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Emmanuel Roblès, Montserrat, 1948
L'auteur (1914-1995) : l'engagement
On peut supposer que l'origine espagnole de Roblès, jointe à sa naissance en Algérie, terre alors colonisée, explique en partie son intérêt pour le sujet abordé dans Montserrat, soutenu par les événements de sa vie révélant son engagement politique.
Encore étudiant à Alger, il collabore à Alger-Républicain, journal dont Albert Camus est alors le rédacteur en chef. Lorsque la seconde guerre mondiale éclate, il se trouve mobilisé, et il y participe activement, d’abord comme interprète, puis comme correspondant de guerre, associé à des opérations militaires mouvementées. De retour en Algérie en 1947, il vit douloureusement les premières révoltes et la guerre d’indépendance. En témoigne son roman, Les Hauteurs de la ville, récompensé par le prix Fémina en 1948, qu’il relie d’ailleurs lui-même à sa pièce Montserrat, jouée la même année.
À l’époque où il fut écrit, c’est-à-dire dans les années 1946-47, ce récit avait le dessein de témoigner sur un aspect du désarroi qui tourmentait alors de jeunes Algériens. Six ans à peine après la publication des Hauteurs de la ville, l’Algérie prenait son visage de guerre. Par milliers, des Smaïl, décidés à conquérir leur dignité, ont surgi du fond de leur nuit, la torche au poing. À leur cri ont répondu, dans l’autre camp, des Montserrat qui, pour avoir douté de la légitimité du combat dans lequel la France les engageait, expient dans les prisons de Casabianda ou de Constantine.
Si j’ai réuni, ici, Smaïl et Montserrat, c’est qu’ils sont, à mes yeux, sortis tout brûlants d’un unique foyer : celui où la conscience de l’homme forge sa résistance à la plus grande défaite qui la menace et qui est sa négation même. »
Roblès, préface pour la réédition des Hauteurs de la ville, en 1960
Tout en poursuivant son œuvre littéraire, Roblès multiplie les voyages qui le conduisent dans plusieurs pays agités par de violents conflits, notamment en Amérique latine. Son engagement se traduit aussi dans ses activités culturelles : il est co-fondateur d’une compagnie « Le Théâtre de la rue », s’intéresse à la question de l’Éducation populaire, et est membre du comité directeur et ardent animateur du mouvement « Peuple mouvement", dont le Manifeste, en 1945, proclame la volonté de « rendre la culture au peuple et le peuple à la culture ».
Montserrat est donc un plaidoyer en faveur d’un nouvel « humanisme » : face à « ces charniers, ces ruines », Roblès, transposant, dans un autre lieu et un autre temps, les pires turpitudes de l’âme humaine, camps d’extermination, fusillades d’orages, tortures et barbaries de toute nature, répond par le courage et la résistance de son héros.
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Présentation de Montserrat
La première de couverture
Le ton est donné par l’illustration de couverture choisie par les éditions du « Livre de Poche », un détail du tableau des fusillades du 3 Mai 1808, El tres de Mayo 1808 en Madrid, peint par Goya. Napoléon Ier avait alors envahi l’Espagne, et installé sur le trône son frère Joseph Bonaparte. Mais le peuple de Madrid se soulève, et cette émeute déclenche une terrible répression. Or, la parenté avec l’intrigue de Montserrat est soulignée dans la pièce, quand le héros déclare, à la scène 3 de l’acte I : « En Espagne, les Français sont nos oppresseurs cent fois haïs. Et ici, sur cette terre neuve, ce sont les soldats espagnols qui maintiennent tout un peuple dans un noir esclavage. »
Les pages citées correspondent à l'édition du Livre de poche
L‘analyse du tableau fait ressortir de nombreux points communs avec l’intrigue de la pièce, ponctuée des fusillades des otages qu’Izquierdo utilise pour faire avouer au héros, Montserrat, la cachette de Simon Bolivar, héros de la résistance vénézuélienne : « Six personnes vont être enfermées ici, dans cette salle, avec toi. Des gens pris au hasard, dans la rue. [...] Dans une heure, si tu n’as pas dénoncé l’endroit précis où se cache Bolivar, ils seront fusillés. » (I, 7)
Bourreaux et victimes sont face à face, et le centre du tableau est barré, à l’horizontale, par la ligne rigide des fusils. Nous notons le contraste de lumière : l’ensemble du tableau est sombre, telle une nuit mortelle seulement éclairée, de façon dramatique, par la lanterne posée en premier plan. Elle révèle la tache rouge du sang qui a déjà coulé de la victime au sol, et met en valeur la chemise blanche de l’homme qui va être fusillé, dont l’innocence est ainsi suggérée. Figure centrale du tableau, il lève les bras vers le ciel, geste d’ultime reddition, ou geste d’un crucifié implorant un Dieu qui reste sourd à sa prière ? Sa résistance semble, par avance, vaine, car la terreur se lit sur son visage !
Un prêtre tonsuré, penché sur la victime, en bas sur la gauche, joint aussi les mains pour prier… La religion a joué un grand rôle dans cette révolte espagnole.
Francisco de Goya, El tres de mayo 1808 en Madrid, 1814. Huile sur toile, 268 x 347. Musée du Prado, Madrid
Dans la pièce, au contraire, l’Église se range aux côtés du pouvoir espagnol, dans un mépris total pour le peuple colonisé : « Pourquoi t’apitoyer sur ces misérables, puisque, à travers eux, c’est le Mal qu’on atteint et qu’on tue. L’horreur horrible de leurs cadavres n’est que la puanteur du Maudit », déclare le Père Coronil au héros qui en appelle à la compassion de l’Église.
Au centre de la reproduction un autre paysan cache son visage entre ses mains pour ne pas voir cette scène de violence et de mort. Comme Montserrat, effrayé et accablé par ce massacre, il pourrait déclarer : « Je suis avec vous [...], contre leur oppression, leurs violences, contre cette manière terrifiante qu’ils ont de nier les hommes. » (II, 1) Terreur et pitié, tels sont les deux sentiments que ce tableau suscite, comme la pièce qui se rattache ainsi directement à la définition du tragique formulée par Aristote, philosophe grec de l’antiquité.
La quatrième de couverture
L’éditeur doit, dans la quatrième de couverture, donner le désir de découvrir l’œuvre. Ainsi il en propose ici un très bref résumé, deux paragraphes pour poser le cadre spatio-temporel.
Il le complète par un jugement critique qui vise à la mettre en valeur, d’autant plus qu’il est formulé par Camus, contemporain et ami de Roblès, lui aussi né en Algérie, actif dans la Résistance contre l’occupant lors la seconde guerre mondiale, reconnu pour son théâtre engagé. Ce jugement souligne le lien entre la pièce et son époque : « elle s’accorde à la terrible cruauté du temps sans cesser de se référer à une pitié vieille comme le cœur humain. » Nous retrouvons ici les deux ressorts du tragique, terreur et pitié.
Juillet 1812. Le chef vénézuélien Francisco Miranda est vaincu et capturé par le capitaine général espagnol Monteverde.
Simon Bolivar, lieutenant de Miranda, est en fuite. Caché par des patriotes, il a pu, jusqu’ici, échapper aux recherches. Les Espagnols occupent les trois quarts du pays. La répression est terrible. Massacres et pillages se succèdent.
Depuis sa création en 1948, cette pièce, dont Albert Camus disait : « Elle ne doit rien à aucune école ou à aucune mode et pourtant elle s’accorde à la terrible cruauté du temps sans cesser de se référer à une pitié vieille comme le cœur humain », n’a jamais cessé d’être jouée dans quelque partie du monde. Elle a été adaptée en plus de vingt langues.
E. Roblès, Montserrat, quatrième de couverture, édition du "Livre de Poche"
Représentation de Montserrat de Roblès au Théâtre royal de Namur (Belgique), en 1952
Les didascalies initiales
Traditionnellement, la pièce est précédée par la liste des personnages, dont on remarque l’extrême précision, par exemple les âges et les relations hiérarchiques, qui vont déterminer les rapports entre eux. Trois camps se distinguent. Celui de l’armée espagnole : le héros est placé en tête, avant son supérieur hiérarchique, puis viennent les officiers en « uniforme de campagne bleu noir. Culotte grise, bottes ». La place de l’Église, représentée par le Père Coronil, moine capucin, est au cœur même de cette armée, citée entre le premier lieutenant et les trois officiers. Enfin est introduit le peuple vénézuélien, les femmes d’abord, puis les hommes : en tête de la liste, « La mère », personnage dont le symbolisme est souligné par cette formulation, puis trois hommes sont présentés avec leur prénom et leur nom, leur profession et leur âge ; en revanche, pour les deux plus jeunes, « Éléna » et « Ricardo » nous ne découvrons que leur prénom.
Le conflit va se nouer sous l’égide du commandant Monteverde, dont l’ombre plane sur un décor sinistre : cette « salle de garde de la capitainerie générale » « aux murs épais », avec ses « deux fenêtres étroites à gros barreaux », représente une prison dans laquelle va se dérouler un oppressant huis-clos. Aucune issue n’apparaît puisque l’une des deux portes ouvre sur « l’intérieur du palais », c’est-à-dire le lieu du commandement officiel, tandis que l’autre donne sur « la place d’armes » : ce sera le lieu des exécutions. Se soumettre… ou mourir… tel semble bien être le seul choix possible !
Structure de la pièce
La structure d'ensemble
La pièce compte trois actes, dont le deuxième, avec quatre scènes, se signale par sa brièveté par rapport aux deux autres, le premier avec dix scènes, le dernier avec onze.
Le premier acte, après une exposition coupée (scènes 1 à 4) qui permet d’introduire les deux protagonistes, Izquierdo (sc. 2) et Montserrat (sc. 3), voit l’action se nouer : Montserrat, d’abord accusé de trahison (sc. 6), se trouve confronté au plus cruel des dilemmes, la vie des otages contre celle de Bolivar : « Coupable d’avoir aidé la fuite d’un chef rebelle. Tu tiens le marché : donnant, donnant ; la vie de six innocents contre la vie d’un traître et d’un bandit » (sc. 7). Les premiers otages sont alors introduits dans les trois scènes suivantes.
