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Jean Racine, Iphigénie, 1674
L'auteur (1639-1699) : une vie entre deux pôles
François de Troy, Portrait de Jean Racine. Huile sur toile. Musée Du Breuil de Saint-Germain, Langres
L'influence janséniste
Racine a reçu une éducation marquée par le jansénisme. Il entre, en 1649, aux "Petites Écoles" de Port-Royal grâce à l’appui de sa grand-mère, qui s'y était retirée lors de son veuvage, sa tante y étant, elle, religieuse depuis 1642. Il y reste jusqu’en 1653, puis, après deux ans au collège de Beauvais, lui aussi d'obédience janséniste, il y revient jusqu'en 1658 pour y être l’élève d’Antoine le Maître, un des « solitaires » de cette abbaye. Enfin, le collège d'Harcourt, à Paris, achève cette formation sous l'influence du jansénisme.
Or, dans l’enseignement donné à Port-Royal, deux éléments sont à distinguer. Une large place est accordée à la culture hellénique, aux auteurs grecs, dont l’étude est associée à celle de la rhétorique propre à une langue qui vise à la pureté, au dépouillement et au refus des ornements inutiles. L’accent est notamment mis sur la rigueur, la clarté, l’ordre, autant de qualités qui se retrouveront dans le théâtre racinien. À cela s’associe une morale rigoureuse : en opposition au libertinage, elle prône, entre autres, la méfiance envers les délices des sentiments ou les ambitions de la gloire…
Pour une biographie plus détaillée de Racine
Racine rompt avec Port-Royal en 1666, après ses premiers essais littéraires. Il faut dire que Nicole, autre maître de l’abbaye, vient, dans sa lettre Sur les hérésies imaginaires, d’accuser les auteurs dramatiques, sous les traits d’un poète du temps, d’être des « empoisonneurs, non des corps, mais des âmes des fidèles »…
Mais il se réconciliera avec ses anciens maîtres en 1677, lorsque sa vie privée commencera à connaître de difficiles épreuves. Il luttera même, en 1695, pour les défendre dans des négociations, couronnées de succès, avec l’archevêque de Paris. Ce retour à une religion austère, au moment d’ailleurs où Mme de Maintenon, fervente catholique, s’impose à la Cour, marque aussi un changement dans son oeuvre, avec des pièces empruntées à la tradition biblique, telles Esther (1688) ou Athalie (1691), ou, en 1694, des Cantiques spirituels qui seront chantés devant le Roi.
Une étude des tragédies raciniennes montre à quel point le jansénisme a pu venir se confondre avec les images de la « fatalité » héritées de la mythologie grecque.
L'homme du monde
Dès I658, Racine, qui poursuit ses études à Paris, vit chez son oncle à l'Hôtel de Luynes, où il commence à fréquenter les milieux mondains. Il se lance dans la littérature avec une ode de circonstance, La nymphe de la Seine, composée en 1660 à l'occasion du mariage du roi. Des études de théologie, entreprises à Uzès dans l’espoir d’obtenir une charge ecclésiastique, de 1661 à 1663, ne le détournent pas de l'écriture ; il compose d'autres odes, Sur la convalescence du Roi, en 1663, qui lui vaut une pension, et La Renommée aux Muses, à nouveau en l'honneur du roi, qui le fait recevoir à la cour.
C’est le théâtre qu’il choisit finalement : après quelques pièces refusées par les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne, La Thébaïde est sa première pièce jouée, en 1664. Andromaque, tragédie représentée devant le roi et la cour en 1667, obtient un important succès.
Julie Philipault, Racine lisant Athalie devant Louis XIV et Madame de Maintenon, 1819. Huile sur toile, 114 x 146, musée du Louvre, Paris
Racine est à présent pensionné, et chaque année, jusqu’à Phèdre en 1677, il fera jouer une pièce par la troupe de l’Hôtel de Bourgogne. Il a pour protecteur le ministre puissant, Colbert, il est reçu par Henriette d’Angleterre, il fréquente les salons, et est admis à l’Académie française en 1673.
La vie mondaine de Racine s’éloigne fort des principes rigides de Port-Royal. « Galant homme », pour ne pas dire libertin, il a pour maîtresse une actrice célèbre de la troupe de Molière, dite la Du Parc, interprète principale de ses pièces, jusqu’à la mort de celle-ci en décembre 1668. Il participe ensuite à des « petits soupers » – nommés « diableries » par Mme de Sévigné – avec une autre actrice, la Champmeslé. Enfin son mariage, en 1677, n’empêche pas qu’il se retrouve mêlé au scandale de « l’affaire des poisons », accusé par la principale accusée, La Voisin, d’avoir empoisonné la Du Parc… Il faudra l’appui de Colbert pour le libérer de toute accusation, à juste titre.
Dès 1674 Racine voit son mérite récompensé par une charge officielle de trésorier, début d'une ascension continue, et il est anobli. Il est nommé historiographe du roi en 1677, anobli, puis, avec le soutien de Mme de Maintenon, « gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi » en 1690. Cela lui donne l’occasion de suivre Louis XIV dans ses différentes campagnes militaires, en 1678 devant les villes de Gand et Ypres, au siège de Mons (1691) et à Namur (1692). En 1695 enfin le roi lui accorde un logement à Versailles, aboutissement d’une longue carrière de courtisan.
Homme de foi, homme de passions, homme de théâtre, homme de Cour, Racine a pu écrire dans ses Cantiques spirituels : « Je ne fais pas le bien que je veux, / Je fais le mal que je ne veux pas. » Écartelé entre deux pôles inconciliables, sa fidélité à la Port-Royal et sa fidélité à la Cour, ne ressemble-t-il pas en cela à tant de ses personnages tragiques, d’Andromaque à Phèdre en passant par Titus dans Bérénice ?
Le contexte
Port-Royal et le jansénisme
Jusqu’en 1630 l’abbaye de Port-Royal, sous l’influence de François de Sales, privilégie une religion « traitable », c’est-à-dire prête à s’accorder à la vie mondaine et aux idéaux de « l’honnête homme ».
C’est l’abbé de Saint-Cyran qui, dès 1636, y fait pénétrer le jansénisme, doctrine contre laquelle l’église catholique romaine va entreprendre une longue lutte, dès 1638 avec l’emprisonnement de Saint-Cyran.
La doctrine janséniste est fondée sur une vision pessimiste de la nature humaine : irrémédiablement corrompue par le péché originel, elle ne peut être sauvée que par la « grâce nécessaire et suffisante » de Dieu. C’est cette notion qui a valu au jansénisme sa condamnation en tant qu’hérésie. Si, en effet, Dieu est seul juge absolu pour accorder ou refuser sa « grâce », l’homme se voit privé de sa liberté fondamentale, celle de construire lui-même son propre salut par son choix de faire le bien ou de commettre le mal. Le catholicisme reposant sur ce libre-arbitre, il ne pouvait que s’opposer au jansénisme, doctrine qui insiste sur le néant humain. L’homme perd tout pouvoir sur lui-même; il est mené, comme le dit Saint-Cyran, par des forces obscures venues des « fosses profondes de l’âme ».
En 1656, une étape est franchie avec la fermeture des Petites-Écoles, puis en 1679 avec des mesures sévères, notamment d’emprisonnement des principaux maîtres. Suite à l’intervention directe du Pape, en 1704, l’abbaye et son cimetière finiront par être détruits en 1709.
Un règne guerrier
Après une décennie de paix, les guerres reprennent à travers l’Europe, et marquent toute la fin du siècle, et la France y prend une large part. Or la tragédie de Racine, Iphigénie, choisit, comme toile de fond, la guerre de Troie, et place, au premier plan, les décisions à prendre par le roi Agamemnon.
La guerre de Dévolution
La guerre entreprise en 1665 pour la succession du roi d’Espagne, Philippe IV, dite « guerre de Dévolution », se termine par le traité d’Aix-la-Chapelle, en 1668. Le roi Louis XIV y avait alors combattu la » Triple-alliance » entre l’Angleterre, les Provinces-Unies des Pays-Bas et la Suède. Elle avait déjà montré les aléas des jeux d’alliance entre les princes d’Europe, et les ambitions de Louis XIV, qu’il exprime en 1668 dans ses Mémoires pour l’instruction du Dauphin .
« La Franche-Comté, que je rendais, se pouvait réduire en tel état que j'en serais le maître à toute heure, et que mes nouvelles conquêtes bien affermies m'ouvriraient une entrée plus sûre dans le reste des Pays-Bas : que la paix me donnerait le loisir de me fortifier chaque jour de finances, de vaisseaux, d'intelligences, et de tout ce que peuvent ménager les soins d'un prince appliqué dans un État puissant et riche ; et qu'enfin dans toute l'Europe je serais plus considéré, et plus en pouvoir d'obtenir de chaque État particulier ce qui pourrait aller à mes fins, tandis que l'on me verrait sans adversaire, que quand il y aurait un parti formé contre moi. »
La guerre de Hollande
Mais Louis XIV veut prendre sa revanche, et, par de nouvelles négociations avec l’Angleterre de Charles II et la Suède, s’en fait des alliés. Le franchissement du Rhin par l’armée française, en 1672, marque le début d’une nouvelle guerre… et d’une nouvelle « Quadruple-Alliance » contre la France : les Provinces-Unies, le Saint-Empire germanique, le Brandebourg et l’Espagne. En 1674, la France conquiert la Franche-Conté, et c'est à cette occasion, le 18 août, que le roi donne une fête à Versailles au cours de laquelle est jouée Iphigénie.
Il faudra attendre 1678-1679 pour que soient signés des traités de paix.
Adam Frans van der Meulen, Le Franchissement du Rhin à Lobith, 12 juin 1672, par Louis XIV et son armée. Huile sur toile, 66 x 82. Coll. privée
Présentation d'Iphigénie
Pour lire la pièce
Ce n’est pas un hasard si la pièce a été créée devant la Cour : elle pouvait, par son faste, par la représentation de la majesté d’un roi, Agamemnon, chef des armées, plaire tout particulièrement à la noblesse. Même si ce choix fut reproché à Racine par le public parisien, puisqu’elle ne fut jouée que plus de quatre mois après à l’Hôtel de Bourgogne, son succès fut alors confirmé, et la critique fut très élogieuse : « Jamais pièce ne resta plus longtemps sur le théâtre », déclare Louis Racine.
Le titre
L'affirmation du pathétique
Racine suit son modèle grec, cité dans sa Préface, Euripide, qui a intitulé sa première tragédie Iphigénie en Tauride (entre 412-414 av. J.-C.) suivie d’Iphigénie à Aulis (405 av. J.-C.). Comme pour Britannicus ou Bajazet, ce titre éponyme met en évidence, non pas le protagoniste – qui serait Agamemnon, retenu d’ailleurs comme titre par Eschyle pour la première pièce de sa trilogie, représentée en 458 av. J.-C. – mais la victime. Racine affirme ainsi sa volonté d’accentuer le caractère pathétique de sa pièce. C’est bien du reste ce qui assura le succès de la pièce, comme le souligne Charles Robinet qui dans sa Lettre, son journal, le 1er septembre 1674, fait l’éloge de « la très touchante Iphigénie » qui a fait verser « un déluge de pleurs ».
Pour lire la Préface
L'enjeu de l'intrigue
Notons aussi que c’est sur cette héroïne que s’ouvre la Préface de Racine qui, en évoquant les diverses représentations du « sacrifice d’Iphigénie », montre qu’elle est l’enjeu même de la tragédie.
L'intrigue se construit autour d'elle, alors même que l’oracle use d’abord d’une périphrase pour exiger de sacrifier « une fille du sang d’Hélène », avant d’ordonner « Sacrifiez Iphigénie ». D’où ce quiproquo qui fonde le tragique, entre Iphigénie, fille du roi Agamemnon, et « Un autre sang d’Hélène, une autre Iphigénie », née d’un mariage secret avec le héros Thésée, Ériphile, comme l’explique Ulysse, rapportant le discours du devin Calchas dans la scène finale.
« Une fille en sortit, que sa mère a celée ;
Du nom d’Iphigénie elle fut appelée. […]
Sous un nom emprunté sa noire destinée
Et ses propres fureurs ici l’ont amenée.
Elle me voit, m’entend, elle est devant vos yeux ;
Et c’est elle, en un mot, que demandent les dieux. »
Le lieu de l'action
La tente royale
Le paratexte situe le cadre : « La scène est en Aulide, dans la tente d’Agamemnon ». Le lecteur du XVIIème siècle, comme pour une mise en scène qui s’inscrirait dans cette époque, imagine une tente majestueuse, telle celle du roi Louis XIV en campagne, au cœur d’un camp militaire, la présence de l’armée étant figurée, dans la pièce, à la fois par les guerriers, Achille, Ulysse… et par la « troupe de gardes », présents dans les acte IV (scènes 8, 9 et 10) et V, à partir de la scène 3. Ils soutiennent ainsi la solennité et la puissance du pouvoir d’Agamemnon. Mais de ce fait, de nombreuses scènes de la pièce se déroulent à l'extérieur, dans un espace ouvert...
La tente du roi François Ier, entrevue du "Camp du drap d'or", 1520
Un lieu de passage
La tradition, dans la tragédie, propose le plus souvent comme cadre un palais, qui symbolise la permanence du pouvoir royal. Or, ici, la « tente » est un lieu transitoire, un lieu où chacun ne se trouve pas réellement de son plein gré, et, surtout, un lieu à fuir.
L’ensemble de la flotte grecque n’a qu’un espoir, pouvoir en partir pour se rendre à Troie, comme le rappelle Agamemnon dans la scène d’exposition. C’est d’ailleurs sur ce départ que se ferme la tragédie, mis en valeur par le présent de narration : « Tout s’empresse, tout part ».
« Tu te souviens du jour qu’en Aulide assemblés
Nos vaisseaux par les vents semblaient être appelés :
Nous partions ; et déjà, par mille cris de joie,
Nous menacions de loin les rivages de Troie.
Un prodige étonnant fit taire ce transport ;
Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port. »
Raoul Le Fèvre, « La flotte grecque », Recueil des histoires de Troie, 1495. Manuscrit, BnF
Agamemnon, lui, cherche à empêcher sa fille d’y venir avec sa mère, Clytemnestre : « Dès que tu la verras, défends-lui d’avancer », ordonne-t-il à son serviteur Arcas. » (vers 131)
Enfin, le départ d’Iphigénie est à plusieurs reprises annoncé, dans l’acte II : « Ma fille, il faut partir sans que rien nous retienne », lui annonce Clytemnestre au début de la scène 4, qui se termine par « Et pour ce prompt départ je vais tout préparer. » Mais, il ne cesse d’être reporté dans l’acte III.
Ce lieu est donc le contraire de la stabilité, mais plutôt l’espace des doutes, des hésitations, des revirements.
La temporalité
L'unité de temps
Rappelons la formule de Boileau pour marquer la règle dite « des trois unités », propre au théâtre classique : « Qu’en un lieu, qu’en un jour un seul fait accompli / Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli. » D’où la précision, dès les premiers vers, que nous ne sommes même pas encore au lever du jour, à travers la question de Calchas : « […] Quel important besoin / Vous a fait devancer l’aurore de si loin ? / À peine un faible jour vous éclaire et me guide. » Cette ouverture si matinale laisse donc toutes les possibilités de pouvoir dénouer les péripéties et la crise dans la durée des 24 heures prescrites.
Le temps élargi au passé
Mais, comme le plus souvent dans la tragédie, la pièce débute alors que la crise a commencé antérieurement, puisque, comme le rappelle Arcas, « Ces vents depuis trois mois enchaînés sur nos têtes, / D’Ilion trop longtemps vous ferment le chemin. » Or, Agamemnon, lui, signale que l’oracle lui a été transmis dès l’arrêt des vents… Sa douleur a donc longuement couvé, ses hésitations ont retardé sa décision, il a consulté Ulysse, a attendu l’arrivée d’Achille « dans l’armée » après sa victoire de Lesbos, puisqu’il est le futur époux d’Iphigénie et le prétexte qui doit la faire venir en Aulide. La pièce s’ouvre donc sur un ultime revirement d’Agamemnon, l’acmé de la crise tragique.
Mieux encore, le passé plonge dans les origines mythologiques lointaines, avec de multiples rappels, à commencer par la colère de Diane-Artémis, déesse protectrice des animaux sauvages et de la chasse, qui exige ce sacrifice comme châtiment. Agamemnon, en effet, se vantant après avoir tué un cerf, « Artémis elle-même n’aurait pu le tuer de la sorte ! » a été coupable d'ὕϐρις (hybris), de cette démesure qui conduit l’homme à s’égaler aux dieux.
Mais nous constatons surtout la poursuite de la malédiction qui pèse sur la famille des Atrides, dans le reproche formulé par Clytemnestre.
« Vous ne démentez point une race funeste.
Oui, vous êtes le sang d’Atrée et de Thyeste.
Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin
Que d’en faire à sa mère un horrible festin. » (IV, 4)
Tout en restant discret, pour respecter les bienséances, Racine ne renonce pas à rappeler une horreur qui remonte à plusieurs générations, puisque le premier coupable a été Tantale qui, pour éprouver les dieux, leur servit à manger son propre fils, Pélops. Puis ce sont les deux fils de Pélops, Atrée et Thyeste qui tuèrent leur demi-frère Chrysippe. Enfin, Atrée lui-même fit enlever et tua les fils de Thyeste avant de les lui servir en ragoût… : ce dernier lança alors contre lui la terrible malédiction. Ainsi Égisthe, fils tardivement reconnu par Atrée, tua son père sur l’ordre de Thyeste… C’est à présent au tour d’Agamemnon d’être poursuivi par la fatalité…
L'ouverture sur le futur
Il évoque enfin la suite de sa tragédie, la guerre de Troie, la victoire des Grecs, dépeinte par avance par Ulysse.
« Voyez tout l’Hellespont blanchissant sous nos rames,
Et la perfide Troie abandonnée aux flammes,
Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux,
Hélène par vos mains rendue à son époux ;
Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées
Dans cette même Aulide avec vous retournées,
Et ce triomphe heureux qui s’en va devenir
L’éternel entretien des siècles à venir. » (I, 5)
Racine inscrit donc sa tragédie dans la dimension épique héritée de l’antiquité grecque.
L'intrigue
Elle repose sur deux schémas actanciels, différents selon qu’on se place du point de vue d’Iphigénie ou d’Agamemnon.
Point de vue
d'Iphigénie
Point de vue
d'Agamemnon
L’observation de ces schémas montre clairement l’ambiguïté d’Agamemnon, qui vit un douloureux dilemme, déchiré entre son ambition guerrière, son rôle de roi suprême des Grecs, et son amour pour sa fille promise en mariage à Achille. Nous notons aussi le rôle de Calchas, le devin, donc le représentant de la parole divine, qui, d’une part, exige en son nom le sacrifice d’« Iphigénie », d’autre part révèle, au dénouement, qu’il s’agit d’« une autre Iphigénie ». Il fait donc fonction d’arbitre dans le conflit tragique.
Le schéma narratif, si on le place entre les deux enjeux de l’intrigue, le sacrifice d’Iphigénie d’un côté, son heureux mariage de l’autre, montre comment, à partir de la situation initiale (1), de la scène d’exposition dans laquelle Agamemnon explique sa décision de sauver sa fille, toute l’intrigue repose sur les revirements successifs du roi. Les péripéties, en effet, tantôt rapprochent l’héroïne du sacrifice, tantôt l’en écartent.
Arcas ne réussit pas à empêcher Clytemnestre d'arriver à Aulis avec Iphigénie et la jeune Ériphile (2). Mais la reine, informée par Arcas du prétendu refus du mariage par Achille, décide de repartir à Mycènes pour préserver l’honneur de sa fille (3).
Elle renonce à ce départ, en apprenant que ce refus est un mensonge : Agamemnon est alors contraint d’accepter ce mariage, tout en cachant la vérité du sacrifice (4). Arcas révèle à Clytemnestre, Achille et Iphigénie, le sacrifice préparé. Les péripéties se compliquent alors, en raison des interventions d’Iphigénie elle-même et d’Achille. Alors que la reine et Achille se révoltent et veulent lutter, Iphigénie, elle, accepte, en effet, de se soumettre à son sort (5). Face à la colère d’Achille, Agamemnon, qui, dans un premier temps, avait failli renoncer au sacrifice par pitié pour sa fille, s’y résout car il se sent insulté dans son orgueil de roi et de chef (6). Cependant, un retour du roi sur la vision de l’horreur du sacrifice marque un nouveau revirement : il prépare la fuite de Clytemnestre et d’Iphigénie (7). L’intrigue amoureuse, la jalousie d’ Ériphile, elle aussi amoureuse d’Achille et témoin cachée de cette scène, révèle à Calchas ce projet, et Iphigénie, qui refuse l’appui de sa mère, d’Achille et d’Eurybate, est conduite à l’autel du sacrifice (8). Intervient alors le brutal coup de théâtre : l’annonce par le devin Calchas que la véritable « Iphigénie » exigée en sacrifice est, en réalité, Euriphile. Cela conduit au dénouement, situation finale rapidement posée dans les derniers vers : Ériphile se suicide, le mariage d’Iphigénie et d’Achille va avoir lieu, et la flotte se prépare à partir.
Le rôle des confidents
Racine est un homme du XVIIème siècle, et ses tragédies s’inscrivent dans le contexte de son temps. Le roi Louis XIV est entouré d’une suite, de courtisans et de gardes, et les règles de bienséances exigent qu’une femme jeune de haut rang ne sorte jamais sans être accompagnée d’une « dame d’honneur », d’une « suivante ». Il est donc impossible que le théâtre ne tienne pas compte de ces réalités, d’où la place accordée à des personnages, qualifiés de « confidents », dont le rôle, cependant, est bien plus complexe qu’un simple accompagnement.
Dans Iphigénie, trois personnages tiennent ce rôle :
-
Arcas, présenté comme « domestique » d’Agamemnon, terme à prendre dans le sens du XVIIème siècle : il est attaché à la « maison » du roi, non pas comme serviteur, mais comme un homme de sa suite, donc d’un certain rang.
-
Doris, « confidente d’Ériphile », appellation traditionnelle.
-
Aegine, « femme de la suite de Clytemnestre », dont le rôle, longtemps réduit à une simple présence muette, ne se développe que très peu à l’acte V, aux scènes 1 et 4.
Des révélateurs de l'intrigue
Le lien avec le passé
Quand un personnage entre en scène, le public ne dispose, pour le reconnaître, que de son costume, qui signale notamment son rang, ce qui l’oblige aussi à se nommer : « Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille », est le premier vers de la pièce, et, dans la scène 1 de l’acte II, c’est l’héroïne qui se présente comme « la triste Ériphile ». Mais le nom seul, même s’il est connu tel celui d’Agamemnon, er qu’Ériphile a déjà été présentée par Agamemnon, ne suffit pas pour comprendre l’action.
Le confident a donc pour rôle de retracer le passé des protagonistes, comme le fait Arcas dans sa longue première tirade de la scène d’exposition : « Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée, / Vous possédez des Grecs la plus riche contrée. », explique-t-il, avant de rappeler son rôle de chef des « vingt rois » qui s’apprêtent à partir à Troie, la flotte arrêtée, mais aussi le mariage prévu entre sa fille, Iphigénie, et Achille.
Agamemnon assis tenant son sceptre, fragment d'un couvercle de lékanis attique à figures rouges, vers 410-400 av. J.-C. Musée archéologique national de Tarente
Il en va de même pour Doris, grâce à laquelle nous apprenons plus précisément ce qu’a vécu Ériphile. Elle accentue la douleur d’une « captive », « dans les fers », capturée dans l’île de Lesbos : « […] dans le temps fatal que, repassant les flots, / Nous suivions malgré nous le vainqueur de Lesbos ». Elle met aussi en valeur la relation qui doit normalement séparer sa maîtresse et Achille, « Lorsque dans son vaisseau, prisonnière timide, / Vous voyiez devant vous ce vainqueur homicide ».
La présentation de la "crise"
Mais le confident permet aussi de découvrir la « crise » qui, ayant couvé en secret, éclate lorsque la tragédie débute. C’est ce qui explique que ses interventions sont souvent des séries de questions, comme le fait Arcas dans ses premières répliques : « Les vents nous auraient-ils exaucé cette nuit ? » (vers 8), « Et depuis quand, Seigneur, tenez-vous ce langage ? / Comblé de tant d’honneurs, par quel secret outrage / Les Dieux, à vos désirs toujours si complaisants, / Vous font-ils méconnaître, et h aïr leurs présents ? » (vers 13-16), « Votre Oreste au berceau va-t-il finir sa vie ?/ Pleurez-vous Clytemnestre, ou bien Iphigénie ? » (Vers 37-38) Le personnage se trouve alors contraint de dévoiler son « trouble », l’obstacle qui provoque la crise, ici l’oracle fatal. Même Aegine, dans ses rares interventions, se limite principalement à des questions à Iphigénie, « Quoi donc ? Qu'est-ce qui s'est passé? », ou à Clytemnestre : « Où courez-vous, Madame ? et que voulez-vous faire ? »
Doris, elle, procède différemment, non pas par un questionnement, mais par la mise en évidence d’un paradoxe : « vos yeux, de larmes moins trempés, / À pleurer vos malheurs étaient moins occupés », rappelle-t-elle à Ériphile, alors emmenée « prisonnière » par Achille, tandis qu’à présent, sa « douleur redouble et croît à chaque pas », même si sa situation est bien meilleure aux côtés de « l’aimable Iphigénie ». Elle provoque ainsi l’aveu par Ériphile de sa passion pour Achille.
Le partage des sentiments
Des révélateurs des âmes
L’étymologie du mot « secret », du latin « se-cernere », c’est-à-dire séparer en passant au crible, révèle sa fonction première : mettre à part quelque chose, pour le protéger, donc pour préserver son pouvoir sur autrui, qu’il s’agisse d’un pouvoir politique, social, religieux, ou, tout simplement, psychologique. Le secret conduit donc à maquer, ses désirs, ses pensées, ses peurs, ses sentiments de façon générale. Quand il partage un secret avec son « confident », le personnage lui ouvre donc son âme, et apporte ainsi au public les informations que lui donnerait un narrateur dans le roman.
Agamemnon et Arcas
Quand Agamemnon révèle à Arcas, le « secret sacrifice » offert à la déesse Diane et les paroles de l’oracle, la tirade qui suit le conduit à dépeindre son déchirement :
« Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer.
Je demeurai sans voix, et n’en repris l’usage
Que par mille sanglots qui se firent passage.
Je condamnai les dieux, et sans plus rien ouïr,
Fis vœu, sur leurs autels, de leur désobéir. »
D’un côté, il met en valeur l’amour pour sa fille :
De l’autre, il souligne le rôle d’Ulysse, qui lui a rappelé son devoir de roi :
« Il me représenta l’honneur et la patrie,
Tout ce peuple, ces rois, à mes ordres soumis,
Et l’empire d’Asie à la Grèce promis :
De quel front, immolant tout l’État à ma fille,
Roi sans gloire, j’irais vieillir dans ma famille. »
« Moi-même, je l’avoue avec quelque pudeur,
Charmé de mon pouvoir, et plein de ma grandeur,
Ce nom de roi des rois, et de chef de la Grèce,
Chatouillait de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse. »
Enfin, il avoue sa propre culpabilité, le souci de sa gloire :
Le public a ainsi une totale connaissance du dilemme d’Agamemnon, et comprendra mieux son attitude devant sa fille et son épouse, et ses revirements, tantôt pour éviter l’horreur du sacrifice, tantôt pour affirmer sa puissance, notamment face à Achille.
Ériphile et Doris
C’est en raison des encouragements de Doris, qui place au cœur de ses tirades la naissance inconnue de sa maîtresse, qu’Ériphile, par opposition, s’emploie à la détromper.
« Cet Achille, l’auteur de tes maux et des miens,
Dont la sanglante main m’enleva prisonnière,
Qui m’arracha d’un coup ma naissance et ton père,
De qui, jusques au nom, tout doit m’être odieux,
Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux. » (II, 1)
Elle finit par avouer son secret, sa passion, cause de sa douleur.
Mais, de ce fait, elle avoue aussi sa terrible jalousie envers Iphigénie.
« Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée,
Je n’accepte la main qu’elle m’a présentée
Que pour m’armer contre elle, et, sans me découvrir,
Traverser son bonheur, que je ne puis souffrir. » (II, 1)
Ainsi se justifie le rôle dramatique de ce personnage, défini par Racine, dans sa Préface : « Ériphile, « tombant dans le malheur où cette amante jalouse voulait précipiter sa rivale, mérite en quelque façon d’être punie, sans être pourtant tout à fait indigne de compassion. Ainsi le dénouement de la pièce est tiré du fond même de la pièce. »
Des témoins
Racine, par son éducation à Port-Royal, a une parfaite connaissance du théâtre de la Grèce antique. Or, toutes les tragédies accordent alors un rôle important au chœur. Il est composé de 12 choreutes à l’époque d’Eschyle, puis de 15 avec Sophocle, qui le divise en deux demi-chœurs dirigés par un coryphée : il évolue dans l’"orchestra", est chargé des parties chantées, qui séparent les épisodes, et ses remarques – et surtout celle du coryphée auquel sont confiées le plus importantes – construisent aussi un dialogue avec les protagonistes. Il illustre la fonction sociale du théâtre, en représentant les citoyens, qui, en assistant à l’action, la commentent et la jugent, selon les critères politiques, sociaux, moraux et religieux, alors en vigueur. Il peut ainsi, dès qu’éclate la crise, se lamenter, pleurer, en intensifiant ainsi la dimension tragique, mais aussi interroger, mettre en garde, révéler ce qui est inquiétant ou injuste, annoncer un châtiment…
Reconstitution du théâtre de Dionysos à Athènes, du temps des Romains, 1891. In Encyclopédie de J. Kürschner
Ce rappel permet d’éclairer les multiples rôles du confident dans les tragédies raciniennes.
Parfois, il n’offre qu’une présence muette ; il n'est qu'un témoin de l’action, une simple oreille attentive, et se contente d’offrir au personnage l’occasion de ce qui n’est, en réalité, qu’un monologue : c’est le cas par exemple dans la scène 8 de l’acte II, où Ériphile, comme le montre l’injonction, « Ne désespérons point », s’adresse davantage à elle-même qu’à Doris, sa confidente, ou dans la tirade de Clytemnestre face à Aegine : « Voyons s’il soutiendra son indigne artifice. » (IV, 2)
Mais il partage aussi les sentiments des protagonistes. Ainsi, par son exclamation, « Votre fille ! » (vers 63), Arcas s’associe à l’horreur exprimée par le roi. De même, Doris, dans l’acte II, scène 1, à la fois par ses interrogations, « Quoi, Madame ? », « Ah ! que me dites-vous ? », et par son exclamation, « Que je vous plains, Madame ! », montre qu’elle comprend la douloureuse lutte intérieure vécue par sa maîtresse. En cela, le confident est comme un miroir dans lequel le protagoniste peut se contempler : il y voit son double, avec ses chagrins, ses peurs, ses colères…
Des acteurs de l'action
Des conseillers
Cependant, dans la mesure où il représentait la norme sociale, le chœur antique pouvait rappeler au héros tragique sa nature mortelle, le ramener à moins d’excès, en l’alertant sur les dangers de l’ὕϐρις (hybris), le conseiller… Or, nous retrouvons ce rôle chez Racine.
Arcas
Quand Agamemnon, par exemple, apprend à Arcas sa première action alors qu’il se résout au sacrifice, prétendre qu’Achille, voulait hâter le mariage, son confident lui rappelle le risque d’usurper le nom d’Achille :
« Et ne craignez-vous point l’impatient Achille ?
Avez-vous prétendu que, muet et tranquille,
Ce héros, qu’armera l’amour et la raison,
Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom ?
Verra-t-il à ses yeux son amante immolée ? »
Malheureusement, Agamemnon ne se souviendra pas de ce conseil, et se laissera guider par son orgueil de roi, sa volonté d’imposer son pouvoir lors de sa confrontation avec Achille dans la scène 6 de l’acte IV.
Le guerrier Achille, Vème siècle av. J.-C. Détail d'un vase grec
Doris
De même, Doris fait preuve de sagesse, en reprochant à Ériphile d’avoir voulu venir en Aulide :
« Ne valait-il pas mieux, renfermée à Mycène,
Éviter les tourments que vous venez chercher,
Et combattre des feux contraints de se cacher ? »
Et, quand sa maîtresse lui révèle jusqu’où, poussée par sa haine, elle est prête à aller pour favoriser le sacrifice d’Iphigénie, sa rivale, l’effroi de Doris, « Quoi ? Que méditez-vous ? », suivi de son exclamation, « Ah ! quel dessein, Madame ! », est une tentative pour freiner son action, certes discrète mais bien comprise par Ériphile comme le prouve le rejet dans sa riposte parallèle : « Ah ! Doris ! quelle joie ! »
Des actants
Enfin, Racine va encore plus loin dans le rôle accordé à Arcas, qui se trouve directement impliqué dans l’action, à deux reprises.
C’est d’abord à lui qu’Agamemnon confie la lettre qui a pour but d’empêcher Clytemnestre et sa fille de venir rejoindre l’armée grecque : « Il faut montrer ici ton zèle et ta prudence », lui déclare-t-il avant de lui transmettre ses ordres précis. Or, si dans ce rôle, il échoue, il prend une initiative personnelle à l’acte III, scène 5, révéler la vérité à la reine, à la princesse et à Achille. Le confident trahit alors le « secret » (vers 904) confié par le roi : « Il l’attend à l’autel pour la sacrifier », avec la diérèse amplifiant l’horreur qui menace. Il accélère ainsi, au centre de la pièce, l’action tragique, en brisant le silence et en provoquant l’intervention d’Achille. Le confident ne se hausse pas, certes, à la hauteur du héros tragique ; cependant, nous mesurons, par le retard mis à dévoiler la vérité, qu’il a dû, lui aussi, se trouver déchiré entre la fidélité due à un roi qui lui a fait confiance, et la légitime pitié pour la jeune fille qui risque cette mort affreuse. S’il s’efface ensuite de l’action, nous retrouvons Arcas au moment du dénouement, quand il vient chercher la reine pour qu’elle soutienne la lutte d’Achille : « Venez, puisqu’il se tait, venez par vos discours / De votre défenseur appuyer le secours. » Le confident est donc devenu complice des protagonistes.
