AIMER LA LITTÉRATURE
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Didier van Cauwelaert, Un Aller simple, 1994
L'auteur (né en 1960)
Comme souvent dans l’édition du « Livre de Poche », figure une courte biographie de l’auteur… qui ne mérite d’ailleurs pas le nom de biographie, car elle ne nous apprend que sa date de naissance, 1960, sans même mentionner sa ville natale, Nice. Ses années de lycée ont marqué l’écrivain qui leur a consacré un premier roman, Vingt ans et des poussières, qui obtient le prix Del Duca en 1982 et qui révèle déjà son goût pour l’écriture et le théâtre, dans la troupe scolaire où il réalise ses premières mises en scène. Lui-même raconte qu’il avait huit ans lorsqu’il a décidé de publier des romans !
Cette notice biographique propose un résumé de son parcours professionnel, le rappel des Prix littéraires obtenus, pour souligner ses qualités d’écrivain. La mention de ses activités de « dramaturge » et de « scénariste » attire cependant l’attention sur des compétences spécifiques : construire une intrigue, bâtir un dialogue en lui donnant vie, et, surtout, une écriture qui implique rapidité et lien avec l’image. Les retrouverons-nous dans le roman ?
Didier van Cauwelaert
Un entretien avec D. van Cauwelaert
Présentation d'Un Aller simple
Le titre
L’illustration choisie pour la couverture de l’édition Larousse, « le Livre de Poche », révèle, dans les deux éditions, un parti pris d’exotisme. Dans la première domine la couleur du sable, jusqu’au ciel lui-même, la seconde, elle, respecte davantage la couleur rouge de la terre du haut-atlas marocain ; si l’on y ajoute la présence de la jeep, ces choix suggèrent un voyage lointain, un « aller simple » dans un désert. Le lieu, avec son vide et son immensité, est ce qui prime dans l’image. Quel rôle jouera-t-il par rapport aux personnages ? D’où une autre question à partir du titre : et le retour ? Aura-t-il lieu ?
Plusieurs différences apparaissent cependant, d’abord entre les deux paysages : la plus ancienne édition place au second plan un village qui ressemble à ceux du Maroc, surgis au détour d’une vallée.
En revanche, les bâtiments représentés dans la plus récente évoquent davantage, avec les cheminées, une usine, à l’abandon vu le désert qui l’entoure. Nous notons aussi la luminosité très différente, lumière vive et jeep blanche dans l’une, tonalité plus sombre et voiture noire dans l’autre. Cela nous interroge à la fois sur les lieux de cet « aller simple » et sur le registre : s’agira-t-il d’un magnifique voyage de tourisme, ou d’un voyage symbolique, mais alors pour quelle découverte ?
Enfin, outre les deux silhouettes dans la jeep arrêtée, la première couverture place un personnage dans ce cadre, une jeune femme blonde, image d’une touriste vu le décor, ce qui sous-entend qu’elle joue un rôle important dans l’action : allons-nous découvrir une histoire d’amour ? Une rivalité amoureuse, peut-être ? Mais elle n’apparaît plus dans la seconde illustration, qui, elle, adopte un point de vue plus symbolique avec l’irréalité des lettres que semble semer la jeep, positionnée comme si elle s’apprêtait à sortir du cadre de l’image. Que symbolisent ces lettres ? L’écriture jouera-t-elle un rôle essentiel dans ce roman ?
Le titre n’a donc pas véritablement de fonction informative. Son rôle est plutôt de créer un horizon d’attente.
La quatrième de couverture
Elle aussi a une fonction de séduction, puisqu’elle doit induire l’achat du livre. Elle comporte deux éléments : un résumé du roman, et deux jugements pour souligner ses qualités.
Le résumé met d’abord l’accent sur le héros, Aziz, avec une rapide description qui fait de lui le stéréotype du jeune délinquant des cités-ghettos. Mais c’est surtout le flou de ses origines qui est signalé : « né en France d’origine inconnue », « Recueilli par les Tsiganes », « nationalité marocaine, n’ayant pas les moyens de s’offrir un faux passeport français », « son lieu de naissance. Le doigt d’Aziz montre au hasard, sur la carte du Maroc, une zone vierge du Haut-Atlas ». Ces quelques informations éclairent en tout cas le sens du terme « aller », dans le titre. Mais nous ne savons toujours pas pourquoi « simple »…
Le résumé veille, en effet, à conserver le suspense qui donnera le désir de découvrir le livre : « sa vie bascule le jour où… », « l’aventure commence… » Cette formulation rappelle les romans d’apprentissage - voire les romans picaresques – mis à la mode au XVIII° siècle – , qui nous montrent comment un jeune héros évolue au fil des péripéties qu’il vit.
Aziz est né en France, de parents inconnus. Recueilli par les Tsiganes des quartiers nord de Marseille, il a grandi sous la nationalité marocaine, n’ayant pas les moyens de s’offrir un faux passeport français. Professionnellement, il s’est spécialisé dans les autoradios : il les vole et les revend.
Sa vie bascule le jour où le gouvernement décide une grande opération médiatique de retour au pays. Voilà Aziz confié à un jeune et idéaliste «attaché humanitaire», chargé d’aller le «réinsérer dans ses racines», et qui lui demande où se trouve son lieu de naissance. Le doigt d’Aziz montre au hasard, sur la carte du Maroc, une zone vierge du Haut-Atlas. Et l’aventure commence…
Avec ce voyage initiatique, cette histoire d’amitié imprévisible entre deux êtres qui n’auraient jamais dû se rencontrer, Didier van Cauwelaert nous donne un roman drôle et poignant, qui a obtenu le prix Goncourt en 1994.
Impertinence, émotion, rapidité, c’est merveil-leusement écrit. François Nourissier, Le Point
Un chef-d’œuvre d’ironie, mêlant constamment le rire et les larmes. Jacqueline Piatier, Le Monde
Le jugement proposé dans le dernier paragraphe confirme cette impression, notamment avec la formule « voyage initiatique » qui définit le roman. Elle impose l’idée d’une évolution du héros, et suggère la présence d’un initiateur, qui pourrait être l’autre personnage mentionné, un « jeune et idéaliste "attaché humanitaire" ». De plus, la notion d’initiation a une connotation religieuse : l’initié oublie son état originel pour entrer dans un nouvel univers. Mais lequel ici ? S’agira-t-il d’un nouveau pays, où il retrouverait ses « racines » ? S’agira-t-il de la découverte d’autrui à travers « cette histoire d’amitié » ? Ou bien s’agira-t-il de la découverte d’un « moi » véritable par ce jeune garçon « d’origine inconnue » ? Le jugement prend soin, ici encore, de maintenir le suspense, en insistant sur l’effet de surprise : « amitié imprévisible entre deux êtres qui n’auraient jamais dû se rencontrer ».
Enfin ce paratexte met en relief les qualités du roman, notamment en reprenant deux jugements critiques élogieux, tirés l’un d’un magazine connu, l’autre d’un quotidien réputé pour son "sérieux" : « merveilleusement écrit », déclare le premier, le second parle de « chef-d’œuvre ». Voilà de quoi rassurer le lecteur sur la valeur de ce roman, dont l’éditeur lui rappelle, de plus, qu’il a obtenu le « Prix Goncourt », gage de reconnaissance officielle. Parallèlement, ils promettent au lecteur le plaisir de lire : « rapidité », encore un terme de nature à séduire un lecteur souvent peu disposé à se perdre dans de longues descriptions… Il vivra aussi, à travers sa lecture, des sentiments contrastés, puisque s’entrecroisent les mots suggérant le rire (« un roman drôle », « impertinence », « un chef-d’œuvre d’ironie ») et ceux connotant l’« émotion », tels « poignant », repris par « les larmes ».
