heurter de front, éviter d’entrer dans un combat que l’on risque de perdre.
C’est donc une forme de sagesse prudente qui fait la « grandeur » de l’homme. Mais c’est, d’autre part, une stratégie habile, une sorte de feinte pour éviter la chute. Après la « tempête », le roseau peut se redresser. Fontaine invite ainsi le lecteur à se méfier : on peut toujours trouver un plus puissant que soi.
L'opposition sociale
La personnification suggère alors une autre interprétation. Le chêne est, traditionnellement, l’arbre royal, pensons à l’image de Saint-Louis rendant la justice sous son abri. Symbole de toute-puissance, il représente les "grands" de la société, les privilégiés, ceux qui étalent leur puissance en méprisant leurs inférieurs ou en jouant les généreux protecteurs. La périphrase finale, « Celui de qui la tête au ciel était voisine », lui accorde une puissance qui en fait même presque un dieu. Face à lui, le roseau représenterait alors les plus faibles, qui n’ont pas d’autre solution face aux « grands » de ce monde que de rester modestes, de ne pas entrer dans un conflit, sagesse sociale prudente fréquemment exprimée dans le livre I.
Mais ces deux personnages peuvent aussi être mis en relation avec ce qu’a vécu La Fontaine, donnant à la fable un sens autobiographique. Le chêne fait penser à Fouquet, voire au Roi Louis XIV lui-même. Que figurerait alors la tempête ? Si nous voyons Fouquet dans le chêne, elle ne peut être que le roi qui le « déracine ». Si le chêne est le roi, la tempête devient le souffle divin lui-même, qui viendrait lui rappeler que lui aussi est mortel, que ses « pieds touchaient à l’Empire des Morts ».
La dernière question est donc : qui serait alors le Roseau ? Il ne peut être que La Fontaine lui-même, sa fable illustrant son art de « plier », c’est-à-dire de feindre de se limiter à des apologues, à de petits récits uniquement faits pour divertir, de rester modeste par ce choix d’écriture. Mais, en réalité, la fable serait une façon habile de résister à sa façon, et de combattre habilement la « grandeur » insolente.
CONCLUSION
Cette fable nous conduit à rappeler la définition de l’apologue : un court récit à valeur métaphorique qui conduit à une leçon. Elle remplit parfaitement ici son double objectif, « plaire » par le récit, rendu vivant par les discours et les rythmes, et mis en scène, « instruire » par le sens qui se dégage de la fable.
Mais chez La Fontaine, il convient de dégager la polysémie des fables : au sens moral, héritage traditionnel de son modèle, Ésope, il ajoute un sens social, né de l’observation de sa société, et tout particulièrement de la Cour. Les fables sont, donc, nourries de son expérience. D’une part, il rappelle à son lecteur sa petitesse, sa condition mortelle à laquelle peut s’ajouter son statut social inférieur. Mais, le statut social lui-même semble fragile, et surtout, il n’empêche pas l’homme de retrouver une forme de grandeur, par une prise de conscience de ses capacités : le roseau n’est faible qu’en apparence, car, lucide, il sait résister aux obstacles en faisant de sa faiblesse une force.
Document complémentaire : La Fontaine, Fables, 1668, I, 11, "L'Homme et son image"
Pour lire la fable
La fable 11, au centre du livre, marque l’introduction de l’homme, par emprunt au poète latin Ovide qui, dans ses Métamorphoses, avait présenté le mythe de Narcisse. Elle est dédicacée au duc de La Rochefoucauld, moraliste dont les Maximes avaient été publiées en 1665 et 1668.
La fable de La Fontaine se présente à la fois comme une énigme, jeu très à la mode dans les salons mondains, sorte de devinette à partir d’une description, et comme un apologue, court récit dont la fiction, fondée sur une analogie, conduit à une morale.
John William Waterhouse, Écho et Narcisse, 1903. Huile sur toile, 109,2 x 189, 2. Walker Art Gallery, Liverpool
Une inversion du mythe
Dans le mythe toutes les nymphes, notamment Écho, le trouvent beau, et lui-même, en se mirant dans la rivière, tombe amoureux de sa propre image. Il est donc victime de cet amour illusoire, inaccessible, ce qui est rappelé au vers 24 : « cet homme amoureux de lui-même ».
La Fontaine, par la façon de qualifier son héros, « notre Narcisse », signale immédiatement qu’il s’est approprié le héros mythique, mais en inversant totalement le personnage : « l’homme » de La Fontaine est laid, et il fuit les « miroirs » au lieu de s’y contempler.
La Fontaine emprunte aussi au mythe le thème du miroir, chez Ovide une « fontaine limpide ». Mais il les multiplie, des vers 7 à 10, jusqu’à son arrivée devant le « canal ». Mais, autre inversion, là où, dans le mythe l’eau est « trompeuse », faisant croire à Narcisse qu’il voit quelqu’un d’autre que lui, dont il peut tomber amoureux, chez La Fontaine, tous ces miroirs disent au personnage une seule et unique vérité, sa laideur, vérité refusée car inacceptable, d’où sa colère : « et ses yeux irrités / Pensent apercevoir une chimère vaine », « Il fait tout ce qu’il peut pour éviter cette eau ». Mais l’exclamation « Mais quoi ! » révèle la puissance du dernier miroir, « le canal », « la source pure » de vérité, impossible à fuir, dans laquelle l’homme sera obligé de se regarder.
Jean-Jacques Grandville, "L'Homme et son image", 1838
Une critique : la nature de l'homme
Derrière le récit plaisant se cache, en effet, le fabuliste, qui intervient directement dans la seconde partie du texte avec le pronom « je », en s’adressant aux lecteurs pour donner la clé de l’énigme.
Au vers 24, le personnage de « Narcisse » illustre la nature même de chaque homme, selon le fabuliste, l'amour-propre : « Notre âme, c’est cet homme amoureux de lui-même ».
Pour les « miroirs », les vers 25-26 expliquent : « Tant de miroirs, ce sont les sottises d’autrui / Miroirs, de nos défauts les peintres légitimes ». Par l’observation des « sottises », des défauts « d’autrui », le lecteur pourra donc prendre conscience de ses propres défauts.
Pour l’eau « pure » du « canal », La Fontaine se fait insistant : « Et quant au canal, c’est celui / Que chacun sait, le livre des Maximes ». La fable se ferme donc sur un éloge au dédicataire, La Rochefoucauld. Mais plus généralement, ne s’agit-il pas d’un éloge adressé à tout « canal » instructif, c’est-à-dire une œuvre montrant aux hommes leur vérité, donc aussi la fable qu’il nous propose ? Elle représente, par la critique de ce Narcisse, un « canal » par lequel La Fontaine nous invite à reconnaître notre faiblesse.
CONCLUSION
Ce texte illustre un des intérêts de la fable : elle masque, sous des animaux, des végétaux ou, comme ici, sous le personnage fictif connu de son public, Narcisse, pour, en fait, mieux démasquer la vérité de l’homme. Elle constitue donc une stratégie détournée pour permettre au lecteur de mieux se connaître en lui arrachant son « masque » sans, pour autant, le heurter de front par une critique brutale. Le mythe qui sert de base au personnage créé, Narcisse, se trouve réinterprété, voire inversé, pour être mis au service de la morale que l'écrivain, conformément à l’exigence de son siècle « moraliste », veut transmettre.
Carle Vernet, "L'Homme et son image", estampe. 2nde moitié du XIX° siècle,
Musée La Fontaine
À la fin du texte, le titre de la fable s’éclaire : « l’image » que l’homme se fait de lui-même n’est qu’une illusion, et même une maladie, d’autant plus grave qu’elle est cultivée, aimée, donc s’est enracinée profondément. C’est l’amour de soi, ou amour-propre que le fabuliste, à la suite de La Rochefoucauld qui n’a cessé de le dénoncer, considère comme l’essence même de la nature humaine, une preuve de sa « petitesse ».
PASCAL, Pensées, 1670, § 230, « Les deux infinis »
Pour lire l'extrait
Les Pensées sont constituées de « fragments » épars, trouvés après la mort de Pascal, qui devaient constituer une « apologie de la religion chrétienne ». Pascal en avait indiqué un plan, ce qui a permis à ses amis d’en réaliser une édition. Trois grandes « sections » étaient prévues. La première, intitulée « Misère de l’homme sans Dieu », devait montrer que, par sa nature même, l’homme n’est que néant, conception directement liée au jansénisme, courant religieux auquel se rattache Pascal. La deuxième, « Grandeur de l’homme », se proposait, à l’inverse, de rendre hommage à la pensée de l’homme : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant ». La dernière section concluait que, face à cette énigme qu’est l’homme, la seule réponse était la « nécessité et excellence de la religion chrétienne », et que l’homme devait donc « parier » sur l’existence de Dieu.
Le fragment 139, sous le titre « Les deux infinis », se propose d’amener l’homme à réfléchir sur sa nature.
Portrait de Blaise Pascal
LES DEUX INFINIS
L'infiniment grand
Le premier paragraphe est construit en deux temps, qui reproduisent une démarche scientifique, observer, puis imaginer.
Dans un premier temps, Pascal fait appel à la vision de l’univers du lecteur qu’il guide, comme le prouve l’emploi de l’injonction au subjonctif : « Que l’homme contemple… », « Qu’il regarde… ».. Le lexique choisi met en évidence un contraste. D’un côté, il souligne l’ampleur du cosmos, « la nature entière » dont il signale la « haute et pleine majesté », avec deux adjectifs mélioratifs. Il image le soleil par une périphrase, « cette éclatante lumière », et une comparaison, « comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ». Il insiste aussi sur sa course par la répétition de « ce vaste tour », et une dernière hyperbole amplifie encore la vision : « ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent ».
L'infini du cosmos
En revanche, il amoindrit à la fois la représentation du globe terrestre, comparé à « un point », « un trait imperceptible », et même celle du parcours du soleil qui « n'est qu'une pointe très délicate ».
