Observation du corpus
Dans le cadre du nouveau programme du lycée pour le baccalauréat, est posée l’étude de « la littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle », et, dans le choix proposé, figure une œuvre du XVIIIème siècle. Quelle que soit cette œuvre, un « parcours » lui est associé, destiné à l’éclairer, à la compléter, à la prolonger.
Or, le XVIIIème siècle, « siècle des Lumières », est une époque qui prône la connaissance pour libérer l’homme des préjugés, des superstitions, des abus et des injustices. Cela implique d’accorder le primat à la « raison », qui lui permet d’être ainsi « éclairé », de développer son esprit critique et de comprendre l’argumentation en faveur des idéaux que les écrivains lui proposent. D’où l’organisation de ce corpus autour d’une problématique : « Comment la place accordée à la raison soutient-elle la critique des écrivains des Lumières ? »
Introduction
Une introduction est indispensable pour définir les contours de l’étude, à commencer, puisque les textes s’inscrivent tous dans le XVIII° siècle, pour rappeler les conditions historiques et sociales qui le caractérisent et justifient son appellation de « siècle des Lumières ». Mais, pour comprendre ce qu’a pu être le rôle de la raison au XVIII° siècle, il est important de rappeler l’héritage, c’est-à-dire comment le rationalisme s’est peu à peu installé, et contre quoi il a entrepris de lutter.
L’objet d’étude introduit un autre élément, en demandant de privilégier « les genres de l’argumentation » : la variété des textes proposés doit répondre à cette exigence, et permettre une maîtrise des nécessités d’une argumentation réussie : convaincre le destinataire en faisant appel à sa raison, à la logique donc, à travers les différentes formes que peut prendre l’argumentation, mais aussi les procédés de persuasion mis en œuvre.
De là découle la mise en place de la problématique, et les questions qu'elle induit. L’objectif critique implique, en effet, une lutte : contre qui, contre quoi les écrivains du XVIII° siècle mènent-ils ce qui, à leurs yeux, est un combat ? À quelles objections adverses doivent-ils répondre, et par quels procédés rendre leur réponse convaincante ? En faisant appel à la raison du lecteur, ils l’obligent à entrer dans sa démarche argumentative. Mais, pour surmonter les obstacles, à la fois les préjugés du lecteur et les dangers de la censure, certains adoptent des stratégies de contournement, qu’il conviendra d’étudier.
Déroulement de l'étude
Le corpus comporte des explications de textes, de genres littéraires différents et regroupés en fonction de leur centre d’intérêt, et des lectures cursives en écho
Il est enrichi par des recherches complémentaires, qui portent sur des documents historiques, mais aussi iconographiques et littéraires. L’étude donne lieu à un travail d’écriture, entraînement au commentaire et à l’essai, exercices prévus au baccalauréat.
La conclusion
Il est indispensable, en faisant un bilan des textes étudiés, d’apporter une réponse claire à la problématique, occasion de construire une synthèse sur l’argumentation, ses formes et ses procédés. Mais la conclusion propose aussi une ouverture sur la place que notre époque accorde à la raison, notamment dans les médias et les réseaux sociaux.
Dans la perspective de l'oral de l'examen, elle s’appuiera également sur une lecture personnelle de Micromégas, conte philosophique de Voltaire, datant de 1752.
Introduction
La raison : histoire d'une idée
Carlo Crivelli, Saint Thomas d’Aquin, 1476. Retable, 61 x 40. National Gallery, Londres
Le poids de la religion
Pendant tout le Moyen Âge l’Église exerce une évidente suprématie qu’illustrent à la fois les multiples croisades, la construction des cathédrales, et le rôle joué par les monastères. Même le système féodal repose sur la religion. Cependant déjà Thomas d’Aquin (1225-26 – 1274) propose une approche philosophique plus rationnelle. Il tente de concilier la pensée chrétienne et la philosophie d’Aristote en considérant que la foi n’est pas incompatible, ni opposée, à l’exercice de la raison, même s’il place la théologie, fondée sur la parole divine, au-dessus des vérités accessibles par la raison naturelle de l’homme.
La Renaissance s’oppose plus fortement à la toute-puissance de l’Église en lui opposant la science et ses découvertes. Mais c’est surtout le courant « évangéliste » qui, en dénonçant les abus du catholicisme et en demandant le retour au texte biblique, traduit, expliqué, fait appel à la conscience individuelle contre certains dogmes et contre le pouvoir absolu du Pape. Il faut attendre l’édit de Nantes, en 1598, pour apporter la paix religieuse entre catholiques et protestants.
D’après Franz Hals, René Descartes, 1649-1700. Huile sur toile, 77,5 x 68,5. Musée du Louvre
Le rationalisme au XVIIème siècle
Mais le rationalisme progresse encore au XVIIème siècle, d’abord par la circulation accrue des idées scientifiques, ensuite par une observation plus concrète des phénomènes naturels. Descartes, notamment dans le Discours de la méthode (1637) et dans les Méditations philosophiques (1641), en déclarant que « Le bons sens est la chose du monde la mieux partagée », définit le terme : « la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes. » Cette raison, identique en chaque homme, ouvre donc à tous la faculté de juger des vérités, en suivant une « méthode », qui passe par le doute, pour s’élever ensuite du plus simple au plus complexe. La raison devient donc le fondement même de la philosophie, avec pour rôle d’apporter la « lumière », terme autrefois réservée à la révélation divine. Mais elle ne fait pas pour autant disparaître la foi, comme le prouve la réflexion de Pascal dans ses Pensées.
Mise en place de la problématique
Pour voir l'exposition de la BnF sur "Les Lumières", et une fiche de synthèse
Après lecture du document complémentaire, l’article « Raison » dans le Dictionnaire universel de Furetière (1684-1690), et d’un dictionnaire contemporain, sera posée la définition la plus complète possible du mot « raison ». Dans un second temps, les connaissances sur le XVIIIème siècle sont réactivées, pour rappeler les luttes entreprises par les écrivains des Lumières, et est effectuée la lecture de l'extrait du Dictionnaire philosophique portatif de Voltaire.
Cela conduira à mettre en place la problématique : « Comment la place accordée à la raison soutient-elle la critique des écrivains des Lumières ? »
Sa formulation implique de mesurer, dans les textes du corpus, cette « place », en opposant, par exemple, la raison à l’opinion, voire aux préjugés, mais aussi en observant, pour reprendre les expressions de Pascal, « l’art de convaincre », qui fait appel à la logique, à « l’art de persuader », afin de toucher surtout le cœur des destinataires, de susciter des sentiments pour le faire réagir.
L'argumentation
Enfin l’adverbe « Comment » conduit à un double questionnement :
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sur le genre littéraire choisi par l’écrivain : on distinguera l’argumentation directe, dans un essai, par exemple, un pamphlet, voire une lettre, que l’auteur s’implique par l’emploi du pronom « je », ou privilégie un discours didactique, plus général, et l’argumentation indirecte. Celle-ci, fréquente en raison de la censure en vigueur mais aussi pour séduire les lecteurs en les divertissant, passe par toutes les formes de l’apologue, récit destiné à transmettre une « morale ».
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sur les procédés d’écriture mis en valeur, qui inscrivent le texte dans un registre, par exemple la tonalité polémique, violente, ou ironique, pour privilégier la satire…
On se reportera à l’onglet « argumentation » du site "Parcours littéraires", qui propose aussi plusieurs exercices avec leurs corrigés.
LECTURES CURSIVES
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1684-1690
Dès qu’il a été nommé à l’Académie française, fondée en 1634 par le cardinal de Richelieu avec, pour fonction, de normaliser et de perfectionner la langue française, Furetière (1620-1688) participe à la rédaction du dictionnaire. Mais, le jugeant incomplet, il fait paraître, en 1684, une première édition de son propre Dictionnaire universel, ce qui lui vaut d’être attaqué par ses collègues, puis exclu de l’Académie. L’édition définitive date de 1690. La typographie met en évidence la structure de l’article.
Pour lire l'article
Le sens premier du mot "raison"
En lettres capitales, Furetière pose le sens principal du mot, suivi de précisions qui le complètent, et de phrases d’exemples, où il figure en italique.
Pour illustrer le frontispice
Dans cette définition, nous observons qu’il place en première position le rôle moral de la raison, « discerne[r] le bien du mal », avant de la rapporter aux connaissances générales : distinguer « le vrai d’avec le faux ». De même, dans le dernier exemple, en séparant deux formes d’autorité morale, il place en tête la loi divine. Il juxtapose ensuite un éloge de la raison, associée à la « lumière naturelle », à sa remise en cause (« un guide trompeur »), en mentionnant aussi ceux qui en sont dépourvus.
Les autres sens
Puis, il pose trois autres sens du terme, eux aussi soutenus par des exemples, avant de citer quelques exemples de proverbes qui introduisent le terme.
Mais le deuxième sens est surprenant, car Furetière lie le concept de « raison » à ce qui, aujourd’hui, est considéré comme son contraire, l’« imagination », ce qui ressort de la comparaison avec la définition du dictionnaire du CNRTL : « Faculté de bien juger, de discerner le vrai du faux, le bien du mal ; ensemble des qualités de celui ou de celle qui sait se rendre maître de ses impulsions, de son imagination, notamment dans son comportement, dans ses actes. »
Notons enfin que Furetière retrouve la pensée de Thomas d’Aquin dans un des exemples choisis, « Les mystères de la foi ne se peuvent prouver par raison, ils sont au-dessus de la raison, et non pas contre la raison », et que plusieurs autres exemples témoignent d’une forme de méfiance en la puissance de la raison, quand il affirme par exemple : « Il faut captiver sa raison, déférer plus à l’autorité qu’à la raison. »
Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif, 1764, « Bornes de l’esprit humain
Les dictionnaires se multiplient dès la fin du XVIIème siècle, et Voltaire choisit cette forme pour regrouper, en 73 articles, ses idées, notamment sur la religion, ce qui explique que c’est anonymement et à Genève qu’il fait paraître, en 1764, une première édition de son Dictionnaire philosophique portatif, sous-titré La Raison par alphabet. Mais la rédaction est bien éloignée d’une simple définition de dictionnaire, puisque Voltaire entreprend un dialogue avec son adversaire.
Le titre marque explicitement les limites du savoir humain. Voltaire s’en prend à l’orgueil de celui qu’il qualifie de « pauvre docteur » et « d’orgueilleux imbécile ». Les questions qu’il lui pose, en soulignant l’incapacité d’y répondre, portent toutes, en effet, sur la nature même de l’homme et de la création, sur la connaissance des causes premières, sur la métaphysique. L’ignorance qu’il souligne l’amène donc, non pas à la négation de la raison, mais plutôt au blâme de l’usage que s’autorise indûment un homme, qui, au nom de ses études, « croit avoir acquis le droit de juger et de condamner ce qu’il n’entend pas. » Voltaire, en ramenant son destinataire à plus de modestie, invite en fait tout lecteur à accepter de n’exercer sa raison qu’à bon escient, sur des sujets que l'homme peut percevoir et expliquer.
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Histoire des arts : Le Culte de la Raison
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Anonyme, Le Culte de la Raison, 1793. Eau-forte, 9,5 x 13. BnF
En 1793-1794, alors que les ennemis extérieurs, notamment la Prusse, menacent la France révolutionnaires, se crée un « culte » destiné à remplacer le christianisme combattu par les tenants de l’athéisme et des idéaux des Lumières. Ce « culte de la Raison » se veut une religion naturelle, et est soutenu par les animateurs les plus ardents de la révolution, dont Jacques-René Hébert, membre du club des Cordeliers et fondateur du Père Duchesne, un des journaux les plus virulents dans la lutte anti-monarchique.
Ce culte débute par la transformation de plusieurs églises en « temples de la Raison », en province comme à Paris. Il donne lieu à des fêtes, telle celle de la Liberté, célébrée par la déesse de la Raison, organisée dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, et reproduite ensuite dans d’autres églises, désignées par la formule « ci-devant », comme pour les citoyens anciennement nobles.
Le diaporama analyse cette image. Il est intéressant de le compléter par le procès-verbal racontant une fête identique organisée à Cognac en mars 1794.
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Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète, 1681 : "L’opinion et le vrai"
En décembre 1680, la population parisienne est effrayée par l’apparition d’une comète, une des plus brillantes et impressionnantes du XVIIème siècle. Est alors réactivée la croyance, héritée de l’antiquité, que les comètes viennent annoncer des catastrophes ; on pense même à la fin du monde.
C’est le point de départ de la réflexion de Pierre Bayle (1647-1706), sous forme de lettres censées écrites par un « catholique anonyme », et adressées à un « docteur de Sorbonne », d’où son titre Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne à l’occasion de la Comète, paru au mois de décembre 1680. Mais il élargit son sujet à l’ensemble des « prodiges », ce qui implique une remise en cause de la religion, d’autant plus dangereuse que Bayle est protestant, contraint à plusieurs reprises à l’exil, d’abord à Genève, puis, après un bref retour en France, à Rotterdam.
Lieve Verschuier, Comète au-dessus de Rotterdam, 1680. Huile sur toile, 25,5 x 32,5. Museum Rotterdam
Ce passage, extrait du chapitre intitulé « L’opinion et le vrai », s’interroge sur la véritable cause de l’autorité d’une opinion.
Les causes de la fausseté
Pour lire l'extrait
Le poids du grand nombre
Une formule latine affirme « vox populi vox dei », c’est-à-dire fonde la vérité d'une opinion sur le poids du plus grand nombre qui l’affirme. Or, la comparaison qui ouvre le premier paragraphe pose déjà une critique puisque « le peuple » apporte, selon Bayle, une « méchante caution », donc aucune garantie de vérité. Cette dénonciation est reprise au début du second paragraphe, avec l’insistance d’un engagement personnel de l’auteur interpellant son destinataire : « Je vous l’ai déjà dit, et je le répète encore : un sentiment ne peut devenir probable par la multitude de ceux qui le suivent », le mot « sentiment » soulignant l’aspect subjectif d’une telle opinion.
Une autre comparaison désigne d’ailleurs le « peuple » de façon très péjorative, « cent mille esprits vulgaires qui se suivent comme des moutons », par référence au Quart Livre (1552) de Rabelais, qui raconte comment Panurge se venge du marchand de moutons Dindonnault :
Panurge, sans dire autre chose, jette en pleine mer son mouton criant et bêlant. Tous les autres moutons, criant et bêlant avec la même intonation, commencèrent à se jeter et sauter en mer à sa suite, à la file. C’était à qui sauterait le premier après leur compagnon. Il n’était pas possible de les en empêcher, comme vous connaissez le naturel du mouton, qui est de toujours suivre le premier, en quelque endroit qu'il aille. »
Jean-Claude Buisson, Panurge pousse Dindenault à suivre les moutons dans leur noyade, 2017. Illustration, 43 x 35
En opposant ce grand nombre, « cent mille » à un seul « habile homme », il ôte donc tout « poids » à l’idée que le jugement de la multitude pourrait porter la vérité.