Comparaison entre l'incipit et l'excipit
Comparer les premier et dernier paragraphes du roman permet de formuler des hypothèses de lecture. Tous deux sont pris en charge par un énonciateur qui dit « je » : le roman se présente donc comme une autobiographie, ce qui renforce l’effet de réel, puisque ce « je » sera le garant de la vérité de ce qu’il prétend vivre. Mais, grâce à la quatrième de couverture, on comprend tout de suite qu’il s’agit du héros, Aziz, et donc que cette autobiographie est fictive.
L’incipit adopte l’humour comme tonalité dominante, puisque le narrateur refuse de prendre au sérieux sa situation d’orphelin, en soi pathétique. La formule initiale, « J’ai commencé dans la vie », correspondrait, en effet, plutôt à l’ouverture d’un parcours professionnel qu’à la précision qui suit : « comme enfant trouvé par erreur ». On note le jeu de mots sur « par erreur », et surtout la correction dans la phrase nominale : « Volé avec la voiture, en fait ». Peu à peu s’établit ainsi une distanciation entre le narrateur et les faits racontés, définition même de l’humour. Ce « je » semble perdre de sa substance au fil des phrases, s’assimilant d’abord à la voiture : « J’étais garé sur les clous », « Mamita, quand je ne finissais pas mon assiette, disait que la fourrière allait venir me chercher ». Le « je » sujet est devenu objet. Ensuite, nous noterons le double sens de « c’était mieux » qui commente paradoxalement les vomissements de l’enfant grondé : d’une part, il est à prendre au sens physique (« ça m’évitait de prendre du poids »), d’autre part, au sens social : « J’étais l’adopté. Je restais à ma place ». Mais rien de pathétique dans ces courtes phrases, plutôt un constat d’une place inférieure, admise, due à l’absence d’origine connue.
L’incipit, avec l’article défini, « l’adopté », pose, à travers cet humour, un thème : celui de l’identité, de la définition du « moi » face à « autrui » qui me crée mon identité par le regard qu’il jette sur moi.
L’excipit nous fait retrouver le même narrateur, mais il s’adresse ici à un destinataire tutoyé, un « tu » qui, lui aussi, est en position d’écrivain : « tes dernières pages ». Cette écriture, ainsi introduite à l’intérieur d’une fiction autobiographique, suggère un récit à deux voix. Qui peut être cette seconde voix ? La quatrième de couverture nous permet de penser à « l’attaché humanitaire », puisque plusieurs remarques de l’excipit sous-entendent l’amitié créée entre lui et Aziz, le héros. Mais le ton a changé, l'excipit étant davantage assombri par la mention de « la mort ». L’euphémisme, « Tu nous a quittés », n’ôte rien au pathétique de l’image concrète : « en la tenant dans tes bras, son prénom sur ta bouche ». La violence est renforcée par la comparaison, avec les allitérations en [ t ] et [ f ] : « la mort ressemble au terrain vague de Jœuf où les fantômes s’entêtent à fabriquer de la fonte ». Mort d’un homme, mort d’un lieu industriel … Cet étrange parallèle donnera-t-il sens au roman ?
Mais c'est surtout l’emploi du pronom « nous » qui pose question. Dans « tu nous as quittés », on pense à Aziz et à la jeune femme figurant sur la couverture de la première édition, et au voyage dans le désert. Mais un second « nous » intervient, de façon surprenante, dans la dernière phrase : « Un jour, si tu le veux, nous lui ferons l’amour ». Une étrange fusion semble ainsi s’être opérée entre le narrateur et ce « tu » disparu, avec lequel une communication s’établirait donc, par-delà la mort, et même jusqu’au partage de la femme aimée, Agnès. Celle-ci ne peut pas être la jeune femme du voyage, puisqu’elle était absente au moment de la mort, mais cette mort même laisse supposer une histoire d’amour entre elle et « tu », qui ne se serait pas concrétisée : « elle regrettera de t’avoir dit non le jour des croissants de plâtre ». Ainsi, puisque cette même Agnès sera aussi la première destinatrice du récit autobiographique fait par Aziz (« À elle, peut-être, je confierai la vérité ») est assignée une fonction à l’écriture, celle de faire revivre l’être disparu, de susciter une émotion compensatrice en quelque sorte : « elle retrouvera ta voix ».
Cette comparaison illustre donc à la fois l’hésitation entre les deux lieux, constatée à partir des deux couvertures, et le double aspect du jugement posé dans la quatrième page de couverture : « roman drôle et poignant », « mêlant constamment le rire et les larmes »
La situation initiale : pages 5-20
Les pages citées sont celles de l'édition du Livre de poche
Le roman suit un schéma narratif traditionnel, simple à identifier. La situation initiale, qui résume la vie d’Aziz à Marseille est rompue par l’élément perturbateur, son arrestation pour un vol qu’il n’a pas commis et la décision de l’expulser de France : « ma première vie s’est arrêtée » (p. 20), « ils m’ont jeté dans la cellule en grillage » (p. 22). Viennent alors les péripéties, qui se déroulent essentiellement au Maroc, jusqu’à la mort de « l’attaché » (p. 110). Elle constitue l’élément de résolution puisqu’elle ramènera Aziz en France, et le dernier chapitre met en place la situation finale.
Bande-annonce du film de Laurent Heynemann, 2001
Le cadre spatial
Trois lieux sont significatifs dans la situation initiale.
Une cité des quartiers-nord de Marseillet
Il y a, omniprésents, les lieux de la vie quotidienne, avec un élargissement progressif. Le point de départ est « la roulotte de Mamita », voiture définitivement immobile comme cette femme, « née rom en Roumanie » à présent installée à Marseille avec sa famille. Puis la vision s’élargit à la cité de « Vallon-Fleuri », nom pour le moins paradoxal pour cette cité-ghetto, séparée par une véritable « frontière » du « côté français » de Marseille. Ainsi Marseille-Nord est le lieu de l’exclusion, avec tous les comportements de délinquance et de violence qu’elle engendre.
La calanque de Niolon
La calanque de Niolon
Mais, même dans le quotidien, il y a des lieux qui, eux, correspondent à des moments d’évasion. C’est d’abord l’école : « Le bonheur, c’était d’apprendre » (p. 10). C’est surtout le bord de la mer, la calanque (l. 19), le lieu de l’amour avec Lila, lieu à part fait d’harmonie et du rêve de bonheur qui s’incarne dans la femme aimée.
Face à ces lieux, réels, figurent les lieux du rêve et des légendes, lieux lointains, exotiques ou totalement imaginaires. C’est le cas des lieux d’où viennent les « Roms » que fréquente Aziz, ou « les Beurs » auxquels son passeport l’assimile, car ces lieux sont rattachés à un temps des origines, aujourd’hui disparu. Certes, l’« Inde » que « récit[e] » Lila à Aziz est pour elle sans réalité. Mais au moins possède-t-elle un lieu d’origine, ce qui n’est pas le cas d’Aziz, né dans son « Ami 6 »…
Or, peut-on avoir une identité sans lieu d’origine ? Pour savoir qui est le « moi », faut-il savoir d’où il vient ? L’homme a-t-il besoin de racines spatiales pour se définir face à autrui ? Le roman propose une réponse à travers l’atlas de légendes : il « devenait mon vrai pays, mon pays d’origine ».