Puis, Pascal élargit encore la perspective en faisant appel à « l’imagination » : « Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre. » Mais le constat montre la faiblesse de l’homme, car cette faculté reste limitée : « elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. » Nous retrouvons l’effet de contraste lexical entre la dimension du monde créé, « l’ample sein de la nature », et la faiblesse humaine : « Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. »
L'infiniment petit
Mais n’oublions pas que le XVII° siècle, après l’invention de la lunette astronomique, ancêtre du télescope, a inventé aussi le microscope, d’où l’inversion de la perspective, à partir de l’observation d’un ciron, petit acarien d’environ 0,5 à 1 millimètre, que l’on trouve dans le fromage, et tout produit à base de farine. En recourant à l’épanadiplose, reprise en fin de proposition du premier mot d’une proposition antérieure, il construit un decrescendo jusqu’au plus petit élément : « Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ses humeurs, des vapeurs dans ces gouttes. »
Un ciron, grossi 300 fois
Reprenant le même procédé que pour l’infiniment grand, Pascal fait ensuite appel à l’imagination. « Il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature », explique-t-il, mais il guide à nouveau son lecteur, avec un nouvel emploi du decrescendo : « Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos ». Il donne ainsi l’impression qu’un infiniment grand est contenu dans l’infiniment petit. Mais c’est la faiblesse des facultés humaines qui ressort à nouveau, « il épuise ses forces en ces conceptions », ce que souligne le parallélisme : « qu’il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue ».
LA NATURE DE L’HOMME
Le vertige du lecteur
Après avoir suivi la démarche d’un homme de science, observation puis hypothèse, Pascal revient à son lecteur, d’abord en dépeignant sa réaction. Dans un premier temps « il s’étonne », puis il est même pris d’une sorte de vertige face à l’immensité du cosmos : « C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part », « que notre imagination se perde dans cette pensée ». C’est le même vertige qui le saisit face à l’infiniment petit, avec la comparaison à « un abîme nouveau ».
Ce vertige, inconfortable, conduit forcément à une forme de peur, que traduit le lexique : l’homme « s’effrayera », « tremblera ».
La nature de l'homme
Ensuite, Pascal invite son lecteur à la réflexion : « Que l’homme […] considère ce qu’il est au prix de ce qui est ». Une question ferme le paragraphe, « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? », mais la réponse en est donnée dans la phrase précédente, par les images qui minimisent sa place : « égaré dans ce canton détourné de la nature », « ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends la nature ». Le decrescendo qui suit invite d’ailleurs le lecteur à mesurer sa petitesse : « qu[…]’il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. »
Mais quel est ce « juste prix » ? Tout dépend de ce à quoi l’homme se compare : « notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, [est] à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver ». Il est donc à la fois « un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. » Pascal conduit donc son lecteur à adopter une forme d’humilité, de modestie, en renonçant à sa « présomption ».
L'ignorance métaphysique
Cependant, Pascal ne souhaite pas que l’homme reste accablé par sa faiblesse, bien au contraire, il l’invite à admirer la création, comme en témoigne le champ lexical : « prodige », « contempler », « merveilles », terme répété, « admiration ». L’homme ne peut que garder le « silence », accepter son ignorance, ce qu’affirme la conclusion : « Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti. » Ainsi, sans nommer directement Dieu, c’est bien à lui qu’il veut conduire l’homme, car lui seul, selon Pascal, maîtrise le « principe » et « la fin des choses ».
CONCLUSION
La démarche rigoureuse suivie par Pascal dans son argumentation le conduit à définir une double dimension humaine, tantôt réduite au « néant » à l’échelle de l’univers, tantôt immense face aux créatures microscopiques. Cependant, dans ces deux cas, les procédés mis en œuvre, hyperboles, effets de rythme, images, font ressortir la faiblesse de l’homme : ni ses facultés de perception, ni son imagination, ni sa raison ne lui permettent de mesurer exactement sa propre place.
Pascal invite donc son lecteur à se contenter d’admettre sa faiblesse, tout en reconnaissant la richesse de l’univers créé, donc il le conduit, indirectement, à concevoir l’existence d’un créateur, seul maître du « secret impénétrable ».
Recherche : La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Maximes morales, 1665
Un genre moral : la maxime
Si l’on excepte les essais, qui peuvent prendre comme thème central des réflexions morales, et les genres narratifs dont l’objectif est de soutenir une pensée morale, telles les formes variées de l’apologue, les genres moraux, dont certains, comme le bestiaire ou l’emblème, s’accompagnent d’une illustration, ont en commun leur brièveté : il s’agit d’imprimer la règle à transmettre dans l’esprit du lecteur, et d’en faciliter la mémorisation.
Longtemps, l’enseignement moral s’est confondu avec la religion, transmis notamment à travers les paraboles et les sermons. Mais, dès le Moyen Âge, la littérature cherche à trouver d’autres voies pour proposer une morale prescriptive, c’est-à-dire qui inclut la critique des mœurs et la volonté de les régler. Elle vise alors surtout une dimension sociale, collective. Mais la montée de l’individualisme avec l’humanisme de la Renaissance, et encore plus au XVII° siècle, favorise une morale plus subjective, qui traduit souvent une distance de l’auteur avec les mœurs et les normes de son époque.
C’est précisément le cas de François, duc de La Rochefoucauld (1613-1680) dans son vaste recueil, Réflexions ou Sentences et Maximes morales, dont la première édition, parue en 1665, connaît un immense succès.
Pour lire le recueil
Dérivé de l’adjectif latin « maxima », le terme situe la maxime comme l’expression la plus grande, la plus vaste, la plus générale. C’est donc un énoncé qui se présente comme une vérité sur l’homme, posant en même temps une règle morale, une règle d’action.
Mais les lecteurs apprécient-ils vraiment les maximes pour l’enseignement qu’elles dispensent ? En fait, leur vogue au XVII° siècle correspond aussi au goût, dans les salons mondains, pour le « beau style », l’expression recherchée, certes concise mais brillante. La maxime cherche, en effet, à plaire, et, pour ce faire, tantôt elle recourt au paradoxe, en jouant sur les antithèses et la forme négative, comme dans cette maxime de La Rochefoucauld : « La constance des sages n’est que l’art de renfermer leur agitation dans le cœur. » Tantôt, on y dénote l’ironie, notamment parce qu’elle se termine par une « pointe » plaisante, qui peut provoquer un effet de surprise, comme dans « L’intérêt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé », toujours chez La Rochefoucauld.
Le duc de la Rochefoucauld
Cependant, ne nous y trompons pas : derrière l’assertion catégorique et générale que formule la maxime, il y a un homme, son auteur, qui la crée à partir de ses observations mais aussi du regard qu’il jette sur ses semblables, sur sa société.
La Rochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Maximes morales, 1665
La lecture de quelques maximes suffit à mesurer le pessimisme de La Rochefoucauld, fortement marqué à la fois par les expériences de sa propre existence, en particulier lors de la Fronde, par sa fréquentation des salons mondains, et par la rigueur janséniste. Cela ressort de la phrase qui ouvre le recueil, « Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés. » Il ne cache d’ailleurs pas, dans son adresse au lecteur, sa volonté de blâmer ses contemporains : « Voici un portrait du cœur de l’homme que je donne au public, sous le nom de Réflexions ou Maximes morales. Il court fortune de ne plaire pas à tout le monde, parce qu’on trouvera peut-être qu’il ressemble trop, et qu’il ne flatte pas assez. »
L’activité ne porte pas sur l’ensemble du recueil, tâche trop importante, mais demande de choisir dix maximes, portant sur le thème de la séquence, « grandeur et petitesse de l’homme ».
Après les avoir mises en relation avec les réalités de la vie de l’auteur, une analyse de chacune d’elles sera proposée pour en dégager le sens moral et expliquer d’où vient sa force expressive.
Jean de LA BRUYÈRE, Les Caractères, 1688, XII, « Des jugements », § 119
Pour lire l'extrait
Avocat, puis conseiller des finances, La Bruyère (1645-1696) mène une vie modeste à Paris, jusqu’à ce que qu’il devienne, en 1684, précepteur du duc Bourbon, petit-fils du prince de Condé. En 1686, il devient le secrétaire de Condé lui-même. Cela l’amène à fréquenter la Cour, qu’il observe avec attention. En 1688, il publie sa première édition des Caractères de Théophraste, traduits du grec, avec les Caractères et les Mœurs de ce siècle. Par ce titre, il s’affirme partisan des « Anciens », en présentant son œuvre comme inspirée de celle de Théophraste (disciple d’Aristote vers 371-287 av. J.-C.) avec des « portraits » de ses contemporains, des « maximes », genre alors à la mode, et des « remarques », réflexions plus ou moins longues. Mais le succès remporté par cette première édition, l’incite à enrichir l’œuvre, dans des éditions successives. L’édition définitive, en 1694 compte seize chapitres, « Des jugements » étant le douzième, dans lequel il s’interroge sur la validité des « jugements » humains.
Tout en observant les comportements de ses contemporains, La Bruyère fait œuvre de moraliste en dénonçant les défauts de la nature humaine, et il jette un regard sévère sur son époque, développant, dans ce passage, à propos de la guerre, un violent réquisitoire contre l’orgueil humain.
La Bruyère, Les Caractères, 1688. Frontispice
LA DÉNONCIATION DE LA NATURE DE L’HOMME
Pour convaincre son lecteur, toucher sa raison, ce réquisitoire suit une démarche très rigoureuse : La Bruyère pose d’abord sa thèse, qu’il justifie ensuite par des arguments, en s’appuyant sur des exemples précis.
La thèse de La Bruyère
L’extrait s’ouvre sur la thèse adverse, posée comme une définition ou une sorte de proverbe : « L’homme est un animal raisonnable ». Mais les questions qui suivent mettent aussitôt en doute cette affirmation, ce qui permet de comprendre que La Bruyère va développer, lui, la thèse adverse, en deux temps :
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Il admet la nature « animale » de l’homme (les « animaux, vos confrères »), avec même une double comparaison, à partir de la chasse, entre « le tiercelet de faucon » qui « fait une belle descente sur la perdrix », ou « un lévrier qui prend un lièvre corps à corps » et « un homme qui court le sanglier, qui le met aux abois, qui l’atteint et qui le perce ».
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Mais il dénie à l’homme toute « raison », en citant, comme preuve, la guerre et la façon dont l’homme a pu la perfectionner.
Il s’agit donc bien de démasquer l’orgueil des hommes, injustifié, par une argumentation construite en deux temps.
