Observation du corpus
Tout corpus s'organise en fonction de la problématique choisie pour traiter l'objet d'étude "La question de l'homme dans les genres de l'argumentation" et le thème retenu, "La lutte contre l'esclavage". Ici, l'objet d'étude est abordé dans le cadre du XVIII° siècle, le "siècle des Lumières", une époque qui prône la connaissance pour libérer l'homme des préjugés, des superstitions, des abus et des injustices. Ainsi "éclairé", l'homme, doté de raison, peut développer son esprit critique et comprendre l'argumentation en faveur des idéaux que les écrivains "philosophes" leur proposent.
INTRODUCTION
Une introduction est indispensable pour définir les contours de l’étude, à commencer, puisque les textes s’inscrivent tous dans le XVIII° siècle pour rappeler les conditions historiques et sociales qui le caractérisent et justifient son appellation de « siècle des Lumières ».
L’objet d’étude introduit un autre élément, en demandant de privilégier « les genres de l’argumentation » : la variété des textes proposés doit répondre à cette exigence, et permettre une maîtrise des nécessités d’une argumentation réussie, convaincre le lecteur en faisant appel à sa raison, à la logique donc, et le persuader en touchant son cœur, en suscitant des sentiments propres à l’ébranler.
L’observation du développement de l’esprit critique au XVIII° siècle interroge les réalités contestées, politiques, économiques, religieuses, sociales…, au premier rang desquelles « l’esclavage ». Il convient donc d’effectuer une recherche sur ce que représente le terme « esclave », qui remonte à l’antiquité, d’où l’extrait proposé en lecture cursive, et de rappeler la situation à l’aube du XVIII° siècle en présentant la traite négrière.
En savoir plus sur l'argumentation
De là découle la mise en place de la problématique : « À quelles stratégies, à quels procédés les écrivains du « siècle des Lumières » recourent-ils pour dénoncer l’esclavage ? » Les composantes en sont explicitées, d'abord la notion de "lutte" : contre qui, contre quoi les écrivains du XVIII° siècle mènent-ils ce qui, à leurs yeux, est un combat ?
Sur le registre polémique
A priori, l’idée de « lutte » s’associe à un registre particulier, le polémique. Mais, pour surmonter les obstacles, à la fois les préjugés du lecteur et les dangers de la censure, certains adoptent des stratégies de contournement, notamment en recourant au récit, plus propre à émouvoir le lecteur, ou à l’ironie, sous diverses formes.
À quelles objections adverses doivent-ils répondre, et par quels procédés rendre leur réponse convaincante ? En faisant appel à la raison du lecteur, ils l’obligent à entrer dans sa démarche argumentative.
Déroulement de l'étude
Le corpus, outre les cinq lectures analytiques, de genres littéraires différents et qui suivent l’ordre chronologique, et les lectures cursives en écho, est enrichi par des recherches complémentaires. Elles portent sur des documents historiques, mais aussi iconographiques et littéraires. L’étude donne lieu à un travail d’écriture, entraînement au commentaire prévu au baccalauréat.
CONCLUSION
Il est indispensable, en faisant un bilan des textes étudiés, d’apporter une réponse claire à la problématique, occasion de construire une synthèse sur la dimension critique au siècle des Lumières, et les genres de l’argumentation. Mais la conclusion propose aussi une ouverture sur l’aboutissement de cette lutte, l’abolition de l’esclavage.
Elle s’appuiera également sur une lecture personnelle de Ziméo, conte philosophique de Jean-François de Saint-Lambert, 1767.
Pour compléter l'introduction
Le mot « esclave », « sclavus » en latin médiéval, vient de l’origine « slave » de nombreux esclaves dans les Balkans, réduits à ce statut par les Germains et les Byzantins. Le terme latin, « servus », a, lui, donné le « serf » du moyen-âge, travailleur attaché à la terre du roi, du seigneur ou de l’Église dont il dépend mais qui a aussi des devoirs envers lui. Aucun droit, en revanche, pour l’esclave, totalement privé de liberté.
L'héritage antique
Dans l'antiquité grecque
L’esclave est un « bien », et juridiquement traité comme tel. Aristote, dans la Politique, au IVème siècle av. J.-C., définit l’esclave en fonction des besoins humains : « sans les choses de première nécessité, les hommes ne sauraient vivre, ni vivre heureux. ». Parmi ces « choses », il distingue deux catégories d’instruments : « Or, parmi les instruments, les uns sont inanimés, les autres vivants »
Mais, au sein de la famille, l’esclave est plutôt bien traité, du moins s’il ne commet pas de faute, car tout le fonctionnement économique de la cité dépend du travail des esclaves. Ils sont le plus souvent d’origine non grecque, prises de guerres, de brigandage, de piraterie… Par exemple, entre 317 et 307 av. J.-C., on compte 21000 citoyens, 10000 métèques (étrangers admis dans la cité) et 400000 esclaves. En revanche, l’esclave qui, souvent par punition, est mis au service de la cité, par exemple dans les mines, connaît un sort terrible, comme le rapporte Plutarque dans le livre XIII de ses Vies des hommes illustres, où il compare Nicias et Crassus : « « Il n'y a personne qui puisse approuver le travail que Nicias faisait faire dans ses mines, où l'on n'emploie ordinairement que des scélérats et des barbares, dont la plupart sont enchaînés et périssent tôt ou tard dans ces cavernes souterraines où l'air est toujours malsain. »
Jeune esclave présentant une boîte à bijoux à sa maîtresse, stèle funéraire, vers -430/-410. British Museum
Le châtiment de l'esclave. Fresque, Villa Casale, Piazza Armerina, Sicile
Dans l'antiquité romaine
Avec les guerres incessantes, les esclaves sont encore plus nombreux, et tout aussi indispensables, formant environ un tiers de la population. Encore modeste au début de la République, l’esclavage devient fondamental dès le IIème siècle av. J.-C. Un commerce d’esclaves se développe, reconnaissant à certains une valeur supérieure, par exemple pour les pédagogues, les médecins, ou ceux servent d’intendant dans les grands domaines. Mais l’esclave « familial » en ville a souvent une condition bien préférable à ceux qui travaillent dans les champs, souvent en punition, ou, pire encore, ceux qui servent sur les galères. Rome voit aussi apparaître des révoltes d’esclaves, en bandes organisées, dont une des plus célèbres est celle de Spartacus, entre 73 et 71 av. J.-C.
Un espoir subsiste cependant pour l’esclave, celui d’être affranchi, soit par volonté du maître, notamment par testament, soit par rachat, s’il réussit à accumuler un pécule par son travail.
Aristote, Politique, I, § 13-14 et 20 : le maître et l'esclave
Pour lire le texte
Ce texte pose trois caractéristiques de l’esclavage.
Aristote, d’après un bronze de Lysippe. Œuvre romaine, Ier-IIème siècle. Musée du Louvre
Dans le paragraphe 13
Aristote justifie l’esclavage, comme étant naturel : l’esclave est un être « inférieur » car, là où l’homme libre est à la fois « corps » et « âme », l’esclave, lui, n’est qu’un « corps », dépourvu d’un usage propre de la faculté proprement humaine, la raison, même si, contrairement à l’animal, il peut « comprendre la raison quand un autre la lui montre. ». Donc, il est, par nature, destiné à « se soumettre à l’autorité du maître ».
Dans le paragraphe 14
Il insiste sur cette condition naturelle de l’esclave, dictée par son corps : « La nature même le veut, puisqu’elle fait les corps des hommes libres différents de ceux des esclaves. » Aux premiers, les tâches nobles, les « fonctions de la vie civile », aux seconds « les gros ouvrages de la société » puisque, par nature, leur corps s’y prête.
Dans le paragraphe 20
Deux autres adjectifs sont introduits pour définir l’esclavage.
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D’abord, il est « utile » : de même que, dans l’être humain, le « corps » et « l’âme » sont indissociables, utiles l’un à l’autre, de même, dans la société, les « corps » que sont les esclaves sont utiles aux « âmes » que sont les hommes libres, et réciproquement : « il est utile pour l'un de servir en esclave, pour l'autre de régner en maître. »
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Il affirme ensuite que l’esclavage est « juste » puisqu’il répond au « vœu de la nature ».
Cependant, à partir de ces caractéristiques il tire une conséquence sur la relation souhaitable entre le maître et l’esclave : « il existe un intérêt commun, une bienveillance réciproque. » Aristote blâme donc « l’abus de cette autorité » qui revient au maître, et l’esclavage qui ne se fonderait que sur « la loi » et sur « la force ».
Même s’il cautionne donc totalement l’esclavage, pour des êtres jugés inférieurs par nature, Aristote réclame une harmonie au sein de la cité entre « esclaves » et « hommes libres ».
La traite négrière
Pour en savoir plus sur la traite négrière
La traite, commerce des Noirs en Afrique et dans le monde musulman, est très ancienne, elle existait déjà dans l’Antiquité, où des caravanes amenaient les esclaves des pays du sud vers les rives de la Méditerranée, vers l’Égypte, vers le Moyen-Orient.
Mais c’est au milieu du XVème siècle, avec la découverte du « nouveau monde » que la traite occidentale s’organise véritablement, au départ de l’Europe. L’esclavage devient alors un commerce florissant, qui enrichit les pays européens, Angleterre, Portugal, France. Entre le XVI° et le XIX° siècle, où il est aboli, on évalue à 12-13 millions le nombre des Africains devenus esclaves, la plupart sur le continent américain et aux Antilles.
Le commerce triangulaire
On parle alors de « commerce triangulaire » : à partir des ports négriers d’Europe, tels, en France, Nantes ou La Rochelle, partent des navires, équipés spécialement, chargés des marchandises, alcool, tissus, verroterie, objets manufacturés, quelques armes aussi. Cela permettra l’achat des esclaves aux chefs africains qui les ont razziés dans les villages et amenés sur les côtes. Ils sont alors entassés sur les navires, et, après un difficile voyage, vendus aux planteurs en Amérique et dans les îles des Antilles, avec un confortable bénéfice malgré les « pertes » en cours de route. De là, le navire repart vers l’Europe rempli des produits qui seront revendus en Europe : sucre, tabac, café, coton, épices…
La traite au XVIII° siècle : une remarquable vidéo
Dans les plantations, les esclaves, mis au même plan que des animaux ou des biens matériels dans l’évaluation des richesses du propriétaire, subissent un travail forcé épuisant et des châtiments corporels.
En mars 1685, Colbert, ministre de Louis XIV, fait promulguer le Code noir qui fixe le cadre légal et le statut de l’esclave, car de nombreuses questions restent à résoudre par exemple le droit de propriété des enfants si les parents esclaves ont des maîtres différents, les droits des maîtres pour punir des esclaves rebelles, mais aussi leurs devoirs pour nourrir et habiller leurs esclaves. L’esclave est toujours considéré comme un bien meuble, cependant le texte lui reconnaît la nature d’« être de Dieu », donc oblige le maître à le faire baptiser et à veiller à ce qu’il participe aux cérémonies religieuses…
Mais, peu à peu se développe, au XVIII° siècle une contestation de l’esclavage : « Les Mortels sont égaux, ce n'est pas la naissance c'est la seule vertu qui fait la différence » affirment les philosophes des Lumières.
MONTESQUIEU, De l'Esprit des lois, 1748, XI, 5 : "De l'esclavage des nègres"
Pour lire le texte
Jacques-Antoine Dassier, Montesquieu, 1753. Médaille
En tant qu’avocat et homme politique, puisqu’il siège au parlement de Bordeaux, Montesquieu, comme tous les philosophes des Lumières, cherche à mieux comprendre les systèmes politiques de son temps et les principes sur lesquels ils sont fondés. Ainsi, parallèlement à une œuvre satirique et divertissante, comme les Lettres persanes (1721), il fait publier anonymement en 1748, à Genève pour éviter la censure, De l’Esprit des lois, vaste ouvrage qu’il a mis quatorze ans à réaliser, complété dans les éditions suivantes. L’œuvre est critiquée, d’où la réponse de Montesquieu dans Défense de l’esprit des lois, en 1750, qui n’empêche pas sa condamnation en 1751.
Après avoir analysé la nature des lois dans les différentes formes de gouvernement, il étudie la forme des gouvernements, d’abord le despotisme, puis la monarchie, avant d’en arriver à la démocratie. Cela le conduit à aborder des thèmes variés, politique, religion, économie…, notamment celui de l’esclavage, lié à sa conception du lien indispensable entre la force des lois et la liberté individuelle.
Quelle stratégie Montesquieu adopte-t-il pour dénoncer l’esclavage ?
LA STRATÉGIE ARGUMENTATIVE
Le point de vue adopté
La première phrase est déterminante, car elle définit, par une hypothèse, l’objectif du texte : « Si j’avais à soutenir le droit sur nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais ». Par le choix du pronom « nous », Montesquieu adopte donc le point de vue des partisans de l’esclavage, annonçant une argumentation en sa faveur, pour le justifier sur le plan légal avec le terme « le droit ». Mais la formulation hypothétique ne permet pas de savoir s’il cautionne, ou non, ce point de vue, qui est affirmé avec force : « ils ont dû », « On ne peut se mettre dans l’idée », « Il est si naturel de penser », « On peut juger », « Il est impossible ».
Enfin, ce choix amène, tout naturellement, à critiquer les adversaires, ceux qui dénoncent l’esclavage, d’où le lexique péjoratif pour les blâmer : « De petits esprits exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains. »
La structure du plaidoyer
Montesquieu construit neuf arguments, répartis en courts paragraphes juxtaposés, et qui relèvent de domaines différents :
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Les deux premiers sont des arguments économiques, liés à la culture de la canne à sucre : la nécessité économique, coût de la main d’œuvre, prix du « sucre » à maintenir, arguments qui se veulent objectifs pour justifier l’esclavage.
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Les quatre suivants, totalement subjectifs, se fondent sur l’aspect physique, sur « la couleur » de la peau, sur l’esthétique (« le nez si écrasé »), pour en conclure que les noirs sont des êtres inférieurs. Nous retrouvons là le débat né lors de la découverte du nouveau monde : les noirs ont-ils une « âme » ? Il s’agit là de pur racisme, soutenu par des exemples, « les peuples d’Asie » et « les Égyptiens ».
Une sucrerie à la Guadeloupe, d’après un dessin d’Evremont de Bérard, XIX° siècle. Gravure, Musée Victor Schoelcher
La rigueur logique
En adoptant ce point de vue, Montesquieu veille à mettre en œuvre la logique propre à convaincre. Ainsi, chaque paragraphe est construit selon une structure cause-conséquence :
Tantôt la cause précède, comme dans le premier argument : « Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres. » C’est aussi le cas dans les paragraphes 4, 6 et 7.