L'actualisation temporelle
La situation initiale rappelle d’abord le temps de l’origine, qui reste totalement flou, sans dates si l’on excepte la formule vague « de zéro à quatre ans ». C’est le temps sans mémoire, où le « moi » ne peut se découvrir qu’à partir des récits d’autrui. Le « Je » qui raconte est alors totalement fictionnel, surtout si, comme dans le cas d’Aziz, le récit d’autrui, l’histoire de l’Ami 6 volée, forge un mensonge : « À dix-huit ans, ils m’ont dit la vérité ». Or, cette vérité, qui formule l’absence des parents, morts, fait disparaître, de ce fait, tout le rêve autour des origines.
Puis vient le temps de l’énonciation, « Lila a dix-neuf ans, comme moi. », temps de l’écriture autobiographique, qui réalise alors une analepse, en retournant dans la petite enfance, avec le temps de l’école (de six à douze ans), et en mentionnant la « période musulmane » « vers les quinze ans ». Ce rappel des faits antérieurs donne l’impression d’un temps achevé, qui était aussi un temps d’attente et de préparation à la véritable vie : « La vie est calme à Vallon-Fleuri ».
Mise en place du thème : "moi" et autrui
Comment un « moi » sans origines peut-il se définir ? Telle est la question que pose cette situation initiale, et à laquelle elle apporte trois réponses.
D’abord, comme pour reprendre la formule de Sartre, « le moi se pose en s’opposant », c’est par l’opposition qu’Aziz tente de se définir. Chez les Tsiganes il était « le plus maigre », première façon de se différencier dans un milieu où l’enfant « doit être le plus gras possible ». De même, son nom d’emprunt, « Aziz Kemal », constitue une double forme d’opposition, à son physique de « type français », et à sa famille adoptive tsigane. Aziz est déjà une abréviation à partir de la prononciation « Ami 6 de race Citroën », plaisante formulation d’une nouvelle forme de racisme appliqué aux voitures. Quant au nom Kemal, il évoque encore une autre origine, la Turquie dont le père fondateur est Mustapha Kemal… mais, là encore, intervient une plaisanterie sur la race, cette fois des chiens : « C’était peut-être l’année des K. »
Mais cela ne résout pas, en fait, son absence d’identité, bien au contraire, le mal est redoublé : « je me sens tiraillé » (p. 8). Ni tout à fait tsigane (« je sais très bien que les Tsiganes ne me considèrent pas comme un des leurs »), mais jouant dans leur équipe de football, combattant à leurs côtés dans les bagarres entre cités rivales, il a le sentiment de « trahi[r] » des « frère[s] de sang »… alors qu’ils ne sont que des « frères de nom ».
Une autre solution serait-elle de dissoudre cette identité par la fusion avec autrui ? Il va essayer cela en faisant partie d’un groupe, celui des Tsiganes, afin de recevoir d’eux sa reconnaissance : « La tendresse qui me manque un peu, à Vallon-Fleuri, est remplacée par la fraternité dans l’action. Là, je fais vraiment partie du clan ». Pourtant, quand il s’agira d’envisager le mariage avec celle qu’il aime, Lila, Aziz est sans illusion : « ils préfèrent qu’une fille reste déshonorée à vie, toute seule, et leur donne la honte, plutôt que de la solder à un gadjo ». Quant à la fusion dans l’amour (p. 9), même si Aziz utilise l’expression « je me sentais enfin chez moi », on comprend qu’elle n’a conduit qu’à l’échec, même si l’on n’en connaît pas encore la cause : « j’arrête là parce que, la suite étant ce qu’elle est, ça me fait trop mal quand je me rappelle » (p. 9).
L’ultime solution serait alors l’écriture…
C’est cela qui pousse Aziz à rédiger sa petite annonce : « Enfant volé au moment de Noël dans une Ami 6 recherche ses parents. Écrire Aziz Kemal, Estafette bleue en face du four à pizza Volkswagen Chez Vasile, cité Vallon-Fleuri, Marseille-Nord. » Elle ouvre la porte à un rêve, trouver son « moi » en retrouvant son origine. Cela ne pourra pas marcher, puisque la petite annonce ne sera jamais publiée. Mais l’on sent déjà toute l’importance de l’écriture, puisque, quand Aziz apprend la vérité, à savoir que ses parents ont été tués dans un accident de voiture, ce n’est pas tant de ses parents qu’il se sent « orphelin », mais « d’une phrase », formule qui place l’écriture en position parentale, donc créatrice, fondatrice de la personnalité.
La seconde écriture évoquée dans la situation initiale est celle qui est lue, celle de l’atlas des Légendes du monde, et elle apparaît comme la clé de la quête à travers la légende racontée à la page 17. Ce « nageur », auquel les « villageois [...] jettent des pierres en tant que juif », va « caresser l’un des nénuphars » qui, de façon magique, « l’entraîne au fond de l’étang » dans un « monde merveilleux ». Or, le geste de « caresser le nénuphar » est remplacé, dans le paragraphe qui termine le chapitre, par « Un jour, à force de caresser les mots, ils m’entraîneraient avec eux sous la surface, et il n’y aurait plus personne au-dessus du livre ouvert ».
Pour l’instant, dans la situation initiale, Aziz écrivain apparaît peu… Mais c’est tout de même lui le narrateur qui dit « je », qui s’est donc emparé des mots pour se donner à lui-même sa propre identité en entrant dans l’écriture. L’écriture constitue, en effet, une mise à distance du réel, et le paradoxe est que, précisément, c’est cette mise à distance de soi, prouvée par le recours à l’humour, qui permettrait de mieux se voir soi-même.
Le recours au « je » donne au récit un ton de confidence, qui crée une complicité avec le lecteur, une connivence : celui-ci identifie immédiatement le cadre évoqué et le contexte, la petite délinquance des cités-ghettos. Le thème est posé dès le début : l’identité d’Aziz est enracinée dans le mensonge. Parviendra-t-il à fonder sa propre vérité ?
La seconde péripétie : le voyage en avion, pages 39-60
La seconde péripétie, après le passage d’Aziz en prison, comporte trois étapes qui correspondent aux trois moments du voyage : le départ (pp. 39-43), le trajet de Marseille à Rabat (pp. 43-58) et celui de Rabat à Agadir. Ces trois étapes vont, parallèlement, correspondre à trois phases de la relation créée entre Aziz et Jean-Pierre, son « attaché humanitaire ».
L'actualisation temporelle
Le moment du départ représente, pour Aziz, une perte d’identité, que symbolise le changement de vêtements : en quittant son « costume blanc des fiançailles », il quitte en réalité son ancienne vie, l’ancien Aziz de Vallon-Fleuri.
Le deuxième symbole de cette perte d’identité est l’absence « de photo », contrairement à ce qui a été prévu pour médiatiser ce personnage d’émigré expulsé : « je ne faisais plus le poids ». La conclusion sera exprimée de façon très explicite : « Je ne savais pas si une nouvelle vie commencerait pour moi, mais la précédente était bien morte ; c’était déjà un espoir. » (p. 43)
L'aéroport de Marseille-Marignane
En ce qui concerne l’attaché, Jean-Pierre, l’accent est mis sur son désir de téléphoner, récurrent depuis qu’ils se sont retrouvés dans le hall, puis dans la salle d’embarquement, enfin à peine installé dans l’avion. À chaque appel, sa nervosité est croissante, et cette agressivité se reporte sur Aziz, cause de son éloignement.
Pendant cette première phase, même si tous deux vivent un arrachement, l’un à sa ville et à son enfance, l’autre à sa femme, ils ne sont pas conscients de la similitude de leur situation : « ça ne me concernait pas » (p. 43), « nos histoires n’avaient sûrement rien à voir » (p. 44).
