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Jean Racine, Phèdre, 1677

 Le contexte : Port-Royal et le jansénisme

Jusqu’en 1630 l’abbaye de Port-Royal, sous l’influence de François de Sales, privilégie une religion « traitable », c’est-à-dire prête à s’accorder à la vie mondaine et aux idéaux de « l’honnête homme ».

L'abbaye de Port-Royal

C’est l’abbé de Saint-Cyran qui, dès 1636, y fait pénétrer le jansénisme, doctrine contre laquelle l’église catholique romaine va entreprendre une longue lutte, dès 1638 avec l’emprisonnement de Saint-Cyran. 

La doctrine janséniste est fondée sur une vision pessimiste de la nature humaine : irrémédiablement corrompue par le péché originel, elle ne peut être sauvée que par la « grâce nécessaire et suffisante » de Dieu. C’est cette notion qui a valu au jansénisme sa condamnation en tant qu’hérésie. Si, en effet, Dieu est seul juge absolu pour accorder ou refuser sa « grâce », l’homme se voit privé de sa liberté fondamentale, celle de construire lui-même son propre salut par son choix de faire le bien ou de commettre le mal. Le catholicisme reposant sur ce libre-arbitre, il ne pouvait que s’opposer au jansénisme, doctrine qui insiste sur le néant humain. L’homme perd tout pouvoir sur lui-même ; il est mené, comme le dit Saint-Cyran, par des forces obscures venues des « fosses profondes de l’âme ». 

En 1656, une étape est franchie avec la fermeture des Petites-Écoles, puis en 1679 avec des mesures sévères, notamment d’emprisonnement des principaux maîtres. Suite à l’intervention directe du Pape, en 1704,  l’abbaye et son cimetière finiront par être détruits en 1709

Portrait de Racine, par François de Troy

François de Troy, Portrait de Jean Racine. Huile sur toile. Musée Du Breuil de Saint-Germain, Langres 

Auteur

 L'auteur (1639-1699) : une vie entre deux pôles

L'influence janséniste

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Racine a reçu une éducation marquée par le jansénisme. Il entre, en 1649, aux "Petites Écoles" de Port-Royal grâce à l’appui de sa grand-mère, qui s'y était retirée lors de son veuvage, sa tante y étant, elle, religieuse depuis 1642. Il y reste jusqu’en 1653, puis, après deux ans au collège de Beauvais, lui aussi d'obédience janséniste, il y revient jusqu'en 1658 pour y être l’élève d’Antoine le Maître, un des « solitaires » de cette abbaye. Enfin, le collège d'Harcourt, à Paris, achève cette formation sous l'influence du jansénisme.

Or, dans l’enseignement donné à Port-Royal, deux éléments sont à distinguer. Une large place est accordée à la culture hellénique, aux auteurs grecs, dont l’étude est associée à celle de la  rhétorique propre à une langue qui vise à la pureté, au dépouillement et au refus des ornements inutiles. L’accent est notamment mis sur la rigueur, la clarté, l’ordre, autant de qualités qui se retrouveront dans le théâtre racinien. À cela s’associe une morale rigoureuse : en opposition au libertinage, elle prône, entre autres, la méfiance envers les délices des sentiments ou les ambitions de la gloire… 

Pour une biographie plus détaillée de Racine

Racine rompt avec Port-Royal en 1666, après ses premiers essais littéraires.  Il faut dire que Nicole, autre maître de l’abbaye, vient, dans sa lettre Sur les hérésies imaginaires, d’accuser les auteurs dramatiques, sous les traits d’un poète du temps, d’être des « empoisonneurs, non des corps, mais des âmes des fidèles »… 

Mais il se réconciliera avec ses anciens maîtres en 1677, lorsque sa vie privée commencera à connaître de difficiles épreuves. Il luttera même, en 1695, pour les défendre dans des négociations, couronnées de succès, avec l’archevêque de Paris. Ce retour à une religion austère, au moment d’ailleurs où Mme de Maintenon, fervente catholique, s’impose à la Cour, marque aussi un changement dans son oeuvre, avec des pièces empruntées à la tradition biblique, telles Esther (1688) ou Athalie (1691), ou, en 1694, des Cantiques spirituels qui seront chantés devant le Roi. 

Une étude des tragédies raciniennes montre à quel point le jansénisme a pu venir se confondre avec les images de la « fatalité » héritées de la mythologie grecque.

L'homme du monde

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Dès I658, Racine, qui poursuit ses études à Paris, vit chez son oncle à l'Hôtel de Luynes, où il commence à fréquenter les milieux mondains. Il se lance dans la littérature avec une ode de circonstance, La nymphe de la Seine, composée en 1660 à l'occasion du mariage du roi. Des études de théologie, entreprises à Uzès dans l’espoir d’obtenir une charge ecclésiastique, de 1661 à 1663, ne le détournent pas de l'écriture ; il compose d'autres odes, Sur la convalescence du Roi, en 1663, qui lui vaut une pension, et La Renommée aux Muses, à nouveau en l'honneur du roi, qui le fait recevoir à la cour. 

C’est le théâtre qu’il choisit finalement : après quelques pièces refusées par les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne, La Thébaïde est sa première pièce jouée, en 1664. Andromaque, tragédie représentée devant le roi et la cour en 1667, obtient un important succès. 

Julie Philipault, "Racine lisant Athalie devant Louis XIV et Madame de Maintenon", 1819. Huile sur toile, 114 x 146, musée du Louvre, Paris​

Julie Philipault, Racine lisant Athalie devant Louis XIV et Madame de Maintenon, 1819. Huile sur toile, 114 x 146, musée du Louvre, Paris​

Racine est à présent pensionné, et chaque année, jusqu’à Phèdre en 1677, il fera jouer une pièce par la troupe de l’Hôtel de Bourgogne. Il a pour protecteur le ministre puissant, Colbert, il est reçu par Henriette d’Angleterre, il fréquente les salons, et est admis à l’Académie française en 1673.

La vie mondaine de Racine s’éloigne fort des principes rigides de Port-Royal. « Galant homme », pour ne pas dire libertin, il a pour maîtresse une actrice célèbre de la troupe de Molière, dite la Du Parc, interprète principale de ses pièces, jusqu’à la mort de celle-ci en décembre 1668. Il participe ensuite à des « petits soupers » – nommés « diableries » par Mme de Sévigné – avec une autre actrice, la Champmeslé. Enfin son mariage, en 1677, n’empêche pas qu’il se retrouve mêlé au scandale de « l’affaire des poisons », accusé par la principale accusée, La Voisin, d’avoir empoisonné la Du Parc… Il faudra l’appui de Colbert pour le libérer  de toute accusation, à juste titre.  

Dès 1674 Racine voit son mérite récompensé par une charge officielle, début d'une ascension continue. Il est nommé historiographe du roi en 1677, anobli, puis, avec le soutien de Mme de Maintenon, « gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi » en 1690. Cela lui donne l’occasion de suivre Louis XIV dans ses différentes campagnes militaires, en 1678 devant les villes de Gand et Ypres, au siège de Mons (1691) et à Namur (1692). En 1695 enfin le roi lui accorde un logement à Versailles, aboutissement d’une longue carrière de courtisan. 

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Homme de foi, homme de passions, homme de théâtre, homme de Cour, Racine a pu écrire dans ses Cantiques spirituels : « Je ne fais pas le bien que je veux, / Je fais le mal que je ne veux pas. » Écartelé entre deux pôles inconciliables, sa fidélité à la Port-Royal et sa fidélité à la Cour, ne ressemble-t-il pas en cela à tant de ses personnages tragiques, d’Andromaque à Phèdre en passant par Titus dans Bérénice ?

Présentation

 Présentation de Phèdre

L'oeuvre de Racine, si l'on excepte les deux tragédies à sujet biblique, Esther ( 1689) et Athalie (1691), ou encore Bajazet (1672), qui dépeint les intrigues meurtrières de la sultane Roxane, favorite d'Amurat, est tout entière inspirée de l'antiquité gréco-romaine, y compris sa comédie, Les Plaideurs, dont le sujet, emprunté aux Guêpes d'Aristophane, est croisé avec la tradition des farces médiévales.

Mais autant Corneille s'était attaché à souligner les plus nobles vertus de "l'âme romaine", autant Racine ne choisit, dans cet héritage, que les épisodes les plus propres à exciter la compassion pour des héros/héroïnes qu'un sort terrible accable. De même, autant Corneille s'était plu à élaborer des intrigues complexes, autant Racine recherche la simplicité, à toucher "avec peu d'incidents et peu de matière", explique-t-il déjà dans la préface d'Alexandre le Grand  (1665), jusqu'à Bérénice (1670), cas extrême: il affirme à son propos que "toute l'invention consiste à faire quelque chose de rien". "La principale règle est de plaire et de toucher", affirme-t-il, toujours dans la préface de Bérénice.

"Phèdre" de Racine, frontispice, 1677

Pour lire la pièce

Frontispice de Phèdre, édition de 1677​

Nous reconnaissons dans Phèdre  les principales caractéristiques de la tragédie racinienne.

Mise en scène de la Comédie Française

Le monde des dieux

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À l'image des grandes tragédies antiques, celles de Racine accordent un rôle prédominant aux dieux, d'abord directement, puisqu'ils tissent le destin des héros : c'est « Vénus toute entière à sa proie attachée » qui inspire à Phèdre « le fol amour qui trouble [s]a raison ». Mais leur rôle est aussi indirect, par les suppliques qu'on leur adresse  ou les lamentations destinées à les fléchir, tel Thésée qui, dans Phèdre, les invoque pour qu’ils châtient Hippolyte.  

« Le ciel » - les dieux – enferme les protagonistes, prisonniers de leurs origines familiales, ou nationales, prisonniers des fautes de leurs aïeux, prisonniers des forces obscures de la mythologie... 

La passion destructrice

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Les héros de Racine sont tous des êtres de passion : ils désirent un bonheur qui leur échappesoit parce qu'une autre passion, contraire, vient combattre la première, soit parce que leur désir, notamment amoureux, porte sur un objet qu'il leur est impossible, voire interdit, d'obtenir. Phèdre ne peut obtenir le cœur d'Hippolyte qui, non seulement aime la captive Aricie, mais surtout est le fils de son époux Thésée.

La passion est donc la force qui meut - et qui détruit ! - les héros raciniens. Née au premier regard, immédiatement à son paroxysme, elle s'abat à l'improviste sur le héros qui la ressent comme une nouvelle forme de fatalité. Coupable d'aimer, il s'en reconnaît donc, en même temps, innocent, et vit dans la douleur ce déchirement entre sa lucidité et les élans de son désir. La passion, chez Racine, est toujours un désordre, et devient, de ce fait, une humiliation

"Phèdre" de Racin, mise en scène d'Anne Delbée

Le héros est conscient de son anéantissement physique, de son incapacité à parler, de sa dépossession de soi : « Triste rebut de la nature entière », se plaint amèrement Phèdre, « Je m'abhorre encore plus que tu ne me détestes », lance-t-elle à son beau-fils, Hippolyte.

Dans ces conditions la passion ne peut se vivre que dans la violence et mener à la mort, d'autrui mais aussi de soi-même, puisque le héros retournera contre lui sa douleur insupportable. Ainsi, Phèdre conduit à la mort sa confidente Oenone, Hippolyte, suite à la malédiction de son père exaucée par Neptune, et elle va jusqu'au suicide. En cela, Racine retrouve la fonction de "catharsis", de purification des passions, qu'Aristote assignait à la tragédie : « Et la mort à mes yeux dérobant la clarté, / Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté. » (V, 7) Tandis que Phèdre, en effet, ramène par sa mort un ordre fondé sur la vérité et la justice, le public, lui, sortira du théâtre purgé de ses passions coupables dont il vient de mesurer les terribles effets.

