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Molière, L'École des femmes, 1662

 L'auteur (1622-1673) à l'époque de L'École des femmes

N. Mignard, Molière dans le rôle de César dans "La mort de Pompée" de Corneille, vers 1650. Huile sur toile, 75 x 70. Musée Carnavalet, Paris.

Après la période de l'Illustre théâtre", fondé en 1643 avec Madeleine Béjart, et les difficultés financières alors rencontrées, Molière s'installe dans la salle du Petit-Bourbon, qu'il partage avec les Comédiens Italiens. Il trouvera en eux une inépuisable source d'inspiration. La Troupe prend le nom de "Troupe de Monsieur", frère du Roi.  

Vient alors le temps des succès avec, notamment, Les Précieuses ridicules en 1659 et L'École des femmes en 1662. Mais immédiatement débutent les polémiques et les conflits avec ceux que Boileau nommera les "mille esprits jaloux": pédants, soutenus par le célèbre Chapelain, partisans de Corneille qui le jugent attaqué, comédiens rivaux de l'Hôtel de Bourgogne, avec, à leur tête, l'acteur Montfleury... sans oublier un bon nombre de "Précieuses" et de "petits marquis...

Les attaques vont bon train, renforcées par le mariage, en 1662, avec Armande Béjart, sœur de Madeleine selon l'acte notarié, fille de celle qui fut longtemps la compagne de Molière, selon les ennemis de celui-ci. Elle a vingt ans de moins que lui... on imagine aisément les commérages ! 

 

Molière n'en connaît pas moins la gloire, en jouant pour les Grands, pour la Cour, à la demande du Roi qui le pensionne. Paradoxe que cette gloire éclatante qui se heurte à d'incessants obstacles... comme pour mieux s'affirmer ! Dans ses "placets" au Roi, Molière en appelle à son puissant protecteur, mais il ne renie rien de sa liberté d'auteur, "le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant." 

N. Mignard, "Molière dans le rôle de César", vers 1650
Auteur

Pour en savoir plus sur la vie de Molière : un site très complet

Le contexte 

Contexte

L'image traditionnelle des femmes

Vers 1600, c’est le règne des contes, des farces et des fabliaux, genres littéraires hérités du moyen-âge : l’on s’y moque des femmes et de leurs multiples défauts, et des maris trompés. Cela reflète une société où la femme est le jouet de l’homme. De plus pour l’Église, depuis le péché d’Ève, la femme est un objet de tentation et elle est vouée à la perfidie. 

La violence d'n mari jaloux au moyen-âge

À cette époque, le mariage est une institution qui ne repose pas sur l’amour mais sur la puissance de l’autorité. Être amoureux ne garantit en rien le mariage car les filles sont livrées aux hommes par des marchés entre les pères de famille. L’épouse n’a que des devoirs : elle tient le ménage et assure la descendance de son mari. Lorsqu’elle est mariée, elle est coupée du monde, son mari en fait ce qu’il veut car elle n’a aucun droit, pas même celui de gérer l’argent de sa dot ou d’éventuels héritages. Mais dans l’ensemble les femmes ne se rebellent pas et acceptent de garder le silence : sans éducation, elles n’ont pas d’autre choix. Parfois même elles sont satisfaites de leur condition car, à l’époque, c’est le mariage ou le couvent.

La  violence d'un mari jaloux

Les hommes, eux, pensent qu’il est bénéfique d’épouser de jeunes filles naïves : ils auront plus facilement de l’autorité sur elles. Ainsi les couvents se chargent de les rendre les plus innocentes possible. Au moment de leur mariage, elles savent le plus souvent à peine lire et écrire ; de la sorte elles peuvent être soumises et obéissantes à leur mari. Il fait ainsi office de second père, en manifestant sa toute-puissance. C'est cette conception qu'exprime le personnage d'Arnolphe chez Molière

Cependant, malgré une surveillance très présente, l’homme n’est pas à l’abri d’une infidélité de sa femme. Elle cherche parfois la consolation auprès d’hommes plus séduisants. 