La crédulité
Cette critique est complétée par une remise en cause de trois fondements de l’opinion populaire, autant de formes d’une paresse intellectuelle.
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Le premier est qu’elle se fonde sur « la tradition », c’est-à-dire sur l’ancienneté de l’opinion. Selon Bayle, la durée d’une erreur ne peut pas en faire une vérité, car elle n’est que pure crédulité, acceptée sans réflexion par « un ignorant qui l’a crue sans l’examiner ».
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Lui est associé le deuxième, « la prévention », c’est-à-dire les multiples préjugés qui circulent dans une société.
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Enfin, il emprunte à la comédie Le Marchand de l’’auteur latin Plaute une autre source de crédulité populaire, la répétition aveugle : « on a fort bien dit qu’un témoin qui a vu est plus croyable que dix qui parlent par ouï-dire ». La même critique est reprise contre ceux qui « se reposent de tout sur la bonne foi d’autrui ».
L'opinion fondée sur l'autorité
Mais Bayle va encore plus loin, en mettant en parallèle l’opinion populaire et celle qui se fonde sur l’autorité de la science : « Les savants font quelquefois une aussi méchante caution que le peuple, et une tradition fortifiée de leur témoignage n’est pas pour cela exempte de fausseté. » Par le choix du pronom « nous », il s’associe à cette tendance à croire sous prétexte d’un statut intellectuel reconnu, d’où son injonction : « Il ne faut donc pas que le nom et le titre de savant nous en imposent. » Sa question rhétorique invite chacun à la méfiance, au doute : « Que savons-nous si ce grand docteur qui avance quelque doctrine a apporté plus de façons à s’en convaincre, qu’un ignorant qui l’a crue sans l’examiner ? »
Scène d’enseignement, Colliget florum medicinae de Pierre de Saint-Flour. Manuscrit du XVe s. BnF
Le chemin de la vérité
L'esprit d'examen
La première condition pour atteindre la vérité est d’acquérir un véritable savoir, personnel, ce qui est tout aussi valable pour un « docteur », savant, que pour chacun : « puisqu’il est certain que le témoignage d’un homme ne doit avoir de force, qu’à proportion du degré de certitude qu’il s’est acquis en s’instruisant pleinement du fait. » Cet argument est posé avec force, à la fois par le choix de la conjonction causale, « puisque », par la négation restrictive, « ne… que », et par l’adverbe d’intensité, « pleinement ». Cette idée oppose donc à une « doctrine » abstraite, à la croyance aveugle, « sans l’examiner », l’importance de l’observation empirique, dont il fait un éloge appuyé : « la seule force d’un examen judicieux, accompagné d’exactitude, et d’une grande intelligence des choses ». En cela, il s’inscrit dans l’héritage de l’humanisme de la Renaissance, qui prônait l’observation des faits et, notamment pour les Protestants, le recours aux textes sacrés dans leur texte originel et la diffusion d’une traduction pour permettre à tous les fidèles d’y accéder.
L'esprit critique
Bayle rejoint ensuite le Discours de la méthode de Descartes, en insistant, par la négation restrictive et l’adverbe intensif, sur la nécessité de l’esprit critique dans sa définition du véritable savoir : « un habile homme qui ne débite que ce qu’il a extrêmement médité et trouvé à l’épreuve de tous ses doutes, donne plus de poids à son sentiment ». Nous reconnaissons, en effet, le filtre essentiel pour Descartes, le doute systématique avant de poser un jugement.
Léonidas Drosis, Statue de Platon à Athènes, devant l'Académie, 1885. Marbre
C’est ce qui explique les deux exemples cités, empruntés à l’antiquité grecque et romaine, pour proposer un modèle de cet esprit critique, Platon. La pratique du dialogue platonicien répond à cette volonté par l’usage de la maïeutique, l’art d’« accoucher » les esprits, c’est-à-dire, par une série de questions, d’amener progressivement ses interlocuteurs à mesurer d’eux-mêmes que ce qu’ils croyaient savoir n’était qu’erreur, pour parvenir ensuite à une certitude. L’éloge formulé par Thémistius repose sur une opposition : « il croirait plutôt à ce que Platon lui ferait entendre d’un signe de tête, qu’à ce que tous les autres philosophes lui affirmeraient avec serment ». Un seul homme est placé face à « tous les autres philosophes », et un simple « signe de texte », à un « serment » solennel.
De même, l’éloge de Cicéron est insistant par les contrastes entre l’affirmation, « la seule », et la négation, « sans aucune » : « la seule autorité de Platon sans aucune preuve briserait toute l’incrédulité de son esprit. »
CONCLUSION
Par cet extrait, rigoureusement construit et argumenté, Pierre Bayle se révèle précurseur de l’esprit des Lumières, d’abord en alertant son lecteur sur les dangers d’adhérer sans vérification aux opinions du plus grand nombre, et en appelant à la vigilance surtout face à ceux qui sont crus parce qu’ils disposent de leur autorité de savants. À ce nécessaire soupçon face à toute opinion, il oppose la véritable démarche de la connaissance, l’expérience, l’exercice du doute, qui seules permettent d’arriver à la vérité.
En cela, le texte est déjà audacieux, car, implicitement, il s’en prend à toutes les superstitions… et, parmi elles, le lecteur pense forcément à celles liées à la religion. La démarche intellectuelle qu’il propose est précisément celle qui va guider les Encyclopédistes, présenter les connaissances – y compris en les détaillant par des planches –, introduire des doutes pour dénoncer les préjugés et les erreurs, interroger le lecteur en faisant appel à son esprit critique pour le guider vers la vérité.
Bernard de Fontenelle, Histoire des oracles, IV, 1681 : "La dent d'or"
Pour lire l'extrait
Après une formation d’avocat, Fontenelle s’intéresse au théâtre, mais l’essentiel de son œuvre est consacré à des essais scientifiques, par exemple Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), dialogue philosophique qui vulgarise les acquis récents de l’astronomie, ce qui lui permet, en 1699, d’intégrer l’Académie des Sciences. Il représente bien l’évolution de la philosophie depuis Descartes, dont il reprend la méthode, fondée sur la raison critique.
Dans Histoire des oracles, paru en 1687, il dénonce le goût de l’homme pour le merveilleux, qui fait naître des superstitions, et la façon dont les idéologues religieux exploitent ces superstitions. C’est dans la première dissertation, au chapitre IV, qu’il insère l’anecdote de "la dent d'or" comme exemple de sa critique. Comment Fontenelle procède-t-il pour amener le lecteur à adopter une méthode de réflexion rigoureuse ?
Frontispice, Histoire des oracles de Fontenelle
Le chemin de la vérité
La thèse soutenue (des lignes 1 à 4)
Dans la première phrase, qui sonne comme une maxime, Fontenelle pose sa thèse sur un ton didactique insistant avec l’impératif : « Assurons-nous bien du fait… ». Fontenelle prône une méthode empirique, d’abord expérimentale, celle des sciences, fondée sur l’observation, pour ensuite seulement déduire. Il s’agit de rechercher l’objectivité du savant.
La suite du paragraphe repose sur une concession. Il introduit d’abord l’objection d’un adversaire : « il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens ». Mais le portrait qu’il développe dénonce, en réalité, un défaut, la précipitation, une forme de paresse intellectuelle illustrée par deux images : ils « courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait ». Le chiasme lexical, en son centre « la cause » encadrée par le « fait », met en évidence le danger de cette pratique habituelle : poser une théorie par avance, en oubliant l’observation préalable. Par l’emploi du pronom « nous », Fontenelle s’associe à ses lecteurs, mais, sans nommer personne, il se montre néanmoins sévère en parlant de « ridicule ».
L'anecdote (des lignes 5 à 22)
Le deuxième paragraphe introduit le récit qui va suivre, auquel le passé simple donne la valeur d’un fait historique, de même que les indices spatio-temporel : « sur la fin du siècle passé », en « Allemagne ». Ce recul dans l’espace et dans le temps est une stratégie fréquente pour contourner la censure.
Son annonce reprend, par le terme hyperbolique, « ce malheur », et l’adverbe intensif « si plaisamment », le reproche précédent de « ridicule ». Il donne aussi par avance le ton du récit, ce qui attire l’attention du lecteur.
Le retour à la thèse (des lignes 23 à 28)
Après l'anecdote, Fontenelle revient à sa thèse mais en la généralisant, avec l’insistance du recours à la négation : « Rien n'est plus naturel que d'en faire autant sur toutes sortes de matières. » Puis, en s’impliquant plus directement par l’emploi du « je », il pose une double définition de l’« ignorance », fondée sur des oppositions :
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entre « les choses qui sont » et leurs causes, ignorées : « dont la raison nous est inconnue ».
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entre « celles qui ne sont point », sur lesquelles l’homme élabore une théorie : « dont nous trouvons les raisons ».
La deuxième forme d’ignorance est, pour lui, beaucoup plus dangereuse car elle repose sur du vide. Fontenelle exige donc du savant une vérification préalable du « fait », et de la modestie : quand on ne sait pas, mieux vaut l’avouer, sinon cela ouvre la porte à toutes les erreurs.
Il donne ainsi une image très péjorative de la raison humaine et des « principes » de son fonctionnement, avec, à nouveau, des oppositions entre la négation et l’affirmation et dans le lexique, entre le « vrai » et le « faux » : « non seulement nous n'avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d'autres qui s'accommodent très bien avec le faux. » Ces « autres principes » que ceux qui relèvent de la science relèvent, eux, de l’irrationnel, des « oracles » pour reprendre le titre de l’œuvre, implicitement de la religion.
Les exemples (de la ligne 29 à la fin)
Pour ne pas lasser son lecteur, Fontenelle revient au concret à travers trois domaines de la connaissance, en decrescendo par rapport à leur dimension scientifique, mais en gradation pour leur longueur pour marquer le risque croissant d’erreur.
Pour la physique : L’erreur est marquée par l’ironie qui oppose « Des grands physiciens », qui ont posé des causes, le « pourquoi » de la température des « lieux souterrains », sauf qu’à la base leur observation est fausse : « cela n’était pas ».
Pour l’histoire : Cette discipline est encore plus fragile, car, même si le fait est assuré, elle fait intervenir la subjectivité de l’interprétation : «On raisonne sur ce qu’ont dit les historiens ». D’où l’énumération des risques dans la question rhétorique : « n’ont-ils été ni passionnés, ni crédules, ni mal instruits, ni négligents ? » La forme négative implique de reconnaître la subjectivité, d’autant que le souhait en réponse, « Il en faudrait trouver un qui eût été spectateur de toutes choses, indifférent et appliqué », est largement irréaliste puisque l’historien, qui travaille sur le passé n’est que bien rarement « spectateur de toutes choses »
Pour la religion : Là encore, nous retrouvons des jeux d’opposition entre « une fausse religion », dotée « d’avantages qui ne lui sont pas dus », donc faux, et « la vraie », dotée, elle de « faux avantages ». Fontenelle condamne donc plus fortement les théologiens, incapables d’oublier leur « parti », et n’oublions pas que la guerre entre Catholiques et Protestants a repris depuis la Révocation de l’édit de Nantes en 1685. Son blâme est renforcé par la reprise de l’affirmation, rendue catégorique par la double négation, « ne… jamais…ni ». Le chiasme syntaxique, au centre duquel se place l’idée de vérité (« la vraie », « celle qui est vraie »), encadrée par l’erreur (« une fausse religion », « celles qui sont fausses »), qu’il pose comme une valeur absolue : « on devrait être persuadé ».
L'art de plaire
Pour conduire les destinataires à adhérer à sa thèse, il faut, certes, faire appel à leur raison en argumentant, mais il est important aussi de les séduire, de retenir leur attention, d’où la place importante du récit dans l’extrait, qui prend alors la forme d’un apologue.
Andreas Libavius (1555-1616). Portrait anonyme
La satire des "faux savants"
Le choix de leurs noms, avec la finale latine en –us souligne immédiatement leur pédantisme. C’était, en effet, une habitude, héritée du Moyen Âge, notamment à l’université de la Sorbonne, lieu auquel pensera forcément le lecteur. Or, même si l’usage s’en est perdu au XVIIIème siècle, la Sorbonne, elle reste encore, à cette époque, sous le contrôle de l’Église. C’est donc bien la religion que vise Fontenelle. De plus, chacun de ces noms, même si Horstius et Libavius sont des universitaires allemands ayant réellement existé, est cocasse à cause de ses sonorités : « Horstius » fait penser à « hortus », le jardin en latin, titre de nombreux ouvrages médiévaux, « Ingolsteterus », suggère l’aspect gonflé, imbu de soi, du savant, « Rullandus » rappelle le preux chevalier Roland, et « Libavius », associé au verbe à connotation péjorative à la formule « ramasse tout ce qui avait été dit », évoque un coup de langue du personnage qui va ensuite « baver ».
À cela s’ajoutent les dates. « En 1593 », l’enfant a « sept ans », âge normal pour la chutes des dents de lait, qui s’oppose à l’apparition extraordinaire d’une dent d’or ». Mais ce fait, présenté comme « le bruit courut », enlève toute certitude : ce n’est qu’une rumeur. On note ensuite l’écart important, deux ans, entre cette rumeur et les premiers écrits d’Horstius et de Rullandus, et encore deux ans pour ceux des troisième et quatrième savants… Sont donc produits cinq thèses sur cinq ans, et, plus on avance dans le temps, moins il est question de la dent elle-même, mais davantage de répondre à son adversaire, donc de se faire valoir soi-même, d’une concurrence entre savants : « afin que cette dent d’or ne manquât pas d’historiens », « écrit contre le sentiment que Rullandus avait », « une belle et docte réplique », « y ajoute son sentiment particulier ». Avec le terme « sentiment » s’affirme une subjectivité totale. L’ironie par antiphrase, éloge de ceux qui sont en réalité blâmés, soutient l’ensemble de ce portrait : « une belle et docte réplique », « Un autre grand homme », « tant de beaux ouvrages ».
La dénonciation des mauvaises pratiques scientifiques
Sont critiquées d’abord les querelles stériles entre savants, qui se répondent l’un l’autre au lieu de faire une véritable recherche, et procèdent par compilation, tel Libavius. Le seul but de chaque savant est de prouver que sa théorie est la meilleure, forme d’orgueil et d’arrivisme.