L'intrigue

 

Les cinq actes de Phèdre développent une action tragique conforme aux règles du théâtre classique

Pour en savoir plus sur les règles du théâtre classique

"Phèdre" de Racine, décor de la mise en scène de M. Marmarinos à la Comédie Française

Le choix du lieu scénique, unique, répond à la règle classique d'unité, mais prend aussi une valeur dramatique. Même si Racine ne le précise pas dans Phèdre en fixant le cadre de façon générale, « à Trézène », il s'agit le plus souvent dans ses tragédies d'un lieu clos : l'enfermement dans "une salle du palais" répond parfaitement à l'atmosphère écrasante de ses pièces. Le héros se trouve physiquement emprisonné, obligé de vivre en ce lieu, jusqu'au bout, sa passion, telle Phèdre qui, au conseil d'Oenone, « Fuyez », réplique « Je ne le puis quitter ». Sortir signifie céder au destin inéluctable, pouvoir politique ou force divine, et être condamné, comme Hippolyte.

Mise en scène de M. Marmarinos à la Comédie Française​

L'unité de temps est, elle aussi, respectée sans difficultés, puisque la tragédie marque l'apogée de la crise qui déchire le héros. Cependant le temps de l'action est intensifié par l'incessant rappel du passé, qu'il soit heureux ou douloureux, comme pour Phèdre qui rappelle ses longues luttes contre sa passion coupable.

Le revirement enfin est un grand ressort de la tragédie racinienne, dont Phèdre offre le meilleur exemple. L'annonce de la mort de Thésée provoque l'aveu de Phèdre à Hippolyte, irrémédiable aveu de la passion coupable ; celle du retour du roi, véritable coup de théâtre, précipite l'issue fatale. Le héros prend alors conscience de son impuissance, ce qui conduit à la représentation terrible d'un univers instable sur lequel la volonté humaine n'a aucun pouvoir.

Le langage dramatique

 

La tragédie racinienne retrouve les trois formes de discours dramatique héritées de l'antiquité grecque.

Rubens, "La Mort d'Hippolyte", 1611-13

Rubens, La Mort d'Hippolyte, 1611-1613. Peinture sur cuivre,

50,2 x 70,8. Fitzwilliam Museum, Cambridge

       Le récit s'impose en raison de la règle des bienséances propre au théâtre classique qui interdit de représenter sur scène la violence et la mort. Mais chez Racine il rappelle surtout les chants lyriques des chœurs antiques et les épisodes chantés par les protagonistes, qui donnaient à la tragédie antique sa double dimension, susciter la terreur et la pitié. Ainsi le célèbre récit de Théramène dans Phèdre (V, 6) construit autour de la mort d'Hippolyte une atmosphère de terreur, liée aux effets sonores : « Un effroyable cri, sorti du fond des flots, / Des airs en ce moment a troublé le repos ; / Et, du sein de la terre, une voix formidable / Répond en gémissant à ce cri redoutable. » (vers 1506-1509). Il évolue ensuite pour exprimer davantage la douleur face au châtiment d'un innocent, propre à susciter la compassion : « Excusez ma douleur : cette image cruelle / Sera pour moi de pleurs une source éternelle. » (vers 1544-1545)

        Le monologue, parfois seulement chargé d'assurer une transition entre deux scènes pour des raisons matérielles,  revêt le plus souvent une fonction dramatique voisine de celle du récit. Tantôt il permet l'invocation à une divinité cruelle, tantôt il se change en une pure lamentation. Mais, le plus souvent, il permet d'explorer les contours contradictoires de l'âme, celle de Phèdre, par exemple, déchirée par sa jalousie : « Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi ! » La parole solitaire - comme d'ailleurs dans de nombreuses tirades qui ne sont, en réalité, que des monologues déguisés - ne résout rien ; elle ne dénoue pas la tragédie. Bien au contraire, elle la construit, c'est par cette parole immobile que la tragédie progresse.

        Enfin chaque tragédie de Racine - à l'exception de Bérénice, pièce moins violente - comporte au moins un passage de stichomythie. Ce duel verbal permet aux protagonistes de vivre leur conflit, comme Thésée face à son fils Hippolyte (IV, 2), dans de longues scènes.

Sarah Bernhardt, dans le rôle de Phèdre

L'écriture de Racine recherche donc une totale harmonie avec les composantes essentielles du tragique, comme le souligne M. Raymond dans Discours poétique de Racine : « Le significatif se résout dans l'expressif, lequel se fond lui-même dans le poétique ». La construction de la pièce, le choix des formes d'expression, le rythme même de l'alexandrin  épousent les mouvements de la passion et la progression de la crise tragique. Le théâtre de Racine fait ainsi coïncider l'héritage antique avec les interrogations sur l'homme qui traversent les débats philosophiques de son temps, autour de la "raison" et des "passions", et les querelles religieuses

Un enregistrement exceptionnel : la déclamation tragique de Sarah Bernhardt, l'aveu à Hippolyte

Dieux

 Les dieux dans Phèdre

La mythologie au XVII° siècle 

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Trois raisons expliquent la place des dieux dans Phèdre. La formation reçue par Racine à Port-Royal accorde une large place à l’hellénisme ; de plus il est un partisan des « Anciens », qui accordent une profondeur à la mythologie antique, au-delà de la simple légende ; enfin l’aristocratie du temps baigne dans la mythologie, par la décoration des jardins et des maisons. 

La mythologie sert, en effet, d’ornement, dans l’architecture, les arts plastiques, la poésie… Elle permet aussi des comparaisons, par exemple à Hercule pour chanter la gloire des héros, à Apollon pour le roi… Au niveau moral, elle soutient deux tendances opposées, l’hédonisme, culte du plaisir sans frein, dont les dieux antiques donnent eux-mêmes l’exemple, et, inversement, la notion de « faute », à travers le châtiment que reçoivent tant de héros dans les œuvres antiques. 

Mais au XVII° siècle le christianisme est prépondérant. Ainsi, alors qu’Euripide, dans son Hippolyte, dont s'inspire Racine, fait intervenir directement les dieux dans sa pièce (Aphrodite au début, Artémis à la fin), Racine prend du recul quand il évoque des faits mythologiques. On peut citer le rôle des « dit-on », par exemple pour mentionner le rôle de Minos, juge des Enfers ou dans le récit de Théramène, quand il évoque l’apparition de Neptune.

Le bassin de Neptune : parc du château de Versailles

Parc du château de Versailles : le bassin de Neptune

Les dieux ancêtres   

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Chaque personnage de la pièce se rattache au divin par ses origines.  Aricie descend de Vulcain et de la Terre (vers 421 : « Reste du sang d’un roi, noble fils de la Terre »), et elle garde de cet héritage une forme de solidité, un caractère ferme et lucide.

Hippolyte est le fils d’Antiope, une amazone qui a trahi son peuple en permettant à ce fils de rester en vie. Il a été voué à Artémis-Diane, ce qui explique son goût pour la chasse, mais aussi l’oblige à la chasteté. Or, l’amour qu’il éprouve pour Aricie a métamorphosé Hippolyte. « Asservi maintenant sous la commune loi » (vers 535), il a renoncé à ses plus chers plaisirs : « Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune ; » (vers 549). En cela, il se sent coupable.  

Thésée, lui, descend de Mars par sa mère, avec pour ancêtres les deux plus grands dieux, Jupiter et Junon. Cela lui donne cette dimension héroïque, rappelée tout au long de la pièce : il est le tueur de « monstres ». Mais, aveuglé par son orgueil de roi, il ne reconnaîtra pas le monstre qui vit dans sa propre maison, Phèdre son épouse. 

La déesse Diane. Musée du Louvre

La déesse Diane, musée du Louvre
Gustave Morau, "Pasiphaé", entre 1880-1890

Phèdre descend d’Apollon-Le Soleil par sa mère, Pasiphaé, et par son père, Minos, de Jupiter, ce qu’elle rappelle elle-même : « [...] et je soutiens la vue / De ce sacré soleil dont je suis descendue? / J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux [...] » (vers 1273-1275). Ce rappel met en valeur sa propre indignité, sa déchéance par rapport à de tels ancêtres, qui, de plus, incarnent une toute-puissance dont elle redoute le regard sévère. Ses origines familiales la placent sous un double héritage, de lumière par sa mère (d’où son nom, « Phaedra », la lumineuse), mais aussi d’ombre par son père, devenu, en compagnie d’Eaque et de Rhadamante, juge suprême aux Enfers : « Minos juge aux Enfers tous les pâles humains. » (vers 1280). 

Ls trois juges des Enfers : Eaque, Minos et Rhadamante

Les trois juges des Enfers : Eaque, Minos et Rhadamante

Gustave Moreau, Pasiphaé, entre 1880-90. Huile sur toile, 195 x 91. Musée G. Moreau, Paris

Cette lumière s’illustre par sa lucidité, l’éclairage brutal qu’elle jette sur sa propre passion ; quant à l’ombre, ce sont aussi les ténèbres de l’inconscient, les sombres pulsions et les désirs coupables qui l’agitent.

Les dieux acteurs   

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Maiis la tragédie repose aussi sur l’intervention des dieux qui décident du destin des hommes, ici Vénus et Neptune. 

Maintes fois mentionnée dans la pièce, Vénus est présentée par Phèdre comme la cause même de sa passion, car elle exerce « sa vengeance » sur toute la descendance du Soleil, coupable d’avoir éclairé ses amours adultères avec Mars. Il est impossible à Phèdre de résister à sa puissance, alors même qu’elle l’implore de l’en délivrer. Mais cette fatalité offre aussi à Phèdre une excuse à son égarement : « C’est Vénus toute entière à sa proie attachée » (vers 306), « Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste » (vers 1625). 

Mais, parallèlement, Hippolyte est aussi la victime de Vénus, car, voué à Diane, il a trop longtemps méprisé l’amour que symbolise la déesse : elle lui inflige donc son amour pour Aricie, amour interdit par Thésée qui veut qu’avec elle s’éteigne la race de son ennemi, Pallante. Le paradoxe est que Phèdre, victime de Vénus, la change en alliée sous l’effet de la colère qu’elle éprouve à se voir rejetée par l’être qu’elle aime, comme le montre son imploration (scène 2,acte III) : « Déesse, venge-toi [...] / Q’il aime… ». Ironie des dieux… c’est précisément quand elle apprendra de Thésée qu’Hippolyte « aime » Aricie que Phèdre renoncera à rétablir la vérité qui aurait pu sauver la vie de ce jeune héros !

Il Padovanino, "Mars et Vénus surpris par Vulcain", 1631

Alessandro Varotari dit il Padovanino, Mars et Vénus surpris par Vulcain, 1631, Collection privéee 

"Phèdre", la mort d'Hippolyte, édition Barbin, 1678

Neptune est le protecteur de Thésée, qui « d’infâmes assassins nettoya [s]on rivage », comme le rappelle celui-ci lorsqu’il l’invoque à l’acte IV, scène 2 : « Souviens-toi que pour prix de mes efforts heureux, / Tu promis d’exaucer le premier de mes vœux ». Mais là encore, se manifeste l’ironie cruelle des dieux, puisque Neptune profite de l’aveuglement du roi pour satisfaire sa propre vengeance contre Hippolyte, qui délaisse ses chevaux, faute impardonnable pour ce dieu qui les avait créés à partir des vagues de l’océan et les avait offerts aux hommes. Ainsi les dieux se jouent de la faiblesse des mortels : « Espérons de Neptune une prompte justice » (vers 1191) déclare Thésée, mais cette « justice » ne fait que reproduire l’incapacité humaine de décider du juste et de l’injuste. Évoquant l’action du « ciel », Aricie lui donne tout son sens : « Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes ; / Ses présents sont souvent la peine de nos crimes. » 

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Tout se passe donc comme si les dieux de Racine venaient punir l’homme dont le cœur est fermé à ce que les jansénistes nomment « la grâce ». En cela, Racine se rapproche, dans cette dernière tragédie inspirée de l’antiquité, de ses maîtres jansénistes, comme en témoigne la fin de sa Préface : à travers « l’instruction » qu’apporte au public le sort terrible qui s’abat sur les héros de sa pièce, il veut « réconcilier la tragédie avec quantité de personnes, célèbres par leur piété et leur doctrine, qui l’ont condamnée ».