A. Bosse, "Conversation de daes en l'absence de leurs maris", XVII° siècle

La Préciosité : une nouvelle image des femmes

Mais, peu à peu intervient une prise de conscience. Au XVIIe siècle, se développe un mouvement de contestation : la Préciosité. Les Précieuses veulent qu’on « donne du prix » à la condition féminine et elles revendiquent l’égalité entre l’homme et la femme. Ce sont des femmes souvent fortunées, parfois veuves, qui, grâce à leur situation, sont libres et, surtout, montrent qu’elles sont autonomes et indépendantes.

D'après Abraham Bosse, Conversation de dames en l'absence de leurs maris : le dîner, XVII° siècle

Pour en savoir plus sur la Préciosité

Pour qu’il y ait une égalité parfaite entre l’homme et la femme, cette dernière doit être instruite. Elles réclament donc le droit de recevoir une véritable éducation. Elles-mêmes instruites, les Précieuses tiennent salon dans les "ruelles". Elles y lisent les romans à la mode, y reçoivent de "beaux esprits", conversent autour de leur sujet favori, l'amour.

Le théâtre au XVII° siècle

Dans quels théâtres se jouent les pièces ? Quelles sont les conditions des représentations ? À quelles règles obéit le théâtre classique ? En quoi consiste l'idéal de "l'honnête homme" ? Autant d'éléments qui permettent de mieux comprendre la comédie de Molière.

Pour répondre à ces questions : cliquer sur l'image

Structure

La structure de L'École des femmes

Un quiproquo : le double lieu

L’existence d’un double lieu est mentionné par Arnolphe dans la scène d’exposition, quand il explique à Chrysalde : « [… comme ma demeure /  À  cent sortes de monde est ouverte à toute heure, / Je l’ai mise à l’écart, comme il faut tout prévoir, / En cette autre maison où nul ne me vient voir. » (vers 143-146) Il s’agit là de la précaution prise par Arnolphe pour isoler Agnès de tout contact social, qui révèle déjà l’abus d’autorité sur la jeune fille, quasiment séquestrée.

 

Christian Bérard, décor de "L'Ecole des Femmes", mise en scène de L. Jouvet, 1936

Décor créé par Christian Bérard pour la mise en scène de Louis Jouvet au théâtre de l'Athénée, en 1936

Pour lire L'École des femmes

Ce double lieu, associé au double nom du personnage, est la source du quiproquo sur lequel est fondée l’intrigue de la pièce. Là encore, la scène d’exposition nous apporte l’information. Chrysalde utilise le nom d’Arnolphe : « il me vient à la bouche, / Et jamais je ne songe à Monsieur de la Souche », le nouveau « nom de seigneurie » adopté par Arnolphe. Il était, en effet, fréquent, à cette époque, d’acheter un titre de noblesse, et Arnolphe revendique hautement, auprès de Chrysalde, sa volonté : « Mais enfin de la Souche est le nom que je porte : «  J’y vois de la raison, j’y trouve des appas ; / Et m’appeler de l’autre est ne m’obliger pas. » (vers 184-186)

Tout comme Chrysalde, Horace ne connaît le héros que sous son nom d’Arnolphe, alors que, pour le tuteur de celle qu’il aime, Agnès, « C’est, je crois, de la Zousse ou Source qu’on le nomme : / Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom ; » (Acte I, 4, vers 328-329).​ Il n’apprendra ce double nom qu’à la fin de la pièce (Acte V, scène 7), et comprendra alors son erreur, cause de tant de péripéties.

Les confidences d'Horace

De là vient la structure de l’intrigue, organisée autour de cinq rencontres : à chaque fois, Horace se confie à Arnolphe, sans la moindre crainte.  

Acte I, scène 4 : Il lui confie sa rencontre avec Agnès et son amour naissant. Arnolphe va tirer profit de  cette confidence : il coupe cours à l’amour naissant d’Agnès en lui annonçant son projet de l'épouser et en lui interdisant de revoir le jeune homme. 

- Acte III, scène 4 : Il lui confie la ruse d'Agnès (une lettre avec un naïf aveu d'amour) qui détruit la première "précaution" de celui-ci : l'obliger à renvoyer Horace en lui jetant un « grès ».  

Acte IV, scène 6 : Il lui confie son projet de rendez-vous secret dans la chambre d'Agnès. Arnolphe charge alors ses serviteurs de l’en empêcher.  

"L'Ecole des femes", édition de 1719

Illustration pour l'édition de 1719 de L'École des femmes : Agnès entre Arnolphe et Horace.