Tantôt, c’est l’inverse, l’explication est posée après l’argument : « Une preuve que les nègres n’ont pas le sens commun, c’est qu’ils font plus de cas d’un collier de verre que de l’or ». Dans les deux derniers arguments, le lien logique est nettement marqué par les connecteurs : « parce que », « car ».
L’intérêt de cette stratégie vient donc du fait de laisser la parole aux partisans de l’esclavage. Mais une analyse plus détaillée des arguments montre qu’il s’agit, en réalité, d’une feinte, car chacun d’entre eux est détruit.
UN RÉQUISITOIRE CONTRE L’ESCLAVAGE
Un premier indice est donné dans le changement des pronoms personnels : le « je » et le « nous » de l’introduction, deviennent, en effet, un « on », qui introduit déjà une distance, et un « ils » qui transforme l’auteur en observateur.
Le recours à l'absurde
Il est particulièrement évident dans trois des arguments racistes, à travers la façon dont Montesquieu établit une analogie totalement ridicule.
Pour justifier que « la couleur est l’essence de l’humanité », donc l’esclavage des noirs, il invoque, en effet, l’exemple des « peuples d’Asie ». Mais comment traitent-ils les noirs ? Ils « font des eunuques », c’est-à-dire leur imposent une mutilation sexuelle qui leur ôte la faculté humaine de se reproduire. Sont-ils alors des exemples à suivre ? N’est-il pas absurde de justifier la déshumanisation que représente l’esclavage par une déshumanisation « plus marquée », encore pire, en plus chez un peuple que la France du XVIII° siècle n'estime guère ?
De même, l’argument suivant repose sur une analogie ridicule, qui consiste à mettre sur le même plan « la couleur de la peau », noire, et « celle des cheveux » qui a conduit « les Égyptiens » à « faire mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains. » Est-il alors possible – et ce texte aura peut-être des lecteurs roux – de justifier ainsi la mort, en considérant que c’est là l’acte des « meilleurs philosophes du monde » ?
Avec l'insistance, ils « sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête », Montesquieu met en parallèle la réalité physique générale, « la couleur de la peau », avec un détail particulier, « ils ont le nez si écrasé », deux éléments qui conduisent un esclavagiste à conclure : « il est presque impossible de les plaindre ». L'adverbe « presque » ridiculise l’argument : finalement, on pourrait peut-être les plaindre "un peu", mais plus pour leur aspect physique que pour l’esclavage qu’ils subissent !
Il y a un tel décalage entre la cause, dérisoire, et la conséquence, terrible, que le texte touche ainsi au registre burlesque.
La fausse logique
Montesquieu s’emploie aussi, dans plusieurs arguments, à introduire une faille dans la logique mise en place.
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Dans le premier argument, la logique n’est qu’apparente, puisque l’esclavage des peuples « de l’Afrique », posé comme une obligation morale pour les « peuples d’Europe » (« ils ont dû »), est, en réalité, la conséquence d’un massacre initial des peuples « de l’Amérique », perpétré par ces mêmes « peuples d’Europe ». Massacrer sur un continent peut-il justifier l’extermination sur un autre continent ?
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De même, dans le second argument économique, la logique est détruite par le décalage excessif entre le prix payé par les esclaves, leurs souffrances, et l’affirmation « le sucre serait trop cher », c’est-à-dire le prix d’un produit non indispensable à la subsistance, produit de luxe destiné à la gourmandise des privilégiés.
L'inversion des valeurs
Deux arguments reposent sur des valeurs, certes affirmées, mais qui peuvent aisément être remises en cause. Ainsi, l'argumentation se retourne contre l'esclavagiste.
Le premier repose sur le symbolisme des couleurs, le « blanc » s’associant à la pureté, à l’innocence – c’est la couleur des anges – , le « noir » à la mort, au mal, au péché – c’est la couleur du diable. D’où le rejet de l’idée que « Dieu, qui est un être très sage ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir ». Mais à aucun moment le texte biblique ne fait de distinction, dans la création de l’homme, entre certains qui auraient une âme, et d’autres qui n’en auraient pas : tous les hommes sont dotés d’un corps mortel et d’une âme immortelle. Donc, en niant aux noirs le droit d’avoir une « âme », c’est le christianisme lui-même que nient les esclavagistes, alors même qu'ils l'utilisent pour soutenir leur opinion.
Une image péjorative du monde noir : Carl Lumholtz, « La bataille s’engage », in « Chez les cannibales », 1888
Le deuxième repose sur une opposition entre deux valeurs, celle du « collier de verre », sans valeur aux yeux des Européens, et celle de « l’or, qui, chez les nations policées, est d’une si grande conséquence. » Ne pas estimer « l’or » serait donc le signe d’une absence de jugement raisonnable, et d’une société non « policée », c'est-à-dire non civilisée. Mais qu’est ce qui donne à « l’or » sa valeur en Europe ? Sa rareté, les guerres de conquête pour l'acquérir – jolie preuve de sagesse des sociétés civilisées ! –, et un système économique qui s’est organisé autour de ce moyen de commerce. Il est donc tout aussi légitime de considérer qu’un peuple donne plus de valeur à un « collier de verre », quand c'est le verre qui est rare chez lui, et qu’il utilise d’autres ressources pour commercer. De plus, ce sont les esclavagistes eux-mêmes qui, en offrant un « collier de verre » en échange d’un esclave, induisent ce comportement chez les peuples d’Afrique, en leur donnant le sentiment qui'l s'agit d'un objet précieux.
Montesquieu conduit ainsi son lecteur à s’interroger sur ses propres valeurs, en montrant à l’esclavagiste à quel point ses arguments reposent sur des valeurs faussées, qu'il s'agisse de religion ou d'économie.
L'indignation
À la fin du passage, le ton devient nettement plus violent, avec une gradation dans la colère de Montesquieu. Dans les deux derniers arguments, la dénonciation repose à nouveau sur une hypothèse, utilisée ironiquement pour détruire la logique de l’esclavagiste.
Le point de départ de l’avant-dernier argument, religieux, est un syllogisme : « Pour les chrétiens, tous les hommes sont frères ; or, les esclaves ne sont pas traités par eux comme des frères ; donc les esclaves ne sont pas des hommes. » Cette conclusion permet aux esclavagistes de proclamer leur respect des valeurs chrétiennes. Mais Montesquieu, lui, en tire une conclusion inverse, insistante : « on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. »
D’après George Morland, Execrable Human Traffick, 1788. Reproduction d’une huile sur toile, 85,1 x 121,9. The Menil collection, Houston, Texas
De même, dans le dernier argument, politique, le point de départ est un autre syllogisme : « Les princes d’Europe […] font entre eux tant de conventions inutiles » ; or, ils n’en ont pas fait « une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié » envers les esclaves ; donc c’est qu’il était encore plus inutile d’en faire une. » Mais, à nouveau, sous la forme d’une question rhétorique qui laisse au lecteur le soin de juger, Montesquieu en tire une toute autre conclusion : c’est qu’ils ne sont pas capables de faire preuve des qualités que doivent pratiquer les chrétiens, mais seulement de cruauté.
En introduisant ainsi la dimension religieuse, Montesquieu accentue sa critique : il ne s’agit plus seulement de lois, mais de valeurs morales.
CONCLUSION
Ce texte donne un bon exemple du rôle de l’ironie dans une argumentation, fondée sur l’antiphrase puisque tout argument affirmé par le partisan de l’esclavage, qui déshumanise l’esclave, considéré uniquement comme un outil au service de l’économie, se détruit par des contradictions internes. Le texte est donc à lire en sens totalement inverse.
Aucun des arguments ne résiste à une analyse précise, ce qui donne un tout autre sens à la phrase initiale : l’hypothèse n’était pas, en réalité, une possibilité offerte à un auteur lui-même esclavagiste, mais une fiction. Le lecteur, doté de raison, est amené à comprendre qu’il s’agit d’une feinte : Montesquieu entre dans le jeu de son adversaire pour mieux le blâmer, dans un texte qui, à la fois est un violent pamphlet contre l’esclavage, et un plaidoyer en faveur des idéaux des Lumières : liberté, égalité, fraternité.
La Société des Amis des Noirs : "Ne suis-je pas un homme et un frère ?"
Documents complémentaires
Pour lire les deux extraits
Claude Adrien HELVÉTIUS, De l’Esprit, Discours I, chapitre III, « De l’ignorance » : note 5
L’ouvrage de Claude Adrien Helvétius (1715-1771), De l’Esprit, paru en 1758, est condamné dès sa parution par le Roi, le Parlement, la Sorbonne et l’archevêque de Paris. Helvétius, proche des encyclopédistes, est accusé d’avoir encouragé, par ses idées, le régicide de Damiens contre Louis XV perpétré en janvier 1757.
L’ouvrage se compose de quatre « Discours », révélateurs de la méthode expérimentale prônée au siècle des Lumières, et fondés sur la philosophie sensualiste. Il s’agit d’abord d’observer les faits, puis de remonter à leurs causes, en considérant que toutes nos idées sont le produit de nos sensations et des impressions qu’elles inscrivent en nous. Une réédition en 1781 enrichit considérablement le texte, avec l’ajout de notes. Le chapitre III du Discours I, intitulé « De l’ignorance », pour étudier la cause de nos erreurs de jugement, part d’un exemple particulier : le rôle du luxe dans la société du XVIII° siècle. Helvétius s’attache alors à en analyser toutes les conséquences funestes. C’est cette idée que complète la note.
La Marie-Séraphique, bateau négrier de la seconde moitié du XVIII° siècle
Ce passage énumère toutes les conséquences de « la traite des Nègres ». L’habileté de l’auteur consiste, sans accuser directement les Européens, à mêler le sort terrible des Africains, aussi bien sur le continent, avant l’achat des esclaves, qu’après, pendant le voyage et sur les plantations, à celui des compatriotes français impliqués dans la traite. Le parallélisme syntaxique souligne cette double approche, qui les met au même niveau : il affirme mettre « également au rang des malheurs, et la mort de mes compatriotes, et celle de tant d’Africains qu’anime au combat l’espoir de faire des prisonniers, et le désir de les échanger contre nos marchandises. »
Après une longue énumération des conséquences terribles du commerce triangulaire, Helvétius pose sa conclusion, renforcée par l’image : « on conviendra qu’il n’arrive point de barrique de sucre en Europe qui ne soit teinte de sang humain. » Une question rhétorique interpelle alors le lecteur, l’obligeant à réfléchir sur ce que coûte son luxe, son « plaisir ». Mais le choix du conditionnel révèle une forme d’optimisme, de confiance chez cet auteur en la capacité de l’homme d’être ému, touché par « les larmes et la mort de tant de malheureux ». Sa conclusion est donc une incitation, rendue insistante par les adverbes intensifs, à renoncer à un luxe acheté à un tel prix : « Détournons nos regards d’un spectacle si funeste, et qui fait tant de honte et d’horreur à l’humanité. »
Cette courte note est une réponse à l’argument économique que Montesquieu plaçait dans la bouche des partisans de l’esclavage.
MONTESQUIEU, De l’Esprit des lois, 1748, Livre XV, 9 : « Des nations chez lesquelles la liberté civile est généralement établie. »
Dans la suite du chapitre XV du Livre I de L’Esprit des Lois, Montesquieu poursuit sa dénonciation de l’esclavage, en répondant à ceux qui vont jusqu’à souhaiter son extension à la société française : « On entend dire, tous les jours, qu’il serait bon que, parmi nous, il y eût des esclaves. »
Son argument consiste à inverser la situation, en amenant le lecteur à s’interroger en se mettant à la place des esclaves : qui souhaiterait être lui-même esclave ? Sa réponse est catégorique : « je ne crois pas qu’aucun de ceux qui la composent voulût tirer au sort, pour savoir qui devrait former la partie de la nation qui serait libre, et celle qui serait esclave. »
Son raisonnement est fondé sur une opposition entre les intérêts particuliers, ici ceux de « la petite partie riche et voluptueuse de chaque nation », et l’intérêt collectif. La question rhétorique renvoie l’homme à ses passions : « Qui peut douter que chaque homme, en particulier, ne fût très content d’être le maître des biens, de l’honneur et de la vie des autres […] ? » Mais face à la passion, pour Montesquieu, la raison doit s’imposer.
D’où sa conclusion, injonction qui, en faisant appel à la réflexion (« examinez ») distingue clairement « les désirs de chacun » et « les désirs de tous », qui sont les seuls « légitimes », c’est-à-dire, pour le juriste qu’est Montesquieu, les seuls conformes au droit positif, objet de sa réflexion dans L’Esprit des Lois.
VOLTAIRE, Candide ou l'Optimisme, 1759, chapitre XIX : « Ce qui leur arriva à Surinam, et comment Candide fit connaissance avec Martin »
Pour lire le texte
Voltaire s’est déjà fait bien des ennemis en raison de ses combats alors que, installé dans sa propriété des Délices près de Genève, il achève la rédaction de Candide, publié en 1759. Le sous-titre « ou l’Optimisme » et la mention du genre, « conte philosophique », signalent la double dimension du récit. D’un côté, une fiction, qui ne recule pas devant l’invraisemblance, un héros souvent caricatural, et des péripéties, parfois cocasses, parfois terribles, qui se multiplient. De l’autre, une réflexion sur des faits réels de son temps, telle celle à laquelle conduit, dans le chapitre XIX, l’épisode du « Nègre du Surinam », sur l’esclavage. L’épisode apporte une nouvelle découverte au jeune héros, éduqué par son précepteur Pangloss, dans l’idée que « tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles ».
Candide a déjà vécu beaucoup d’épreuves depuis qu’il a quitté le château de Thunder-ten-Tronckh, et est à la recherche de sa bien-aimée Cunégonde. Ce chapitre se situe après qu’il a visité, avec son valet Cacambo, le pays idéal d’Eldorado, d’où le contraste brutal lorsqu’il se trouve face à face avec un esclave.
Quels procédés Voltaire met-il en œuvre pour dénoncer l’esclavage ?
LE PORTRAIT DE L’ESCLAVE
La scène se situe au Surinam, la Guyane hollandaise, écart géographique qui permet à Voltaire d’élaborer plus librement sa critique contre une réalité bien française.
Un être inférieur
La première présentation du personnage l’infériorise immédiatement puisqu’il est « étendu par terre » face au héros. De plus, il n’est même pas un humain entier, puisqu’il lui « manquait […] la jambe gauche et la main droite », et même son vêtement, réalité propre à l’humain, reste incomplet : « n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ». Sa première phrase, à l’adresse de Candide, qu’il appelle respectueusement « monsieur », accentue son état d’infériorité, en le montrant soumis au bon vouloir de son maître : « J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. »
Cette infériorité se trouve confirmée dans le dialogue par la comparaison avec des animaux de compagnie, alors à la mode, soutenue par la litote et l’hyperbole : « Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous ».