La conclusion forme une chute, ironique, qui confirme le second reproche, le défaut d’observation : « Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu'il fût vrai que la dent était d'or. » Cette annonce est justifiée par son explication qui ferme l’anecdote, l’expertise du spécialiste : « Quand un orfèvre l'eût examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent avec beaucoup d'adresse ». Le commentaire, avec son opposition, reprend ce qu’a dénoncé, dès le début de l’extrait, Fontenelle, l’inversion entre la « cause » et le « fait » : « mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre. »
Atelier d’Étienne Delaulne, orfèvre parisien du XVème siècle. Illustration XVIème siècle
La critique religieuse
Mais l’extrait, derrière ces modèles de « faux savants », pose une critique indirecte de la religion, dont l’irrationalité s’oppose à la raison, prônée par Fontenelle. Elle est introduite à propos du premier ouvrage mentionné, celui d’Horstius, et ponctuée d’interventions du narrateur, qui, à la fois, rendent le récit plus virulent tout en impliquant le lecteur. Le verbe « prétendit », qui introduit l’explication invoquée, une dent « en partie miraculeuse, en partie naturelle », sous-entend déjà la fausseté de sa théorie, que la double cause rend déjà ridicule. Or, cette dent n’est, en fait, qu’un prétexte mis au service de la religion dominante : « elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les chrétiens affligés par les Turcs ». Par l’élargissement, de l’individuel, l’« enfant » aux « chrétiens », il s’agit de prouver la bonté du dieu des chrétiens, qui vient « consoler », par égard pour les siens et pour s’opposer à la religion musulmane. Pour renforcer l’absurdité de cette thèse, Fontenelle interpelle son lecteur par son injonction exclamative familière : « Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux chrétiens, et aux Turcs ! »
CONCLUSION
Fontenelle prend soin de proposer à ses lecteurs, certes une réflexion philosophique, mais rendue plaisante par l’apologue qui la soutient, dans lequel il multiplie les procédés destinés à les faire sourire, notamment le ton enjoué, vif et ironique. N’oublions pas que les lecteurs de son temps, qui se réunissent dans les salons, recherchent souvent dans la littérature un divertissement léger. Ce passage donne donc un bon exemple du tour nouveau pris par la prose d’idées en cette aube du XVIIIème siècle, qui souhaite concrétiser les notions les plus abstraites.
Il donne aussi un exemple de l’éveil de l’esprit critique à cette époque, avec, dans la lignée du rationalisme de Descartes, un appel à la méthode expérimentale propre à la rigueur scientifique. Il illustre aussi une attaque contre la religion, même si elle reste encore discrète : il lui est reproché de reposer sur des faits invérifiables, d’être sectaire, et d’utiliser, finalement, Dieu pour expliquer tout ce que l’esprit humain ignore.
Jacques Autreau, Madame de Tencin servant le chocolat à Bernard le Bovier de Fontenelle, Antoine Houdar de la Motte et Saurin, 1716. Huile sur toile, 72 x 90,5. Collection privée
LECTURE CURSIVE : Denis Diderot, Encyclopédie, Tome I, « Agnus scythicus » 1751
Pour lire l'article
La courte conclusion de cet extrait de Diderot, paru en 1751 dans le tome I de l’Encyclopédie, résume le contenu de l’article et l’objectif visé : « Voilà une partie des principes d’après lesquels on accordera ou l’on refusera sa croyance, si l’on ne veut pas donner dans des rêveries, et si l’on aime sincèrement la vérité. » Pour concrétiser son propos, Diderot part d’un exemple : la croyance, même chez des écrivains sérieux, en l’existence d’une plante qui broutait, en Scythie, près du Caucase. En réalité il s’agissait, comme l’a constaté le naturaliste Kempfer, d’une plante revêtue d’une sorte de toison qui lui donnait l’allure d’un agneau…
La méthode à suivre pour accéder à la vérité, ponctuée par l’anaphore de l’injonction, « il faut », est décomposée à partir d’une première étape, essentielle, la distinction entre les « faits simples et ordinaires » des « faits extraordinaires et prodigieux ». Il s’intéresse alors, comme Fontenelle, aux « autorités » qui apportent leur témoignage, en prônant l’exercice de l’esprit critique : « considérer les témoignages en eux-mêmes, puis les comparer entr’eux ».
Illustration d’après Johann Zahn, in Specula Physico-Mathematico-Historica Notabilium ac Mirabilium Sciendorum, 1696
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Comme Fontenelle aussi, il invite d’abord à se méfier des savants, dont il dresse toute une liste, car ils se bornent souvent à une compilation répétitive. La seule « autorité » ne suffit donc pas.
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Comme Bayle, il souligne ensuite l’importance de prendre la mesure d’un témoignage, selon qu’il est « oculaire » ou non, et selon le « risque » pris par celui qui le porte.
Enfin, il invite à examiner les conditions de production des faits sur lesquels s’exerce la réflexion, en posant une autre distinction, entre « les faits clandestins », suspects en raison du mystère dont ils sont chargés, et les « faits publics », largement admis puisqu’ils sont offerts donc à tous.
Dans cet article de l’Encyclopédie, au titre bien innocent, Diderot s’inscrit donc dans la lignée de Bayle et de Fontenelle pour conduire son lecteur à différencier la vérité de l’opinion, subjective et souvent fausse. Mais son titre même, associé aux adjectifs, « extraordinaires et prodigieux », « merveilleux », invite le lecteur à voir, dans cet « agneau » végétal, l’« agnus dei », formule qui désigne le Christ mort sur la croix et ressuscité, la religion avec ses faits irrationnels, miracles et croyances diverses, même si cela n’est pas directement exprimé par prudence vu la censure toujours prompte à sévir.
Montesquieu, Lettres persanes, XXIV, 1721
Pour lire l'extrait
Le titre, Lettres persanes, de l'œuvre de Montesquieu parue en 1721, anonymement et à Amsterdam en raison de la censure, indique sa double stratégie d’énonciation, d’une part un roman épistolaire, ce qui donne une grande liberté aux sujets abordés, d’autre part des personnages qui vont jeter un regard étranger sur la société française.
Les premières lettres échangées entre les voyageurs persans et leurs correspondants rappellent les circonstances de leur voyage, et mettent en place le « roman du sérail ». La lettre XXIV raconte les premières observations de Rica lors de son arrivée à Paris, dont la lettre propose d’abord une description plaisante. Mais l’essentiel est la dimension critique soutenue par le regard distancié du Persan.
La fiction épistolaire
L'énonciation
Montesquieu respecte les indices d’énonciation propres au roman épistolaire. La lettre mentionne, en effet, le destinataire, « Ibben », et son lieu de résidence, « À Smyrne », et le scripteur, « Rica », son lieu de séjour, et la date de l’écriture : « De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2, 1712. » Notons déjà le recul temporel par rapport à la date de l’œuvre, stratégie courante pour contourner la censure : c’est encore le règne de Louis XIV et non pas la Régence.
La lettre acquiert ainsi le réalisme d’un témoignage, tandis que l’adresse fréquente au destinataire permet d’impliquer plus fortement le lecteur.
Le regard persan
Pour maintenir la fiction épistolaire et l’intérêt de son roman, Montesquieu doit aussi rendre crédible l’origine persane de son scripteur. Outre les noms des personnages, le lieu, une ville de Turquie, « Smyrne », et la date inscrite dans la réalité persane, soit le mois de juin, la lettre comporte plusieurs allusions au statut d’étranger de Rica, qui joue la modestie pour insister sur son objectivité : « « Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes : je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner. »
En même temps, la lettre ouvre au correspondant – donc au lecteur – un horizon d’attente, propre à éveiller sa curiosité : « Je continuerai à t’écrire, et je t’apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du génie persan. », « C’est bien la même terre qui nous porte tous deux ; mais les hommes du pays où je vis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien différents. »
Jean-Baptiste Vanmour, Le Grand Seigneur dans le sérail avec le Kislar Agassi, 1715. Estampe, BnF
La critique politique (des lignes 4 à 18)
La vénalité des charges
Dans la deuxième partie de la lettre Montesquieu formule une critique dangereuse, celle de la politique du roi dont il fait un premier éloge, « le plus puissant prince de l’Europe ». Mais cet éloge est vite démasqué car le paragraphe est fondé sur une série d’oppositions, à partir d’une affirmation qui met en place une énigme : s’« il n’a point de mines d’or », d’où tire-t-il ce « plus de richesses » que « son voisin » ? Montesquieu met ici en cause, par la négation partielle, « n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre », la pratique, courante – mais accrue à la fin du siècle de Louis XIV car les guerres ont vidé le trésor royal – de la vente des charges officielles, ce qui permet d’obtenir des titres de noblesse et décharge de l’imposition. La critique est soulignée par le contraste entre les défauts mentionnés, « vanité », « orgueil », et les charges qu'ils permettraient d’acquérir, pour de l’argent, « des titres d’honneur à vendre ». Le mot « prodige », à la fin du paragraphe, et le verbe d’état à l’imparfait « se trouvaient », qui, comme le rythme ternaire des trois participes passés, traduisent l’achèvement, rendent la conséquence presque magique : « ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées. »
La question monétaire
La qualification, « un grand magicien », prolonge le terme précédent, « prodige », mais, là encore rendue ironique puisque la suite se change en critique d’un pouvoir abusif : « il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut ». Les deux exemples qui suivent, avec la négation répétée, « il n’a qu’à », renvoient à la politique monétaire de Louis XIV, mais qui s’est poursuivie à l’époque de l’écriture. Or, sa présentation est nettement péjorative : « leur persuader qu’un écu en vaut deux », renvoie aux dévaluations, coûteuses pour le peuple et pour l’économie, et « leur mettre dans la tête qu’un morceau de papier est de l’argent », fait allusion à au système mis en place par le financier Law, qui a ruiné tant de gens. Cette manipulation semble facile, car le connecteur « et » présente la conséquence comme automatique, avec une gradation : « et ils le croient », « et ils en sont aussitôt convaincus. »
Jacques Chéreau le Jeune, « Le Diable d’argent », vers 1720. Gravure : l’échec du système de Law
Un roi "de droit divin"
La dernière critique touche à la conception même de la monarchie absolue en France. La preuve de l’essence d’un roi, "de droit divin", est donnée par la pratique courante, notamment lors du sacre du roi, de toucher les « écrouelles », les plaies provoquées par une forme de tuberculose extra-pulmonaire. Il traçait un signe de croix avec le Saint-Chrême sur ces plaies, en prononçant la formule rituelle, révélatrice de son pouvoir de guérison miraculeuse : « Le roi te touche, Dieu te guérisse. » Mais Montesquieu accentue la critique, déjà en exagérant cette action à « toutes sortes de maux », et en déplaçant le miracle des corps aux « esprits » : « tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits. »
La critique religieuse (des lignes 19 à 31)
Le rôle du pape
La lettre se termine, en gradation, par la plus grande audace, puisque la dénonciation porte sur la religion, sur « un autre magicien plus fort que lui ». Montesquieu continue à jouer sur le regard persan, qui s’appuie sur ses propres réalités, le pouvoir de la magie en orient, en ne donnant que quelques lignes plus loin la clé de cette nouvelle énigme : « Ce magicien s’appelle le pape ».
Par la précision, « qui n’est pas moins maître de son esprit qu’il l’est lui-même de celui des autres », Montesquieu fait notamment allusion à la dépendance du roi de France par rapport au pape, qui avait d’ailleurs provoqué, à la fin du XVIIème siècle, l’affaire dite « de la Régale ». En 1682, la « Déclaration des quatre articles » a, en effet, proclamé l’indépendance de la royauté par rapport à l’autorité papale, ce qui implique le droit de nommer lui-même les évêques, la supériorité de l’Église française et des conciles sur les décisions romaines. La riposte du pape a été le refus de reconnaître les évêques, ce qui a entraîné un vif antagonisme au sein de l’Église catholique, jusqu’à ce qu’intervienne, en 1693, un compromis entre Louis XIV et Innocent XI.
Dogmes et rites
La fin du paragraphe, avec les trois exemples donnés, rappelle la volonté des philosophes des Lumières de démythifier la dimension irrationnelle des croyances, en les faisant apparaître comme absurdes. Le premier est le dogme fondamental du christianisme, la Trinité, un dieu unique en trois personnes, « le Père », « le Fils », et le « Saint-Esprit », présenté comme un compte mathématiquement absurde : « il lui fait croire que trois ne sont qu’un ». Les deux autres exemples, « le pain qu’on mange n’est pas du pain » et « le vin qu’on boit n’est pas du vin », caricaturent les paroles sacramentelles du sacrement de l’Eucharistie, directement tirées de la Cène, rapportée dans la Bible, quand Jésus déclare à ses disciples, en leur tendant du pain, « Prenez, mangez : ceci est mon corps. », puis une coupe de vin : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang ... ». Cette présentation se veut faussement naïve pour masquer par le regard persan l’impiété de la critique, qui s'en prend au fondement même du christianisme.
L'intolérance
La fin de l’extrait, avec la mention du « grand écrit qu’il appela constitution » porte sur la lutte entre l’Église romaine et les jansénistes. Alors que le courant janséniste est censé avoir été éteint par le renvoi des religieuses de Port-Royal en 1709, puis par l’incendie de leur abbaye, en 1711, la lutte est ranimée par un prêtre janséniste, le père Quesnel, qui, malgré son exil et l’interdiction par le pape, en 1708, de son ouvrage, le Nouveau Testament en français avec des Réflexions morales, continue à publier pour soutenir ses idées. En septembre 1713, le pape Clément XI condamne, par la « constitution » Unigenitus, les propositions défendues par Quesnel, qualifiées d’hérésie. La lettre résume cette lutte : le pape « voulut obliger, sous de grandes peines, ce prince et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu. Il réussit à l’égard du prince, qui se soumit aussitôt, et donna l’exemple à ses sujets ; mais quelques-uns d’entre eux se révoltèrent, et dirent qu’ils ne voulaient rien croire de tout ce qui était dans cet écrit. »
Pier Leone Ghezzi, Allégorie de la fulmination de la bulle Unigenitus. Pierre noire, plume, lavis d’encre gris et brun Musée national de Port-Royal des Champs
Montesquieu rappelle le refus de sept évêques et de l’archevêque de Paris de se plier à l’autorité de Rome : ils exigèrent des explications, et furent suivis, dans ce refus, par plusieurs membres des parlements de province, proches des jansénistes, conflit qui se prolonge sous la Régence.
CONCLUSION
Cette lettre donne le ton à l’ensemble de l’œuvre, en montrant déjà le glissement de la satire sociale à la critique de la politique et de la religion, caractéristique du siècle des Lumières, qui s’emploie à faire appel à la raison pour remettre en cause tous les abus de pouvoir.
Elle révèle aussi le double rôle du regard éloigné. Celui que les Persans jettent sur les réalités françaises permet la mise en œuvre de procédés comiques, ironie et exagérations caricaturales notamment, mais surtout il met en évidence des défauts, dans les mœurs mais aussi dans les institutions, que le lecteur ne remarque plus tant il y est habitué. Le recours à la fiction épistolaire permet enfin à Montesquieu de jouer sur les rythmes, sur les contrastes et l’antiphrase, pour éveiller la curiosité du lecteur et l’obliger ainsi à s’étonner, comme ses personnages.