- Acte V, scène 2 : Horace, qui a déjoué la ruse d'Arnolphe, lui confie son projet d'enlever Agnès et lui demande son aide. Après l'enlèvement, il lui remet Agnès.   

- Acte V, scène 6 : Horace confie à Arnolphe le projet de son père de le marier, et lui demande son aide. Arnolphe fera tout, au contraire, pour en dissuader Oronte. 

Ainsi, chaque "confidence" d'Horace entraîne une "précaution" d'Arnolphe, mais chaque "précaution" se révèle inutile et se retourne contre lui. 

Le comique dans L'École des femmes

Comique

Dans sa Préface, écrite après les critiques adressées à sa pièce, Molière insiste sur son but premier, faire rire le public : « Bien des gens ont frondé cette comédie ; mais les rieurs ont été pour elle, et tout le mal qu’on en a pu dire n’a pu faire qu’elle n’ait eu un succès dont je me contente. »

Pour provoquer le rire, il dispose d’un double héritage, venu de l’antiquité romaine, elle-même héritière de la comédie grecque.

     D’un côté, il y a Plaute, qui, après Aristophane,  privilégie les procédés de la farce, jeux cocasses sur les mots, gestes excessifs, jusqu’à la grossièreté parfois. Cette tendance est renforcée, chez Molière, par sa collaboration avec les Comédiens italiens qui mettent en scène la commedia dell’arte.

      De l’autre côté, il y a Térence qui, après Ménandre, veut surtout mettre en évidence le ridicule des caractères et des mœurs en élaborant des situations plus complexes.

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En unissant ces deux tendances, Molière parvient ainsi à toucher aussi bien le public populaire, celui du « parterre », que les spectateurs plus raffinés, même si certains se montrent  choqués par des effets comiques jugés de « bas niveau ». Mais surtout il s’agit pour lui de critiquer les mœurs de ceux qui ne sont guidés que par une obsession, qu’il ridiculise à plaisir, et de dénoncer certains abus de la société de son temps.

L'Ecole des femmes, mise en scène de P. Adrien

Gilles Comode, Patrick Paroux et Joanna Jianoux dans la mise en scène de Philippe Adrien

Le comique de gestes

On reconnaîtra d'abord le comique né des gestes, des mouvements, des mimiques, explicitement signalés dans les didascalies. Héritage de la commedia dell'arte, il se manifeste à travers le jeu bouffon des deux serviteurs, Georgette et Alain. C'est notamment le cas des bousculades entre eux, et des coups reçus à l’acte I, scène 2, qui suscitent chez eux une véritable terreur face à leur maître. On note aussi le comique de répétition, comme le chapeau ôté de la tête d'Alain trois fois dans cette scène, ou la répétition du rejet d’Horace à la scène 4 de l’acte IV.

Les révérences d'Agnès

Les révérences d'Agnès

Il faut aussi imaginer les gestes et les mouvements nés du texte, et que l'acteur, guidé par son metteur en scène, va créer librement. C'est notamment le cas pour les deux protagonistes par exemple pour la gestuelle dans le récit d’Agnès (Acte II, 5) avec les révérences répétées de celle-ci pour mimer la rencontre. Pour Arnolphe, on peut imaginer à l’acte I, scène 4, ou à l’acte III, scène 4, après qu'Horace lui a lu la lettre d'Agnès, les mimiques suggérées par les apartés, ou sa toux forcée :

"ARNOLPHE, à part. - Hon ! chienne ! 

HORACE. - Qu'avez-vous ?

ARNOLPHE. - Moi ? rien ; c'est que je tousse."

Le comique de mots

On retrouve les personnages comiques chers à Molière : le valet, ici doublé du paysan. Ces rôles lui permettent de jouer sur les accents, le patois, les fautes de langue, tels "les biaux messieurs" dont parle Georgette. 

Mais la pièce comporte les principales caractéristiques du comique de mots, à commencer par  le "bon mot" d’Agnès cité à l’acte I, scène 4 par Arnolphe : "si les enfants qu'on fait se faisaient par l'oreille". 