Si l’acte deux est court, sa première scène est essentielle, d’où sa longueur : elle montre la confrontation directe de Montserrat aux otages qui le supplient d’abord, puis, à la fin, tentent de le tuer. L’action s’accélère ensuite, et l’acte se termine sur l’exécution du premier otage, le potier.
L’acte trois marque l’exécution des otages, selon un ordre qui en respecte l’importance pour faire céder Montserrat : le marchand (sc. 1), le comédien (sc. 2), le jeune Ricardo (sc. 4), Elena (sc. 5), enfin la mère (sc. 7). La tension va croissante au fil de ces scènes, et plusieurs fois Montserrat est prêt à céder à l’odieux chantage. Entre ces scènes s’intercalent des scènes de conflit direct (sc. 3, 5 et 8) entre Montserrat et Izquierdo. Le dénouement, dans les trois dernières scènes conduit à l’exécution de Montserrat, mort en « parla[nt] de la joie des autres » (III, 11), car il pressent déjà le triomphe de la liberté du peuple vénézuélien et de son chef, Bolivar.
Le potier implorant la pitié d'Izquierdo, Montserrat de Roblès, joué au Théâtre royal de Namur (Belgique), en 1952
L'exposition
Les premières scènes de la pièce présentent l’actualisation spatio-temporelle, ce qui permet de situer l’intrigue à venir.
Exposition de Montserrat, par la Compagnie de l’Ourson blanc, 26ème festival de Festhéa, 2010
La pièce s’ouvre « in medias res » avec le rappel de la réunion d’« hier soir », où Izquierdo a « expos[é] ses plans à table, devant tous les convives du général. » (p. 11) Le décor, avec la porte « ouvrant sur l’intérieur du palais », illustre le pouvoir militaire qui pèse sur le peuple vénézuélien, symbolisé par le général espagnol Monteverde, plusieurs fois nommé : « Il va certainement passer par ici pour aller présenter son rapport à Son Excellence », « Je vais chez le général ». La scène représente donc un lieu intermédiaire, proche du pouvoir absolu de la monarchie espagnole sur le Vénézuéla. Toutes les fois qu’est mentionné le Vénézuela dans ces premières scènes, sont évoqués des massacres, tous plus horribles les uns que les autres, à Siquisèque, à Totulas, où ne restent que des « charniers », des « décombres » après le passage des Espagnols. Est enfin évoquée la trahison qui, alors qu'ils avaient trouvé « la ferme où [...] Bolivar, malade, s’était réfugié », lui a permis d’échapper à ses poursuivants.
Toute la pièce, en effet, est fondée sur la recherche de Bolivar, avec deux possibilités : « ou bien Bolivar marche vers Puebla, rejoint ses partisans et s’efforce de les regrouper pour nous retomber dessus. Ou bien il descend vers la côte et s’embarque pour Curaçao, où il retrouve ses chers amis anglais, se soigne et oublie peut-être ses singes-soldats et ses projets de fou. » Or, cette alternative est précisément ce qui rend encore plus terrible le dilemme de Montserrat, puisqu’il doit choisir en ignorant les intentions du chef révolutionnaire. L’exposition est donc déterminante pour la suite de l’intrigue, à laquelle elle donne le ton.
De même, l’exposition informe le lecteur des faits passés, à la fois faits d’armes et combats sur le sol vénézuélien, succès dont l’armée tire gloire, et itinéraire du personnage d’Izquierdo, qui permet de mieux comprendre sa personnalité : « un ouragan ! une tornade ! », ainsi le décrit Moralès, et l’anecdote rapportée par Antonanzas (p. 14) renforce l’image d’un homme capable, par « passion », d’aller jusqu’à la « démence ». De plus, le récit de la trahison met en place une tension temporelle, qui annonce celle qui régnera pendant toute la pièce.
Quand nous étions cadets à l’académie militaire, je me souviens qu’il était tombé fou amoureux d’une petite vicomtesse de dix-sept ans. Mais elle ne l’aimait pas et le lui fit entendre. Cet aveu ne refroidit pas son ardeur. Au contraire, il lui jura qu’elle l’aimerait pas force ! Qu’il la forcerait bien à l’aimait… (Ils rient.) Elle finit par épouser un gentilhomme portugais qu’Izquierdo, dans sa démence, provoqua en duel et faillit embrocher.
E. Roblès, Montserrat, Acte I, scène 1
Parallèlement, l’exposition crée un horizon d’attente, puisqu’Izquierdo annonce, dès la scène 2, sa connaissance du traître, sans pour autant dévoiler son nom, tandis que le Père Coronil annonce, pour sa part, à Montserrat qu’il « est temps » qu’il parte « pour Cadix ». Le lecteur a alors compris qui est le traître, toute la question restant de savoir s’il pourra échapper à la « rage » d’Izquierdo…
Le dénouement
Le dénouement paraît rapide, après la lente exécution d’un otage après l’autre qui occupe le cœur de la pièce. Il intervient après l’annonce d’Izquierdo à Montserrat de sa décision de poursuivre son chantage en prenant de nouveaux otages.
Mais, au moment même où Montserrat s’apprête à avouer où se cache Bolivar, un coup de théâtre intervient, dans la scène 9 : Bolivar a échappé à ses poursuivants, il « a dépassé Santa Barbara. » Montserrat laisse alors éclater sa joie, « « L’espoir se lève ! Tous les hommes brandissent leurs armes ! J’écoute leurs crie de joie ! »
Les scènes 10 et 11, d’une saisissante brièveté, forment le dénouement, avec les cris qui envahissent la scène « À mort ! » C’est la didascalie qui informe de la mort de Montserrat, non montrée sur scène, là encore un souvenir de la règle dite « des bienséances » pour la tragédie classique qui ne diminue pas sa dimension tragique, bien au contraire : « Ils l’entraînent tous brutalement pour l’abattre dehors sur les marches du palais. À travers le roulement des tambours et les vociférations, on entend éclater les coups de pistolets. »
Les deux répliques échangées, dans la scène 11, entre le Père Coronil et Izquierdo laisse à ce dernier la conclusion. Or, là où le Père Coronil évoquait un « repentir » éventuel de Montserrat, dans le souci religieux de ce qu’il peut advenir de l’âme après la mort, la réponse d’Izquierdo, « Non. Il me parlait seulement de la joie des autres ! », inverse la perspective. Ce n’est plus l’au-delà céleste qui compte, mais l’avenir terrestre, ce que l’acte de résistance de Montserrat a pu apporter au le peuple. De ce fait, sa mort dépasse l’absurde, précédemment évoqué dans sa conversation avec Izquierdo (sc. 8), et prend un sens : c’est la victoire de l’espérance sur le désespoir. Comment alors comprendre « l’étrange sourire » d’Izquierdo ? Conçoit-il à quel point est dérisoire sa situation de bourreau ? S’agit-il d’un sentiment d’amère ironie devant cet ennemi qui, finalement, triomphe de la mort ? Au lecteur de l'interpréter.
Portrait du héros : Montserrat
À part son âge, vingt-huit ans, et son grade, « officier » dans l’armée espagnole qui, en 1812, tente de réprimer la révolution vénézuélienne dirigée par Bolivar, Roblès ne nous livre aucune information sur le physique ou les origines familiales de son héros éponyme. Ce n’est, en effet, pas sa personne qui est importante, mais ce qu’il symbolise : celui qui trahit sa patrie au nom des valeurs en lesquelles il croit, mais aussi celui qui accepte de mourir pour ces valeurs.
Un traître
Pourquoi est-il devenu un « traître » et le revendique-t-il avec force : « Je suis un traître dans ce camp, je l’avoue. Et c’est parce que je suis un homme. Parce que j’ai des sentiments d’homme ! Que je ne suis pas une machine à tuer, une machine aveugle et cruelle !… » ?
En fait, il est engagé, malgré lui, dans un « destin » historique qui lui répugne : mater la révolte des Vénézuéliens pour leur indépendance. Ce devoir patriotique lui paraît, en effet, reposer sur une contradiction fondamentale : le peuple espagnol, qui a lutté pour sa liberté face aux troupes napoléoniennes qui occupaient l’Espagne, est celui-là même qui veut maintenir le peuple vénézuélien « dans un noir esclavage » et se livre à d’immondes « massacres » !
Montserrat réclame ainsi une égalité de droit entre tous les peuples. De ce fait, il refuse le racisme sur lequel repose le comportement des Espagnols, et qui ressort des propos d’Izquierdo : « Et crois-tu vraiment que ce soit si important, la liberté, pour quelques millions d’Indiens à demi-abrutis et de Nègres pouilleux ? Pour ce qu’ils en feraient de leur liberté ? » Nous reconnaissons là l’argument qui a toujours soutenu toutes les politiques coloniales, et que réfute précisément Montserrat, tout comme il refuse la justification religieuse qu’invoque le Père Coronil : « Pourquoi t’apitoyer sur ces misérables, puisque, à travers eux, c’est le Mal qu’on atteint et qu’on tue. L’odeur horrible de leurs cadavres n’est que la puanteur du Maudit ».
Montserrat face à Izquierdo : la résistance. Mise en scène de Thierry Chantrel, festival d'Avignon, 1997
Nous retrouvons ici l’ancien débat (celui de la controverse de Valladolid, déjà, en 1550) sur « l’âme » que posséderaient – ou non – les peuples indigènes…Mais, pour le héros, un tel débat n’a pas lieu d’être, car tout être humain est une « créature » de Dieu, qui ne peut donc qu’accorder une égale valeur à tous les hommes.