Jean-Michel Moreau, illustration du chapitre XIX de Candide, 1787
La réalité de l'esclavage
Voltaire joue sur le nom du maître, déjà évocateur de ce que va subir l’esclave : nom hollandais, avec la particule « van », l’article « der » et « dendur », pour signaler sa cruauté, sa « dent dure ». Il est présenté en tant que « fameux négociant », allusion directe au fait que l’esclavage est d’abord un commerce rentable.
Par la formule introductive, « c’est l’usage », Voltaire fait allusion au Code noir, promulgué sous Louis XIV par Colbert, qui fixe le statut de l’esclave, ses devoirs et ceux du maître pour réguler le fonctionnement de l’esclavage dans les colonies. Notons qu’ici le devoir du maître est réduit au minimum : « On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. »
En revanche, les châtiments sont terribles, mis en valeur par le parallélisme : « Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe. » Non seulement, l’esclave est victime de la machine, qui semble s’acharner contre lui (« la meule nous attrape le doigt »), donc d’un dangereux travail, mais l’accident de travail est cruellement puni car il est considéré comme un moyen utilisé par l’esclave pour échapper à sa tâche. De même, l’écho à l’article 38 du Code noir ressort dans le châtiment réservé à la fuite.
Marcel Verdier, Le châtiment des quatre piquets, 1843. Huile sur toile. Menil Foundation Collection, Houston, Texas
Là où l’article détaille, « L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois à compter du jour que son maître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur une épaule ; s’il récidive une autre fois à compter pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé et il sera marqué d’une fleur de lys sur l’autre épaule ; et la troisième fois, il sera puni de mort… », le récit, lui, est plus brutal, d’autant plus que l’esclave ne formule aucune révolte : à « c’est l’usage » répond « je me suis trouvé dans les deux cas. »
LA DÉNONCIATION
L'argumentation de l'esclave
Le choix du discours direct donne plus de force à la dénonciation, incluse dans l’argumentation de l’esclave.
Dans un premier temps, Voltaire, en reprenant l’argument économique des esclavagistes, le « prix » réduit du sucre grâce à la gratuité du travail de l’esclave, le retourne par sa présentation inversée : il a d’abord dépeint la situation « horrible », ce qui fait ressortir la conclusion, en décalage : « C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. » Souffrance et cruauté d’un côté, de l’autre produit de luxe et de gourmandise d’un lecteur directement interpellé.
Nicolas Delaunay, Esclaves conduits par des marchands, 1780. Gravure d’après Jean-Michel Moreau. Musée du Quai Branly, Paris
Ensuite, il évoque le fonctionnement même du commerce triangulaire, l’achat de l’esclave en Afrique. À nouveau, il joue sur le décalage entre la situation réelle de l’esclave, qui vient d’être présentée, et le discours directement rapporté de la mère : « Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. » Elle révèle le pouvoir des acheteurs européens, qui semblent avoir aisément convaincu les parents de « l’honneur » fait à leur fils, et le rôle de l’argent, car les « dix écus patagons » ne suggèrent pas vraiment une « fortune ». La conclusion de l’esclave, « Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. », contraste fortement avec le lexique mélioratif de la mère : « bénis », « adore-les », heureux ».
Enfin, le dernier argument souligne la contradiction dans le domaine religieux, par une allusion au Code noir, qui obligeait les maîtres à faire baptiser leurs esclaves, plaisamment restituée par la formulation naïve de l’esclave : « Les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. » En jouant sur le texte biblique, Voltaire rappelle au lecteur la fraternité que demande la morale chrétienne, alors même que l’Église cautionne totalement l’esclavage qui nie l’idée même d’humanité chez l’esclave. D’où sa prise à témoin, au-delà de Candide, de tout lecteur, englobé dans le « vous » : « Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible. » Voltaire se livre là à une critique du rôle que joue la religion dans l’esclavage.
Le Code noir, 1685 : frontispice
L’ensemble de l’argumentation met en évidence le racisme qui maintient le système de l’esclavage : si les Européens sont, pour les peuples africains, « nos seigneurs les blancs », l’esclavage se trouve d’emblée justifié par une infériorité fondée sur la couleur de la peau.
Candide, porte-parole de Voltaire
Candide représente la réaction que Voltaire espère provoquer chez son lecteur. Dès la rencontre, sa première question révèle son émotion, par l’interjection initiale, le choix de l’adjectif « horrible » : « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? » Le fait de l’appeler « mon ami » rend à cet être inférieur son statut d’humain, placé à égalité. Mais déjà le récit avait induit cette émotion, par l’insertion du jugement affectif, « ce pauvre homme », lors du portrait de l’esclave.
Cette émotion est accentuée à la fin de l’extrait, avec la violence lexicale contre l’esclavage, « cette abomination ». La récurrence de la conjonction de coordination, « et » permet aussi de renchérir sur le registre pathétique : « et il versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam ».
L’esclavage est donc, aux yeux du philosophe des Lumières, une preuve de plus pour réfuter les thèses providentialistes, qui considèrent que l’univers est organisé pour le mieux pour l’homme, d’où la définition brutale lancée par Candide : « Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal ».
CONCLUSION
Là où Montesquieu avait choisi de critiquer l’esclavage par l’ironie qui détruisait l’argumentation de ses partisans, Voltaire utilise le conte philosophique, une forme d’apologue qui lui offre deux avantages : séduire et instruire. Il met en scène, en effet, un héros, dans un double rôle : à la fois porte-parole de l’écrivain, par ses réactions horrifiées, et lecteur, car il doit permettre à chacun de partager ses réactions. Par le dialogue, il rend vivante cette rencontre, et en accentue la dimension pathétique. Mais, parallèlement, il souligne les contradictions fondamentales de tout le système qui fonde l’esclavage, une réalité cruelle, qui relève du racisme, mise au service du profit des privilégiés, et du luxe européen.
Voltaire, comme tous les philosophes des Lumières, s’attache donc à mettre en place les idéaux qu’illustrera la Révolution française : liberté, égalité, fraternité.
Documents complémentaires
Pour lire le texte
VOLTAIRE, Histoire des voyages de Scarmentado écrite par lui-même, 1756 : épilogue
Avant d’imaginer les voyages de son héros Candide, Voltaire avait déjà composé, vers 1753, et fait publier en 1756, un conte philosophique, l’Histoire des voyages de Scarmentado, écrite par lui-même, conte philosophique. Le nom du héros provient du mot italien « escarmentado », qui signifie « instruit par l’expérience ». Cette fiction autobiographique raconte, en effet, le périple de ce personnage naïf, qui, au fil de ses étapes, découvre toutes les réalités terribles, guerres, fanatisme religieux, persécutions… À la fin du récit, en Afrique, il découvre l’esclavage.
Un discours surprenant et inattendu
Voltaire choisit une stratégie argumentative originale, qui inverse la réalité. Il délègue la parole au « capitaine nègre », face au « vous » des Européens blancs ; or, ce sont d’ordinaire les esclavagistes européens qui justifient la pratique de l’esclavage.
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Il fait ainsi ressortir l’absurdité du premier argument, raciste, justifié par les seules différences physiques, énumérées.
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Le deuxième argument repose sur une analogie entre le comportement des Européens et le fait qu’ils deviennent à leur tour esclaves. C’est une sorte de revanche, l’application de la loi du talion, fondée sur la seule supériorité de la force : « quand nous sommes les plus forts et que nous vous rencontrons ».
Dans les deux cas, l’esclavage est présenté comme une conséquence logique, à laquelle s’ajoute le sentiment d’une violence gratuite et absurde.
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Le dernier argument rappelle Montesquieu, en inversant le décalage entre deux systèmes de valeurs : « une espèce de terre jaune », c’est-à-dire l’or, est dévalorisé par rapport à « un bon oignon d’Égypte ».
Ce discours surprend donc, parce qu’il inverse toutes les conceptions des Européens au XVIII° siècle. De plus, ironiquement, par antiphrase, Voltaire amène son héros à approuver ce discours, avec une généralisation qui entraîne le lecteur dans cette même approbation : « On n’avait rien à répliquer à un discours si sage. »
Une dénonciation de l'esclavage
Le discours, en rappelant les trois composantes de l’esclavage, en dénonce l’inhumanité :
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La comparaison, « comme des bêtes de somme », souligne l’image péjorative de la traite : « Vous nous achetez aux foires de la côte de Guinée ».
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Ensuite, il dénonce le travail forcé, « pénible », dans les champs ou dans les mines.
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À cela s’ajoutent les châtiments corporels, qui rappellent le Code Noir : « à coups de nerfs de bœuf ».
Anonyme, Convoi d’esclaves en Afrique, avant 1878. Peinture grisaille, 140,5 x 221. Musée du quai Branly, Paris
Voltaire, à travers les « grandes plaintes » du patron du vaisseau, et sa question, « pourquoi ils violaient ainsi les lois des nations », rappelle que ces « lois », qui permettent la vie en société, sont le contraire de la « loi du plus fort », et doivent fonder la liberté, inaliénable, de tout être humain : il doit être respecté et ne pas subir de violence, quelle que soit son origine.
Conclusion
Par son argumentation inversée, Voltaire met en évidence la relativité des valeurs : il invite son lecteur à se mettre à la place des Africains, dont les Européens font des esclaves. Il détruit ce que l’on nomme alors l’« européocentrisme », c’est-à-dire l’idée que les valeurs prônées par les Européens sont supérieures à celles des autres peuples.
Comme à chaque étape, ce dernier voyage de Scarmentado conduit à un échec, ironiquement souligné par antiphrase : « J’avais vu tout ce qu’il y a de beau, de bon et d’admirable sur la terre ». Le sort ultime du héros, derrière le paradoxe, « je fus cocu, et je vis que c’était l’état le plus doux de la vie », propose une sorte de résignation : se contenter de ce que l’on a, même si ce n’est pas parfait.
D’après Olaudah Equiano, La Véridique histoire d’Olaudah Equiano, Africain, esclave aux Caraïbes, homme libre, par lui-même, Londres,1789.
La Véridique histoire d'Olaudah Equiano est le récit autobiographique d’un esclave, publié à Londres en langue anglaise en 1789, sous l’influence du mouvement abolitionniste. Il présente, en effet, le douloureux parcours de ce Nigérian, victime, à onze ans de la traite, puis vendu comme esclave, jusqu’à ce que, acheté par un commandant de navire, il devienne marin, apprenne à lire, soit baptisé et puisse racheter sa liberté, en 1776. Il s’installe alors en Angleterre, et entreprend de lutter activement pour l’abolition de l’esclavage.
L’extrait proposé met en évidence les quatre étapes du « commerce triangulaire ».
Pour lire le texte
La capture en Afrique
Le moment de la capture est frappant d’abord par sa brutalité : on imagine aisément l’effroi des enfants, et leur séparation souligne l’inhumanité de ces ravisseurs. À cela s’ajoute l’aspect pénible du très long parcours (« six à sept mois ») jusqu’à la côte, « pendant des jours, étroitement ligoté ».
Sur le navire négrier
L’horreur s’accentue dans la description des conditions de vie sur le navire négrier : « une répugnante puanteur due à la chaleur et à la manière dont nous étions entassés », « l’air était irrespirable », et le port des « chaînes ». Le résultat est la mort de nombreux esclaves, que, cependant, les marins essaient d’éviter. Mais le fait de donner « à manger » à ce jeune enfant n’est pas un signe de pitié ; il s’agit seulement de ne pas perdre un profit, ce qui explique le châtiment subi : « ils me fouettèrent. »
Pont arrière du bateau négrier anglais "Le Wildfire", 1860
La vente des esclaves en Amérique
L’étape suivante est la vente, qui animalise totalement les esclaves, observés et traités comme dans un marché à bestiaux : « nous fûmes parqués comme des moutons. » Le récit, malgré sa sobriété, s’inscrit dans le registre pathétique en soulignant la « frayeur » des esclaves. Le lexique souligne le désespoir de la séparation, « C’était vraiment déchirant d’entendre leurs cris », ainsi que l’énumération finale : « Des parents perdaient leurs enfants, des frères leurs sœurs, des époux leurs femmes. »
Masque de l'esclave in Souvenirs d'un aveugle. Voyage autour du monde, de Jacques Arago, 1839-1840
Achat d’esclaves dans un barracone, marché d’esclaves, Havane, Cuba, 1837.
Le travail des esclaves
L’esclave est ensuite mis au travail, mais même là il n’échappe pas à ce qui est montré comme une véritable torture, telle cette description de la « muselière de fer ». Il s’agit d’empêcher toute révolte, et, dans ce cas précis, toute tentative de suicide, par exemple en absorbant de la terre.
Recherche : Le Code noir
Pour voir un diaporama d'analyse
La recherche porte sur le premier Code noir, préparé par Colbert et promulgué par Louis XIV en mars 1685. Un second Code noir le reprend en 1724, à l’intention de la colonie de Louisiane.
L’objectif de la recherche est triple :
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comprendre ce qui a motivé cet « édit du roi », destiné aux colonies des Antilles, de Guyane et de l’île Bourbon, et les conditions de sa rédaction ;
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mesurer comment les soixante article de ce Code déterminent le fonctionnement de l’esclavage dans la monarchie absolue, en en fixant de statut : le Code noir était censé limiter les abus des maîtres… et, surtout, empêcher les révoltes d’esclaves, et le « marronnage », fuite des esclaves. Mais à quel prix ? Celui d'une déshumanisation totale de l'homme.
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lire les articles pour observer ce qui relève des obligations du maître et des devoirs de l’esclave.
Étude iconographique : la vie sur une plantation
Louis-Sébastien LECLERC, "Description des plantes, arbres, animaux et poissons des îles Antilles" in J.-B. Du Tertre, Histoire générale des Antilles habitées par les Français, VI, 1667-1671.
La planche, gravée par Sébastien Leclerc (1637-1714), s’inscrit dans le tome VI d’Histoire générale des Antilles habitées par les Français, du père dominicain Jean-Baptiste Du Tertre, ouvrage paru entre 1667 et 1671.
L’illustration porte un titre : « Description des plantes, arbres, animaux et poissons des îles Antilles, avec les mœurs des sauvages qui s’y trouvent, et la manière dont on fait le sucre. » Ce titre signale le triple objectif : montrer l’inconnu, aborder le dimension sociologique, expliciter l’économie, l’utilité des colonies pour le royaume.
Structure de l'image
La planche est très construite, jouant sur la symétrie et alliant le texte, didactique, et l’image, avec, cependant, certains choix peu logiques pour le contenu textuel.