ACTIVITÉ D’ÉCRITURE : Montesquieu, Quelques Réflexions sur les Lettres persanes, 1754
Pour lire le texte
En 1721, pour ses Lettres persanes, Montesquieu a déjà pris la précaution d’une publication à Amsterdam, avec l’introduction d’un auteur anonyme qui, assez traditionnellement, se présente comme un simple traducteur des Persans qui « étaient logés » avec lui. Le succès de l’œuvre ne lui a pas permis de rester anonyme très longtemps… et les critiques n’ont pas manqué, telles celles de l’abbé Gaultier, en 1751, dans Les Lettres persanes convaincues d’impiété. D’où sa réponse par l’ajout, dans la dernière édition de 1754, de ces Quelques Réflexions.
Il sera proposé de résumer ce texte de 697 mots en 175 mots, avec une marge de +/6 10%.
Corrigé proposé
Montesquieu, De l'Esprit des lois, Préface, 1748
Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu (1689-1755), après des études de droit, devient conseiller, puis « grand président » au Parlement de Guyenne, enfin est élu en 1728 à l’Académie. Faisant de nombreux séjours à Paris, il fréquente à la fois les salons mondains, les Académies, le club de l'Entresol, autant de lieux où l'on discute des questions d'actualité et des affaires de l'Etat, dans les domaines politique, économique, juridique... Cela explique la double orientation de son œuvre : à côté de son « roman », Lettres persanes, des ouvrages qui inaugurent la philosophie politique. Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734) est la première approche d'une réflexion sur les lois qui fondent le destin des États et des gouvernements, qui, approfondie et élargie, devient l'immense ouvrage qu'il fait paraître à Genève en 1748, De l'Esprit des lois.
Pour lire l'extrait
Une Préface est destinée à la fois à poser les objectifs d’une œuvre, souvent pour répondre à des critiques, mais aussi à en présenter le contenu, méthode et thèmes abordés. Celle-ci remplit-elle à ce double rôle ?
J.-A. Dassier (d'après), Baron de Montesquieu, philosophe, vers 1728. Huile sur toile, 63 x 52. Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
Les principes fondateurs (des lignes 1 à 15)
Le souci de vérité
L’extrait débute par une phrase d’introduction, qui oppose la source de l’erreur, les « préjugés », qui conduisent à poser une théorie sans l’appuyer sur des faits objectifs, à l’observation des faits, de « la nature des choses », condition indispensable pour atteindre la « vérité », la « certitude des principes ». La démarche se veut rationnelle, « bien des vérités ne se feront sentir qu'après qu'on aura vu la chaîne qui les lie à d'autres », car l’idée même de « chaîne » implique un enchaînement logique, des causes aux conséquences de ce qui a été observé.
Il appelle ainsi son lecteur, désigné par le pronom généralisant « on », à s’unir au « je » de l’auteur en suivant cette même démarche, soulignée par le parallélisme : « Plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la certitude des principes. » Mais qu’entend-il ensuite par son aveu, « ces détails même, je ne les ai pas tous donnés », où le mot « détails » est mis en valeur par son antéposition ? Sans doute, comme il l’introduit ensuite dans sa question rhétorique au lecteur, les observations qu’il a pu faire, impossibles à reprendre de façon exhaustive : « car, qui pourrait dire tout sans un mortel ennui ? »
La tonalité choisie
Montesquieu, homme de salon, connaît bien son lectorat, et sait l’importance de ce qu’il nomme des « traits saillants », c’est-à-dire de la modalisation qui, par la tonalité polémique par exemple, ou par l’ironie, ou encore par le recours à un apologue plaisant, cherche à retenir l’attention d’un lecteur, autant de procédés d’écriture « qui semblent caractériser les ouvrages d'aujourd'hui ». Mais, pour lui, c’est une forme de divertissement, dangereux car cela limite la réflexion, empêche de « voi[r]] les choses avec une certaine étendue » : « l'esprit se jette tout d'un côté, et abandonne tous les autres ». C’est donc bien à la raison que Montesquieu entend faire appel, en assumant, par le registre didactique, le risque de lasser des lecteurs superficiels.
Frontispice de la 1ère édition de L'Esprit des lois
Le refus de la polémique
Les philosophes des Lumières partagent un objectif : la remise en cause des réalités de la monarchie absolue, aussi bien dans le domaine de la religion, de la politique que pour le fonctionnement de la société. Mais Montesquieu se sépare nettement de cette volonté critique : « Je n'écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. » Il ne souhaite donc qu’éclairer : « Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes ».
Mais, dans sa désignation de ceux auxquels il laisse le soin de « proposer des changements », qui doivent être « assez heureusement nés pour pénétrer d'un coup de génie toute la constitution d'un État », plus qu’une réelle modestie, ne faudrait-il pas plutôt y voir une forme d’ironie vu le contenu ambitieux de son propre ouvrage ?
Le philosophe des Lumières (de la ligne 16 à la fin)
La volonté d'instruire
Le cinquième paragraphe s’ouvre sur une litote qui montre que Montesquieu s’inscrit pleinement dans son « siècle des Lumières » : « Il n'est pas indifférent que le peuple soit éclairé ». Il refuse ainsi d’accorder une supériorité à ceux qui gèrent la vie politique en faisant les lois : « Les préjugés des magistrats ont commencé par être les préjugés de la nation. »
L’instruction ne doit donc pas être réservée à quelques-uns, et, dans la lignée de Descartes, la suite du paragraphe repose sur une opposition, développée. L’absence de « doute, même lorsqu’on fait les plus grands maux », propre, pour lui à « un temps d’ignorance », s’oppose à ce « temps de lumière », où le « doute » règne, en imposant alors une forme de prudence, exprimée par un verbe hyperbolique : « on tremble encore lorsqu'on fait les plus grands biens ». Mais l’accumulation des parallélismes va plus loin : « On sent les abus anciens, on en voit la correction ; mais on voit encore les abus de la correction même. On laisse le mal, si l'on craint le pire ; on laisse le bien, si on est en doute du mieux. » Si le doute permet, en effet, d’éviter le préjugé, il peut paralyser toute amélioration.
Il complète donc ce doute, nécessaire, par une autre approche, fondée sur une méthode déductive :
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La négation restrictive, « On ne regarde les parties que pour juger du tout ensemble », met en valeur le passage des observations partielles à la conclusion générale qui peut en être tirée.
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Le parallélisme des adjectifs indéfinis, « on examine toutes les causes pour voir tous les résultats », insiste, lui, sur la progression logique des « causes » aux conséquences.
Tous les verbes de ce paragraphe, « voir », « regarder », « examiner », illustrent l’importance de l’esprit critique, et l’appel à la raison des lecteurs.
Un objectif ambitieux : le bonheur
La structure hypothétique ternaire des trois paragraphes suivants met en évidence le désir de Montesquieu d’être utile à ses lecteurs : le souhait, « Si je pouvais faire en sorte que », est mis en relation avec le superlatif, « je me croirais le plus heureux des hommes », avec une reprise en chiasme dans la troisième affirmation.
Il évoque d’abord l’idée d’ouvrir une voie vers le « bonheur » offert à « tout le monde », notion qu’il définit par une série d’énumérations : « aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois ; […] mieux sentir son bonheur dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque poste où l'on se trouve. » Il n’y aurait plus alors un peuple de sujets opprimés, mais des citoyens heureux de leur sort.
Sa conception ne nie pas le pouvoir de certains sur les autres, mais associe la diffusion des « lumières » à un juste équilibre entre les gouvernants et les gouvernés, donc à une acceptation de l’autorité : « faire en sorte que ceux qui commandent augmentassent leurs connaissances sur ce qu'ils doivent prescrire, et que ceux qui obéissent trouvassent un nouveau plaisir à obéir ». La relation est acceptée parce qu’elles reposent sur des limites reconnues par les dirigeants et admises par le peuple.
Le dernier souhait repose sur une image, comparant les « préjugés » à une maladie : « faire que les hommes pussent se guérir de leurs préjugés ». Mais la définition qui suit est intéressante, nous rappelant la formule gravée au fronton du temple de Delphes, « Γνῶθι σεαυτόν », l’injonction « Connais-toi toi-même » reprise par Socrate. Le remède que Montesquieu souhaite proposer est donc d’abord un exercice de sa propre raison avant une diffusion générale des connaissances : « J'appelle ici préjugés, non pas ce qui fait qu'on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu'on s'ignore soi-même. »
Le "Connais toi-toi-même" gravé
La nature de l'homme
Dans l’affirmation insistante qui ouvre le dernier paragraphe, Montesquieu associe l’idéal des Lumières à la notion morale de « vertu », encore rattachée au christianisme par la définition qu’il en donne : « C'est en cherchant à instruire les hommes, que l'on peut pratiquer cette vertu générale qui comprend l'amour de tous. » Car – et là encore Montesquieu est un homme de son siècle – Montesquieu fait de l’homme d’abord un être social, dans la lignée de l’idéal de l’« honnête homme » posé au XVIIème siècle : « cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres ». Mais cela ne doit pas limiter l’ambition des philosophes ; bien au contraire, l’opposition finale, optimiste sur la raison qui existe en tout homme, renforce leur rôle : l’homme « est également capable de connaître sa propre nature lorsqu'on la lui montre, et d'en perdre jusqu'au sentiment lorsqu'on la lui dérobe. »
CONCLUSION
Cette Préface répond parfaitement à son rôle habituel. Montesquieu y présente ses objectifs, qui, à la fois, le rapprochent de ses confrères philosophes des « Lumières », détruire les « préjugés » en « éclairant » le peuple pour faire son « bonheur », mais le différencient d’eux par sa volonté de ne pas vouloir transformer la vie politique mais, simplement, de la rendre plus juste, plus fraternelle, en la fondant aussi sur la « vertu ».
Pour atteindre cet objectif, il se propose une tâche ardue, puisqu’il refuse de « plaire » au lecteur par des stratégies propres à la séduire, mais choisit de l’ « instruire » en faisant appel avant tout à sa raison. Mais la fin de l’extrait révèle son optimisme, celui d’un siècle humaniste qui croit au progrès, y compris à celui de la nature humaine.
Voltaire, Lettres philosophiques, Lettre XXV, § 1, X, XI, XXII, 1734
Dès son arrivée en exil en Angleterre, en 1726, Voltaire promet à son éditeur et ami et agent littéraire Thiériot de lui adresser ses observations sur cette « nation de philosophes ». À son retour en France, en 1728, il entreprend de mettre en forme l’ouvrage alors prévu sous le titre Lettres anglaises. Intitulé finalement Lettres philosophiques, l’ouvrage paraît à Londres en 1733, en anglais, puis, en 1734, à Rouen, édité par le libraire Jore, avec l’ajout d'une ving-cinquième lettre, « Quelques petites réflexions détachées sur les Pensées de Pascal ».
Pour lire le texte
Les éditions successives d'un livre condamné
Mais, publié sans autorisation du Parlement, le livre est alors condamné à être brûlé car il est jugé « propre à inspirer le libertinage le plus dangereux pour la religion et pour l’ordre de la société civile », « scandaleux, contraire à la religion, aux bonnes mœurs et au respect dû aux Puissances. » Le libraire est embastillé, et Voltaire doit lui-même s’enfuir pour ne pas être emprisonné, et se cacher à Cirey, chez Mme du Châtelet.
Après une courte présentation, cette XXVème lettre, la plus longue, intitulée « Sur les pensées de M. Pascal », est une sorte de dialogue posthume dans lequel Voltaire s’oppose à ce philosophe janséniste, Pascal. En quoi ce dialogue fictif illustre-t-il le rôle de la raison pour soutenir les idéaux des « Lumières » ?
La structure de l'œuvre
La forme épistolaire
La première phrase de l’extrait ferme une introduction, destinée à maintenir la fiction épistolaire, avec le « je » de Voltaire s’adressant à son destinataire, désigné par le pronom « vous ». Ce destinataire est probablement, plutôt que l’éditeur Jore, Thiériot, ami auquel Voltaire a souvent confié la relecture de ses ouvrages, en le laissant juge de leur valeur, comme ici : « C’est à vous de juger si j’ai tort ou raison. » Une ambiguïté subsiste cependant. S’agit-il de juger la forme choisie : « J'ai choisi avec discrétion quelques pensées de Pascal ; je mets les réponses au bas. » ? Ou bien d’approuver – ou non – l’argumentation opposée à Pascal ?
Mais la forme épistolaire s’efface ensuite totalement.
Un dialogue fictif
La typographie met en évidence la forme choisie, une sorte de dialogue avec Pascal, mort en 1662, dont les pensées sont citées entre guillemets, en italique. En parlant de « réponses », Voltaire atténue la fonction polémique de son texte, Mais l’affirmation qui ouvre la première réponse, « Cette manière de raisonner paraît fausse et dangereuse », prouve que son intention est bien de confronter son point de vue à celui du philosophe pour le critiquer.
Cette forme offre un double intérêt :
Voltaire peut choisir librement les pensées de Pascal (au total cinquante-sept seront reprises) auxquelles il décide de répondre. Il peut ainsi, tout en feignant d’aborder des thèmes diversifiés, retenir ceux qui lui permettent de donner plus de force à sa propre opinion.
Si le texte de Pascal est figé, la réponse peut adopter le ton plus familier, plus naturel, d’une conversation telle qu’elle est alors pratiquée – et appréciée – dans les salons mondains. La variété des sujets et la longueur variable des réponses brisent aussi la rigueur qui serait celle d’un essai didactique.
Les Pensées de Pascal, 1670
Le premier paragraphe : misère et grandeur de l'homme
La réponse à Pascal
La pensée à laquelle s’oppose fortement Voltaire est une des plus connues de Pascal, celle qui, d’ailleurs, soutient la construction de son œuvre, la double « nature » de l’homme : il y a en lui « quelque grand principe de grandeur, et en même temps quelque grand principe de misère. » Selon lui, seule la « vraie religion » apporte une explication à cette contradiction.
Pour s’opposer à la façon dont Pascal lie la « nature » de l’homme à la religion, Voltaire fait un recul dans le temps et dans l’espace.
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D’une part, il rappelle la mythologie grecque, les personnages de Prométhée, voleur du feu sacré de l’Olympe qu’il a offert à l’humanité, et puni pour ce sacrilège, et Pandore, la créature de Zeus fascinante, mais dont la curiosité lui fit ouvrir la boîte renfermant tous les vices qui se répandirent alors sur la terre. Il évoque aussi la façon dont le mythe de l’androgyne, raconté par Planton dans Le Banquet, attribue à l'homme une double nature originelle, à la fois masculine et féminine.
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D’autre part, il renvoie aux « dogmes des Siamois », c’est-à-dire au bouddhisme qui considère également que l’homme porte en lui une double nature : il peut devenir démoniaque ou divin.