CONCLUSION
Dans Iphigénie, le tragique touche à trois domaines :
-
Le tragique de la raison d’État : il pèse sur Agamemnon, et est visible dans sa relation à Achille ou à Ulysse ;
-
Le tragique de la passion amoureuse, mesuré à travers les personnages féminins surtout, Ériphile et, à un moindre niveau Iphigénie face à sa rivale ;
-
Le tragique de la fatalité divine, représentée par le rôle de l’oracle, de la volonté divine transmise par Calchas.
Dans chacune de ces dimensions, le confident prend sa part, parfois une simple écoute, parfois plus importante, jusqu’à jouer un rôle dans l’action.
Il est aussi à la fois un intermédiaire entre les personnages, entre le personnage et sa conscience, et même entre les personnages et le public, par exemple pour illustrer sa surprise, sa colère ou sa pitié.
Le merveilleux dans Iphigénie
Est qualifié de « merveilleux » ce qui provoque un vif étonnement par son caractère étrange et extraordinaire. Mais très rapidement, le mot s’associe à l’idée de surnaturel : relèvent du merveilleux l’intervention même des divinités, et le résultat de leur intervention.
Contrairement au fantastique, qui joue sur le doute produit par l’écart entre l’événement étrange et la réalité, le merveilleux suppose l’adhésion de celui qui le découvre : le monde païen croit au « prodige », le monde chrétien croit au « miracle »… C’est aussi là ce qui différencie le merveilleux, admis, reconnu, dans une société donnée, et le fabuleux, qui, par son étymologie, le latin « fabula » qui signifie « mensonge », s’affirme fictif et n’entraîne aucune croyance.
Or, Iphigénie est une tragédie qui s’inspire de l’épopée, deux genres littéraires qui se rattachent au sacré : il est donc logique que Racine y fasse appel au merveilleux.
La présence du merveilleux
Le recours au merveilleux pose plusieurs questions au XVIIème siècle classique.
-
Il se heurte à l’exigence de vraisemblance, imposée par les règles classiques à partir de la Poétique d'Aristote : « Il est évident que l'œuvre du poète n'est pas de dire ce qui est arrivé, mais ce qui aurait pu arriver, ce qui était possible selon la nécessité ou la vraisemblance. » Ainsi, dès 1623, Chapelain affirme : « La vraisemblance est l'objet immuable de la poésie », la création littéraire au sens large.
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Mais le public en raffole, influencé par le lyrisme baroque, par l’opéra et par ce que l’on nomme alors les « pièces à machine » ! Ainsi aussi bien Corneille dans Médée, en 1635, que Molière, avec Amphitryon, en 1668, n’ont pas reculé devant l’usage du merveilleux.
-
Enfin, il y a une évidente contradiction entre le refus de montrer sur scène le merveilleux chrétien, ce qui est jugé sacrilège alors même que la France s’affirme « fille aînée de l’Église » catholique, et l’acceptation du merveilleux païen, parce qu’il relève de la culture humaniste.
Quels sont alors les choix effectués par Racine dans Iphigénie ?
La place de la mythologie
Par rapport aux personnages
En raison de l’inspiration antique, la mythologie fonde l’image des personnages : est rappelée, par exemple, la malédiction tragique qui pèse sur la famille des Atrides, et dont hérite le roi Agamemnon (cf. supra), sont mentionnés des héros du cycle troyen, tels Patrocle, le compagnon d’Achille, ou Télémaque, le fils d’Ulysse. Est aussi évoqué le destin promis à Achille.
« Les Parques à ma mère, il est vrai, l’ont prédit,
Lorsqu’un époux mortel fut reçu dans son lit :
Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d’ans sans gloire,
Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire.
Mais, puisqu’il faut enfin que j’arrive au tombeau,
Voudrais-je, de la terre inutile fardeau,
Trop avare d’un sang reçu d’une déesse,
Attendre chez mon père une obscure vieillesse ;[…] ? » (I, 2)
Dans l'intrigue
Elle est directement empruntée au cycle de la guerre de Troie : l’acte I en rappelle à la fois l’origine, l’enlèvement d’Hélène par « l’insolente flamme » (vers 229) de Pâris, et « la mer toujours fermée » (vers 185) qui interdit à la flotte de voguer vers Troie. Le choix des mots, « prodige », ou « miracle inouï », met en évidence le merveilleux, de même que la brutalité de l’événement, immédiatement relié à une intervention divine :
Une représentation de la flotte grecque
« Nous partions ; et déjà, par mille cris de joie,
Nous menacions de loin les rivages de Troie.
Un prodige étonnant fit taire ce transport ;
Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port.
Il fallut s’arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile.
Ce miracle inouï me fit tourner les yeux
Vers la divinité qu’on adore en ces lieux ; »
Les références aux « dieux », à « l’oracle », aux « présages » et à leur interprète « Calchas », se multiplient tout au long de l’acte I, mais disparaissent ensuite pour nous ramener au niveau des seuls humains, de leurs passions, de leurs faiblesses et de leurs forces, dans les actes II, III (sauf dans la scène 5, où Arcas vient révéler la vérité à Clytemnestre, Iphigénie et Achille) et IV. Mais c’est le merveilleux qui revient à l'acte V, pour soutenir le dénouement.
Le merveilleux dans le dénouement
Le merveilleux intervient en trois temps, tous particulièrement brusques :
C’est d’abord Clytemnestre qui l’introduit, sous l’effet de l’horreur de la scène du sacrifice qu’elle imagine, dans son égarement : « C’est le pur sang du Dieu qui lance le tonnerre… / J’entends gronder la foudre, et sens trembler la terre. / Un Dieu vengeur, un Dieu fait retentir ces coups. » (V, 4)
Puis, au moment même où Ériphile s’empare du « sacré couteau » de Calchas pour se sacrifier elle-même, les terribles manifestations des éléments naturels redoublent le merveilleux :
« À peine son sang coule et fait rougir la terre,
Les dieux font sur l’autel entendre le tonnerre ;
Les vents agitent l’air d’heureux frémissements,
Et la mer leur répond par ses mugissements ;
La rive au loin gémit, blanchissante d’écume ;
La flamme du bûcher d’elle-même s’allume ;
Le ciel brille d’éclairs, s’entr’ouvre, et parmi nous
Jette une sainte horreur qui nous rassure tous. » (V, 6)
Giovanni Battista Tiepolo, Le sacrifice d’Iphigénie, 1747-1750. Huile sur toile, 39 x 62. Kunsthalle Hambourg
Enfin, une dernière description reprend le merveilleux, mais indirectement présenté, comme la vision rapportée par un soldat, ce qui introduit une réelle distance, une incrédulité.
« Le soldat étonné dit que dans une nue
Jusque sur le bûcher Diane est descendue ;
Et croit que, s’élevant au travers de ses feux,
Elle portait au ciel notre encens et nos vœux. » (V, 6)
Le souci de vraisemblance
Il convient de se rapporter à la Préface d’Iphigénie, qui s’ouvre sur un long rappel de la façon dont les auteurs antiques ont représenté le sacrifice d’Iphigénie. Il conclut alors :
« J’ai rapporté tous ces avis si différents, et surtout le passage de Pausanias, parce que c’est à cet auteur que je dois l’heureux personnage d’Ériphile, sans lequel je n’aurais jamais osé entreprendre cette tragédie. Quelle apparence que j’eusse souillé la scène par le meurtre horrible d’une personne aussi vertueuse et aussi aimable qu’il fallait représenter Iphigénie ? Et quelle apparence encore de dénouer ma tragédie par le secours d’une déesse et d’une machine, et par une métamorphose, qui pouvait bien trouver quelque créance du temps d’Euripide, mais qui serait trop absurde et trop incroyable parmi nous ? »
Deux préoccupations ressortent dans ce paragraphe, d’abord le respect de la règle classique qui réclame que le dénouement soit « nécessaire », c’est-à-dire conforme au caractère du personnage et propre à satisfaire la morale. Ensuite, il insiste sur le refus d’un merveilleux inapproprié au XVIIème siècle, qui serait « trop absurde et trop incroyable ».
Rotrou, lui, dans son Iphigénie, créée en 1640, a conservé la légende qui fait directement intervenir la déesse, comme le signale la didascalie : « Il prend le couteau, et comme il veut porter le coup, il se fait un grand tonnerre. Iphigénie disparaît, et est enlevée au Ciel. » Racine, en revanche, a particulièrement cherché à unir le merveilleux, propre à la mythologie, et la vraisemblance. Ainsi, déjà rien n’est montré sur scène, mais rapporté par des récits, doublement distancé quand il introduit la remarque du soldat : il « croit » avoir vu… rien n’est moins sûr. Mais surtout, il a longuement préparé le dénouement, dès l’acte I, par plusieurs allusions à cette « fille du sang d’Hélène », qui se révélera être Ériphile, une « autre Iphigénie ».
Les fonctions du merveilleux
Sa fonction tragique
Racine renonce à la fonction scénique du merveilleux, c’est-à-dire à son aspect spectaculaire. En revanche, il le met au service du double rôle qu’Aristote, dans la Poétique assigne à la tragédie : susciter « la terreur » et « la pitié ».
Timanthe de Cythnos, Le Sacrifice d’Iphigénie, fin du Vème siècle av. J.-C.. Fresque, 138 x 140. Musée national archéologique, Naples
« Mais des nœuds plus puissants me retiennent le bras ;
Ma fille, qui s’approche, et court à son trépas ;
Qui, loin de soupçonner un arrêt si sévère,
Peut-être s’applaudit des bontés de son père :
Ma fille… »
Ainsi, lorsqu'il révèle à son confident, Arcas, la terrible prédiction, Agamemenon cherche à lui faire partager la compassion que lui-même éprouve pour elle, tout en l’amenant à partager aussi sa propre douleur.
C’est cette même image d’un « barbare spectacle » qu’il tente de placer devant les yeux d’Ulysse, et qui l’empêche de répondre à sa fille lors de leur première rencontre, dans l'acte II, scène 2. La tirade adressée par Clytemnestre à son époux fait encore davantage ressortir la terreur de cette mère, et la pitié face au sort promis à sa fille.
Sa fonction poétique
Le surnaturel permet aussi l’expression poétique, par exemple l’expression lyrique touchante d’Iphigénie quand elle évoque, face à son père, la mort qui l’attend.
« Est-ce donc être père ? Ah ! toute ma raison
Cède à la cruauté de cette trahison.
Un prêtre, environné d’une foule cruelle,
Portera sur ma fille une main criminelle,
Déchirera son sein, et d’un œil curieux,
Dans son cœur palpitant consultera les dieux !
Et moi, qui l’amenai triomphante, adorée,
Je m’en retournerai seule et désespérée ! » (IV, 5)
« Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Calchas une tête innocente ;
Et respectant le coup par vous-même ordonné,
Vous rendre tout le sang que vous m’avez donné. » (IV, 4)
De même, pour sa déploration dans l'exclamation qu'elle adresse à sa mère : « […] Ah, madame ! / Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour / Le malheureux objet d’une si tendre amour ! » (V, 3) C’est encore plus frappant dans l’invocation hallucinée lancée par Clytemnestre aux forces divines alors même qu’elle imagine l’horreur du sacrifice :
« Quoi ! pour noyer les Grecs et leurs mille vaisseaux,
Mer, tu n’ouvriras pas des abîmes nouveaux !
Quoi ! lorsque, les chassant du port qui les recèle,
L’Aulide aura vomi leur flotte criminelle,
Les vents, les mêmes vents si longtemps accusés,
Ne te couvriront pas de ses vaisseaux brisés !
Et toi, soleil, et toi, qui, dans cette contrée,
Reconnais l’héritier et le vrai fils d’Atrée,
Toi, qui n’osas du père éclairer le festin,
Recule, ils t’ont appris ce funeste chemin.
Mais, cependant, ô ciel ! ô mère infortunée !
De festons odieux ma fille couronnée
Tend la gorge aux couteaux par son père apprêtés !
Calchas va dans son sang… Barbares ! arrêtez :
C’est le pur sang du dieu qui lance le tonnerre… »
Sa fonction symbolique
Le merveilleux se charge, enfin, d’un sens symbolique. D’une part, il fait ressortir la puissance divine, qui accable l’homme, qui mesure alors qu’il n’est qu’un simple mortel, impuissant :
« Est-ce donc être père ? Ah ! toute ma raison
Cède à la cruauté de cette trahison.
Un prêtre, environné d’une foule cruelle,
Portera sur ma fille une main criminelle,
Déchirera son sein, et d’un œil curieux,
Dans son cœur palpitant consultera les dieux !
Et moi, qui l’amenai triomphante, adorée,
Je m’en retournerai seule et désespérée ! » (IV, 5)
Mais, surtout, dans sa tragédie, Racine met en évidence la justice divine, celle d’un Dieu capable de dispenser sa grâce aux innocents et de punir les coupables : Iphigénie échappe au sacrifice tandis qu’Ériphile ne trouve d’issue que dans le suicide.
Francesco Fontebasso, Le Sacrifice d’Iphigénie, vers 1749. Huile sur toile, 46 x 59. Collection privée
De plus, le portrait de Calchas, « plein du dieu qui l’agitait sans doute », souligne bien le fait qu’il agit en tant qu’intermédiaire du divin : ce sont bien les dieux qui ont déterminé le changement de victime.
À partir de ces remarques, comment ne pas penser au jansénisme de Racine, à la façon dont ce courant religieux représente la « grâce efficace et nécessaire » dont dépend le salut humain ?
De plus, le portrait de Calchas, « plein du dieu qui l’agitait sans doute », souligne bien le fait qu’il agit en tant qu’intermédiaire du divin : ce sont bien les dieux qui ont déterminé le changement de victime.
À partir de ces remarques, comment ne pas penser au jansénisme de Racine, à la façon dont ce courant religieux représente la « grâce efficace et nécessaire » dont dépend le salut humain ?
L'héroïne, Iphigénie
Le titre traduit sa position centrale dans la tragédie : elle est au cœur des interactions avec les autres protagonistes, son père, le roi Agamemnon, et sa mère, mais aussi le guerrier Achille, auquel elle est promise en mariage, et la jeune captive, Ériphile, sa rivale en amour. L’oracle, qui la destine au sacrifice, entraîne, en effet, des réactions et des sentiments contrastés chez ces personnages.
Mais l’intrigue aussi enrichit cette héroïne, en la faisant évoluer. Au début de la pièce, son ignorance du sort qui la menace souligne son innocence naïve ; mais, quand Arcas révèle la vérité, son comportement la hausse à une dimension tragique plus profonde.
Une héroïne amoureuse
Les élans amoureux d'une jeune fiancée
Comme ce mariage est voulu par Agamemnon, la pièce ne nous montre pas la naissance brutale d’une passion, ensuite vécue dans la douleur, car interdite, comme dans d’autres tragédies de Racine. Dans la pièce, c’est au personnage d’Ériphile, la captive amoureuse du bourreau qui devrait lui faire horreur, que Racine confie cette passion dévorante et destructrice.
Au contraire, chez Iphigénie l’amour est présenté comme un sentiment juste et licite : « Sa gloire, son amour, mon père, mon devoir, / Lui donnent sur mon âme un trop juste pouvoir. » (II, 3) Cependant, Racine doit répondre aux attentes du public de son temps, qui se plaît aux intrigues amoureuses. Il prête donc à son héroïne des élans amoureux, qui donnent à son amour plus de force : « Je l’attendais partout ; et d’un regard timide / Sans cesse parcourant les chemins de l’Aulide, / Mon cœur pour le chercher volait loin devant moi. » C’est ce qui lui permet de lui faire exprimer la crainte d’un amour trop tiède, son étonnement de ne pas trouver chez Achille le même élan alors même qu’il semblait « brûlant d’impatience » de conclure au plus vite le mariage. Il enrichit ainsi la personnalité de cette héroïne en mêlant à sa joie les incertitudes propres à l’amour déçu.
Racine joue ensuite sur le décalage entre l’ignorance d’Iphigénie face à l’absence d’Achille (« Lui seul ne paraît point ») – et l’explication que lui en donne sa mère (« Pour votre hymen Achille a changé de pensée » (II, 4), qui fait écho à ses doutes, – par rapport à la connaissance du public, qui sait, lui, la vérité.
Victoire Du Bois dans le rôle d’Iphigénie, mise en scène de Chloé Dabert.
Festival d’Avignon, 2018
La jalousie
En reprenant dans son exclamation la phrase même de sa mère, « Pour mon hymen Achille a changé de pensée ! », Iphigénie, humiliée, se hausse alors à la hauteur de la passion amoureuse en exprimant sa jalousie envers celle qu’elle considère comme une rivale, Ériphile. La passion amoureuse, chez Racine, se traduit toujours, en effet, par une expression violente, dirigée à la fois contre autrui et contre soi-même :
-
Dans les longues tirades de la scène V de l’acte II, Iphigénie s’en prend avec force à Ériphile : « Oui, vous l’aimez, perfide ! », « Perfide, cet affront se peut-il pardonner ? », « Vous triomphez, cruelle, et bravez ma douleur ».
-
Mais c’est aussi contre elle-même qu’Iphigénie dirige sa colère, due à son aveuglement, une blessure pour son orgueil : « Que faisais-je ? / Et quelle erreur fatale / M’a fait entre mes bras recevoir ma rivale ? »
Ériphile et Iphigénie, mise en scène de Chloé Dabert
C’est aussi cette jalousie orgueilleuse qui explique le bref moment de dépit amoureux, son rejet d’Achille dans la scène suivante.
