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Michel Tournier, " Un bébé sur la paille", in Le Médianoche amoureux, 1989
L'auteur (1924-2016) : un conteur
Né en 1924, Michel Tournier fait paraître son premier roman, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, qui obtient le Grand prix du roman de l’Académie française en 1967, après avoir fait exercé bien d’autres activités : journaliste à la radio, puis à la télévision, collaborateur pour Le Monde et Le Figaro, traducteur d’allemand.
Outre la philosophie, discipline de ses études, il se passionne pour la photographie, participant, par exemple en 1968 à la création des Rencontres photographiques d’Arles.
La plupart de ses romans, Le Roi des aulnes (1970), récompensé par le Prix Goncourt, Les Météores (1975), Gaspard, Melchior et Balthazar (1980), La Goutte d’or (1985), pour n’en citer que quelques-uns, articule l’inspiration mythique, emprunts au monde antique, aux récits bibliques ou aux légendes de tout pays, avec un questionnement sur les grandes interrogations du monde contemporain.Il y a chez lui une évidente volonté de mettre la réflexion philosophique sur l’homme à portée du lecteur en la faisant vivre dans des récits dont l’ironie est souvent cocasse, parfois cruelle.
Michel Tournier, "l'ermite" de Choisel
Pour une biographie détaillée
Un entretien exceptionnel avec Bernard Pivot
Présentation de la nouvelle, "Un bébé sur la paille"
Les titres
Le recueil, paru en 1989, présente une suite de vingt récits racontés à l’occasion d’un « médianoche », ou souper pris après minuit. Il est dit « amoureux », en raison de sa situation, posée dans la première nouvelle, « Les amants taciturnes ». Elle met en scène un couple qui ne trouve plus que ce seul recours pour se parler une dernière fois : « n’ayant plus rien à nous dire, il ne nous reste qu’à nous séparer. Faisons-le au moins avec éclat. Réunissons tous nos amis pour un dîner nocturne. » Outre ce sujet central, l’amour, un même thème unit ces nouvelles, celui du double ou de la répétition. Cette technique littéraire est un héritage de l’auteur italien Boccace, qui, dans le Décaméron, datant de 1350, faisait raconter à dix personnes, enfermées dans un château pendant dix jours, un récit par jour, souvent lié à une situation amoureuse. En France, Marguerite de Navarre reprit cette technique, mais sur sept jours, dans l’Heptaméron en 1559, et elle connut ensuite une grande fortune, dans les nouvelles de Maupassant par exemple.
Le titre du douzième des dix-neuf récits racontés par les invités – sans que nous ne soyons jamais informé de la qualité du narrateur – attire l’attention du lecteur en lui suggérant des hypothèses de lecture. « Un bébé » reste bien vague : sera-t-il un des personnages de la nouvelle ? La lecture des premiers paragraphes nous surprend alors… Aucun bébé n’y apparaît… Quant à la précision « sur la paille », s’agit-il de mettre en place un thème, celui de la misère ou de l’abandon, ou doit-elle être prise dans son sens symbolique et être rattachée à la tradition biblique, la naissance de Jésus ? Ce titre n’est donc pas immédiatement transparent, et crée un effet de suspens.
"Un bébé sur la paille"
Les caractéristiques de la nouvelle
La nouvelle se définit comme un court récit en prose, fictif, même si certaines peuvent aller jusqu’à cent pages comme Le Horla de Maupassant, Carmen ou Colomba de Mérimée, ou La Vénus d’Ille de Gautier.
Le terme « nouvelle » donne à ce genre littéraire une double fonction. D’une part, il suggère une fonction informative qui le rattache à l’actualité : « apprendre une nouvelle », « écouter les nouvelles » ; d’autre part, il implique une fonction de séduction, puisque l’idée même de "nouvelle" connote "l’inouï", quelque chose d’inattendu qui doit étonner, surprendre. Ces deux aspects vont parfaitement être illustrés dans « Un bébé sur la paille ».
La brièveté de la nouvelle impose cependant à l’écrivain des contraintes. D’abord, son schéma narratif sera simple et rapide : la situation initiale est posée en quelques lignes dans l’incipit, puis l’élément perturbateur introduit peu de péripéties, une seule dans « Un bébé sur la paille », la recherche d’une solution à l’hyper-médicalisation moderne, qui sera apportée par la lettre du vieux médecin de campagne. L’élément de résolution conduit à une situation finale, le plus souvent surprenante, qui constitue ce qu’on nomme la chute, ici les dernières phrases du dialogue.
De ce fait, l’actualisation spatio-temporelle est resserrée : nous n’avons pas de longue description, et, même si d’autres endroits sont évoqués, tout le récit se déroule en un seul lieu, le bureau présidentiel. C’est plutôt l’atmosphère créée qui prend une valeur symbolique. Parallèlement, la durée est réduite à l’extrême, le temps des vœux à la télévision, à peine allongé par la lecture de la lettre et le bref dialogue final. De ce fait, chaque instant précis prend toute son importance, et l’écrivain peut jouer sur l’analepse, le retour en arrière, ou la prolepse, l’annonce de l’avenir, pour étoffer le récit, comme cela se produit ici.
Enfin, les personnages sont forcément peu nombreux, et quelques traits suffisent à les caractériser. Dans le cas d’ « Un bébé sur la paille », ils valent surtout pour leur valeur symbolique, puisque la fin de la nouvelle nous ramène dans le temps du mythe, celui de la naissance du Christ.