La comparaison entre l'homme et l'animal
La Bruyère rappelle à l’homme son jugement péjoratif (« ce qu’il y a de pire ») sur certains animaux, qu’on retrouve dans les fables : le « loup » pour sa violence et sa cruauté, le « singe » pour son imitation et sa malice, les « lions » pour leur toute-puissance. Il l’invite alors à inverser la situation, par l’impératif : « Laissez-les un peu se définir eux-mêmes, et vous verrez comment ils s’oublieront et comme vous serez traités ». Le jugement mélioratif de l’homme sur lui-même (« prendre pour vous ce qu’il y a de meilleur ») est donc faussé, puisqu’il est seul à se définir ainsi, ce que souligne l’insistance des pronoms : « vous vous l’êtes accordée à vous-mêmes ». Les jugements humains naissent donc de l’orgueil, et sont sans valeur réelle.
Il souligne ensuite le comportement irrationnel des hommes. Il joue sur la prétérition, feindre de ne pas dire (« Je ne parle pas de… ») pour mieux insister par une énumération péjorative : « vos légèretés », « vos folies », « vos caprices ».
Il reprend enfin la comparaison animale, à nouveau inversée : les hommes se moquent de « la taupe » (jugée aveugle) et de la « tortue » (pour sa lenteur), mais ces animaux sont finalement plus raisonnables, eux « qui vont sagement leur petit train, et qui suivent sans varier l’instinct de leur nature ».
Le développement sur la guerre
Le raisonnement est d’abord posé par concession :
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La Bruyère accepte la supériorité de l’homme quand il s’agit de chasse : « je consens aussi que vous disiez d’un homme qui court le sanglier, qui le met aux abois, qui l’atteint et qui le perce : ‘‘Voilà un brave homme.’’ » Dans ce cas, comme « le tiercelet de faucon » ou « le lévrier », l’homme s’attaque à une autre espèce que la sienne.
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Le connecteur « Mais » marque l’opposition, le blâme de l’homme, avec l’insertion d’une triple hypothèse, « si vous voyez deux chiens… », « si l’on vous disait que tous les chats… », « Et si les loups en faisaient de même… », à laquelle répond, à trois reprises, une critique qu’il prête à l’homme : « Voilà de sots animaux », « voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parler », « Quels hurlements ! quelle boucherie ! ».
Une dernière hypothèse reprend l’ensemble des animaux cités pour introduire l’argument de l’adversaire : « Et si les uns et les autres vous disaient qu’ils aiment la gloire ». C’est, en effet, la valeur propre au XVII° siècle invoquée pour justifier la guerre, c’est-à-dire la réputation qu’elle permet d’acquérir, l’honneur qu’elle apporte. En réponse, La Bruyère pose deux questions, dans les deux cas pour poser sa critique : les hommes n’ont aucune raison, sont absurdes car ils s’emploient « à détruire et à anéantir leur propre espèce ». La fin du texte développe cette dénonciation en deux temps (« déjà », « d’année à autre ») : la seule supériorité de l’homme réside dans les progrès techniques en matière d’armement : d’abord « les lances, les piques, les dards, les sabres et les cimeterres », ensuite « vous avez bien enchéri sur cette vieille manière de vous exterminer ».
Il s’agit donc bien de conduire le lecteur à admettre lui-même qu’il n’a rien de raisonnable, et notamment quand il met tous ses efforts simplement à se détruire.
UN VIOLENT RÉQUISITOIRE
Mais il ne suffit pas de faire appel à la raison du lecteur, il faut aussi à la fois l’impliquer, mais aussi le persuader, c'est-à-dire le séduire et toucher ses sentiments. Pour cela, La Bruyère utilise les procédés du registre polémique.
L'interpellation du lecteur
Comme un procureur interpelle les jurés dans un tribunal, La Bruyère interpelle les hommes, à cette différence qu’ils sont à la fois accusés et jurés.
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Au début du texte, l’apostrophe, « ô hommes », et le pronom « vous » les désignent comme coupables. Ce sont leurs jugements et leur déraison qui sont dénoncés. On les retrouve dans ce rôle d’accusés de la ligne 27 à la fin du texte, dans les descriptions qui sont faites, ou dans la question qui les interpelle.
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En revanche, les impératifs, « Laissez-les […] et vous verrez », « Écoutez-moi un moment », constituent un appel à des jurés, pour qu’ils réfléchissent et décident eux-mêmes.
Pour les aider dans cette réflexion, La Bruyère prend leur place, à travers des interrogations rhétoriques : « ne diriez-vous pas… », « concluriez-vous… », « ne ririez-vous pas… ». Les négations prouvent très nettement l’opinion de La Bruyère, qui, d’ailleurs, n’hésite pas à s’impliquer lui-même, par le pronom « je » : « Je ne parle point », « Écoutez-moi », « je consens ».
Le pronom « vous » de cette longue apostrophe fait donc alterner un pluriel - il s’agit alors du comportement humain en général - , et un singulier, le lecteur, invité à partager l’opinion du moraliste.
Les exemples donnés : l'art de la fable
La mise en scène des animaux, qui servent d'exemples dans la première partie du texte, nous rappelle les qualités propres à une fable, qui peut faire sourire le lecteur.
Le premier exemple reste encore banal, celui des « deux chiens » qui se battent et que l’on sépare avec « un bâton ». Le second, celui des chats, est mis en scène de façon plus vivante, des lignes 16 à 22. On peut imaginer la violence de leur combat, et tout est fait pour créer une vision choquante du champ de bataille : « de cette mêlée il est demeuré neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infecté l’air de dix lieues de là par leur puanteur ». Les discours rapportés directs donnent encore plus de vie à ces exemples, jugés par les hommes, d’autant plus qu’ils sont accentués, d’abord de « sots animaux », puis par le lexique hyperbolique, « le plus abominable sabbat », enfin par la double exclamation aux lignes 22 et 23. La morale apparaît à la fin du passage : « l’ingénuité de ces pauvres bêtes », derrière laquelle, bien sûr, se cache celle des hommes.
Jean de La Fontaine, Les Fables. Vignette du chocolat Meunier
Ce choix donne à ce texte argumentatif, qui risquerait d’être aride, l’allure d’un dialogue vif et naturel, qui retient l’attention du lecteur.
Le recours à l'ironie
Mais c’est surtout l’ironie qui traduit le registre polémique. Elle apparaît dès le début du texte, car l’expression « ô hommes », d’habitude élogieuse, est introduite dans une nette critique. On retrouve un cas d’ironie par antiphrase dans « ce beau rendez-vous », périphrase qui désigne l’horreur d’un champ de bataille. Elle s’accentue dans les deux dernières longues phrases du texte, construites par parataxe.
Des lignes 27 à 35, l’ironie vient de l’effet de contraste entre les deux parties de la phrase, séparées par le connecteur « au lieu que ».
La première partie forme un éloge : les hommes sont qualifiés d’« animaux raisonnables », et l’auteur insiste en y ajoutant son jugement personnel, « et à mon gré fort judicieusement ». Cet éloge feint d’admirer les hommes et leur supériorité sur les animaux, eux représentés avec une négation restrictive : « qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles ». À cette restriction répond la longue énumération des armes inventées, qui renvoie à l’antiquité et aussi bien au monde occidental qu’au monde arabe (« sabres », « cimeterres »), suivie d’une justification (« car ») qui apparaît donner raison aux hommes, dont la faiblesse au combat est ridiculisée : « vous arracher les cheveux, vous égratigner au visage, ou tout au plus vous arracher les yeux de la tête ».
Pierre-Paul Rubens, Les Horreurs de la guerre, 1637. Huile sur toile, 206 x 345. Palais Pitti, Florence
Mais la seconde partie détruit cet éloge grâce à l’ironie par antiphrase : les « instruments commodes » ne servent qu’aux actions horribles décrites : « larges plaies », couler votre sang jusqu’à la dernière goutte ». La contradiction entre le verbe « craindre » et son complément « en échapper », en arrive à l’absurde, puisque la crainte serait, paradoxalement, ne pas être tué !
La dernière phrase, des lignes 35 à la fin nous ramène aux temps modernes, avec l’invention de l’artillerie, en recourant à la même forme d’ironie.
D’abord intervient l’éloge, de ce qui est présenté comme un progrès : « d’année à autre plus raisonnables », « vous avez bien enchéri ». Cela est suivi d’une énumération qui masque le nom des munitions par des périphrases : « petits globes » (les balles), « d’autres, plus pesants et plus massifs » (les obus). Mais cet éloge est détruit par la description des résultats de ce progrès, en gradation. Les « petits globes » sont, certes efficaces, ils « vous tuent tout d’un coup », mais il y a encore une restriction : « s’ils peuvent seulement vous atteindre à la tête ou à la poitrine ». En revanche, pour les obus de canon, la fin de la phrase, insiste sur leur merveilleuse efficacité ! Mais cette efficacité conduit à des visions horribles : « qui vous coupent en deux parts ou qui vous éventrent ». Une énumération surenchérit, avec une énumération progressive, à la fois sur les dégâts matériels, puis sur les pertes humaines de ceux qui sont les plus innocents : « vos femmes qui sont en couche, l’enfant et la nourrice », où l’article défini permet de généraliser. On tombe à nouveau dans l’absurde puisque toute l’efficacité consiste à mieux pouvoir se détruire !
Sébastien Vrancx, Scène de la guerre de Trente ans en Allemagne (1418-1448)
La Bruyère peut alors conclure en revenant sur l’argument adverse pour le réduire à néant, « la gloire » tirée de l’art militaire, par une allégorie qui la personnifie avec une ironie cruelle : « elle aime le remue-ménage, et elle est personne d’un grand fracas ». Mais il joue sur le double sens du verbe « gît… », sens figuré (elle vient des résultats obtenus), mais aussi sens propre : elle repose au milieu des cadavres et des ruines qui viennent d’être cités.
Derrière cette ironie, qui fait sourire, on sent toute l’indignation de La Bruyère qui s’exprime à travers les images pathétiques qu’il place sous les yeux du lecteur.
CONCLUSION
La Bruyère construit une argumentation rigoureuse pour dénoncer l’orgueil de l’homme qui n’est en rien supérieur aux pires animaux, en donnant pour preuve une réalité, la folie meurtrière qu’est la guerre, en cette fin de XVII° siècle où la monarchie française est impliquée dans de multiples conflits, qui épuisent les finances du royaume. Ce texte laisse transparaître une douloureuse lucidité de l’auteur, sa colère, mais, en même temps, il donne l’impression d’une sorte de fatalité contre laquelle on peut, certes, s’indigner, mais à laquelle il semble difficile de mettre fin. Cette violence n’est-elle pas inscrite dans la nature même de l’homme ? En cela, La Bruyère rejoint les moralistes de son temps, marqués par un christianisme pessimiste sur la nature de l’homme : lui rappeler qu’il n’est rien, face à un Dieu qui est tout.