Pour un "zoom" sur l'illustration
Le texte est réparti en trois colonnes, dont la taille correspond à celle de l’image dans la partie supérieure de la planche. Au centre, comme pour lui restituer son importance, figure l’homme, sous le titre « Des Sauvages aux Antilles ». La colonne de gauche porte sur les plantes et leurs usages, ici « De l’indigo » illustré par l'«Indigoterie ». Mais est-il logique que, sans titre, le dernier paragraphe de cette colonne porte sur « les poissons » ? N’aurait-il pas été plus logique de placer ici le texte sur « la sucrerie », curieusement placé dans la colonne de droite, après « Des bêtes à quatre pieds », qui, elle, aurait pu regrouper le monde animal ?
Nous observons deux catégories d'images :
Quatre petites vignettes, deux sur les végétaux, plantes, fruits et légumes, de part et d’autre des textes, deux centrales, en bas sur les poissons, chaque dessin étant accompagné de sa légende, en haut sur l’homme.
Quatre vignettes plus grandes encadrent la planche. Le titre de trois d’entre elles, « Indigoterie », « Ménagerie », « Sucrerie », montre la volonté d’illustrer la vie dans les plantations, le travail qui permet la transformation des matières premières exotiques. La quatrième, mettant l’accent sur le monde animal, suggère deux activités, l’élevage et la chasse, d’ailleurs précisée à trois reprises, pour « l’acouty », le « cochon » et le « tatou ».
Dans toutes ces vignettes, la volonté didactique est évidente, puisque des numéros accompagnent les éléments illustrés, expliqués par une légende au-dessus de l’image. L’ouvrage de Du Tertre, datant de la fin du XVII° siècle, annonce donc déjà le travail réalisé, au siècle suivant, par les Encyclopédistes, leur désir d’éclairer les hommes en leur permettant d’accéder aux connaissances, d’où l’importance de l’image, immédiatement « lisible ».
La représentation humaine
Comme il est d’usage à cette époque, la vignette qui leur est entièrement consacrée accompagne un texte qui les désigne comme des « Sauvages », mais l’image contredit ce qualificatif.
Les "bons sauvages"
Certes, l’homme tient à la main des flèches, mais sa posture ne montre aucune agressivité, et son visage, comme celui de la femme, est souriant. L’illustrateur, dans sa présentation, allie le respect de la vérité, la nudité robuste des indigènes, et le respect des convenances, petit pagne pour l’homme, et, presque comique, feuille pour masquer le sexe de la femme… Comment ne pas voir, dans cette représentation une allusion au texte biblique de la Genèse (III, 7), alors qu’Adam et Ève, après avoir mangé le fruit défendu de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, prennent conscience de leur nudité indécente, qu’ils masquent avec une feuille de figuier ? L’arbre au centre de l’image, couvert de fruits, renforce aussi l’impression qu’ils sont encore dans « le jardin d’Eden ».
Ainsi, la gravure contribue à mettre en place ce qui devient, au XVIII° siècle, le « mythe du bon sauvage » et la vision idéalisée des îles exotiques. C’est d’ailleurs ce que confirme le texte, évident éloge, par exemple à travers les hyperboles mélioratives : « les plus heureux, les moins vicieux, les plus sociables, les moins contrefaits et les moins sujets aux maladies ». L’éloge porte à la fois sur leur état physique, sur leur tempérament, et sur leur mode de vie, « frugalité » et « simplicité », absence de « souci du lendemain ». Notons également une intéressante comparaison aux Européens qui rétablit une égalité : « Ils ont tous la peau bazanée et c’est la seule chose que les distingue des Européens » (sic), puisqu’ils « l’esprit aussi subtil et le raisonnement aussi délié qu’aucun autre peuple que ce soit ». Affirmé par un auteur qui appartient à l'ordre catholiques des moines dominicains, c'est déjà une première étape vers la contestation de l’esclavage, fondé, lui, sur l’idée d’infériorité due à la couleur de la peau.
Les activités représentées
Leclerc prend soin d’en représenter avec exactitude le cadre, qu’il s’agisse de la campagne, avec sa végétation, tel cet arbre aux racines apparentes et aux lianes pendantes, ou des habitations. Le contraste ressort entre les lieux qui servent à la production, construits en dur et organisés, et les « cases », réservées, elles, aux ouvriers, qui semblent minuscules.
Mais son objectif est d’abord de détailler toutes les étapes de traitement des ressources, ici l’indigo, le sucre, le « petun » (ou tabac) ou le manioc, qui sont soigneusement expliquées dans les textes.
Dans ces vignettes est mis en scène l’esclavage : la plupart des personnages au travail sont des noirs, chacun, hommes comme femmes, occupé à une tâche spécifique, souvent sur des machines. Dans l’ensemble des vignettes, seuls quatre Européens blancs sont représentés, identifiables par leur habillement, notamment le chapeau. Deux participent à la chasse, rabattant l’animal vers l’esclave qui sera chargé de l’abattre et de le dépecer. Les deux autres surveillent les activités :
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La posture du blanc dans l’« Indigoterie » suggère qu’il en est le propriétaire, et fait ressortir sa supériorité fière.
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Dans la « sucrerie » figure un autre Européen, de dos. Vu la canne qu’il tient à la main et brandit, il suggère que la menace pèse sans cesse sur les esclaves contraints aux tâches pénibles que mentionne la légende.
La planche ne se contente donc pas de représenter. Elle permet aussi de comprendre ce que peuvent être les réalités de l’esclavage et le pénible travail qu’il induit, en réel contraste avec l’impression de liberté et, presque, de bonheur, qui ressort de l’image du couple « sauvage ».
Louis-Jacques GOUSSIER (dessin) et Robert BENARD (graveur), Encyclopédie, tome VI, 1770 : "Vue d'une exploitation sucrière, étuve, canne à sucre et outils". Gravure, 35,7 x 22,2 cm. BnF
La deuxième illustration fait partie du recueil de « planches sur les sciences, les arts libéraux et les arts mécanique » de l’Encyclopédie, intégrée dans le tome VI, parue en 1768 et destinée à accompagner la partie intitulée « Économie rustique ». Au total sept planches illustrent l’article sur « la sucrerie », celle-ci étant la première, intitulée « Vue d’une exploitation sucrière, étuve, canne à sucre et outils », sur un dessin de Louis-Jacques Goussier (1722-1799) et gravée pour Robert Benard. Nous étudions ici l’illustration supérieure de la planche.
Pour un "zoom" sur l'illustration
S. f. (Édifice) c'est un bâtiment solidement construit, faisant partie des établissements où l'on fabrique le sucre. Il est toujours situé auprès du moulin ; sa grandeur est plus ou moins considérable, suivant l'équipage, c'est-à-dire le nombre des chaudières qu'on y veut placer : quelques-uns en contiennent jusqu'à sept, d'autres quatre seulement, mais les plus ordinaires sont de cinq. Ce nombre n'exige qu'un bâtiment de quarante à cinquante pieds de long, sur une largeur de trente à trente-six pieds, étendue suffisante pour placer les cinq chaudières sur une même ligne le long du mur de pignon. Voyez leurs noms et l'ordre de leur position dans nos Pl. d’Œcon. rustique. Elles sont enchâssées fort exactement dans un corps de maçonnerie très solide, sous lequel sont disposés les arceaux, le fourneau et le canal par où se communique la chaleur sous chacune des chaudières. On peut en voir le plan et la coupe dans les mêmes Pl. Il est à remarquer que le corps de maçonnerie dont on vient de parler, surmontant considérablement le dessus des chaudières, cet excédent doit être garni de carreaux de terre cuite, proprement joints et bien liés avec du ciment, formant des encaissements carrés, terminés insensiblement en rond à la partie inférieure qui joint exactement le bord de chaque chaudière.
D. DIDEROT, Encyclopédie, article "Sucrerie"
Notons la précision des détails dans le texte, que restitue parfaitement l’illustration. Autre preuve de l’objectif didactique, des numéros sur l’illustration renvoient à des légendes explicatives, qui révèlent à la fois le désir de « faire voir » mais aussi celui d’instruire, par exemple en définissant le lexique spécifique, tels les termes « bagasses » ou « purgerie » ou un terme local, comme le « morne ».
1, maison du maître et ses dépendances.
2, partie des cases à nègres formant une ou plusieurs rues, suivant le nombre et l'emplacement.
3, partie de savane ou pâturage.
4, lisière ou forte haie qui sépare la savane des plantations de cannes.
5, partie de pièces plantées en cannes à sucre à mi-côte et en plat-pays.
6, moulin à eau.
7, sucrerie avec sa cheminée, et son hangar pour les fourneaux.
8, gouttière qui conduit l'eau du canal sur la roue du moulin.
Le cadre vise à représenter le décor des Antilles, les « mornes » dans les lointains, la savane aux alentours, et ce « plat-pays » qui implique qu’il a déjà fallu un dur travail de déchiffrage. Un élément est significatif de l’organisation de la plantation : sur les hauteurs, à droite l’habitation principale, celle des maîtres, à gauche un long bâtiment, une église, identifiable par son clocher. Les deux pouvoirs coloniaux s’affirment ainsi, en contraste avec la petitesse des cases, alignées en contrebas à droite.
Le reste de l’espace, moulin canal, sucrerie avec sa cheminée, sont les lieux du travail, permettant de fabriquer le sucre si précieux en Europe, ou de faire paître le bétail, ressource alimentaire indispensable.
Dans ce cadre, les personnages apparaissent minuscules, cependant l’impression donnée n’est pas celle d’un travail intense : certains sont assis, d’autres semblent déambuler paisiblement… Cette illustration met donc plus l’accent sur l’aspect économique que sur la réalité physique et psychologique de l’esclavage.
Louis de JAUCOURT, Encyclopédie, 1766, article « Traite des nègres »
Pour lire le texte
Louis, chevalier de Jaucourt (1704-1779), a été, avec plus de 17000 articles, un infatigable collaborateur de l’Encyclopédie, dès ses débuts. Par son origine protestante et par son éducation, scientifique, notamment en médecine et physique, il ne peut que partager avec Diderot l’objectif exposé dans le Prospectus d’annonce, en 1750 : « C’est ainsi que nous nous sommes convaincus de l’ignorance dans laquelle on est sur la plupart des objets de la vie, et de la nécessité de sortir de cette ignorance. »
Le goût pour les dictionnaires remonte au XVII° siècle, en lien avec le désir des « classiques » de fixer des règles et des normes, notamment pour la langue et son usage littéraire, comme dans le Dictionnaire de l’Académie Française, paru en 1694. Mais le « siècle des Lumières » donne à l’article de dictionnaire une fonction nouvelle : il ne s’agit plus seulement de vulgariser les connaissances, mais à la fois de diffuser à la fois des idées critiques touchant tous les domaines de la société, et de poser les idéaux des philosophes.
Le chevalier Louis de Jaucourt
Dans cet article portant sur la « Traite des nègres », quels procédés Jaucourt met-il en œuvre pour atteindre le double but qu’il se propose : lancer une violence dénonciation de l’esclavage en même temps qu’un appel à son abolition ?
L’ARGUMENTATION : UN RÉQUISITOIRE CONTRE L’ESCLAVAGE
La forme d’un « article » : une neutralité ?
Le texte s’ouvre, comme il est attendu pour un article de dictionnaire, par un titre en lettres capitales, qui en pose le thème, suivi d’une parenthèse qui propose un synonyme, mais en signalant tout de suite le lieu d’origine : « Commerce d’Afrique ». La notion de "commerce triangulaire" intervient plus tard avec la précision, « dans leurs colonies », et le terme « achat ». Il définit enfin les personnes impliquées, « les Européens » et les « nègres », terme courant au XVIII° siècle. La définition est introduite, comme il est d’usage, par le présentatif « c'est ».
Cependant, ce premier paragraphe est loin d’avoir l’objectivité, la neutralité, attendues dans un article de dictionnaire, uniquement informatif en principe. Le lexique, en effet, est nettement péjoratif avec le verbe « viole », et se charge d’affectivité avec la compassion qu’implique la désignation par « ces malheureux », repris dans le dernier paragraphe par « ces infortunés ». Enfin l’énumération en gradation, « la religion, la morale, lois naturelles, et tous les droits de la nature humaine », annonce déjà les arguments qui seront développés pour dénoncer l’esclavage.
La démarche argumentative
Après ce paragraphe d’introduction, les trois paragraphes suivants introduisent chacun un argument, en suivant une même structure. Un principe est d’abord posé, dont découle une conséquence, marquée soit par le connecteur « donc » ou par la formule injonctive plus explicite encore, « Il faut conclure de là », destinée à entraîner l’adhésion du lecteur.
Le dernier paragraphe sert de conclusion en faveur de l’affranchissement des esclaves. Il est encadré par une double conséquence, signalée par « donc », qui affirme l’objectif de Jaucourt : « être déclaré libre », dans la première phrase, est repris, dans la dernière, par « en le déclarant libre ». Au centre, il rappelle, sur un rythme ternaire, les arguments antérieurs, causes qui fondent cette conclusion : « puisqu’il n’a jamais perdu la liberté ; qu’il ne pouvait pas la perdre ; et que son prince, son père, et qui que ce soit dans le monde n’avait le pouvoir d’en disposer ».
Cette démarche est très habile : dès le moment où le lecteur admet les causes, il se voit contraint de suivre l’auteur dans son raisonnement.
Sur le plan de la loi : la notion de « droit »
La notion de « droit » constitue la base de l’argumentation, le terme étant répété dans chaque paragraphe : « le droit de la guerre », « avoir droit », « pas en droit », « aucun homme n’a droit », « qui n’ait droit ». L’article s’affirme ainsi comme rationnel, rigoureux, mettant en parallèle les causes et les conséquences.
Les causes de l’esclavage : comment devient-on esclave ?
Le deuxième paragraphe est construit sur une antithèse. Il oppose, par des négations :
Le « droit » légitime, double : Ce serait d’abord « le droit de la guerre », traditionnel depuis l’antiquité et encore admis au XVIII° siècle, droit de faire des prisonniers pour le profit des vainqueurs. Ensuite, ce serait le libre-arbitre, la volonté de l’individu, avec une redondance insistante : « ils ne se dévouent pas non plus volontairement eux-mêmes à la servitude ».
La réalité des faits, introduite par une litote qui la met en valeur : « Personne n’ignore que… ». Il définit, dès la parenthèse initiale, l’esclavage comme un « commerce », terme récurrent, repris par « négoce », et répété par « un commerce de ce genre », et « objet de commerce ». Le champ lexical du commerce parcourt l’ensemble du texte, avec ses quatre composantes, l’« achat » (« on les achète », « les acheter », « il avait acquis, « l’acquisition »), suivi de la « vente » (les « marchandises »« en vente », « les vendre »), donc avec des « propriétaires », possesseurs de « marchandises ». L’esclavage, en fait, assimile l’être humain à un objet.
L'achat des esclaves dans un village d'Afrique
Quelles conséquences en tirer ?