Un triple sentiment d’ « honneur » guide donc Montserrat. Par sentiment de dignité personnelle, défendant son propre honneur, il refuse de s’abaisser au niveau de l’animal en se livrant, comme ses compatriotes soldats, à ses instincts primaires, en tuant, en violant. Mais il lutte aussi pour l’honneur de sa patrie, qu’il juge avili par une telle attitude : il souhaite, par son refus, montrer qu’il existe encore, en Espagne, des hommes pour refuser d’obéir à des ordres indignes. Enfin, c’est l’honneur de l’homme en général qui est en jeu car il s’agit, pour lui, de plaider pour sa grandeur, quelles que soient ses origines et les circonstances historiques, et de se battre pour préserver sa dignité : « Il s’agit de rendre à ces misérables leur dignité de créatures de Dieu ! »
Un héros
Cet homme ordinaire devient un héros en raison du terrible dilemme auquel il va se trouver confronté : il doit choisir entre sauver la vie de Bolivar, libérateur potentiel du peuple vénézuélien en gardant le silence sur sa cachette, et voir alors périr six otages « innocents », ou parler pour les rendre à leurs familles…
Sa conscience ne peut qu’être déchirée car, dans les deux cas, la vie humaine est en jeu, d’un côté celle de six êtres en chair et en os, enfermés avec lui dans cette salle, de l’autre celle des milliers de Vénézuéliens promis aux massacres et aux violences. Et pour l’aider dans ce choix terrible, il n’a même pas la certitude que Bolivar va véritablement agir pour sauver son peuple, car, malade, celui-ci pourrait tout aussi bien choisir l’exil… Il lui faut donc choisir entre des principes, ceux de liberté, d’égalité, d’affirmation de la dignité humaine, et la valeur de la vie des otages, bien réels, qui lui crient leur désespoir et leur haine !
Sa souffrance est terrible, car Montserrat n’est pas un théoricien insensible, il est profondément ému par les lamentations des otages, par la douleur de « la mère », qui manque de lui faire avouer la cachette de Bolivar, par la jeunesse de Ricardo, en faveur duquel il tente de fléchir Izquierdo, en vain. Mais il choisit de ne pas céder à cette douleur, pour faire triompher un sentiment plus fort, l’espoir : « Tout ce pays est enfoncé dans l’horreur. Une nuit épaisse s’est abattue sur lui avec notre domination. Il pleut, dans cette nuit, tant de sang et tant de larmes que, pour le seul espoir de voir se lever le jour, on pouvait, comme moi, se durcir le cœur, étouffer son âme, piétiner sa conscience. » C’est d’ailleurs ainsi qu’il part à la mort, enflammé par cet espoir : « Non ! Tout commence ! », clame-t-il à Izquierdo alors qu’il imagine l’entrée triomphale de Bolivar, libérateur de son peuple.
Le terrible dilemme imposé à Montserrat par Izquierdo. Mise en scène de Thierry Chantrel, festival d'Avignon, 1997
Montserrat : le poids de six vies humaines sacrifiées. Affiche de la représentation de l'Université de Rennes
Toutes ces caractéristiques font de Montserrat l’archétype du martyr, du héros qui se sacrifie pour le bonheur d’un peuple. Mais sa mort a été précédée de celle de six êtres innocents…
Portrait d'un otage : le comédien
Ce personnage, nommé par sa fonction, « le Comédien », et non par son nom, Juan Salcedo Alvarez, apparaît à trois reprises dans la pièce : à l’acte I, scène 9, il entre en scène avec les autres otages, puis à l’acte II, scène 1, il intervient face à Montserrat pour tenter de le faire céder au chantage, enfin à l’acte III, scène 2, il est contraint par Izquierdo à une douloureuse mise en abyme. Il doit, en effet, jouer, non plus le rôle emprunté d’Ascasio, héros qui s’apprête à mourir noblement, mais son propre rôle de condamné à mort.
Dès son entrée en scène, il rappelle fièrement sa fonction de « comédien », et se glorifie de la louange d’Izquierdo : « quel beau métier que le tien ! » Mais déjà cette présentation crée une ambiguïté. D’où naît cette gloire ? De sa propre valeur en tant que comédien ? Ou bien de la beauté du rôle qu’il interprète ?
Le comédien face à Izquierdo, Montserrat de Roblès, joué au Théâtre royal de Namur (Belgique), en 1952
L'argumentation d'un otage
Son rôle en tant qu’otage dans l’intrigue va être double.
D’une part, il représente l’absurdité même du choix des otages, puisque lui-même est Espagnol, donc dans le camp des occupants. En quoi sa mort aurait-elle alors un sens ? Pourquoi Izquierdo, Espagnol, voudrait-il condamner un Espagnol ? Sa protestation d’innocence est donc un leitmotiv tout au long de la pièce : « Je n’ai rien fait ! Et je suis Espagnol [...]. On peut vérifier. Et je n’ai jamais conspiré. », « Je ne veux pas être condamné pour une cause qui n’est pas la mienne ».
Sa maîtrise du langage, d’autre part, lui permet d’user de son talent pour tenter de faire fléchir Montserrat. Il sait, en effet, jouer sur la sensibilité de son public, par exemple en brossant un portrait pathétique de celle qui est la plus susceptible d’attendrir le héros, la mère et ses enfants (pp. 65-66). Il est ainsi celui qui pose le mieux les termes du dilemme : « Si tu choisis de sauver Bolivar, tu assassines six innocents ». Son argumentation fait même intervenir Bolivar, en imaginant que celui-ci « se livrerait » s’il était au courant d’un tel chantage… Sa dernière tentative est l’appel à la religion lancé au Père Coronil : « On bafoue le Seigneur, ici, en jouant avec six vies humaines ! [...] ce droit qu’il prend sur nous n’appartient qu’à Dieu ! » Comme il n’a alors plus rien à perdre, son accusation est directe, et violente : « En persistant à aider les desseins de cet homme, vous vous faites complice, mon Père, d’un crime sans nom contre les hommes et contre Dieu ».
De tous les otages, c’est donc celui qui va le plus loin dans l’argumentation et dans le blâme.
La mise en abyme
Mais l’introduction de ce personnage offre aussi à Roblès le moyen d’une réflexion sur le théâtre, dont il met en valeur l’écart par rapport à la vie réelle.
Izquierdo, en effet, rappelle la grandeur du rôle que le comédien jouait, celui d’Ascasio, un héros qui « mourait avec beaucoup de noblesse », en « s’efforç[ant] de pardonner sincèrement » à ses bourreaux, afin de rester digne du Christ et de son sacrifice.
Mais, dans la scène 3 de l’acte II, obligé de déclamer cette tirade alors même qu’il s’agit de sa propre mort, il ne peut qu’adopter « un ton morne », puis, à l’inverse de son personnage, Ascasio, il maudit Izquierdo et Montserrat qui tiennent sa vie entre ses mains. À la fin de la scène, il perd toute dignité et ne peut plus que gémir et supplier : « Je ne veux pas qu’on me tue ! Mon Père ! Par pitié ! »
Izquierdo et le comédien, par la Compagnie de l’Ourson blanc, 26ème festival de Festhéa, 2010
Pourtant, lorsque le Père Coronil vient annoncer sa mort à Izquierdo, à la scène 4, nous apprenons qu’« il est mort avec beaucoup de noblesse, très calme, et comme rasséréné »… Ainsi cette mort comble le décalage précédemment observé, et vient montrer au lecteur que le théâtre et la vie peuvent se rejoindre. N’est-ce pas d’ailleurs le but même du théâtre aux yeux Roblès, un théâtre engagé qui pose les grands débats auxquels est confronté l’homme inscrit dans l’Histoire ?
Tragique et condition humaine
Le tragique
La pièce s’inscrit dans le registre tragique, car, comme cela est de règle dans la tragédie, elle représente une situation de crise qui met en scène des personnages hors du commun par leur puissance et leurs passions, poussées à l’extrême. Ils iront jusqu’au bout de leur destin, le plus souvent la mort, la leur, qui peut en entraîner d’autres.
La tension naît ici du dilemme imposé par Izquierdo à Monteserrat, mais aussi de la personnalité de ces deux personnages, tous deux animés de sentiments exacerbés et de principes auxquels ils ne veulent pas renoncer. Comme à l’époque classique, le tragique est renforcé par le respect des unités de lieu, un étouffant huis clos dans une salle sinistre, et de temps : « Dans une heure, si tu n’as pas dénoncé l’endroit précis où se cache Bolivar, ils seront fusillés ! »
Enfin Roblès se souvient de la définition du tragique par le philosophe grec, Aristote, expliquant qu’il s’agit de susciter la pitié et la terreur chez le public. Nous ne pouvons que prendre en pitié ces malheureux otages qui luttent, en vain, pour défendre leur existence, et leur bonheur, parfois même la vie de leurs enfants comme la Mère : « Est-ce qu’un cœur d’homme peut rester glacé devant le désespoir d’une mère ? d’une mère qui va mourir en sachant qu’on va laisser ses enfants abandonnés à une agonie effroyable ? »
La révolte des otages contre Montserrat, représentation au Théâtre royal de Namur (Belgique), en 1952
Comment ne pas plaindre aussi le héros, qu’Izquierdo torture ainsi savamment : « Et moi, je te plains. Je te plains de toute mon âme, car ton épreuve sera dure, très très dure » ? Là où la réplique d’Izquierdo est « ironique », le public, lui, ne peut que partager l’angoisse de Montserrat. Mais c’est aussi la terreur que nous éprouvons devant le comportement d’Izquierdo, véritablement sadique, ou devant ce religieux, le Père Coronil, qui ne pense qu’à exterminer le « Damné » en faisant périr les indigènes, enfin à l’idée du sort terrible qui attend Elena ou les deux jeunes enfants de la Mère.
Ajoutons à cela une caractéristique essentielle du registre tragique : le poids de la fatalité qui écrase les personnages. Dans la tragédie, à ses origines, c’étaient les dieux qui écrasaient les humains de leur toute-puissance. Chez Roblès, dans le monde qu’il met en scène, les hommes se sont substitués aux dieux : « Faire mourir des milliers de créatures que Dieu a sorties du néant et qu’il se réserve de rejeter au néant, c’est presque égaler Dieu. C’est, en tout cas, lui faire concurrence. » Mais, si Izquierdo agit ainsi, c’est « pour sauvegarder ici les intérêts de Sa Majesté », son pouvoir s’inscrit donc dans le cours de l’Histoire.