La Bruyère, Les Caractères : frontispice de l'édition de 1697
Ce texte est aussi représentatif de l’idéal classique. Il montre la volonté d’ « instruire » les hommes, en faisant appel à leur raison, art de convaincre, mais en sachant que, pour les faire adhérer à la thèse soutenue, il faut aussi leur « plaire » : d’où la comparaison avec les animaux, qui les ridiculise, ou le recours à l’ironie, qui souligne à quel point leurs comportements sont absurdes.
Document complémentaire : Jean de La Bruyère, Les Caractères, 1688, VI, "Des biens de fortune" : "Giton et Phédon"
Pour lire l'extrait
Les Caractères de La Bruyère propose aussi de nombreux portraits, tel celui de Giton et Phédon », introduit dans le sixième chapitre, intitulé « Des biens de fortune ». Derrière ces deux personnages, il inscrit la réflexion morale sur l’homme dans une autre perspective : sa « grandeur » et sa « petitesse » sont mises en relation avec la place qu’il occupe dans la société.
La structure des portraits
Chaque portrait accumule des caractéristiques, jusqu’à la dernière phrase qui donne la clé d’une sorte d’énigme. Cette brève chute souligne le fait que le contraste entre ces deux « natures » vient de l’argent : à « Il est riche » répond « Il est pauvre ».
La construction de chaque portrait, formant un diptyque, renforce l’opposition : La Bruyère commence par l’aspect physique, puis vient la prise de parole en public, ensuite il dépeint son comportement, sa démarche et sa façon de s’asseoir, pour terminer, avant la chute, par une énumération qui conclut le portrait. Notons cependant que le portrait de Phédon est plus développé, comme si la pauvreté était encore plus déterminante pour définir la personne. Il est aussi syntaxiquement plus complexe, avec des subordonnées notamment, là où celui de Giton procède presque exclusivement par juxtaposition de courtes propositions.
Robert Beltz, Giton et Phédon, 1979. Illustration pour "Le Club du Livre"
Giton ou "la présomption"
Le portrait de Giton
Toutes les caractéristiques de Giton illustrent l’idée de « grandeur ». Son physique déjà révèle une forme d’ampleur : « le visage plein et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée. » Toutes ses dimensions sont amplifiées, depuis le ton de sa voix jusqu’à sa façon de se moucher « avec grand bruit », de cracher « fort loin », d’éternuer « fort haut », de dormir « profondément ». De même, en société, il « occupe à table et à la promenade plus de place qu’un autre », et oblige les autres à reconnaître sa grandeur : « on ne l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler. » Mais comment La Bruyère juge-t-il cette « grandeur » ? L’estime-t-il ? En fait, les points mis en valeur révèlent à la fois la grossièreté du personnage, et son orgueil : les autres ne comptent pas ses yeux. L’énumération des adjectifs à la fin du portrait souligne ses défauts, et le terme « présomptueux » exprime pleinement cette opinion très avantageuse de lui-même, que démasque la formule qui suit : « il se croit des talents et de l’esprit. »
Le portrait de Phédon
Par opposition, Phédon symbolise la « petitesse », physiquement il apparaît comme rétréci, il s’efface jusqu’à presque disparaître : « il semble craindre de fouler la terre ; il marche les yeux baissés, et il n’ose les lever sur ceux qui passent », « il se met derrière celui qui parle », « il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n’être point vu ; il se replie et se renferme dans son manteau ; il n’y a point de rues ni de galeries si embarrassées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu. » À cet effacement physique répond son inexistence en société : « il oublie de dire ce qu’il sait, ou de parler d’événements qui lui sont connus ; et s’il le fait quelquefois, il s’en tire mal », « Il n’est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir ». Là où tout n’était qu’affirmation de soi chez Giton, à l’inverse, chez Phédon, tout n’est que négation de soi, d’ailleurs, les négations se multiplient dans son portrait : « il crache presque sur soi, et il attend qu’il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c’est à l’insu de la compagnie : il n’en coûte à personne ni salut ni compliment ». Mais en est-il pour autant plus estimable aux yeux de La Bruyère ? L’énumération d’adjectifs qui résume son caractère est toute aussi péjorative que celle qui qualifie Phédon : « il est complaisant, flatteur, empressé ; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur ; il est superstitieux, scrupuleux, timide. »
Pour conclure
Les jeux d’antithèses dans ces deux portraits marquent la différence entre les deux personnages, même si le riche Giton a besoin du pauvre Phédon pour s’imposer, et si, inversement, Phédon trouve ses seuls moments d’existence quand il se met au service du riche. Mais, dans les deux cas, le portrait est une dénonciation du rôle corrupteur de l’argent sur le « caractère » des hommes, aussi bien pour ceux qui en ont beaucoup, qu’il enfle alors de vanité, que pour ceux qui n’en ont pas, à qui il ôte toute dignité. C’est donc finalement la petitesse qui l’emporte en l’homme – dont Giton et Phédon ne sont que des exemples –, marque du pessimisme de La Bruyère sur une époque où les valeurs morales n’ont plus de prix.
Le "siècle des Lumières" : une image de l'homme
Le contexte
Avant d'entreprendre l'explication des textes du XVIII° siècle, il est important de mesurer le contexte du "siècle des Lumières" et la place qu'il accorde à l'homme. En considérant qu'il est doté de raison par "nature", les écrivains considèrent qu'il est capable d'améliorer à la fois sa société, et lui-même en renonçant à ses préjugés et en augmentant ses connaissances.
Pour une présentation du contexte
Le frontispice
L'Encyclopédie, avec tous les obstacles que sa publication a rencontrés, est le symbole du combat des écrivains des Lumières pour diffuser les connaissances, théoriques et pratiques. Elle révèle aussi la façon dont l'argumentation, souvent indirecte en raison de la censure, traduit la volonté de faire appel à la raison humaine et une immense confiance en la capacité de progrès de l'humanité.
C.-N Cochin, frontispice de L'Encyclopédie
Pour une présentation de l'Encyclopédie et une analyse du frontispice
Le conte philosophique
Voltaire, Micromégas, 1752 : lecture personnelle
Dans son conte philosophique, forme d'apologue, Micromégas, paru en 1752, Voltaire utilise, comme il le fait souvent, le regard étranger, ici celui d’habitants des planètes Sirius et Saturne, pour critiquer les réalités françaises de son époque. Le gigantisme de ses deux héros renforce le comique de sa satire, tout en permettant une réflexion sur la nature de l’homme, sur son orgueil, ses préjugés et ses débats stériles.
Pour voir une analyse du conte
Voltaire, Micromégas, chapitre VII : extrait
Pour lire l'extrait et son analyse
Le héros géant du conte philosophique de Voltaire, Micromégas, paru en 1752, est chassé de sa planète, gravitant autour de l’étoile Sirius, pour avoir publié un livre jugé audacieux, et voyage alors « de globe en globe ». Au cours de ce voyage, il rencontre un habitant de Saturne, un « nain » face à lui puisqu’il ne mesure que deux kilomètres ! Voltaire s’amuse ainsi à transgresser les limites de la condition humaine.
Se liant d’amitié, tous deux arrivent sur la planète terre, et ils entreprennent d’en faire le tour pour voir si « ce globe était habité ou non ». Après bien des difficultés, tant les terriens sont minuscules, ils parviennent à saisir un bateau, peuplés de quelques philosophes, et arrivent à communiquer avec ceux dont ils admirent l'intelligence, brillant dans un si petit corps...
Mais, au chapitre VII, un de ces philosophes va expliquer aux voyageurs les barbaries dont sont capables les hommes, dont la nature paraît donc irrémédiablement corrompue.
Histoire des arts : l'allégorie au XVIII° siècle
Qu'est-ce que l'allégorie ?
L’allégorie est d’abord une figure de style, qui peut s’inscrire dans tous les genres littéraires et qui consiste à représenter une idée, une notion abstraite, de façon imagée, concrète. Par exemple, on évoque souvent la mort sous la forme d’un squelette recouvert d’un drap et tenant à la main une faux. En raison de sa valeur symbolique, il est tout à fait logique que l’allégorie soit aussi présente dans la peinture, comme au XVIII° siècle où elle illustre de nombreux frontispices et soutient la peinture d’Histoire. Elle offre ainsi une image de l’homme, pour en souligner ce qui fait, tantôt sa « grandeur », tantôt sa « petitesse ».
Aussi bien dans la peinture que dans la sculpture, l’idée abstraite est représentée par une figure humaine, animale, voire par des personnages imaginaires, par exemple une hydre, un dragon, une chimère… C’est à la fois le choix de cette figure, sa représentation, les attributs qui l’accompagnent, le décor dans lequel elle s’inscrit, qui permettent d’en dégager le sens. Ainsi, l’allégorie de la justice qui porte d’une main le glaive, de l’autre la balance, illustre à la fois les châtiments qu’elle inflige et son équilibre dans le jugement.
Tout l'enjeu, devant une allégorie, est donc de décoder les clés que propose la représentation. Cette interprétation exige, en effet, que l’artiste et son public possèdent un code commun, et c’est ce qui fait toute la difficulté de l’allégorie. Par exemple, la mythologie grecque et romaine est connue du public cultivé du XVIII° siècle, tout comme les textes bibliques, mais, aujourd’hui, la connaissance en est moins maîtrisée : une recherche devient alors nécessaire pour dégager le sens de bien des allégories, en les inscrivant aussi dans leur contexte historique et social.