Tout un réseau de négations concourt à annuler cette notion de « commerce », qualifié d’« illicite », donc en dehors du droit, tant pour l’achat que pour la vente : « aucun homme n’a droit de les acheter ou de s’en rendre le maître », « ils ne sont donc pas en droit de disposer de leur liberté, et de les vendre pour esclaves ». Cela conduit à la négation renforcée, « ils ne peuvent être ni vendus, ni achetés, ni payés à aucun prix », catégorique : « par conséquent la vente qui en a été faite est nulle en elle-même ».
Deux cibles sont alors visées. En haut de l’échelle sociale, nous restons dans le domaine du droit, puisque sont d'abord désignés ceux qui font les lois : « [l]es rois, les princes, les magistrats ». C’est ici la monarchie elle-même qui se trouve critiquée. Puis, l’auteur généralise, puisque chacun peut contribuer à ce commerce : « aucun homme ». Dans les deux cas, le choix du verbe « prétendre » leur droit : les premiers « prétendent avoir droit de disposer de leur liberté », pour les seconds, les partisans de l’esclavage de manière générale, ils sont inclus dans le pronom indéfini, « on prétend n’être que des esclaves ».
Les valeurs morales
Elles sont le second fondement de l’argumentation, posées en tête dès le premier paragraphe : la « traite » « viole la religion, la morale ».
Jaucourt rappelle l’évolution de la religion, à la fin du texte : « c’est leur semblable, ayant une âme comme eux. » En 1550-1551, un débat, nommé "la controverse de Valladolid", avait divisé l’Église avec la découverte des peuples du Nouveau Monde : les indigènes ont-ils une âme ? Ce qui revenait à se demander s’ils étaient des créatures de Dieu au même titre que les Européens. La réponse avait, à cette époque, été la reconnaissance pour les Indiens, mais le déni pour les Africains, ce qui avait permis à l’Église de cautionner totalement l’esclavage. Mais, dans le « Code noir » de 1685, un changement intervient : en obligeant explicitement, dans l’article II, les propriétaires à convertir leurs esclaves, « Tous les Esclaves qui seront dans nos Îles, seront baptisés et instruits dans la Religion Catholique, Apostolique et Romaine », l’édit leur accorde une âme perfectible.
Jaucourt souligne ainsi la contradiction : si l’on admet que le noir d’Afrique a une « âme », il est un être humain à part entière, le réduire à l’état d’objet est donc aller contre la religion et ses règles morales. Un raisonnement a fortiori, posé par hypothèse, soutient cet argument dans le troisième paragraphe : « Si un commerce de ce genre peut être justifié par un principe de morale, il n’y a point de crime, quelque atroce qu’il soit, qu’on ne puisse légitimer. » Il pose, en effet, une hypothèse, mais rendue irrecevable par la formule « de ce genre » qui sous-entend barbarie et cruauté, et en tire, par une litote, une conséquence : l’esclavage, crime collectif, ne peut être justifié par « un principe de morale » ; si on l’admet comme juste, on peut alors « légitimer » tout crime individuel.
Une société qui admet l’esclavage perd donc, d’office, sa base même, la justice, qui protège chacun.
LES IDÉAUX PRÔNÉS
Jaucourt construit son article par inversion des valeurs qui fondent l’esclavage, précédemment dénoncées.
La liberté, le « droit naturel »
En opposition au droit du « propriétaire », jugé « illicite », répond celui de « la nature humaine », « toutes les lois de l’humanité », ce que la conclusion reprend par la formule « droit naturel »..
La première de ces lois est la liberté, qui revient dans chaque paragraphe, droit inaliénable : « les hommes et leur liberté ne sont point un objet de commerce ». La conclusion, avec le rythme ternaire en gradation, insiste sur ce principe : « puisqu’il n’a jamais perdu la liberté ; qu’il ne pouvait pas la perdre ; et que son prince, son père, et qui que ce soit dans le monde n’avait le pouvoir d’en disposer. »
Allégorie de la Nature, nourrissant à la fois un enfant blanc et un noir,
et regardant avec compassion les Nègres esclaves maltraités, XVIII° siècle. Eau-forte et burin. BnF
La fraternité
Si Jaucourt donne à son article une forme rigoureuse, faisant appel à la raison de son lecteur pour le convaincre, il cherche aussi à le persuader en faisant appel à ses sentiments, en invoquant la nécessaire « humanité ». Ces deux aspects se trouvent d’ailleurs associés dans l’exemple d’autorité cité dans le deuxième paragraphe, « un Anglais moderne, plein de lumières et d’autorité », le terme « lumières » renvoyant à la raison, « humanité » relevant lui du sentiment. Même s’il ne le nomme pas, par prudence, cet Anglais est Locke (1632-1704) qui avait soutenu le « Bill of rights », texte imposé en 1689 aux souverains anglais sous le titre complet : « An Act Declaring the Rights and Liberties of the Subject and Settling the Succession of the Crown ». Cet acte, en accordant des droits et des libertés aux sujets anglais, fondait la monarchie parlementaire, idéal politique de nombreux philosophes des Lumières.
La traite : l'inhumanité du convoi d'esclaves. Gravure, XVIII° siècle. BnF
Le premier sentiment, face à l’esclavage, est la compassion, que Jaucourt exprime dans son vocabulaire : « ces malheureux », écrit-il dans l’introduction, et la conclusion reprend avec « ces infortunés ». Le lecteur sent aussi toute son émotion quand il associe les termes « crime » et « atroce » à son argumentation contre l’esclavage, et dans la conclusion : « C’est donc une inhumanité manifeste » de soutenir l’esclavage. En fait, lutter contre l’esclavage, c’est reconnaître en chaque homme sa propre humanité.
En témoigne l’assertion finale, « c’est leur semblable, ayant une âme comme eux », qui, au-delà de la dimension chrétienne, affirme clairement l'exigence de fraternité entre les hommes.
L'affranchissement
Il est la conséquence logique de l’argumentation : marquer par la loi ce « droit naturel » à la liberté. Il procède en deux temps, d’abord de façon négative, puisque tout le deuxième paragraphe, avec ses négations, conduit déjà à réclamer la liberté, en s’appuyant sur l’autorité de Locke, considéré par les écrivains des Lumières comme le fondateur de l’état naturel. Pour lui, tout homme, dans l’état de nature, a le sentiment de sa liberté et aspire au bonheur : il possède une vie qui lui est propre, et il souhaite la conserver. De cela découle qu’il a le droit et le devoir de conserver. Comment y renoncerait-il en remettant son existence entre les mains d’autrui ? D’où l’affirmation dans la conclusion : « ce nègre ne se dépouille, et ne peut pas même se dépouiller jamais de son droit naturel ; il le porte partout avec lui, et il peut exiger partout qu’on l’en laisse jouir. »
Cette conclusion entraîne elle-même deux conséquences.
La première renvoie directement à l’article 38 du « Code noir » : « L’Esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son Maître l’aura dénoncé en Justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de Lys sur une épaule, et s’il récidive un autre mois, à compter pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et sera marqué d’une fleur de Lys sur l’autre épaule, et la troisième fois, il sera puni de mort. » Sans l’exprimer directement, Jaucourt s’oppose clairement à tout châtiment, en renvoyant la culpabilité au maître, qui, le premier, a outrepassé la loi : « un homme dont l’esclave prend la fuite, ne doit s’en prendre qu’à lui-même ».
La seconde va plus loin, en réclamant ce qui est, en fait, une abolition de l’esclavage puisqu’il ne remet pas l’affranchissement entre les mains du maître, comme le dit le « Code noir » dans l’article 55 : « Les Maîtres âgés de vingt ans pourront affranchir leurs Esclaves par tous actes vifs ou à cause de mort, sans qu’ils soient tenus de rendre raison de l’affranchissement ». Lui, il en fait un acte officiel, reconnu par l’État : « C’est donc une inhumanité manifeste de la part des juges de pays libres où il est transporté, de ne pas l’affranchir à l’instant en le déclarant libre. » Les juges appartiennent à des « pays libres », l’esclave vit dans un pays libre : c’est donc une question d’égalité entre les sujets du roi que de lui reconnaître cette même liberté.
David Lucas, L’Émancipation des esclaves, 1ère moitié du XIX° siècle. Gravure d’après un tableau d’Alexander Rippingille
CONCLUSION
Cet article est très représentatif à la fois des débats du XVIII° siècle autour de l’esclavage, en faveur de la liberté, et du rôle de l’Encyclopédie : sous couvert de définition, il s’agit bien d’argumenter, de dénoncer les injustices et les abus de la monarchie absolue, et de guider l’homme vers un monde plus juste. Pour cela, ils jouent sur une apparence d’objectivité, qui masque, en réalité, une argumentation critique, et ne se privent pas, comme le fait Jaucourt, de mettre en œuvre tous les procédés d’écriture propres à faire réagir les lecteurs, notamment en touchant leur cœur aussi.
Avant d’écrire cet article « Traite des Nègres », paru dans le tome XVI de l’Encyclopédie, Jaucourt avait déjà rédigé l’article « Esclavage », paru dans le tome V. Après une longue approche historique, il développait une argumentation plus complète, mais il arrivait à la même conclusion. : « »
Après avoir parcouru l’histoire de l’esclavage, depuis son origine jusqu’à nos jours, nous allons prouver qu’il blesse la liberté de l’homme, qu’il est contraire au droit naturel et civil, qu’il choque les formes des meilleurs gouvernements, et qu’enfin il est inutile par lui-même.
Ainsi tout concourt à laisser à l'homme la dignité qui lui est naturelle. Tout nous crie qu'on ne peut lui ôter cette dignité naturelle, qui est la liberté : la règle du juste n'est pas fondée sur la puissance, mais sur ce qui est conforme à la nature ; l'esclavage n'est pas seulement un état humiliant pour celui qui le subit, mais pour l'humanité même qui est dégradée.
Exposition sur les Lumières : site BnF
Pour en savoir plus sur l'Encyclopédie
Pour mesurer en quoi L’Encyclopédie illustre le siècle des Lumières, tant les changements dans les mœurs que les idées critiques et les idéaux, il est utile de se reporter à la remarquable exposition « Les Lumières : un héritage pour demain » proposée sur le site de la BnF.
Cela permet de mieux comprendre l’affirmation optimiste de Diderot, principal chef de file des encyclopédistes, dans sa lettre à Sophie Volland du 26 septembre 1762.
Ce qui caractérise le philosophe et le distingue du vulgaire, c’est qu’il n’admet rien sans preuve, qu’il n’acquiesce point à des notions trompeuses et qu’il pose exactement les limites du certain, du probable et du douteux.
Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j’espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n’y gagneront pas. Nous aurons servi l’humanité.
Sébastien MERCIER, L’An deux mille quatre cent quarante. Rêve s’il en fût jamais, 1774, XI : « Du commerce », extrait
Pour lire le texte
Sébastien Mercier (1740-1814) a pratiqué tous les genres littéraires, théâtre, essai par exemple son Tableau de Paris, en douze volumes parus entre 1781 et 1788, satires, poèmes… mais aussi romans dont L’an 2440. Rêve s’il en fût jamais, paru à Londres en 1771, puis en 1786 à Amsterdam et en 1799 à Paris. C’est un roman original, une utopie qui transporte l’auteur-narrateur, dans un Paris du futur où règne un bonheur parfait. Il parcourt les rues parisiennes avec un guide anglais, nation alors ennemie, mais qui sert de modèle aux réflexions des Lumières, notamment, dans la lignée de Locke, sur l’importance du respect de « l’état naturel » : il fonde à la fois les modes de vie et l’organisation sociale.
Dans son « Épître dédicatoire », il explique les raisons de son choix de l’écriture d’anticipation, précisées dans un « Avant-propos » :
Oh, si je pouvais partager le temps de mon existence en deux portions, comme je descendrais à l'instant même au cercueil ! Comme je perdrais avec joie l'aspect de mes tristes, de mes malheureux contemporains, pour aller me réveiller au milieu de ces jours purs que tu dois faire éclore, sous ce ciel fortuné, où l'homme aura repris son courage, sa liberté, son indépendance et ses vertus. Que ne puis-je te voir autrement qu'en songe, année si désirée et que mes vœux appellent ! Hâte-toi ! Viens éclairer le bonheur du monde ! Mais, que dis-je ? Délivré des prestiges d'un sommeil favorable, je crains, hélas ! Je crains plutôt que ton soleil ne vienne un jour à luire tristement sur un informe amas de cendres et de ruines !
S. Mercier, "Épître dédicatoire"
Rovinet, L’An 2440 : la découverte des réalités nouvelles. Gravure, édition de 1786
Le sage sait que le mal abonde sur la terre ; mais en même temps il a toujours présente à l'esprit cette perfection si belle et si touchante, qui peut et qui doit même être l'ouvrage de l'homme raisonnable. En effet, pourquoi nous serait-il défendu d'espérer qu'après avoir décrit ce cercle extravagant de sottises autour duquel l'égarent ses passions, l'homme ennuyé reviendra à la lumière pure de l'entendement ? Pourquoi le genre humain ne serait-il pas semblable à l'individu ? Emporté, violent, étourdi dans son jeune âge ; sage, doux, modéré dans sa vieillesse. L'homme qui pense ainsi, s'impose à lui-même le devoir d'être juste. Mais savons-nous ce que c'est que perfection ? Peut-elle être le partage d'un être faible et borné ? Ce grand secret n'est-il pas caché sous celui de la vie ? Et ne faudra-t-il pas dépouiller notre vêtement mortel pour percer cette sublime énigme ? En attendant tâchons de rendre les choses passables, ou, si c'est encore trop, rêvons du moins qu'elles le sont. Pour moi, concentré avec Platon, je rêve comme lui. Ô mes chers concitoyens ! Vous que j'ai vu gémir si fréquemment sur cette foule d'abus dont on est las de se plaindre, quand verrons-nous nos grands projets, quand verrons-nous nos songes se réaliser ! Dormir, voilà donc notre félicité.
S. Mercier, "Avant-Propos"
Aux côtés du narrateur, le lecteur découvre alors les profondes transformations intervenues dans la vie sociale, politique, religieuse, économique, comme dans cet extrait du chapitre XL, « Du Commerce » qui explique que, vu que « les Français n'ont plus de colonies dans le nouveau monde, et que chaque partie de l'Amérique forme un royaume séparé, quoique réuni sous un même esprit de législation », l’esclavage est aboli. Mercier rejoint ainsi, dans sa dénonciation, ses amis philosophes, Rousseau et Diderot, et, de 1785 à 1798, ce républicain s’engage dans la vie politique, chez les Jacobins d’abord puis chez les Girondins en tant que député.
Comment, à travers les cibles visées dans ce réquisitoire, Mercier formule-t-il son idéal humain ?
LES CIBLES DU RÉQUISITOIRE
Leur dénonciation
L’ordre retenu traduit le degré de culpabilité que l’auteur leur reconnaît.