Telle est donc la nouvelle forme du « destin » que dépeint Roblès : le poids de l’Histoire qui écrase chacun, les bourreaux comme les victimes, à tour de rôle. Dans cette perspective, nous comprenons mieux le double sens de la réponse d’Izquierdo au Marchand qui proteste que « tout ceci ne [les] concerne pas » : « C’est bien là votre erreur. Vous êtes liés à tout ceci. » Certes, ils y sont liés, puisqu’ils ont pour rôle de faire avouer à Montserrat la cachette de Bolivar, mais ils y sont surtout liés, car tout homme appartient à un camp dans l’Histoire, qu’il le veuille ou non, celui des vaincus ou celui des vainqueurs. Ici les six otages sont donc « coupables… d’innocence », car nul ne peut réellement se dire « innocent » !
Izquierdo face aux otages, Compagnie de l’Ourson blanc, 26ème festival Festhéa, 2010
La condition humaine
Roblès développe, en effet, une conception de la condition humaine fort pessimiste, malgré l’espoir qu’il prête à son héros. En cela, il se rapproche de son contemporain, Albert Camus, dont nous retrouvons les bases philosophiques dans cette pièce, à commencer par la conscience de l’Absurde, que Camus a développée dans Le Mythe de Sisyphe, publié en 1942.
Le sentiment de l’Absurde est la prise de conscience du passage du temps, c’est-à-dire que toute vie conduit irrémédiablement à la mort, que l’univers subsistera quand moi j’aurai disparu. L’homme est donc seul face à l’angoisse de sa propre mort, dans un univers sans Dieu et qui le nie. Cela se perçoit très nettement dans l’argumentation d’Izquierdo face à Montserrat : « Mais ne comprends-tu pas que tout finit devant ce mur, qu’il n’y a plus rien après ce mur et que, s’il y a quelque chose, c’est l’éternelle indifférence des pierres, le silence infini des espaces ! » Cette conception lui vient de la terrible expérience qu’il a vécue, enterré vivant à Sierra-Chavaniz, alors que pendant « quatre jours et quatre nuits » il a eu le temps de voir approcher sa mort : « j’entends ces rires qui remplissaient le ciel vide ». La condition humaine est donc une solitude existentielle, car l’homme est d’abord un être qui devra affronter la mort : « Tu seras seul comme je l’ai été. Seul comme chacun des six otages de tout à l’heure ! Comme tous ceux qui agonisent à cette même heure sur la terre entière ! »
Qu’est-ce alors qu’une vie humaine ? Qu’est-ce qu’être un homme ? Pas grand chose, assurément… et nous comprenons mieux pourquoi la vie humaine a si peu d’importance aux yeux d’Izquierdo. C’est aussi cette peur face à la solitude de l’agonie qui le remplit d’une forme de honte : infliger cette même honte aux autres est alors une façon de se rassurer, de se revaloriser à ses propres yeux. Plus que d’une simple vengeance contre des ennemis qui l’ont ainsi humilié il s’agit, en réalité, d’effacer sa propre peur en l’observant chez les autres. Il joue donc avec eux, pour provoquer cette peur, et prend plaisir à mesurer leur lâcheté, celle du Marchand, par exemple, qui est prêt à vendre son épouse, qu’il déclarait pourtant aimer de tout son cœur, pour échapper à la mort ! Il se réjouit aussi de mesurer la peur du Comédien, à l’opposé de la mort digne et noble qu’il jouait au théâtre.
Mais faut-il s’en tenir au constat de l’Absurde ? Camus répondait « non » et avançait une deuxième étape, celle de la Révolte dans L’Homme révolté, celle que représente aussi Roblès à travers son héros, Montserrat. Un homme révolté est un homme qui dit « non », et qui, par conséquent, proclame la valeur de la vie face à la mort. Il vit, pour donner, par ses actes, un sens à sa vie, et c’est cette révolte qui le tire de sa solitude existentielle, comme le révèle la dernière réplique d’Izquierdo à propos du héros sur le point de mourir : « il me parlait seulement de la joie des autres ! »
Mais la révolte individuelle ne suffit pas dans la pensée de Camus, elle doit conduire à un engagement : je me révolte, mais ma révolte devra conduire à la liberté de tous. Si l’homme accepte de mourir, dans le mouvement de sa révolte, il montre la valeur de ce pour quoi il meurt, qui dépasse sa propre existence. Il en fait un droit au-dessus de sa valeur d’individu, une valeur commune à l’humanité, et c’est bien à cela que conduit la révolte de Montserrat : « J’entends déjà les partisans de Puebla qui hurlent leur joie à l’entrée de Bolivar. Ils l’acclament. Je vois les drapeaux et les fleurs aux fenêtres ! L’espoir se lève ! »
Bolivar le libérateur
Le contexte historique de la pièce
On reconnaît ainsi, à travers cette pièce, à la fois le courant existentialiste et les données historiques de l’époque de sa création. En 1948, elle est représentée simultanément à Paris et à Alger.
La France est sortie, depuis trois ans, de la seconde guerre mondiale, qui a tué plus de civils que de militaires, et qui a vu la barbarie humaine poussée à son comble avec l’horreur des camps de concentration. Comment ne pas penser, en lisant cette pièce, aux massacres perpétrés par les nazis, tel celui d’Oradour, un village entier exterminé, aux tortures de la Gestapo, mais aussi aux otages « innocents » choisis au hasard pour que les résistants se rendent après un attentat perpétré contre l’armée nazie ? Combien de dilemmes ont alors dû être vécus par ceux qui osaient, comme Montserrat, dire « non » ? La mémoire de ces horreurs est encore proche, et Montserrat vient la raviver.
Massacre d'Oradour-sur-Glane, 10 juin 1944
Mais 1948 est aussi l’année où l’ONU proclame la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, alors même que l’Algérie, encore terre coloniale, voit naître les premières luttes pour son indépendance. Les manifestations du 8 mai 1945, pour revendiquer l'indépendance, provoquent un massacre à Sétif contre les colons, puis une terrible répression de l'armée française. Ces mêmes Français, qui ont voulu libérer leur patrie de l’occupant nazi, ne redonneront-ils pas au peuple algérien la liberté que celui-ci demande ? On retrouve, dans cette problématique, l’argument de Montserrat face au Père Coronil. À nouveau comme son compatriote, Camus, Roblès plaide pour la liberté accordée à tous, pour que l’État, à peine sorti de ce conflit mondial, ne s’engage pas dans les horreurs d’une nouvelle guerre. Son message ne sera pas entendu, et la guerre d’Algérie, après celle d’Indochine, voit à nouveau les hommes capables des pires barbaries !
L'adoption de la Déclaration Universelle des Droits de L'homme, à l'ONU, le 10 décembre 1948
Analyse de cinq extraits: Acte I, sc. 3 - Acte I, sc. 7 - Acte III, sc. 2 - Acte III, sc. 6 - Acte III, sc. 8
Acte I, scène 3 : l'exposition (pp. 20-24)
Pour lire la scène étudiée
INTRODUCTION
Dans sa pièce, Montserrat, jouée en 1948, Emmanuel Roblès prend pour base de son intrigue la lutte, en 1812, des Vénézuéliens, dirigés par le chef révolutionnaire Bolivar, contre l’occupant espagnol. Mais cela lui permet, en fait, d’exprimer les graves interrogations du XX° siècle, après les horreurs de la seconde guerre mondiale et à l’aube des guerres coloniales.
Cette scène correspond à la première apparition du héros éponyme, alors que le lecteur vient d’apprendre qu’un « traître » dans l’état-major espagnol a permis à Bolivar d’échapper à ses poursuivants. Cette entrée en scène se fait « in medias res », puisque les premiers mots, après les points de suspension, montrent que la réplique du Père Coronil constitue la conclusion d’une conversation déjà entamée.
En développant le conflit entre deux systèmes de valeurs, quel portrait Roblès fait-il de son héros ?
UNE IMAGE DE LA CONQUÊTE ESPAGNOLE
L’accent est mis d’abord sur l’esclavage du peuple vénézuélien, dont l’ancienneté est rappelée : « ce peuple infiniment pauvre et qui n’a vécu, jusqu’ici, que dans le malheur. »
Mais c’est surtout la violence de l’armée qui est mise en valeur, au moyen d’une énumération : « ces persécutions, ces massacres, ces pillages, ces violences ? » Les Espagnols se livrent, en effet, au nom de « Son Excellence », donc du Roi, aux plus terribles exactions : « toute la population qu’ils ont attaquée sauvagement et dont ils ont incendié les chaumières… » Ainsi le champ lexical de la mort envahit la scène, par exemples dans la mention des lieux avec l’insistance du rythme binaire (« ces charniers et ces ruines », « dans ces charniers, dans ces incendies »), et Roblès ne recule pas devant les visions les plus crues : « L’odeur horrible de leurs cadavres », « relents de pourriture ». La formule qui ferme la première tirade de Montserrat, « les soldats espagnols qui maintiennent tout un peuple dans un noir esclavage » illustre le déni de toute dignité à ceux qui ne sont que des « indigènes » et suggère, par cette couleur funeste, la mort omniprésente.
Le fait que cette conversation se déroule avec le Père Coronil, « moine capucin » et « chapelain de Monterverde », implique l’Église dans cet esclavage. C’est d’ailleurs la position du moine : « combattre pour une cause que nous savons juste ». À ses yeux il s’agit, en effet, de la lutte du monde chrétien contre des « fanatiques » idolâtres et païens, « qui refusent de confesser sincèrement la gloire de Dieu… ».
Nous retrouvons ainsi, dans la discussion entre les deux personnages, le vieux débat, présent dès les conquêtes espagnoles, par exemple lors de la Controverse de Valladolid en 1550 : les indigènes ont-ils une âme ? S’ils n’en ont pas, les Espagnols ont un droit légitime à la conquête pour mettre fin à leurs mœurs primitives, fondés sur leurs instincts animaux. Et, s’ils en ont une, les chrétiens ont le devoir de les convertir pour faire leur salut. Dans les deux cas l’esclavage est légitimé ! Ici, le Père Coronil va encore plus loin, avec la mise en relief par les appositions : « Je les sais, moi, possédés par le Damné, animés de son souffle. C’est pourquoi, vivants, ils insultent à la gloire du Très-Haut ». Une telle conception ne peut donc que justifier tous les massacres commis par les Espagnols, puisqu’ils représentent la lutte des forces du Bien, la foi chrétienne, contre le Mal absolu : « c’est l’esprit même du Malin qui est frappé, brûlé, affaibli », avec la gradation ternaire, justifie donc tous les crimes et l’esclavage.