Le trajet Marseille-Rabat
À travers deux thèmes, repris de la situation initiale, on assiste à un rapprochement progressif entre les deux personnages, jusqu’à une sorte d’identification.
C’est leur histoire d’amour qui, dans un premier, temps, les rassemble. Ainsi Aziz, dès qu’il croit comprendre les difficultés de Jean-Pierre, déclare : « On nous avait choisis au hasard, l’un pour l’autre, et pourtant on se ressemblait » (p. 45). En en apprenant un peu plus sur la situation amoureuse de son « attaché », il insiste : « On était vraiment pareils, tous les deux, et dans la même situation ». Enfin Jean-Pierre arrive à la même conclusion : « Je suis comme vous, Aziz, dans une certaine mesure » (p. 47) Ainsi on en arrive au geste symétrique, déchirer la photo de celle qu’ils aiment encore, ce qui établit entre eux une « solidarité » dans la souffrance et la volonté de la dépasser.
En avion
Mais c’est surtout « Irghiz », le prétendu lieu d’origine d’Aziz, qui va les rapprocher. Rappelons que c’est le nom inventé par le faussaire du passeport, et que ce lieu a été pointé du doigt au hasard sur la carte du Maroc par Aziz. C’est donc le symbole même du mensonge. Mais Aziz va lui donner une réalité en l’assimilant au lieu du chapitre 12 de l’atlas des légendes, la « vallée des hommes gris ». Or, tout ce que le héros n’a pas pu faire partager aux autres, indifférents face à ses légendes, voilà que Jean-Pierre, lui, va immédiatement s’y intéresser : « il était déjà chez lui dans ma légende [...] voilà, c’était devenu mon copain ». Quand Aziz, dépassé par l’effet produit par son mensonge, tente de rétablir la vérité (« Irghiz n’existe pas », p. 54), impossible de revenir en arrière : le rêve a été lancé, le mensonge a pris une force insoupçonnée.
Paradoxe complet, c’est lui qui conduit Jean-Pierre a reconnaître une autre similitude. Lui aussi a quitté sa « vallée des hommes gris », a perdu le sol de ses origines, la région sidérurgique de la Lorraine : « J’ai abandonné mon sol, moi aussi. » (p. 56)
Tous deux sont donc contraints, par la situation qui leur est imposée, de reconstruire leur identité. Ils vont y parvenir à travers ces ressemblances qui les unissent.
Deux lieux symboliques : une vallée du Haut-Atlas (Maroc), les usines d'acier à Uckange (Lorraine)
Le trajet Rabat-Agadir
La fin du voyage va réaliser cette identification, par l’écriture du roman annoncée par Jean-Pierre : « Il se mettrait à ma place, il dirait « je » en parlant de moi, pourrait exprimer dans mon itinéraire tout ce qu’il avait sur le cœur, en transposant » (p. 57). Mais, à partir de là, tous deux vont retrouver une identité.
Pour Jean-Pierre, c’est celle de l’écrivain qu’il rêvait d’être depuis longtemps : en écrivant l’histoire que lui raconte Aziz, il « se fabriqu[e] une vie à partir de la [s]ienne ».
Quant à Aziz, il existe en devenant sujet de l’écriture : « Quelque chose de moi se mettait à vivre sous sa pointe feutre ». La « légende » qui, jusqu’à présent, ne figurait que dans le livre, se matérialise par l’écriture. Or, en donnant vie par les mots à cette vallée, Jean-Pierre permet à Aziz d’entrer véritablement dans ce monde merveilleux, puisqu’il va pouvoir lui imprimer la forme qu’il veut : « J’avais l’impression d’être le père, et d’assister à l’accouchement ».
Tous les possibles sont alors ouverts, et la longue phrase qui clôt le chapitre (page 60), tout en se présentant comme un « rêve » d’Aziz, renferme en filigrane, presque à la façon d'une prolepse que le lecteur ne pourra percevoir qu'après la lecture, tout le contenu de leur voyage dans le désert.
Le carnet de mission : pages 83-100
Le personnage de Valérie, rencontrée à Agadir, sert d’adjuvant dans cette quête initiatique que représente le voyage vers la vallée d’Irghiz : elle entre dans la mise en scène d’Aziz. Avant le départ, une première péripétie intervient : Jean-Pierre, piqué par une vive, doit être conduit à la polyclinique en raison d’un œdème. A posteriori, on lira dans cette fragilité initiale une annonce de sa mort à venir.
Le récit de voyage s’interrompt pour insérer le « Carnet de mission », qui se présente comme l’amorce du futur roman, donc une mise en abyme de l’écriture : « Là, ce ne sont que quelques notes, un journal de bord qui attestera de l’authenticité du périple, tout en me permettant de déjouer a posteriori les pièges de la mémoire. » (p. 84) Sa rédaction se fait au jour le jour, ce qui produit une écriture spontanée, immédiate, en sept étapes. Faut-il voir dans ce chiffre la valeur sacrée qu’il prend dans les contes ? On peut le penser, dans la mesure où le narrateur, Jean-Pierre affirme lui-même que ce voyage n’a pas une simple valeur touristique : « j’ai parfaitement conscience du caractère initiatique de ce voyage ».
Ce « carnet » comme toute initiation se construit en deux temps : d’abord un renoncement progressif, un abandon de tout ce qui est extérieur à soi, ensuite, après l’épreuve, une naissance à soi.
Affiche du film de Laurent Heynemann, 2001
Le renoncement
Le premier rejet est celui de l’espace et du temps propres au monde dit civilisé. Ainsi, si le premier jour a vu un détour « pour nous permettre d’admirer ce point de vue », le tourisme est vite déclaré « hors-sujet », et un autre choix se trouve affirmé, qui révèle de plus en plus de dépouillement : « J’exige dorénavant de dormir chez l’habitant, au pire dans des auberges de pays. Et puis, que diable, notre équipement comprend des tentes ! Campons ! » (p. 85) On est également frappé par l’évolution vers une datation de plus en plus floue. Déjà le « dimanche 29 » correspond en réalité au « samedi », puis le « lundi » figure sans chiffrage, le « mercredi » est accompagné d’un point d’interrogation… Enfin, le dernier écrit mentionne simplement « un soir ». On est passé du temps des horloges à un temps naturel, fondée sur l’alternance du jour et de la nuit.
Camping dans une vallée du Haut-Atlas
Cela entraîne, le troisième jour, l’abandon par Jean-Pierre des valeurs admises jusqu’à présent, à commencer par l’amour, à travers un adieu à Clémentine : « Clémentine s’éloigne ». Puis vient le rejet des règles d’hygiène, symboles du mode de vie occidental : « Trente-deux ans d’eau d’Évian, stop. Je veux vivre. J’ai jeté mes germes de blé » (p. 91). Enfin, toute la vie antérieure se trouve balayée, métier, carrière, et même le roman en train de s’écrire : « Je me fous d’Irghiz, des hommes gris, du Quai d’Orsay, de ma mission, de la réinsertion d’Aziz » (p. 93) Par là s’établit un renoncement à toute forme de contrainte, à tout ce qui ne correspondrait pas à la simple sensation du moment présent.