Le choix du narrateur joue un rôle essentiel, absent du premier paragraphe, il se présente comme externe, pour donner ainsi l’impression d’une objectivité et renforcer l’effet de réel. Mais il laisse sa place au discours, pris en charge par le « je » du président de la République. Entre objectivité et subjectivité, au lecteur de se forger son propre jugement…
Le travail d'écriture
La nouvelle, en raison de sa brièveté même, implique une forme très élaborée puisque chaque élément du récit est concerté pour conduire inévitablement à la chute. Ainsi Baudelaire, qui a traduit et commenté les nouvelles d’Edgar Poe au XIX° siècle, déclare : « Si la première phrase n’est pas écrite en vue de préparer une impression finale, l’œuvre est ratée. » Cela oblige le lecteur à une lecture particulièrement attentive pour déceler la combinatoire des indices qui, a posteriori, révéleront la logique de la « chute ».
Mais l’originalité de Tournier consiste, dans cette nouvelle à enchâsser d’autres formes d'énonciation littéraire.
Ainsi le récit intègre le discours du Président, avec sa forme de persuasion des destinataires, les téléspectateurs, qui lui-même insère la lettre du médecin de campagne, elle-même racontant l’anecdote des chatons, à la façon d’un apologue, discours rapporté qui garde sa forme d’oralité mais propose aussi un commentaire sur son rôle. Enfin, la nouvelle se ferme sur un dernier enchâssement, le dialogue téléphonique entre le Président et la jeune fille, restitué dans toute sa vivacité.
Analyse de cinq extraits : incipit, discours, apologue, argumentation, dialogue
Incipit, paragraphes 1-2 (du début à "... veille de Noël")
Pour lire l'extrait
INTRODUCTION
Recueil de nouvelles de Michel Tournier, paru en 1989, Le Médianoche amoureux reprend la tradition du repas, au cours duquel sont racontés des récits qui s’apparentent souvent à des contes ou à des nouvelles, tel « Un bébé sur la paille ».
L’incipit d’une nouvelle a pour rôle de poser la situation initiale, en précisant son cadre spatio-temporel, son thème et son/ses personnage/s, mais il doit aussi donner au lecteur l’envie de découvrir la suite du récit.
Celui-ci joue-t-il bien ce double rôle d’information et de séduction ?
Pour le cadre temporel, la formule « cette année » reste vague, mais le réalisme de la situation laisse penser que cette nouvelle nous est contemporaine. Le moment est nettement précisé, en revanche, par plusieurs indices : « écoliers en vacances depuis ce matin », « les fêtes de fin d’année », dans quelques jours, ce sera Noël, puis, une semaine après, la Saint-Sylvestre », « à la veille de Noël ». Le thème, politique, avec un discours du Président de la république, est donc lié à la tradition religieuse plus que politique, puisque ce discours de « vœux » est, dans la réalité, prononcé, non pas avant Noël mais le 31 décembre.
Le lieu, lui, est empreint de solennité, avec la mention immédiate du « drapeau tricolore », puis de « la façade du Palais de l’Elysée ». Il s’agit bien d’un discours officiel. Cependant, nous notons le désir de créer une proximité avec les téléspectateurs, car le président ne se tient pas derrière son bureau, selon la coutume, mais « assis dans un fauteuil près d’une cheminée où dansent les flammes ». Ce positionnement fait davantage penser à un conteur traditionnel qu’à un président dans l’exercice de ses fonctions. Mais, surtout, c’est un clin d’œil aux "causeries au coin du feu", inaugurées par le Président Giscard d’Estaing.
V. Giscard d'Estaing : les causeries au coin du feu
La situation d’énonciation s’ouvre sur un récit, pris en charge par un narrateur qui, au début, paraît lointain, absent, faisant ainsi appel à son destinataire, le lecteur : « Il faut d’abord imaginer ». Mais Tournier joue ensuite sur la double valeur du pronom « on » dans « Un fondu-enchaîné donne l’illusion qu’on pénètre à l’intérieur » : il est à la fois exclusif, pour désigner les téléspectateurs en général mais aussi inclusif pour signaler un narrateur interne, lui aussi téléspectateur de ce discours, uni donc à ses lecteurs auxquels il livre son témoignage.
Puis l’incise, « dit-il », permet d’introduire une deuxième forme d’énonciation, le discours rapporté direct, qui occupe le deuxième paragraphe. L’émetteur, le « président de la République » qui sera le personnage principal de la nouvelle, cherche à créer une complicité avec les citoyens, qu’il nomme d’ailleurs « compatriotes », et auxquels « il sourit » en évoquant « nos villes et nos villages ». En revanche, on observe une évolution au fil du discours puisqu’il commence en employant la troisième personne, pour montrer son rôle officiel, avant de passer au « je » qui l’implique plus directement, le rendant aussi plus familier. Tournier en profite pour introduire une touche d’ironie avec la reprise de l’adjectif « révolutionnaire » : « Révolutionnaire, oui, aussi étrange que cela puisse paraître de la part d’un président de la République, et de surcroît à la veille de Noël ».
Tournier respecte donc bien les contraintes dues à la brièveté de la nouvelle : pas de longue description ni de long portrait, on entre vite dans le vif du sujet.
LA FONCTION DE SÉDUCTION
Pour séduire le lecteur, il convient d’abord de l’impliquer dans le récit, ce que Tournier réussit à faire en reproduisant, par l’écriture, le mouvement de la caméra de la télévision, qui part d’un gros plan sur le drapeau, puis s’élargit à la façade pour, ensuite, se resserrer : « Zoom avant sur la fenêtre. Un fondu-enchaîné donne l’illusion qu’on pénètre à l’intérieur ». Ainsi, Tournier transforme le lecteur en téléspectateur des vœux présidentiels, en retrouvant donc le sens premier du mot « nouvelle », celui qui soutient les journaux télévisés d’information.