En premier, sont citées les « grosses compagnies », la Compagnie de la Nouvelle-France (le Canada), la Compagnie du Cap-Vert et du Sénégal, toutes deux absorbées par La Compagnie des Indes Occidentales, créée en 1664 par Colbert, ministre de Louis XIV, quatre mois avant la Compagnie des Indes Orientales. Celle-ci est chargée du commerce à destination de l’Océan indien, la première reçoit la propriété des côtes d’Afrique et d’Amérique.
Le sceau de la Compagnie des Indes occidentales
Les armoiries de la Compagnie des Indes orientales
Il leur adresse un double reproche, D’une part, elles « absorbaient toutes les fortunes particulières », c’est-à-dire qu’en privilégiant ce type d’investissement, très rentable, les riches sujets du royaume choisissent leur intérêt personnel aux dépens d’autres activités économiques nécessaire à l’essor du royaume. D’autre part, elles « anéantissaient l’audace généreuse d'une nation », car, comme l’argent est mis au service du seul plaisir, les privilégiés ne pensent plus qu’à s’amuser au lieu de lutter pour améliorer leur société. Cette double critique est finalement reprise en chiasme dans la comparaison, elles « portaient un coup aussi funeste aux mœurs qu'à l'État », l’adjectif « funeste » renvoyant, étymologiquement, à la mort. En accordant la première place à ces coupables, Mercier montre donc qu’à ses yeux, le fondement d’une société est l’économie.
Sont ensuite accusés les consommateurs, les privilégiés amateurs des nouveaux produits coloniaux, ici énumérés : « chocolat », « épices », « du sucre et des ananas », « la crème des Barbades », c’est-à-dire le rhum, et « les étoffes brillantes des Indes », la soie. Tout commerce n’existe, en effet, que si existe une demande. La dénonciation de Mercier repose ici sur d’un argument par concession. Il feint de leur donner raison d’abord, « Il pouvait être très agréable de prendre du chocolat. », pour faire ensuite intervenir son jugement sévère dans une question rhétorique qui interpelle le lecteur. Le connecteur d’opposition « mais » prouve clairement qu’il blâme cette consommation : « mais, en vérité, ces sensations étaient-elles assez voluptueuses pour nous fermer les yeux sur l’assemblage des maux inouïs que notre mollesse éveillerait dans les deux hémisphères ? » Le contraste ressort des hyperboles, d’un côté le plaisir, fondé sur ce qu’il appelle des « sensations […] voluptueuses », de l’autre un « assemblage de maux inouïs », dénoncés. Il s’agit, en effet, de produits de luxe, ressources non indispensables, dont plusieurs dépendent directement de l’esclavage. Ainsi, avides de superflu, les consommateurs sont loin d’être innocents.
La tasse de chocolat. Gravure, XVIIème siècle
Enfin, sont attaqués les monarques, avec un pluriel prudent pour ne pas accuser directement le roi de France : « des rois devenus marchands, ensanglantant le globe pour le drapeau d’une frégate ». Outre le mépris de la dégradation hiérarchique qui transforme les « rois » et « marchands », le blâme est amplifié par un contraste mis en valeur. D’un côté, la conséquence de leurs choix politiques est accentuée par l’hyperbole, « ensanglantant le globe », de l’autre la cause est rendue dérisoire par la métonymie, « le drapeau d’une frégate », qui désigne leur volonté d’affirmer leur puissance militairement. Mercier fait ici allusion aux guerres nombreuses entre les pays d’Europe, France, Angleterre, Pays-Bas, Espagne et Portugal depuis les conquistadores du XVIème siècle, pour conquérir de nouvelles possessions coloniales. La monarchie impose donc sans limites ses volontés.
Le registre polémique
Ainsi, sa dénonciation s’inscrit dans le registre polémique, qui charge de violence l’accusation de ces responsables. Nous notons, en effet, l’opposition dans l’énonciation entre les pronoms « nous » et « vous ».
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Dans le « vous », à la fois singulier, son interlocuteur, et pluriel, le locuteur inclut tous les participants au commerce critiqués, pour pointer du doigt leur responsabilité, c’est-à-dire aussi celle des lecteurs de Mercier au XVIIIème siècle.
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Mais, par le « nous », il se détache des coupables en affirmant, dès le début du passage, que les hommes de « l’an 2440 », ont su, eux, agir contre ces défauts : « Nous avons commencé par détruire ces grosses compagnies ». Contrairement aux hommes du XVIIIème siècle, leurs descendants ne sont pas restés aveugles, ne se sont pas contentés de « fermer les yeux » sur ces abus, et ont su s’y opposer avec force, sans « mollesse » en prévoyant, comme le montre l’emploi du futur dans le passé, « les maux inouïs » que leur inaction « éveillerait dans les deux hémisphères ». C’est pourquoi, tous les verbes de sa description des temps anciens sont conjugués à l’imparfait : tout cela est à présent fini.
Le réquisitoire de Mercier révèle donc l’optimisme de ce romancier. Il tente de faire réagir ses lecteurs en leur offrant le tableau d’un monde futur idéal qui a su corriger le fonctionnement du commerce pour faire cesser les conflits et l’exploitation des peuples. frères, d’où le verbe accusateur : « et vous prétendiez au nom de chrétiens, au nom d’hommes. » Mercier signale ainsi son opinion, son opposition à l’esclavage, qu’il développe dans la seconde partie du texte.
LA DÉNONCIATION DE L’ESCLAVAGE
Une douloureuse réalité
Pour décrire la réalité de l’esclavage, Mercier en reproduit les trois étapes, en accentuant la tonalité pathétique.
Dans un premier temps, il rappelle l’achat des esclaves en Afrique « sur la côte de Guinée », qui sépare les familles, horreur soulignée par l’image, « Vous alliez briser les nœuds sacrés du sang et de la nature ». En expliquant « Vous armiez le père contre le fils », il peut signifier les conflits que cela provoque entre les peuples, alors que tous les hommes appartiennent à une même famille. Mais cela peut aussi faire allusion à la vente d’un enfant par une famille qui en tire profit tout en croyant naïvement agir pour le bien de leur enfant, comme le raconte le discours du « nègre du Surinam » dans Candide de Voltaire.
La traite : le convois des esclaves, achetés avant d'être livrés au colonisateur
Esclaves entassés dans l'entrepont d'un négrier. Gravure, XIX° siècle
Puis, vient le voyage sur les navires négriers. Même si Mercier ne les nomme pas explicitement mais les remplace par un mot abstrait, « l’avarice », cette allégorie hyperbolique des bateaux met en évidence l’horreur du voyage : « l’avarice pâle, inquiète, sillonnant les déserts de l’océan, peuplant de cadavres le vaste fond des mers ». Les adjectifs mis en valeur illustrent la peur de ces navires car ils sont menacés par des navires ennemis, et les conditions du voyage sont si terribles que les esclaves, nombreux à mourir, sont alors jetés par-dessus bord.
Enfin, le pénible travail des esclaves est rapidement évoqué par la mention des « mines du Pérou », de « l’or », difficile à extraire, comme le souligne le lexique insistant : un « effort » est exigé pour qu’on l’« arrache » des « entrailles de la terre ».
Ainsi, Mercier dénonce la terrible traite des esclaves qui a permis le développement économique de l’Europe.
Les causes posées
Mais ce tableau de l’esclavage permet à l’auteur de soutenir son argumentation qui en pose d’abord les causes pour mieux convaincre et persuader son lecteur. Ainsi, une longue phrase énumère les causes, juxtaposées, qui sont doubles.
La première est l’appât du gain, formulé d’abord par l’abstraction hyperbolique, « La soif de l’or exaltée dans tous les cœurs », puis par « l’avidité », jusqu’à l’allégorie, « l’avarice pâle, inquiète ». Une comparaison hyperbolique concrétise cette cause : « l’or enfin, sortant des mines du Pérou comme un fleuve brûlant ».
La seconde exprime le rejet de toutes les valeurs morales, à commencer par la religion qui interdit à l’homme de tuer son semblable et impose la charité, d’où le verbe accusateur, « vous prétendiez au nom de chrétiens, au nom d’hommes. ». Son exclamation indignée accentue aussi l’opposition à la morale chrétienne : « Aveugles et barbares ! » L’absence de morale s’élargit ensuite, car les Européens ont fait « disparaître « la justice et la vertu mises au rang des chimères », la comparaison réduisant ces valeurs à des illusions.
Dans leur quête de richesse, les Européens ont donc perdu toute conscience et tout sentiment humain.
Les conséquences
Or, ces causes conduisent à des conséquences, que Mercier présente sur un ton polémique, jusqu’à sa conclusion, ironie amère par antiphrase : « Voilà le tableau fidèle des avantages que le commerce extérieur a produits au monde. » En fait d’« avantages », chaque cause conduit, en effet, à de terribles conséquences. Avant de les détailler, sa projection dans l’avenir permet à Mercier de blâmer l’aveuglement de ses contemporains, qui n’ont pas prévu les résultats de l’esclavage, ces « maux inouïs » évoqués à l’imparfait : « Vous alliez briser les nœuds sacrés du sang et de la nature », « Vous armiez », « vous prétendiez ». En revanche, en « l’an 2440 », l’aveuglement a cessé, les conséquences sont connues, « vous ne l’avez que trop appris par une fatale expérience », avec l’adjectif qui, étymologiquement, renvoie à la mort.
À bord du navire négrier : les esclaves jetés à la mer. Gravure
La conséquence est alors d’abord généralisée par une métaphore : le « fleuve brûlant » de l’« or » a conduit à « dessécher partout sur son passage les racines du bonheur ». Les images se concrétisent et s’amplifient ensuite en gradation, avec la vision des « cadavres » sur les océans, puis « ensanglantant le globe », enfin avec la généralisation : « après avoir tourmenté, épuisé la race humaine ». La comparaison violente renforce l’énumération des participes pour insister sur l’inhumanité terrible de l’esclavage : « une race entière d’hommes vendus, achetés, traités comme les animaux de la plus vile espèce ».
Enfin, ce lien entre cause et conséquence se conclut sur une impression d’absurdité : « l’avarice » amène à extraire « l’or » d’une partie du globe, l’Amérique, le « Pérou », pour que « la superstition », façon péjorative de désigner la religion qui admet l’esclavage, l’amène, elle, à « aller s’engloutir dans les Indes », autre partie du globe où elle l’« enfouit […] dans les entrailles de la terre », afin de produire d’autres richesses. Aux yeux de Mercier, ce transfert ne peut justifier tant de souffrances et, surtout, la disparition des valeurs morales, et les esclavagistes ne sont, en fait, que des criminels.
CONCLUSION
Les descriptions de L’An 2440 sont soutenues par la pensée qui marque la fin du siècle, l’idée de nature, qui justifie son respect, impliquant le refus du luxe, inutile, et conduit à réclamer l’abolition de tout ce qui la nie, à commencer par l’esclavage qui nie l’égalité naturelle entre les hommes, quelle que soit leur origine. D’où le violent réquisitoire dans ce passage, qui dénonce les cibles coupables en révélant toute l’indignation de l’auteur. Un autre passage, dans le chapitre XLII, « Les gazettes », évoque plus directement l’abolition de l’esclavage, censée être effective à « Philadelphie, capitale de Pennsylvanie », avec une série d’interrogations qui plaident en sa faveur :
Comment les Princes du Nord refuseraient-ils de se couvrir d’une gloire immortelle en abolissant dans leurs contrées l’esclavage, en rendant au cultivateur du moins sa liberté personnelle ? Comment n’entendent-ils pas le cri de l’humanité qui les invite à cet acte glorieux de bienfaisance ? Et de quel droit retiendraient-ils dans une servitude odieuse et contraire à leurs vrais intérêts, la partie la plus laborieuse de leurs sujets, lorsqu’ils ont devant les yeux l’exemple de ces Quakers qui ont donné la liberté à tous leurs esclaves Nègres ? Comment ne sentent-ils pas que leurs sujets seront plus fidèles, en étant plus libres, et qu’ils doivent cesser d’être esclaves pour devenir des hommes ?
Ce roman rejoint les écrits utopiques qui se multiplient au XVIII° siècle, en réaction devant les conditions de vie malheureuses dans des sociétés injustes, pour imaginer un monde meilleur.
Un chapitre, non numéroté, au cœur du roman et intitulé « L’éclipse de lune », avec la précision, « C’est un vieux Solitaire qui parle » met en évidence l’idéal de Mercier. Intitulé « L’éclipse de lune », avec la précision, « C’est un vieux Solitaire qui parle », il laisse la parole à celui qui symbolise la sagesse. Celui-ci raconte un épisode de sa vie. Il médite sur la mort, ruines et cendres promises à toute réalité terrestre, quand intervient un événement brutal : « Tout à coup survint une éclipse de lune que je n'avais point prévue. » Il s'apprête alors à s'allonger dans une « fosse ». Mais l'éclipse se dissipe : « Un faible jour commençait à blanchir la voûte étoilée. Quelques rayons sillonnaient le flanc des nuages : de degrés en degrés, ils recevaient une lumière plus éclatante et plus vive ; ils s’enfoncèrent bientôt sous l’horizon, et mes yeux distinguèrent le disque de la lune à moitié dégagé de l’ombre. Il luit enfin dans tout son éclat. » Mercier révèle ainsi son optimisme : de la destruction, des ténèbres, renaîtra un monde meilleur, lumineux.
Mais tout le roman n’est qu’un rêve, qui, dans le chapitre XLIV, intitulé « Le réveil », se termine brutalement alors que l’auteur est en train de découvrir les ruines du château de Versailles : « J'allais l'interroger lui-même, lorsqu'une des couleuvres dont ce séjour était encore rempli, s'élançant du tronçon d'une colonne autour de laquelle elle était repliée, me piqua au col, et je m'éveillai. » Cet optimisme peut-il ouvrir sur des réalités propres à améliorer la société ?
DEVOIR : Discours contre l'esclavage
Pour lire le texte
En 1772, un an après la Description d’un voyage autour du monde de Bougainville, navigateur français, Diderot profite de cet ouvrage pour développer sa propre réflexion philosophique dans son Supplément au Voyage de Bougainville, sous-titré Dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas, mais l’ouvrage n’est publié qu’à titre posthume. Dans ce dialogue, genre littéraire qui lui est cher, Diderot remet en cause plusieurs affirmations du récit de Bougainville, notamment sur la nature morale des indigènes. Dans son chapitre IX, en effet, Bougainville évoque l’accueil que les habitants de Tahiti ont réservé aux Européens, le passage de la méfiance à une véritable hospitalité, au point qu’il compare l’île au « jardin de l’Eden ». Il mentionne, au fil de son récit, la présence d’un vieillard silencieux, dont il interprète « l’air rêveur et soucieux », comme une crainte « que ses jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du repos, ne fussent troublés par l’arrivée d’une nouvelle race ».