La naissance à soi
Elle se réalise grâce au nouvel amour éprouvé pour leur guide, Valérie, là encore très progressivement. Malgré l’affirmation initiale, « l’attirance qu’elle paraît éprouver pour moi », il est évident que c’est Jean-Pierre qui s’intéresse surtout à elle, comme le révèle l’aveu du « post post-scriptum », « J’ai envie d’elle » (p. 86). Il est à noter que cela se produit en même temps qu’il commence à se reconnaître pour ce qu’il est, un fils d’ouvrier lorrain, origine dont la seule trace qui reste est ses « mains ». Il en a toujours eu honte, or, à présent, tout s’inverse : « j’étais fier de te les offrir, hier soir » (p. 87) Cette première étape explique l’importance de la deuxième, le premier geste symbolique du « Vendredi 27 », « Elle m’a pris la main », et le premier baiser, extrêmement rapide. Mais d’où vient son importance, de ce geste accompli avec Valérie, ou du fait qu’il ramène à la conscience le premier amour, Agnès, « dans [l]a chambre d’Uckange », la femme du premier roman écrit, la première lectrice : « J’ai quinze ans tout à coup » ?
C’est donc l’amour qui va guider cette renaissance, un amour où se confondent Valérie et Agnès, dont le nom est répété comme un leitmotiv à la fin de la page du « Lundi ». Mais c’est le « Dimanche » qui en fait le récit, jour sacré, comme s’il célébrait une messe en l’honneur de l’acte amoureux accompli la veille. Le symbolisme en est fortement marqué d’abord avec l’éclosion brutale, qui apparaît presque miraculeuse : « Sous mes yeux, le désert fleurit. Des couleurs mauves, jaunes, rouges, bleues jaillissent à tour de rôle du sol pelé » (p. 94). C’est une sorte de printemps, symbole de renaissance. Puis vient le bain, qui verra se réaliser l’acte sexuel : comment ne pas y voir l’image d’un baptême ? Aussitôt après se trouve affirmée son identité propre, avec le rejet de l’histoire d’Aziz : « Je ne veux plus de son histoire, tout à coup. La mienne commence. »
Quand le désert fleurit...
Une dernière épreuve reste à accomplir pour atteindre le droit à la renaissance, de même qu’un dernier « col » reste à franchir, terme nettement symbolique alors qu’il s’agit de naissance : « Plus jamais je ne retournerai en arrière » (p. 97). Parallèlement et symboliquement naît le titre du roman « Un aller simple » , illustration de l’aller, sans retour en arrière, de la naissance à la mort, qui approche. En témoigne la dislocation syntaxique de l’écriture. Mais il faudra encore une ultime épreuve, l’aveu du dernier « soir », pour permettre de retrouver son identité propre comme le signale la phrase en italique : « Je m’approche de quelque chose, dans ma tête » (p. 97). Ce sera donc la confession de la « honte » qui permettra de retrouver l’identité originelle, celle de fils de ses parents.
L’instant de la mort est aussi celui où sont prononcés les mots ultimes : « Ma vie. Faites qu’on me lise » (p. 100). Naissance à soi, naissance par l’écriture… Tout se mêle alors pour Jean-Pierre.
Épilogue : pages 113-120
La mort de Jean-Pierre est suivie de son rapatriement, qui met en place une inversion. C’est lui qui, dans son cercueil, devient « le bagage accompagné », titre initialement prévu pour le roman (p. 59), tandis qu’Aziz y gagne une reconnaissance : il est nommé « convoyeur spécial du Consulat français ».
Le retour en France se déroule en deux temps : d’abord Aziz se rend chez Clémentine, pour constater que Jean-Pierre est déjà oublié, puis il va chez ses parents, à Uckange. C’est là que s’accomplit l’inversion d’identité.
Carte de la région d'Uckange
Jean-Pierre devenant Aziz
Dans sa famille aussi Jean-Pierre est effacé : à la première annonce d’Aziz, la réponse est « Il n’y a plus de Jean-Pierre » (p. 114). Il a donc perdu sa famille, comme Aziz à l’origine. Dans un second temps, comme Aziz avait retrouvé une identité inventée à partir de la légende d’Irghiz, c’est une légende qui va rendre une existence à Jean-Pierre, « prisonnier d’une bande de rebelles marocains ». Mais cette identité, en même temps, assure son absence. Enfin, quand Aziz s’apprête à leur dire la vérité, le fourgon renfermant le cercueil est volé, parachevant sa ressemblance avec l’histoire d’Aziz, prétendument volé avec l’Ami 6 : »c’était un signe du destin » (p. 115). A partir de là la permutation va pouvoir s’effectuer.
Les aciéries d'Uckange.
Aziz devenant Jean-Pierre
Peu à peu, Aziz va prendre la place de Jean-Pierre, gagnant ainsi un lieu d’origine, la vraie « vallée des hommes gris », à cause de l’acier qu’ils travaillent, ou, plutôt travaillaient car les usines ont fermé. Ainsi la ville d’Uckange est devenue ce qu’était Irghiz, « une cité-fantôme qui ne demandait qu’à sortir de l’oubli »
Il y gagne aussi une famille, en devenant l’enfant qu’était Jean-Pierre, dont il occupe la chambre. Il se sert de « son bureau d’enfant », du « stylo mordillé par ses dents » et met ses « pieds trop grands dans ses pantoufles » (p. 118). Le « cake » que lui apporte la mère complète cette identification, totalement prise en charge par Aziz, puisqu’il en arrive à déclarer : « C’est bon d’avoir un frère » (p. 119).
Mais c’est surtout à travers l’écriture que s’accomplit l’identification, par étapes. Au début, il s’agit encore de l’œuvre de Jean-Pierre, qu’Aziz remet à la mère, le « carnet de voyage ». Le rôle d’Aziz n’est alors que celui d’un médiateur entre la mère et le fils, puisqu’il n’aura que le rôle de « lui faire la lecture ». Par la suite, il prend lui-même en charge l’écriture, de façon progressive. Ce ne sont d’abord que « des notes en bas des pages de Jean-Pierre » (p. 117), puis les « notes ont fini par occuper plus d’espace que son texte », enfin il ajoute « un petit avant-propos pour [s]e présenter ». Nous voyons ainsi naître, peu à peu, le roman Un Aller simple. La substitution s’achève lorsqu’Aziz finit par être le « je » narrateur : on lui demande d’écrire la mort d’Uckange : « Écris-le, dans le livre, Aziz, s’il te plaît. Qu’ils sachent. / Je l’écris. » (p. 120) C’est donc lui qui devient « le chantre de la Lorraine » que Jean-Pierre n’avait pas réussi à être.
C’est ainsi qu’à l’issue de cette étude, nous pouvons comprendre ce « nous » étrange qui figure dans l’excipit : la fusion s’est accomplie, et Jean-Pierre vit en Aziz, lui-même s’identifiant à Jean-Pierre, y compris dans l’amour d’Agnès.
Analyse de trois extraits : Vallon-Fleuri - l'expulsion - Uckange
La cité de Vallon-Fleuri (pages 13-14, de "La vie est calme..." à ".... maisons Buygues.")
Pour lire l'extrait
INTRODUCTION
Dans Un aller simple, roman qui lui a valu le Prix Goncourt en 1994, Didier van Cauwelaert crée un personnage attachant, Aziz, enfant trouvé élevé par des tziganes et doté d'un passeport marocain, qui vit dans une cité des quartiers nord de Marseille. Il se trouve, malgré lui, emporté dans un tourbillon de péripéties qui le conduisent au Maroc, puis en Lorraine...
Ce passage se situe dans la situation initiale. Après s’être présenté lui-même, le narrateur, Aziz, présente son cadre de vie, la cité de Vallon-Fleuri, dans les quartiers nord de Marseille. Ce texte, en faisant la satire de la politique urbaine, s’interroge sur l’influence de l’habitat sur le comportement de la jeunesse.