L’allégorie est la ressource d’une tête faible, stérile, incapable de tirer partie de la réalité, et appelant la réalité à son secours ; d’où il résulte un galimatias de personnes vraies et d’êtres imaginaires qui me choque, composition digne des temps gothiques et non des nôtres. » Diderot, les Salons« L’allégorie est la ressource d’une tête faible, stérile, incapable de tirer partie de la réalité, et appelant la réalité à son secours ; d’où il résulte un galimatias de personnes vraies et d’êtres imaginaires qui me choque, composition digne des temps gothiques et non des nôtres. »
Diderot, Salons
Denis DIDEROT, Salon de 1761 : à propos de Jacques Dumont, dit le Romain, Allégorie en l’honneur de la publication de la paix d’Aix-la-Chapelle en 1749, 1761
Le tableau met en scène l’allégorie de la Paix, dans le contexte historique du Traité d’Aix-la-Chapelle, signé en 1748, confirmé en 1749, qui met fin à la guerre de succession d’Autriche, dans laquelle la France était directement impliquée.
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La critique de l'allégorie
L’analyse de Diderot s’ouvre sur une critique nette qui interpelle son lecteur : « Vous savez que je n’ai jamais approuvé le mélange des êtres réels et des êtres allégoriques ». C’est, en effet, le cas dans ce tableau, puisque, à droite, le vêtement, les perruques des personnages les inscrivent dans le XVIII° siècle alors que le personnage central est vêtu comme un soldat romain, et que les autres sont peints « à l’antique ». Diderot précise alors son blâme : « Les êtres réels perdent de leur vérité à côté des êtres allégoriques, et ceux-ci jettent toujours quelque obscurité dans la composition. »
Après une description des figures du tableau, il revient, avec ironie, sur sa critique : « Le contraste de ces figures antiques et modernes ferait croire que le tableau est un composé de deux pièces rapportées, l’une d’aujourd’hui, et l’autre qui fut peinte il y a quelque mille ans. »
Jacques Dumont, dit le Romain, Allégorie en l’honneur de la publication de la paix d’Aix-la-Chapelle en 1749, 1761 . Huile sur toile, 320 x 430. Musée du Louvre, Paris
Mais, des deux côtés, il souligne un défaut : pour les personnages réels, « tout le plat et tout le ridicule », pour les personnages peints à « l’antique », les variations dans le sens dégagé « que chacun interpréterait à sa fantaisie ».
Les figures de l'allégorie
Dans un premier temps, Diderot nous propose une sorte de traduction de chacune des figures allégoriques. Si l’on trace une diagonale du coin supérieur gauche au coin inférieur droit, elle fait ressortir la place significative de trois personnages : au centre le « monarque », puis « la Paix qui descend du ciel », identifiable par le symbole qu’elle a dû remettre au roi, dont elle tient encore la main, un rameau d’olivier, qu’il tend lui-même à la ville de Paris, agenouillée, figure symbolique reconnaissable par les costumes, la représentation réaliste des personnages qui l’escortent.
C’est grâce à leurs attributs qu’il est possible d’interpréter trois autres figures allégoriques. Le petit personnage volant, armé d’un bouclier et d’un glaive, est un génie guerrier ; son glaive menace un personnage au sol, vers lequel il tourne son regard, que Diderot nomme « la Discorde », c’est-à-dire la « Guerre », à présent vaincue. Enfin la déesse, parce qu’elle tend à la ville de Paris une grappe de raisin, symbole de l’abondance, est, selon Diderot, « la Générosité », mais l’on pourrait aussi la considérer comme « l’Abondance », que toute paix offre au peuple. En revanche, comment Diderot peut-il considérer que les deux figures en bas à droite sont « les rivières de Seine et de Marne étonnées et satisfaites » ? Seule une connaissance historique précise du rôle du prévôt de Paris, le personnage en longue robe rouge, chargé de contrôler le commerce fluvial, que la guerre avait entravé, peut conduire à cette identification… Peut-être aussi la nudité de celui placé au premier plan, semblable à celle souvent attribuée à Neptune, guide-t-elle ce sens…
Enfin, la critique de Diderot porte sur les choix mêmes du peintre. Quelques allégories trouvent grâce à ses yeux, à commencer par celle de la ville de Paris, malgré la reprise du reproche initial de la peinture à l’antique : « La figure symbolique de la Ville est simple, noble, d’un beau caractère, bien drapée, bien disposée ; mais elle est du siècle de Jules César ou de Julien », repris par « En vérité, la figure symbolique de la capitale est une belle figure. Voyez-la. J’espère que vous serez aussi satisfait de la Générosité, de la Paix, et des Fleuves. »
Par opposition, il est très sévère déjà contre le réalisme des représentants de la ville, leurs « mines d’une largeur et d’un ignoble qu’il faut voir ». Mais ses deux principaux reproches portent, pour le premier, sur le monarque, sur lequel il ironise : il ressemble, selon lui, à « Thésée qui revient victorieux du Minotaure », ou même à « Bacchus qui revient de la conquête de l’Inde ; car il a l’air un peu ivre. » Diderot développe plus longuement le second, sur la Discorde, avec deux questions qui soulignent d’abord une invraisemblance, ensuite ce qui lui semble une peinture incomplète de la victoire. Il en tire une conclusion sévère : « Comme elle est libre de la tête, des bras et de tout le haut de son corps, si elle s’avisait de se secouer avec violence, elle renverserait le monarque, et mettrait les dieux, les échevins et le peuple en désordre. »
Pour conclure
Le peintre fait ressortir une forme d’espoir en la nature humaine : même si elle est souvent guidée par « la Discorde », il est possible de faire triompher « la Paix », c’est-à-dire d’apporter à un peuple les bienfaits de l’abondance.
Cependant, Diderot, lui, dégage de l’œuvre une autre interprétation : sans cesse la Discorde menace de surgir à nouveau, de diviser à nouveau les peuples. La guerre semble donc inscrite dans la nature même de l’homme.
Pour voir un diaporama d'analyse du frontispice
D’après Louis Fabricius Dubourg, Frontispice des Éléments de la philosophie de Newton, de Voltaire, 1738, gravé par Folkema, BnF
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l'originalité et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755, extrait
Pour lire l'extrait
L’ÉTAT DE NATURE
Rousseau a écrit le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes en réponse à une question de l’Académie de Dijon « Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? ». L’ouvrage, paru en 1755 à Amsterdam, a été vivement critiqué, et condamné par l’Église. Il comporte deux parties. La première remonte aux origines de l’humanité, et la dépeint dans son « état de nature » : il n’a que des besoins naturels, ne connaît ni le bien ni le mal, et n’a que deux instincts, la compassion pour autrui dont il peut comprendre les souffrances parce qu’il peut les ressentir lui-même, et la survie, pour se protéger.
L’extrait étudié ouvre la seconde partie : il marque le passage de l’état de nature à la civilisation, qu’il cherche à expliquer pour y trouver les racines de l’inégalité sociale.
Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité. Frontispice de l'édition de 1755
Le premier paragraphe déroule une longue phrase, une période au rythme ternaire marqué par la conjonction temporelle « tant que », dont la première partie, jusqu’au connecteur « mais », récapitule la façon de vivre des hommes dans l’état de nature.
Un mode de vie
Tous les éléments qui soutiennent le mode de vie de ces hommes « naturels », longuement énumérés, sont simples, tirés de l’environnement, tels les « cabanes rustiques », ou les outils utilisés pour leur survie, se protéger du froid ou se nourrir : « épines », « arêtes », « pierres tranchantes ». Pour se nourrir, ils ne disposent alors, pour la chasse, que d’armes rudimentaires, « arcs » et « flèches », et pour la pêche, de « quelques canots ».
Notons, cependant, qu’ils ont déjà un sens esthétique, puisqu’ils cherchent à « se parer de plumes et de coquillages », « à se peindre le corps de diverses couleurs », et même « embellir » leurs armes. Leur vie intègre donc l’art, ce que prouve l’existence de « quelques grossiers instruments de musique ».
Théodore de Bry, Récolte dans une rizière avec des bambous, 1585
L'état moral
Rousseau conclut cette première partie de phrase, en idéalisant cette vie naturelle. Il met ainsi en place ce qu’on appelle le « mythe du bon sauvage ». Une énumération d’adjectifs exprime leur bonheur, « libres, sains, bons, et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature », avec une restriction qui montre que Rousseau ne se fait pas d’illusion sur les limites de la condition humaine. Il en va de même pour le choix du verbe « jouir » ou le terme « douceurs ».
Rousseau ne nie pas la notion de société, puisque les pluriels montrent les relations entre ces hommes, mais elles restent libres, ce que souligne l’oxymore « un commerce indépendant ». La raison en est explicitée par une formule introductive, « en un mot », qui résume, d’abord de façon négative, puis affirmative : « tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire », « qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains ».
LA NAISSANCE DE LA CIVILISATION
Mais le choix de la conjonction « tant que » sous-entend déjà que cet état n’a pas duré. Rousseau procède à l’inverse : la seconde partie du premier paragraphe présente les conséquences, alors que le paragraphe suivant développe les causes.
Les deux causes
Rousseau se souvient ici du mythe de l’âge d’or, rapporté par Hésiode dans La Théogonie et repris par Ovide dans Les Métamorphoses : « Pour le poète, c’est l’or et l’argent » qui a fait passer les hommes du bonheur de l’âge d’or à la première décadence, « l’âge d’airain ».
Il propose, lui, une autre explication : « La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution », « le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes ». La métallurgie exige, en effet, d’exploiter les ressources minières, mais, pendant qu’un homme travaille dans une mine, il ne peut plus chasser, ni pêcher… Il a donc « besoin du secours d’un autre ». Inversement, si l’homme passe de la chasse et de la pêche à « l’agriculture », il a besoin d’autres outils que les « pierres tranchantes », donc de la métallurgie pour avoir du « fer ». Une interdépendance se crée alors, mettant fin à la liberté de « l’état de nature ».
La naissance de l'agriculture, in Science Magazine,
n° 42, Mai-juin 2014
L'inégalité
Le changement de la conjonction « tant que », qui exprime la durée, en « dès que » dans la seconde partie de la phrase, renforce cette impression d’une évolution inscrite dans la nature même de l’homme, sa faculté de se « perfectionner », qui le fait entrer dans un engrenage fatal.
Si, en effet, l’agriculteur a besoin de celui dont le rôle est lié à la métallurgie, cela implique qu’il doit le nourrir, forme de rémunération. L’engrenage se met alors à tourner de manière irréductible : « on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux » et « le travail devint nécessaire ». Mais comment mesurer la valeur de la production minière et celle de la production agricole ? Rousseau apporte une réponse qui marque la conséquence : « l’égalité disparut ».