Pour illustrer la mort d'Hippolyte, édition Barbin, 1678 

Héroïne

 Phèdre, une héroïne tragique 

Le poids de la fatalité

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L’hérédité de Phèdre lui donne une dimension bipolaire.

Par sa mère, Pasiphaé, elle descend d’Apollon-Le Soleil (« [...] et je soutiens la vue / De ce sacré soleil dont je suis descendue? »), ce qui la place sous le signe de la lumière comme en témoigne aussi son nom, « Phaedra », la lumineuse. Cette lumière s’illustre par sa lucidité, l’éclairage brutal qu’elle jette sur sa propre passion. Mais de sa mère, qui s’était unie avec un taureau, donnant ainsi le jour au monstre célèbre, le Minotaure, elle hérite aussi de « brûler » d’une passion coupable, devenant à son tour un « monstre » à supprimer. 

Dominique Blanc dans le rôle de Phèdre. Mise en scène P. Chéreau

Par son père, Minos, elle descend de Jupiter, ce qu’elle rappelle elle-même : « J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux [...] » (vers 1275). Mais ce père est devenu, en compagnie d’Eaque et de Rhadamante, juge suprême aux Enfers : « Minos juge aux Enfers tous les pâles humains. » (vers 1280). De lui, elle hérite à la fois la rigueur de sa propre conscience qui la juge, mais aussi les ténèbres qu’elle porte en elle, les sombres pulsions et les désirs coupables qui l’agitent. 

Dominique Blanc, dans le rôle de Phèdre : mise en scène de Patrice Chéreau 

Son rôle social

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Dès son entrée en scène (I, 3), Phèdre rappelle sa position sociale, ce rôle de reine, qui amplifie encore l’ampleur de l’interdit d’aimer : « Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent ! » (vers 158). Épouse de Thésée, elle est, en effet, reine de Trézène, toute-puissante en l’absence de son époux, et c’est ainsi que la voit Hippolyte. 

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De Thésée, Phèdre a eu deux fils. Cela donne à la pièce une dimension politique, puisque l’aîné a des droits légitimes au trône, face aux droits d’Hippolyte et d’Aricie. N’oublions pas l’importance que les guerres de succession avaient à l’époque où écrit Racine : ce thème passionnait le public de son temps. Mais Oenone lui rappelle ce rôle de mère surtout pour lui donner une raison de vivre : « Sa mort vous laisse un fils à qui vous vous devez, / Esclave s’il vous perd, et roi si vous vivez. » (vers 343-344). Cette injonction deviendra pour elle d’un prétexte pour solliciter un entretien avec Hippolyte.   

L’amour maternel est, en effet, totalement effacé par la passion qui l’a envahie, et il n’apparaît que lors du dénouement, mentionné par Panope comme un signe du trouble de Phèdre : « Quelquefois, pour flatter ses secrètes douleurs, / Elle prend ses enfants et les baigne de pleurs ; / Et soudain, renonçant à l’amour maternelle, / Sa main avec horreur les repousse loin d’elle ». (V, 5) 

Cette oscillation entre l’amour et le rejet révèle pleinement le sentiment d’indignité qu’éprouve Phèdre face à ses enfants innocents

Phèdre et la passion

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La passion est vécue comme une véritable torture. Elle se traduit d’abord par un dérèglement des sens : Phèdre a l’impression d’étouffer dans son palais. Elle ne peut rien supporter, ni vêtements, ni coiffure, ni la lumière du jour. C’est une femme languissante qui apparaît au début de la pièce. Un simple regard sur Hippolyte a suffi à provoquer ce trouble, et il se renouvelle dès qu’elle se retrouve en sa présence : « Le voici. Vers mon cœur tout mon sang se retire. » (vers 581).

 

Elle provoque aussi un dérèglement de la raison : à plusieurs reprises Phèdre mentionne sa « raison égarée ». Sa passion, devenue obsession, enflamme, en effet, son imagination, crée des hallucinations, des divagations. Elle voit Hippolyte partout. À son insu, ses offrandes et ses prières changent de destination. Plus tard sa colère et sa jalousie se nourrissent du spectacle rêvé des amours d’Hippolyte et d’Aricie, puis elle s’imaginera vivre le jugement sévère que lui infligera son père, Minos. 

La passion a donc modifié l’être en créant une véritable aliénation : Phèdre est devenue étrangère à elle-même. 

De ce fait, Phèdre est une femme déchirée. Tout au long de la pièce, elle hésite entre le silence et l’aveu, entre le mutisme et la confession. Au gré des événements et des pressions insistantes d’Œnone, elle se livrera puis voudra se rétracter, faisant croître en elle le sentiment d’une faute irrémédiable. Cette oscillation reproduit l’alternance entre le désir de mourir, de disparaître dans le néant – et sa faute avec elle – et sa volonté de vivre dès que surgit l’occasion du moindre espoir, qui explique qu’elle cède si facilement aux conseils d’Oenone. Phèdre est également tiraillée entre son exigence de pureté, sa lucidité, et la faute qui l’habite, traduite par les images symboliques de l’ombre et de la lumière. L’ombre permettrait de dissimuler sa faute ; c’est aussi l’ombre de la mort, des domaines infernaux, où la coupable pourrait peut-être trouver l’apaisement après le jugement mais où siège, majestueuse, l’image du père, juge réprobateur, image de la faute des pécheurs. La lumière est celle de son aïeul, le soleil, lumière de la conscience qui dissèque et juge sans pitié, lumière de la pureté du cœur dont elle garde la nostalgie

Rachel dans le rôle de Phèdre. Mise en scène de la Comédie Française, 1843

Rachel dans le rôle de Phèdre : mise en scène de la Comédie Française, 1843 

A.-L. Girodet de Roussy-Trioson, "Hippolyte s'éloigne de Phèdre". Édition Didot, 1801

A.-L. Girodet de Roussy-Trioson, Hippolyte s'éloigne de Phèdre. Édition Didot, 1801 

Phèdre est-elle alors coupable ou innocente ? Elle se sent coupable des sentiments incestueux qui l’habitent même s’ils n’ont pas été exposés à la clarté du jour, même si elle n’a pas manifesté à leur égard la moindre tentative de réalisation. La simple existence de son désir pour Hippolyte suffit à engendrer en elle angoisse et réprobation. Elle ne cesse de dire ses « crimes » : persécution de l’innocent, désir d’« inceste » et d’« adultère », compromission en cédant à Oenone, mensonge par refus de détromper Thésée confirment de plus en plus Phèdre dans son sentiment de devenir « un monstre exécrable », le « triste rebut de la nature entière ». Au paroxysme de son dégoût, elle éprouve une horreur totale d’elle-même

Consciente de l’énormité de son crime, elle se dit pourtant innocente, en refuse la responsabilité, rejetant d’abord la faute sur Vénus, puis sur Oenone : « Le Ciel mit dans mon sein une flamme funeste / La détestable Oenone a conduit tout le reste ». Elle meurt dans la honte, mais sans repentir, avec le sentiment, que son ultime aveu, suivi du silence éternel de la mort, suffiront à rétablir l’ordre originel un moment perturbé : « Et la mort, à mes yeux, dérobant la clarté / Rend au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté ». 

Racine en jugeait ainsi dans sa Préface : « Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente. »

Acte I, 3

Pour lire la pièce

Acte I, scène 3 : l'aveu de Phèdre à Oenone

(vers 269-306)

INTRODUCTION

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C'est en 1677 que Racine fait représenter Phèdre, pièce inspirée de deux tragédies antiques : Hippolyte de l'auteur grec Euripide, et Phèdre de l'auteur latin Sénèque. Racine place au centre de l'intrigue une héroïne déchirée entre sa passion violente pour son beau-fils, et sa conscience qui juge sévèrement cet amour interdit.

L'aveu à Oenone : mise en scène de B. de Coster, 1998, Théâtre du Parc à Bruxelles

La scène d'exposition entre Hippolyte et son gouverneur, Théramène, a présenté la situation au palais, alors que chacun ignore où est le roi Thésée. Hippolyte avoue son amour pour Aricie, prisonnière de Thésée suite au complot de ses frères contre lui, et annonce son départ pour aller rechercher son père.

Lorsque Phèdre entre en scène, à la scène 3, elle apparaît faible, désireuse de mourir. Alors qu'Oenone, au début de la scène 3, la presse de questions, elle lui avoue la terrible vérité : elle aime Hippolyte.

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Comment la tirade lyrique de Phèdre représente-t-elle la passion ?

LES MANIFESTATIONS DE LA PASSION

La représentation est celle d'un coup de foudre, avec toutes ses manifestations : un désordre amoureux, qui entraîne des troubles physiques et moraux.

La passion se manifeste au premier regard (« je le vis » en tête de vers) et provoque aussitôt une dépossession de soi, marquée par les oppositions, dont la violence est soutenue par l'assonance aiguë en [ i ]. Dans les couleurs du visage, le passage d'un extrême à l'autre (« je rougis, je pâlis ») image à la fois une brûlure et une peur panique. Cette opposition se retrouve dans les sensations, entre le froid de glace et la brûlure, toujours avec l'assonance en [ i ] (« je sentis  »),  soutenue par un parallélisme en chiasme : « et transir et brûler ». Ainsi, les facultés physiques sont anéanties. À peine le premier regard a-t-il perçu Hippolyte, que la vision s'inverse en aveuglement : « Mes yeux ne voyaient plus ». Cette négation de soi est redoublée par le silence, qui déshumanise l'être, « je ne pouvais parler », forme d'oppression de la respiration qu'elle retrouve, par opposition, quand elle ne voit plus Hippolyte : « je respirais ». 

Le corps a donc perdu toute maîtrise de soi, et cela conduit à la métaphore de la maladie : « mon mal », « incurable amour »,« remèdes ».

Lucienne Le Marchand (Oenone) et Maria Casarès (Phèdre) au TNP, 1958

Lucienne Le Marchand (Oenone) et Maria Casarès (Phèdre) au TNP, 1958

Les troubles physiques sont la manifestation extérieures du désordre moral, puisque cet amour est condamné par la conscience, aussitôt qu'il naît : « Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue », repris par « Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée ». Ce tétramètre souligne l'opposition entre la volonté (« cherchais ») et l'égarement, la perte de toute volonté capable de contrôler les sentiments. L’être se trouve ainsi intérieurement divisé sous l'effet de la passion.

L'égarement de la raison se manifeste dans le jugement porté sur l’être aimé. La tirade s’ouvre, en effet, sur le mot « ennemi », mais le rythme du tétramètre marque nettement le paradoxe entre le rejet, la lutte, et la réalité de la passion : « Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre ». Nous y constatons la dimension religieuse associée à Hippolyte. D’abord, l’enjambement du vers 286 substitue Hippolyte à Vénus : « J'adorais Hippolyte » ; puis l'opposition du vers 288 élimine Vénus : « J'offrais tout à ce dieu que je n'osais nommer ».