L'amour sublimé
La rupture provoquée par la révélation d’Arcas, à l’acte III, qui apprend à Iphigénie le sacrifice prévu, ravive, dans la pièce, la place accordée à l’amour, mais sur un ton à nouveau différent. Aussi bien Achille qu’Iphigénie lient alors l’amour à la gloire, à la façon des héros cornéliens. D’abord Iphigénie, en implorant la liberté d’Ériphile, montre que son amour dépend aussi de la noblesse, de la clémence, dont saura faire preuve son futur époux :
« Montrez que je vais suivre au pied de nos autels
Un roi qui, non content d’effrayer les mortels,
À des embrasements ne borne point sa gloire,
Laisse aux pleurs d’une épouse attendrir sa victoire,
Et par les malheureux quelquefois désarmé,
Sait imiter en tout les dieux qui l’ont formé. » (IV, 5)
Mais une étape est franchie dans l’acte V, quand Iphigénie fait de sa mort un sacrifice mis au service de la gloire d’Achille :
« Songez, seigneur, songez à ces moissons de gloire
Qu’à vos vaillantes mains présente la victoire :
Ce champ si glorieux où vous aspirez tous,
Si mon sang ne l’arrose, est stérile pour vous. » (V, 2)
Ainsi, sa mort devient le moyen de donner à son amour pour Achille une dimension éternelle : il se hausse à la hauteur du mythe.
L'amour filial
« Si je n’ai pas vécu la compagne d’Achille,
J’espère que du moins un heureux avenir
À vos faits immortels joindra mon souvenir ;
Et qu’un jour mon trépas, source de votre gloire,
Ouvrira le récit d’une si belle histoire. »
Iphigénie face à sa mère
Dans l’acte II, la scène 4 entre Clytemnestre et sa fille nous permet de mesurer l’influence de cette mère orgueilleuse sur l’héroïne. En employant, en effet, le pronom « nous », par exemple quand elle lui donne ses ordres, « Ma fille, c’est à nous de montrer qui nous sommes », ou « rompons avec plaisir un hymen qu’il diffère », elle se confond avec sa fille, sans vraiment se soucier de ce que celle-ci peut ressentir, certaine qu’elle ne pourra que lui obéir. Et c’est effectivement ce qui se produit : Iphigénie se contente de manifester son trouble (« Qu’entends-je ? »), ou sa douleur.
Mlle George jouant Clytemnestre dans Iphigénie, de Jean Racine, en 1802
Mais cette douleur est intensifiée par celle de sa mère ; c’est d’ailleurs l’argument ultime qu’elle invoque, à la fin de son plaidoyer, pour tenter de fléchir son père : « Ma mère est devant vous, et vous voyez ses larmes : / Pardonnez aux efforts que je viens de tenter / Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter. » (IV, 4)
Lors du dénouement, c’est encore à la douleur de Clytemnestre que pense Iphigénie lorsqu’elle la presse de quitter le camp d’Aulis pour ne pas assister à l’horrible sacrifice : « Du bûcher qui m’attend, trop voisin de ces lieux, / La flamme de trop près viendrait frapper vos yeux. » C’est enfin à elle qu’elle réserve son ultime geste de tendresse, et son ultime appel au courage : « Daignez m’ouvrir vos bras pour la dernière fois, / Madame ; et rappelant votre vertu sublime… »
Iphigénie face à son père
La première rencontre entre Iphigénie et Agamemnon, à l’acte II, met en place, à travers le quiproquo tragique qui oppose la joie de la jeune fille au douloureux secret que lui cache son père, le double aspect de leur relation.
D’un côté, ce père est un roi, elle a été élevée dans la dignité d’une princesse, bercée du récit des exploits guerriers. Elle voue donc à Agamemnon un immense « respect », terme récurrent toutes les fois qu’elle parle de lui, qui explique qu’elle se soumette à ses ordres, d’où sa violente riposte face à Achille :
Nicolas-André Monsiau, Iphigénie en Aulide, 1817. Huile sur toile, 95 x 134. Musée des Beaux-Arts, Marseille
« Qui ? moi ? que, contre un père osant me révolter,
Je mérite la mort que j’irais éviter ?
Où serait le respect et ce devoir suprême… » (V, 2)
D’un autre côté, Racine laisse à son héroïne toute la tendresse d’une enfant aimante. Ainsi, face aux menaces lancées par Achille contre Agamemnon, elle insiste sur cet amour sincère et profond : « Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire, / Songez, quoi qu’il ait fait, songez qu’il est mon père. », et elle répète cette description de son enfance.
« C’est mon père, seigneur, je vous le dis encore ;
Mais un père que j’aime, un père que j’adore,
Qui me chérit lui-même, et dont jusqu’à ce jour
Je n’ai jamais reçu que des marques d’amour. »?
« Fille d’Agamemnon, c’est moi qui, la première,
Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père ;
C’est moi qui, si longtemps le plaisir de vos yeux,
Vous ai fait de ce nom remercier les dieux,
Et pour qui, tant de fois prodiguant vos caresses,
Vous n’avez point du sang dédaigné les faiblesses. »
CONCLUSION
Si les auteurs antiques, depuis l’épopée homérique jusqu’aux tragiques, s’étaient uniquement attachés au sacrifice d’Iphigénie, Racine, lui, a doublement enrichi la personnalité de cette héroïne.
D'une part, en prenant comme enjeu de son intrigue le mariage d’Iphigénie avec Achille, et grâce à l’ajout d’Ériphile, dans le rôle de la rivale, il répond au goût d’un public féru de péripéties amoureuses. Même si Iphigénie est loin de la violente passion d’autres héroïnes, telles Hermione dans Andromaque (1667) ou Phèdre (1677), les scènes de confrontation avec Achille ou sa jalousie lui permettent d’échapper à la fadeur d’une simple soumission à un mariage arrangé en la rapprochant de la grandeur des héroïnes cornéliennes.
D'autre part, il joue aussi sur les effets de contraste entre son statut social – elle est une princesse, élevée dans cette dignité et le « respect », terme récurrent dans toute la tragédie comme celui d’« obéissance », de ses nobles parents – et une personnalité plus touchante : elle est une toute jeune fille, fraîche, encore innocente, encore marquée par des doux souvenirs d’enfance, et qui vit avec naïveté son premier amour. En cela, il la rend plus propre à susciter la pitié des spectateurs.
Herbert Gustav Schmalz, Iphigénie, fille d’Agamemnon, vers 1900
Nous retrouvons ces deux facettes dans la longue tirade qu’elle adresse à son père dans l’acte IV, scène 4. Si elle commence, en effet, par affirmer sa soumission de « victime obéissante », elle met ensuite longuement en avant la tendresse qui les a unis, le « souvenir si tendre » de son enfance.
La mort dans Iphigénie
Rappelons l’étymologie grecque attribuée au terme « tragédie » : de τράγος, le bouc, et ᾠδή, le chant, elle renvoie au chant rituel qui accompagnait, lors des fêtes de Dionysos, le sacrifice du bouc, victime expiatoire dans l’antiquité. Cette cérémonie de purification fait donc de la mort un élément constitutif de la tragédie. Alors qu’à son époque, le théâtre a tendance à l’oublier, en mettant en scène des intrigues héroïques ou galantes, et même si Iphigénie n’est pas la plus sanglante de ses œuvres si nous la comparons aux cinq morts de La Thébaïde (1664) ou aux quatre morts de Bajazet (1672), Racine, lui, se conforme à cette dimension originelle, en accordant à la mort une place centrale dans ses intrigues.
Le rôle dramaturgique de la mort
Une menace latente
Dès l’exposition, l’héroïne, Iphigénie, est associée à la mort, de façon brutale comme le signale l’emploi du présent dans le rejet : « Si ma fille une fois met le pied dans l’Aulide / Elle est morte. » Nous retrouvons également la dimension sacrificielle et expiatoire de cette mort, accentuée par la diérèse : « […] pour fléchir l’inclémence des Dieux, / Il faut du sang peut-être, et du plus précieux ». Ainsi le lieu, l’Aulide, est représenté comme une sorte d’antichambre de la mort, symbolisée par l’immobilité de la flotte grecque, par une atmosphère lourde et étouffante.
Mais Iphigénie n’est pas le seul personnage sur lequel pèse la menace de mort. Il y a aussi l’ambiguïté de l’oracle, qui désigne « une fille du sang d’Hélène », menace plus diffuse et qui s’abat finalement sur Ériphile, et, surtout, menace future sur les guerriers grecs qui, tels Achille ou Ulysse, s’apprêtent à partir vers Troie pour livrer de mortels combats.
Dans la progression de l'intrigue
L’analyse de l’intrigue permet de construire un schéma qui montre l’action, sur l’héroïne, des forces de vie face à celles de mort. Illustrées par trois personnages, elles sont, a priori, en équilibre. Mais deux forces ambivalentes peuvent faire basculer l’intrigue d’un côté ou de l’autre : d’une part, la décision d’Agamemnon, selon qu’il écoute ses sentiments de père ou privilégie son rôle de roi ; d’autre part, les gardes grecs, selon qu’ils obéissent à leur roi ou se rangent du côté de la résistance d’Achille. Ces forces s’exercent sur Iphigénie qui, dès son entrée en scène, entreprend une marche vers la mort. Tant qu’elle reste en scène, elle est sauve ; l’intrigue a pour objectif de la faire sortir de scène pour aller vers sa mort. C’est, par exemple, cette volonté qui ressort des paroles d’Agamemnon à Clytemnestre, avec le rejet : « Vous pouvez à l’autel envoyer votre fille ; / Je l’attends. » (III, 1) Ses questions, au début de la scène 3 de l’acte IV, signalent ce même objectif.
C’est encore cet ordre qui conclut la scène 3 de l’acte V : « Eurybate, à l’autel conduisez la victime. »
« Que faites-vous, madame ? et d’où vient que ces lieux
N’offrent point avec vous votre fille à mes yeux ?
Mes ordres par Arcas vous l’avaient demandée :
Qu’attend-elle ? Est-ce vous qui l’avez retardée ?
À mes justes désirs ne vous rendez-vous pas ? » (IV, 3)
Dans le dénouement
La tragédie se résout de façon imprévisible et brutale, par le recours au « deus ex machina » représenté par la parole de Calchas. La mort frappe, en effet, là où on ne l’attendait pas, avec le suicide d’Ériphile, dont l’emploi du présent de narration, la diérèse sur l’adjectif, et l’effet de suspens produit par la virgule à la césure, suivi de l’enjambement, accentuent la violence : « Furieuse, elle vole, et sur l’autel prochain / Prend le sacré couteau, le plonge dans son sein. » Les vers suivants complètent la valeur sacrificielle de cette mort. Elle satisfait, en effet, les dieux : « À peine son sang coule et fait rougir la terre, / Les Dieux font sur l’autel entendre le tonnerre ». Ils expriment leur acceptation du sacrifice à travers la réaction terrible de tous les éléments, les « vents », la « mer », « la rive », la « flamme du bûcher », le « ciel » même qui « s’entrouvre ».
La peinture de la mort
Rappelons que les règles dites de « bienséance », édictées au XVIIème siècle par les théoriciens du classicisme, bannissent la représentation de la violence sur scène, afin de ne pas choquer le public. Elles posent trois grands interdits : l’intimité physique, donc la sexualité, la folie et ses excès, et la mort. Ainsi, la mort ne sera pas vue, mais dite.
Deux conceptions contradictoires figurent dans la pièce.
Des images positives
Du côté des guerriers grecs est mise en place une représentation plutôt élogieuse de la mort. Achille, par exemple, en digne héros de l’épopée antique, associe la mort à la gloire promise au valeureux combattant, dans une longue tirade de la scène 2 de l’acte I où il rappelle le destin « prédit » à sa mère : « Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d’ans sans gloire, / Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire ». Courir au devant de la mort est donc une façon de rivaliser avec les dieux, de se « rendre immortels comme eux-mêmes ».
Antonio Calliano, La Mort d’Hector et le Triomphe d’Achille, 1813. Fresque, Palais royal, Caserta
De même, l’autre guerrier, Ulysse, en invoquant face à Agamemnon la raison d’état, tente de toucher son sens de l’honneur, et lui lance une question rendue presque insultante par l’antithèse quantitative : « Le seul Agamemnon, refusant la victoire, / N’ose d’un peu de sang acheter tant de gloire ? »
Des visions sanglantes
Racine, parfois qualifié de « doux » par rapport à l’héroïsme des tragédies de son illustre prédécesseur, Corneille, s’est plu, au contraire, à multiplier des images cruelles de la mort, associée au sang, et, comme dans Iphigénie, à des corps déchiquetés. C’est ainsi, par exemple, qu’Ériphile revoit le « bras ensanglanté » d’Achille, lors du massacre de Lesbos, et que « son sang coule et fait rougir la terre » quand elle se poignarde.
« Un prêtre, environné d’une foule cruelle,
Portera sur ma fille une main criminelle,
Déchirera son sein, et d’un œil curieux,
Dans son cœur palpitant consultera les dieux ! » (V, 6)
Cela ressort tout particulièrement quand Clytemnestre imagine le sacrifice de sa fille dans une longue tirade où le futur soutient le rythme et les sonorités qui renforcent son indignation.
Destin ou liberté ?
Le récit du dénouement inscrit la mort d’Ériphile dans le merveilleux : elle est promise par l’oracle et les images la teintent de surnaturel. Racine atténue ainsi le fait qu’il s’agit en fait d’un suicide, strictement interdit par la religion chrétienne. Mais surtout, il a, dès l’entrée en scène d’Ériphile, insisté sur le destin fatal qui pèse sur elle : dans la première scène de l’acte II, elle rappelle à sa suivante, Doris, son abandon initial par ses parents, le douloureux exil dans lequel elle a grandi, et la menace de l’oracle : « Un oracle effrayant m’attache à mon erreur, / Et quand je veux chercher le sang qui m’a fait naître, / Me dit que sans périr je ne me puis connaître. »
Elle a ensuite connu l’exil, une négation de soi, puis, subissant le massacre commis par Achille à Lesbos, elle a vécu la mort comme un traumatisme initial et même son amour pour Achille lui est lié. Cela peut expliquer qu’elle n’ait guère d’hésitation à entraîner autrui dans la mort, sa rivale et son amant : « […] peut-être , approchant ces amants trop heureux, / Quelqu’un de mes malheurs se répandrait sur eux » (II, 1).
C’est en cela que, pour Ériphile, le suicide, qu’elle assume sans la moindre culpabilité, est une façon orgueilleuse d’échapper au destin, de reconquérir sa liberté, comme le révèlent ses ultimes paroles à Calchas : « Le sang de ces héros dont tu me fais descendre / Sans tes profanes mains saura bien se répandre. » C’est finalement cette mort volontaire qui sauve Iphigénie, écarte le tragique, et purifie collectivement en apportant « ce commun bonheur » mentionné à la fin de la pièce.
La signification de la mort
Felice Torelli, Le Sacrifice d’Iphigénie, 1730-1748. Huile sur toile, 80 x 98. Collection particulière
Par rapport aux personnages
Deux points de vue s’opposent face au tragique de la mort qui menace Iphigénie :
La pitié
Conformément à la tradition, Iphigénie revêt l’image de l’héroïne innocente, que la mort viendrait faucher dans un âge encore tendre. Ainsi, Racine met l’accent sur la pitié, car, quand elle évoque sa propre mort, jamais l’héroïne n’en envisage véritablement l’horreur physique Elle met davantage en avant son acceptation, par exemple face à Achille : « Vous voyez de quel œil, et comme indifférente, / J’ai reçu de ma mort la nouvelle sanglante : / Je n’en ai point pâli. » (III, 6) Par cette soumission, mise au service de l’honneur de son père et de la gloire des guerriers grecs, elle donne sens à sa mort. Mais c’est aussi cette résignation qui provoque la pitié des spectateurs.
La terreur
Par opposition, pour les autres personnages, sa mort est perçue comme inacceptable par son horreur, comme pour Agamemnon : « Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer. / Je demeurai sans voix, et n’en repris l’usage / Que par mille sanglots qui se firent passage. » (I, 1) Le refus violent de cette mort explique les scènes de conflit, entre Agamemnon et Ulysse par exemple ou face à son épouse, Clytemnestre, et qui conduit à son isolement. C’est alors la terreur que Racine met en évidence.
Timanthe de Cythnos, "Agamemnon", Le Sacrifice d’Iphigénie, fin du Vème siècle av. J.-C.. Fresque, 138 x 140. Musée national archéologique, Naples
Du point de vue des spectateurs
La fonction cathartique
Aristote, dans l’antiquité grecque, assigne à la tragédie une fonction cathartique, conformément à la conception antique : la mort infligée à un membre de la collectivité représente une expiation de la souillure qu’un acte criminel a entraînée. Elle est donc l’application de la vengeance divine contre le mortel coupable.