Parallèlement, l’agriculteur détermine la part de terre qu’il cultive et considère que sa production lui appartient, de même pour la production métallurgiste. C’est la dernière conséquence, la naissance de la propriété, et le verbe pronominal renforce cette idée de fatalité : « la propriété s’introduisit ».
Le malheur des hommes
Cette entrée de l’humanité dans l’état civilisé se marque par la transformation du paysage : « les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes », c’est-à-dire fertiles en cultures, couvertes de « moissons », de ce « blé » qu’évoque la fin de l’extrait.
Mais, loin de s’en réjouir, Rousseau développe une vision très négative de ce changement à travers deux métaphores. Ces cultures exigent de les « arroser de la sueur des hommes », d’un dur labeur qui épuise les corps et renforce l’inégalité, puisque ceux qui possèdent exploitent ceux qui travaillent sans posséder : « on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. » Cette image met en évidence un paradoxe : d’un côté, l’amélioration matérielle, avec les verbes « germer » et « croître », de l’autre la dégradation sociale et morale, avec les termes, « misère » et « esclavage ». L’adverbe temporel réaffirme la rapidité de cette transformation qui fait le malheur d’une partie de l’humanité : elle a « perdu le genre humain ».
CONCLUSION
Sur un ton oratoire, marqué par le rythme des longues phrases, Rousseau développe une vision pessimiste de l’homme dont la volonté de progrès a fait le malheur, en faisant apparaître un état social inégalitaire entre les « grands », ceux qui ont la « propriété », et les « petits » qui n’ont que leur « travail » pour survivre.
Sa conception historique est très sévère : à ses yeux l’histoire n’est qu’une décadence, et l’homme, s’il est originellement bon, ne peut que régresser lui-même dans l’état social. La question qui reste posée est donc de savoir s’il est possible d’arrêter cette régression et comment. Ce sera l’objet d’une autre œuvre, Le Contrat social, parue en 1762.
RECHERCHE : ROUSSEAU ET VOLTAIRE
Pour une analyse complète du conflit
Une analyse de la biographie de ces deux écrivains permet de construire l’analyse de leur opposition, en approfondissant les différences de leurs conceptions philosophiques.
Deux vies opposées
Avec un père notaire et conseiller du roi, le jeune Voltaire (1694-1778) peut bénéficier d’une excellente éducation chez les jésuites puis à la faculté de droit. Il s’ouvre ainsi une place dans la société mondaine de son temps, dans les salons, et ses premières œuvres, notamment ses pièces de théâtre, telle Œdipe en 1717, connaissent le succès. Même si son insolence lui vaut des ennemis, la Bastille et même l’exil, en Angleterre notamment, mais aussi loin de Paris, chez Mme du Châtelet, il reçoit une reconnaissance officielle quand il est nommé historiographe du roi, en 1745, et est élu à l’Académie française, en 1746. Parallèlement à ses écrits, il sait aussi faire fructifier sa fortune, et ses échecs, en particulier auprès de Frédéric de Prusse, ne l’empêchent pas d’acheter le château de Ferney, près de la frontière suisse, où il passe les dernières années de sa vie, à partir de 1759. Il est alors le « grand Voltaire », un patriarche qui gère son domaine, centre d’une vie mondaine active, qui s’engage aussi dans tous les combats contre la fanatisme et l’intolérance en intervient dans de multiples affaires judiciaires telles les affaires Calas, Sirven, de La Barre. Il est reconnu et admiré à travers toute l’Europe.
Portrait anonyme de Voltaire, XVIII° siècle. Musée Carnavalet
Inversement, Rousseau (1712-1778) naît en Suisse, et son père, maître horloger, veuf depuis sa naissance, le place chez un pasteur, rigoureux, qui l’envoie ensuite, très jeune, en apprentissage. Son absence d’enseignement initial reste, tout au long de sa vie, un véritable handicap pour cet autodidacte, qui se sent mal à l’aise dans la société mondaine des salons. Il n’a pas l’esprit brillant de Voltaire, et a bien du mal à trouver sa place dans la société : il multiplie les errances, les activités, tantôt secrétaire, tantôt précepteur, tantôt copiste de musique… Il n’est reconnu qu’en 1750, quand il fait paraître son Discours sur les sciences et les arts qui lui vaut le prix de l’Académie de Dijon. Mais cela ne rend pas sa vie plus facile, car son intransigeance le conduit à rompre avec la plupart de ses amis philosophes, et fait naître un sentiment de persécution qui ne fait que s’accentuer au cours des ans. La condamnation de L’Émile, en 1762, est un tournant qui le transforme en une sorte d’ermite, qui reprend son errance : il se sent poursuivi, victime d’un complot. De ce repli sur soi témoignent ses derniers écrits, autobiographiques.
D’après Bouchot, « Jean-Jacques Rousseau, en Suisse, persécuté et sans asile ». Gravure de Charon. Musée Carnavalet, Paris
Deux œuvres opposées
Même si tous deux ont contribué à l’Encyclopédie, leurs œuvres, de tonalité bien différente, révèlent l’opposition de leurs conceptions. D’un côté, Voltaire pratique les jeux d’esprit, s’amuse, comme il le dit lui-même, à utiliser le conte philosophique, choisit aussi la poésie, le théâtre, pour transmettre ses idées. De l’autre, Rousseau privilégie l’essai philosophique, et provilégie le roman, l’autobiographie, pour mettre en scène ses réflexions sur l’homme, sur la société, et ses idéaux.
Mais leur opposition va encore plus loin, elle touche à leur conception de l’homme et de l’histoire.
Pour Voltaire, l’histoire témoigne du progrès, matériel mais aussi moral de l’homme, même s’il reconnaît que celui-ci doit encore s’améliorer, en accroissant ses connaissances, en rejetant ses préjugés, en remédiant à l’injustice politique et sociale. Il souhaite donc une « monarchie éclairée », constitutionnelle, sur le modèle de l’Angleterre, un libéralisme économique permettant à chacun de jouir des bienfaits des progrès économiques, et un déisme, religion sans rites, sans dogmes et sans prêtres, tolérant les opinions adverses.
En revanche, Rousseau considère, lui, que la société ne fait que corrompre un homme originellement bon dans son « état de nature », qu’elle multiplie les atteintes à la liberté et à l’égalité, et même induit une corruption morale. Seul un nouveau « contrat social », fondé sur des bases démocratiques, pourrait ramener plus de justice dans la société : il s’agit de « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. »
Le combat des deux philosophes
Ces deux hommes des Lumières ne pouvaient donc que se combattre. C’est le Discours sur les sciences et les arts, paru en 1750, qui provoque la première contestation de Voltaire qui ne peut que contester ce rejet de tout ce que lui-même considère comme des preuves du progrès de l’humanité, aussi bien dans ses connaissances que dans ses valeurs esthétiques et son raffinement. Ce qui est enrichissement de l’homme pour Voltaire n’est que signe de sa corruption pour Rousseau. Dans les œuvres ultérieures, le combat se poursuit car, même si tous deux dénoncent des abus, Voltaire, qui vit comme un aristocrate, ne peut approuver l’appel à la lutte contre les inégalités sociales, si virulent chez Rousseau.
La rupture est définitivement consommée après le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, et l’échange de lettres révèle la force de leur opposition, jusqu’à des attaques ad hominem, quand Voltaire reproche, par exemple, à Rousseau, l’abandon de ses cinq enfants à l’Assistance publique.
"La folie des combats", gravure anonyme, XVIII° siècle. BnF
Un exemple d'échange de lettres entre Voltaire et Rousseau
VOLTAIRE, Questions sur l'Encyclopédie, article "Homme", 1770
Pour lire le texte
Questions sur l’Encyclopédie est un vaste ouvrage, de neuf volumes, organisés par ordre alphabétique comme un dictionnaire, paru six ans après le Dictionnaire philosophique. Il résume tous les thèmes abordés par Voltaire, ses critiques et ses idéaux, politiques, la monarchie constitutionnelle, économiques, le libéralisme et le développement du commerce, et religieux, le déisme.
Dans ce passage, on reconnaît le débat sur la nature de l’homme, relancé par les nouvelles sociétés découvertes au XVIII° siècle, et sur ses relations avec sa société. Le « mythe du bon sauvage » se développe alors, idéalisation de l’homme qui vit, dans l’état de nature, pur et non corrompu, notamment chez Rousseau, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) : l’homme naît bon, c’est la société qui le corrompt. Le texte lui répond.
LA NATURE DE L’HOMME
Le texte est censé être un article de dictionnaire : il devrait donc être neutre et objectif. Mais, derrière cette apparente neutralité, Voltaire cache une argumentation rigoureuse, afin de convaincre son lecteur du bien-fondé de sa thèse.
L'apparente neutralité
Le premier paragraphe du texte répond bien à la fonction d’un dictionnaire, posant une définition générale par son ouverture : « Tous les hommes… ». Elle s’appuie à la fois sur un témoignage posé comme objectif, celui des explorateurs (« qu’on a découverts dans les pays les plus incultes et les plus affreux ») et sur l’observation scientifique du monde animal, avec les exemples cités.
Le deuxième paragraphe maintient encore cette neutralité, par l’assertion qui reprend la même définition mais de façon négative, toujours avec la généralisation par le pronom « on » (« On n’a jamais vu de pays… ») et l’usage, au début, de termes délibérément scientifiques : « le mâle », « la femelle ».
La thèse de Voltaire
Mais, là où un article de dictionnaire ne se soucie pas de justification, on constate déjà, dans ces deux paragraphes, la volonté de Voltaire d’apporter des arguments. C’est donc bien d’une thèse, et non d’une simple définition qu’il s’agit.
Elle est posée à l’ouverture du troisième paragraphe : « Chaque animal a son instinct ; et l’instinct de l’homme, fortifié par la raison, le porte à la société comme au manger et au boire. » Il fait donc de l’état social le fondement même de la nature de l’homme, et la phrase suivante insiste sur ce point en s’opposant à la thèse adverse, rejetée : « Loin que le besoin de société ait dégradé l’homme, c’est l’éloignement de la société qui le dégrade ».
L'homme, animal social : une double argumentation
Dans un premier temps, l’argumentation insiste sur sa propre thèse, dans une phrase au rythme ternaire, marqué par l’anaphore du pronom relatif « où ». Par le jeu des négations, « on n’a jamais vu », « ne … que », et le parallélisme, « sans famille et sans aucune société », il souligne l’instinct social existant dans tout être humain. C’est lui qui explique l’existence des couples, l’instinct maternel, et la création de liens familiaux.