La Controverse de Valladolid : Bartolomeo de Las Casas
Nous noterons l’exaltation qui anime le Père Coronil à travers le recours à l’interrogation oratoire et surtout avec l’impératif : « Réjouis-toi donc, Montserrat, si, passant à travers les décombres d’un village, tu sens s’exhaler, en relents de pourriture, la fureur impuissante de l’éternel Damné ! » Le contraste est saisissant entre cette injonction de joie et la violence du lexique qui définit l’horreur de ces massacres
Comment les soldats espagnols, mus par leur patriotisme et leur devoir militaire, et ainsi soutenus par l’Église, pourraient-ils remettre en cause la justice de leur comportement ?
L'IMAGE DU HÉROS
Face à ce consensus qui unit les Espagnols autour des mêmes principes, Montserrat est celui qui, d’emblée, apparaît différent, et c’est ce que soulignent les menaces du Père Coronil : « Tu tiens des propos qui, s’ils étaient répétés à Son Excellence, attireraient sur toi sa colère et son mépris ». Les termes révèlent à quel point est rejeté celui qui ose s’opposer à un esclavage que même l’Église justifie, et les risques que court celui qui se met en marge des valeurs de sa société : « Pour toi, comme pour nous, il est dangereux que tu demeures ici ». Montserrat est, en effet, doublement coupable, de se démarquer de son devoir militaire, bien sûr, mais aussi de constituer, au sein même de l’armée, une force susceptible de trahir… Le lecteur a alors compris que c’est bien lui le « traître » dont parlaient les soldats dans les scènes précédentes. Mais cela fait aussi de lui le héros tragique par excellence, enfermé dans sa singularité et dans sa solitude.
Il est aussi, dans cette scène, celui qui soutient l’argumentation en faveur d’une égalité de dignité entre tous les hommes, en opposant le juste et l’injuste.
Sur le plan politique, il dégage la contradiction entre les luttes des Espagnols pour reconquérir leur liberté contre l’envahisseur en Espagne même, et le fait de dénier cette même liberté au peuple vénézuélien, ce que souligne la question oratoire qui fait appel à la logique du moine : « Vous qui approuvez cette levée de tout notre peuple en Espagne contre les mercenaires de Napoléon, comment pouvez-vous condamner ces hommes qui, sur leur propre sol, veulent se battre pour être libres et vivre comme des hommes ? » La contradiction ressort à la fin de la tirade avec le parallélisme (« En Espagne » et « sur cette terre neuve »), et avec l’hyperbole : « les Français sont nos oppresseurs cent fois haïs ». La justice serait-elle donc relative aux circonstances historiques ? aux peuples ? aux races ? Pour le héros il ne peut y avoir deux justices, mais une seule doit s’imposer, valable en tout temps, en tout lieu et pour tout homme.
Francisco de Goya, Les Désastres de la guerre, estampe n°18, "Enterrer et se taire", 1863. Musée du Prado, Madrid
Sur le plan religieux, il dégage une autre contradiction, au moyen d’un syllogisme : Dieu a « lui-même peuplé cette terre », or Dieu est « très bon », donc Dieu ne peut vouloir la mort de ceux qu’il a créés, ni même que de telles souffrances soient infligées en son nom. Si les indigènes sont « idolâtres », ce Dieu « bon et indulgent » n’offre-t-il pas la possibilité du pardon ? Montserrat va très loin dans son argumentation, puisqu’il accuse directement le clergé d’outrepasser ses droits, et d’outrepasser même la volonté divine : « Je ne sais si Dieu est aussi cruellement jaloux de sa gloire que ne le sont ses propres serviteurs ». Qui blasphème ici ? Montserrat qui honore ainsi le Dieu de miséricorde du Nouveau Testament ? Ou le Père Coronil, qui distingue deux sortes de « créatures », « celles habitées par une parcelle de l’esprit divin », et les autres, animées par « l’esprit même du Malin » ?
Montserrat face au Père Coronil, représentation au Théâtre royal de Namur (Belgique), en 1952
Nous comprenons ainsi le cri de douleur du héros : « J’étouffe depuis que je suis ici ». Il est, en effet, déchiré entre son honneur militaire, son devoir d’obéissance, et sa propre compassion pour tout homme opprimé, dictée par sa foi chrétienne. Ce déchirement est d’ailleurs bien perçu par le Père Coronil, quand il évoque en Bolivar « la voix même, la voix perfide du Tentateur », celui qui suggérerait de changer de camp, de trahir…
Égalité de nature et de droit entre tous les hommes et refus du racisme sont les deux principes intangibles qui fondent la résistance de Montserrat, qui mêle ainsi la foi en Dieu et la foi en l’homme.
CONCLUSION
Montserrat correspond parfaitement à la définition du héros : il est celui qui veut échapper aux contingences, relatives à un temps et à une époque, pour suivre un principe absolu, ici la valeur accordée à la dignité de l’homme.
En même temps, n’oublions que cette pièce a été créée immédiatement après la seconde guerre mondiale, où tant de massacres ont été commis au nom d’une prétendue supériorité de la race aryenne, et au nom d’une religion même. Mais Roblès ne rappellerait-il pas aussi à ses contemporains qu’au moment même où vient d’être proclamée la Déclaration universelle des Droits de l’Homme et où ils viennent eux-mêmes de combattre pour libérer leur terre, il est pour le moins contradictoire de refuser cette même liberté aux peuples qu’ils ont colonisés, par exemple au peuple algérien qui entame sa lutte pour l’indépendance ? Le raisonnement de Montserrat ne se limite pas au Vénézuéla de 1812…
Acte I, scène 7 : le dilemme de Montserrat (pp. 32-35)
INTRODUCTION
Dans sa pièce, Montserrat, Roblès prend pour base de son intrigue l’occupation du Vénézuéla par les Espagnols en 1812. Conduit par son chef, Bolivar, le peuple vénézuélien résiste, et la répression menée par les soldats espagnols est féroce. Ils ont cependant échoué à arrêter Bolivar, prévenu par un « traître ». Le lieutenant Izquierdo a identifié le coupable, l’officier Montserrat. Il reste à lui faire avouer la cachette de Bolivar, avant que celui-ci ne puisse s’échapper pour percer les lignes et réunir ses partisans.
Izquierdo a alors l’idée de lui imposer un terrible chantage : six otages seront exécutés s’il ne dénonce pas Bolivar.
Pour lire la scène étudiée
Montserrat (extraits), Compagnie de l'Ourson blanc, 26e Festival Festhéa, 2010
Comment le conflit entre Izquierdo et Montserrat se trouve-t-il mis en scène ?
LE PERSONNAGE D'IZQUIERDO
Il allie une totale inhumanité au plus profond cynisme.
Montserrat rappelle un « haut fait » de ce personnage : « le jour de Gomara », il a « fait enterrer vivants tous les prisonniers », preuve d’une monstrueuse cruauté. Ainsi le marché qui lui est proposé est en soi une cruauté : « Des gens pris au hasard dans la rue » serviront d’otages pour faire avouer à Montserrat la cachette de Bolivar. Le principe qui le guide est à la fois son devoir de soldat, mais aussi un sens de l’efficacité. Il sait très bien que c’est le meilleur moyen pour obtenir des aveux : « Je pourrais te faire torturer à mort, mais tu ne parlerais pas. Je te connais. Et, si tu mourais à la torture, par Dieu, ma chance de capturer Bolivar s’envolerait avec ton souffle ». Pour être efficace, il faut donc, selon Izquierdo, se salir les mains, et la fin justifie les moyens : à la protestation de Montserrat, « C’est inhumain ! », Izquierdo répond, « méprisant », « Qu’importe ! Si c’est efficace… », et insiste « Par n’importe quel moyen. »
Les crimes d'Izquierdo
À cette cruauté Izquierdo mêle le cynisme, qui consiste à rejeter ce que les autres respectent, les valeurs morales, en en plaisantant et en s’en amusant. Deux signes le mettent en valeur.
D’abord, on notera son insistance sur l’innocence des otages : « Des innocents, Montserrat ! », « six innocents », « L’essentiel, c’est qu’ils soient innocents. Il y aura peut-être parmi eux de fidèles sujets du Roi. Tant mieux. Il faut qu’ils n’aient rien à se reprocher. » Il est donc parfaitement conscient de l’horreur de ce marché et de son injustice. La seule chose qui l’intéresse est de triompher de l’adversaire en jouant sur ce qu’il considère comme une faiblesse, l’émotion de Montserrat face à la souffrance des indigènes. Il est donc prêt à utiliser, pour son injustice, le sentiment de justice qui anime Montserrat : plus l’injustice sera flagrante, plus Montserrat sera susceptible de plier.
La protestation des otages innocents
À cela s’ajoute son ironie envers Montserrat, car Izquierdo semble savourer sa propre supériorité face à l’impuissance de son adversaire. On la sent pleinement dans sa première réplique, « Je te plains, Montserrat ! Je sais que tu as du courage… Il va t’en falloir beaucoup. », reprise par la répétition : « Et moi, je te plains. Je te plains de toute mon âme, car ton épreuve sera dure, très très dure. » Cette phrase, avec son insistance, donne l’impression d’une véritable jouissance face à la puissance qu’il exerce ; cette ironie est perceptible même lorsqu’il feint de se mettre à la place du héros : « Qu’est-ce qui t’en empêche ? L’honneur, peut-être, hein ? On ne livre pas un ami qu’on a soi-même mis en sûreté ? C’est cela ? »
Izquierdo représente donc, plus que le soldat au service de son Roi, l’homme pour lequel tous les moyens sont bons, y compris la torture psychologique, lorsqu’il s’agit de faire céder un « coupable ».
LES RÉACTIONS DE MONTSERRAT
En digne héros, il fait preuve de courage, prêt à affronter la mort en face : « Puisque vous savez que je ne parlerai pas, qu’attendez-vous pour me faire fusiller ? » Il reconnaît d’ailleurs hautement sa culpabilité : « Je consens à mourir en traître. Je suis un traître dans ce camp, je l’avoue ».