Ces exemples sont une insulte au christianisme, puisqu’ils assimilent les dogmes chrétiens – et les textes sacrés qui les portent – à une « fable », à des récits mythologiques ou à une religion alors jugée païenne…
La conception de Voltaire
Cependant, Voltaire se montre prudent : il ne nie pas la « religion chrétienne » qui « n’en demeurera pas moins vraie, quand même on n’en tirerait pas ces conclusions ingénieuses ».
Mais la fin du paragraphe est une réelle remise en cause, car il refuse la dimension « métaphysique » du « christianisme », alors que cela qui constitue l’essence même de toute religion, expliquer l’origine de l’homme et révéler ce qui l’attend après la mort. Or, comme cela relève de l’inconnu, la critique de la « métaphysique » est catégorique : c'est « une source d’erreurs ». Alors quelle valeur accorder à la religion ? Son seul intérêt pour Voltaire est terrestre, se réduit aux rapports sociaux, donc aux valeurs morales, ce que marque la négation restrictive : « Le christianisme n'enseigne que la simplicité, l'humanité, la charité ». Mais, dans ce cas, n’importe quel moraliste ne pourrait-il pas la remplacer ?
Le paragraphe X : amour divin, amour humain
La pensée de Pascal est une injonction catégorique, puisqu’il réserve l’amour à Dieu, et le refuse aux « créatures ». Pascal se place, en effet, dans la perspective d’une religion qui pose l’amour en dogme absolu, celui que Dieu voue aux hommes, puisqu’il a envoyé son fils pour la rédemption des hommes et qui fait leur salut en leur ouvrant le paradis si, à leur tour, ils réservent cet amour total à Dieu. Donc, pour Pascal, tout amour accordé à un homme ne peut qu’être une passion dangereuse, qui fait oublier l’amour destiné à Dieu, éloignant donc l’homme de lui.
Face à cet interdit, la riposte de Voltaire est renforcée par le rythme ternaire en gradation de sa phrase, marqué par la répétition de l’injonction pascalienne, « Il faut aimer ». L’adverbe au superlatif, mis en apposition, « et très tendrement », renforce encore la contradiction, comme l’énumération, « sa patrie, sa femme, son père, ses enfants ». Mais la fin de cette phrase va encore plus loin, car il y a aussi une pointe d’ironie dans l’expression « malgré nous », qui sous-entend que, souvent, la raison humaine qui refuse un amour humain, reste impuissante à y résister… Cela conduit alors à rattacher à Dieu l’élan amoureux qui anime les humains entre eux : s’il est créateur, comment pourrait-on ensuite reprocher à ses « créatures » leur nature ?
Le paragraphe XI : l'amour-propre
Pascal : la critique de l'amour-propre
Pascal ne nomme pas le défaut, mais la répétition du pronom « soi » (« chacun tend à soi », « la pente à soi ») marque bien qu’il s’agit de cette tendance de l’homme à privilégier son propre intérêt, donc de l’amour-propre, défaut que Voltaire, lui, nomme avec insistance. Pascal dénonce un double risque induit par ce défaut :
-
« Nous naissons injustes », car, pour satisfaire un amour-propre, qu’il définit comme inné en l’homme, chacun ne serait-il pas prêt à écraser les autres ?
-
L’opposition entre « ordre » et « désordre » avec l’énumération prolongée, « en guerre, en police, en économie, etc. », va plus loin encore : ce défaut menacerait l’intérêt « général » ce qui porterait atteinte à la société elle-même.
Voltaire : l'éloge de l'amour-propre
En inversant l’argument de Pascal, « Cela est selon tout ordre », Voltaire fait de l’amour-propre une donnée indispensable au développement d’une société, à l'aide de comparaisons, soulignées par la répétition de l’adjectif négatif « impossible », à la « concupiscence » ou à « l’appétit » : l’intérêt qui pousse l’homme à satisfaire ses désirs se révèle indispensable à la survie même de l’humanité.
Nous reconnaissons ici en Voltaire l’homme du XVIIIème siècle pour lequel la vie en société est placée au premier plan, à travers une série d’affirmations rythmées par le reprise de « c’est ». Voltaire n’est assurément pas un misanthrope, bien au contraire ! Il considère donc que « l’amour de nous-même » conduit forcément à « l’amour des autres » et que la volonté d’être respecté « avertit de respecter » autrui : porter atteinte à l’amour-propre d’autrui ne ferait-il pas courir le risque d’une vengeance ? Ne pas être utile à autrui ne ferait-il pas courir le risque d’un rejet ? L’homme est, pour lui, d’abord un être social : « c'est le fondement de tout commerce ; c'est l'éternel lien des hommes. » C’est donc à la société qu’il appartient de poser des limites à l’amour-propre pour qu'il ne nuise pas à autrui : « La loi dirige cet amour-propre ».
L'ironie de Voltaire
Prudemment à nouveau, Voltaire reconnaît le rôle déjà accordé à la religion, porter des valeurs morales pour éviter les excès de l’amour-propre : « la religion le perfectionne ».
Voltaire reprend l’argument déjà utilisé dans le paragraphe X, celui d’une créature humaine qui n’est, après tout, que telle que son créateur l’a créée, mais en le chargeant d’ironie quand il rappelle que l’homme n’est jamais qu’un « animal » comme les autres, soucieux de sa survie : « cet amour-propre, que chaque animal a reçu de la nature ». L’hypothèse, posée à l’irréel du passé, retourne ainsi contre Dieu l’accusation lancée par Pascal contre l’homme : « « Il est bien vrai que Dieu aurait pu faire des créatures uniquement attentives au bien d'autrui ».
Michel-Ange, La Création d’Adam, 1508-1512. Fresque, 280 x 570. Chapelle Sixtine
Son ironie s’accentue dans les conclusions absurdes qu’il tire de cette hypothèse : « Dans ce cas, les marchands auraient été aux Indes par charité et le maçon eût scié de la pierre pour faire plaisir à son prochain. » La fin du paragraphe est une nouvelle pirouette du philosophe, qui, pour défendre sa conception matérialiste et sociale de l’homme, feint de se soumettre à la volonté divine, à travers une double injonction : « Mais Dieu a établi les choses autrement. N'accusons point l'instinct qu'il nous donne, et faisons-en l'usage qu'il commande. »
Le paragraphe XXII : l'homme dans le temps
Voltaire contre Pascal
Le reproche adressé par Pascal aux hommes est le peu de cas qu’ils font du présent : « Nous ne pensons presque point au présent ». Or, pour ce philosophe chrétien, le présent devrait être notre « but », puisque l’homme est mortel et que c’est donc son présent qui construit son salut dans l’au-delà. Le défaut de l’homme est bien de ne penser qu' à son « seul avenir », mais sur terre, puisqu’il veut le « disposer », c’est-à-dire le construire lui-même.
L’opposition de Voltaire est catégorique, marquée par l’interrogation rhétorique au centre de sa réponse : « Un esprit comme M. Pascal pouvait-il donner dans un lieu commun aussi faux que celui-là ? » Mais, dès la phrase d’ouverture, il se sépare fortement de Pascal, toujours avec la même stratégie, rejeter sur Dieu la responsabilité de la nature de l’homme : « Il faut, bien loin de se plaindre, remercier l'auteur de la nature de ce qu'il nous donne cet instinct qui nous emporte sans cesse vers l'avenir. »
Le bonheur de l'homme sur terre
Le XVIIIème siècle a déplacé la conception du bonheur, rejeté par la religion dans un paradis au-delà de la mort, pour en faire une quête à réaliser « hic et nunc », durant le séjour de l’homme sur terre. C’est ce qui explique le champ lexical présent dans la riposte de Voltaire, avec l’insistance de l’hyperbole et de la répétition : « Le trésor le plus précieux de l'homme est cette espérance qui nous adoucit nos chagrins, et qui nous peint des plaisirs futurs dans la possession des plaisirs présents. » Notons aussi la reprise lexicale, de « jouissance » par « jouirait », auquel s’ajoute l’adjectif « agréables ». Il ne s’agit donc pas pour Voltaire de ne voir que la "béatitude céleste", mais d’inscrire pleinement l’homme dans la durée de son existence terrestre. D’où la double série d’exemples qu’il propose :
Son hypothèse, avec l’énumération, souligne que ce souci de l’avenir est, pour lui, la clé du progrès social et du développement économique : « Si les hommes étaient assez malheureux pour ne s'occuper que du présent, on ne sèmerait point, on ne bâtirait point, on ne planterait point, on ne pourvoirait à rien : on manquerait de tout au milieu de cette fausse jouissance. »
Notons qu’à nouveau, il remplace Dieu par la « nature » pour reprendre ce même argument, l’idée que l’on ne peut imputer à l’homme la responsabilité de sa propre nature. C’est elle qui le conduit à profiter des plaisirs présents, qu’ils relèvent du corps, des sentiments, des sens ou de l’esprit, en se projetant vers l’avenir quand son présent s'avère malheureux : « La nature a établi que chaque homme jouirait du présent en se nourrissant, en faisant des enfants, en écoutant des sons agréables, en occupant sa faculté de penser et de sentir, et qu'en sortant de ces états, souvent au milieu de ces états même, il penserait au lendemain, sans quoi il périrait de misère aujourd'hui. »
François Boucher, Le déjeuner, 1739. Huile sur toile, 81 x 65. Musée du Louvre
CONCLUSION
Voltaire s’affirme ici comme un « anti-Pascal », philosophe attaqué souvent dans son œuvre, auquel il reproche, déjà dans une épître de 1732, d’« enseigne[r] aux humains à se haïr eux-mêmes. » En fait, son combat est celui du matérialisme contre la métaphysique : pour lui, l’homme est destinée à vivre en société, en cherchant à la faire progresser, à l’améliorer, afin de faire son bonheur sur terre. « « Ô le bon temps que ce siècle de fer ! », proclame-t-il dans son long poème Le Mondain, publié en 1736. Si, pour lui, les valeurs morales restent essentielles, les préoccupations métaphysiques ne sont qu’une source d’inquiétude inutile, puisque l’homme ne peut pas connaître ce qui précède et suit sa vie terrestre. C’est, entre autres, ce qui explique que cette œuvre ait pu être condamnée.
Son argumentation est un habile retournement : à plusieurs reprises, il se sert de la religion, en invoquant la toute-puissance d’un Dieu créateur, pour le rendre responsable de la nature de l’homme, y compris de ses défauts… Mais son déisme se dénote aussi, implicitement, car, en remplaçant fréquemment Dieu par « la nature », il s'écarte de toute religion structurée. Il fait ainsi appel à la raison de son lecteur, en posant clairement son opposition, mais aussi à travers des hypothèses, qu’il détruit ensuite. Mais il veille également à le persuader par des procédés d’insistance et de l’ironie.
Voltaire, Petite digression, 1766
Cette Petite digression, intitulée Les aveugles juges des couleurs dans l’édition des œuvres complètes de Voltaire, dite édition de Kehl, en 1784, est un très court conte philosophique, un des genres favoris de Voltaire, forme d’apologue, inséré dans un ouvrage plus vaste, Le Philosophe ignorant. Ce titre général prend la forme d’un oxymore, puisqu'un philosophe est censé représenter la sagesse : dans cet ouvrage d’analyse, Voltaire dénonce, l’un après l’autre, tous les philosophes qui, depuis l’antiquité jusqu’à son époque, mettent en place un système pour expliquer le monde. En posant les questions fondamentales, « Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Que fais-tu ? », il répond « un faible animal », posant ainsi le rejet de tout dogmatisme pour inviter à une quête incessante de la vérité.
Le titre du conte Petite digression le présente comme un récit qui s’écarte du cours normal d’un discours, sans lien avec le reste. L’adjectif ajoute l’impression qu’il s’agit d’une anecdote sans importance, impropre donc à conduire à une leçon philosophique. Quels avantages l'apologue offre-t-il pour faire triompher la raison critique ?
Pour lire le conte
Le récit, ou l'art de plaire
La structure d'un conte
Même si le point de départ du récit est un lieu réellement existant dans le Paris de cette époque, l’hôpital des « Quinze-Vingts ». Il accueillait une communauté d’environ trois cents aveugles qui en sortaient pour aller demander l’aumône dans les rues, Voltaire reprend ici les caractéristiques traditionnelles du conte.
La situation initiale introduit tout de même un recul dans le temps : « Dans les commencements des fondations des Quinze-Vingts ». Elle dépeint un monde parfait, harmonieux, avec un lexique mélioratif, tels « parfaitement » ou « plus fin », qui souligne leur bonheur malgré leur handicap, mis en valeur dans la phrase qui ferme cette description initiale en gardant le ton d’un conte : « et ils vécurent paisibles et fortunés autant que les Quinze-Vingts peuvent l’être ».
L'hospice des Quinze-Vingts en 1567. Estampe, BnF
L’élément perturbateur est signalé par l’adverbe « Malheureusement ». L’harmonie est rompue par « Un de leur professeur » qui veut imposer sa propre vérité, ses « notions claires sur le sens de la vue ».
Viennent ensuite les péripéties qui s’enchaînent très rapidement. Dans un premier temps, il intrigue et s’impose comme « chef de la communauté », puis s’affirme en tant que « dictateur », en renforçant son pouvoir par sa mainmise sur sa mainmise sur l’économie – il devient « le maître de toutes les aumônes » – puis refuse aux contestataires la liberté d’expression. La dernière étape est la guerre civile : « on se battit longtemps ».
L’élément de résolution est inversé par rapport à la situation finale, qu’il permet d’expliquer : « quand il fut permis à tous les Quinze-Vingts de suspendre leur jugement ». Voltaire fait ici référence à la formule de la philosophie sceptique, « sustinet et abstinet », soit "suspends ton jugement et abstiens-toi".
Pour la situation finale, la formule impersonnelle, « il fut permis », ne permet pas de savoir l’origine de cette permission, si le dictateur a été chassé. Mais, comme dans le conte, est rétablie l’harmonie de la situation initiale, « la concorde », étymologiquement des cœurs unis.
La modalisation
À première vue, le récit se présente comme neutre, car l’histoire est racontée sans destinataire, ni « je », ni dialogues. La formule initiale « on sait » permet de généraliser, sans énonciateur précis.
Cependant, on peut reconnaître la voix de Voltaire à travers les procédés de la modalisation :
Les choix lexicaux posent des jugements implicites. Par exemple, l’adverbe « Malheureusement » qui introduit l’élément perturbateur révèle que c’est bien lui le narrateur, omniscient puisqu’il en connaît déjà les conséquences. Il démasque par avance la situation, par des verbes péjoratifs : « prétendit », « tout fut perdu ». La répétition insistante du mot « dictateur » souligne aussi le blâme.