Puis, il dénonce la thèse adverse.
Il procède d’abord par des comparaisons animales. La première est péjorative : l’homme solitaire devient « un loup-cervier », doté donc de la violence comme seul attribut. La seconde, dans laquelle il feint de suivre la thèse adverse, met en place des images absurdes en personnifiant les animaux. Si l’on admet, en effet, que « c’est la société qui a dépravé la nature », tous les animaux qui vivent en société auraient quitté un « état de nature » solitaire et se seraient ainsi rendus coupables d’« un excès de corruption » pour les harengs, ou d’une « violation du droit naturel » pour les grues. Nous reconnaissons là toute l’ironie de Voltaire.
Charles Le Brun, dessin illustrant la Conférence sur la Physionomie de l’homme , 1671. Musée du Louvre
Sa deuxième stratégie consiste à énoncer les résultats négatifs que provoquerait l’adhésion à la thèse adverse. Après avoir posé une hypothèse de façon générale (« Quiconque vivrait absolument seul… »), il juxtapose trois conséquences : il « perdrait bientôt la faculté de penser et de s’exprimer, il serait à charge à lui-même, il ne parviendrait qu’à se métamorphoser en bête ». La thèse adverse en arriverait donc à détruire la nature même de l’homme, en lui enlevant ses caractéristiques, la raison et le langage, pour le faisant retomber dans l’état animal.
Au centre du texte une question rhétorique négative, avec une hyperbole, conclut en faisant ainsi un premier appel à la raison du lecteur pour qu’il le suive dans son rejet de la thèse adverse : « Le grand défaut de tous ces livres à paradoxe, n’est-il pas de supposer toujours la nature autrement qu’elle n’est ? »
UNE VIOLENTE POLÉMIQUE
La place occupée par la réfutation de la thèse adverse, dès le début du texte, est telle que nous pouvons parler réellement de polémique : d’une part par la dénonciation progressive de son adversaire, Rousseau, d’autre part dans la confrontation des deux thèses.
La dénonciation de l'adversaire
Dans la première partie du texte, la dénonciation reste encore très générale. Rousseau est d’abord englobé dans un pluriel, « Quelques mauvais plaisants ont abusé de leur esprit jusqu’au point de hasarder le paradoxe étonnant », mais la formulation est déjà très péjorative, puisqu’elle traduit le refus de prendre cette thèse au sérieux.
Puis nous trouvons un singulier, mais encore indéfini, anonyme, même si le lecteur averti peut reconnaître les caractéristiques imputées à Rousseau, notamment sa misanthropie, son peu de goût pour le monde des salons, son amour de la solitude : « L’excès d’un orgueil impuissant, qui s’élève contre l’orgueil des autres, peut porter une âme mélancolique à fuir les hommes ». Cette présentation de l’adversaire ôte toute valeur à sa théorie philosophique : sa réflexion perd son objectivité, puisqu’elle ne dépendrait que d’éléments psychologiques, « orgueil » et « mélancoli[e] ». Voltaire développe alors une nette accusation, qui rend Rousseau totalement responsable de son isolement parmi les philosophes des Lumières par le choix des verbes pronominaux : dans la solitude, son âme « … s’est dépravée. Elle s’en punit elle-même […] elle se ronge […] ; elle s’est mise… ». Ce tableau dépeint de manière particulièrement sinistre la vie de l’homme solitaire, avec l’hyperbole : « le plus horrible esclavage ».
Gustave Doré, illustration de la fable de La Fontaine, "Le renard qui a eu la queue coupée", 1838
Enfin, l’ironie dans la fin du texte dévalorise totalement l’adversaire, dont le texte cité, connu, équivaut à donner le nom : Rousseau. L’allusion à une fable de La Fontaine dévalorise par avance le texte qui suit : « Le même auteur ennemi de la société, semblable au renard sans queue, qui voulait que tous ses confrères se coupassent la queue » renvoie à l’aventure d’un renard, ayant eu la queue coupée dans un piège, tente de convaincre ses pareils de couper la leur. Mais dès qu’il leur tourne le dos, « il se fit une telle huée » qu’il « ne put être entendu ». Puis, Voltaire recourt à l’ironie par antiphrase, pour caricaturer l’écriture de Rousseau, qui « s’exprime ainsi dans un style magistral », puis l’écrivain lui-même, avec le démonstratif péjoratif : « selon ce beau philosophe ».
La confrontation des deux thèses
La reprise du texte même de Rousseau peut sembler, à première vue, une façon honnête de procéder, en donnant directement la parole à l’adversaire.
Mais Voltaire, à nouveau, ridiculise le texte, en exagérant de façon péjorativele : celui désigné par Rousseau comme « arrachant les pieux ou comblant le fossé » devient « un voleur, un destructeur », ce qui forme un contraste plaisant avec « bienfaiteur du genre humain », reprise ironique qui inverse l’énumération d’horreurs faite par Rousseau. Le rejet est signalé par l’emploi du conditionnel passé : « aurait été ».
Puis, il construit à son tour une réponse, introduite, elle, de façon méliorative, « un honnête homme », dans un second discours direct, qui rappelle aussi une fable de La Fontaine, « Le Laboureur et ses enfants ». Les verbes à l’impératif sont tous des incitations, « Imitons », « travaillons », tandis que le futur permet de poser comme des certitudes les résultats, tous positifs. Dans le domaine économique, « les bêtes ne viendront plus le ravager », « son terrain deviendra plus fertile » : il y aura donc de meilleures récoltes. Mais aussi, il y aura un profit social : « il nous aidera et nous l’aiderons », c’est-à-dire une solidarité.
Voltaire brosse alors un tableau d’une société heureuse, par une série de comparatifs : « mieux nourris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux ». Il envisage même un progrès politique, « une justice distributive », c’est-à-dire un impôt plus justement réparti.
La conclusion du débat
La conclusion reprend la comparaison animale, avec des animaux considérés comme voleurs et destructeurs, « les renards et les fouines ». Bien sûr, Voltaire joue aussi sur le terme « extravagant », c’est-à-dire fou, qui, dans la réponse figurant dans le texte, désigne l’arracheur des « pieux », mais, pour Voltaire, qualifie aussi l’auteur du texte qui soutient ce discours, c’est-à-dire Rousseau lui-même.
Une triple interrogation rhétorique conclut la confrontation des deux discours :
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La première, négative, ce qui implique la réponse « oui » du lecteur, l’invite à donner raison au discours de réponse, par deux comparatifs, « plus censé et plus honnête », en continuant de dévaloriser l’adversaire, « fou sauvage ».
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La deuxième, affirmative, élargit la critique de l’adversaire par l’amplification géographique : « des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine jusqu’au Canada ».
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La troisième, à nouveau négative, est plus brutale en revenant sur l’exagération « un gueux qui voudrait que tous les riches fussent volés par les pauvres », ridiculisés par le contraste avec l’objectif affiché, qui devient absurde : « afin de mieux établir l’union fraternelle entre les hommes ».
Voltaire s’est donc bien éloigné de la neutralité d’un article de dictionnaire, pour régler ses comptes avec son vieil adversaire, Rousseau.
CONCLUSION
Ce texte oppose deux conceptions de l’homme, deux thèses. La thèse adverse est celle de Rousseau, qui pose un homme originellement « bon », par nature, et corrompu par une société qui, en introduisant la propriété, a créé l’inégalité d’où viennent tous les conflits entre les hommes. À cette conception pessimiste s’oppose l’optimisme de Voltaire, qui considère, au contraire, que l’homme est fait pour vivre en société, qu’il a besoin d’échanger avec ses semblables. En même temps, le discours final de « l’honnête homme » insiste sur l’idée d’une société qui cherche à progresser, à la fois par le travail, mais aussi par une répartition plus juste des fruits de ce travail.
Voltaire montre ici sa nature de redoutable polémiste, masqué puisqu’à aucun moment il n’introduit le pronom « je », mais virulent, aussi bien par l’aspect plaisant qu’il donne à l’attaque par les comparaisons animales ou les discours rapportés, que par l’ironie qu’il manie avec habileté.
DEVOIR : autour de l'essai
Questions :
1°. Dégager les différentes parties qui composent ce texte, et donner un titre à chacune.
2°. À quel genre littéraire ce texte appartient-il ? Quel est l’intérêt de ce choix ?
Travail d’écriture :
Composer un essai pour expliquer et défendre votre propre conception de la « nature de l’homme, autour des notions de « grandeur » et de « petitesse ».
Pour voir le texte, le sujet, et quelques indications pour la correction
CONCLUSION SUR LA SÉQUENCE
Réponse à la question du débat : "grandeur" de l'homme, ou "petitesse" ?
Ce parcours littéraire, artistique au sens large, montre une évolution du débat sur « la nature de l’homme » du XVII° au XVIII° siècle. En poursuivant le questionnement entrepris à la Renaissance, le XVII° siècle glisse de la perspective métaphysique à la perspective morale : admettant la « petitesse », les limites de la condition humaine, dans le temps, dans l’espace, les écrivains reconnaissent que sa raison peut le conduire à s’améliorer en comprenant ses défauts, en développant ses qualités. C’est à cela que La Fontaine dans ses Fables, La Bruyère dans ses Caractères, proposent des réponses, souvent beaucoup plus critiques que l’éloge de l’homme formulé à la Renaissance, plus pessimistes.
Le XVIII° siècle poursuit son questionnement dans cette direction, comme en témoigne cette maxime de Vauvenargues, tirée de Réflexions et Maximes, œuvre de 1746 : « Est-ce force dans les hommes d’avoir des passions, ou insuffisance et faiblesse ? Est-ce grandeur d’être exempt de passions, ou médiocrité de génie ? Ou tout est-il mêlé de faiblesse et de force, de grandeur et de petitesse ? » Mais un nouveau glissement s’opère : l’enjeu n’est plus seulement individuel, il devient collectif. En étudiant la place de l’homme dans sa société, ses relations avec ses semblables, les écrivains-philosophes posent : l’homme a-t-il une « grandeur » suffisante, une force suffisante, un pouvoir d’action suffisant pour améliorer sa société ? Quels idéaux doit-il alors chercher à atteindre pour dépasser sa « petitesse »?