Diderot, lui, prête la parole à ce vieillard, qui adresse de violents reproches à Bougainville.
Après lecture et analyse du texte, vous traiterez le sujet suivant.
1°. Quels procédés permettent de renforcer la dimension polémique de ce discours ?
2°. Un député révolutionnaire, à la tribune de l’Assemblée, prend la parole pour admettre les torts du colonisateur et réclamer l’abolition de l’esclavage.
Quelques pistes pour la correction
Denis DIDEROT, Contribution à l'Histoire des deux Indes de Raynal, 1780 : "Sur l'esclavage"
Pour lire le texte
Guillaume-Thomas Raynal (1713-1796), ordonné prêtre en 1743, devient précepteur à Paris, dans de riches familles en 1746, ce qui lui donne l’occasion de fréquenter les philosophes dans les salons. Il commence en 1766 son vaste ouvrage, intitulé Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, qu’il fait paraître anonymement en 1770 à Amsterdam. Il est condamné dès 1772 par la censure royale, mais le succès rencontré entraîne plusieurs éditions, de plus en plus critiques, notamment la troisième, en 1780. La condamnation est alors encore plus sévère : le livre est brûlé sur la place publique en mai 1781 par le bourreau du roi, l’abbé Raynal, pour ne pas être emprisonné fuit en Prusse, où il reste en exil jusqu’en 1787 où son retour est autorisé, hormis dans la capitale.
Comme ses contemporains, dans le désir d’éclairer les lecteurs, Raynal a une ambition encyclopédiste. En témoigne le titre donné à une seconde édition en 1773 : Atlas portatif pour servir l'intelligence de l'Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes. Pour faire un état complet du colonialisme européen, Raynal regroupe des textes d’auteurs divers, aussi bien de « mémoires » spécialisés, par exemple sur le commerce ou sur certains pays étrangers, que des philosophes, parmi lesquels d’Holbach, Saint-Lambert, et Diderot, un des collaborateurs les plus actifs, notamment pour la troisième édition de 1780, si l’on en croit les commentaires de Grimm.
Guillaume-Thomas Raynal, portrait dans la 3ème édition d'Histoire des deux Indes, 1780
Raynal y a alors mis son nom, son portrait, accompagnés de cette mention : « Au défenseur de l’humanité, de la vérité, de la liberté ».
Ce passage est dû à Diderot. Comment la forme choisie renforce-t-elle ce réquisitoire contre l’esclavage ?
LA STRATÉGIE ARGUMENTATIVE
La situation d'énonciation
Le choix des pronoms personnels révèle la présence de deux interlocuteurs.
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D’un côté, on reconnaît un indigène qui plaide en faveur de sa liberté : « les attentats contre ma liberté naturelle », « celui qui veut me rendre esclave […] , m’opprimer », « le droit de me défendre ».
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De l’autre, il y a l’esclavagiste, brutalement interpellé par le tutoiement dans la seconde partie du premier paragraphe. L’opposition ressort nettement, par exemple dans cette hypothèse « Si tu te crois autorisé à m'opprimer, parce que tu es plus fort et plus adroit que moi ».
Mais le contraste entre le tutoiement et le vouvoiement montre que l’extrait dépasse le simple dialogue, dès la phrase d’ouverture : « Hommes ou démons, qui que vous soyez, oserez-vous justifier les attentats contre ma liberté naturelle par le droit du plus fort ? » Le pluriel, le lexique péjoratif, la question violente transforme ce face-à-face en une dénonciation plus générale des esclavagistes.
La fin du texte enrichit encore cette forme du dialogue, en remplaçant le pronom objet (« me », « moi ») par le sujet « je » derrière lequel se cache l’écrivain. C’est lui qui construit l’argumentation (je le veux ») et, surtout, qui fait preuve d’ironie par antiphrase envers son adversaire, quand il défend l’humanité des colonisateurs européens : « Je vous défie, vous, le défenseur ou le panégyriste de notre humanité et de notre justice… ». Le recours à la première personne du pluriel signale que ce n’est pas réellement un homme menacé d’esclavage qui parle, mais un de ses partisans dans la société française, ce que confirme son plaidoyer : « nous, devenus humains ».
Ce jeu qui fait alterner les différents points de vue atteint son apogée à la fin du texte. C’est bien, en effet, l’esclave qui parle à nouveau dans cette question avec l'adjectif possessif de la première personne du singulier : « le maître qui dispose de l'emploi de mes forces ne dispose-t-il pas de mes jours qui dépendent de l'usage volontaire et modéré de mes facultés ? ». Mais, une distance intervient ensuite, et la première personne renvoie, inversement, au maître, dans le constat qui suit : « On dirait que les lois ne protègent l'esclave contre une mort prompte que pour laisser à ma cruauté le droit de le faire mourir tous les jours. » Tout se passe comme si le « je », à présent, représentait le lecteur reconnaissant sa culpabilité.
Ce jeu entre la fiction du dialogue et la réalité de l’écriture, l’écrivain dialoguant, lui, avec ses lecteurs, se retrouve dans l’avant-dernier paragraphe, jusqu’au cri de colère du philosophe exprimé dans l’exclamation de la dernière phrase, une véritable malédiction marquée par un vocabulaire particulièrement violent : « Je hais, je fuis l'espèce humaine, composée de victimes et de bourreaux ; et si elle ne doit pas devenir meilleure, puisse-t-elle s'anéantir ! »
La démarche argumentative
La structure de cet extrait montre nettement que la parole dominante est celle de l’anti-esclavagiste.
Il ouvre l’argumentation avec violence, avec les multiples questions, l’exclamation indignée, « Quoi ! », et surtout la menace d’une vengeance des opprimés à la fin du premier paragraphe. Elle est renforcée par la double image qui la concrétise : « mon bras vigoureux ouvrira ton sein pour y chercher ton cœur », menace du poignard, et « dans tes entrailles déchirées, tu sentiras la mort que j'y aurai fait passer avec tes aliments », menace d’empoisonnement. Le futur marque la certitude de cette révolte d’esclave, et les impératifs insistent sur la justice de cette réciprocité des souffrances, avec l’anaphore, « ne te plains pas », et le parallélisme final entre « victime » et « oppresseur » : « sois à ton tour victime ; expie maintenant le crime d'avoir été oppresseur. »
Massinet, Incendie de la Plaine du Cap : le massacre des Blancs par les Noirs à Saint-Domingue en août 1791. Gravure par Masson, 15,5 x 10,5. B.M. de Lyon
Puis, le connecteur « Mais » introduit deux objections du partisan de l’esclavage, qui essaie de les soutenir en les présentant, par la formule « dit-on », comme des vérités générales. Mais il ne s’implique pas réellement, se contentant de reprendre brièvement l’opinion d’autrui.
Dans les deux cas, la réponse prend la forme d’une concession nettement marquée : « Je le veux. Mais qu’importe […] », « Il est vrai.[…] Mais cette loi […] ». Elle est même redoublée pour mieux détruire le dernier argument. Le locuteur feint, en effet, d’accepter l’argument de l’adversaire, « Supposons, je le veux bien, l'observation rigoureuse de ces règlements qui à votre gré honorent si fort notre âge », mais la suite introduit une contestation, rendue violente par les multiples questions rhétoriques et l’interjection indignée : « Eh quoi ! »
Le choix du dialogue est donc le moyen, pour Diderot, de donner vie à son interpellation d'un lecteur partisan de l’esclavage, en jouant lui-même un double rôle : celui de l’esclave révolté et celui de l’anti-esclavagiste.
UN VIOLENT RÉQUISITOIRE
Dans ce passage, deux thèses s’opposent : face aux partisans de l’esclavage, Diderot argumente, dans un registre polémique, en faveur de son abolition.
Jean-Michel Moreau, Frontispice du Tome 3 d'Histoire des deux Indes de Raynal. Gravure. BnF
Le droit naturel
Reprenant la conception de Locke sur « l’état naturel », Diderot prête à son porte-parole ce même argument sur l’égalité de « nature » entre tous les êtres humains : « oserez-vous justifier les attentats contre ma liberté naturelle par le droit du plus fort ? » Il oppose donc, par des questions rhétoriques dont la réponse est implicite, deux formes de droits : le colonisateur « use de ses droits, mais « Où sont-ils ces droits ? Qui leur a donné un caractère assez sacré pour faire taire les miens ? Je tiens de la nature le droit de me défendre ; elle ne t'a donc pas donné celui de m'attaquer. » Il amène ainsi son lecteur à inverser la situation, par une hypothèse : si c’est le seul fait d’être « plus fort et plus adroit » qui fonde le droit, le colonisateur prend alors le risque de trouver un jour un esclave « plus fort et plus adroit ».
La conscience face à l'histoire
Il est fréquent d’argumenter en justifiant une réalité par son ancienneté et son universalité, comme le fait le partisan de l’esclavage : « dans toutes les régions ou dans tous les siècles, l'esclavage s'est plus ou moins généralement établi ». Cette affirmation, qui reste très vague, est immédiatement contestée dans les antithèses des deux questions « Est-ce aux usages du temps ou à sa conscience qu'il faut en appeler ? Est-ce l'intérêt, l'aveuglement, la barbarie ou la raison et la justice qu'il faut écouter ? » Diderot pose ainsi les valeurs qui doivent guider le droit, « conscience », « raison » et « justice », qu’il oppose aux accusations, en gradation : « intérêt », « aveuglement » et « barbarie ».
Pour mieux rejeter l’argument adverse, il recourt au raisonnement par l’absurde en en généralisant, par hypothèse, la portée : « Si l'universalité d'une pratique en prouvait l'innocence, l'apologie des usurpations, des conquêtes, de toutes les sortes d'oppressions serait achevée. »
L'inutilité des lois protectrices
L’esclavagiste répond à l’accusation de « barbarie » en rappelant le « Code noir », édicté par Louis XIV en 1685, pour mieux réglementer la vie des esclaves, les droits et les devoirs du maître envers lui. Selon lui, il serait une preuve d’humanité, marquée par la négation restrictive : « nous ne disposons plus que de leur liberté, de leur travail. »
Diderot, tout en reconnaissant l’existence de ces « codes » qui veulent imposer la loi au lieu de la seule force, commence par en amoindrir la portée. Ils ne sont que théoriques, démentis par la pratique : « Mais cette loi, la plus sacrée des institutions sociales, a-t-elle jamais eu quelque force ? » Il justifie cet argument par un exemple, qui dépeint, avec un lexique violemment péjoratif, la réalité américaine : « L'Amérique n'est-elle pas peuplée de colons atroces, qui usurpant insolemment les droits souverains, font expier par le fer ou la flamme les infortunées victimes de leur avarice ? » On notera le contraste entre la cause de l’esclavage, le profit matériel, qualifié d’« avarice », et les termes qui désignent les horreurs et accusent les coupables. La récurrence de « je vous défie » renforce cette accusation en les traitant d’« assassins », et en suggérant qu’ils mériteraient l’« échafaud ».
Dans un second temps, il montre l’hypocrisie de ces lois qui prétendent préserver « la vie » des esclaves en se limitant à leur imposer le travail. Trois questions forment une gradation. L’auteur fait d’abord appel à l’émotion créée par l’image concrète de l’esclave « à plaindre ». Puis, vient l’appel à la logique, en liant étroitement la durée de vie aux « forces » épargnées : « le maître qui dispose de l'emploi de mes forces ne dispose-t-il pas de mes jours qui dépendent de l'usage volontaire et modéré de mes facultés ? » Enfin, est posée la réflexion philosophique : « Qu'est-ce que l'existence pour celui qui n'en a pas la propriété ? » Diderot en arrive alors à une conclusion qui oppose une « mort prompte » et une mort lente, infligée « tous les jours ».
L’argumentation conduit donc à une conclusion de ce réquisitoire : « Dans la vérité, le droit d'esclavage est celui de commettre toutes sortes de crimes. » Le dialogue est, en fait, un plaidoyer en faveur de l’affranchissement des esclaves, et, plus généralement, de l’abolition de l’esclavage.
CONCLUSION
Le recours au dialogue pour défendre une thèse et s’opposer à une autre, offre un évident intérêt : il rend la discussion plus vivante, la dramatise par la virulence donnée aux objections, il accentue la dimension polémique de l’argumentation, il contraint enfin le lecteur à s’impliquer davantage et à prendre parti.
Mais il est important de ne pas oublier qu’il n’est qu’une fiction, qu’une sorte de jeu, d’où l’ambiguïté de la place tenue par son auteur, Diderot, à la fois défenseur et critique, s’identifiant ici tantôt à la victime, l’esclave, tantôt aux coupables, son maître, voire à la société entière qui cautionne l’esclavage.
Charles Thévenin, Périssent les colonies plutôt qu’un principe : délégation des Hommes de couleur libres de Saint-Domingue pour demander l'abolition , fin XVIII° siècle
Le dialogue, en réalité, n’est donc qu’un artifice, mis au service de l’objectif des philosophes des Lumières, réclamer l’abolition de l’esclavage, au nom des idéaux d’égalité, de liberté et de fraternité qu’ils prônent. Or, si la révolution réalise cet idéal en 1794, Napoléon rétablit l’esclavage, et il faudra attendre 1848 pour que son abolition devienne définitive.
Guillaume-Thomas Raynal, Histoire des deux Indes, 1770, XI : extrait
Premier extrait
Pour lire le texte
Le premier extrait dépeint les conditions de vie des esclaves, en généralisant « dans tout l’archipel américain », toutes les îles colonisées, par quelque nation européenne que ce soit. Une énumération suit une sorte de chronologie, de l’entrée dans l’esclavage, avec le « sceau » au « fer chaud », puis le logement attribué, « une cabane étroite » et le vêtement de « toile grossière », enfin la vie quotidienne : nourriture insuffisante, « travail continuel » et châtiments corporels.
Esclaves travaillant dans un champ de canne, vers 1800. Gravure à l'encre de Chine. Musée d'Aquitaine, Bordeaux.
Le lexique hyperbolique souligne l’indignation de l’auteur devant l’horreur de cette condition. Ces êtres sont méprisés, comme du bétail : « on commence par le flétrir du sceau ineffaçable de l’esclavage ». Les négations montrent qu’ils sont niés dans leur dignité humaine, alors même que le climat pénible accentue leur « misérable existence ».
Le deuxième extrait
Ce passage, qui fait directement appel au lecteur (« Voyez ») et imagine sa réaction (« Vous frémissez… »), lance une double accusation.
Dans un premier temps, il dénonce l’organisation même du commerce triangulaire, à travers un portrait de « l’armateur », en soulignant son cynisme. Seul compte à leurs yeux le profit, le prix de l’achat, par le troc du « nègre » contre des « fusils », par rapport au coût du transport, y compris les « chaînes » nécessaires, enfin le prix de vente. Puis la cible est généralisée au colon, tout aussi cynique, avec une image saisissante : il « calcule, de sang-froid, combien lui vaudra chaque goutte de sang, dont cet esclave arrosera son habitation ».