Le registre se veut réaliste, avec ces précisions techniques, ou dans la description, par exemple avec le détail architectural avancé, « la façade de Palais de l’Élysée, durement sculptée par l’éclairage artificiel », ou ceux présentant rapidement le président dans son décor. Mais, parallèlement, Tournier ne nous rappelle-t-il pas que, de même que le jeu de caméra est une « illusion », le récit de ce qui se passe « à l’intérieur » ne sera que fiction ?
La façade du Palais de l'Élysée, à Noël
Il n’oublie pas le second rôle de l’incipit, et le deuxième sens du mot « nouvelle », donc cherche à créer un effet de suspens, en dramatisant l’amorce de ce discours au moyen d’une gradation. Dans un premier temps, en effet, il rappelle l’« usage » ; cependant le connecteur « Mais » qui suit permet de souligner l’opposition : « mes vœux vont revêtir cette année un caractère tout à fait exceptionnel ». Le présentatif, « C’est que… », renforce l’affirmation qu’amplifient les deux adjectifs antéposés avec une allitération : « un grave et grand sujet. » Si l’on ajoute à cela l’annonce d’une « proposition révolutionnaire », avec la récurrence de cet adjectif, Tournier crée une forme d’inquiétude, en même temps que s’ouvre, pour le lecteur, un horizon d’attente.
CONCLUSION
Nous pouvons juger que cet incipit est réussi, car il remplit bien sa double fonction : le lecteur en sait assez pour entrer dans l’histoire, mais pas assez pour ne pas avoir envie de poursuivre sa lecture. Tournier prend soin d’éveiller sa curiosité.
La rapidité de la mise en place du cadre, dans lequel Tournier fait entrer le lecteur, et la vivacité du discours direct rendent le texte réaliste. Le lecteur attend de retrouver, dans la suite, la société et les problèmes de son temps.
Le discours présidentiel, paragraphes 3 à 5
(de "Quand on parle..." à "... de sa réponse.)
INTRODUCTION
Recueil de nouvelles de Michel Tournier, paru en 1989, Le Médianoche amoureux reprend la tradition du repas, au cours duquel sont racontés des récits qui s’apparentent souvent à des contes ou à des nouvelles, tel « Un bébé sur la paille ».
L’incipit a rapidement posé la situation : nous assistons, avec le narrateur, à un discours de « vœux présidentiels », dont l’amorce nous a annoncé un « grave et grand sujet » et une « proposition révolutionnaire », piquant ainsi notre curiosité.
Quel est donc l’enjeu de ce discours ?
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UNE REPRÉSENTATION DE LA SOCIÉTÉ
L’énumération qui ouvre le passage représente une société en crise, en proie à de « grands fléaux », qui constituent tous autant de menaces de mort. Notons le jeu des personnes, d’un côté le pronom indéfini « on », réservé à aux médias (« on cite », « on avance ») qui informent, de l’autre la 1ère personne du pluriel, pour mieux impliquer les destinataires, dans un désir de supprimer l’écart entre lui, président, et eux, simples citoyens : « notre société », « nous devons certes lutter », « une minorité d’entre nous ». Cela amplifie par avance le « fléau » qui forme le thème du discours, lui-même amplifié par la dramatisation produite par les comparatifs : « un autre fléau, plus insidieux, plus sournois ». L’hyperbole, « la plus hideuse des dégénérescences », donne l’impression que c’est la nature humaine même qui est en danger, un danger innommable puisqu’il faut inventer des néologismes pour le désigner : « médicomanie, clinicomanie, pharmacomanie ».
Cette mise en relief contraste avec la brièveté du constat formulé ensuite de façon plus neutre : « chaque année, nos dépenses de maladies augmentent plus vite, beaucoup plus vite, que les ressources du pays. » Le thème du discours est donc, en apparence, bien connu : le déficit de la sécurité sociale. C’est sa mise en valeur qui peut surprendre le lecteur.
Le déficit de la Sécurité sociale
Cette présentation attire notre attention sur une autre caractéristique : notre société se fonde sur les chiffres. Le passage souligne, en effet, le rôle des statistiques : « les chiffres qu’on avance sont terrifiants », « ce sont les chiffres qui comptent », toujours avec cette même volonté d’amplification : « ces chiffres dépassent infiniment ceux des victimes des autres fléaux. » Tournier nous montre donc une société où tout se compte, s’évalue, entièrement régie par l’économie. Ce ne sont plus les vies humaines qui comptent, gâchées ou perdues, mais le déséquilibre budgétaire. Il nous fait mesurer aussi le rôle de la prospective, toujours à partir de calculs économiques : « Un calcul élémentaire nous permet de fixer avec précision l’année, le mois, le jour où la totalité des ressources de la nation sera absorbée par les soins médicaux. »
La nouvelle dresse donc un tableau sombre de la France : déjà en 1989 les analyses laissaient prévoir les difficultés croissantes de l’assurance médicale. Mais nous pouvons nous étonner du choix d’un tel thème pour des vœux présidentiels, qui ont plutôt pour fonction d’insuffler l’optimisme !
L'IMAGE DU POUVOIR
Une image du pouvoir politique
Ce passage nous montre, en même temps, un pouvoir politique au travail. Il est assisté d’experts, de gestionnaires, de fonctionnaires, qui doivent lui permettre d’analyse cette situation de crise : « on cite », « les chiffres qu’on avance », « je me suis adressé aux plus hautes sommités de la médecine ». Le président se présente ici comme un homme lucide, soucieux de bien gérer son pays et d’assurer le bien-être des citoyens. D’où la question oratoire, « Que faire pour ne pas en arriver là ? », et l’insistance, qui souligne l’intérêt du président pour ses concitoyens : « J’ai supplié les académies de se pencher sur le problème et de me suggérer un remède ».