Il met en valeur le ridicule de la situation, rendue comique par le rythme rapide de l’inversion des décisions du dictateur, d'« Il décida que tous les habits des Quinze-Vingts étaient blancs » (ligne 15) à il « rendit un arrêt par lequel tous leurs habits étaient rouges » (ligne 22), dont l’absurdité est soulignée par les oppositions nettement marquées : « quoiqu’il n’y en eût pas un seul de cette couleur », « Il n’y avait pas un habit rouge aux Quinze-Vingts ». La gradation dans la réaction amplifie encore l’absurdité : à « Tout le monde se moqua d’eux » fait écho « On se moqua d’eux plus que jamais. » La cause du conflit, deux erreurs, s’affirme donc comme absurde.
La morale finale
L’ajout d’un paragraphe, alors que le récit est achevé, rappelle la moralité dans les fables. Cette moralité reste indirecte : Voltaire la place dans la bouche d’un nouveau personnage, lui aussi affligé d’un handicap pour la perception de la réalité, « un sourd ». Elle provoque une chute comique, puisque le jugement du « sourd » reproduit la même erreur que celle commise par les aveugles qu’il critique. Cela donne l’impression que la « petite digression » s’est avérée inutile : les hommes commettront toujours la même erreur, ils ne sont pas prêts à admettre qu’ils ne peuvent pas juger de tout, quand leurs sens ne leur permettent pas d’atteindre une connaissance empirique.
Le désir d'instruire
Mais l’apologue n’a pas seulement pour but de divertir le lecteur en le faisant sourire, le récit lui demande d’exercer son esprit critique, pour comprendre les attaques de l’auteur.
Une critique politique
Une dénonciation de la tyrannie apparaît à travers la structure même de l’apologue, la contradiction entre les situations initiale et finale et le cœur du récit.
Au début, les aveugles vivent dans un système démocratique, avec une sorte de parlement interne : « ils étaient tous égaux », « leurs petites affaires se décidaient à la pluralité des voix ». C’était l’époque où ils vivaient dans un bonheur parfait, retrouvé à la fin du texte avec le terme « concorde ».
Le contraste ressort ainsi avec le portrait fortement péjoratif du dictateur. Le verbe « intrigua » en fait un homme malhonnête, habile à manipuler l’opinion, qui impose son pouvoir absolu : dans l’expression, « il se mit à juger souverainement », l’adverbe renvoie nettement à la fonction monarchique. Son pouvoir se fonde alors sur la peur qu’il inspire : « personne n’osa lui résister ». Puis, peu à peu, il montre son véritable caractère, celui d’un homme avide de s’enrichir en devenant « le maître de toutes les aumônes », et coléreux, avec une gradation : il « les reçut fort mal », « entra en fureur ». Comme souvent, Voltaire utilise une stratégie détournée pour critiquer les abus de la monarchie absolue, qui ne tolère aucun contre-pouvoir : le « petit conseil » établi au début se révèle totalement impuissant à limiter le pouvoir du dictateur.
Une critique religieuse
Plusieurs détails du récit invitent aussi le lecteur à le lire sous un autre angle, celui d’une critique religieuse.
Elle ressort des premiers exemples donnés sur le bon fonctionnement de la communauté. La mention, par exemple, de leur aptitude à distinguer « la monnaie de cuivre de celle d’argent », renvoie à la place prise par l’argent dans le fonctionnement de l’Église catholique. Or, c’est là un des éléments dénoncés par les protestants, notamment dans la critique des « indulgences ». Nous pouvoir voir aussi dans l’aspect plaisant de la preuve citée, « aucun d’eux ne prit jamais du vin de Brie pour du vin de Bourgogne », une double allusion, à l’amour du vin souvent dénoncé chez les hommes d’Église, mais aussi au rôle du « vin » lors de la messe.
La cause du conflit, la couleur des « habits », rappelle les conflits religieux qui ont repris au XVIII° siècle après l’abolition de l’Édit de Nantes (1685) et qui entraînent des différences dans les pratiques rituelles, le « blanc » des prêtres et moines catholiques contre le « noir » des pasteurs protestants.
Enfin, en racontant le refus de la liberté d’expression, Voltaire multiplie les allusions à la religion : « il les traita de novateurs, d’esprits forts, de rebelles, qui se laissaient séduire par les opinions erronées de ceux qui avaient des yeux et osaient douter de l’infaillibilité de leur maître ». L’expression d’« esprits forts », synonyme de « libertins », « matérialistes » ou « athées », désigne des gens qui croient faire preuve de force d’esprit en se situant au-dessus des croyances religieuses. Leur condamnation était violente à l’époque de Voltaire. Le terme d’« infaillibilité » renvoie, lui, au dogme selon lequel le Pape, tel ce dictateur, peut « juger souverainement », avec une parole posée comme une absolue vérité pour établir la doctrine de l'Église Universelle. Or, ce dogme a été une des raisons des conflits au sein du christianisme, avec d’abord les orthodoxes, et surtout les protestants qui l’ont totalement remise en cause. Ici, l’impression qui ressort est celle d’un pouvoir totalement arbitraire, qui change de décision soi-disant « pour les apaiser », en réalité pour maintenir sa toute-puissance.
Un lecteur avisé peut même voir dans le reproche adressé par le dictateur aux « rebelles, qui se laissaient séduire par les opinions erronées de ceux qui avaient des yeux », une plaisante parodie des textes sacrés, le psaume 115 de la Bible à propos des idoles (« Elles ont des yeux et ne voient point ») repris par Saint Paul dans une lettre aux Romains : « ils ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre » (Épitres, chapitre 11).
Une critique philosophique
Inséré dans un essai intitulé Le Philosophe ignorant, l’apologue se propose le même objectif : remettre en cause la validité des jugements humains sur lesquels se fondent les systèmes philosophiques. La construction même de l’apologue oppose deux courants.
Le sensualisme
Hérité de Locke et de Condillac, le début du texte souligne le jugement clairvoyant des aveugles, dû à deux qualités : « Ils distinguaient parfaitement au toucher », « Leur odorat était plus fin ». Leur jugement est donc fondé sur l’expérience concrète, celle que leur apportent leurs sens, et, à partir de cette connaissance empirique, ils peuvent poser des réflexions plus théoriques : « ils raisonnèrent parfaitement sur les quatre sens », « ils en connurent tout ce qu’il est permis d’en savoir ». De plus, leur réflexion ne s’exerce que sur ce qui relève du corps, donc uniquement sur le réel à la portée de l’homme.
Atelier du Guerchin, « Della scoltura si / Della pittura no » (le jugement d’un aveugle), plume et encre brune, lavis brun, XVIIe siècle, 26,6 x 22,3, Louvre
Le dogmatisme
Face à cela, le cœur du récit développe l’erreur de jugement des aveugles. Elle est d’abord celle du « professeur », image du mauvais philosophe : « il prétendit avoir des notions claires sur le sens de la vue », c’est-à-dire qu’il juge sur ce qu’il ne peut pas connaître puisqu’il n’en a pas la connaissance concrète. Cette dénonciation masque une des cibles favorites de la critique de Voltaire, tous ceux qui se livrent à la métaphysique.
Mais, plus grave encore, est dénoncée une erreur collective, puisque, si parmi les aveugles, certains font preuve d’esprit critique, car ils « osaient douter » et « se plaindre », d’autres forment un autre « parti », qui suit l’opinion du dictateur sans admettre la vérité de ceux qui sont aptes à juger, les voyants. Voltaire s’en prend ici au fanatisme, à l’obéissance aveugle à des lois qui ne sont pas fondées sur la raison, et qui prétendent décider de ce qui est hors de portée de la connaissance humaine.
Le pire intervient sans doute dans la chute, puisqu’elle confirme un double aveuglement : le « sourd » a vu aisément l'aveuglement d’autrui, mais « il resta ferme », c’est-à-dire persiste dans son propre aveuglement.
« C’est pitié quand un aveugle se laisse mener par un autre ». Estampe. BnF
CONCLUSION
Voltaire maîtrise parfaitement l’art de l’apologue : associer un récit plaisant à une fonction didactique, rôle symbolisé par le titre « digression », qui signifie « suivre une route détournée ». Mais la fin du récit, l’erreur des « aveugles » réitérée par celle du « sourd » interroge les lecteurs : en ce « siècle des Lumières » finissant, Voltaire croit-il encore à la possibilité pour le "philosophe" d’"éclairer les hommes", en faisant confiance à leur raison pour lire, dans un texte, l’implicite ? Il semble plutôt pessimiste, en montrant que tout est sans cesse à recommencer, et que, donc, le chemin est long pour atteindre la vérité.
Malgré sa brièveté, ce récit reprend des critiques récurrentes chez Voltaire. Par sa rapidité, il montre à quel point il est aisé d’imposer une dictature, en raison de l’ignorance et de la lâcheté des peuples. De la même façon, il dénonce la facilité pour l’erreur de s’imposer face à la vérité. Enfin, il met en scène la persistance des "querelles" qui déchirent les hommes pour des motifs absurdes : la chute du récit forme une structure en boucle, puisque nous pourrions imaginer une même histoire, cette fois-ci chez les « sourds ».
Face à ces comportements, Voltaire arrive à une conclusion : le scepticisme face à ce qui est de portée de la connaissance humaine, qui seul peut permettre aux hommes de vivre ensemble en paix, pour le reste, privilégier une démarche expérimentale, empirique. Cela peut nous rappeler la conclusion de Candide : « il faut cultiver notre jardin », c’est-à-dire nous occuper de ce qui est à notre portée pour nous améliorer nous-même.
Autour de l'Encyclopédie : "Discours préliminaire" de d'Alembert (1751), article "Encyclopédie" (1755) de Diderot
Pour lire les deux extraits
Le libraire-imprimeur Lebreton obtient, en 1745, le privilège indispensable pour publier la traduction de la Cyclopaedia or an universal dictionary of arts and sciences, de Chambers, dont il confie la direction à Diderot et à d’Alembert, et dont le titre français Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers est autorisé par un second privilège, en 1748. Après parution, en 1750, d’un « Prospectus » rédigé par Diderot, destiné à informer le futur lecteur sur « la nature de cet ouvrage et sur les moyens que nous avons pris pour l’exécution », le premier volume est publié en 1751, précédé d’un « Discours préliminaires » de d’Alembert. Malgré les attaques et les interdits successifs, les volumes se succèdent, jusqu’au cinquième, en 1755, qui comporte l’article « Encyclopédie », rédigé par Diderot. D’Alembert comme Diderot insistent sur l’ampleur de leur projet, mais en le présentant de manière différente.
Comment ces extraits des textes de d’Alembert et de Diderot définissent-ils leur projet et les conditions de la réalisation de leur ouvrage ?
Page de titre de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome I, 1751
Une ambition : l'exhaustivité
Le "Discours" de d'Alembert
En prenant comme point de départ le double titre de l’ouvrage, d’Alembert souligne l’importance de cet « ouvrage ». Sur le terme Encyclopédie, la restriction « autant qu’il est possible », signale l’ambition d’un si vaste projet : « exposer […] l’ordre et l’enchaînement des connaissances humaines ». Il ne s’agit pas, en effet, d’élaborer un simple dictionnaire, ni même de décrire des objets d’étude, mais de proposer une vision historique, des explications, une réflexion. C’est ce que corrobore la précision du sous-titre, Dictionnaire raisonné, là où l’ouvrage anglais avait préféré l’adjectif « universel ».
Enfin, le titre élargit aussi les matières mentionnées par Chambers, en plaçant en tête de l’énumération les « Sciences », puis les « Arts », mais en ajoutant les « Métiers ». L’aspect exhaustif est mis en valeur par la reprise de l’adjectif distributif, « chaque », la distinction pour l’art, « soit libéral, soit mécanique », enfin un lexique au pluriel qui va du plus large au plus précis : « les principes généraux », « les détails les plus essentiels ».
D’après Maurice Quentin de La Tour, Portrait de d’Alembert, XVIIIème siècle. Huile sur toile, 54,7 x 44,8. Coll. privée
La définition de Diderot
En rappelant, selon la tradition dans un dictionnaire, l’étymologie grecque du mot « encyclopédie », Diderot signale déjà l’ampleur de ce type d’ouvrage, puisqu’il s’agit d’enfermer « dans un cercle » l’ensemble des connaissances, ce qu’il reprend ensuite en élargissant encore l’espace envisagé, « le but d'une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre », puis avec l’insistance sur « la matière immense » à traiter. Même s’il ne reprend pas le terme « raisonné », cette ambition est bien présente chez lui, puisque le terme d’« enchaînement » implique d’établir des liens logiques, et qu’il précise à deux reprises la volonté, pour ces connaissances, d’« en exposer le système général », repris par « le système universel ».
Louis-Michel Van Loo, Portrait de Denis Diderot, 1767. Huile sur toile, 81 x 65. Musée du Louvre
Notons, cependant, que, là où d’Alembert mentionne le sous-titre complet, Diderot, lui, n’emploie pas les mots « Sciences » ou « Arts », mais choisit de lier le terme « Encyclopédie » à son « siècle philosophe ». De ce fait, l’exhaustivité ressort encore davantage, puisque rien ne paraît étranger à cette œuvre, d’où l’affirmation renforcée avec l’énumération : « ll eût été difficile de se proposer un objet plus étendu que celui de traiter de tout ce qui a rapport à la curiosité de l’homme, à ses devoirs, à ses besoins, et à ses plaisirs. » Pour Diderot, l’Encyclopédie, même si elle s’occupe de « la nature », ne doit donc pas privilégier la science en oubliant l’homme.
Objectifs et difficultés
L'approche de d'Alembert
Avant d’être reconnu comme philosophe, d’Alembert est d’abord célèbre en tant que mathématicien et physicien, élu à l’Académie des Sciences en 1741, et c’est cette qualité de scientifique qui lui vaut son rôle dans l’Encyclopédie aux côtés de Diderot, qu’il abandonne cependant en 1758.
C’est ce qui explique les deux difficultés qu’il met en parallèle dans son discours (« il est souvent difficile […], il ne l’est pas moins »), une double nécessité, inverse. La première consiste à « réduire à un petit nombre de règles ou de notions générales chaque Science ou chaque Art en particulier », c’est-à-dire à analyser séparément chaque objet d’étude pour en dégager ses principes ; la seconde vient, au contraire, de la volonté de construire une synthèse, de poser des principes valables pour toutes ces sciences ou arts, « de renfermer en un système qui soit un, les branches infiniment variées de la science humaine. »
Enfin, son lexique, « recherche », « examiner », soutient une démarche scientifique particulièrement ambitieuse puisqu’il veut, non seulement observer, reconnaître « les caractères qui […] distinguent » les différentes sciences, mais analyser, aller jusqu’aux sources de chaque notion afin de déterminer « la généalogie et la filiation de nos connaissances, les causes qui ont dû les faire naître », ce sur quoi il insiste : « remonter jusqu’à l’origine et à la génération de nos idées. ».