D’où la dimension cosmique qui imprègne le récit final d’Ulysse, avec l’antithèse entre l’expression « sainte horreur » et l’image des « éclairs » et le verbe « rassure » : « Le ciel brille d’éclairs, et parmi nous / Jette une sainte horreur qui nous rassure tous. » La description des réactions – et la mention de l’intervention de la déesse « Diane », même atténuée par la présentation « le soldat «étonné dit… », du fait que ce seulement des propos rapportés – donne une dimension cosmique et mythique à cette mort d’Ériphile. Ajoutons à cela que, quand l’épopée devient une tragédie, au théâtre, l’émotion du public est fortement accentuée par la présence de personnages en action.
L'effet produit par le dénouement
Parallèlement, Racine a longuement expliqué, dans sa Préface, l’importance du personnage d’Ériphile pour épargner la mort à l’innocente Iphigénie : « quel plaisir j’ai fait au spectateur, et en sauvant à la fin une princesse vertueuse pour qui il s’est si fort intéressé dans le cours de la tragédie, et en la sauvant par une autre voie que par un miracle qu’il n’aurait pu souffrir, parce qu’il ne le saurait jamais croire. », explique-t-il. Ainsi, le spectateur a pu éprouver des émotions violentes durant la tragédie, mais sans dommages pour lui puisqu’à la fin il est soulagé en voyant, même s’il peut tout de même plaindre Ériphile pour son douloureux destin, que le bien triomphe du mal.
CONCLUSION
Comment ne pas penser, à l’issue de cette étude, aux ouvrages critiques de Gaston Bachelard ? Il s’emploie à montrer la puissance des images, plus fortes, selon lui, que les idées et même que la réalité qu’elles expriment : « la Poésie est un Règne du langage. Le Règne poétique n’est plus en continuité avec le Règne de la signification. », déclare-t-il à la fin de l’introduction à Fragment d’une Poétique du feu, œuvre parue à titre posthume en 1988. Inutile donc de montrer la mort, la dire, la mettre en forme à travers les images poétiques frappe encore davantage pour inspirer la terreur et la pitié, sentiments que doit, selon Aristote, provoquer la tragédie.
Les choix de Racine s’expliquent d’abord par sa formation helléniste à Port-Royal : fidèle à ses modèles antiques, il a su adapter leur violence aux exigences de son époque. Mais sa formation janséniste a certainement joué aussi un rôle. Alors que chez Corneille, les héros vont vers la mort en triomphant, auréolés de gloire, chez Racine, ils ne cherchent pas la mort, mais la subissent. Ses héros sont, en fait, impuissants : la mort est le prix de leur désir, de leur passion. Chez Racine, aucune échappatoire : on meurt si l’on cherche à étouffer ce désir, mais on meurt – ou l’on fait mourir – si on lui donne libre cours.
Explication : Acte I, sc. 1 : vers 63 - 96
INTRODUCTION
Traditionnellement, la première scène forme l’exposition de la tragédie, dont le rôle est double :
-
informer le public en lui présentant le cadre spatio-temporel, les principaux personnages, et la situation antérieure pour lui permettre d’entrer dans l’action ;
-
retenir son attention, le séduire, en posant l’enjeu de la tragédie, en créant un horizon d’attente, et en suscitant immédiatement son émotion.
La scène – et là aussi c’est un procédé fréquent – met face à face le roi Agamemnon et son confident, Arcas, présenté comme son « domestique », c’est-à-dire attaché à la personne royale. Leurs premiers échanges rappellent la situation, héritage de l’épopée homérique, l’Iliade : les guerriers grecs, dirigés par le roi Agamemnon, s’apprêtent à voguer vers Troie, pour reprendre Hélène, épouse de Ménélas, frère d’Agamemnon, qui a été enlevée par Pâris, prince troyen. Mais, au moment du départ, un « prodige étonnant » arrête la flotte grecque à Aulis : « Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port. » Tombe alors l’oracle, prononcé par le devin Calchas : les dieux exigent le sacrifice d’« [u]ne fille du sang d’Hélène ».
La précédente tirade d’Agamemnon se termine sur le rappel de cet oracle : « Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie / Sacrifiez Iphigénie », injonction soulignée par la diérèse, qui provoque l’exclamation épouvantée dArcas : « Votre fille ! »
La tirade étudiée présente le douloureux dilemme alors vécu par celui qui est à la fois père et roi, d’où les quatre étapes qui la construisent.
Pour lire l'extrait
La première réaction d'un père : vers 63-70
L'effroi
En écho à l’exclamation d’Arcas, le premier mot d’Agamemnon, « Surpris », traduit sa réaction de terreur, développée ensuite par la description de ses manifestations physiques, violentes : « Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer. » Il vit une véritable paralysie, qui le réduit au silence : « Je demeurai sans voix ». Ces premiers vers sont soutenus par une allitération en [ s ] qui semble reproduire cette douleur qui s’insinue dans tout son être, jusqu’à son explosion : « mille sanglots ». L’adjectif numéral hyperbolique est encore accentuée par le [ e ] muet prononcé devant une consonne selon les règles de la versification classique.
La révolte
Le premier mouvement de ce père est donc la révolte, qui le pousse à résister à l’ordre de l’oracle : « Je condamnai les Dieux, et sans plus rien ouïr, / Fis vœu sur leurs autels de leur désobéir ». L’accumulation d’un lexique négatif (« condamnai », « sans », « rien », « désobéir »), tout en marquant la force de la résistance d’Agamemnon, traduit aussi sa faute, que l’antiquité désigne sous le terme d’« hybris », démesure d’un mortel qui a l’audace de se dresser contre les dieux.
Cependant, le choix des temps dans les deux vers suivants annonce le futur revirement du roi par rapport à sa réaction initiale, accentuée par la diérèse sur le verbe « congédier » : « Je voulais sur-le-champ congédier l’armée ». C’est ce qui explique sa question rhétorique, expression d’un regret : « Que n’en croyais-je alors ma tendresse alarmée ? » Ce premier mouvement de révolte n’a donc pas duré…
L'intervention d'Ulysse: vers 71-78
Le personnage d'Ulysse
Racine se souvient de l’image traditionnelle d’Ulysse, « le rusé Ulysse », « l’industrieux Ulysse » dans l’épopée homérique, quand Agamemnon mentionne « sa cruelle industrie ». Son habileté se manifeste d’abord par une forme d’hypocrisie, car il a très bien compris que s’opposer brutalement à un père désespéré n’obtiendrait aucun résultat et qu’il valait mieux attendre que le premier temps de douleur extrême, dépeint par l’hyperbole « torrent » pour dépeindre les larmes, soit passé : « en apparence approuvant mes discours / De ce premier torrent laissant passer le cours ».
Mais, en développant ce rôle d’Ulysse, Agamemnon apporte, dans un premier temps, une excuse à son revirement.
Giovanni Domenico Tiepolo, La procession du cheval dans Troie, vers 1760. Huile sur toile, 38,8 x 66,7. National Gallery, Londres
Une habile argumentation
C’est donc au roi que choisit de s’adresser Ulysse, d’abord en posant les deux valeurs qui soutiennent le pouvoir royal : « l’honneur et la patrie ». La longue énumération qui suit, sur un rythme en gradation, scandé par l’insistance sur les mots terminés par des [ e ] muets prononcés, déroule, aux yeux d’Agamemnon, toutes les preuves de son rôle suprême : « Tout ce peuple, ces rois à mes ordres soumis / Et l’empire d’Asie à la Grèce promis : ». Ulysse a donc parfaitement su toucher le point faible d’Agamemnon, son orgueil de roi suprême. L’ordre des deux derniers vers de son argumentation est, sur ce point, révélateur. Il fait, en effet, d’abord appel aux exigences de sa fonction de roi, qu’il ne respecterait pas en refusant d’aller combattre à Troie : « De quel front immolant tout l’État à ma fille ». Par ce renoncement, il manquerait à « l’honneur » en faisant passer sa famille avant l’intérêt de sa « patrie ». Mais, en terminant par la description insultante, « Roi sans gloire, j’irais vieillir dans ma famille. », Ulysse a voulu toucher davantage l’ambition personnelle, qui anime tout roi guerrier.
Le dilemme d'Agamemnon : vers 79-88
L'aveu de faiblesse
Tout en ayant rejeté la première faute sur l’argumentation d’Ulysse, Agamemnon reconnaît cependant sa propre culpabilité : « Moi-même, je l’avoue avec quelque pudeur ». Les arguments d’Ulysse ont trouvé un écho en lui-même, agissant comme un révélateur de son « orgueilleuse faiblesse », oxymore qui marque l’effacement de sa réaction de père pour privilégier sa fonction royale : « Charmé de mon pouvoir et plein de ma grandeur / Ces noms de roi des rois et de chef de la Grèce » ont donc été irrésistibles. Le terme « charmé », tout comme le verbe « [c]hatouillaient », révèlent la puissance de cet orgueil qu’Agamemnon porte en lui, au point de lui faire oublier son amour paternel.
Agamemnon assis tenant son sceptre, vers 410-400 av. J.-C. Fragment d'un couvercle de lékanis attique à figures rouges, Musée archéologique national de Tarente
La culpabilité des dieux
Mais, aussitôt après, comme pour, à nouveau, se fournir une excuse, Agamemnon fait intervenir une autre puissance, celle des « Dieux » qui « toutes les nuits » viennent hanter son « léger sommeil ». La valeur supérieure de ce pouvoir est mise en évidence par l’exclamation, introduite par l’hyperbole « Pour comble de malheur ». Racine retrouve ici l’image des dieux cruels propre à l’antiquité grecque, qui affirment leur pouvoir face aux simples mortels : « Vengeant de leurs autels le sanglant privilège, / Me venaient reprocher ma pitié sacrilège ! » Pour de tels dieux, la « pitié », sentiment naturel pour un père, ne peut qu’être une faute, et cela annonce le châtiment divin qui le guette s’il ne respecte pas l’ordre de l’oracle.
C’est à nouveau à l’antiquité, au portrait de Zeus-Jupiter, que Racine emprunte la vision de la menace divine : « […] présentant la foudre à mon esprit confus, / Le bras déjà levé ».
Le choix douloureux : vers 89-96
Ambrosius Bosschaert, dit Ambroise Dubois, Jupiter lançant la foudre, XVIIème siècle. Peinture, 196 x 193. Plafond de la Galerie de Diane, château de Fontainebleau.
Le revirement
Agamemnon conclut cette présentation du dilemme vécu par un choix qui inverse son premier mouvement. Le déchirement de celui qui reste tout de même un père est illustré par le rythme haché des deux vers : « Je me rendis, Arcas ; et, vaincu par Ulysse, / De ma fille, en pleurant, j’ordonnai le supplice. » L’ordre des mots, avec l’antéposition du complément « De ma fille », traduit le recul devant la vision terrible du sacrifice, « le supplice », rejeté à la fin de la phrase. Cependant, notons qu’à nouveau, Agamemnon insiste sur l’influence nocive d’Ulysse…
La ruse d'Agamemnon
Or, Agamemnon est parfaitement conscient que son choix le conduit à devoir affronter une autre résistance, celle de son épouse Clytemnestre : « Mais des bras d’une mère il fallait l’arracher. » La reprise du verbe d’obligation, « falloir », dans l’exclamation qui suit est un autre signe de faiblesse, le recours à une ruse, à cette même « cruelle industrie » qu’il reprochait précisément à Ulysse : « Quel funeste artifice il me fallut chercher ! » Est alors introduit un des fondements de l’intrigue de la tragédie, l’amour d’Achille et son mariage prévu avec Iphigénie : « […] ce guerrier, pressé de partir avec nous / Voulait revoir ma fille, et partir son époux. » La répétition du verbe « partir » met en évidence l’enjeu même de la pièce : le départ de la flotte pour Troie pourra-t-il avoir lieu ? Et, conséquence de cette question, Iphigénie devra-t-elle être sacrifiée.
Agamemnon n’a donc pas reculé devant un mensonge pour satisfaire l’exigence de l’oracle. De ce fait, l'image du personnage se trouve déjà altérée.
CONCLUSION
Dans cette longue tirade, Agamemnon développe un plaidoyer, destiné à justifier son choix aux yeux d’Arcas – mais sans doute d’abord à ses propres yeux. D’où une construction qui pose les deux choix, inverses, soulignant ainsi son dilemme : épargner sa fille, le choix du père posé au début, la sacrifier, en fin de tirade. Au centre de la tirade figure l’argumentation, dont la structure traduit la façon dont Agamemnon atténue sa propre culpabilité. Il l’encadre, en effet, par deux accusations : la première vise Ulysse, dont l’influence a été déterminante ; la seconde rejette la responsabilité sur des dieux cruels, impitoyables. Ainsi seuls quatre vers marquent l’aveu de sa propre faiblesse, une orgueilleuse ambition.
Masque mortuaire en or repoussé, dit masque d’Agamemnon, vers 1600-1500 av. J.-C. Musée archéologique d’Athènes
En même temps, cette tirade répond parfaitement au rôle d’une exposition. Nous y découvrons le caractère du personnage principal, Agamemnon, et le dilemme qu’il expose nous rappelle que la crise a commencé avant l’ouverture de la tragédie, dont l’enjeu est ainsi posé : quel sentiment l’emportera ? L’amour d’un père pour sa fille, ou l’orgueil d’un roi qui se veut tout-puissant ? Parallèlement, Racine nous rappelle la fonction même de la tragédie, posée par Aristote : inspirer à la fois la pitié devant la menace qui pèse sur une victime innocente, et la terreur que suscite l’image de la fatalité qui, selon l’héritage antique, accable la famille des Atrides.
Explication : Acte II, scène 2
INTRODUCTION
Dans l’acte I d’Iphigénie, l’exposition nous apprend à la fois les circonstances de la crise et le douloureux dilemme vécu par Agamemnon : l’absence de vent, vengeance de la déesse Artémis (Diane, pour les Romains), empêche le départ des guerriers grecs vers Troie pour reprendre Hélène, épouse du roi Ménélas enlevée par le prince troyen, Pâris. Pour apaiser la déesse, un sacrifice est exigé, « une fille du sang d’Hélène », et le nom d’Iphigénie est lancé, fille du roi suprême des Grecs, Agamemnon. D’abord convaincu que son pouvoir royal lui commande d’obéir aux dieux, il donne l’ordre de faire venir sa fille à Aulis sous prétexte de conclure son mariage avec le guerrier Achille ; puis il change d’avis, et envoie un courrier pour empêcher son voyage. Mais son revirement intervient trop tard. À la fin de l’acte I, est annoncée l’arrivée au camp des Grecs, à Aulis, de la reine Clytemnestre et de sa fille accompagnées de la jeune Ériphile, captive que protège Iphigénie, présente, avec sa confidente Doris, à cette scène 2 de l’acte II..
C’est à la tragédie Iphigénie à Aulis (405 av. J.-C.) de l’auteur grec Euripide que Racine reprend la scène de
rencontre entre le père et la fille.
Comment l’ambiguïté de l’échange entre le roi et Iphigénie met-elle en évidence les ressorts du tragique ?
Pour lire l'extrait
Pour voir le texte d'Euripide
Deux personnages en opposition
Le portrait de chacun des personnages mis face à face repose sur un contraste, qui permet à Racine d’accentuer leur dimension tragique.
Le portrait d'Agamemnon
C’est parce qu’Agamemnon est à la fois roi et père qu’il vit ce terrible déchirement.
La grandeur d’un roi
Son statut de roi est rappelé, à plusieurs reprises, par Iphigénie. Elle l’interpelle par son titre, « Seigneur », mentionne son « rang », tout comme celui sa mère, désignée comme « la reine », et elle insiste, dans une question rhétorique : « À de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ? »
En multipliant les allusions à la situation historique, au cadre guerrier, elle accentue encore sa gloire : « Quel plaisir de vous voir et de vous contempler /Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller ! / Quels honneurs ! quel pouvoir ! Déjà la renommée / Par d’étonnants récits m’en avait informé ». Le rythme de ces vers, le lexique hyperbolique, la modalité exclamative traduisent cette toute-puissance royale, un « spectacle charmant ». L’image de la « renommée », divinité grecque allégorique, lui accorde la valeur d’un héros et l’élan d’enthousiasme final le hausse presque à l’état de dieu, adoré et respecté : « avec quel amour la Grèce vous révère ! »
L'allégorie de la Renommée, Porte Héré, place Stanislas, Nancy
Sa faiblesse
Cependant, dans son comportement, tout révèle la faiblesse d’Agamemnon. Les trois premiers vers que lui adresse Iphigénie, avec ses interrogations et l’enjambement qui met en relief le verbe « dérobent », « Seigneur, où courez-vous ? et quels empressements / Vous dérobent sitôt à nos embrassements ? / À qui dois-je imputer cette fuite soudaine ? » signalent le jeu de scène : il cherche à éviter la confrontation qu’il redoute. D’où, aussi, la sécheresse de ses répliques, et, surtout, son aparté, où il invoque l’appui divin : « Grands dieux ! à son malheur dois-je la préparer ? » Il semble donc incapable d’assumer son propre choix, et ses répliques se réduisent, au fil de la scène, à de douloureuses exclamations, « Ah ! ma fille ! », « Hélas ! », jusqu’à une véritable paralysie de la parole : « Je ne puis. », « Vous vous taisez. »
Ainsi ce roi, derrière son apparence de toute-puissance, cache en réalité une culpabilité qui lui ôte toute force.
Le portrait d'Iphigénie
Chez Iphigénie également, le contraste est significatif.