Même les auteurs qui jettent le regard le plus critique sur leur société, Voltaire, qui en dénonce les abus et les injustices, ou Rousseau qui voit en « l’état social » la source de la corruption fondamentale d’un homme bon « par nature » et de tous les malheurs qui accablent l’humanité, croient en la possibilité d’une amélioration. Tous, chacun à sa façon, font appel à la fois à la raison de leurs lecteurs et à leur cœur pour les inviter à développer une réflexion libre propre à apporter plus de justice, plus d’égalité, plus de fraternité au sein de la société. En cela, le XVIII° siècle fait renaître l’optimisme et l’élan de confiance en l’homme qu’avait connus la Renaissance.
Du XIX° au XXème siècle : de nouveaux enjeux
Le XIX° siècle oscille entre le repli sur soi, sur la « petitesse » d’un homme conscient de ses limites, de sa faiblesse et la « grandeur » généreuse d’une ouverture aux autres. Ce que l’on a nommé le « mal du siècle », et qui a pris des formes diverses, n’empêche pas que, tout en continuant à s’interroger sur les limites de la condition mortelle de l’homme, ils poursuivent leur engagement pour une société plus juste et plus libre, afin que tous puissent échapper à la misère qui accable une large part de l’humanité et détruit l’homme. En témoignent les combats en faveur de l’abolition de l’esclavage et de la peine de mort, d’une école ouverte à tous, de la fin du travail des enfants, la volonté d’inscrire de nouvelles lois au fronton de la République. La fin du siècle, notamment grâce aux importants progrès scientifiques et techniques, voit naître une nouvelle confiance en la « grandeur » de l’homme.
Mais le XX° siècle apporte un brutal coup d’arrêt à cet optimisme, en raison des crises qui le ponctuent : une première guerre mondiale dévastatrice et meurtrière, une crise économique qui plonge des populations entières dans la misère, une seconde guerre mondiale, avec sa barbarie et sa négation même de l’homme, qui conduit à l’explosion atomique, donc à la conscience de la possibilité de détruire l’humanité entière et toute vie sur la planète. Le débat entre « grandeur » et « petitesse » est ainsi relancé…
Primo LEVI, Si c’est un homme, 1947, chapitre II, « Le fond »
La déshumanisation
Ce texte correspond à un moment de réflexion, mais le récit est fait a postériori : ce qui a été su après se mêle aux sentiments du moment, en faisant ressortir trois aspects essentiels.
Une entreprise raisonnée
La formule d’ouverture, « Cette opération terminée », présente les faits comme des actes chirurgicaux, soigneusement calculés et réfléchis. La négation, suivie d’une énumération, « Plus rien ne nous appartient : ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux », traduit une disparition progressive de la nature humaine des déportés, confirmée par les images du premier paragraphe : « cent visages livides, cent pantins misérables et sordides », des « fantômes ».
L’ouverture du second paragraphe est toute aussi frappante, « la démolition d’un homme », mot d’habitude réservé à un bâtiment, à une construction, voire à un objet qu’on détruit. Mais s’il est ainsi réifié, l’humain ne se définit plus que par le « critère d’utilité », sa valeur d’usage : utile, on le garde, inutile, on le jette.
L’explication intervient à la fin du passage : « on pourra décider de la vie et de la mort d’un cœur léger, sans aucune considération d’ordre humain ». Il s’agit, en quelque sorte, d’une double « extermination » : exterminer d’abord la dimension humaine, pour, ensuite, exterminer sans état d’âme le non-humain.
Dans son récit autobiographique, Si c’est un homme, publié en 1947, deux ans après sa libération du camp d’Auschwitz, Primo Levi (1919-1987) construit une réflexion sur l’homme à partir de sa terrible expérience de la déportation. Le deuxième chapitre, « Le fond », raconte l’arrivée à Auschwitz des déportés, après leur atroce voyage, et leur répartition ; ils n’apprendront que plus tard le rôle des chambres à gaz. Son titre marque la lente descente des déportés : dépouillés de tous leurs biens, rasés, douchés, désinfectés, ils doivent courir nus jusqu’à un autre baraquement où ils peuvent se rhabiller de vêtements misérables. C’est alors que commence l’extrait. Levi apporte ainsi un témoignage sur la façon dont les nazis considéraient les êtres humains.
Pour lire les deux extraits de Primo Levi
La déshumanisation
Les sentiments du détenu
Son anéantissement est progressif. Il ressent d’abord un mélange de peur et de honte : « chacun est resté dans son coin, sans oser lever les yeux vers les autres ». Mais, en même temps, ils savent très bien à quoi ils ressemblent, puisque la veille au soir, à l’arrivée du train, ils avaient « entrevu[…] » des prisonniers, auxquels ils ressemblent à présent. Cette peur conduit à une lucidité douloureuse, qualifiée ici d’« intuition quasi prophétique » : ils pressentent ce qui leur reste à perdre, présenté en gradation.
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Le détenu n’a plus droit au langage, faculté proprement humaine : « si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s’ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. »
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Puis, il perd son identité, son « nom », remplacé par le numéro matricule.
Cela explique le titre du chapitre, « Le fond », expression reprise, comme s’ils étaient des hommes en train de se noyer, et illustrée par les négations : « Il est impossible d’aller plus bas : il n’existe pas, il n’est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. » D’où la dernière formule qui résume cette déshumanisation : « un homme vide ».
La survie
Cet homme déshumanisé est donc « réduit à la souffrance et au besoin », c’est-à-dire à un pur état animal, en lutte d’abord pour résister physiquement. Mais il est montré comme tout aussi essentiel de résister moralement, c’est-à-dire de continuer à se considérer soi-même comme un homme, ce que souligne la conclusion du deuxième paragraphe : « si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que, derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste. »
Ainsi exterminer un homme, prend bien un « double sens » : ce n’est pas seulement le tuer, c’est d’abord le priver de son humanité.
Le devoir de mémoire
La force du témoignage
Cependant, l’homme n’a pas tout perdu, sa « grandeur » est de porter haut la force de son témoignage, la dénonciation de cette « petitesse », déshumanisation à la fois des victimes et des bourreaux, inclus dans le pronom indéfini « on », qui ont « le cœur léger » alors même qu’il s’agit de « décider de la vie ou de la mort ». Qu’il soit compris ou non, le témoignage s’impose, pour faire partager à des lecteurs, qui n’ont pas vécu cette situation, ce qu’a pu représenter la déportation.
Levi demande donc à son lecteur de réfléchir à sa propre nature, en faisant un effort d’imagination. Pour l’aider, il s’appuie sur des exemples familiers : les « mille petites choses qui nous appartiennent », énumérées. Il élabore ainsi un raisonnement a fortiori : si le lecteur est capable d’imaginer la douleur qu’il ressentirait en perdant une photo à laquelle il tient, une lettre qu’il avait conservée précieusement, il doit pouvoir comprendre ce que l’on ressent quand on perd encore plus, avec une nouvelle énumération, insistante : « un homme privé non seulement des êtres qu’il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu’il possède ».
Henri Guyot, Le dessin pour témoigner. Gravure, musée du Struthhof
L’homme entre grandeur et petitesse
En s’adressant ainsi à son lecteur, l’écrivain développe une conception proche de l’existentialisme, puisqu’il ne définit pas la « nature humaine » dans l’absolu, en dehors de l’espace et du temps, mais souligne au contraire que l’homme tire « sa valeur » de ce qui constitue son existence. Or, cette existence se constitue paradoxalement de sa « petitesse », dans l’espace et dans le temps, par « toute la signification qui s’attache à la plus anodine de nos habitudes quotidiennes, aux mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants possède ». En fait, ces objets ont plus que leur simple valeur matérielle, ils constituent notre vie même comme le montre la répétition finale : « d’autres objets, d’autres parties de nous-mêmes qui veillent sur nos souvenirs et les font revivre ».
La conclusion de cette analyse montre la grande fragilité de l’homme, exprimée comme une vérité générale, renforcée par la reprise lexicale : « il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même. » Mais il lui reste ce qui fait « sa grandeur » : que serait, en effet, un homme sans mémoire ? Il ne pourrait plus se servir de sa mémoire pour faire des choix, il n’aurait plus rien à préserver, « oublieux de toute dignité ». Il est alors facile à ceux qui ont, eux aussi, perdu toute conscience morale, de mépriser ces êtres qui ne sont plus des hommes.
Pour conclure
Ce passage explique comment procédaient les nazis pour déshumaniser les déportés. Mais l’auteur s’interroge aussi sur son propre récit, sur la façon de dire l’indicible pour faire partager cette expérience à des lecteurs qui ne l’ont pas vécue. Malgré ses doutes, il poursuit le récit, parce que c’est, pour lui, l’ultime victoire : montrer par son témoignage, par son nom retrouvé, par le langage qu’il manie, qu’il a réussi à rester un homme, à résister à cette entreprise de « démolition ». C’est aussi, par sa mémoire mise en œuvre, rendre leur dignité aux disparus, un combat contre l’oubli facile : le livre devient la preuve qu’eux aussi étaient des hommes.
Primo Levi et Fernandino Camon, Conversations (1982-1986), extrait de la mise en scène de D. Lurcel
« Levi ne criait pas, n'insultait pas, n'accusait pas, parce qu'il ne voulait pas crier, il voulait beaucoup plus : faire crier. Il renonçait à sa propre réaction en échange de notre réaction à tous. Son raisonnement portait sur la longue durée. Sa modération, sa douceur, son sourire -qui avait quelque chose de timide, de presque enfantin- étaient en réalité ses armes. »
Fernandino Camon, Conversations avec Primo Levi, 1987. Avant-propos du recueil d'entretien
Primo LEVI, Si c’est un homme, 1947, poème liminaire
La structure du poème
Le poème suit trois étapes. Il commence par quatre vers d’interpellation d’un lecteur actuel, qui mène « en toute quiétude » une vie confortable. Le cœur du texte, jusqu’au vers 14, dépeint, en opposition, le terrible état de tout déporté dans les camps de concentration et d’extermination. Il explique ainsi le titre en invitant le lecteur à se demander « si c’est un homme ». La fin du poème est un appel au devoir de mémoire, « N’oubliez pas que cela fut », assorti d’une menace si ce devoir n’est pas respecté.
Jean Ferrat, "Nuit et brouillard", 1980 : écoute et analyse