Pour Diderot
Une ambition affirmée
Diderot, lui, adopte un point de vue plus philosophique, celui propre à l’esprit des Lumières, former des hommes « devenant plus instruits ». Il se place ainsi dans une perspective qui dépasse le cadre strict de son époque, en mettant le passé au service de l’avenir, en se donnant la tâche de faire progresser l’humanité. Il s’agit, pour lui, d’« exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin que les travaux des siècles passés n'aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont ».
Mais son ambition est aussi celle d’un moraliste, car il met en parallèle l’acquisition des connaissances et le progrès moral, dans un objectif encore vaste, le bonheur : « que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux ». Il affirme donc, implicitement, son désir de laisser son nom dans l’histoire, un désir de gloire, en devenant un bienfaiteur de l'humanité : « que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain. »
La complexité de la tâche
S’il développe une ambition personnelle, Diderot est parfaitement conscient d'une exigence, vu l’ampleur de l’ouvrage, réunir autour de lui toute une équipe, d’où sa négation catégorique, « la seule chose qu’on aperçoive distinctement, c’est que ce ne peut être l’ouvrage d’un seul homme. » À la question rhétorique, qui interpelle le lecteur, « Et comment un seul homme, dans le court espace de sa vie, réussirait-il à connaître et à développer le système universel de la nature et de l’art ? », il répond par deux comparaisons, amplifiées par l’exclamation : « la société savante et nombreuse des académiciens de la Crusca a employé quarante années à former son vocabulaire, et que nos académiciens français avoient travaillé soixante ans à leur dictionnaire, avant que d’en publier la première édition ! » Ainsi, non seulement Diderot sera lui-même auteur de nombreux articles, mais il lui appartiendra de choisir les meilleurs spécialistes dans chaque domaine.
CONCLUSION
Le résultat sera à la hauteur des ambitions et des objectifs fixés par ces deux encyclopédistes. Au total, l’Encyclopédie comportera dix-sept volumes de textes, onze volumes de planches, impliquera plus de cent cinquante auteurs, et il faudra trente ans après le « prospectus » de présentation pour l’achever. L’introduction du « Discours préliminaire » de d’Alembert soulignait déjà l’ampleur de cette tâche, avec une forme de modestie : « Nous déclarons donc que nous n’avons point eu la témérité de nous charger seuls d’un poids si supérieur à nos forces, et que notre fonction d’Éditeurs consiste principalement à mettre en ordre des matériaux dont la partie la plus considérable nous a été entièrement fournie. »
Mais, aussi bien chez d’Alembert que chez Diderot, au-delà de leurs différences de formation, de caractère et de tempérament, nous reconnaissons le primat que le siècle des Lumières accorde à la raison, à la logique qui permet d’articuler les connaissances entre elles, de remonter aux causes, d’en analyser scrupuleusement les caractéristiques.
DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES
Exposé sur l'Encyclopédie
Un exposé peut être proposé, à réaliser de préférence par groupes : les étapes de la publication – et les obstacles rencontrés –, la présentation de l’ouvrage avec son organisation, les stratégies adoptées, notamment le rôle des renvois. Le propos devra s'appuyer sur des exemples précis, illustrations ou extraits d'articles.
Un support de l'exposé : l'exposition de la BnF sur "Les Lumières"
Le tableau : « Système figuré des connaissances humaines »
À la fin de son « Discours », d’Alembert introduit un tableau, dont il propose une « explication détaillée » : « L’Entendement ne s’occupe de ses perceptions que de trois façons, selon ses trois facultés principales, la Mémoire, la Raison, l’Imagination. Où l’Entendement fait un dénombrement pur et simple de ses perceptions par la Mémoire ; où il les examine, les compare, et les digère par la Raison ; où il se plaît à les imiter et à les contrefaire par l’Imagination. D’où résulte une distribution générale de la Connaissance humaine qui paraît assez bien fondée ; en Histoire, qui se rapporte à la Mémoire ; en Philosophie, qui émane de la Raison ; et en Poésie, qui naît de l’Imagination. »
On observera la façon dont se subdivise chacune de ces trois « facultés », et on soulignera la place centrale accordée à la « Raison », avec le terme « sciences » repris pour chacune des catégories, hiérarchisées : « Sciences de Dieu », « Sciences de l’homme », « Sciences de la nature ».
Denis Diderot, Encyclopédie, 1755, article « Encyclopédie » : extraits complémentaires
Dans la suite de l’article, Diderot répond à une objection, en insistant sur l’exigence de recourir à plusieurs auteurs : « je ne crois point qu’il soit donné à un seul homme de connaître tout ce qui peut être connu ».
II s’interroge ensuite sur l’ordre « alphabétique » adopté pour ordonner ce « long ouvrage ».
Il en reconnaît parallèlement un inconvénient majeur : comment garder un « juste milieu » en équilibrant la longueur des articles ? Ce choix « exposait à donner aux articles capitaux une étendue immense », tandis que d’autres seraient « secs et appauvris ». Il attribue alors deux raisons à cette brièveté. La première est l’oubli : « si l'on en excluait beaucoup d'objets qu'il n'était pas possible d'en séparer » ; la seconde est une stratégie propre à cet ouvrage, « l’aide des renvois ». Si, en effet, des renvois sont utiles pour passer d’une définition à une autre, ils jouent un autre rôle, égarer les censeurs en faisant glisser une critique là où elle n’est pas attendue.
Enfin, il reconnaît le risque d’erreurs dans une œuvre si exhaustive : « Nous avons vu combien il échappait de choses inexactes et fausses; combien on en omettait de vraies. » Il faudrait donc de nombreuses relectures pour « supprimer ce qu'il y a de mauvais ; suppléer ce qui manque de bon ». Cependant, même s’il estime qu’il faudrait « plusieurs siècles » pour parvenir à cet idéal d’équilibre, de complétude et d’exactitude, Diderot s’affirme véritablement le maître d’œuvre de cet ouvrage, en affirmant sa volonté de le « produire une fois », c’est-à-dire de l’achever, malgré tous les obstacles. Outre son esprit de philosophe, soucieux d’éclairer l’humanité, il voit aussi, dans cette réalisation, l’espoir de laisser son nom dans l’histoire : « on s'entretiendrait aussi de nous, lorsque nous ne serions plus. »
Guillaume Grivel, L’Isle inconnue ou mémoires du chevalier des Gastines, extrait, 1787
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Présentation du roman (des lignes 1 à 21)
Le récit de Guillaume Grivel (1735-1810), L'Isle inconnue, ou Mémoires du chevalier Des Gastines, compte six volumes, publiés de 1783 à 1787. Le romancier se masque derrière les « mémoires » du chevalier de Gastines, qui, dans l’« ’île inconnue » où il a échoué après un naufrage, a fondé une colonie, mettant en œuvre les théories des Physiocrates : ils prônent le libéralisme dans l’économie et entendent lutter contre les privilèges économiques de la noblesse et de l’Église au profit de ceux qui produisent. C’est cette utopie que découvre M. de Martine, occasion pour le romancier de proposer un tableau de la société française à ceux qui l’ont quittée depuis si longtemps.
Frontispice et page de titre, Guillaume Grivel, L’Isle inconnue ou mémoires du chevalier des Gastines, 1783-1787
Il fait un vibrant éloge du siècle des Lumières, d’abord pour la « liberté de penser » et les « progrès de la raison ». Il en souligne les conséquences, aussi bien dans les mœurs que dans les domaines politique et religieux : « éclairant peu à peu tous les esprits, et les tournant vers l’étude de la morale, de la politique, de l’économie sociale, enfin vers tous les objets d’utilité publique », les connaissances diffusées « amènent insensiblement les hommes à la conviction des vérité les plus importantes, les disposent à la tolérance, à la paix, à la concorde, désarment le despotisme, enchaînent le fanatisme et la superstition. » Certes, il formule deux restrictions : les « abus de la liberté » chez certains, et la persistance de la censure, glissée dans la parenthèse : une « communication trop gênée encore ». Mais il insiste sur l’immense apport de ces Lumières : il y voit la source du « bonheur du genre humain » et la perspective d’une « prospérité » pour toute l’Europe.
Éloge des écrivains des Lumières (des lignes 22 à 47)
C’est ce qui explique la seconde partie du texte, consacrée « à louer les écrivains généreux, qui ont consacré leurs veilles et leurs talents à nous en montrer les principes ». Il rend d’abord hommage, mais sans le nommer, à Montesquieu, « le célèbre auteur de L’Esprit des lois ». Il évoque ensuite, mais à nouveau sans les nommer, les Physiocrates, qui « ont fait une étude approfondie de l’économie sociale ». Sa prudence vient de ce que leur théorie, rapidement résumée, « chaque citoyen doit, sous l’autorité des lois, jouir librement et pleinement de ses propriétés naturelles et acquises », reste encore très contestée : ces lois sont, pour eux, les « lois naturelles », et on leur reproche leur matérialisme et l’importance qu’ils accordent à la propriété.
Enfin, il évoque avec enthousiasme les encyclopédistes qui « ont entrepris le dictionnaire des connaissances humaines ; ouvrage formé sur le plan le plus vaste que l’esprit humain ait jamais conçu », dont la valeur est d’ailleurs prouvée par les interdictions subies, à cause du « fanatisme » notamment. Grivel, certes, reprend les quelques critiques pressenties par Diderot, des « imperfections (inévitables peut-être dans un ouvrage élevé par tant de mains différentes) », un « ordre » qui pourrait être « plus convenable », mais il souligne la valeur exceptionnelle de « cet immense répertoire », jusqu’à souhaiter « une nouvelle édition » pour l’améliorer encore.
Anonyme, Monuments élevés à la mémoire des bienfaiteurs de la paix, 1787. Pour illustrer L’Isle inconnue de Grivel. Gravure sur cuivre. Toulouse
L’image du progrès (de la ligne 48 à la fin)
Cet éloge du siècle des lumières n’oublie pas de tenir compte des progrès techniques, tels ceux « de la navigation » et des découvertes permises par les « voyages de long cours ». Mais, comme Voltaire avant lui, Grivel en profite pour faire un éloge de l’Angleterre, prudent en raison de la guerre : ce pays a précisément mis en œuvre le libéralisme, dans la vie politique, par la monarchie constitutionnelle, comme dans l’économie.
La conclusion posée par le patriarche de l’île met en évidence l’optimisme du siècle des Lumières, qualifié de « siècle de la raison », qui conçoit l’humanité globalement à l’image de l’individu, passant de l’« enfance » à l’âge mûr, des « jeux brillants » aux « pensées et […] occupations viriles. » Le souhait formulé dans la dernière phrase annonce l’idéal révolutionnaire : la liberté, l’égalité et la fraternité.
HISTOIRE DES ARTS : illustrer l'Encyclopédie
L’Encyclopédie est censurée à plusieurs reprises. En 1759, le Parlement de Paris en annule le « privilège », ce qui en arrête la diffusion, et le Pape Clément XIII condamne aussi l’œuvre. Cependant, le libraire Le Breton se voit accorder un nouveau privilège pour « l’impression et la publication d’un recueil de mille planches gravées en taille-douce sur les Sciences, et les Arts libéraux et mécaniques, avec les explications des figures, en quatre volumes ». Si d’Alembert quitte l’entreprise, Diderot, lui, la poursuit clandestinement. En 1762, est publié le premier volume des « planches » destinées à illustrer de nombreux articles, souvent les plus techniques, ou ceux sur les différents métiers : « On a envoyé des dessinateurs dans les ateliers. On a pris l'esquisse des machines et des outils. On n'a rien omis de ce qui pouvait les montrer directement aux yeux. », explique-t-il.
Il confie à Louis-Jacques Goussier, professeur de mathématiques et dessinateur autodidacte, recruté en 1747 par d’Alembert, la maîtrise de ces planches. Celui-ci en réalise plus de 900, « tout ce qu’il y a de bonnes planches dans notre encyclopédie », dit encore Diderot.
Le diaporama étudie deux illustrations :
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Le frontispice, achevé par Charles-Nicolas Cochin en 1764, gravé en 1772 par Prévost, qui sera finalement ultérieurement relié en tête du premier volume de l’Encyclopédie, afin d’illustrer le « Discours préliminaire ».
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La deuxième des seize planches sur l’« art d’écrire », confiées, comme l’article et les explications qui les accompagnent, à Charles Paillasson, « maître » en cet art, et gravées par Defehrt.
Initialement, deux volumes de planches étaient prévus avec six cents planches ; il y aura finalement onze volumes avec 2885 planches !
Au fur et à mesure de la réalisation, Diderot a donc pris conscience du rôle essentiel de l’image pour représenter et expliquer un sujet, de sa force pédagogique, et ce n’est probablement pas un hasard si c’est de 1759 que date le premier de ses Salons, preuve du regard aiguisé qu’il porte sur le dessin et sur la peinture.
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Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, 1755 : Préface
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Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, publié en 1755, est comme le second volet qui met en place la philosophie de Rousseau, après le Discours sur les Sciences et les Arts, en 1750. Dans le Livre VIII de ses Confessions, Rousseau nous raconte sa version de la création de ce premier discours, une visite à Diderot, alors prisonnier à Vincennes, véritable révélation :
« […] arrivant à Vincennes, j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut ; je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement. Mes sentiments se montèrent, avec la plus inconcevable rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par l’enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu ; et ce qu’il y a de plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon cœur, durant plus de quatre ou cinq ans, à un aussi haut degré peut-être qu’elle ait jamais été dans le cœur d’aucun autre homme. »
Page de titre et frontispice du Discours sur l'inégalité de Rousseau, 1755
Ces deux discours sont des réponses à des sujets de concours proposés par l’Académie de Dijon, pour le premier « Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer ou à corrompre les mœurs ? », pour le second, « « Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? » Dans les deux cas, la réflexion de Rousseau le conduit à comparer « l’état de nature » avec l’état social, et, en reconstituant théoriquement ce qu’a pu être l’homme naturel, à montrer comment son évolution progressive a conduit à sa corruption morale et à accroître les inégalités.
C’est ainsi que Rousseau se sépare de ses « amis » philosophes, en accordant une place primordiale en l’homme, non pas à sa raison, mais à son « cœur », source à la fois de toutes ses passions et de tous ses élans moraux. Il porte en lui la conviction, exprimée dans les Confessions, que telle est sa propre nature première : « « Je sentis avant de penser: c'est le sort commun de l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre. » Et c’est ce sur quoi il insiste dans le second Discours, considérant que tout ce qui vient du cœur est bon, tout ce qui vient de la raison est mauvais : « J'ose presque assurer que l'état de réflexion est un état contre nature, et que l'homme qui médite est un animal dépravé. »
Quelle rôle l’argumentation de Rousseau sur l'image de l'homme accorde-t-il à la raison ?