Son statut de princesse
D’un côté, elle exprime toute sa fierté, qui vient de son statut de princesse, « Quel bonheur de me voir la fille d’un tel père ! », qu’elle revendique sous les yeux de son amie Ériphile : « J’ai fait gloire à ses yeux de ma félicité ». Protéger celle-ci, n’est-ce pas une façon d’affirmer la supériorité que lui vaut le rang de son père ? C’est aussi ce qui explique qu’elle se comporte en fille soumise, manifestant au roi son « respect », son désir de lui obéir : « Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycène ? »
Une jeune fille innocente
Cependant, d’un autre côté, Racine veille à contrebalancer cette rigidité de princesse en lui donnant plus que ne le faisait Euripide, fraîcheur et innocence.
Il lui prête la spontanéité d’une jeune fille heureuse de son mariage avec un héros jeune, beau et noble, Achille, et, tout simplement, la « joie » de revoir son père, marquée par l’élan de sa première réplique, interrompue par son père, mais aussitôt réitérée, « Que cette amour m’est chère ! / Quel plaisir de vous voir et de vous contempler […] ! », et le terme « joie » est repris avec insistance : « Je sens croître ma joie ».
L’héroïne recréée par Racine ne peut donc qu’attirer sur elle la pitié du public devant le sort qui lui est promis.
Les ressorts du tragique
Toute la scène est construite sur le décalage entre le sort terrible qui menace l’héroïne, le sacrifice, connu, bien sûr du roi, son père, mais aussi du public, et l’ignorance d’Iphigénie, propre à susciter la compassion de ce public.
Le décalage des sentiments
Ainsi, le décalage des sentiments structure toute la première partie de la scène.
La naïveté d'Iphigénie
Racine souligne le bonheur d'Iphigénie, en multipliant, par exemple, la modalité exclamative dans le vibrant éloge de son père, mais aussi par la double mention de sa « joie », jusqu’à sa conclusion : « Quel bonheur de me voir la fille d’un tel père ! »
De même, ses questions traduisent son incompréhension devant la froideur de son père : « Quelle félicité peut manquer à vos vœux ? / À de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ? » Racine met donc en valeur une naïveté qui ne peut qu’émouvoir le spectateur, qui, lui, est au courant.
La douleur d'Agamemnon
Par opposition, c’est la douleur qui ressort des répliques d’Agamemnon, et la raison en est donnée dès sa première réplique, « Eh bien, ma fille, embrassez votre père ; / Il vous aime toujours. », qui efface totalement le statut de roi que vient de rappeler Iphigénie. De même, sa réponse à l’exclamation de l’héroïne, « Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux. » révèle, par son ironie amère, toute la cruauté du sort qui l’accable, injuste pour la jeune fille. Le verbe dans l’affirmation de celle-ci, « J’ai cru n’avoir au ciel que des grâces à rendre » met en évidence une forme d’ironie tragique, qu’amplifie l’aparté qui suit, avec le terme antithétique « son malheur ». Enfin, sa question, « N’osez-vous sans rougir être père un moment ? », ne peut qu’être perçue comme la plus terrible des accusations par Agamemnon. Ce qui le conduit à se sentir coupable, à « rougir », l’attitude que commente d’ailleurs sa fille, « Vous vous cachez, seigneur, et semblez soupirer ; / Tous vos regards sur moi ne tombent qu’avec peine », c’est précisément le contraire : il a oublié d’être père pour obéir à l’oracle, et a privilégié sa fonction royale à sa tendresse pour sa fille.
Jules Massard, Agamemnon accueille Iphigénie et sa mère. Gravure, fin du XIXème siècle. Bibliothèque de l'Arsenal, Paris
Le quiproquo tragique
L’héroïne de Racine s’inscrit parfaitement dans le registre tragique, dans la mesure où elle révèle l’illusion des mortels face à leur propre destin, dont ils ne sont pas les maîtres, mais aussi la cruauté des dieux. Ils semblent prendre plaisir à frapper les mortels alors même que ceux-ci atteignent le sommet, de la gloire pour le roi, du bonheur pour sa fille. « D’un soin cruel ma joie est ici combattue », déclare Agamemnon, et l’emploi de la forme verbale passive montre bien l’impuissance de tout homme quand les dieux deviennent ses ennemis.
Cette ironie tragique s’accentue dans la seconde partie de la scène, fondée sur la stichomythie, rapide échange vers à vers où les personnages s’opposent en reprenant les mots en écho. Ici, Racine joue sur le double sens du mot dominant dans chacune des répliques. Le verbe du souhait de la jeune fille, « Périsse le Troyen, auteur de nos alarmes ! », puisqu’elle attribue les réactions de son père à sa fonction de chef de guerre, est repris, dans la riposte du roi, par le nom : « Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes. » Iphigénie ne peut que comprendre, dans cette phrase, l’annonce des morts dans le camp grec avant d’obtenir la victoire, tandis que, pour le roi, cette « perte » est celle de sa fille, le sacrifice exigé pour que la flotte puisse voguer vers Troie et conquérir la ville. C’est cette incompréhension qui explique le nouveau souhait d’Iphigénie, « Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours ! », alors qu’Agamemnon, lui, inverse leur image : « Les dieux depuis un temps me sont cruels et sourds. »
Carle Van Loo, Le sacrifice d’Iphigénie, 1757. Huile sur toile, 426 x 813. Château de Potsdam, Berlin
Encore plus tragique est le contraste entre l’impatience d’Iphigénie à propos de ce « pompeux sacrifice », comme toute jeune fille se réjouissant à l’avance d’une belle fête, et le souhait du roi, nouvelle accusation des dieux : « Puissé-je auparavant fléchir leur injustice ! »
La fin de la scène accentue le quiproquo tragique, avec le rythme qui s’accélère : à « L’offrira-t-on bientôt ? », autre signe d’enthousiasme d’Iphigénie, réplique la déploration d’Agamemnon, « Plus tôt que je ne veux. ». La réponse finale à ses questions insistantes, « Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux ? / Verra-t-on à l’autel votre heureuse famille ? », est terrible par le double sens qu’elle prend. Là où la jeune fille ne peut voir, dans « Vous y serez, ma fille. » que la réponse positive qu’elle souhaitait, le public, lui, mesure la cruauté du choix de ce père qui la voit déjà en victime.
CONCLUSION
Ce dialogue répond à la double exigence du registre tragique, provoquer la terreur et la pitié. Racine y accentue, en effet, la faiblesse des humains, victimes de dieux cruels, qui se jouent d’eux, leur font croire au bonheur possible, gloire militaire pour Agamemnon, ou heureux mariage, pour Iphigénie, pour mieux les réduire à néant ensuite. Il nous laisse mesurer la douleur de ce père, et imaginer l’horrible sacrifice d’une jeune fille tendre et innocente.
Parallèlement, le choix de reprendre cette héroïne permet à Racine de s’interroger sur le sens du sacré : les dieux sont très présents dans le dialogue, soit pour leur rendre grâce, soit pour les accuser, ou encore implorer leur appui, voire leur clémence. Ils apparaissent tout-puissants, faisant des mortels les jouets de leur volonté. Cependant, les hommes ne sont-ils pas aussi victimes de leurs propres passions ? Agamemnon ne s’est pas opposé à cet oracle, n’a pas renoncé à son rôle de chef de l’armée grecque, il porte donc sa part de culpabilité dans la mort promise à sa fille. Dans ce double aspect, nous pourrions voir un écho du jansénisme de Racine. Agamemnon illustre parfaitement une des passions humaines reprise de saint Augustin dans l’Augustinus (1640) de Jansenius, la "libido dominandi", amour du pouvoir, force de l’ambition et de l’orgueil. Ce sont des êtres qui n’ont pas reçu « la grâce », qui sont encore plongés dans le péché originel, l’amour de soi au lieu de l’amour de Dieu. Ce serait peut-être cette vérité que Racine chercherait à faire éclater aux yeux de son public.
Explication : Acte II, scène 5, vers 670-700
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INTRODUCTION
L’acte II d’Iphigénie s’ouvre sur l'arrivée à Aulis de la reine Clytemnestre et de sa fille, Iphigénie : elles pensent venir pour célébrer le mariage prévu entre la jeune princesse et le guerrier grec Achille. Mais, en réalité, Iphigénie doit être sacrifiée pour satisfaire la déesse Diane qui, en arrêtant les vents, empêche la flotte grecque de partir rechercher Hélène, épouse de Ménélas – frère d’Agamemnon – enlevée par le prince troyen, Pâris. Elles sont accompagnées d’Ériphile et de sa confidente Doris : lors de la victoire d’Achille à Lesbos, celle-ci a été faite captive… Alors que, généreusement, Iphigénie plaide en sa faveur pour que la liberté lui soit rendue, Ériphile avoue à Doris qu’elle brûle d’amour pour son vainqueur.
Troublée par la froideur de l’accueil de son père, le trouble d’Iphigénie s’accentue quand sa mère lui apprend qu’« Achille a changé de pensée » et renoncerait au mariage, ruse imaginée par le roi pour les renvoyer à Mycènes avant le terrible sacrifice. C’est Clytemnestre qui, cherchant une explication à ce rejet, instille dans l’esprit de sa fille les premiers doutes : elle accuse Ériphile de « desseins secrets », d’un amour caché pour Achille. Dans ce passage, la jalousie d’Iphigénie explose violemment contre sa rivale.
À travers cette confrontation entre deux femmes amoureuses, quelle peinture de la passion amoureuse Racine nous propose-t-il ?
Du doute à la certitude : vers 670-678
L'accusation
Les quelques mots de Clytemnestre ont fait leur chemin dans l’esprit d’Iphigénie. Malgré le prétexte invoqué par Ériphile au peu d’empressement mis à quitter Aulis, « Je voulais voir Calchas avant que de partir », les soupçons d’Iphigénie s’accroissent : « Un moment toutefois éclaircit plus d’un doute » donne l’impression d’une lumière soudaine, qui lui fait ouvrir les yeux, d’où la répétition de « je vois ». Sa jalousie interprète alors la réaction d’Ériphile, « c’est trop vous presser », et l’antéposition de l’adverbe souligne son propre aveuglement : « Je vois ce que jamais je n’ai voulu penser ».
Cependant, son trouble l’empêche d’accuser ce fiancé perdu. Sa phrase reste inachevée avec les points de suspension, « Achille… », et elle rejette la culpabilité sur sa rivale, en insistant, par le choix verbal, sur la violence de la passion que celle-ci éprouverait : « Vous brûlez que je ne sois partie. » La négation « ne », ici explétive, traduit aussi l’impatience d’Ériphile, sa crainte que le départ d’Iphigénie ne retarde encore sa possibilité de vivre son amour pour Achille.
Mais sa longue tirade ne procède plus par simple allusion. Le cri lancé, qui interrompt la riposte d’Ériphile, « Oui, vous l’aimez, perfide ! », formule clairement la double accusation : un amour illégitime, mais, surtout, une trahison de celle qui s’était comportée en amie sincère pour lui faire retrouver sa liberté.
Le déni d'Ériphile
Les interrogations qui ouvrent sa riposte, avec l’insistance, par le [e] muet prononcé, sur le démonstratif, mettent en valeur l’indignation d’Ériphile dans sa protestation d’innocence : « Moi ? Vous me soupçonnez de cette perfidie ? » Le rythme accentue la violence de son déni, avec les anaphores du pronom personnel « Moi ».
« Achille en armure », costume pour Iphigénie de Racine, in Recherches sur les costumes et le théâtre de toutes les nations, tome II, de Philippe Chéry, gravé par Pierre Michel Alix, 1802
Elle introduit alors, avec la diérèse qui amplifie l’adjectif « furieux », un portrait péjoratif d’Achille, et le rythme en gradation, avec l’anaphore du pronom relatif « Qui », accumulent autant de raisons – qu’elle se donne aussi à elle-même, comme elle les a déjà données à sa confidente Doris – de la haïr. Elle accumule les images horribles : « toujours tout sanglant », avec les deux adverbes qui amplifient la vision, puis « la flamme à la main » et « de meurtres avide » avec l’antéposition qui met en relief le complément. Elle rappelle ainsi le massacre qu’elle a vécu et qui l’a rendue captive : il « [m]it en cendres Lesbos… » Se sentant elle-même coupable de cet amour, son ton ne peut qu’être empreint de sincérité.
La jalousie d'Iphigénie : vers 678-700
Sous l’emprise de la jalousie, la longue tirade d’Iphigénie exprime une double colère, contre Ériphile, en tant que rivale, mais aussi contre elle-même.
Un amour monstrueux
Comme souvent Racine, à travers l’énumération par Iphigénie, sur un rythme en gradation, des éléments du portrait d’Achille fait par Ériphile, « ces mêmes fureurs », « Ces bras », puis, en un même vers, accéléré, « Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme », montre à quel point toute passion amoureuse, par son excès, devient monstrueuse. Cet amour profond, ce que traduit l’expression « gravé dans [l’] âme », est présenté comme contre nature : « loin d’en détester le cruel souvenir », Ériphile aime celui qu’elle devrait haïr. Mais l’amour n’écoute pas la raison…D’où la répétition indignée d’Iphigénie : « Oui, vous l’aimez », « Vous l’aimez ».
La trahison d’Ériphile
Mais l’adjectif « perfide », qui ouvre, à la rime, la tirade, et la ferme, lancé en tête du vers 700, « Perfide, cet affront se peut-il pardonner ? », complète l’accusation : Ériphile a trahi la « bonté » de celle qui l’avait reçue « entre [s]es bras », et qui lui avait promis son appui pour qu’elle recouvre la liberté : « Mon cœur même aujourd’hui / De son parjure amant lui promettait l’appui. » C’est donc l’hypocrisie de sa rivale qu’elle met en évidence, les mensonges qu’elle lui a adressés, ses « plaintes forcées » contre celui qu’en réalité elle aimait en secret.
La rivalité amoureuse passe alors au second plan : « Je vous pardonne, hélas ! des vœux intéressés, / Et la perte d’un cœur que vous me ravissez ». La pire blessure, la pire trahison est donc le silence mensonger d’Ériphile : « sans m’avertir du piège qu’on me dresse ». C’est, en fait, l’orgueil qui parle dans les derniers vers, la dignité atteinte par le fait que c’est elle, une princesse, qui s’est rendue à Aulis alors même qu’elle était rejetée par celui qu’elle devait épouser : « Vous me laissiez chercher jusqu’au fond de la Grèce / L’ingrat qui ne m’attend que pour m’abandonner ». Elle associe ici, dans son accusation, Ériphile, et celui qu’elle ne nomme que par l’adjectif péjoratif.
Une blessure d'orgueil
Mais ce qui semble le plus douloureux pour Iphigénie est son propre aveuglement, qu’elle rappelle avec amertume, à travers le champ lexical du regard : « J’ai dû voir et j’ai vu le fond de vos pensées. / Mais toujours sur mes yeux ma facile bonté / A remis le bandeau que j’avais écarté. » C’est donc contre sa propre naïveté face à Ériphile (« Crédule, je l’aimais »), contre elle-même, qu’elle dirige une colère davantage due à l’orgueil blessé qu’à la jalousie amoureuse, marquée par les questions qui se succèdent en gradation : « Que faisais-je ? Et quelle erreur fatale / M’a fait entre mes bras recevoir ma rivale ? » En rappelant, avec dépit, la joie qu’elle éprouvait à l’idée de son mariage, « Voilà donc le triomphe où j’étais amenée », elle insiste sur sa propre culpabilité : « Moi-même à votre char je me suis enchaînée. » La métaphore renvoie au contexte antique : les prisonniers vaincus défilaient, lors du « triomphe », enchaînés derrière le « char » du vainqueur. Aux yeux d’Iphigénie, le triomphe de sa rivale signe sa propre défaite, une humiliation dont elle se sent elle-même responsable.
Favart, Mlle Volnais, dans le rôle d'Iphigénie, 1873. Gravure de Chaponnier. Coll. Comédie-Française
CONCLUSION
Dans sa Préface, en s’appuyant sur les auteurs antiques, Racine justifie la présence d’Ériphile dans sa tragédie, en insistant tout particulièrement sur son rôle dans le dénouement : « j’ai été très heureux de trouver dans les anciens cette autre Iphigénie, que j’ai pu représenter telle qu’il m’a plu, et qui, tombant dans le malheur où cette amante jalouse voulait précipiter sa rivale, mérite en quelque façon d’être punie, sans être pourtant tout à fait indigne de compassion. » Elle évite le sacrifice de l'héroïne innocente, inacceptable pour le public. Mais cela lui a aussi permis d’introduire, dans une intrigue essentiellement empruntée à l’épopée, l’expression des sentiments amoureux propre à séduire les spectateurs du XVIIème siècle.
Mais sa peinture de la passion amoureuse reste doublement sévère. Vécue avec lucidité par Ériphile, elle est présentée comme une attraction irrésistible, coupable car dirigée vers celui qui devrait rester l’ennemi, « interdit », donc fatale. Elle la conduit non seulement à la douleur, mais à la trahison de celle qu’elle voit comme sa rivale, en se prétendant son amie. Face à elle, Iphigénie, souffre, certes, de la « perte » d’Achille, mais elle la vit davantage comme une humiliation que comme une blessure amoureuse. Dans les deux cas, nous pouvons y voir la condamnation de la passion, héritage janséniste.