Mais ce pouvoir politique, peut-être pour amplifier son rôle, ne recule pas devant une dramatisation qui ne peut qu’inquiéter les téléspectateurs. Elle s’amplifie au fil du troisième paragraphe, avec la question angoissée, « Où allons-nous ? », l’exclamation familière, « Eh bien », qui met en valeur l’antithèse et son hyperbole : « c’est simple et c’est épouvantable ! » La prédiction, avec les verbes au futur construits sur un rythme ternaire, prend alors une valeur particulièrement saisissante. Nous notons la négation restrictive, qui amplifie la situation, et la gradation, dont l’excès fait sourire : « nous ne nous nourrirons plus alors que de médicaments. Nous ne nous déplacerons plus qu’en ambulance. Nous ne nous habillerons plus qu’avec des pansements ». Le paragraphe se ferme sur une phrase nominale hyperbolique : « Tableau grotesque et infernal ».
Le lecteur peut alors s’interroger : Pourquoi une telle insistance ? S’agit-il d’une légitime inquiétude, ou plutôt d’une forme habile de démagogie, qui va lui permettre de se faire passer pour le sauveur du pays ?
C’est plutôt cette seconde hypothèse qui s’impose, d’abord à travers l’énumération de ses actions : « j’ai demandé », « j’ai supplié », « je me suis souvenu ». Il se présente comme un homme pragmatique, efficace, qui ne renonce pas face à l’échec. En même temps, il fait figure de sage. En reprenant les avis scientifiques, par exemple, il est capable de poser les bonnes questions : « où se trouve cette racine ? », « Qu’est-ce qui fait donc de chacun de nous un malade [...] ? » Mais, déjà, un doute est introduit, puisque qu’il parle d’« un malade virtuel, qui soigne éternellement un mal réel ou imaginaire. » Nous observerons également la façon dont il présente le « médecin » consulté et sa pratique médicale. En le qualifiant de « sage », il sous-entend que lui-même l’est par le fait de lui demander conseil. Enfin, son ironie vis-à-vis du « volumineux dossier établi par les services du ministère de l’Intérieur », marqué par la question (« L’a-t-il seulement étudié, ce dossier ? ») à laquelle il répond aussitôt (« On peut en douter »), le rapproche d’un public souvent critique vis-à-vis du travail des fonctionnaires et des commissions d’experts. Mais déjà le portrait rapide de ce médecin avance un début de réponse : « Il intervenait le moins possible, sachant que c’est la nature qui nous guérit, et qu’il faut se garder de gêner son action. »
Tournier réalise donc un amalgame : à travers ce « président », il représente à la fois la réalité de la vie politique contemporaine, jugée fort ironiquement, et lui-même, l’écrivain. Le personnage devient son porte-parole, à travers les questions qu’il pose sur la société.
CONCLUSION
Ce début de discours nous rappelle que Michel Tournier est philosophe de formation. Il nous propose ici une réflexion sur notre société, en opposant le monde moderne, avec la place accordée à la science, à l’économie, et au corps, et son idéal propre, illustré par le « sage » médecin : ne pas oublier que l’homme fait partie de la nature, donc lui faire davantage confiance, comme le faisaient les anciens.
Cet extrait fonctionne aussi comme un pastiche, en imitant la forme d’un discours officiel, dont nous retrouvons les procédés oratoires. De ce fait, il se charge aussi d’une fonction satirique.
L'apologue, paragraphes 2 à 7 de la lettre
(de "Quand on parle..." à "... de sa réponse.)
INTRODUCTION
Recueil de nouvelles de Michel Tournier, paru en 1989, Le Médianoche amoureux reprend la tradition du repas, au cours duquel sont racontés des récits qui s’apparentent souvent à des contes ou à des nouvelles, tel « Un bébé sur la paille ».
À l’occasion de son discours de « vœux » télévisé, le président de la République a présenté la situation dramatique qui menace le pays à cause de l’abus de la médecine. Il commence alors à lire la lettre, typographiquement identifiable par l’emploi de l’italique, de son vieux médecin de famille, un « sage » qui apporte une solution à cette crise. À travers l’exemple des quatre chatons sauvages, élargi à d’autres animaux, ce dernier cherche à prouver le rôle primordial des conditions de la naissance.
En quoi ce récit ressemble-t-il à un apologue ?
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UN RÉCIT FICTIF
L’apologue est un récit, nous y retrouvons donc le schéma narratif habituel : une situation initiale, ici banale, la naissance des chatons, puis l’élément perturbateur, « Un matin, je vois », l’irruption brutale du narrateur, marquée par le passage au présent de narration. Les péripéties consistent en la tentative d’« apprivoiser » les petits chats, qui échoue d’abord, puis réussit avec l’un d’entre eux : « en attirer un jusque dans ma cuisine ». Mais « [l]e résultat a été catastrophique », et le dénouement ramène à la situation initiale puisque le chaton retrouve sa « liberté » d’origine.
Ce récit, rapide et vivant, ne peut que divertir le lecteur, ce qui est la fonction première d’un apologue. Nous sourions, par exemple, de la naïveté reconnue par le narrateur qui se juge avec humour : « Évidemment. Comment n’y avais-je pas pensé ? », « cette expérience désastreuse ». Cependant, le lecteur s’interroge : quel lien entre cette histoire de chatons sauvages et la crise due à la sur-médication que traverse le pays, sujet du discours présidentiel et de la nouvelle ? Mais c’est aussi une des fonctions de l’apologue que d’intriguer son lecteur.