Mais, parallèlement, il exprime avec force sa résistance, sa révolte, comme le montrent les didascalies : « MONTSERRAT, révolté, hurle », « hors de lui » , « Il tente de se jeter sur Izquierdo. On le maîtrise. » Ainsi il insulte violemment Izquierdo : « Tu es une bête immonde ! », « Je te hais ! » Mais il dénonce aussi le système déshumanisant qui peut produire des êtres tel Izquierdo, dans une phrase avec une anaphore au rythme ternaire en gradation qui exprime sa propre nature : « parce que je suis un homme. Parce que j’ai des sentiments d’homme ! Que je ne suis pas une machine à tuer, une machine aveugle et cruelle !… » La ponctuation exclamative, les répétitions et les choix lexicaux traduisent son total mépris envers son chef. Son triple refus est nettement martelé : « Je ne peux pas ! Je-ne-peux-pas ! Je ne peux pas ! » Cependant, est-il de force face à Izquierdo ?
L'ironie d'Izquierdo face à Montserrat. Mise en scène de Thierry Chantrel, festival d'Avignon, 1997
La résistance de Montserrat
A priori, rien ne pourra lui éviter cette cruelle épreuve : de chaque côté, c’est la vie humaine qui est en jeu. Pourtant, la dernière réplique d’Izquierdo, en réplique à Montserrat (« Ah ! ce n’est pas cela ! S’il ne s’agissait que de mon honneur ! ») redonne à Montserrat une forme de pouvoir puisque la scène se clôt sur une interrogation : « Quoi, alors ? » En fait, Izquierdo n’a pas vraiment perçu l’enjeu de la révolte de Montserrat. Il n’y voit que de la faiblesse envers « des hommes et des femmes qu’[il] aime[...] plus que [s]on drapeau ». Pour lui, les termes du dilemme sont simples : « six innocents contre la vie d’un traître et d’un bandit ». Mais Montserrat voit en Bolivar bien plus que cela, le libérateur de tout un peuple. La question se pose donc pour lui dans les mêmes termes que pour Izquierdo : la fin, la liberté des Vénézuéliens, l’arrêt des massacres, justifie-t-elle le sacrifice de six vies ?
CONCLUSION
Qui sort victorieux de ce conflit ? Montserrat est « atterré », accablé par le cruel dilemme qui lui est imposé : dans son choix, de chaque côté, il y a la dignité et le prix de la vie humaine. Une vie vaut-elle plus qu’une autre ? Mais c’est dans son camp que se rangera le public.
Ce public, en 1948, ne peut pas ne pas penser, face à ce chantage, aux faits historiques récents. La Gestapo ne reculait ni devant les tortures physiques ni devant les tortures psychologiques pour faire parler les Résistants. Et les nazis avaient l’habitude de prendre « au hasard » des otages pour obtenir la reddition des Résistants lorsqu’un des leurs avait été tué : rappelons les 50 fusillés de Chateaubriant…
Les 50 fusillés de Chateaubriant
Acte III, scène 2 : le comédien
(pp. 20-24, de "Je vous en supplie..." à "... qui joue avec ma vie.")
INTRODUCTION
Dans sa pièce, Montserrat, Roblès prend pour base de son intrigue l’occupation du Vénézuéla par les Espagnols en 1812. Conduit par son chef, Bolivar, le peuple vénézuélien résiste, et la répression menée par les soldats espagnols est féroce. Ils ont cependant échoué à arrêter Bolivar, prévenu par un « traître », l’officier Montserrat. Pour lui faire avouer la cachette de Bolivar, le lieutenant Izquierdo a alors l’idée de lui imposer un terrible chantage : six otages seront exécutés s’il ne dénonce pas Bolivar.
L’acte II se ferme sur la mort du potier, et le marchand, lui, est exécuté à la fin de la première scène de l’acte III, Montserrat résistant à leur terrible pression. Vient le tour du Comédien, Juan Salcedo Avarez.
Comment Roblès met-il en scène l’odieux chantage d’Izquierdo ?
Pour lire l'extrait étudié
L'ANNONCE DE LA MORT
Izquierdo face au comédien
Izquierdo agit avec un total cynisme, en mettant en valeur, précisément au moment où il s’apprête à le faire mourir, le talent du Comédien, qui est d’ailleurs désigné dans la pièce par sa fonction, et non par son prénom et son nom, posés, eux, dans la liste initiale des personnages : « ton talent professionnel », « Tu m’as vraiment touché », « tu m’as ému », « Quel grand comédien tu es, Salcedo. » En lui rendant ici son nom, il lui restitue donc une forme de dignité, qui correspond d’ailleurs au rôle d’Ascasio qu’il jouait alors : « L’âme dure et fière d’Ascasio t’habitait vraiment ce soir-là ! », il « pleurait sur ses compagnons perdus ». Son rôle le conduisit à jouer une mort héroïque, et c’est précisément à la mort qu’il est confronté dans cette scène : « c’est toi, le vrai toi, qui vas mourir… (doucement) vraiment mourir… » Cette douceur est particulièrement horrible : Izquierdo joue avec le Comédien comme un chat avec une souris.
Car le comportement du Comédien est exactement à l’opposé de l’attitude pleine de noblesse d’Ascasio. Ses répliques sont empreintes de supplications et de larmes (« Je vous en supplie… »), et les didascalies les signalent : « il pleure » , « Le comédien pleure, tête basse » . La ponctuation, avec les points de suspension, correspond d’ailleurs à ses sanglots : « Ne… me… tuez… pas… Je ne peux… pas ! » Izquierdo prend alors un plaisir perfide à souligner ce manque de courage, en mentionnant « de vraies larmes ! » et en le dépeignant « tout sanglotant et tremblant de peur ».
Izquierdo marque ainsi le lien entre le théâtre et la vie. Son attitude repose sur un raisonnement a fortiori : il part du principe que, si le Comédien a pu l’émouvoir, lui Izquierdo, l’homme si dur, « en jouant un personnage imaginaire face à une mort imaginaire », il pourra certainement émouvoir Montserrat, âme sensible, en se trouvant face à une mort bien réelle. Ce raisonnement repose sur l’idée d’une supériorité du théâtre sur la vie. Le théâtre possède le pouvoir de transfigurer le réel, « un décor banal, entre des lanternes ». L’acteur lui-même est transfiguré : « C’était sa douleur, et c’étaient tes larmes », « Ce soir-là, tu lui prêtais ton corps, ta voix, ton visage… Et il vivait. » En devenant autre, l’acteur possède donc le pouvoir d’émouvoir son public. Cependant, cela n’est qu’une apparence, car, au fond, il reste un homme ordinaire, avec ses faiblesses et ses peurs, tel ce comédien qui pleure « sur lui-même » : « Mais à présent il ne peut te prêter son courage ».
LE RÔLE JOUÉ
Izquierdo va donc s’amuser à jouer le rôle d’un metteur en scène, jouissant de sa supériorité. Il est celui qui donne des ordres, avec de nombreux impératifs, et des verbes tels « Je veux », « J’exige ». Il les assortit de violentes menaces de torture qu’il prend plaisir à détailler : « comment on extirpe les ongles à la tenaille ! » Outre l’idée de faire ainsi plier Montserrat, cette demande confirme le cynisme du personnage. Il prend un réel plaisir à humilier et à jouir de la peur de ceux dont il tient le sort entre ses mains : « C’est un morceau de littérature que je tiens à vous faire savourer. Profitez de cette occasion. » Mais ne peut-on pas y voir aussi une autre raison, si l’on rapproche cette scène de l’expérience qu’il a lui-même vécue à Sierra-Chavaniz (cf. III, 8, pp. 131-132), et qui lui avait fait éprouver la peur de la mort, la haine des ennemis, l’impuissance totale face au « ciel vide ». Veut-il se convaincre que le théâtre n’est qu’illusion, mensonge par rapport à la vie réelle ?
La représentation se déroule alors, mais malgré l’effort du comédien, « docile » , elle est bien médiocre : « Il récite d’un ton morne ». Le contenu de la tirade est marqué par la foi chrétienne, puisqu’à l’image du Christ, le héros, Ascasio, meurt « le cœur lavé de toute souillure », en ne haïssant pas ses ennemis, « puisque le Seigneur commande que nous pardonnions comme il a pardonné ! » Mais ces termes sont en totale contradiction avec l’état d’âme du comédien, qui n’a en rien l’« âme pleine de sérénité » d’Ascasio. La tirade ne peut donc que sonner faux, et c’est cet écart qu’Izquierdo prend plaisir à constater. L’ironie se lit dans son commentaire : « Cet homme qui, sur le point de mourir, fait confiance à Dieu et pardonne à ses bourreaux ! »
LE RÉVOLTE DU COMÉDIEN
Devant cette ironie insupportable d’Izquierdo, qui se pose comme celui qui a permis au comédien de se grandir face à la mort, le Comédien se révolte enfin, et crie violemment sa haine : « Infâme ! Tu es infâme ! Tu as un cœur de hyène… » Mais il donne ainsi raison à Izquierdo, et sans doute est-ce ce que celui-ci recherchait : une confirmation que, face à la mort, l’homme n’est capable d’aucune grandeur, seulement de haine envers ses bourreaux. D’où la plus terrible ironie d'Izquierdo, quand il souligne la contradiction entre le théâtre et la vie, en répétant les extraits de la tirade : « Comme tu me hais ! [...] Mais pense donc à ce que tu disais ! Enfin à ce que disait Ascasio ». Mais l’ironie d’Izquierdo touche aussi au blasphème, en suggérant que seul le théâtre peut incarner la parole chrétienne et la loi du pardon à ses ennemis.
Faut-il alors considérer que le Père Coronil intervient pour mettre fin au blasphème ? Même si la didascalie « froidement » semble indiquer que l’ironie d’Izquierdo le gêne, il va encore plus loin dans l’appel à une mort chrétienne : « Dieu commande, non seulement qu’on pardonne à ses bourreaux, mais qu’on les aime ! » Mais son personnage est sans doute encore plus odieux que celui d’Izquierdo car cet homme d’Église est inaccessible à la pitié, et met les dogmes religieux au service de la tyrannie : « si telle est la volonté de Dieu, tu vas mourir ce soir. Tu dois te résigner. Les voies du Seigneur sont impénétrables… » Et c’est sans doute le Père Coronil qui a une des plus terribles répliques de la pièce quand il lance, en réponse à l’objection du comédien (« Mais je suis innocent ! ») : « Qui est innocent ! » La formule constitue un rappel de la théologie : tout homme ne naît-il pas coupable du péché originel ? Mais la forme exclamative détruit, en même temps, tout recours possible, tout appel à l’indulgence.