Cette idéalisation d'Hippolyte renforce la dissociation intérieure puisque on note à nouveau l'opposition entre les signes extérieurs (« ma bouche », « j'offrais ») et la vérité intérieure du "je", enfermé dans son silence.

LA FATALITÉ TRAGIQUE

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Racine reprend l’héritage de ses modèles antiques, leur vision de l'héroïne tragique, victime d’une hérédité fatale.

Dès le début de la tirade, cette passion est montrée comme une ironie tragique dont Phèdre est la victime. L'indice temporel « à peine » amplifie le contraste entre le vers 271 (« Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ») et cette irruption de la passion, involontaire : « Athènes me montra […] ». Nous reconnaissons en cela l'image traditionnelle des dieux antiques, qui se plaisent à se moquer des hommes et de leurs illusions, les accablant alors même qu'ils croient être heureux. Ici il s'agit de « Vénus », et Phèdre rappelle la malédiction qui pèse sur elle, comme sur toute sa famille. L'inversion syntaxique place à la rime l'action terrible de la fatalité divine : « ses feux redoutables / D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables ». Cela est repris dans l'image finale, qui transforme la déesse en un cruel prédateur : « C'est Vénus toute entière à sa proie attachée ». La passion de Phèdre est-elle alors coupable ?

Je suis Vénus, renommée entre les déesses, et souvent invoquée par les mortels : je règne dans les deux, sur tous les êtres qui voient la clarté du soleil, ou qui peuplent la mer jusqu'aux bornes atlantiques ; je favorise ceux qui respectent ma puissance, et je renverse les orgueilleux qui me bravent : car il est aussi dans la nature des dieux de se plaire aux hommages que leur rendent les hommes. Je montrerai bientôt la vérité de mes paroles. Le fils de Thésée, Hippolyte, né d'une Amazone, élève du chaste Pitthée, seul ici entre les citoyens de Trézène, m'appelle la plus malfaisante des divinités ; il dédaigne l'amour et fuit le mariage. […]  les outrages d'Hippolyte envers moi, je les punirai aujourd'hui même. J'ai dès longtemps préparé ma vengeance, il m'en coûtera peu pour l'accomplir.

Euripide, Hippolyte, 428 av. J.-C., prologue : la puissance de Vénus

L’héroïne rappelle d’ailleurs longuement toutes ses tentatives pour lutter contre sa passion, immédiatement reconnue comme coupable.

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Il s’agit d’abord de se concilier la divinité cause de la malédiction. D’où le recours à la religion, présenté à travers une gradation qui accentue les efforts : les « vœux assidus », au pluriel, se réfèrent aux prières incessantes, explicitées par « ma bouche implorait le nom de la Déesse ». Puis, vient un acte plus important : « je lui bâtis un temple et pris soin de l'orner ». Enfin l’ordre syntaxique et l’emploi du pluriel dans « "De victimes moi-même à toute heure entourée », « au pied des autels que je faisais fumer » et « sur les autels ma main brûlait l'encens », montrent la participation active de Phèdre aux sacrifices.

Phèdre acccabléee par Vénus, site d'Anzio, 350 av. J.-C.

Phèdre accablée par Vénus, 350 av. J.-C., site d'Anzio

Dans un second temps, intervient la décision de supprimer la tentation, en ne voyant plus Hippolyte, choix mis en valeur dans le premier hémistiche : « Je l'évitais partout ». Nous notons aussi la multiplication des actions qui visent toutes à se protéger, avec la succession des passés simples, « j'excitai », « j'affectai », « je pressai », tandis que « mes cris éternels » insiste sur la durée de cet effort. Toutes ces hyperboles soulignent le désir sincère de renoncer à cet amour interdit.

Phèdre héroïne tragique : mise en scène de P. Chéreau

Mais l'amplification des tentatives fait d'autant plus ressortir l'échec, qui prend alors toute sa dimension tragique. Le chiasme, soutenu par l’’exclamation, « D'un incurable amour remèdes impuissants », met en relief les adjectifs au suffixe négatif, négation reprise en tête de vers, « En vain ».

Cet échec est renforcé par la juxtaposition des tentatives et de leur échec : aux vers 285-286 (« implorait » / « adorais ») et aux vers 289-290 (« évitais » / « retrouvaient »), enfin dans un contraste rythmique. Aux quatre vers 297 à 300, pour évoquer l’ultime tentative, celle de faire chasser Hippolyte, répondent six vers (301-306) pour l’échec. De plus, Phèdre nie toute responsabilité dans cet échec : « Par mon époux lui-même à Trézène amenée ». Enfin, chaque échec s’accompagne d’une lamentation : « Ô comble de misère », « Vaine précaution ! », avec la diérèse et le [ e ] muet prononcé, comme dans « cruelle destinée ! » L’atmosphère tragique atteint son apogée par la métaphore finale : « Ma blessure trop vive aussitôt a saigné ».

Phèdre, héroïne trgique : mise en scène de P.Chéreau

Tout se passe donc comme si, par avance, toute tentative humaine pour lutter contre la fatalité se trouvait condamnée.

CONCLUSION

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La passion est cause d'un déchirement intérieur, car le personnage racinien, alors même que sa "raison" est "égarée", conserve la conscience de sa faute. Phèdre sait que son amour est interdit, que le vivre est monstrueux. Même quand elle tente de se trouver des excuses (la fatalité, le "hasard" d'une rencontre, la décision d'un époux...), l'héroïne sait qu'elle est seule responsable de sa volonté défaillante.

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Cette tirade conduit aussi à mieux comprendre les choix dramatiques de RacineLa règle d'unité de temps, propre au classicisme, exige que l'action ne dure que 24 heures. Quand la pièce commence, la crise doit donc être déjà à son apogée, d'où la nécessité d'en rappeler l'origine, les étapes. Cet aveu à Oenone est donc l'habile moyen de révéler le passé au public. Mais ce récit est aussi, pour l'héroïne, le moyen de faire le point avec elle-même. Plus qu'un aveu à sa confidente, Oenone, la tirade de Phèdre est d'abord un monologue, une lamentation solitaire de Phèdre, seule face à sa conscience qui la juge.

Phèdre est sur le théâtre de Racine si solitaire qu'elle ne trouve même plus d'interlocuteur à sa taille, que lorsqu'elle semble parler à Oenone ou à Hippolyte elle parle en réalité à elle-même, à une image, à un dieu, et que l'action dont Racine, dans ses drames à plusieurs personnages, confiait le progrès, comme il était naturel, à la conversation, se trouve cette fois confiée au monologue. [...] Monologue, les confidences à Oenone ; monologue, les aveux à Hippolyte – Phèdre se déclare à Hippolyte dans un monologue - monologue, la confession finale à Thésée, - Phèdre meurt devant Thésée dans un monologue.

Chacune de ses apparitions et chacune de ses paroles portent en elles une signification si terrible et si fascinante qu'elles frappent ses partenaires humains d'une horreur et d'une admiration manifestées seulement par des exclamations épouvantées ou par le silence.

Elle ne peut rencontrer que dans un autre monde des interlocuteurs égaux à son mystère. Elle vient parler sur la scène, en quelque sorte pour elle seule, un langage à elle seule intelligible. Aussi bien ses véritables interlocuteurs ne sont-ils pas Oenone, mais Vénus ; pas Thésée, mais le Soleil, mais Minos ; pas Hippolyte, mais l'image adorée d'Hippolyte, - ne sont-ils pas les hommes qui l'entourent, mais ses dieux.

Toutes les paroles de Phèdre se détournent des formes habituelles au commerce des humains pour les formes de la conjuration et de la prière, de la supplication et de l’invocation ; et, les dieux de Phèdre ayant une oreille merveilleusement insensible à toutes les vibrations de la douleur terrestre, ces paroles ne comportent point de réponse.

Thierry MAULNIER, Lecture de Phèdre, 1943 : la  solitude de Phèdre

A. II, 5-1er aveu

Acte II, scène 5 : le premier aveu de Phèdre à Hippolyte

(vers 634-662)

INTRODUCTION

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C'est en 1677 que Racine fait représenter Phèdre, pièce inspirée de deux tragédies antiques : Hippolyte de l'auteur grec Euripide, et Phèdre de l'auteur latin Sénèque. 

Le double aveu à Hippolyte : mise en scène de P. Chéreau

L'acte I a présenté la situation au palais, alors que chacun ignore où est le roi Thésée. Hippolyte avoue à son gouverneur THéramène son amour pour Aricie, tandis que Phèdre, amoureuse de son beau-fils, Hippolyte, confie à Oenone son déchirement entre cette passion violente et sa conscience, qui juge sévèrement cet amour interdit. Devant sa détresse, Oenone lui conseille de jouer son rôle de mère pour assurer à ses fils la succession du roi. Phèdre rencontre alors Hippolyte, et, après avoir plaidé en faveur de ses fils, ne peut retenir, dans cette tirade, l’aveu de son amour.

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Comment l'aveu  de Phèdre à la fois masque-t-il et démasque-t-il sa passion ? 

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DE L'IMAGE DE THÉSÉE À CELLE D'HIPPOLYTE

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Le début de la tirade, avec son rythme ternaire, constitue une affirmation violente de la passion avec ses caractéristiques : « je languis », qui suggère une véritable maladie, « je brûle », « Je l’aime », renforcé par sa place en tête de vers. Au-delà de l’expression empruntée à la Préciosité ressort une image de souffrance réelle. Mais déjà le premier vers mêle le destinataire (« Prince ») et l’objet avoué, « Thésée » ; mais le deuxième introduit une opposition énergique : « non point » s’oppose au « oui » précédent. Peu à peu Hippolyte va se substituer à Thésée.

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Dans un premier temps, nous découvrons, en effet, un portrait très péjoratif de Thésée. Phèdre oublie tous les exploits de ce héros, pour ne retenir qu’un épisode mythologique : « tel que l’ont vu les enfers », avec le passé composé qui affirme la réalité du fait. Le jugement est nettement réprobateur, avec l’inversion syntaxique pour mettre en relief la faute du mortel qui ose se mesurer à un dieu, ou « hybris » dans la Grèce antique : « Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ». 

Racine rappelle ici la mythologie. Son compagnon Pirithoüs ayant formé avec lui le projet d’enlever Hélène, avant qu’elle ne devienne l’épouse du roi Ménélas, ils la tirèrent au sort et celui à qui elle resterait devrait procurer une autre femme à l’autre. Thésée gagna Hélène, et s’engagea à descendre aux enfers pour ramener à son ami Perséphone, épouse du dieu Hadès. Hadès les invita à sa table mais, dès qu’ils furent assis sur les « chaises de l’oubli », des serpents se lovèrent autour de leurs chevilles pour les empêcher de se lever à jamais. Cerbère, gardien des Enfers, tua Pirithoüs tandis que Thésée fut condamné par Perséphone à rester aux enfers. Il ne fut délivré que bien plus tard par Héraclès.

Odorico Politi, Thésée et Pirithoos jouant Hélène aux dés, 1831

Odorico Polti, "Thésée et Pirithoos jouant Hélène aux dés", 1831

Le blâme de Thésée est très net avec le lexique péjoratif. Elle l’accuse d’être un séducteur, « volage adorateur de mille objets divers ». Thésée avait également conquis Antiope, la reine des Amazones, dont il avait eu Hippolyte, et il avait enlevé Ariane, la sœur de Phèdre, abandonnée ensuite sur l’île de Naxos, avant d'épouser la sœur de celle-ci, Phèdre.