La chatte et ses chatons : une "petite famille"
Le récit de l’apologue a, en fait, une valeur métaphorique, et elle apparaît ici dans le lien établi entre l’animal et l’homme. De façon progressive le personnage du vieux médecin, derrière lequel se cache Tournier, place des indices de ce rapprochement. L’animal se trouve sexué par la précision, « un chat que j’ai eu jadis, ou plutôt il s’agissait d’une chatte », et, après la naissance des chatons, elle ressemble encore plus à une mère humaine : « le ventre plat et l’œil pétillant de sous-entendus », comme si elle était dotée du langage. De même, les chatons sont progressivement humanisés, d’abord par leur trait de caractère, « farceurs », puis par l’expression « ils sautaient le mur », où Tournier joue entre le sens concret, le mur du « jardin », et la formule appliquée à des écoliers qui fuient l’enceinte de leur école. La formule finale, « la petite famille », achève de les humaniser.
C’est encore plus net pour le chaton emprisonné, animé d’une colère toute humaine : « il se mit à crier comme si on l’écorchait », « jetant par terre la vaisselle et les vases ». La violence de sa réaction, accentuée par la comparaison, « il s’est précipité sur la vitre de la fenêtre, comme un oiseau, et il est tombé à demi-assommé », ne peut que toucher le lecteur, qui plaindra ce malheureux chaton prisonnier.
Comme La Fontaine dans ses fables, Tournier joue donc sur un double aspect : tantôt l’animal reste animal, notamment dans ses réactions sauvages face à l’homme, tantôt les choix lexicaux mettent en parallèle l’animal et l’être humain.
UN ENSEIGNEMENT
L’apologue, par son récit divertissant, entend instruire son lecteur. Or, dès son ouverture un lien est établi entre le sujet du discours et le récit : « La question que vous me posez, monsieur le Président, me fait songer à un chat… » Cela donne d’emblée au récit un sens plus profond, ce qui est précisément le rôle de l’apologue.
Les réflexions du vieux médecin, qui suivent son récit, définissent d’ailleurs ce rôle de l’apologue, en soulignant une opposition entre l’aspect enfantin, presque dérisoire du récit (« anecdotes d’apparence aussi futile », « des petites histoires ») et l’importance de la vérité qu’il comporte : « Elles sont la vie même ». Il y a même une comparaison méliorative entre l’observation de ce petit monde animal et l’attitude du savant qui observe « dans l’éprouvette ou la cornue d’un laboratoire », puis analyse et tire des conclusions. L’observation des chatons révèle ce comportement scientifique, par exemple son souci de poursuivre l’observation pour « confirmer[...] l’impression que [ lui ] avait laissée cette expérience désastreuse », puis l’élargissement à d’autres espèces, « un veau ou un poulain », pour asseoir sa théorie à partir des témoignages d’éleveurs.
L’apologue prend alors tout son sens. Au premier degré, il a prouvé que l’animal né loin de l’homme et dans un environnement sauvage reste sauvage dans son comportement. Mais, au second degré, il reprend l’assimilation de l’animal à l’homme, « ce qui est vrai pour le caractère des bêtes l’est encore plus pour l’âme des humains », ce qui conduit à la théorie affirmée nettement dans la dernière phrase du passage : « Oui, la première impression [...] qui frappe un enfant sortant du ventre de sa mère le marque pour toujours ». L’homme serait conditionné par les conditions de sa naissance.
L’apologue est donc une stratégie habile pour argumenter en faveur de la théorie qui va permettre le développement ultérieur de la nouvelle.
CONCLUSION
Ce passage nous permet de mesurer l’intérêt de l’apologue, stratégie de contournement pour argumenter : dans un premier temps, le narrateur feint de s’écarter du sujet principal, mais c’est en fait pour mieux conduire le lecteur à adhérer à l’opinion dont l'auteur veut le convaincre. Le lecteur sera ainsi amusé et diverti, mais n’aura plus ensuite la possibilité de dire « c’est faux ». À travers une comparaison qui sert de base au récit, l’apologue vise donc bien à plaire pour instruire. Mais cette courte nouvelle est également représentative de la plupart des romans de Tournier, qui prend comme point de départ des légendes, des mythes, pour les charger d'un sens nouveau, sa propre réflexion sur l'homme et sur le monde.
Ici, la force de l’apologue est encore accrue dans la mesure où il se présente comme un témoignage direct avec le « je » du vieux médecin, mis en valeur dans la présentation de la lettre : « Dans cette lettre, mon vieux médecin de campagne me dit … Oh, et puis le mieux est sans doute que je vous en donne lecture. » De plus, ce témoignage est rendu crédible par l’élargissement progressif, du vieux médecin à « un voisin qui élève des bestiaux », puis à « tous les éleveurs ».
L'argumentation du médecin, paragraphes 7 à la fin de la lettre
(de "Oui, la première..." à "... et le pharmacien.)
Pour lire l'extrait
INTRODUCTION
Recueil de nouvelles de Michel Tournier, paru en 1989, Le Médianoche amoureux reprend la tradition du repas, au cours duquel sont racontés des récits qui s’apparentent souvent à des contes ou à des nouvelles, tel « Un bébé sur la paille ».
À l’occasion du discours de « vœux » télévisé, le président de la République a commencé à lire la lettre que lui a adressée son vieux médecin de famille en réponse à ses angoisses face à une crise due à la surmédicalisation de la population française. Après avoir raconté un apologue qui compare l’homme à l’animal, et analyse l’importance de l’environnement lors de la naissance, ce dernier développe son argumentation.
Comment Tournier organise-t-il cette argumentation pour soutenir la thèse de son personnage ?
L'INFLUENCE DE L'ENVIRONNEMENT À LA NAISSANCE
Le premier argument découle directement de l’apologue qui procède, et est ici posé en vérité absolue : « Oui », « pour toujours ». Il procède d’une conception dite « sensualiste », qui considère que l’homme perçoit d’abord le monde qui l’entoure par ses sens : « bruits, lumières, odeurs ». Ainsi cette « première impression » resterait gravée au plus profond de sa mémoire, et constituerait le fondement même de sa personnalité, ce que souligne la comparaison : « C’est comme une courbure impossible à redresser qui tordrait son caractère ».