Comment le ton adopté dans cette description soutient-il la satire politique et sociale ?
LA DÉLINQUANCE URBAINE
Cet extrait met en place le thème de la délinquance des jeunes, en montrant la violence exercée contre les biens (« casser Casino et Leclerc »), symboles de la société de consommation, comme contre les personnes, notamment celles qui représentent le pouvoir. Ainsi il est question de « fracasse[r] un policier », représentant de la loi, ou bien c’est « la Commission », incarnation du gouvernement, qui « avait reçu un frigo sur la tête ».
Cependant le ton humoristique adopté traduit le refus de considérer cette délinquance comme dangereuse. Elle a même un aspect sympathique, car elle fonctionne selon des lois « humaines ». Ainsi, la violence n’est pas véritablement recherchée : « on a pitié » du policier, lui-même considéré comme une victime de l’État qui l’emploie, puisque « le préfet lui passerait un savon », en cas d’intervention « sa plainte ne sera jamais transmise par ses chefs ». De même, « on les respecte, les petits vieux du pays », avec une sorte de reconnaissance émue de la perte que leur cause la dégradation du quartier : « leur appartement qui, avec notre voisinage, a perdu les trois quarts de sa valeur. » Une sorte de morale spontanée se met donc en place : il s’agit de « faire de l’autodiscipline », de montrer de la « délicatesse » en distinguant nettement ceux que l’on peut attaquer et ceux auxquels on ne touchera pas.
Didier van Cauwelaert choisit donc de traiter avec le sourire un sujet sérieux, comme pour démythifier l’importance donnée à la délinquance et la peur qu’elle peut provoquer.
L'HABITAT
La cité de Vallon-Fleuri est un grand ensemble HLM situé dans le nord de Marseille. Mais cette zone apparaît immédiatement comme un lieu à part, séparé du reste de la ville par une véritable « frontière ». On a même l’impression que ce lieu ne fait pas partie de la France : le préfet a « décid[é] qu’on n’existe pas », « Nos cités ne sont plus marquées sur les cartes ». En raison de la délinquance, le quartier est totalement dévalorisé : l’habitat a « perdu les trois quarts de sa valeur ». Ainsi le cadre de vie a tout du ghetto, lieu d’exclusion voire de ségrégation, en rappelant qu’au moyen-âge on parquait dans le « ghetto » les populations jugées inférieures.
Les quartiers nord de Marseille
Mais un autre habitat existe, individuel lui, celui des Tsiganes, les « roulottes » : c’est l’habitat traditionnel, avec cette appellation de « roulottes » qui ne correspond plus à la réalité – des caravanes -, totalement opposé au modernisme et au gigantisme des HLM… Et si lui aussi abrite des délinquants, l’explication est donnée par la « Commission » officielle : « les Bohémiens se sentaient mal intégrés dans leurs roulottes ».
Pour remplacer cet habitat, une troisième solution est donc envisagée, « des maisons Bouygues ». Mais la suite du texte montrera qu’elles n’ont été qu’une nouvelle occasion de délinquance.
Les "roulottes" des tsiganes
LA SATIRE POLITIQUE
Les cibles sont nommées selon un decrescendo.
Il y a d’abord le « préfet », représentant direct de l’État dans les régions. S’il veut poursuivre sa carrière, ce préfet doit montrer son efficacité, donc « faire baisser la criminalité ». Mais par quels moyens ? En fait, il s’agit de fausser les « statistiques » : on empêche les policiers d’intervenir, il ne reste plus qu’« une trentaine de policiers titulaires pour deux cent mille inexistants », et, s’il arrive quelque chose à un policier, « sa plainte ne sera jamais transmise au tribunal par ses chefs ». En disant du préfet qu’il « est assez malin », le narrateur transforme sa fonction politique en une sorte de jeu, dans lequel il s’agit de ruser habilement avec ceux que l’on combat. Mais l’action réelle est inexistante !
Ensuite, l’extrait ridiculise le fonctionnement des « commissions d’études », baptisées ironiquement « attractions de Paris ». Ces commissions apparaissent totalement incompétentes. Elles font certes des théories : « comme quoi la délinquance venait du trop grand nombre d’étages ». Mais ces théories s’avèrent absurdes, puisqu’il y a aussi des délinquants dans les « roulottes » ! Et surtout, elles ne résolvent rien, car elles sont coupées de la réalité, et ne se préoccupent que de l’image donnée dans les médias : « Forcément, quand on ne connaît pas », conclut ironiquement le narrateur. La naïveté de ces hommes politiques apparaît immense. Il a suffi de « pastis » et de « musique » pour les amadouer : « les nerfs se sont détendus », elle « nous a remerciés de notre accueil ». Mais la commission n’a pas compris que cet accueil était surtout une façon de se démarquer de l’autre quartier, celui « des Comoriens de la Basse-Robière », donc était le signe des luttes entre habitants des cités. Le ridicule est parachevé quand ces officiels confondent les « paniers », production des tsiganes qui leur permet de vivre, avec des « cadeaux » qu’ils vont donc « emport[er]…
Enfin, la critique n’épargne pas les gestionnaires de ces cités, « l’office HLM » qui préfère « mure[r] » un logement libre, plutôt que de le « remettre en état », pour des raisons financières, sans considérer le réel besoin de logements pour les populations défavorisées.
Ainsi van Cauwelaert met en place, par son ironie, un monde où tout fonctionne à l’envers. Par exemple, le policier fait son travail (« contrôler les identités »), mais, finalement, c’est lui qui sera puni : « le préfet lui passerait un savon ». Les délinquants en arrivent donc à « protéger » les policiers « comme une espèce en voie de disparition ». D’ailleurs, un fonctionnement parfait s’est organisé, et la délinquance continue en dehors des rondes de la police : « on se débrouille pour travailler entre quatre heures et midi, quand elle dort, et tout le monde est content. » Cette « délicatesse » vaut même aux délinquants un remerciement : « on nous a d’ailleurs installé un MIN, Marché d’intérêt national, où on va se servir gratuitement », alors que les honnêtes citoyens vont, eux, « payer à la caisse ». Van Cauwelaert en arrive ainsi à représenter la vie de la cité comme une sorte de jeu, et l’expression « ils ont scalpé les vieilles tours » corrobore cette image d’Indiens face à des cow-boys intrépides, les délinquants.
Van Cauwelaert applique le principe même de l’ironie, en introduisant un décalage entre le principe de réalité, le respect et le sérieux de ceux qui représentent la loi face à des délinquants qui leur sont inférieurs, et le récit qui ridiculise ceux qui devraient être respectés en donnant le beau rôle aux inférieurs.
CONCLUSION
Derrière le ton humoristique adopté par le narrateur, van Cauwelaert aborde un thème sérieux, qui pose la question de ce que l’on nomme le « développement durable ». Une ville, en se développant, voit sa population augmenter, et, notamment une population immigrée, qu’il faut loger. C’est ce qui s’est passé pendant la période dite des « Trente Glorieuses », où l’on a construit à moindre frais dans les périphéries des villes un habitat collectif. Mais cet habitat, non seulement a enlaidi l’environnement, mais, surtout, a regroupé des populations en difficultés économiques, ce qui ne pouvait que favoriser la délinquance, et provoquer des conflits sociaux.
À l’époque où l’auteur compose son roman, l’État s’est mis à détruire les « tours » et les « barres », mais là encore, les décisions sont prises à moindres frais, et, surtout, sans tenir compte des désirs des habitants eux-mêmes ou de leurs modes de vie. Le roman conduit donc à une satire politique qui n’épargne pas les « décideurs ».