Mise en scène de L'École des femmes par Didier Bezace, 2001

Pour découvrir le comique

Parfois c’est le contexte qui rend le mot plaisant, comme la comparaison d'Alain, "la femme est justement le potage de l'homme" (II, 3) ou les tautologies : v. 423-425 et 446. Enfin Molière ne recule pas devant l’équivoque, avec la répétition du « le… », qui laisse le spectateur – et Arnolphe – imaginer un geste à connotation sexuelle.  

Le comique de caractère

Le comique de caractère naît toujours d'un décalage par rapport à la norme sociale. Chez Arnolphe, l'obsession de ne pas être "cocu" tourne à la monomanie, et le rend ridicule, par exemple quand il tombe dans l'excès en parodiant le tragique (III, 5). Quant à Agnès, sa naïveté est tellement exagérée qu'elle fait sourire, notamment quand elle fait le récit de sa rencontre avec Horace, ou qu'elle prend au sens premier  le discours de la vieille entremetteuse.  

Le comique de situation

Le comique de situation est la base même de l’intrigue de la pièce, avec les confidences d'Horace sur ses projets, dues au quiproquo sur son double nom. Arnolphe tente en vain de le combattre : chaque précaution se retourne contre lui. Mais il est obligé de garder le silence, face à Horace. Le public, complice, rit alors des apartés, par exemple " Ah! je crève..." quand il écoute le portrait fait de lui (I, 4), ou apprend la ruse d'Agnès (III, 4), et du ton tragique qu'il adopte alors. Il en va de même face à Agnès avec le rôle des apartés quand il écoute le récit de la rencontre d'Horace et l'éloge du jeune homme.  

Deux caractères comiques

Conclusion

Mais Molière s'écarte de la farce par un emploi du comique plus original : il le fait intervenir au moment où la tension dramatique pourrait rendre la situation des personnages pathétique, ou bien quand le conflit s'intensifie. Faire rire est donc le moyen de créer un mouvement de bascule, en ramenant le public vers ce qui n'est, après tout, que du théâtre, fiction, illusion... Il enrichit ainsi la comédie, tout en donnant aux metteurs en scène une totale liberté d'interprétation. Certains choisiront d'accentuer le poids du comique, d'autres, au contraire, suivront le sentiment de Musset qui déclare à propos de Molière, comme le remarque Musset en 1840 dans son poème "Une soirée perdue" : "Cette mâle gaieté, si triste et si profonde

Que, lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer."

Dénouement

Le dénouement de L'École des femmes

Le dénouement classique doit répondre à trois "règles". Il doit être complet : le plus souvent, il réunit sur scène tous les personnages, comme dans cette pièce ; il doit être rapide ; enfin,  il doit être nécessaire, c’est-à-dire satisfaire la logique de l'intrigue, mais aussi la morale. Mais que penser de l’arrivée du père d'Agnès en compagnie de celui d’Horace ? Est-elle vraisemblable ?

Pour découvrir le dénouement

Le dénouement avec Michel Galabru

Les caractéristiques du dénouement

Molière réalise un dénouement rapide : trois scènes suffiront, dont la scène 8, très brève, pour dénouer l'intrigue. Elle reposait sur le quiproquo que l'on retrouve au début de la scène 7 : Arnolphe, à qui Horace a demandé son aide pour empêcher son père de le marier, se retourne contre lui, à sa grande surprise : "Ah ! traître !". Or, il suffira d'une phrase de Chrysalde, "C'est Monsieur de la Souche, on vous l'a déjà dit", pour qu'Horace comprenne le machiavélisme d'Arnolphe et sa propre erreur. Tous les personnages sont alors présents sur scène pour assister à sa "chute" et à son humiliation, le dénouement est donc bien complet.

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Molière recourt à la technique du « deus ex machina », héritée de la comédie antique. Un personnage, souvent un dieu ou un envoyé des dieux, descendait d'une "machine" sur scène, et venait tout arranger en révélant la vérité : une naissance secrète, un enfant enlevé... Or, ce procédé n'est guère vraisemblable, car tout semble se résoudre au dernier moment, comme par miracle ! Pour échapper à ce reproche, Molière prend donc soin d’annoncer ce retour, dès la scène 4 de l'acte I : on y apprend l’arrivée prochaine du père d'Horace accompagné d’un « seigneur Enrique », mais Horace déclarait alors : "La raison ne m'en est pas connue". Elle est précisée à la scène 6 de l'acte V, qui se présente comme l'ultime péripétie : "il m'a marié sans m'en récrire rien" avec la "fille unique" d'Enrique, déclare Horace. Pourtant au moment même où il veut « respecter la vraisemblance », Molière s’amuse à subvertir cette exigence, en renforçant l’invraisemblance du double retour par des répliques symétriques, des distiques (2 vers), dans lesquels Oronte et Chrysalde enchaînent les explications en se faisant écho. Si l'on imagine que la mise en scène place Arnolphe entre eux deux, cela ne peut que produire un effet comique qui achève de détruire toute illusion de vérité. 