Pour être solide, l’argument doit être soutenu par des exemples, et le locuteur, pour suivre sa démarche scientifique, doit à présent appliquer à l’homme ce que l’apologue avait observé et conclu pour l’animal.
Il va donc recourir à l’Histoire, avec les exemples de Napoléon, Staline et Hitler. Dans les trois cas, c’est au lecteur d’effectuer le rapprochement, à l’aide de ses connaissances historiques. Ainsi la naissance de Napoléon à la date de l’Assomption de La Vierge et dans une « cathédrale » semble annoncer son sacre d’empereur. De même, la « secousse sismique » qui accompagne celle de Staline correspond bien à l’homme qui allait ébranler son pays, y semer la ruine et le chaos. Enfin, pour Hitler, comment ne pas voir dans le « terrible coup de gelée [qui] détruisit toutes les fleurs des arbres fruitiers » la destruction de tant de peuples qu’allait réaliser le nazisme ?
Napoléon, Staline et Hitler
Mais si les faits historiques sont vérifiables, peut-on en dire autant pour des circonstances aussi dérisoires qu’un « coup de gelée » ? Michel Tournier nous invite à ne pas émettre de doutes en tout cas…
La conclusion s’appuie sur l’autorité des « anciens », qui croyaient que la naissance d’un futur grand homme était marquée par des prodiges. Mais leur conception se trouve ici inversée, « un prodige survenant lors de la naissance d’un enfant peut faire de lui un homme exceptionnel », et, au-delà des grands hommes de l’Histoire, il convient de la généraliser à la société dans son ensemble : l’environnement lors de sa naissance détermine l’être humain.
L'ÉVOLUTION DE L'ACCOUCHEMENT ET SES CONSÉQUENCES
Cette deuxième partie de l’argumentation est introduite par « Or » sous forme d’une question qui vise à impliquer davantage le lecteur dans le raisonnement : « Or quelle est la révolution [...] qui caractérise l’obstétrique depuis cinquante ans ? »
Le raisonnement se fonde sur une opposition chronologique entre « jadis » et « depuis cinquante ans », ce qui renvoie à 1939, avant la seconde guerre mondiale. Nous noterons l’évocation familière, affective, qui vise à toucher le destinataire, le président : « la chambre de votre maman », « vous avez poussé votre premier cri ». De ce mode d’accouchement à domicile est tiré un constat sociologiquement exact, soutenu par la comparaison, « étiquette comme tatouée au fond d’eux-mêmes » : les bébés reproduisaient leur milieu familial, ne serait-ce que par la profession ensuite exercée. De façon habile, le locuteur prévoit l’objection du destinataire, qui pourrait le traiter de passéiste, d’où la question posée : « Était-ce un bien, était-ce un mal ? » C’est d’ailleurs pour échapper à ce reproche qu’il le formule lui-même, et déclare « Je ne trancherai pas ». Il va donc se borner à émettre des constats.
À ce mode d’accouchement ancien s’oppose l’accouchement moderne, « dans des cliniques spécialisées ». Sa description en est faite à la fin du paragraphe au moyen d’une énumération des signes de la présence médicale. Il en tire une double conséquence, à nouveau pour anticiper les objections possibles à l’aide d’une concession : « Certes », « Mais [...] en revanche ». Mais la structure révèle bien son jugement, puisque les apports bénéfiques sont placé en premiers (« l’hygiène et la sécurité« ), les inconvénients occupant toute la fin du paragraphe.
À cette structure s’ajoute la mise en œuvre de procédés de persuasion qui viennent renforcer la thèse, l’impact de cette « empreinte natale », terme mis en valeur par sa récurrence, par la rupture de l’italique employée pour la lettre et par la modalité exclamative : « Eh oui, l’empreinte natale ! ». L’assurance du locuteur est remarquable par la répétition de « j’affirme », dans une longue phrase, très critique envers ceux qu’il nomme ironiquement, en référence au médecin ridicule du Malade imaginaire de Molière, « nos Diafoirus accoucheurs ».
Un accouchement moderne, médicalisé
En décrivant cette naissance médicalisée, il utilise un lexique hyperbolique nettement péjoratif, qui renvoie aux sensations mentionnées au début de la lettre, pour montrer les perturbations que subit alors le bébé : « un billard chirurgical » est le premier terme qui se réfère à la vue, avec une suggestion de froideur métallique, auquel s’ajoutent « des fantômes en blouses blanches et masques antiseptiques sur fond de murs laqués de salle d’opération », donnant l’impression d’être dans un environnement mortuaire et sans âme. Le bruit est désagréablement amplifié avec « vrombir des instruments électriques », et l’odorat n’est pas épargné avec « des odeurs de désinfectants » : le bébé est ainsi immédiatement introduit dans un environnement médical et l’on peut penser que, comme un drogué, il aura une obsession des microbes. L’argumentation se ferme sur une réponse à la question posée par le président, qui explicite la « racine » du mal, reformulé par la reprise, rendue ironique par l’exclamation, des néologismes posés par le président au début du discours.
En associant l’appel à la logique (art de convaincre) et aux sentiments (art de persuader), le vieux médecin, derrière lequel se cache Tournier, porte un jugement critique sur la violence des temps modernes, qui débute dès la naissance.
LA SOLUTION PROPOSÉE ET SES CONSÉQUENCES
La solution est originale, car elle inverse l’image traditionnelle de la médecine salvatrice représentée, au contraire, ici à travers l’hyperbole péjorative : « libérer les naissances des miasmes pharmaceutiques qui les empoisonnent » . Il s’agirait de laisser choisir à la mère « l’environnement naturel où elle souhaite accoucher », mais, alors que, jusqu’à présent, la nouvelle s’efforçait de rester logique et réaliste, les exemples qui suivent, tous plus extravagants les uns que les autres, viennent nous rappeler que nous sommes dans une fiction. En imaginant un accouchement dans les lieux cités, le lecteur prend, en effet, la mesure de l’écart de la nouvelle, de son exagération par rapport au réel.