Le second paragraphe s’en prend à la religion, qui cautionne l’esclavage. L’auteur procède en posant des hypothèses que, très prudemment, il présente comme fictives : « si cette religion existait ». Mais le blâme lancé vise bien le catholicisme, si présent dans le Code noir d’ailleurs : lui sont reprochés, en gradation, « son silence », son indulgence « contre les auteurs ou les instruments de cette tyrannie », et pire encore, son approbation des châtiments imposés à l’esclave « fugitif », jusqu’à la « mort ». La question rhétorique finale est particulièrement violente : sa stratégie hypothétique ne masque pas réellement son appel à « étouffer les ministres sous les débris de leurs autels ».
Le troisième extrait
Dans ce passage, Raynal lance un avertissement, en interpellant les « nations de l’Europe ». Son plaidoyer en faveur de l’abolition repose d’abord sur le droit naturel de tout homme à la liberté : « La nature parle plus haut que la philosophie et que l’intérêt », « ce […] que la nature doit à ses enfants vexés, opprimés, tourmentés ». Mais, surtout, il développe la menace d’une révolte, en rappelant, par une métaphore, l’existence du « marronnage », c’est-à-dire de la fuite des esclaves qui forment des communautés pour rester libres : « ces éclairs annoncent la foudre ». Son choix du futur traduit sa certitude, et il souligne la violence de cette menace pour effrayer les colonisateurs par de nouvelles métaphores : les révoltés seront « plus impétueux que les torrents », « tous leurs tyrans deviendront la proie du sang », « les champs américains s’enivreront avec transport d’un sang qu’ils attendaient ».
Mais la fin de l’extrait fait ressortir la future réussite, source d'une double « joie » : celle de tous les esclaves morts, qui seront ainsi vengés, mais aussi celle de tous les abolitionnistes, puisque l’« ancien monde joindra ses applaudissements au nouveau ».
La révolte d'un "nègre marron", XVIII° siècle. Gravure
Conclusion sur le corpus
Bilan sur la problématique
Ce corpus, avec des textes de genres très divers, roman, conte philosophique, essai, article de dictionnaire, permet de mesurer la richesse littéraire d’un siècle où les écrivains ont entrepris de dénoncer les abus de leur temps. Tantôt, ils choisissent un engagement direct, en s’impliquant dans leurs critiques – ce qui n’est pas sans risques alors que la censure continue à sévir –, tantôt ils préfèrent prendre un personnage comme porte-parole, et l’argumentation devient alors plus implicite.
Les cibles de la dénonciation
Leurs cibles couvrent l’ensemble des réalités du commerce triangulaire, à commencer par le système économique qui le soutient, la demande de luxe pour les uns, le désir d’un confortable profit pour les autres. Ils en dépeignent, sans en masquer l’horreur, toute l’organisation : l’achat, le transport sur les navires négriers, la vente, le travail dans les plantations et les règles qui le régissent, en attaquant, notamment le Code noir de 1685. De ce fait, leurs cibles visent aussi la monarchie absolue, qui encourage les conquêtes coloniales, et l’Église catholique qui cautionne un système que la religion, devrait, pour respecter ses propres valeurs morales, condamner.
Au-delà de ces cibles, il s’agit de s’opposer à une tradition qui, remontant à l’antiquité, considère l’esclave comme un être par « nature » inférieur, comme le définit Aristote. Cette tradition a fondé tous les préjugés et les comportements racistes contre lesquels s’élèvent les écrivains des Lumières.
La stratégie argumentative
Tous ont également usé de stratégies argumentatives différentes.
Certains, comme Diderot ou Raynal, usent principalement de la violence du registre polémique, à la fois pour exprimer leur indignation et entraîner l’adhésion du lecteur. Ils multiplient les modalités expressives, exclamation, interrogation rhétorique, injonction, leur lexique est délibérément hyperbolique et péjoratif pour blâmer les partisans de l’esclavage. Ils recourent aussi à l’anaphore, pour insister, à des images pour accentuer leurs peintures, et jouent sur le rythme de leur phrase soit dans des élans oratoires, soit pour poser de brèves, mais virulentes, condamnation. Même dans un article de dictionnaire, nous retrouvons ce type de procédé, car aucun de ces auteurs ne cherche à rester neutre. Même quand, dans un dialogue fictif, ils donnent la parole à un adversaire, c’est pour mieux contester ensuite son opinion.
D’autres, comme Voltaire par exemple, tout en prêtant à un personnage les arguments pour dénoncer l’esclavage, cherchent davantage à provoquer l’émotion de leur lecteur, compassion pour le malheureux esclave en usant du registre pathétique, mais aussi indignation face aux esclavagistes. Ces récits se chargent aussi d’ironie, car, en exagérant un discours, une opinion, l'auteur invite son lecteur à en décrypter l’antiphrase, comme le fait aussi Montesquieu en prenant la place d’un esclavagiste pour mieux en détruire les arguments. De même, Mercier attaque violemment les partisans du commerce triangulaire grâce à son utopie qui, en projetant le lecteur dans un avenir où il a été aboli, ironise sur ses prétendus « avantages ».
Face aux arguments des partisans de l’esclavage, ces auteurs des « Lumières » comptent sur la raison de leur lecteur, en construisant un discours rigoureux, qui met souvent en valeur les causes et leurs conséquences. Mais beaucoup s’appuient aussi sur la philosophie de l’anglais Locke, prolongée en France par Condillac, pour fonder leur thèse sur l’idée d’« état de nature ». Pour eux, loin de justifier le racisme, cette notion pose une égalité entre les hommes, tous dotés d’une liberté originelle. Ils ôtent ainsi toute valeur au « droit » de faire des esclaves, et font appel à la fraternité qui doit unir tous les hommes. En cela, ils ouvrent la voie à l’idéal que reprendra la Révolution de 1789.
Documents complémentaires
Pour lire les textes
Jean-Jacques ROUSSEAU, Du Contrat social, 1762, I, 4 : « De l’esclavage »
Premier extrait
Rousseau répond à une objection fréquente chez les partisans de l’esclavage, l’idée que l’« homme se donne gratuitement » à un maître, donc rejette l'idée que l’esclavage serait volontaire, qu’il s’agisse d’un seul homme ou de « tout un peuple ». Cette affirmation rappelle le discours du vieillard tahitien, chez Diderot, refusant la mainmise des colonisateurs européens sur sa terre.
Rousseau élargit ensuite son raisonnement, en contestant l'idée que l’esclavage viendrait de la puissance paternelle, un peu comme le « nègre du Surinam » de Voltaire, racontant à Candide comment il a été vendu par sa mère. L’auteur justifie son opinion en faisant de la liberté l’essence même de l’homme : « ils naissent hommes et libres ».
Il tire enfin de ce principe fondamental plusieurs conséquences. La première est que la liberté ne peut s’acheter : « Il n’a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout ». Puis, il considère qu’un homme privé de liberté, n’étant plus « homme », n’a pas non plus de « volonté », donc est incapable de « moralité », c’est-à-dire de choisir entre le bien et le mal. Enfin, il montre que l’esclavage ne peut faire l’objet d’un « contrat » – déniant ainsi toute valeur au Code noir qui prétend fonder des droits face à des devoirs – puisqu’il nie par avance la liberté de l’esclave : « c’est une convention vaine et contradictoire de stipuler d’une part une autorité absolue et de l’autre une obéissance sans bornes. »
Le second extrait
Ce second extrait est une autre réponse à une objection des partisans de l’esclavage, qui invoquent le « droit de conquête », qui le fonderait, qu’il s’agisse d’un seul homme ou d’« un peuple conquis », et serait, finalement, plus humain puisqu’il épargnerait la vie de ces vaincus.
Pour détruire cet argument, Rousseau reprend l’idée que la liberté est consubstantielle à l’homme : « au lieu de le tuer sans fruit il l’a tué utilement », en mettant l’esclave au service de son « profit » économique. En niant ainsi tout droit de faire des esclaves, Rousseau va encore plus loin en affirmant : « l’état de guerre subsiste entre eux comme auparavant. » Il sous-entend, en effet, que, dans un contrat à sens unique, où tous les droits sont accordés au maître, tout esclave peut reprendre cette guerre : il « n’est tenu à rien du tout envers son maître, qu’à lui obéir autant qu’il y est forcé ». Le terme « forcé » est à prendre dans son sens premier, ce qui implique une « continuité » de « l’état de guerre ». N’y a-t-il pas là une menace latente pour le maître ?
Nicolas de CONDORCET, Réflexions sur l’esclavage des nègres, 1781 : « Épître dédicatoire, aux Nègres esclaves »
L’épître, du latin « epistula », est une forme littéraire qui peut constituer un roman – ou s’y insérer comme dans une pièce de théâtre – ou être choisie pour développer une argumentation. Elle offre l’avantage de s’adresser directement au destinataire, avec lequel se crée alors une relation particulière. Avec l’adjectif « dédicatoire », Condorcet apporte une précision, qui rappelle les temps anciens, où l’écrivain dépendait de l’appui d’un « mécène » : la dédicace était alors une façon de lui rendre hommage, en soulignant ses mérites, et en marquant le lien entre lui et le contenu de l’œuvre.
La relation entre l'auteur et le destinataire
Propre à la lettre, elle est définie dès l’adresse aux destinataires, au pluriel : « mes amis » traduit un lien d’affection, presque d’intimité, que Condorcet s’emploie à justifier. Ainsi, il imagine l’étonnement que peut provoquer ce terme à une époque où règnent les préjugés racistes, en posant la notion qui sous-tend le combat des Lumières, la fraternité : « Quoique je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardé comme mes frères. »
Comme Rousseau, il s’appuie sur le concept de « l’état de nature », posé par la philosophie de Locke : « La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs. » En même temps, Condorcet ne masque pas le fait que cette épître » soit fictive, et pour cause, les esclaves ne sachant pas lire : « Je sais que vous ne connaîtrez jamais cet Ouvrage ». C’est donc, en réalité, à ses lecteurs français qu’il s’adresse.
L'image des dédicataires
Comme le veut la tradition de la « dédicace », cependant, il amplifie l’hommage rendu à ses destinataires : « je sais combien de fois votre fidélité, votre probité, votre courage ont fait rougir vos maîtres. » Leurs qualités ressortent aussi par opposition aux violentes critiques adressées aux colonisateurs blancs : « Si on allait chercher un homme dans les Isles de l’Amérique, ce ne serait point parmi les gens de chair blanche qu’on le trouverait. » Il les imite donc, en leur déniant, comme eux le font aux noirs, la dignité d’homme.
En revanche, Condorcet ironise : « Votre suffrage ne procure point de places dans les Colonies, votre protection ne fait point obtenir de pensions, vous n’avez pas de quoi soudoyer les avocats. » Là où, initialement, le dédicataire était celui dont l’écrivain attendait appui et protection, comment des « esclaves » pourraient-ils lui rendre un tel service ? Pire encore, il souligne le risque qu’il prend, en tant qu’écrivain, puisqu’en leur rendant cet hommage, il s’oppose à leurs « maîtres » qui, eux, disposent d’un réel pouvoir : ils ont le droit de les « insulter dans des libelles calomnieux ; mais il n’est point permis de leur répondre. » L’allusion à la censure est, ici évidente, malgré sa prudence, « Il y a même des pays où ceux qui voudraient écrire en votre faveur n’en auraient point la liberté », et cette plaisante affirmation que lui-même écrit « dans un pays libre ».
Le reste de cette dédicace joue davantage le rôle d’une préface, en présentant le contenu de l’ouvrage et l’objectif de son auteur. Il s’agit à la fois d’un réquisitoire contre ceux qu’il qualifie de « tyrans », de dénoncer leur « injustice », leur « insolence absurde », et leurs arguments, nommés « sophismes », et d’un plaidoyer en faveur des esclaves : « la défense de la liberté des hommes », des « maximes de l’humanité et de la justice ».
Recherche : la marche vers l'abolition
Pour en savoir plus sur l'abolition
Le XVIII° siècle entreprend donc la marche vers l’abolition, et les mouvements abolitionnistes se multiplient : en 1788, est créée, par exemple, la "Société des Amis des noirs", sur le modèle de celle qui existe déjà en Angleterre. Les écrivains des Lumières jouent un rôle essentiel dans cette évolution des esprits, et certains auteurs, tels Diderot, Raynal, Rousseau, ont pressenti d’ailleurs les révoltes qui ne vont pas tarder, notamment à Saint-Domingue, en 1791, colonie qui obtient l’abolition en août 1793. Puis, en février 1794, les députés de la Convention étendent cette abolition à toutes les colonies françaises.
"Les Mortels sont égaux, ce n'est pas la naissance c'est la seule vertu qui fait la différence", 1794. Estampe : scène allégorique réalisée après le décret de suppression de l'esclavage aux colonies, in Collection de Vinck : un siècle d’histoire de France par l’estampe (1770-1870), volume 44
Mais d’une part, les colons français aux Antilles n’acceptent pas cette situation, d’autre part les luttes ne cessent pas entre la France et l’Angleterre pour maintenir et même agrandir leur empire colonial. Cela explique qu'en 1802 Napoléon, alors Premier Consul, fait rétablir l’esclavage dans toutes les colonies françaises, annulant ainsi les principes fondateurs de la "Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen".
La traite, en temps freinée, reprend de plus belle, les combats des abolitionnistes aussi. Mais il faudra attendre le décret de 1848, sous l’impulsion de Victor Schœlcher, pour que l’esclavage, en tout cas celui des peuples colonisés, soit définitivement aboli.
Lecture personnelle : Jean-François de Saint-Lambert, Ziméo, 1769
Pour lire l'œuvre intégrale
Pour aider la construction du « carnet de lecture » :
Des questions sur l’œuvre :
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Dégager les deux grandes parties du récit, puis les étapes de la première partie, en proposant un titre à chacune.
-
Résumer la vie de Ziméo en une vingtaine de lignes. Porter un jugement personnel sur ce personnage.
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Quelle double image de l’esclavage le récit présente-t-il ?
« Approfondissement documentaire »
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Présenter rapidement l’auteur de Ziméo.
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Chercher quelques informations sur les révoltes à la Jamaïque au XVIII° siècle.
« Prolongement artistique et culturel »
En observant la gravure (structure, personnages, effet produit…), quel lien pouvez-vous établir entre cette gravure et le récit ?
"Soulèvement des nègres à la Jamaïque", en 1769. Gravure
Deux écrits d’appropriation
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Dans la première partie, choisir un extrait d’une dizaine de lignes jugé intéressant et justifier ce choix.
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Dans la seconde partie, commenter le point de vue exprimé sur l’esclavage.