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Dans un deuxième temps, Phèdre va donc recréer un Thésée plus conforme à ses vœux. On notera le passage du passé composé au présent de l’énonciation (« je vous voi[s] ») qui renvoie à la présence du destinataire de la tirade, Hippolyte, et révèle qui se cache en fait derrière cet éloge, opposé au blâme qui précède : « non point tel […] mais tel… ». Une double énumération soutient ce portrait. Le rythme ternaire du vers 638 avec l’allitération en [ f ] introduit des adjectifs qui contredisent ceux qui précédaient : « fidèle » s’oppose à « volage », « fier » à « adorateur », et « farouche » rappelle le fait qu’Hippolyte, fidèle serviteur de la déesse Artémis, protectrice des Amazones, s’était engagé à la chasteté. De même, le rythme du vers 639 met en valeur le pouvoir de séduction d’Hippolyte, mais indépendant de sa volonté, contrairement à ce qui était le cas pour Thésée.

Cet éloge permet de mesurer l’effet de la passion chez Racine. Phèdre en arrive à diviniser l’être aimé, à travers le parallélisme : « tel qu’on dépeint nos dieux ou tel que je vous voi[s] ».

Enfin, la confusion entre Thésée et Hippolyte devient totale, les deux personnages se trouvant entremêlés par la structure en chiasme : « Il avait votre port, vos yeux, votre langage » (qui procède du plus extérieur au plus intérieur) est complété par « Cette noble pudeur colorait son visage ». Hippolyte, dont nous pouvons imaginer la rougeur face à ce discours, est mis en valeur au centre du chiasme, intégré au passé mythologique revécu dans une vision encore globale : « notre Crète », « les filles de Minos ». De là Phèdre plonge dans le passé, avec la répétition de l’adverbe « alors ». Les trois questions forment une gradation rythmique. La première n’occupe qu’un hémistiche, qui sonne comme une accusation directe avec le pronom « vous ». La deuxième, sur un vers et demi avec l’enjambement, remet une distance avec le passage de « vous » à « Hippolyte », tandis que la dernière, sur deux vers avec la rime intérieure entre « encor » et « alors » lance une autre accusation, au destin. 

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Ainsi, le glissement progressif de Thésée à Hippolyte dans cette première partie de la tirade révèle à la fois la douleur qu’inflige la passion, subie et non pas voulue, et le fonctionnement psychique de l’être passionné qui élabore ses propres fantasmes.

Sarah Bernhardt dans le rôle de Phèdre, face à Hippolyte

Sarah Bernhardt dans le rôle de Phèdre, face à Hippolyte. BnF

DE LA RÉALITE MYTHOLOGIQUE À SA RECRÉATION

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La seconde partie de la tirade est fondée sur un changement modal : le conditionnel passé (1ère et 2ème formes) représente un irréel du passé, qui traduit simultanément le regret par rapport au passé et le souhait formulé par la passion actuelle. Ici aussi on observe une triple substitution qui reconstruit la légende

Thésée égorgeant  le Minotaure. Musée du Louvre

Thésée égorgeant le Minotaure. Musée du Louvre

 Hippolyte remplace Thésée des vers 645 à 649. La légende est, en effet, reprise à travers les périphrases qui font allusion au Minotaure et au labyrinthe, et l’évocation du « fil fatal » donné par Ariane, mais Thésée disparaît : c’est Hippolyte qui est mis en relief par « Par vous » en tête de vers, et « votre main » qui clôt ce passage. 

Puis Phèdre remplace Ariane des vers 650 à 652. «  Mais non » au vers 653 fait écho au « Oui » du vers 634, auquel il s’oppose, et au « mais » du vers 638 qui introduisait la substitution. « L’amour », placé en tête du vers 654, s’affirme alors. Le trouble qui agite Phèdre est révélé par l’insistance sur « c’est moi » et l’emploi du présent au lieu du conditionnel traduit révèle la force psychique du fantasme. Enfin la modalité exclamative, le sens étymologique de l’adjectif et le démonstratif dans « cette tête charmante » suggèrent une gestuelle et enracinent l’aveu dans la situation présente du dialogue.

Ainsi le nouveau couple fictif, formé de Phèdre et Hippolyte s’installe dans la réalité de la légende.

Mais la fin de la tirade marque un renchérissement,  et la légende se trouve ainsi complètement recréée des vers 655 à la fin. Dans ce passage, chaque terme est ambigu. Ainsi la formule « votre amante » doit-elle se comprendre dans le cadre de la légende passée, ou bien renvoie-t-il à la situation présente ? Les parallélismes,  « Moi-même / devant vous »,  « Phèdre / avec vous descendue », « Se serait / avec vous », contribuent à renforcer l’image d’un couple uni, mais l’aveu se voile à nouveau par le passage du « je » (« moi-même ») à la troisième personne, « Phèdre ». Enfin on notera le double sens des participes, un sens spatial ( descendre dans le labyrinthe, en sortir ou s’y perdre ), mais aussi un sens moral : ce « labyrinthe » illustre la passion, les profondeurs de l’âme dans lesquelles on s’égare, qui conduit, finalement, l’être à sa perte.

À la fin de la tirade, Hippolyte ne peut plus avoir aucun doute : quoique habilement masqué, l’aveu de la passion de Phèdre est devenu clair, et « Thésée », cité au début, est bien oublié.

Adamo Tadolini, "Thésée et Ariane"

Adamo Tadolini, Thésée  et Ariane

CONCLUSION

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La fonction traditionnelle de l’aveu est inversée par Racine. Au sens chrétien, un aveu consiste à exprimer une faute qui, une fois « avouée », met sur la route du pardon. Par l’aveu, le pécheur est excusé et l’ordre moral est rétabli. Or, dans ce texte, exprimer la faute ne fait que la rendre plus insupportable et plus horrible, d’où toutes les stratégies qu’emploie la conscience pour masquer l’aveu. Chez Racine, l’aveu n’apporte aucune excuse, aucun pardon : il ne fait qu’extérioriser le désordre intérieur produit par la passion. Aucun dieu n’est là pour sauver l’homme en proie à la passion, incapable de renoncer à sa faute même s’il reste lucide face à elle. Cela nous rappelle son jansénisme puisque ce courant religieux considère que le salut de l’homme ne peut venir que de la « grâce efficace et nécessaire » d’un dieu tout-puissant.

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Il convient aussi de rattacher cette tirade au registre tragique, tel que le définissait le philosophe antique Aristote. Il doit faire naître chez le spectateur un sentiment de « pitié » et de « terreur ». Il plaindra l’héroïne à cause de ses souffrances, et ici la terreur viendrait du sentiment que l’homme, en proie à la passion, ne s’appartient plus : il est emporté malgré lui, pris dans un conflit insoluble entre sa raison et sa passion, doublé d’un conflit entre le silence et la parole, qui conduit à un double langage, un langage qui masque et un langage qui exprime la vérité.

Acte II, scène 5 : le second aveu de Phèdre à Hippolyte

(vers 670-711)

A. II, 5-2nd aveu

Le double aveu à Hippolyte : mise en scène de P. Chéreau

INTRODUCTION

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C'est en 1677 que Racine fait représenter Phèdre, pièce inspirée de deux tragédies antiques : Hippolyte de l'auteur grec Euripide, et Phèdre de l'auteur latin Sénèque. 

L'acte I a présenté la situation au palais, alors que chacun ignore où est le roi Thésée. Hippolyte avoue à son gouverneur Théramène son amour pour Aricie, tandis que Phèdre, amoureuse de son beau-fils, Hippolyte, confie à Oenone son déchirement entre cette passion violente et sa conscience, qui juge sévèrement cet amour interdit. Devant sa détresse, Oenone lui conseille de jouer son rôle de mère pour assurer à ses fils la succession du roi. Phèdre rencontre alors Hippolyte, et, après avoir plaidé en faveur de ses fils, ne peut retenir, dans une première tirade, un aveu de son amour, mais encore indirect, puisque masqué sous une réécriture de la mythologie. Mais,  devant la réaction horrifiée d'Hippolyte, elle change de ton.

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Comment la déclaration de Phèdre à Hippolyte présente-t-elle la passion ? 

LA LUCIDITÉ DE L'HÉROÏNE

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Phèdre, depuis son aveu à Oenone, a montré sa lucidité face à cette passion, en affirmant son sentiment de culpabilité, et sa honte.

Au début de la tirade, l’aveu est lancé avec violence, avec le passage du "vous" au "tu" et ce verbe « J'aime » en tête de vers, mais sans complément d’objet, comme par peur de  nommer Hippolyte. Ce complément est posé, cependant, dans la reprise verbale en écho à la rime par « je t'aime », avec une autre forme de violence, l’emploi du tutoiement. Mais, aussitôt lancé, il apparaît comme une faute, avec la négation qui soutient l'impératif : « Ne pense pas ». Le dédoublement entre la femme amoureuse et sa conscience qui la condamne se traduit par la récurrence de la première personne : « Innocente à mes yeux, je m'approuve moi-même ».

Dans la seconde partie de la tirade, l’interrogation oratoire qu'elle s'adresse, « Mais que dis-je ? », marque un recul face à la parole qui vient d'être dite, et face à la réaction d'Hippolyte rapportée au vers 692. La honte de celui-ci la renvoie à sa propre honte, d'où le redoublement lexical, « cet aveu.../Cet aveu si honteux... », qui intensifie la conscience de la faute, formulée avec une douloureuse ironie dans la phrase nominale exclamative : « La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ! »

Plus que la honte, c’est la haine de soi qui est mise en évidence. Une gradation révèle le sentiment d'horreur que Phèdre éprouve envers elle-même : « Ne pense pas qu[e]... je m'approuve » devient « Je m'abhorre encore plus que tu ne me détestes ». Ce verbe "ab-horrer" exprime, étymologiquement, le fait de s'écarter de soi-même avec un sentiment physique et moral de répulsion devant la laideur du sentiment éprouvé. La vérité de ce sentiment est renforcée par l'appel au témoignage divin : « Les dieux m'en sont témoins... »

Ce sentiment trouve son apogée dans l'image du "monstre", récurrente en gradation (« un monstre qui t'irrite », « ce monstre affreux »), terme à prendre dans son sens premier, en n'oubliant pas que la mythologie est remplie de "monstres" et de tueur de "monstres", à commencer par le Minotaure, demi-frère de Phèdre.

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L'horreur se traduit enfin  lors de l'appel final à la mort, avec une reprise du dégoût face à soi-même : un cœur « indigne », « un sang trop vil ».

Phèdre, la douleur de la passion : mise en scène de P. Chéreau

La douleur de la passion : mise en scène de P. Chéreau

Mais, comme dans son aveu à Oenone, Phèdre tente, en partie, de se trouver des excuses, en rappelant ses luttes contre sa passion.

Sa raison est parfaitement consciente de son propre égarement, et se regarde en face sans « lâche complaisance », en se jugeant sévèrement, comme le prouve la redondance lexicale : « fol amour » est paraphrasé par « qui trouble ma raison ». On assiste ainsi à une forme de dédoublement : « connais donc Phèdre et toute sa fureur", comme s'il y avait deux personnes distinctes. Rappelons aussi le sens étymologique du verbe « séduire » : conduire en séparant, à l'écart du droit chemin, celui de la vertu, de la fidélité à la parole donnée.

Le rappel du passé, en trois vers en gradation, de la passivité à un acte plus volontaire, souligne ses efforts : « t'avoir fui », « je t'ai chassé », « j'ai voulu te paraître », « j'ai recherché ta haine ». L'entrecroisement des pronoms personnels reproduit cette lutte intense, qui a consisté à prendre le masque de la belle-mère acharnée contre un beau-fils détesté, ainsi que la violence du lexique, par exemple « odi / euse » (avec diérèse), « inhumaine » à la rime avec « haine ».