Mais c’est précisément cet écart qui fait naître la réflexion : est-on dans l’absurde ? Bien sûr on imagine mal un accouchement « au sommet du Mont-Blanc ou dans les rochers de l’île de Sein, dans un atoll du Pacifique ou dans les dunes blondes du Sahara », voire dans les monuments célèbres : « la galerie des Glaces du château de Versailles ou au troisième étage de la tour Eiffel. »
Le "sommet du Mont-Blanc"
"Les dunes blondes du Sahara"
Mais ce sont les commentaires du vieux médecin qui sont porteurs du sens, plus que l’intrigue elle-même, à commencer par son rappel philosophique de ce qu’est la nature humaine : « La naissance, l’amour, la mort, il faut le dire, ne sont pas des maladies. » En revenant ainsi à la définition « mortelle » de la condition humaine, et en lui rappelant la grandeur de ce qui l’entoure – paysages naturels comme créations des hommes –Tournier tente de lui rendre sa liberté que la science lui aurait ôtée. Ainsi ce champ lexical est très présent dans ce passage : « libérer », « choisira elle-même », « librement », « elle souhaite », « un choix pratiquement illimité ». Cette liberté rendue a, pour corollaire, la responsabilité : l’être humain reprendrait ainsi en main son identité, d’où la comparaison avec le prénom attribué. Tournier prévoit aussi l’objection : il n’entend pas faire retourner l’homme à un état sauvage, primitif. C’est pourquoi il inscrit sa solution dans un cadre administratif, juridique et garantissant « toute sécurité ». Mais ce cadre passe au second plan, c’est bien le choix de la mère qui est mis en valeur.
Les conséquences sont déduites dans la dernière phrase du passage, par une antithèse dont la structure est révélatrice de la dimension critique de la nouvelle, puisqu’elle débute par le futur, « Alors on verra », la vision d’avenir, qui s’oppose à la situation actuelle : « faire tristement la queue chez le médecin ou le pharmacien ». Cette formule dépeint un monde uniformisé, obsédé par la peur de la maladie, donc de la mort, qui a perdu toute joie de vivre parce qu’on n’y accepte plus l’essence même de la nature humaine. À l’inverse, la vision du futur est remplie d’espoir : « de nouvelles générations manifester une variété inépuisable d’aspirations et de vocations ». Il restitue, en effet, à l’homme la possibilité d’épanouir ses qualités propres, d’exprimer désirs et idéaux, et lui ouvre une voie vers le bonheur. On aboutit donc à une inversion par rapport aux sinistres prédictions formulées au début du discours : le pays est sauvé, et l’homme retrouve la possession de lui-même.
CONCLUSION
Ce texte permet de bien mesurer ce qu’est une argumentation, à quel point sa démarche même est révélatrice, comment s’articule le raisonnement, notamment le lien entre la cause et la conséquence, et le rôle que peut jouer la concession à l’adversaire. Mais il montre aussi que, derrière cette stratégie qui fait appel à la raison, tout aussi importants sont les procédés d’écriture qui, insidieusement, touchent nos sentiments.
Il convient donc de rappeler au lecteur son rôle. Bien sûr, l’auteur veut qu’il adhère à sa thèse : pour Tournier, qui cède la parole à ce vieux médecin, l’état de culture, même s’il offre des avantages, ne doit pas faire oublier l’état de nature. Mais cela ne dispense pas le lecteur de faire preuve d’esprit critique : prétendant « libérer » l’homme de la médecine, n’est-ce pas imposer une autre forme de déterminisme que de laisser les parents choisir ainsi l’« empreinte natale » de leur enfant ?
Le dialogue final : la "chute" de la nouvelle
(de "Toujours souriant,..." à la fin de la nouvelle.)
Pour lire l'extrait
INTRODUCTION
Recueil de nouvelles de Michel Tournier, paru en 1989, Le Médianoche amoureux reprend la tradition du repas, au cours duquel sont racontés des récits qui s’apparentent souvent à des contes ou à des nouvelles, tel « Un bébé sur la paille ».
Nous arrivons à la fin de la nouvelle. Les téléspectateurs – donc aussi les lecteurs – ont entendu la solution proposée par le Président de la République lors de ses « vœux » au pays, sur le conseil du vieux médecin : changer les conditions de leur naissance permettra de changer les comportements des hommes en arrêtant la surmédicalisation. Il propose alors d’inaugurer « en direct » cette nouvelle politique de natalité, et l’énonciation se transforme encore : nous assistons à un dialogue entre le président et une future mère.
Quel effet produit ce dialogue final, donnant sens à la nouvelle ?
L'EFFET DE SURPRISE : LA "CHUTE"
Deux passages du récit soulignent l’effet de surprise recherché.
Le suspense est savamment gradué par « Toujours souriant », suivi d’un temps de « silence », puis de l’annonce « cet étrange dialogue ». Il est accentué par l’énonciation mise en place depuis le début de la nouvelle : le téléspectateur-lecteur va « suivre en direct », ce qui donne l’impression d’un scoop.
Le second passage porte sur les réactions du président, car Tournier joue sur un effet de contraste entre « sa maîtrise bien connue » – ne surnommait-on pas le président Mitterrand, alors au pouvoir, « le sphinx » ? – et l’aspect comique de la surprise : « ne put empêcher ses yeux de s’arrondir d’étonnement ».