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Explication : Acte III, scène 6, vers 993-1030
INTRODUCTION
L’acte III commence par l’annonce du sacrifice terrible d’Iphigénie. Agamemnon s’est résolu d’obéir à l’oracle qui l’a ordonné pour satisfaire la déesse Diane : en arrêtant les vents, elle empêche la flotte grecque de partir rechercher Hélène, épouse de Ménélas – frère d’Agamemnon – enlevée par le prince troyen, Pâris. Mais un coup de théâtre intervient dans la scène 5 quand Arcas, le confident d’Agamemnon, révèle la vérité : « Il l’attend à l’autel pour la sacrifier. » Clytemnestre supplie alors Achille de sauver sa fille, sa fiancée, et celui-ci laisse exploser sa colère.
La scène 6 s’ouvre sur les menaces lancées par Achille contre ce roi, coupable, à ses yeux, à la fois de « trahison » par son mensonge, qu’il prend d’abord comme une insulte personnelle. Mais la vengeance ainsi promise amène Iphigénie à plaider en faveur de son père.
À travers les arguments qu’elle met en avant, quel portrait de son héroïne Racine nous propose-t-il ?
L'exorde du plaidoyer
L'appel à l'amour
C’est d’abord en faisant appel à la pitié d’Achille qu’Iphigénie ouvre sa contre-attaque, avec l’interjection « Hélas ! » qui l’inscrit dans la tonalité tragique. De même, les choix lexicaux, « daignez […] écouter la prière », « pour grâce dernière » la placent dans la position d’une suppliante. Pour donner plus de force à cette supplication, Iphigénie compte également sur l’amour d’Achille pour elle, qu’elle rappelle à plusieurs reprises, dans l’hypothèse « si vous m’aimez », par le terme mis en valeur par l’antéposition, « d’une amante écouter la prière », mais encore plus par son appel insistant à une véritable marque d’amour : « il faut me le prouver. »
Sophie Arnould dans le rôle d’Iphigénie (opéra). Illustration in Histoire de Paris, 1800-1830
La thèse posée
L’exorde a aussi pour rôle de poser la thèse que va défendre l’avocat, celle qui explique la prise de parole, mise en valeur par l’insistance : « Car enfin ». Elle consiste, sans nier les accusations, à leur apporter une réponse : « Songez, quoi qu’il ait fait, songez qu’il est mon père. » La répétition de l’injonction, « songez », nous rappelle le rôle de l’exorde : il s’agit de se concilier le destinataire, de faire appel à la fois à son attention, à sa bienveillance, et à sa raison.
La reprise de l'accusation
Comme un avocat au tribunal, Iphigénie répond à l’acte d’accusation que vient de lancer Achille, avec violence, contre son père, le roi Agamemnon. C’est pourquoi le début de sa plaidoirie reprend les termes mêmes employés par Achille, tel un procureur emporté par sa colère, sur un rythme qui s’accélère dans l’énumération : « Ce cruel que vous allez braver / Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire ».
Le plaidoyer
La confirmation de la thèse défendue
Ici, Racine n’a pas jugé nécessaire de reprendre la narration des faits, connus de tous. Le discours s’ouvre donc directement sur la confirmation de la thèse, qui repose sur trois arguments.
L’amour entre un père et sa fille
Iphigénie reprend avec force son affirmation précédente, « c’est mon père », dans une gradation qui la renforce : « C’est mon père, Seigneur, je vous le dis encore, / Mais un père que j’aime, un père que j’adore ». En insistant ainsi sur ce premier argument, son amour filial, elle n’oublie pas d’en souligner la réciprocité : « Qui me chérit lui-même ». La précision de l’indice temporel, « jusqu’à ce jour », et la force de la double négation, « je n'ai jamais reçu que des marques d’amour », sont autant d’éléments qui viennent appuyer l’argument.
L’appel au respect
En rappelant cet amour filial, elle l’associe à un autre sentiment, le respect qu’une fille doit à son père : « Mon cœur, dans ce respect élevé dès l’enfance ». Très habilement, elle oppose à l’attitude vengeresse d’Achille son comportement, avec une insistance marquée par l’anaphore : « Loin d’oser ici, par un prompt changement / Approuver la fureur de votre emportement, / Loin que par mes discours je l’attise moi-même. De ce fait, elle rejette la culpabilité sur Achille, en lui reprochant son propre irrespect, d’où le lexique péjoratif qui qualifie son attitude : elle parle de « fureur de [son] emportement », d’« offense », des « noms odieux » qu’il a attribués à son père, adjectif accentué par la diérèse, d’« outrager ».
L’appel à l’amour
Elle le conduit ainsi à admettre une conclusion, implicite. Si Achille l’aime véritablement, il doit, lui aussi, conserver ce respect : « Mon cœur […] / Ne peut que s’affliger de tout ce qui l’offense ». Elle présente donc la colère d’Achille comme une blessure personnelle, et, en lui opposant sa propre force d’amour, elle lui demande de se hausser à la même hauteur : « Croyez qu’il faut aimer autant que je vous aime / Pour avoir pu souffrir tous les noms odieux / Donc votre amour le vient d’outrager à mes yeux. »
La réfutation
L’étape suivante du plaidoyer consiste à opposer des arguments pour détruire les accusations. Tel est le rôle des interrogations qui se succèdent, toutes visant à répondre au reproche de cruauté, de barbarie : « Et pourquoi voulez-vous qu’inhumain et barbare / Il ne gémisse pas du coup qu’on me prépare ? » Elle fait alors appel à la logique, mise en évidence par l’antéposition et le [e] met qui souligne la qualité de « père » : « Quel père de son sang se plaît à se priver ? » Elle rejette donc la culpabilité sur la fatalité, d’om l’antithèse : « Pourquoi me perdrait-il, s’il pouvait me sauver ? » Elle se pose elle-même en témoin de la douleur de ce père, avec l’insistance produite par l’injonction négative en incise : « J’ai vu, n’en doutez point, ses larmes se répandre. »
La péroraison
L’ultime partie du plaidoyer est la péroraison, qui doit emporter l’adhésion du destinataire. Iphigénie revient au mouvement premier, un appel à la pitié d’Achille, auquel s’associe un appel à son sens de la justice. Dans tout procès, l’accusé lui-même a le droit d’être entendu : « Faut-il le condamner avant que de l’entendre ? » Dans les deux derniers vers, la reprise de l’interjection à tonalité tragique, « Hélas ! », vise à rappeler à Achille la gravité de la situation que subit Agamemnon : « de tant d’horreurs son cœur déjà troublé / Doit-il de votre haine être encore accablé ? » Elle l’invite donc à partager sa propre compassion.
La colère d'Achille
Dans l’exposition, Arcas avait présenté Achille comme « impatient » et l’épopée homérique évoque fréquemment « le bouillant Ulysse », dont la colère est longuement narrée dans le chant I de l’Iliade. C’est ce dont se souvient ici Racine.
L'incompréhension
La structure même de sa riposte, avec une série de sept interrogations, ouverte par l’interjection « Quoi ? », révèle son rejet indigné de l’argumentation d’Iphigénie. Il maintient, en effet, les termes appliqués à Agamemnon, « Un cruel », « sa fureur », même si la parenthèse cherche à l’atténuer : « (comment puis-je autrement l’appeler ?) » Il lui refuse d’ailleurs l’excuse de la fatalité, en le dépeignant comme principal acteur du sacrifice : « Un cruel […] / Par la main de Calchas s’en va vous immoler ». Saisi lui-même de terreur à l’idée de ce sacrifice à venir, il ne comprend manifestement pas le comportement d’Iphigénie, l’indulgence – à ses yeux – dont il continue à faire preuve envers son père : « […] Madame, parmi tant de sujet de crainte, / Ce sont là les frayeurs dont vous êtes atteinte ? », « Le soin de son repos est le seul qui vous presse ? » Achille, par tempérament, ne peut accepter l’exemple de modération que lui oppose Iphigénie.
Costume pour Achille dans Iphigénie de Racine, in Recherches sur les costumes et le théâtre de toutes les nations, tome II, de Philippe Chéry, gravé par Pierre Michel Alix, 1802
Une scène de dépit amoureux
Mais Racine a aussi choisi de faire de son personnage un amant. Il lui prête donc le langage d’un amant, à commencer par une forme de jalousie à l’idée que l’amour d’un père serait plus important, aux yeux d’Iphigénie, que celui que lui-même lui offre pour la sauver : « Et lorsqu’à sa fureur j’oppose ma tendresse, / Le soin de son repos est tout ce qui vous presse ? », « C’est pour lui que l’on tremble, et c’est moi que l’on craint ? » Ce pronom indéfini « on » ponctue les reproches lancés, en gradation, à celle dont il juge qu’elle ne l’aime pas comme il le mérite, sur un rythme accéléré qui marque son indignation : « On me ferme la bouche ? on l’excuse ? on le plaint ? » La riposte se transforme alors en une scène de dépit amoureux, où l’amoureux déçu exprime avec force son chagrin : « Triste effet de mes soins ! » C’est ainsi lui qui, à son tour, accuse Iphigénie d’ingratitude, comme pour l’obliger à lui déclarer son amour : « Est-ce donc là, Madame / Tout le progrès qu’Achille avait fait dans votre âme ? »
Gabriel Marie, L’acteur Lavigne dans le rôle d’Achille, entre 1775-1836. Dessin. Musée Carnavalet, Paris
CONCLUSION
Ce passage présente un double intérêt.
L’échange révèle à quel point Racine maîtrise l’art oratoire, dont il met en œuvre les procédés hérités de l’éloquence antique. Mais c’est un plaidoyer paradoxal, dans la mesure où c’est la victime, Iphigénie, qui plaide en faveur de son bourreau, Agamemnon, à la fois roi et père.
Il met ainsi en valeur son héroïne. Deux amours s’opposent, en effet, dans le cœur de ce discours : l’amour total absolu, celui qui unit Iphigénie à son père comme à son amant, et un amour médiocre, celui dont, à ses yeux, fait preuve Achille. Il oublie que ses violentes accusations peuvent blesser celle qu’il affirme vouloir défendre, car ne fait-il pas fait passer son orgueil avant son amour ?
Ainsi, dans cet extrait se crée un décalage entre l’héroïne, qui affronte avec lucidité et grandeur d’âme, la fatalité, et un héros qui, par ses protestations amoureuses, semble incapable de se hausser à la même dignité tragique.
Explication : Acte IV, scène 4, vers 1174-1204
INTRODUCTION
Une première rencontre a eu lieu entre le roi et chef de l’armée grecque, Agamemnon et sa fille à l’acte II, scène 2 : c’était alors la douleur de ce père que Racine avait mis en valeur, face à sa fille, ignorante tout du sacrifice qu’exige l’oracle pour apaiser la colère de Diane. Celle-ci, en arrêtant les vents, empêche la flotte grecque d’aller combattre à Troie pour reprendre Hélène, épouse du roi grec Ménélas, enlevée par le prince troyen Pâris. Mais, dans la scène 5 de l’acte III, un coup de théâtre, la révélation de cette terrible vérité faite par Arcas, le confident d'Agamemnon, à Iphigénie, à Clytemnestre, sa mère, et à son futur époux, le guerrier Achille, crée une tension tragique : le public attend cette nouvelle confrontation entre le père et sa fille, à présent au courant du sort horrible qui la menace. Quand Agamemnon entre en scène, l’ironie de son épouse lui fait comprendre qu’il est, à présent impossible de dissimuler et qu’il va devoir faire face à sa fille.
Dans ce passage, celle-ci se lance dans une longue tirade, un discours ambigu où la soumission se mêle à la supplication.
Comment la construction de ce discours soutient-il l’intérêt dramatique, psychologique et moral de la tragédie ?
Pour lire l'extrait
L'exorde : vers 1174-1184
Selon la tradition de l’éloquence, héritée de l’antiquité gréco-romaine, un discours commence par un exorde, destiné à retenir l’attention du destinataire et à s’assurer de son écoute bienveillante.
Une fille aimante
La tirade interrompt brutalement l’accusation que vient de lancer Agamemnon contre Arcas, par une opposition, dont le rythme binaire, nettement souligné par la césure qui sépare les hémistiches, souligne la fermeté. La force de cette riposte est également accentuée par les sonorités plus aiguës, [ i ] et [ é ], qui dominent dans les premiers vers. La contradiction est marquée par le passage du passé composé du reproche formulé par Agamemnon, « « tu m’as trahi », au présent qui confirme au roi son pouvoir : « Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi. » Notons aussi qu’Iphigénie, qui précédemment s’adressait à son père en le nommant « Seigneur », pose d’emblée le lien familial qui les unit : malgré le sacrifice qui la menace, elle le considère toujours comme un « père », et elle fait même passer le souci de son bouleversement avant ses propres angoisses.
Une fille soumise
L’exorde insiste sur la puissance d’Agamemnon, doublement.
Elle met d’abord en avant celle d’un roi, à travers le champ lexical, « vous commanderez », « vos ordres », « respectant le coup par vous-même ordonné ». L’ordre de la construction binaire, parallèle, « Quand vous commanderez, vous serez obéi », met nettement en valeur la soumission qui lui est due, en réponse, par une rime réduite à la seule voyelle, à « trahi » Cependant, l’antéposition du pronom personnel renforcé efface en partie le poids du destin pour en faire un acte réfléchi, décidé par le roi en personne. Elle semble même blâmer indirectement, par l’expression, « sans détour », la ruse d’Agamemnon pour la faire venir à Aulis, le prétexte de la volonté d’Achille de hâter son mariage. En ce sens, elle fait preuve d’une dignité supérieure à celle de son père, car elle ressent ce « détour » comme une insulte à son honneur, à sa dignité de princesse.
Elle souligne ensuite le pouvoir absolu d’un père, par un nouveau parallélisme, scandé par la censure, affirmant ainsi son « obéissance », terme mis en relief à la rime : « Ma vie est votre bien. Vous pouvez la reprendre ». Malgré l’absence du « je », avec la formule « Ma vie » qui crée une forme de distance, c’est cette même soumission, propre à une jeune fille exemplaire, qui ressort du futur de certitude et de l’antithèse à la fin de cet exorde : « je saurai […] / Vous rendre tout le sang que vous m’avez donné ». Le mot « sang » prend ici son sens figuré, la transmission de la vie, renvoyant à l’idée de généalogie.
Cette soumission prend d’autant plus de force qu’elle est rapprochée de l’acceptation des mariages arrangés, inscrits dans le contexte du XVIIème siècle, avec une insistance marquée par le redoublement intensif : « D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis / Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis ». Même si le terme « content » prend, à cette époque le sens de « satisfait », donc ne traduit pas la joie, le parallélisme entre un mariage, signe de vie, et un sacrifice, qui apporte la mort, accentue la soumission ainsi affirmée, comme un devoir incontournable.
L'image du sacrifice
Cependant cette soumission, à laquelle ne s’attendait certainement pas Agamemnon, n’empêche pas le discours d’être déjà un plaidoyer, pour tenter de fléchir son père. C’est ce rôle que joue l’incise « s’il le faut », qui, tout en acceptant le poids de la fatalité divine, suggère qu’il est peut-être possible de revenir sur cette obligation. De même, à « tête innocente » fait écho, à la rime, à « victime obéissante » : de ces deux formules ressort l’idée d’une mort injustifiée. Enfin, même si elle ne met pas en évidence l’horreur du sacrifice, atténuée par les métonymies ( la « tête » au lieu du cou qui va être tranché, le « fer » au lieu du couteau) quelques images cherchent à provoquer l’émotion de son destinataire, à commencer par la vision du moment même de la mort, où elle va « Tendre au fer de Calchas une tête innocente ». De même, le terme « sang », placé à la césure, prend aussi une autre connotation, surtout qu’il se trouve comme concrétisé par l’indéfini : c’est « tout le sang » qui va couler, lors du sacrifice. La multiplication de la voyelle nasale [ ã ] donne d’ailleurs un ton plus grave à la fin de l’exorde.
Dans ce début de discours, Iphigénie joue donc sur deux dimensions : ne pas s’opposer à un père, qui est aussi un roi et auquel elle doit, comme elle l’a déjà expliqué à Achille, un absolu respect, mais tenter de l’attendrir, en montrant qu’elle lui conserve tout son amour. Il s’agit bien de mettre en œuvre la « captatio benevolentiae », d’amener Agamemnon à écouter sa plainte.
La plaidoirie : vers 1185-1192
Au cœur du discours, une opposition nette, « Si pourtant », introduit le plaidoyer, qui repose sur quatre arguments, posés par une série d’hypothèses, qui retarde la demande, formulée avec retenue : « j’ose vous dire ici ». La phrase alors s’allonge sur douze vers. À la soumission succède alors la plainte.
Dans le premier argument, la rime entre « obéissance », reprise de l’exorde, et « récompense », sorte de cruelle ironie car il s’agit d’infliger la mort, exprime toute l’amertume de l’héroïne, telle celle d’un enfant qui ne comprendrait pas un châtiment, jugé immérité : « Si pourtant ce respect, si cette obéissance / Paraît digne à vos yeux d’une autre récompense. » C’est donc au sens de la justice d’Agamemnon qu’elle tente de faire appel.
Dans un deuxième temps, elle invoque la douleur de Clytemnestre, appel à la compassion du roi pour son épouse accentué par le redoublement lexical : « Si d’une mère en pleurs vous plaignez les ennuis », ce terme devant être pris dans son acception forte au XVIIème siècle.