Ainsi la vérité sur la naissance d'Agnès produit un retournement de situation brutal, un coup de théâtre. Face à cette découverte, Arnolphe pousse un dernier cri, "Oh!", et la didascalie précise "ne pouvant parler". S'agit-il d'un cri de colère, ou d'un constat d'échec, souligné par la réplique précédente de Chrysalde qui le réduit au silence ? Pour le spectateur, c'est, en tout cas, une satisfaction de voir les excès d'Arnolphe ainsi punis, la morale est sauve

Le triomphe de l'amour : Agnès et Horace réunis

La leçon donnée par Molière

Bien sûr, le but de Molière est d'abord de faire rire : il reprend pour cela un des thèmes favoris de la farce, le mari trompé et l'inépuisable ruse féminine, et un personnage de la commedia dell’arte, l’amoureux étourdi. Mais, à son époque, les goûts ont évolué sous l'influence de la Préciosité et de son intérêt pour les péripéties amoureuses. De plus, il considère que toute comédie doit aussi "instruire" le public.

"L'Ecole des femmes" : le triomphe de l'amour

       Ainsi, sa pièce est surtout un plaidoyer en faveur de l'amour. Il a donné à son Horace une dimension que n'avaient pas les jeunes amoureux de la commedia dell'arte : il n'est plus seulement un jeune homme séduit par la beauté physique, et un peu écervelé, mais celui qui, touché par Agnès, l'initie au bonheur d'aimer. De même, Agnès ne reste par longtemps la jeune fille sotte du premier acte : elle devient très vite une femme prête à se battre pour défendre son amour. À plusieurs reprises dans la pièce, Molière a insisté sur le fait que l'amour possède une réelle puissance : « l’amour est un grand maître », c'est bien lui qui fait évoluer Agnès. 

Mais le dénouement lui donne une force supplémentaire, car il a eu la puissance de pousser les jeunes gens l'un vers l'autre, alors même que leurs pères les avaient promis l'un à l'autre. Il devient donc un "surprenant mystère", capable de créer en un être l'instinct d'aimer ce qui, précisément, lui est destiné : "Le hasard en ces lieux avait prémédité, / Ce que votre sagesse avait prémédité." (vers 1766-1767)  

       Sa comédie est également un plaidoyer en faveur de la nature. Il y critique l'éducation donnée aux filles dans les couvents, qui leur cache les réalités naturelles de la vie. Elles vivent ainsi dans un monde d'illusions, où tout ce qui est naturel est présenté comme un "péché". La dernière phrase de Chrysalde, "rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux", est une façon d'affirmer que l'amour n'est pas blâmable. Il reproche aussi aux conventions sociales de contraindre la nature, qui pousse la jeunesse vers la jeunesse. Les mariages arrangés vont contre cet instinct naturel, et contre la volonté des jeunes gens, et sont finalement causes d'adultère et de malheur pour les familles. 

Molière considère donc que la plus grande règle est de suivre une morale naturelle, celle qui préserve la vérité des cœurs, sans tomber dans l'excès d'une passion obsessionnelle, telle la peur d'être trompé chez Arnolphe, et en respectant la dignité et la liberté d'autrui, tel Horace qui ne profite pas de la naïveté d'Agnès.​

Mise en scène de Robert Manuel, 1995 : Emmanuelle Livry et Michel Galabru

Agnès

La naissance de l'amour

L’acte I a présenté Agnès, sans qu’elle ne paraisse en scène. Son « innocence » a été soulignée par Arnolphe, ainsi que son ignorance : « la rendre idiote autant qu’il se pourrait ». La scène 5 de l’acte II confirme cette présentation à travers son peu de conversation, par l’aveu naïf de sa rencontre avec Horace, et la façon dont elle s’est fait duper par l’entremetteuse. 