L'expulsion d'Aziz (pages 32-34, de "Alors l'attaché..." à ".... un peu navré".)
Pour lire l'extrait
INTRODUCTION
Dans Un aller simple, roman qui lui a valu le Prix Goncourt en 1994, Didier van Cauwelaert crée un personnage attachant, Aziz, enfant trouvé élevé par des tziganes et doté d'un passeport marocain, qui vit dans une cité des quartiers nord de Marseille. Il se trouve, malgré lui, emporté dans un tourbillon de péripéties qui le conduisent au Maroc, puis en Lorraine...
Il s’agit de l’élément perturbateur : Aziz est arrêté, ironie suprême pour le seul vol qu’il n’ait pas commis ! Il sera expulsé, autre ironie parce qu’il est le seul qui ait des papiers ! Certes ils sont faux, mais peu importe, il sera renvoyé au Maroc en compagnie d’un « attaché humanitaire », Jean-Pierre Schneider, parce que le gouvernement a besoin de montrer à la population son action.
Comment cette expulsion se trouve-t-elle mise en scène ?
L'EXPULSION
L’expulsion est présentée avec un contraste entre le discours officiel et le comportement de « l’attaché ».
Le discours officiel est construit selon un decrescendo.
C’est d’abord la « position de la France » qui est invoquée, à travers ses principes de base, ceux d’une « démocratie » : l’équilibre entre les « droits » garantis aux « travailleurs immigrés » et les « devoirs » qu’eux-mêmes doivent remplir : avoir « un emploi et une situation régulière ».
Puis, est rappelé le rôle du « gouvernement », organe exécutif auquel il appartient d’agir (il « inaugure une procédure ») et surtout d’être « efficace au plan du résultat ». Ce discours s’affirme donc comme démocratique et juste, mais est, en fait, totalement hypocrite. Il reconnaît, en effet, la raison même de l’immigration, « nous vous avons fait venir lorsque nous avions besoin de vous », mais masque la cause de l’expulsion. Au lieu de dire simplement « nous n’avons plus besoin de vous », le discours met en avant une générosité envers les pays en voie de développement : « vous montrer que c’est votre pays qui a besoin de vous ». Il y a donc un décalage entre le but réel du gouvernement, « stopper le flux migratoire en provenance du Maghreb », qui implique le renvoi des émigrés, et le prétexte forgé : « vous construire un avenir chez vous » . Le recours à l’italique souligne ce « vous », auquel on feint de s’intéresser, en oubliant le « nous » qui décide de l’expulsion. Le discours ne recule devant rien pour faire croire à ce prétexte, comme le montre l’adjectif dans « une vraie politique d’incitation au développement ».
Expulsion des immigrés "indésirables"
Il revient enfin au ministère des « Affaires étrangères » de mettre en œuvre la décision du gouvernement : il a « mandaté » l’attaché qui a pour rôle de « simplifier les démarches administratives ». Mais ce mandat semble totalement improvisé, comme le signale avec colère l’attaché, qui, avec sa « voix agressive », signalée par les exclamations, souligne ses griefs : « Je n’ai même pas eu le temps de lire votre dossier ! Je ne sais même pas dans quelle branche vous êtes ! » En fait, son comportement démasque l’hypocrisie du discours. Déjà le ton qu’il emploie donne l’impression de réciter une leçon apprise par cœur, comme le soulignent les remarques ironiques du narrateur : « lâcher d’un trait », « Il s’est arrêté soudain, comme s’il tombait en panne ». Croit-il vraiment à ce qu’il dit ? On peut en douter, déjà par des signes physiques qui traduisent son malaise dans les premières lignes, puis sa réaction face à Aziz : « Il a détourné la tête, avalé sa salive, soupiré très fort ». La vérité arrive seulement au moment où il parvient à le regarder en face : « il a plongé dans mon regard ». En fait, il s’agit bien de satisfaire une opinion publique mécontente de la présence des immigrés, en mettant en scène une expulsion qui montrera l’action gouvernementale : « l’émission "Marseille, ville arabe" a fait trente pour cent de parts de marché ». L’attaché, de toute évidence, exécute les ordres, mais sans y croire : « J’avais l’impression qu’il passait un examen devant moi ».
La situation dans laquelle se trouvent les deux personnages est donc une totale mise en scène politique, une mystification destinée à un public crédule, que démythifie l'humour de van Cauwelaert.
LA MISE EN SCÈNE JOURNALISTIQUE
Pour réussir cette mise en scène, les médias sont indispensables, et le journaliste de Match va jouer ici un rôle essentiel, celui du metteur en scène. C’est lui, en effet, qui règle les éclairages (« Je suis OK pour la lumière »), qui dirige la gestuelle des acteurs : « reste avec la main comme ça, c’est bon ». Il compose véritablement ce personnage de l’émigré, jusqu’aux variations autour du « sourire » pour arriver à une vraisemblance parfaite : « Humain quoi, avec un poil d’inquiétude, parce que quand même ». Le photographe doit donc reproduire le message officiel par l’image. Ainsi le sourire sera celui de l’émigré heureux de ce que l’État français fait pour lui, mais « un peu étonné », car n’est-ce pas la première fois que l’on s’occupe ainsi de lui ?
De même, la mise en scène autour de « la carte » doit prouver qu’il s’agit d’abord d’une réinsertion dans son pays d’origine, et non d’une expulsion, un pays où l’attend un travail grâce aux bons soins de l’attaché qui s’occupe de lui. « Tu lui réponds, tu t’intéresses » achève d’affirmer l’idée que l’expulsé est parfaitement d’accord et prêt à ce retour au pays.
Cependant, ici aussi van Cauwelaert crée une distanciation, pour briser cette belle mise en scène. D’une part, l’attaché recule devant cette complicité : il adopte « un air contraint », puis retire la main de l’épaule d’Aziz « parce que c’était peut-être un peu trop ». Il ne joue pas volontiers son rôle ! De même, à la fin « Il avait l’air un peu navré », comme si cette mise en scène, qui manipule Aziz comme une marionnette, le chagrinait. D’autre part, le héros lui-même crée une rupture par ses commentaires sur le comportement qu’on lui demande d’adopter. Par exemple, quand le photographe lui demande « un sourire étonné », il précise « J’ai pris l’air étonné, et je n’ai pas eu beaucoup de mal », ce qui donne à son étonnement un tout autre sens que celui souhaité par le photographe. Sa déclaration à propos des flashes, « ça faisait un peu fête », contraste également avec le commentaire qui suit : « j’ai repensé à mon repas de fiançailles et les dernières photos ont dû être plus tristes ». La vérité est ainsi rétablie, ainsi que la réalité de cette expulsion : Aziz n’a aucune envie de quitter Marseille ni celle qu’il aime… Mais ces photos-là ne seront certainement pas retenues pour la publication.
CONCLUSION
L’événement perturbateur a pour effet de créer une rupture, et c’est bien le cas ici. Mais cette rupture, définie comme le retour « chez vous » représente un nouveau mensonge dans la vie du héros, puisqu’il n’est marocain qu’en raison de ses faux papiers. La situation initiale n’était qu’une série de mensonges, sur l’identité d’Aziz, sur sa relation avec Lila, mais l’élément perturbateur en forge d’autres : une accusation de vol alors qu’il n’a pas volé, un mensonge politique, une mise en scène journalistique. Un horizon d’attente est ainsi créé : ces mensonges successifs conduiront-ils le héros à sa vérité ?