Le comédien n’a donc nul appui à attendre d’une Église, qui s’est mise, dans la plus parfaite bonne conscience, au service de la répression coloniale.
L'imploration du comédien au Père Coronil. Mise en scène de Thierry Chantrel, festival d'Avignon, 1997
CONCLUSION
La scène est donc très nettement divisée en deux mouvements : au début le comédien se plie au jeu qu’exige de lui Izquierdo et accepte l’humiliation. Dans l’espoir de sauver sa vie, l’homme n’est-il pas prêt à toutes les lâchetés ? Mais, devant l’ironie d’Izquierdo et les « consolations » du Père Coronil, sa révolte éclate : c’est ce qui lui permettra, à la fin de la scène, de retrouver un peu de dignité, que sa mort confirmera : « Il est mort avec beaucoup de noblesse, très calme et comme rasséréné... ».
Roblès élabore, dans cette scène, une mise en abyme intéressante, en insérant du théâtre dans le théâtre, ce qui conduit à réfléchir sur l’écart entre le théâtre et la vie réelle. Mais, un temps éloigné du rôle d’Ascasio, le comédien ne finit-il pas par le rejoindre avec sa mort digne et noble ?
Acte III, scène 6 : le plaidoyer de la mère
(pp. 119-121, de "LA MÈRE, elle s'arrache..." à la fin.)
Pour lire l'extrait étudié
INTRODUCTION
Dans sa pièce, Montserrat, Roblès prend pour base de son intrigue l’occupation du Vénézuéla par les Espagnols en 1812. Conduit par son chef, Bolivar, le peuple vénézuélien résiste, et la répression menée par les soldats espagnols est féroce. Ils ont cependant échoué à arrêter Bolivar, prévenu par un « traître », l’officier Montserrat. Pour lui faire avouer la cachette de Bolivar, le lieutenant Izquierdo a alors l’idée de lui imposer un terrible chantage : six otages seront exécutés s’il ne dénonce pas Bolivar.
Dans la scène 6 de l’acte III, quatre otages ont déjà été exécutés, il ne reste plus que les deux femmes, la mère, et la jeune Eléna, qu’Izquierdo garde pour la fin afin de la violer. Cette scène constitue un moment de paroxysme : Izquierdo compte sur la Mère pour apitoyer Montserrat.
Comment Roblès accentue-t-il la dimension tragique du plaidoyer de cette mère menacée de mort ?
LA PITIÉ
Selon la définition du philosophe grec Aristote, le registre tragique doit susciter chez le spectateur un sentiment de pitié face aux souffrances du personnage, et c’est effectivement le cas ici.
L’argumentation de la mère s’ouvre, en effet, sur une imploration, « Par pitié ! », et se développe en trois arguments, de force croissante pour attendrir Montserrat.
Il y a d’abord l’image des enfants, car elle met en relief leur jeunesse et leur fragilité à partir des interrogations oratoires négatives : Est-ce que la vie de deux petits enfants ne mérite pas tous les sacrifices ? », « Tu n’as donc jamais pris un enfant dans tes bras ? » Une hyperbole renforce l’image de douceur et de tendresse que la mère veut transmettre : « Tu n’as donc jamais été touché par ce miracle qu’est un tout jeune enfant ? » Elle s’efforce de les rendre présents aux yeux de Montserrat, après une exclamation, avec un lexique hypocoristique : « Ah ! si tu voyais mes petits, tu te laisserais fléchir ! Ils sont tout dorés et tout vifs ». Elle insiste ensuite sur le plus jeune, sur sa faiblesse : « Il doit pleurer déjà dans son berceau. [...] Il doit m’appeler en agitant ses petits bras ».
Le plaidoyer de la mère, au Théâtre de l'Île, Nouméa, 2012
Puis, elle fait appel aux sentiments que, selon elle, tout homme doit avoir en pensant à sa propre mère : « Est-ce qu’un cœur d’homme peut rester glacé devant le désespoir d’une mère ? » Cette insistance, avec les impératifs et la reprise exclamative « une mère qui va mourir », la présente dans la dimension traditionnelle de « mère nourricière », récurrente : « Regarde mes seins », « Et je suis là avec tout mon lait qui me gonfle la poitrine ! », « Est-ce qu’on peut tuer, dis, une mère qui allaite ? » Elle oblige ainsi l’homme qu’est Montserrat à repenser à sa propre mère.
Enfin, à la fin, elle fait intervenir la religion, avec quatre occurrences de « Dieu ». L’inversion syntaxique souligne l’argument, à travers des interrogations de plus en plus pressantes : « Des créatures de Dieu, est-ce que tu peux les faire mourir ? Dis ? Tu crois en Dieu ? » Cette formule accuse directement Montserrat, et les exclamations négatives en gradation rappellent que seul Dieu, créateur, a droit de vie et de mort sur ses créatures : « Tu sais que tu ne peux pas les laisser mourir ! Tu n’en as pas le droit ! C’est plus qu’offenser Dieu ! » Ce serait donc un défi à Dieu que Montserrat s’arroge ce droit.
La Vierge allaitant l'enfant, dernier quart du XIV° siècle. Statue, Musée des Beaux-Arts d'Orléans
Un appel à la pitié de Montserrat par la mère, au Théâtre de l'Île, Nouméa, 2012
Les didascalies contribuent à renforcer l’aspect pathétique du plaidoyer. Le désespoir de la mère est signifié par ses larmes, signalées à plusieurs reprises : « Elle pleure » . Sa gestuelle repose sur un contraste entre immobilité et le mouvement. Au début, elle semble illustrer une statue de la douleur : « tête basse, les bras le long du corps » . Mais le mouvement lui-même doit rester très lent, pour s’harmoniser avec le ton de la voix : « Elle s’est approchée de Montserrat. Elle supplie avec une grande douceur. » Cette attitude explique la réaction de Montserrat qui « l’a attirée contre son épaule » et « est effroyablement pâle ». C’est là le geste protecteur d’un homme, comme si elle était sa propre mère.
La scène crée donc une émotion croissante : on pressent que le héros est sur le point de fléchir face à cette douleur.
LA TERREUR
Mais le registre tragique doit aussi provoquer, selon Aristote, la terreur du public devant la situation extrême dans laquelle se trouve le héros, et ici elle sera éveillée autant par la menace qui pèse sur la mère que par le dilemme vécu par Montserrat.
La mère oppose sa propre mort à celle qui menace ses enfants : « Si c’était pour eux qu’il fallait mourir, j’accepterais avec joie ! Je vous jure que ce serait avec joie… » La répétition contraste fortement avec l’horreur de la mort promise aux enfants, mise en évidence par les exclamations et le lexique hyperbolique en gradation : « Faire mourir un enfant est déjà un crime des plus horribles ! », « Tu ne peux pas assassiner ainsi deux petits enfants ! », « laisser ses enfants abandonnés à une agonie effroyable ! » L’image est donc de plus en plus concrète, de plus en plus frappante, et ne peut que susciter la terreur à l’idée des souffrances de ces enfants condamnés à mourir lentement de faim.
Cette mort cruelle, pourtant, n'attendrit pas les bourreaux, puisqu’Izquierdo rejette avec mépris sa plainte : « Folle ! Mais c’est lui qu’il faut supplier ! Pourquoi t’adresses-tu à moi ? » On notera le cynisme que révèle l’explication introduite par l’auteur dans la didascalie : « Izquierdo fait un geste à Montserrat comme pour dire : "Tu vois bien"! » De même, le Père Coronil ne fait preuve d’aucune compassion. Bien au contraire, la colère l’emporte, il est « furieux » qu’Éléna soit intervenue pour arrêter Montserrat dans son aveu, il l’insulte grossièrement : « La chienne ! » C’est même lui qui prononce, avec les impératifs, la condamnation à mort de la jeune fille, et la didascalie, à nouveau explicative (il « fait un signe aux soldats comme pour leur dire de se hâter » ) s’interprète davantage comme le désir de ne pas laisser libre cours à la sensualité d’Izquierdo que comme celui d’abréger le supplice d’Éléna.
Un plaidoyer tragique, représentation au Théâtre royal de Namur (Belgique), en 1952
Il n’intervient d’ailleurs pas pour blâmer la violence d’Izquierdo, alors même que la didascalie compare ce dernier à une bête fauve : « avec des yeux étincelants, [il] la prend violemment dans ses bras et l’embrasse sur la bouche ». Ainsi, la foi chrétienne n’arrête pas les bourreaux dans leur tâche cruelle, la tension se trouvant encore amplifiée par le « rythme lent » des tambours !
Quant à Montserrat, les didascalies nous permettent de mesurer l’horreur de son dilemme : « Il paraît bouleversé », « Il est effroyablement pâle ». Par la modalisation, le verbe évaluatif, « il paraît » et l’adverbe intensif, l’auteur joue ici le rôle de narrateur, pour souligner la dimension tragique de son débat intérieur. Mais la scène est surtout marquée par le double coup de théâtre.
Le début d’aveu de Montserrat est rendu particulièrement solennel par les didascalies, son geste, « Il lève la main », le « silence prodigieux » qui semble suspendre le temps, et le ton de sa voix : « avec effort, d’une voix rauque ». Nous mesurons ainsi le prix que lui coûte la décision qu’il vient de prendre après le plaidoyer de la mère.