Racine explique lui-même, dans la préface de Phèdre : « une passion illégitime dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. » C'est ainsi qu’il cherche à mettre en place le premier ressort du tragique selon Aristote, la pitié que l'on peut éprouver pour une héroïne qui déteste son propre crime. Mais la passion apparaît plus forte que la raison.

LA PASSION TRAGIQUE

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La passion racinienne est placée sous le signe de la fatalité. Étymologiquement la "passion", du verbe latin « patior », à la voix passive, signifie le fait de subir, donc être victime, et d'abord des dieux : dans la tragédie, le destin de l'homme est entre les mains des dieux, et c'est ce que rappelle Phèdre, à titre d'excuse. L’homme n’est rien face à leur toute-puissance, ce que marquent des oppositions : « Objet infortuné des vengeances célestes », et, à la rime, « une gloire cruelle » renvoie aux dieux face à « une faible mortelle ». Au-delà de l'image traditionnelle dans la tragédie antique, on peut voir là l'image du néant humain que propose également le jansénisme. De plus, cette fatalité est un héritage familial, notion soulignée par les allitérations quand elle évoque la malédiction qui pèse sur sa famille : « Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ». Plus que de l'image précieuse des "feux" de la passion, il s’agit ici d’un souvenir de l'origine de Phèdre, petite-fille du Soleil.

Mise en scène de P. Chéreau

Face à cette passion si violente, la raison a peu de poids, et Phèdre avoue elle-même son impuissance. L’interrogation oratoire du vers 687 traduit son sentiment d'échec, repris par « Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ? », et explicité des vers 695 à 698. Elle exprime cet échec par une forme d'ironie amère face à elle-même, marquée par le rythme binaire antithétique et le chiasme des pronoms : « Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins ». À cela s’ajoute un double constat. D’une part, plus elle lutte, plus Hippolyte devient désirable : « Tes malheurs te prêtaient encore de nouveaux charmes ». L'amour sort donc renforcé de cette lutte. D’autre part, plus elle lutte, plus elle s'épuise dans cette lutte, destruction physique lente, que dépeint le tétramètre du vers 690 : « J'ai langui, j'ai séché, dans les feux, dans les  larmes. »

Un aveu d'impuissance : mise en scène de P. Chéreau

La passion n'étant que douleur, et l'être aimé qualifié de « cruel » (v.670, v.684) par son refus, Phèdre est conduite à souhaiter la mort. Cela s'exprime à la fin de la tirade. L’appel à la mort, soutenu par l'emploi multiplié des impératifs, en gradation. « Venge-toi » ne concerne que la honte visible chez Hippolyte, insulté par l'idée qu'il pourrait accepter de trahir son père ; « punis-moi » la concerne elle directement. Nous retrouvons là, comme dans l’expression « expier son offense », amplifiée par la diérèse, une notion héritée du christianisme, l'idée que toute faute doit être punie ; enfin, avec « délivre l'univers », est introduit un souvenir de l'antiquité, l'idée que la faute d'un seul homme peut être source de malheur pour la collectivité.

E. B. Garnier, Hippolyte, après l'aveu de Phèdre sa belle-mère, 2° moitié XVIIIe siècle. Huile sur toile, 107 x 147. Musée Ingres, Montauban.

Etienne Barthélémy Garnier, "Hippolyte, après l'aveu de Phèdre sa belle-mère, 2° moitié du XVIIIe siècle

Cette mort est représentée dans toute sa violence, comme dans les tragédies antiques, en liaison avec la mythologie : puisque Thésée est lui-même un "tueur de monstres", son fils doit être "digne" de lui. Le langage se brise alors, l'alexandrin perdant de son équilibre harmonieux avec l’éclat de « Voilà mon cœur », et les impératifs en rejet en tête de vers.

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En même temps, cet appel à la mort apparaît pathétique, comme si c'était en fait le seul et ultime moyen de vivre un rapprochement avec celui qui la repousse : « Au-devant de ton bras je le sens qui s'avance ».

CONCLUSION

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La passion racinienne entraîne un bouleversement de l'être qui fait naître une double humiliation. D’abord, est éprouvé le sentiment d'une dépossession de soi, d'une perte de toute autonomie, de toute puissance pour se maîtriser. Mais surtout, face à autrui, la rencontre avec l'être aimé ne peut que faire surgir la notion d'interdit, et d'autant plus quand cet amour n'est pas réciproque. La présence de l'autre constitue alors une forme d'injure.

En retenant une interprétation psychanalytique, nous observons une déchirure de l'être entre la volonté raisonnable (le sur-moi) et le vécu profond, le désir fantasmé d'être aimé (le ça).

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Nous pouvons ainsi constater la fonction du langage chez Racine. Initialement le passionné ne peut pas - et ne veut pas - parler, comme si, en  fuyant le langage, il fuyait la tragédie. Mais son interlocuteur le ramène à l'obligation du langage : à ce moment-là, il entre dans le tragique car s'exprimer est sans utilité, dès lors que l'autre rejette le message que l'on veut transmettre. La seule fonction possible reste alors la fonction incitative du langage, comme ici, c'est-à-dire l'appel à recevoir la mort de la main de l'être aimé.

Acte IV, 2

Acte IV, scène 2 : le conflit entre Hippolyte et Thésée

(vers 1110-1154)

Pour lire la pièce

INTRODUCTION

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C'est en 1677 que Racine fait représenter Phèdre, pièce inspirée de deux tragédies antiques : Hippolyte de l'auteur grec Euripide, et Phèdre de l'auteur latin Sénèque. 

Les deux premiers actes ont permis les aveux amoureux (entre Phèdre et Hippolyte, entre Hippolyte et Aricie), d'abord aux confidents puis aux êtres aimés eux-mêmes,  favorisés par l'annonce de la mort du roi Thésée. Mais l’acte III fait intervenir un coup de théâtre : le retour de Thésée. Prise de terreur, Phèdre accepte qu'Oenone accuse Hippolyte "d'un amour criminel".

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Comment s'exprime, dans cette scène de conflit, la colère de Thésée face à Hippolyte, accusé ?

LE PLAIDOYER D'UN FILS

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Immédiatement, Hippolyte plaide son innocence. Ainsi, face à l'accusation implicite incluse dans le "on" (vers 1111) qui regroupe à la fois l'accusateur direct, Thésée, et l'accusatrice mentionnée précédemment, Phèdre, l'argument oppose le pur et l'impur. Hippolyte rappelle, dans un premier temps, la gravité de l’accusation : « épris d'un feu profane » définit ce qui est contraire au sacré, donc impur. Mais ce rappel est précédé d’un premier argument : la personnalité d'Hippolyte, être « pur », ne correspond pas à cette culpabilité. Pour insister sur ce point, le champ lexical est en gradation : le terme « vertu » est prolongé par « rudesse », « chagrins », c’est-à-dire cette humeur austère, qui ne recherche pas le plaisir, par « inflexible rigueur ». Le point d’apogée est la comparaison, « Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur », rythmée par la reprise du son [ R ]. La conjonction « Et », qui ouvre le vers 1113, vise à faire ressortir la contradiction entre l'accusation lancée et la réalité psychologique d'Hippolyte.

P. N.  Guérin, Phèdre et Hippolyte, 1815. Huile sur toile, 130 x 174, détail. Musée du Louvre, Paris.

Pierre Narcisse Guérin,"Phèdre et Hippolyte", détail

Pour sa défense Hippolyte dispose d’un deuxième argument : avouer son amour pour Aricie, présenté comme aussi « chaste » que celui pour Phèdre serait « profane ». Depuis le début de la pièce, le public sait qu'il se sent coupable d'aimer la fille de l'ennemi de son père, Pallante, que celui-ci retient prisonnière après avoir tué ses frères. La progression de cet aveu montre pleinement la conscience d'une faute, donc un profond respect pour son père. Nous observons, en effet, une litote (« n'a point [...] dédaigné de brûler ») et l’anaphore de « j’aime », mais sans complément, comme pour souligner sa culpabilité. L’écho à la rime entre « offense » et « défense », de même que la glissement du prénom, « Aricie » à « la fille de Pallante », raison de l’interdit posé par Thésée, montre qu’il a pleinement mesuré l’ampleur de son irrespect. Il l’accentue même par la gradation de « j’aime » à « je l’adore ». Enfin l’ordre syntaxique à la fin de sa réplique met en valeur l'opposition entre les lois d'un père et les lois de l'amour. C'est sur « elle », l’objet réel de son amour, que se ferme l'aveu, pour montrer que l'amour a été le plus fort, renforcé par la double négation restrictive : «  ne peut ni ... ni ... que »". Cela se retrouve au vers 1129, avec l'ordre des deux verbes : « je l'évite, et je l'aime ».

En se comportant comme un fils respectueux, par l’interpellation « Seigneur », Hippolyte prouve qu'il n'a jamais cessé de l'être. Impossible donc qu’il puisse avoir songé à un adultère.

Devant l'échec des deux premiers arguments, un seul reste possible, accuser directement Phèdre. Mais cet argument serait le comble de l'irrespect, puisque ce serait dire à son père qu'il a pour épouse une femme infidèle. Hippolyte est donc confronté à un dilemme, ce qui s'exprime par l’interjection (« Hé quoi ? »), par l'interrogation oratoire des vers 1131-1132, et par le recours au serment insistant, « Que la terre, que le ciel, que toute la nature », pour tenter de fuir l’explication directe.

Face à l'échec de cette protestation, Hippolyte entreprend un demi-aveu, d’abord en invoquant le témoignage de Phèdre : « au fond de son cœur me rend plus de justice » fait allusion à leur rencontre et à son propre rejet. Puis il utilise une forme de prétérition, par la contradiction entre les trois monosyllabes, « Je me tais », et « Cependant », qui introduit trois vers d’accusation indirecte, évoquant les origines de Phèdre. Il invite son père à une comparaison avec les siennes, puisqu'il est le fils de la reine des Amazones, femmes qui refusaient l'amour.

Mais cette ultime tentative pour faire appel à la raison de Thésée n'aura pas plus de résultat.​

LA COLÈRE D'UN PÈRE

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Tous les arguments avancés par Hippolyte se retournent, en fait, contre lui, tant Thésée est aveuglé par sa colère. Il ne le laisse même pas terminer ses phrases, comme le signalent les points de suspension aux vers 1113 et 1133. Son vocabulaire est péjoratif jusqu’à l’injure : « tes impudiques yeux », « Toujours les scélérats ont recours au parjure », « ton impudence », « un perfide ». 

A. L. Girodet, "Thésée et Hippolyte", 1798

Les réponses de Thésée ne reposent que sur l'absolue négation de tout ce que peut dire Hippolyte. Le tragique vient donc de ce que Thésée, dans l'excès de sa colère, transforme la vérité en mensonge, en inversant chaque argument. Si Hippolyte, qui s’affirme « pur », affichait toute indifférence à l'amour, c'était parce qu'il aimait Phèdre (vers 1116), et son aveu d’amour pour Aricie n’est, aux yeux de Thésée, qu’« un artifice […] grossier », une « fein[te] », le « serment » se change en « parjure », et la « vertu » ne peut être que « fausse ». Thésée est lui aussi un être de passion, insensible donc à tout argument rationnel. Son orgueil de roi a tué en lui sa tendresse pour son fils, et c'est cela qui lui donne sa dimension tragique.

La démesure de cette colère inscrit la confrontation entre le père et le fils dans le registre polémique, qui s'accentue au fil du dialogue, avec le recours à la stichomythie. Les mots, repris, sont renvoyés de l’un à l’autre : à « fausse vertu » répond « elle vous paraît fausse », à « quels amis...  » « Va chercher des amis » et à « Honore l'adultère, applaudisse à l'inceste », dans la bouche de Thésée,  fait écho le chiasme dans celle d’Hippolyte, « Vous me parlez toujours d'inceste et d'adultère ». 