Une crèche de Noël : "un bébé sur la paille"
Le choix du dialogue soutient cet effet de surprise grâce au décalage créé entre sa banalité et la demande qui donne la clé de la nouvelle. Les dix premières répliques, en effet, ressemblent aux échanges qui peuvent avoir lieu entre un animateur de jeu télévisé et son candidat : elles n’offrent que des informations à première vue peu significatives. Tout paraît normal, jusqu’à l’annonce du souhait, « une étable ». La parodie de la naissance du Christ prend alors sens, et, rétrospectivement, on comprend le rôle du prénom « Marie », ou de la précision « Mademoiselle ». Cette parodie, qui donne son titre à la nouvelle, se précise ensuite : « Une étable avec beaucoup de paille. Et aussi un bœuf et un âne… » Mais le souhait est présenté tout naturellement, sans aucune référence au texte biblique, comme s’il était le plus banal du monde.
En même temps, Tournier produit un effet comique, grâce à la succession des réactions du président : d’abord étonné jusqu’à la caricature (ses yeux « s’arrondi[ssent] », il se contente de « répét[er] mécaniquement »), il change brutalement d’attitude lorsqu’il apprend qu’il s’agit d’ »une fille », ce qui arrête d’un seul coup la parodie. Son « soulagement évident » le rend alors excessivement enthousiaste, comme le montre la succession d’exclamations finales, ce qui contraste avec sa gêne antérieure. Comique de gestes, de langage par la « répétition », et l’inversion de situation sont bien les principaux ressorts du registre comique.
Le lecteur, qui a suivi le déroulement de la nouvelle et son ancrage dans le monde moderne, ne peut que partager cette surprise : rien ne laissait présager que la nouvelle replongerait ainsi dans les temps bibliques originels, rejoignant ainsi le « conte ».
LE SENS SYMBOLIQUE DE CETTE "CHUTE"
Par cette chute, M. Tournier suggère la naissance d’une nouvelle ère. La naissance du Christ avait, en effet, fondé l’ère chrétienne, à partir d’une religion qui posait comme principes l’amour du prochain, la prééminence de l’âme sur le corps et la co-existence d’une toute-puissance divine (la notion de « destin ») et d’une liberté laissée à l’homme, son libre-arbitre. Or la crise évoquée dans le discours du président montre que ces valeurs se sont perdues : l’individualisme a remplacé l’altruisme, le corps l’emporte sur l’âme, et l’homme veut maîtriser son « destin ». Mais, en remettant la naissance, l’amour et la mort entre les mains des scientifiques, il a aliéné sa liberté. Il est donc nécessaire, selon Tournier, de refonder de nouvelles valeurs, et de trouver un nouveau messager pour les incarner : le bébé dont la « chute » annonce la naissance sera ce messager.
Parallèlement Tournier prend une distance face à ce premier message, en brisant la parodie. Dans un premier temps, elle s’inscrit dans la logique du récit : la jeune fille a écouté la télévision comme Marie avait écouté l’archange annonciateur, Gabriel, dont le président joue le rôle. Mais c’est à présent le vieux médecin qui incarne Dieu le père… et la télévision, média du monde moderne, remplace la trompette de l’archange. Déjà cette transformation, bien irrespectueuse du texte biblique, nous fait sourire.
Mais une seconde rupture, encore plus nette, intervient puisque ce nouveau-né sera « une fille ». L’enthousiasme du président – lui-même un homme – fait sourire : « tellement plus mignon ». Mais les deux autres adjectifs au comparatif, « tellement plus calme, plus rassurant », sont révélateurs. N’oublions pas que l’avènement du Christ avait, dans le contexte historique, mis en péril l’autorité de Rome. Ainsi la réaction du Président est bien l’expression d’un « soulagement » : avec une fille la République ne sera pas en danger, et son propre pouvoir ne sera pas remis en cause.
Sandro Boticelli, Annonciation dite du Cestello, 1489-1490. Tempera sur bois, 150 x 156. Galerie des Offices, Florence
Enfin, on peut lire dans cette « chute » une double satire. En soulignant le « calme » des filles, le président l’oppose implicitement à l’idée d’agitation : pensons aux excès de violence, aux abus dont la religion chrétienne s’est rendue coupable, guerres de religion, croisades, Inquisition… Une religion « féminine » pourrait sans doute éviter ces excès.
On peut y voir aussi un reproche adressé à notre société qui cantonne les femmes dans un rôle secondaire, qu’il s’agisse de religion ou de politique : une fille, « c’est tellement plus mignon ! » Peut-être serait-il temps, pour enrayer la crise dépeinte et la catastrophe annoncée au début du discours, que le pouvoir soit remis entre les mains des femmes ?
CONCLUSION
Cette « chute » renferme le message de l’auteur, mais il est ici à la fois polysémique et implicite : au lecteur de l’interpréter au niveau social, politique, religieux ou, tout simplement, humain. Mais ces sens s’entrecroisent, exigeant du lecteur une réelle perspicacité et des connaissances culturelles.
En même temps, la fin de cette œuvre nous montre à quel point la frontière est mince entre la nouvelle et le conte, puisque la nouvelle ne s’interdit pas de prendre comme support les grands mythes fondateurs de l’humanité, pour les parodier en leur donnant un sens nouveau. Cela nous permet ainsi de dégager la fonction complexe de ce genre littéraire. Située entre le réalisme du contexte et la fiction de l’intrigue, elle nous divertit en nous faisant sourire et en nous surprenant. Mais, souvent, par l’effet de surprise que produit sa « chute », elle vise aussi à conduire le lecteur à une réflexion. Plus courte qu’un roman, elle empêche l’identification du lecteur à un de ses personnages, permettant ainsi la distanciation, et elle facilite sa réaction immédiate d’où peut naître le sens.