1er paragraphe : deux principes originels
La nature de l'homme
Pour définir la nature de l’homme, Rousseau explique comment lui-même a pu poser sa propre théorie, avec beaucoup de prudence dans son expression cependant : « méditant sur les premières et plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison ». Pour poser ces « deux principes », il s’appuie sur une double image de l’homme, en lesquels il distingue deux sentiments ;
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Il est d’abord préoccupé de lui-même, privilégiant l’amour de soi : « l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes ».
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Mais il est aussi amené à fréquenter d’autres hommes, auxquels il porte une forme d’amour, en écho à celui qu’il se porte à lui –même, une compassion face à toute souffrance : « l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible, et principalement nos semblables. »
Ainsi, les « deux principes » interagissent. Le premier, privilégiant notre intérêt, relève d’un égoïsme qui peut être dangereux, mais il est contrebalancé par le second, qui incite à ne pas nuire à autrui : « C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel. » Par le verbe « paraissent » Rousseau maintient la prudence de son affirmation, qui s’oppose à deux éléments essentiels à son époque. La « sociabilité » est, en effet, une des valeurs mises au premier plan dans l’idéal de « l’honnête homme » posé depuis le XVIIème siècle. Quant à la notion de « droit naturel », elle introduit l’idée, audacieuse, que le « droit » qui régit la société, fondé sur les lois, ne serait pas « naturel » mais uniquement né de la volonté humaine, donc critiquable dans ses principes… De là à rejeter les lois, il n'y a qu'un pas...
La raison dénoncée
Or, ces principes sont définis comme « antérieurs à la raison », et c’est bien sur le rejet de la raison qu’insiste ce paragraphe, à commencer par « tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits », avec la négation restrictive qui en limite la portée. Ceux-ci, en effet, étant le produit de la connaissance rationnelle, ne peuvent montrer ce qu’était l’homme dans un état de nature, où il ignorait tout du monde et de lui-même. Nous imaginons aisément comment les philosophes contemporains ont pu juger une telle déclaration…
Ce rejet encadre le paragraphe, la fin soulignant le rôle nocif de la raison. Il lui reproche d’avoir exercé son rôle sur les « règles du droit naturel ; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondements ». La formule, « est forcée de rétablir », sous-entend que le rôle de la « raison » est un artifice, qui tente, a posteriori, de construire un état de « droit », mais, en évoquant d’« autres fondements », il considère qu’elle n’a pas su tenir compte de la véritable nature de l’homme. La fin de la phrase est encore plus sévère, puisqu’il la juge destructrice : « quand, par ses développements successifs, elle est venue à bout d’étouffer la nature. »
2ème paragraphe : le "droit naturel"
Le bonté naturelle de l'homme
Le second paragraphe marque les conséquences des deux principes qu’il vient de poser, dont l’interaction fait de l’homme un être naturellement bon par nature : « tant qu’il ne résistera point à l’impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais du mal à un autre homme, ni même à aucun être sensible », repris à la fin du paragraphe par « Il semble en effet que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible ». Le premier mouvement de l’homme est donc de refuser le mal, et quand, parfois, le principe d’amour de soi l’amène à combattre son semblable, pour se protéger, Rousseau le montre comme réticent et souffrant d’agir ainsi : « excepté dans le cas légitime où, sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même. »
ohann Wilhem Baur, « L’Âge d’or », 1641. Gravure, 13 x 20,5. Illustration des Métamorphoses d'Ovide
De ce fait, la raison ne peut que passer au second plan, « on n’est point obligé de faire de l’homme un philosophe avant que d’en faire un homme », et Rousseau réaffirme cette place secondaire dans le domaine de la morale : « ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la sagesse ».
L'homme et l'animal
La conception de Rousseau l’entraîne encore plus loin, puisqu’il relance le débat sur la nature comparée de l'homme et de l'animal, désigné par la formule péjorative d'« anciennes disputes », allusion à la pratique universitaire de la « disputatio », dissertation contradictoire. Ce sujet, permettant de définir la place de chacun, remonte, en effet, à Aristote et a été longuement développé au XVIIème siècle, (cf. onglet "Philosophie"). Dès le moment où est placée au second plan la raison, il faut, certes, admettre que, si l’animal est « dépourvu[…] de lumières et de liberté », cela n’empêche qu’il soit « un être sensible, qualité […] étant commune à la bête et à l’homme ».
Charles Le Brun, "L'aigle", dessins illustrant sa "Conférence sur la Physionomie de l’homme et ses rapports avec les animaux" (1671), reproduits in Lucien Métivet, La Physionomie humaine comparée à la physionomie des animaux, 1926
CONCLUSION
Il y a en Rousseau la conviction que la vérité ne peut naître que du sentiment intérieur, de la connaissance intuitive, née de la « sensibilité », du « cœur », et que celle-ci est supérieure à « la raison », faculté d’ordinaire posée comme la caractéristique propre à l’homme. Sans la nier, il pense que la raison s’est développée ultérieurement, et, surtout, qu’elle a corrompu la nature originellement bonne de l’homme. Selon Rousseau, c’est d’abord parce qu’il est sensible que l’homme ne cherche pas à nuire à autrui, suivant ainsi un « droit naturel » qui englobe même l’animal. C'est ce que l’on nommera le "mythe du bon sauvage".
Cette Préface annonce toute la première partie du Discours, où Rousseau va étudier l’état de nature, même s’il reconnaît que la tâche est difficile car il « n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, [et] probablement n'existera jamais ». La peinture élogieuse alors faite s’oppose à la critique de la seconde partie, qui dépeint comment l’état social a établi l’inégalité, empirant au fur et à mesure que la raison prenait le pas sur la sensibilité.
Il est donc facile de comprendre toutes les critiques que lui ont valu ce Discours, d’abord par l’Église, puisqu’il n’introduit pas le dogme du « péché originel », mais aussi par ses contemporains philosophes et savants des « Lumières » , indignés de son mépris de la « raison » et des « connaissances ». Le jugement de Voltaire, notamment, sera particulièrement sévère dans sa lettre à Rousseau du 30 août 1755 : « J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie ; vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. Vous peignez avec des couleurs bien vraies les horreurs de la société humaine dont l'ignorance et la faiblesse se promettent tant de douceurs. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. »
Mais, au-delà de son ironie ce jugement de Voltaire met en évidence le paradoxe rousseauiste : faire usage de « tant d’esprit », donc de la raison qui soutient le développement d’un raisonnement logique, rigoureusement structuré, pour précisément dénoncer le primat de la raison… Raison qui trouvera d’ailleurs son expression extrême dans la réponse aux critiques formulées dans les deux Discours : dans Du Contrat social, paru en 1762, Rousseau formule de nouveaux principes fondateurs du droit politique.
Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme toute entière s'élève à tel point que si les les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.(Du Contrat social, chap. VIII)
Conclusion
Sur la problématique du corpus
Rappelons la problématique : « Comment la place accordée à la raison soutient-elle la critique des écrivains des Lumières ? »
L’étude du corpus nous a permis de mesurer comment, à partir de l'héritage de Descartes, dont le Discours de la Méthode (1637) a fondé le rationalisme, le XVIIIème siècle a fait de la raison la source de la connaissance, la voie vers la vérité, d’où peuvent découler le progrès et le bonheur de l’humanité.
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagé », déclare, en effet, Descartes au début de son Discours, désignant par bon sens l’usage de la raison, présente, pleine et entière, en chaque homme. Cette raison, comme le soulignent Bayle et Fontenelle à l’aube du « siècle des Lumières », doit pouvoir juger en commençant par le doute face aux opinions, pour distinguer la croyance – voire le préjugé – de la vérité, puis s’appuyer sur une méthode scientifique expérimentale, l’observation du fait et sa vérification, avant d'en rechercher les causes.
Cet appel à la raison se développe tout au long d’un siècle où les penseurs, parmi lesquels Montesquieu, Voltaire ou Diderot, s’intéressent à tous les domaines de la connaissance, en invitant les lecteurs à se méfier des jugements trop rapides, de ceux qui relèvent de la seule subjectivité, ou, pire encore, de l’intolérance et du fanatisme. C’est ce qui explique que Voltaire, comme bien d’autres de ses contemporains, limite au seul monde terrestre cette quête de vérité, en excluant la métaphysique qui porte sur un au-delà que l’homme ne peut juger.
Mais, sur ce qui entre dans les compétences de la raison humaine, tous réclament au lecteur d’exercer son esprit critique, aussi bien sur la vie politique, économique, juridique que sur la religion, la morale, les comportements sociaux… Tout passe ainsi au crible de la raison, et peut être remis en cause, d’où la censure que subissent alors tant d’écrivains. Ainsi l’Encyclopédie est bien l’œuvre emblématique de ces philosophes des Lumières qui souhaitent éclairer leurs concitoyens : leur optimisme ne pose aucune limite à l’idée de pouvoir, pour chaque objet, en expliquer les causes et en analyser les implications. Nous avons pu l’observer à la fois dans le tableau qui en présente la structure, que dans les articles, et même par le recours à l’image pour faciliter la vulgarisation des notions complexes, des arts et des techniques.
Extraits de l'article "Philosophe" de Dumarsais
Cependant, dans ce corpus qui pose avec force le primat de la raison, son « triomphe » et son appui pour exercer un jugement éclairé et critique, le dernier extrait de Rousseau se distingue : est-il possible, demande Rousseau, de fonder la connaissance, la vérité et la morale, le « droit », sur la seule raison ? La raison suffit-elle à tout expliquer, notamment à définir la nature de l’homme et sa place dans la société ? Face à la confiance que lui accordent plusieurs de ses contemporains philosophes, jugée excessive, Rousseau, de façon originale, refuse d’en faire la caractéristique première et originelle de l’homme, pour la remplacer par la « sensibilité ». Sans nier la valeur de l’esprit, source de la logique qui soutient d’ailleurs sa réflexion, il souligne l’importance de « l’âme sensible », dont les élans conduisent à la vertu.
Sur l'argumentation
L’étude du corpus a également permis une étude de l’argumentation, en mesurant les procédés qui font appel à la raison, à la logique, ce que Pascal nommait « l’art de convaincre », qui fait appel à la logique. Mais, même si plusieurs philosophes des Lumières se sont opposés à la conception de Rousseau, qui définit l’homme comme un être d’abord « sensible », la plupart n’a pas pour autant négligé « l’art de persuader », c’est-à-dire de mettre en œuvre les ressources pouvant toucher les sentiments, le « cœur » du lecteur.
L'"art de convaincre"
Pour étudier une argumentation, on s’attache d’abord à en dégager les composantes :
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Le thème : le sujet abordé, autour duquel s’organise le débat ;
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La thèse soutenue : l’auteur soutient, défend une opinion, souvent en dénonçant ses adversaires.
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Les arguments : Il s’agit pour l’émetteur de répondre à la question « Pourquoi cette thèse ? », en construisant un raisonnement logique. Il se fonde sur des liens de cause et de conséquence, peut formuler une hypothèse, confirmée ou infirmée, marquer des oppositions, une concession…
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Les exemples : Ils viennent prouver les arguments, permettant souvent de passer de l’abstrait au concret.
L'"art de persuader"
L’émetteur renforce l’expressivité de sa thèse, de ses critiques, par des procédés regroupés sous le terme de « modalisation ». Pour cela, il peut renforcer ses phrases, par l’injonction, l’exclamation, l’interrogation, notamment rhétorique pour interpeller son lecteur, mais aussi leur donner un rythme plus marqué ; il accentue également la connotation méliorative ou péjorative de son lexique, auquel il peut associer des figures de style, par exemple les comparaisons, les métaphores… L’argumentation peut ainsi s’inscrire dans une tonalité propre à faire réagir le lecteur, registre comique, pour faire une satire, ou pathétique, pour l’émouvoir, polémique souvent, pour accentuer son combat…
Argumentation directe et indirecte
Selon l’ouvrage dans lequel s’insère l’argumentation, sa forme diffère.
Nous avons pu constater, à travers les textes étudiés, qu’un article d’encyclopédie, un essai, par exemple, recourent davantage à l’abstraction, mais que l’argumentation directe prédomine le plus souvent. Mais tantôt l’auteur choisit de s’impliquer directement en disant « je », par exemple en choisissant la forme de la lettre, du discours, du dialogue, tantôt il préfère généraliser sa formulation, adopter un ton plus didactique par le recours à l’indéfini « on », ou, habilement par un « nous » qui entraîne le lecteur dans son camp.
Mais, outre la volonté d’instruire, d’« éclairer » les lecteurs, les philosophes des Lumières sont bien conscients qu’il leur faut aussi les séduire, leur plaire en les divertissant, d'où l'argumentation indirecte. C’est ce qui explique l’importance prise par l’apologue au XVIIIème siècle, étymologiquement « la parole détournée », qu’il s’agisse du mythe, de la fable, de la parabole… Le récit peut être une simple anecdote qui sert d’exemple comme chez Fontenelle, ou un récit plus développé où un personnage illustre la thèse ou représente l’adversaire, tel le conte philosophique : autant de masques pour l’argumentation, mais dans le but ultime de démasquer, de faire surgir une vérité. Au lecteur de percevoir l’implicite, de ne pas se laisser tromper, par exemple, par l’ironie qui présente comme un éloge ce qui est, en réalité, un blâme.
ÉTUDE DE L’IMAGE : "Crème des philosophes", une publicité
Il existe à Paris une rue Voltaire et une rue Rousseau, ce qui explique peut-être que certains magasins mettent à l’honneur ces philosophes, mais ils figurent rarement ensemble. Ce document publicitaire, ou « réclame » comme on le disait au XIXème siècle est donc particulièrement original.
Il a été imprimé par François Appel, à partir d’une lithographie, pour vanter la « crème des philosophes », produit de beauté qui a probablement été être lancé en 1878, date du centenaire du décès des deux philosophes.
Pour voir le diaporama
DEVOIR
Sera proposé un choix entre deux sujets de devoir, dans l'optique de l'épreuve écrite du Baccalauréat :
Commentaire littéraire : Vous commenterez cet extrait de la première partie du Discours sur les sciences et les arts de Jean-Jacques Rousseau, publié en 1750
Textes pour le commentaire et support de l'essai
Essai : Vous lirez attentivement le texte de Stéphane François, extrait de l'introduction à un ouvrage collectif intitulé Un XXIème siècle irrationnel ? Analyses pluridisciplinaires d’une pensée alternative, publié en 2018. Puis, vous répondrez, dans un développement organisé, à la question suivante : quels avantages voyez-vous dans le fait de privilégier la raison ?
Correction proposée pour le commentaire
Correction proposée pour l'essai
La correction de cet essai est l'occasion de relire le texte de Stéphane François.
Il sera ainsi possible d'ouvrir un débat sur la place accordée aujourd'hui à l'irrationnel,
notamment à travers Internet et les réseaux sociaux, en reprenant les arguments qui ont pu être avancés pour défendre le fait de "privilégier la raison."