Anne Louis Girodet de Roucy-Trioson, Thésée et Hippolyte, 1798. Crayon, gouache et encre sur papier, 25,9 x 26,5. Musée Dobrée, Nantes.

Les modalités des phrases sont violemment expressives : l'exclamation, « Ah ! » (vers 1139), « Quoi ! » (vers 1153), l’interrogation oratoire (« ta rage à mes yeux perd toute retenue »), l’'impératif : « Cesse, cesse, et m'épargne », avec le redoublement, « Va chercher », jusqu’au renvoi final  insistant, « ôte-toi de ma vue », « Sors ». Les insultes se multiplient dans la seconde partie du texte, en s'accentuant : « lâche », « un perfide », « un méchant tel que toi », « traître ». La colère se déploie dans l'énumération qui montre que Thésée est inaccessible à toute pitié, des vers 1145 à 1148, puis dans le rythme brisé de la dernière réplique, avec des sonorités martelées en [p], [t], [R], et la diérèse par laquelle Thésée lui-même reconnaît son propre excès de « père furi/eux ». 

CONCLUSION

 :

Les deux personnages face à face sont tous deux des héros tragiques. Ils sont, en effet, enfermés dans une situation sans issue, puisque toute communication est devenue impossible entre eux : l'un ne veut pas dire, l'autre ne peut pas entendre. Pire encore, ils sont prisonniers d'eux-mêmes : en tant que roi, Thésée ne peut admettre l'infidélité de son épouse ; en tant que fils, Hippolyte ne peut manquer de respect à son père.

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Autre forme du tragique, le langage se révèle totalement impuissant dans sa fonction cognitive.

Quand Hippolyte parle, il "confesse" une culpabilité, son amour pour Aricie, et Thésée ne le croit pas ; mais Phèdre, elle, le croira, et sa jalousie l'arrêtera, dans la scène suivante, alors qu'elle venait pour le sauver. La parole d’Hippolyte scelle son destin tragique.

Quand il se tait, son silence n'empêche pas la colère de Thésée, et cette colère cause sa perte, puisqu’elle provoque la malédiction lancée contre lui.

Frontispice de l'édition intégrale des tragédies de Racine, 1697 : la terreur et la pitié

Frontispice, édition de 1697
Acte IV, 6

Acte IV, scène 6 : le déchirement  de Phèdre 

(vers 1264-1294)

Pour lire la pièce

INTRODUCTION

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C'est en 1677 que Racine fait représenter Phèdre, pièce inspirée de deux tragédies antiques : Hippolyte de l'auteur grec Euripide, et Phèdre de l'auteur latin Sénèque. 

Les 2 premiers actes ont permis les aveux amoureux de Phèdre pour Hippolyte, d’Hippolyte pour Aricie, d'abord aux confidents puis aux êtres aimés eux-mêmes,  favorisés par l'annonce de la mort du roi Thésée. Mais intervient un coup de théâtre, le retour de Thésée. Prise de terreur, Phèdre accepte qu'Oenone accuse Hippolyte « d'un amour criminel ». Cette accusation provoque  la colère du roi qui maudit son fils. Prise de remords, Phèdre s'apprête à le disculper quand elle apprend qu'Hippolyte a avoué son amour pour Aricie. Dans un premier temps, sa jalousie se déchaîne en présence d'Oenone. Mais, dans un second temps, sa conscience se fait entendre.

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Comment la structure de cette tirade exprime-t-elle le déchirement intérieur de Phèdre?

L'AVEU DE CULPABILITÉ

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Même si Oenone est présente, la tirade fonctionne comme un monologue : Phèdre, lucide contemple sa propre culpabilité, et découvre un autre "Je", un "Je" qui ne s'appartient plus, aliéné. Ce dédoublement se manifeste par de nombreuses modalités expressives, interrogations oratoires et exclamations. Nous y reconnaissons

       le "je" de la passion dans « Où ma raison se va-t-elle égarer ? » et le cri elliptique : « Moi jalouse ! » Par rapport aux textes antiques, l’originalité de Racine est l’introduction de l'amour d'Hippolyte pour Aricie, qui lui permet d’ajouter à l’action un ressort dramatique.

       le "je" de la raison : La question qu’elle s’adresse, « Que fais-je ? », montre que la conscience se regarde, dans un réveil brutal, avec une sorte de surprise angoissée à l'idée de se découvrir autre.

Or, l'observation de soi par le second "je" amène à exprimer la culpabilité du premier. Dans le vers 1270, « Je respire à la fois l'inceste et l'imposture », tout se passe comme si la passion s'était emparée de tout son être et existait indépendamment de toute volonté. De même, « Mes homicides mains [...] brûlent de se plonger », forme de synecdoque, dissocie les « mains » de l'être lui-même, comme si une partie d'elle avait son existence propre. Phèdre exprime ainsi son déchirement intérieur, une part d’elle-même, lucide, se désolidarisant de l’autre, coupable.

La jalousie de Phèdre : acte IV, scène 6

La jalousie de Phèdre : mise en scène de P. Chéreau

C’est pourquoi la faute se trouve mise en valeur, à travers les exclamations, le rythme brisé de l'alexandrin, et ses coupes fortes : « Moi jalouse ! et Thésée est celui que j'implore !  / Mon époux est vivant, et moi  je brûle encore  ! ». Le chiasme entre le pronom tonique, et, au centre, la cause de la faute, avec le passage de "Thésée" à "mon époux", ainsi que l’élan donné par la conjonction "et" amplifient cette faute, ce que cette passion, exprimée par le verbe « je brûle », à prendre au sens premier, a d'inadmissible. Les interrogations du vers 1267, martelées par l’allitération en [ k ], traduisent le douloureux recul pour ne pas nommer l'interdit, alors même que le verbe, dans la périphrase « prétendent mes vœux », révèle une pleine conscience de la faute.

Celle-ci est, de plus, désignée par un champ lexical en gradation de « mes crimes », au pluriel comme pour l’intensifier, à « l'inceste et l'imposture », aux sonorités sifflantes, tandis que le préfixe « in- » signale l'interdit. Enfin deux vers illustrent le meurtre, en le concrétisant de façon effrayante.

Certes, aucun de ces crimes n'a été accompli, mais Phèdre n'est pas jésuite : pour elle l'intention vaut l'action, et le mot suffit à produire la réalité de la faute : « chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux. »

La généalogie de Phèdre

La généalogie de Phèdre :

 "Le ciel, tout l'univers est plein de mes aïeux"

Ainsi, au fil de la tirade, l’horreur qu’éprouve Phèdre pour elle-même progresse. Son jugement est sévère : « Mes crimes désormais ont passé la mesure ». Cette horreur est ressentie quasi physiquement. Les sonorités dans l’aveu, « Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux », figurent un frisson d'horreur, et le cri « Misérable ! » est une exclamation de mépris plutôt que de pitié. Les interrogations, qui s’enchaînent avec la reprise de la conjonction « et », renforcent ce sentiment d’horreur.

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L’enjambement qui prolonge le vers 1273, introduit une autre cause de culpabilité, liée aux origines de l’héroïne. Ce rappel des origines prend une double fonction. D’une part, il souligne la déchéance de Phèdre, dont le nom même renvoie à la lumière, par rapport à ses nobles origines, présentées en gradation : « aïeul » au singulier devient « aïeux », puis est mentionné explicitement le « soleil », amplifié par la périphrase « le père et le maître des cieux », puis élargi au « ciel », enfin à « tout l’univers ».

D’autre part, il traduit le sacrilège que l’héroïne incarne : l’image du « sacré soleil », où l’adjectif antéposé prend toute sa force, devient ici celle du dieu suprême qui, comme le dieu chrétien voit tout, sait tout : « et je soutiens la vue… »

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Cette première partie de l’extrait a fait passer l’héroïne d’un jugement personnel à un jugement extérieur, qui terrorise parce qu'il représente le pouvoir suprême.

LA SENTENCE

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La première réaction de la conscience coupable est le désir de fuir, marqué par une première interrogation : « Où me cacher ? » Il s’agit d’échapper au « soleil », au jour, donc de se réfugier dans « la nuit », d’où l’impératif, « Fuyons » : le pluriel de cette injonction sonne comme une tentative pour réunir les deux « moi », pour retrouver ainsi son intégrité perdue. Mais aussitôt après une nouvelle interrogation, « Mais que dis-je ? », est un aveu d’impuissance, et un retour à la réalité : nul pécheur ne peut échapper à sa faute.

G. Doré, illustration de "L'Enfer" de Dante : le roi Minos

Phèdre est donc contrainte d’affronter son juge, celui qui règne dans la « nuit infernale ». Racine emprunte ici à la mythologie, tout en prenant une certaine distance par la formule « dit-on », par respect pour le christianisme qui est de règle au XVII° siècle. Dans l’antiquité, « l’urne fatale » contenait le sort des défunts, soit l’horreur du Tartare, soit les « Champs-Élysées », dont devaient décider les trois juges des Enfers, Eaque pour l’Asie, Rhadamante pour l’Europe, et Minos comme arbitre suprême. La formule « les pâles humains » est un souvenir aussi de l’image traditionnelle des défunts sous forme d’ombres, par exemple chez Virgile. Minos, le « père » juge de sa fille, est représenté dans une posture solennelle, et la formule « sévères mains » renvoie à la crainte qu’il peut susciter.

Gustave Doré, illustration de L'Enfer  de Dante, "Le roi Minos, 1861

La mort n'est donc pas une échappatoire, un néant de repos, mais elle implique des comptes à rendre, sans indulgence à espérer, puisque celui que Phèdre nomme d’abord "mon père" devient "Minos" dans sa fonction de juge.

Le jugement prend  la forme d'une plongée dans l'imaginaire à partir de l'exclamation « Ah ! » (vers 1281), en deux temps.  Racontée à la troisième personne du singulier, la scène du jugement est d’abord contemplée de l’extérieur. Puis, avec le passage au tutoiement au vers 1285, le jugement se transforme en une véritable hallucination, accentuée par l’anaphore en gradation : « je crois voir », « je crois te voir ». Ici réapparaît le thème du regard, en toute logique. Puisque c’est par le regard que Phèdre est entrée dans le péché – rappelons-nous l’aveu à Oenone, commençant par « Je le vis » - c’est par le regard qu’elle est jugée d’où les formules « sa fille à ses yeux présentée » et « ce spectacle horrible ». 

L’imagination de Phèdre transfère l’horreur qu’elle ressent en tant que coupable à son juge (« Ah ! combien frémira son ombre épouvantée… »), dans une longue phrase exclamative où le futur signale la certitude. Cet effroi ressenti par un juge, pourtant habitué aux fautes des mortels, est illustré par la réaction évoquée : « voir de ta main tomber l’urne terrible ».

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Le verdict est introduit par l'interrogation « Que diras-tu...? », comme si Phèdre suspendait pour un temps la sentence, la parole du juge face à la parole de l'accusée, « contrainte d'avouer », avec amplification de la faute : « tant de forfaits divers », « de crimes peut-être inconnus aux enfers ». Or, ce verdict ne peut être qu'à la hauteur de la faute, donc le juge doit trouver « un supplice nouveau », sur lequel Phèdre insiste : « Toi-même de ton sang devenir le bourreau ». Puisqu’elle-même avait voulu faire couler « le sang innocent » d’Aricie, il est juste que le verdict soit à la hauteur de ce crime.