Elle s’appuie ensuite sur son « état », c’est-à-dire son statut de princesse : « assez d’honneurs environnaient ma vie ». Mais cet argument, à côté de l’élan dû à l’enjambement sur trois vers, est accompagné de nombreuses précautions oratoires, avec l’adverbe « peut-être », qui précède l’expression atténuée par la litote : « Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie ». Sans remettre en cause la soumission dont elle a fait preuve précédemment, cette allusion à son sang royal vise aussi à émouvoir un père, lui-même soucieux de sa gloire. Ce n’est pas simplement la « vie » qu’elle regrette, mais une vie exceptionnelle.
Enfin, c’est sa jeunesse qu’elle met en avant, « si près de ma naissance », argument intensifié par le glissement du verbe « ravie » à celui, bien plus violent, « en me l’arrachant ».
Cependant, alors même que son émotion s’accroît, elle efface cette fois le rôle de son père, en liant, à la rime, sa « fin », sa mort, non plus à ses « ordres », mais à un « sévère destin ». C’est donc sur les dieux, sur la fatalité, qu’elle rejette ici la culpabilité.
Anselm Feuerbach, Iphigénie, 1862. Huile sur toile, 249 x 174. Hessisches Landesmuseum, Darmstadt
L'appel au père : vers 1193-2004
Les interventions antérieures d’Agamemnon, par exemple face à Arcas dès la scène d’exposition, ont montré sa tendresse pour sa fille, et elle-même a souligné, devant Achille, la réciprocité de l’amour qui l’unit à son père. Il est donc logique que la plaidoirie garde pour la fin, en guise de péroraison, cet appel, un récit qui renvoie au passé, construit en deux temps d’égale longueur.
L'amour entre père et fille
Ce passage s’ouvre, en tête du vers par la périphrase qui la désigne, « Fille d’Agamemnon », et la phrase se ferme, à la rime, sur le mot « père ». Elle insiste ainsi sur le lien qui les unit, renforcé par l’anaphore du pronom personnel, « c’est moi ». Elle rappelle ainsi sa place dans la fratrie – elle est aînée, précédant la naissance d’Électre et Oreste – en dépeignant la réciprocité de leur tendresse.
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D’un côté, elle montre son propre amour, avec l’adjectif « doux » qui se substitue au « respect » mis en avant précédemment : « C’est moi qui la première, / Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père ». Le ton est ici adouci par la récurrence, vocalique et consonantique, des sons [ ou ], et [ p ].
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De l’autre, elle rappelle à Agamemnon que, malgré son statut royal, il a su se montrer un père aimant : « « si longtemps le plaisir de vos yeux », « tant de fois prodiguant vos caresses », « Vous n’avez point du sang dédaigné les faiblesses ». L’allusion reste discrète, pour respecter à la fois les bienséances et la pudeur, la dignité d’un roi, mais nous permet d’imaginer le comportement familier entre un père et sa fille. Cependant, les verbes au passé composé représentent ce temps heureux comme achevé.
Notons que, dans ce passage, elle revient sur le rôle des dieux, dont la toute-puissance cruelle est illustrée par la diérèse et leur place, à la rime. Ils ont donné, à présent ils exigent de reprendre…
L'admiration de la fille pour son père
En s’ouvrant sur l’interjection, « Hélas ! », cette suite du récit accentue la tonalité tragique, que traduit également le choix des temps : pour parler d’elle, l’imparfait, « je me faisais conter », « je préparais », pour son père, le futur proche, vous allez dompter ». Tout se passe comme si elle ne croyait pas à sa propre prière, et cette amertume se perçoit dans l’écho entre « la première », adjectif qui soulignait son statut de fille aînée, et le vers qui ferme l’extrait : « Mon sang fût le premier que vous dussiez verser. » Mais notons que le verbe « dussiez » est encore une façon d’excuser le sacrifice décidé, en le présentant comme une obligation.
Le rappel de sa fierté devant la gloire de son père se teinte ici d’une ironie tragique, puisque ce qui la réjouissait alors, les exploits écoutés « avec plaisir », est précisément ce qui devient la cause de sa mort, « Ilion », nom de Troie mis en relief par la diérèse. Mais l’ironie tragique est mise en valeur par l’opposition entre les termes propres à la grandeur de l’épopée homérique, « dompter », « conquête », « triomphe », et ceux qui révèlent la faiblesse des hommes. Ils se bercent d’illusions, croyant dominer leur destin, d’où les préfixes verbaux, « présageant », « je préparais la fête », alors même que celui-ci les accable, ce qu’avoue douloureusement l’héroïne : « Je ne m’attendais pas », nouvelle litote qui, discrètement, traduit l’aspect exceptionnel de la situation tragique qui la menace.
Jean Maublanc, La prise de Troie, XVIIème siècle. Huile sur toile, 85 x 120. Musée des Beaux-Arts de Besançon
CONCLUSION
Cette tirade a d’abord un intérêt dramatique, en lien avec l’enjeu de la tragédie, dont elle constitue un point culminant : Iphigénie parviendra-t-elle à toucher son père, suffisamment pour pouvoir échapper à la mort ?
Elle offre également un intérêt psychologique et moral, en enrichissant le portrait de l’héroïne. Elle est, certes, conforme à l’idéal social du XVIIème siècle, en illustrant de respect qu’une jeune fille doit à son père, mais, par l’héroïsme dont elle fait preuve, elle se hausse à la hauteur du tragique, tout en préservant la tonalité discrète de la plainte.
Racine cherche ainsi à toucher son public, car la tirade doit lui inspirer à la fois de l’admiration devant la force d’âme d’une si jeune fille, et de la pitié devant sa soumission empreinte de dignité, alors même qu’elle n’est plus maîtresse de sa vie. En ne décrivant pas l’horreur de sa mort, mais en rappelant les bonheurs de sa vie, elle est d’autant plus touchante. Agamemnon se retrouve alors placé, non plus en position d’accusé, mais en position de juge.
Jacques-Louis David, La colère d’Achille, 1819. Huile sur toile, 105 x 145. Musée d’art Kimbell, Fort Worth
Explication : Acte V, scène 6, vers 1761-1794
Pour lire l'extrait
INTRODUCTION
Pendant toute la tragédie, le spectateur attend de savoir si Iphigénie, héroïne innocente qui a provoqué sa pitié, pourra échapper au terrible sacrifice ordonné par l’oracle. Pour réveiller les vents dont l’arrêt interdit à la flotte grecque d’aller à Troie rechercher Hélène, l’épouse du roi Ménélas enlevée par le prince troyen, Pâris, la déesse Diane exige, en effet, le sacrifice d’une « fille du sang d’Hélène », nommée « Iphigénie ». L’enjeu de la pièce est donc la façon dont le roi suprême de l’armée grecque, Agamemnon, tranchera le douloureux dilemme qui le déchire, entre son ambition de roi et sa tendresse de père.
Dans l’acte V, à la fin de la scène III, c’est Iphigénie elle-même qui choisit de marcher au supplice. Tout semble alors résolu, mais Achille, le bouillant guerrier, décide d’intervenir. C’est sur cette intervention d’« Achille furieux » que s’ouvre la dernière scène, le dénouement, à travers un long récit de 64 vers fait par Ulysse. Il raconte le coup de théâtre, l’intervention de Calchas : « Un autre sang d’Hélène, une autre Iphigénie / Sur ce bord immobile doit y laisser sa vie. » La victime n’est donc plus Iphigénie, héroïne de la pièce, mais Ériphile, qui, elle-même, ignorait la vérité sur ses origines.
L’extrait correspond à la fin de ce récit. Comment Racine, tout en maintenant la tension dramatique, met-il en valeur le tragique ?
Le coup de théâtre : vers 1761-1774
La tension tragique
La brièveté de l’hémistiche du vers 1761, suivi du contre-enjambement, avec une rime qui unit l’adjectif « immobile » et le nom de la future victime, « Ériphile », correspond au coup de théâtre qui vient clore la tragédie. Selon le rôle que lui a fixé le philosophe grec Aristote, elle doit provoquer la terreur des spectateurs, d’où le terme « frayeur » à la césure, mis en valeur à la césure. « Tout le camp », l’« armée », qui assiste à la scène illustre donc la réaction attendue du public, représentée aussi par le pronom indéfini, « on », une approbation du dénouement choisi par Racine, c’est-à-dire de l'affirmation de la toute-puissance du destin infligé par les dieux, « On admire en secret sa naissance et son sort. » À cela s’ajoute le respect de l’héritage épique. Ces guerriers veulent la gloire que leur promet la prise de Troie : « puisque Troie enfin est le prix de sa mort, / L'armée à haute voix se déclare contre elle ». Racine invite ainsi son public du XVIIème siècle à cautionner la façon dont il résout la tragédie, la « sentence mortelle » qui s’abat, par la volonté collective, sur Ériphile.
La réaction d’Ériphile
Parallèlement, Racine s’emploie à souligner que, contrairement à l’innocente Iphigénie, Ériphile porte une culpabilité qui peut lui faire mériter la mort. D’une part, elle souhaite l’élimination de celle qu’elle considère comme sa rivale dans le cœur d’Achille, même si l’adverbe lui laisse le bénéfice du doute : « peut-être en son cœur / Du fatal sacrifice accusait la lenteur. » D’autre part – et sans atténuation, cette fois, car cela constitue un fait certain – elle a, par sa dénonciation, empêché le départ de Clytemnestre et de sa fille en le dénonçant avec traîtrise : « Elle-même tantôt, d'une course subite, / Était venue aux Grecs annoncer votre fuite. » La prononciation des [Ə] devant une consonne, « Elle-même », appuie d’ailleurs cette responsabilité.
Cependant, le discours direct rapporté dans le récit lui garde toute sa dignité, puisque, d’abord, elle revendique avec fierté sa naissance. Mais surtout, en rejetant avec violence Calchas, qu’elle insulte, elle affirme avec héroïsme sa liberté, celle de se suicider, d’assumer donc sa mort : « Le sang de ces héros dont tu me fais descendre / Sans tes profanes mains saura bien se répandre. »
Une mort tragique : vers 1775-1788
Un rapide suicide
Deux vers seulement racontent le moment du suicide, mettant ainsi en valeur sa rapidité. La diérèse sur l’adjectif « furi/euse », qui dépeint la rage d’Ériphile, avec le [ Ə ] prononcé devant consonne, sur le pronom « elle » et le verbe, « plonge », accentuent son geste déterminé et violent. En revanche, les élisions du vers 1775, correspondant aux virgules, accélèrent le rythme, que prolonge l’enjambement sur le vers suivant, et que reproduit la juxtaposition des deux propositions : « Prend le sacré couteau, le plonge sans son sein ». Cette même rapidité vient enfin de la construction temporelle, « À peine son sang coule et fait rougir la terre, / Les Dieux font sur l'autel entendre le tonnerre ». Enfin, l’allitération des consonnes dentales, [ d ] et [ t ], associées au [ R ], imite le bruit terrifiant alors perçu. Racine se souvient ici de l’image de Zeus (Jupiter, chez les Romains), le dieu suprême qui lance la foudre sur les mortels, mais qui se retrouve dans bien des récits bibliques de l’Ancien Testament.
Gustave Staal, « La mort d’Ériphile ». Gravure de Ferdinand Delannoy, 1875
La terreur
Le merveilleux des éléments
Ce sentiment de terreur est encore amplifié par la représentation de l’effet provoqué par le « sang » du sacrifice. Tous les éléments s’unissent pour l’amplifier, donnant alors au récit la tonalité du merveilleux : les « frémissements » des « vents », pour l’air, les « mugissements » pour « la mer », en écho, puis « La rive au loin gémit, blanchissante d’écume », et, pour finir, une action miraculeuse, scandée par la prononciation des [ Ə ] : « La flamme du bûcher d'elle-même s'allume. » Racine joue habilement sur les sonorités, sur la gravité des voyelles nasales notamment, et sur l’alternance des consonnes [ l ] et [ m ], pour animer une nature qui semble à la fois exprimer la satisfaction et l’effroi, avec l’oxymore, « heureux frémissements », mais aussi la pitié. Le rythme des vers 1783 et 1784, avec le contre-rejet suivi d’un enjambement, fermant cette description, renforce l’image d’un dieu vengeur introduite par la mention initiale du « tonnerre » : « Le ciel brille d'éclairs, s'entrouvre, et parmi nous / Jette une sainte horreur qui nous rassure tous. » L’ultime oxymore, « une sainte horreur », marque l’apogée de la tension tragique, tout en confirmant l’acceptation du sacrifice, propre à apaiser les assistants.
L'intervention de Diane
Par rapport à son modèle, Euripide, Racine a reculé devant le merveilleux qui impliquait une intervention directe d’Artémis-Diane. Elle substituait à Iphigénie, alors même que Calchas lui portait le coup mortel, une biche : « Le prêtre pousse un cri, que répète l'armée entière, au spectacle inattendu d'un prodige accompli par quelque dieu : on le voit, et l'on ne peut y croire. Sur le sol est étendue, palpitante, une biche de grande taille, d'une remarquable beauté, dont le sang arrosait à flots l'autel de la déesse. » Il a préféré mettre l’accent sur le déchaînement violent des éléments et atténuer, en revanche, le merveilleux lié à la déesse Diane.
Pour lire l'extrait d'Euripide
Il le met, en effet, à distance, en le présentant comme une rumeur rapportée par le petit peuple, regroupé dans le singulier à valeur collective : « Le soldat étonné dit que dans une nue / Jusque sur le bûcher Diane est descendue, / et croit que… » À aucun moment, le narrateur, Ulysse, n’exprime son adhésion. Même si le nom de la déesse est souligné par la diérèse, « Di/ane », de même que par l’insistance sur le pronom, son action n’interfère pas directement sur le sacrifice, mais marque seulement son acceptation : « Elle portait au Ciel notre encens et nos vœux. » De plus, la présentation, « au travers de ses feux », permet de penser qu’il s’agit d’une illusion visuelle, la fumée du bûcher formant une sorte de « nue » propre à troubler la vue.
Felice Torelli, Le Sacrifice d’Iphigénie, vers 1730. Huile sur toile, 80 x 90. Collection privée
Fonction du dénouement : vers 1789-1794
La fin du récit d’Ulysse nous permet de réfléchir au rôle que Racine assigne au dénouement.
Il s’agit de résoudre l’enjeu de la pièce, doublement.
D’une part, l’obstacle qui a noué la tragédie est levé. C’est ce que marque le parallélisme, et le rythme : « Tout s’empresse, tout part. » Les vents s’étant mis à souffler, la flotte grecque peut voguer vers Troie.
D’autre part, tout dénouement doit sceller le sort des personnages, et, notamment, celui de l’héroïne, Iphigénie. Jusqu’à la fin, Racine insiste sur sa dignité, sur sa bonté d’âme, à travers le contre-rejet qui met en évidence la compassion dont elle sait faire preuve, alors même qu’Ériphile, sa rivale, souhaitait sa mort. Il confirme ainsi son choix de lui épargner le sacrifice : « […] La seule Iphigénie / Dans ce commun bonheur pleure son ennemie. »
La répétition de l’injonction « venez » souligne la réconciliation générale, entre la reine, à laquelle s’adresse Ulysse, le roi Agamemnon, et Achille, « tous deux d’intelligence ». Le dénouement met donc en place l’idée d’un « commun bonheur » : la tragédie a donc permis de rétablir l’ordre qui avait été rompu, et se clôt – comme ce serait le cas dans une comédie ! – par un heureux mariage.
La tragédie a donc rempli sa fonction, la catharsis, posée par Aristote : son dénouement « rassure » les spectateurs – comme elle a rassuré les guerriers grecs – car elle montre qu’il est possible de regagner le « bonheur », quand les passions sont purgées.
Valentin Aleksandrovich Serov, Iphigénie, 1893. Huile sur toile, 93 x 134. Russie
CONCLUSION
Dès sa "Préface", Racine justifiait le recours au personnage d’Ériphile afin de pouvoir construire un dénouement qui réponde mieux aux exigences du public de son temps que le merveilleux introduit par ses prédécesseurs antiques qui, non seulement introduisait un merveilleux peu acceptable en son temps, mais, surtout, faisait disparaître une héroïne dont l’innocence ne pouvait que susciter la pitié et interdire un sacrifice cruel.
Mais cela n’a pas affaibli son dénouement, bien au contraire. S’il a éliminé tous les détails donnés par Euripide pour décrire le sacrifice, il a su, au contraire, en intensifier la violence, en s’attachant à une description poétique des réactions terrifiantes produites sur l’univers entier. En cela, il a parfaitement mettre la tension dramatique au service de l’intensité tragique.
POUR CONCLURE SUR IPHIGÉNIE
L'écriture de Racine recherche donc une totale harmonie avec les composantes essentielles du tragique, comme le souligne M. Raymond dans Discours poétique de Racine : « Le significatif se résout dans l'expressif, lequel se fond lui-même dans le poétique ». La construction de la pièce, le choix des formes d'expression, le rythme même de l'alexandrin épousent les mouvements de la passion et la progression de la crise tragique.
Le théâtre de Racine fait ainsi coïncider l'héritage antique avec les interrogations sur l'homme qui traversent les débats philosophiques de son temps, autour de la "raison" et des "passions", et les querelles religieuses.