L'auteur met en scène, à la façon d'un petite pièce de théâtre qui nous montre les gestes, les mimiques, les intonations des personnages, une cruelle satire des décision politiques autour de l'immigration, masquée par le recours à l'ironie, et l'humour prêté à son héros, Aziz.
Pour lire l'extrait
L'épilogue à Uckange (pages 118-120, de "Les journées passent..." à
".... Je l'écris".)
INTRODUCTION
Dans Un aller simple, roman qui lui a valu le Prix Goncourt en 1994, Didier van Cauwelaert crée un personnage attachant, Aziz, enfant trouvé élevé par des tziganes et doté d'un passeport marocain, qui vit dans une cité des quartiers nord de Marseille. Il se trouve, malgré lui, emporté dans un tourbillon de péripéties qui le conduisent au Maroc, puis en Lorraine...
Avec la mort de Jean-Pierre et le départ du Maroc les péripéties prennent fin. Deux chapitres suffiront au dénouement, le retour en France. Après un court passage par Paris, où il constate que Clémentine a oublié Jean-Pierre, Aziz se rend à Uckange pour apporter le cercueil aux parents de Jean-Pierre. Mais le fourgon est volé, et cela marque parallèlement l’effacement de Jean-Pierre et l’intégration d’Aziz au sein de sa famille : peu à peu, il prend sa place.
Comment cet épilogue fait-il écho à la situation initiale en donnant une nouvelle identité au héros ?
UNE RÉFLEXION SUR LE PROGRÈS
Jean-Pierre se voulait, dans ses rêves de jeunesse, « le chantre de la Lorraine », et citait comme modèle Bernard Lavilliers, chanteur engagé originaire de cette région, qui s’est rangé du côté des ouvriers qui résistaient à la fermeture de leurs usines.
C’est cette histoire de la Lorraine qu’Aziz reprend à son compte, en rappelant l’essor industriel du passé qu’il oppose à la désindustrialisation actuelle. Le « chantre » est celui qui chante la gloire qu’Aziz reconstitue ici, d’abord en rappelant l’illustre origine des aciéries : « C’est là qu’on fondait les boulets des soldats de l’an II ». Il montre ensuite, avec un réalisme que renforce l’emploi des toponymes, l’essor de toute la région dû au besoin d’acier d’une industrie exportatrice : les aciéries « vendaient leur fonte jusqu’en Amérique ».
Enfin il n’oublie pas d’adresser un éloge aux hommes qui exerçaient un métier alors respecté : « Le savoir-faire centenaire des meilleurs hauts-fournistes d’Europe ». C’était un métier pénible, mais que toute la famille reconnaissait à sa juste valeur : « Il fallait se taire », pour permettre au père de se reposer, et l’on avait alors « l’orgueil de la sidé ». L’image donne une valeur quasi mythique à l’ouvrier sidérurgiste, avec « l’arrivée de la coulée », et « le feu au bout de [s]es bras », dont il est le « maître », tel un Héphaïstos des temps modernes.
La coulée du feu
Les forges d'Uchange : démolition de l'unité 1
Mais cet éloge renvoie à un passé révolu, car aujourd’hui c’est la mort d’une région qu’il faut raconter, puisque ce sont les usines elles-mêmes qui deviennent le matériau des fonderies : « c’est directement la fonderie débitée en ferraille qu’on enfourne dans des fours électriques pour fabriquer de l’acier. » Le récit les personnifie, elles sont en quelque sorte « dévorées par leurs clients ». Ainsi, l’impression de mort s’inscrit dans le décor lui-même, « paysage vide », « terrain vague hérissé de broussailles où traînaient des gueuses de moulage oubliées », comme des cercueils dans un cimetière.
Bien sûr, les conséquences humaines sont lourdes. Toute la région vivait de cette industrie, il ne reste donc plus que « préretraite, dispense d’activité, reclassement » : « ça s’appelle un plan social », phrase brève qui conclut le paragraphe, résume ironiquement la douleur de ces ouvriers privés de l’emploi dont ils étaient fiers, et qui refusent avec dignité d’aller « vérifier les tailles des sardines et le nombre d’arêtes dans les maquereaux », comme le déclare avec violence Gérard, le frère de Jean-Pierre. Ce sont des familles entières qui se trouvent touchées, comme le montre le dernier paragraphe de l’extrait. La conclusion tirée est pleine d’amertume, à travers le contraste qu’elle met en place : « Y a moins de grisaille dans l’environnement, ils disent, depuis que l’usine ne pollue plus, mais la grisaille elle est dans nos cœurs. »
Cette ultime vision de la couleur nous ramène à la vallée d’Irghiz avec ses hommes « gris », fière civilisation dont le progrès menace l’existence, selon la légende qu’Aziz avait racontée à jean-Pierre et qui s’incarne sous ses yeux aujourd’hui.
L'IDENTITÉ D'AZIZ
En arrivant en Lorraine, Aziz a trouvé sa « vallée des hommes gris » : il est entré dans le lieu de sa légende.
Cela se concrétise par la place qu’il occupe au sein de la famille, par exemple en devenant, aux côtés du père de Jean-Pierre, le fils auquel il explique l’histoire de ses origines : « je commence à bien connaître la vie qu’il aurait menée s’il était resté ici ». À table même il a pris la place du fils, dont on lui a donné « le rond de serviette », symbolique. Il a aussi gagné en Gérard un frère : « C’est bon d’avoir un frère », aveu qui traduit son assimilation à la personne de Jean-Pierre. Il est devenu son double, une fusion véritable s’est accomplie.
Mais cette fusion passe aussi par l’écriture, puisqu’il ne s’agit plus ici pour Aziz de raconter sa propre histoire, ni même celle du voyage au Maroc avec Jean-Pierre, mais celle de cette Lorraine qui se meurt : « Écris-le dans le livre, Aziz, s’il te plaît. Qu’ils sachent. » Aziz est devenu l’écrivain de sa nouvelle origine, comme investi ainsi d’une mission, avec le double sens du pronom « ils ». Il s’agit d’abord de ceux qui sont accusés de cette mort, les dirigeants, hommes politiques et économistes, ces « ils » puissants que les faibles accusent quand ils se sentent victimes. Mais par sa réponse « Je l’écris », l’on comprend que ce pronom désigne aussi tous ceux qui liront le « livre », ce futur livre que tient, en fait, dans ses mains chaque lecteur d’Un Aller simple.
CONCLUSION
Cet épilogue confirme la nature d’Un Aller simple : un roman d’apprentissage. En suivant Jean-Pierre jusqu’à sa mort, puis en écrivant à sa place, Aziz a remplacé son identité de légende de la situation initiale par la réalité de la Lorraine et d’Uckange, tout en trouvant une nouvelle famille qui l’accepte comme sien. Pour Jean-Pierre, l’ « aller » a été « simple », jusqu’à la mort, pour Aziz c’est un « aller simple » mais vers une nouvelle identité : il est devenu le double de son « attaché humanitaire ».
Les ruines des aciéries de Jœuf
En même temps, Didier van Cauwelaert ouvre une réflexion sur le rôle de l’écrivain, un témoin qui observe son époque, pour en dénoncer, par l’humour ou l’ironie, les abus et les excès : la satire des quartiers nord de Marseille trouve un écho dans celle de la désindustrialisation de la Lorraine. Ce sont deux « déserts » que les politiques préfèrent rayer de la carte… Mais peut-être y a-t-il aussi un peu d’Aziz en van Cauwelaert, le souvenir d’un adolescent obsédé par l’écriture, qui cherchait sans doute, à travers elle, à découvrir son identité en passant par ces « doubles » que sont les personnages de la fiction ? Être à la fois l’autre et soi-même…