 Charon faisant traverser le fleuve Styx par Alexander DmitrievichLitovchenko (1835 - 1890)

A. D. Litovchenko :  Charon faisant traverser le fleuve Styx. Saint-Petersbourg

Nous découvrons ici un nouveau dédoublement de l'héroïne, qui à la fois vit son cauchemar, son jugement, et se regarde être jugée : « je crois te voir... ».

Sa seconde circonstance atténuante s’ouvre sur une imploration, « Hélas ! », ultime demande de pitié. Ce second appel à l’indulgence du juge repose sur la non-consommation du « crime affreux", avec mise en relief en tête de vers de « Jamais », et insiste, avec les sonorités [ R ] et l'aigu du [ i ], sur la douleur de la coupable, longuement évoquée : « la honte me suit », « mon triste cœur », « de malheurs poursuivie », « dans les tourments », ici au sens de tortures, « une pénible vie ».

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À la fin de la tirade, la mort s'installe avec l’allusion au « dernier soupir ». Le dernier vers, avec son rythme en gradation, 2 / 4 / 6 syllabes, et la gravité produite par la reprise du son [ ã ].  

CONCLUSION

 :

Même si Oenone est l’interlocutrice, Phèdre est ici face à elle-même, ce qui met en valeur la fonction poétique du langage chez Racine. Au sens premier, "poétique" vient du verbe grec "poiein" qui signifie faire, fabrique. Or, dans ce passage, le langage, la parole, se fait acte, puisqu'il suffit de "parler" le crime pour le créer. La première faute de Phèdre a été l'aveu, d'abord à Oenone, puis à Hippolyte, puis la deuxième de laisser parler Oenone pour perdre Hippolyte, enfin la troisième de formuler à voix haute son souhait « Il faut perdre Aricie » (vers 1259). Le fait de "redire" ici ses crimes, même s’ils n’ont été accomplis qu’en pensée, forge leur existence, et, de même, il suffit de "dire" le jugement pour le rendre valide. Il ne reste plus à Phèdre que l'espoir que cette ultime "parole" d'imploration lui vaudra l'indulgence de son juge.

Ce passage présente deux dédoublements qui déchirent l'héroïne,  le premier entre le "je" de la passion, aliénation, et le "je" de la raison, de la lucidité qui se juge sévèrement. Le second, tout aussi violent, est entre le fait de se dire (donc de se vivre) coupable, et de fait de se regarder subir son propre jugement. Cette introspection ne peut que rappeler les pratiques chrétiennes. Et le passage semble faire écho au Psaume 138 : « Où courrai-je alors pour me dérober à votre Esprit ? Où fuir pour échapper à votre regard ? Monterai jusqu'aux cieux ? Vous y êtes. Descendrai-je jusqu'au séjour des morts ? Vous y voilà. » 

Il y a là-dedans un mélange du sens et de l'âme, de désespoir et de fureur amoureuse, qui passe toute expression. Cette femme, qui se consolerait d'une éternité de souffrance, si elle avait joui d'un instant de bonheur, cette femme n'est pas dans le caractère antique ; c'est la chrétienne réprouvée, c'est la pécheresse tombée vivante entre les mains de Dieu : son mot est le mot du damné.

François-René de CHATEAUBRIAND, 1802

Acte V, 7

Acte V, scène 7 : la mort de Phèdre 

(vers 1622-1647)

INTRODUCTION

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C’est en 1677 que Racine fait représenter Phèdre, pièce inspirée de deux tragédies antiques : Hippolyte, de l’auteur grec Euripide, et Phèdre, de l’auteur latin Sénèque. Racine place au centre de l’intrigue une héroïne déchirée entre sa passion violente pour son beau-fils, et sa conscience qui juge sévèrement cet amour interdit. 

Après les aveux amoureux des deux premiers actes, à l’acte III le retour de Thésée a accéléré l’action. Le roi a cru la calomnie d’Oenone, confidente de Phèdre, contre son fils, Hippolyte, et, sous l’effet de la colère, sans écouter ses protestations d’innocence de son fils, a appelé contre lui la malédiction de Neptune. L’acte IV se termine sur la jalousie de Phèdre, qui renonce ainsi à disculper Hippolyte. Mais l’acte V fait naître chez Thésée des doutes, trop tardifs : le récit de Théramène lui apprend la mort terrible de son fils. Dans cette scène 7 nous arrivons au dénouement.

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Quel sens donner à l’ultime aveu de Phèdre ? 

UN PLAIDOYER

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L’aveu intervient de façon brutale, dans les trois premiers vers de la tirade, introduit par un alexandrin au rythme brisé qui marque l’urgence, renforcée par le recours à l’impératif : « Les moments me sont chers ; écoutez-moi, Thésée. » Il est affirmé par le pronom tonique et le présentatif en tête du vers 1623, tout comme figure en tête de vers le verbe qui exprime la faute : « osai ». Cette faute, rappelant le rôle joué par le regard dans la passion racinienne, se traduit par le chiasme des adjectifs : « ce fils chaste et respectueux » / un œil profane, incestueux ». La chasteté, rejet de l’amour, s’oppose en effet directement à l’inceste, amour interdit, comme le terme « respectueux », qui renvoie au sacré, s’oppose à « profane », signe de l’impureté. C’est bien cette notion d’impureté, de sacrilège qui soutient l’aveu

Voir la scène dans la mise en scène de P. Chéreau

L'aveu de Phèdre à Thésée : mise en scène de Luc Bondy

Mais cet aveu est rapide et bref, en deux vers, de même que le regard, porteur de la faute souvent mentionné dans la pièce, semble amoindri par la formule « jeter un oeil ».  

De plus, aussitôt cet aveu formulé, deux excuses sont introduites. La première est la fatalité : « Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste ». Sans mention précise de Vénus, Phèdre se présente comme une victime, passive, l’action sournoise de la divinité étant reproduite par le jeu des consonnes [ s ] et [ f ], qui figure le glissement du désir au plus profond de soi, donc l’aliénation subie. Puis sept vers vont être consacrés à Oenone, visant ainsi à effacer la culpabilité directe de l’héroïne, qui ne se représente plus que dans sa « faiblesse extrême », totalement impuissante. Les termes qui accusent Oenone sont très violents (« détestable », « La perfide », « abusant »), et Phèdre évoque sans le moindre regret la mort de celle qui a, malgré tout, agi par amour, par fidélité, pour la sauver : « A cherché dans les flots un supplice trop doux ». 

L'aveu de Phèdre à Thésée : mise en scène de Luc Bondy au théâtre de l'Odéon

Nous notons donc l’ambivalence de cet aveu qui, tout en affirmant une culpabilité, tente simultanément de redonner à Phèdre une part d’innocence.

UNE EXPIATION

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Au même titre que la parole, l’aveu à Oenone dans l’acte I, avait noué l’intrigue, il est nécessaire que ce soit la parole qui la dénoue. Cet aveu, prélude à la mort, devient donc une confession, et va en jouer le rôle : purifier l’âme du pécheur pour lui ouvrir les portes du ciel.  Ainsi s’explique le retour au « je », avec l’affirmation forte, « j’ai voulu », et la place en écho à la rime de « remords » et « morts ». La parole ultime de Phèdre est donc une réhabilitation d’Hippolyte, seule propre à mener à sa propre réhabilitation, en plaçant Thésée dans le rôle de confesseur : « devant vous exposant mes remords ». Mais Hippolyte n’est nommé que par une périphrase méliorative, « je laissais gémir la vertu soupçonnée », comme si, jusqu’au bout, Phèdre redoutait, en prononçant son nom, de redonner à la passion une force qui l’empêcherait de poursuivre. 

A.-L. Girodet de Roussy-Trioson, la mort de Phèdre. Édition Didot, 1801 

A.-L. Girodet de Roussy-Trioson, la mort de Phèdre. Édition Didot, 1801

Le choix du poison comme agent de sa mort est indispensable, d’abord pour respecter la règle classique des bienséances, qui interdit de montrer sur scène une mort sanglante, par « le fer », métonymie qui désigne l’épée. Racine s’éloigne donc de ses modèles antiques puisque l’héroïne se pendait chez Euripide, et celle de Sénèque se transperçait le cœur au moyen d’une épée. Outre le fait que le poison, en retardant la mort, permet l’aveu, il joue deux autres rôles. L’allusion à Médée, elle aussi criminelle – elle tue sa rivale, Iole, et ses propres enfants - place Phèdre dans la lignée mythologique des monstres criminels. Il fallait aussi un tel poison pour que sa mort soit à la hauteur de sa faute et permette ainsi l’expiation par une lente agonie : « par un chemin plus lent descendre chez les morts ». Ainsi s’explique le contraste, souligné, entre la violence de la passion coupable (« mes brûlantes veines ») et les sensations produites par l’agonie : « un froid inconnu », et la reprise du mot « cœur », siège de la passion qui doit donc être le premier puni : « dans ce cœur expirant ».

Alexandre Cabanel, "Phèdre", 1880. Musée Fabre

La tirade se clôt donc de façon solennelle, de façon à reproduire la lente progression de la mort, avec les répétitions qui ralentissent l’agonie en imitant la progression du poison : « J’ai pris, j’ai fait couler », « Jusqu’à mon cœur… / Dans ce cœur… ». Le rythme de la fin de cette tirade illustre cette agonie. La longue phrase est ralentie par l'anaphore de « déjà », qui introduit deux vers, puis quatre, et celle de la conjonction « et », comme si Phèdre allait jusqu’au bout de son souffle, expiration ultime reproduite par les reprises sonores, le [ R ]  combiné d’abord au [ p ], puis au sifflement du [ s ]. 

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La fonction expiatoire des ultimes paroles de Phèdre est enfin confirmée par le champ lexical du regard dans les derniers vers. 

Alexandre Cabanel, Phèdre, 1880. Huile sur toile, 194 x 286. Musée Fabre, Montpellier

Le regard avait, en effet, induit la faute : « Je le vis » ouvrait le récit à Oenone. Phèdre rappelle cette impureté avec les verbes « outrage » ou « souillaient ». Après avoir atteint le « cœur », le « venin » doit donc éteindre ce regard coupable : « Je ne vois plus qu’à travers un nuage ».

L’éteindre, c’est éteindre la faute, c’est échapper à ses juges, les dieux, Thésée, et rétablir l’ordre troublé : ainsi « la pureté » peut à nouveau régner sur « le jour », et « la clarté » s’installe au moment même où Phèdre entre dans la nuit.

CONCLUSION

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Nous mesurons, dans cette tirade, l’ultime fonction du langage. Au même titre que le langage a montré, au fil de la tragédie, son pouvoir de tuer, ce dénouement révèle aussi son pouvoir de sauver, et Racine retrouve ici la dimension chrétienne de la parole. L’aveu du chrétien, son ultime confession avant la mort, pourra lui apporter la réhabilitation. 

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Ainsi est rempli le rôle qu’Aristote assignait à la tragédie. Selon ce philosophe de l’antiquité grecque, la tragédie a pour rôle de provoquer chez le spectateur la « catharsis », c’est-à-dire la purification des passions coupables. Or, Racine, par le dénouement qu’il donne à Phèdre, retrouve cette fonction initiale : en mourant, Phèdre rétablit l’ordre qu’elle avait un temps troublé, ce que confirme la dernière réplique confiée à Thésée, où lui-même reconnaît devoir « expier » sa malédiction fatale, rendre « les honneurs » à son fils, et adopter Aricie comme sa « fille ». De ce fait, ce dénouement apporte aux spectateurs l’apaisement. Comme Racine le dit lui-même dans sa Préface il s’agit bien, pour cet auteur classique, « d’instruire les spectateurs » ce qui est bien « la véritable intention de la tragédie » .

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