Le plaidoyer, Théâtre de l'Île, Nouméa, 2012
L’intervention d’Éléna qui l’interrompt constitue, par contraste, comme une explosion, traduite par la didascalie (« dans un cri »), par la brièveté des phrases à l’impératif et exclamatives, avec la reprise de « Taisez-vous ! » Son argument est simple : elle l’accuse de faiblesse en le traitant de « lâche », car cet aveu ferait passer son propre confort moral avant la cause pour lesquels quatre otages sont déjà morts. Ils seraient alors morts pour rien, simplement parce qu’ils n’auraient pas su trouver les mots pour l’apitoyer, et cela voudrait dire aussi qu’une vie vaut plus qu’une autre. L’écho entre son ordre « Reprenez-vous donc ! » et la didascalie finale, dans laquelle explose la violence, relance l’action. L’écrivain guide de très près le jeu de ses acteurs et, parallèlement s’associe, en tant que narrateur, à son lecteur à travers le pronom « on » : « Montserrat s’est redressé. On devine qu’il s’est repris. »
Le mécanisme tragique s’est mis en place, et rien ne semble, à présent, pouvoir l’arrêter.
La mère et Éléna : pitié et terreur
CONCLUSION
La scène repose donc sur les deux ressorts du registre tragique, la pitié et la terreur. Le public ne peut que plaindre les victimes, Éléna, la Mère et Montserrat, et éprouver horreur et dégoût face aux bourreaux monstrueux. Mais il fallait, à ce stade de l’intrigue, montrer que Montserrat n’est pas aussi insensible qu’eux, qu’il peut, lui, être attendri parce qu’il n’est pas « une machine à tuer ». Le héros doit conserver son cœur d’homme, d’où le coup de théâtre introduit dans cette scène, qui maintient le public en haleine.
Roblès reprend dans sa pièce la notion de fatalité, héritée de la tragédie grecque antique, sauf qu’ici le Dieu des chrétiens se sert de ses représentants terrestres en la personne du Père Coronil : loin d’être un Dieu de miséricorde, il est un dieu impitoyable aux plus faibles. Cependant, en homme du XX° siècle, il concilie cette image de fatalité à celle de la liberté humaine. Montserrat peut choisir de parler ou de se taire, tout comme Éléna, qui intervient en sachant qu’ainsi elle hâte le moment de sa propre mort.
Acte III, scène 8 : un bourreau
(pp. 131-132, de "MONTSERRAT, épouvanté..." à "... je ne pourrai pas...")
Pour lire l'extrait étudié
INTRODUCTION
Dans sa pièce, Montserrat, Roblès prend pour base de son intrigue l’occupation du Vénézuéla par les Espagnols en 1812. Conduit par son chef, Bolivar, le peuple vénézuélien résiste, et la répression menée par les soldats espagnols est féroce. Ils ont cependant échoué à arrêter Bolivar, prévenu par un « traître », l’officier Montserrat. Pour lui faire avouer la cachette de Bolivar, le lieutenant Izquierdo a alors l’idée de lui imposer un terrible chantage : six otages seront exécutés s’il ne dénonce pas Bolivar.
Dans la scène 8 de l’acte III, tous les otages ont été exécutés, et Montserrat n’a rien avoué. Alors qu’Izquierdo commente cet échec, le conflit éclate entre lui et Montserrat : le premier, inscrivant son action dans le présent, veut maintenir à tout prix la domination espagnole, et « écraser la rébellion », tandis que le second insiste sur l’espoir de liberté pour le peuple vénézuélien.
Dans cet extrait de la scène, Roblès s’interroge : qu’est-ce qui transforme un homme en bourreau ? Comment peut naître, chez un être humain, l’aptitude à une telle cruauté ?
LE RAPPEL DU PASSÉ
Exécutés
Izquierdo rappelle son expérience personnelle à « Sierra-Chavaniz » : lui-même s’est heurté à cette absolue cruauté, au mépris de l’autre pour la vie humaine. Alors qu’il était « enterré jusqu’au cou », et prêt à être « abandonné », « ils riaient tous » : « je les entendais rire encore ». Le début du récit est fait sur un ton détaché, comme pour minimiser le fait : « ma petite aventure ». Mais la didascalie, « Il éclate d’un rire forcé », démasque ce détachement, en révélant à quel point ce face à face avec sa propre mort a constitué un événement fondateur de la personnalité d’Izquierdo.
Le récit change, en effet, de ton (« soudain sérieux ») quand il entreprend d’évoquer l’approche de la mort. La solitude et le vide ressortent des indices spatiaux. Le décor est une « haute plaine nue, sans un arbre, sans un caillou », avec la double négation, description reprise par « la grande plaine déserte » et renforcée par le bref commentaire, « Rien ». Il illustre à lui seul le vide du paysage en symbolisant le néant. Plus encore, la vision du « ciel vide » semble supprimer la présence d’un dieu, d’un au-delà de la mort, qui n’est plus alors qu’un anéantissement irrémédiable. Face à sa mort Izquierdo, Espagnol dont toute l’action, dans cette colonie, vise à extirper l’hérésie au nom de la foi chrétienne, nie donc cette même foi pour ramener l’homme à une solitude existentielle.
L'immensité déserte de la sierra
Enfin le récit concrétise l’image d’une terrible agonie, scandée par les indices temporels en gradation : « Quatre jours ainsi… », « Quatre jours et quatre nuits ainsi, Montserrat… » La répétition, les points de suspension, et la didascalie, « Un temps », soulignent le désespoir que peut ressentir l’homme face à la dissolution de son corps que son supplice lui fait vivre : « tout le corps déjà pris par la terre ». Il ne reste alors hors du sol que sa « tête », posée comme une pierre au milieu de la grande plaine déserte ». La comparaison traduit le poids de cette tête, c’est-à-dire d’une conscience qui, pendant la durée de ce supplice, voit lentement venir sa mort : « je voyais », « j’entendais ».
Ainsi livré à sa peur panique face à la mort dont les autres se rient, l’homme perd toute dignité humaine : comment s’étonner alors qu’Izquierdo, ayant échappé à ce destin, n’éprouve que du mépris pour l’homme, être de chair périssable ?
LE PRÉSENT
La question lancée par Montserrat au début de l’extrait établit nettement le lien entre la barbarie, enracinée profondément en Izquierdo, et l’action présente sur scène : « Mais où puises-tu tant de haine pour être aussi cruel ? »
Sa réponse montre qu’effectivement cette expérience passée de la mort reste profondément gravée en lui, sa peur se trouvant ainsi sans cesse revécue : « Il y a des nuits où je me revois [...] » Le récit bascule ensuite du passé au présent, tel un incessant cauchemar : « Où je vois cette tête [...] Et j’entends ces rires [...] » Comment alors arrêter ces cauchemars ? Comment tuer cette peur inscrite depuis ce jour en lui ? La solution est de la susciter chez les autres, de mesurer, à travers leur propre peur, son propre degré de lâcheté : « quand je croise les files de rebelles qu’on va fusiller, leur silence fait en moi le silence… Je n’entends plus les rires… » Il ne s’agit pas d’une vengeance, mais plutôt d’une façon d’exorciser sa propre peur, de se consoler, au spectacle de leur épouvante, de son propre manque de dignité : « Il me semble alors que je pourrais dormir, que je … oui… la paix ». Cette « paix », c’est d’abord avec lui-même qu’il lui faut la faire.
Ainsi le bourreau révèle son propre visage, fait non pas de force mais de peur. Il a besoin de tuer ses semblables pour conjurer sa solitude, et humilie une dignité humaine dont il a perdu, lui-même, tout vestige : il doit tuer chez l’autre ce qui n’existe plus chez lui, créer ainsi une sorte de complicité dans le néant.
Mais cela crée un engrenage : une fois la victime achevée, la peur revient inévitablement puisqu’elle est devenue l’essence même de sa personnalité. L’extrait se termine donc sur un crescendo de la violence d’Izquierdo, à travers la promesse de prendre d’autres otages : il lui faut encore et encore recommencer. Bien sûr l’alibi reste celui de faire avouer Montserrat : « je ne pourrai leur accorder qu’une petite demi-heure ! Une toute petite demi-heure ! Le temps presse ! » Mais, au-delà de cet aspect militaire, nous percevons, à travers le rythme ternaire et les exclamations de sa dernière réplique, un véritable vertige, une sorte de folie meurtrière qui s’est emparée du bourreau : « Et j’en ferai venir six autres ! Puis six autres ! Et six autres encore ! »
La menace renouvelée. Mise en scène de Thierry Chantrel, festival d'Avignon, 1997
Or, « ces confidences » ainsi faites à Montserrat, parce qu’il a « la certitude qu’[il va] mourir ce soir », aveu de faiblesse chez le bourreau, vont avoir, paradoxalement, plus d’impact sur le héros que tous les plaidoyers des otages précédents, peut-être parce qu’il a pu alors comprendre que rien ne fera fléchir Izquierdo, que lui-même n’est pas de force à lui résister : le refus, « Je ne pourrai pas », est ainsi répété quatre fois à la fin du passage, et le public pressent l’aveu de Montserrat.
CONCLUSION
Cet extrait s’inscrit dans la réflexion sur la condition humaine entreprise au XX° siècle suite au traumatisme des deux guerres mondiales. La philosophie pose alors l’Absurde : la seule certitude de l’homme, dira ainsi Camus, c’est qu’il est un être promis au néant de la mort, soumis au temps dont il dépend. L’univers, donc, le nie, et l’homme a conscience que cet univers perdurera alors même que lui-même ne sera plus là pour le voir. C’est ce qui apparaissait déjà dans la tirade d’Izquierdo à la scène 3 de l’acte III (p. 106) et que ce texte explicite.
Comment vivre alors avec cette conscience de l’Absurde ? Faut-il chercher à l’étouffer en l’imposant aux autres, en devenant ainsi un de ces « bourreaux ordinaires » que la France a pu découvrir lors de l’occupation nazie, et dont les procès se succèdent au moment même où Montserrat écrit sa pièce ? Ou faut-il, au contraire « se révolter », comme le proposera Camus, et entreprendre collectivement la lutte pour rendre à l’homme sa dignité, donner donc un sens à sa mort en affirmant l’espoir de « la joie des autres » contre tout ce qui tend à le nier ? C’est ce choix que fait Roblès, et qui ressort de la dernière réplique de la pièce. Les victimes ont, finalement, vaincu le bourreau !
Représentation de Montserrat d'Emmanuel Roblès,
par la Compagnie Bièvre & mots Liers.
Brézins, 7 octobre 2017, festival Brez'Arts