L'évolution d'Agnès

La naïveté d'Agnès

Cependant la fin de la scène montre déjà un éveil du sentiment amoureux, qu’elle ne sait pas encore définir : «  […] là-dedans remue / Certain je ne sais quoi dont je suis toute émue. » (v. 563-564). Peu à peu, face aux propos d’Arnolphe, elle accède à la conscience de soi. Elle ose d’abord le contredire : « Oh ! point. Il me l’a dit plus de vingt fois à moi » (v. 593). Puis elle met en doute, par ses questions, la parole d’Arnolphe (v. 600 – v. 602). Enfin elle formule un reproche implicite : « Et je ne savais pas encore ces choses-là ». À la fin de la scène 5, on constate donc un début de résistance, encore très timide cependant.

La révolte de l'amour

C’est par Horace que nous apprenons d’abord l’évolution d’Agnès dans les deux actes suivants. La lettre qu’elle a eu l’audace de joindre au « grès » jeté révèle déjà la puissance de l’amour (Acte III, scène 4). La décision qu’elle a été capable de prendre, recevoir Horace dans sa chambre et le cacher à l’arrivée d’Arnolphe (Acte IV, scène 6), confirme le fait qu’elle est devenue capable de lutter pour son amour.

L'acte V la montre pleinement devenue femme. Arnolphe lui-même signale cette évolution dans la scène 4 de cet acte : « Et vous savez donner des rendez-vous la nuit / Et pour suivre un galant vous évader sans bruit. » Mais, en devenant femme, elle a perdu son « innocence », dans le sens étymologique du mot, c’est-à-dire qu’elle a acquis le pouvoir de faire souffrir l’homme, de « faire du mal ». Parallèlement, elle a fait évoluer Arnolphe, qu’elle oblige à un aveu amoureux.  

Agnès dans "L'Ecole des femmes"

Isabelle Adjani dans le rôle d'Agnès

Incapable de créativité dans la parole au début de la pièce, elle peut à présent conduire un raisonnement, en retournant contre Arnolphe ses propres arguments : « J’ai suivi vos leçons, et vous m’avez prêché / Qu’il se faut marier pour ôter le péché ». De même, elle sait comparer deux conceptions du mariage, vu par Arnolphe (« fâcheux et pénible ») et vu par Horace : « rempli de plaisirs ».   

Elle accède à la conscience, en étant maintenant capable de définir ce qu’elle ressent, et d’affirmer son amour avec force : « Oui, je l’aime ». De ce fait, elle s’affirme elle-même, en répondant point par point à Arnolphe dans la stichomythie. Elle a mesuré son mépris envers elle, et ne se laisse plus humilier. Au rappel grossier du coût de sa nourriture, elle répond à son tour avec mépris : « Non, il vous rendra tout jusques au dernier double. » 

Une mise en scène de la Compagnie Colette  Roumanoff au théâtre Fontaine

Pour mesurer l'évolution d'Agnès, l'œuvre  intégrale

Elle a également pris conscience de son ignorance, due à la volonté d’Arnolphe, et exprime le désir d’apprendre : « Je ne veux plus passer pour sotte si je puis. » Cette affirmation de soi va de pair avec une forme d’égoïsme, nécessaire pour se protéger : ses réponses sont blessantes pour Arnolphe, dont elle rejette les déclarations d’amour.

Elle accède ainsi à la dignité.

Analyse de trois extraits : acte III, scènes 2 et 4 - acte V, scène 4

Acte III, scène 2 : Les devoirs du mariage

(vers 679-728)

A.III, sc. 2

INTRODUCTION

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Les deux premiers actes ont permis aux spectateurs de découvrir "l'innocence" d'Agnès, soigneusement entretenue par Arnolphe qui a pris cette précaution dans sa peur d'être fait "cocu" par celle qu'il a bien l'intention d'épouser. 

Mais Arnolphe a appris, par les confidences d'Horace, ignorant qu'il se livre précisément au tuteur d'Agnès, comment ce dernier a pu séduire celle-ci. Après le récit naïf de leurs rencontres par Agnès, Arnolphe interdit à la jeune fille de le voir, lui ordonnant de jeter "un grès" par la fenêtre pour le chasser: "Je suis maître, je parle : allez, obéissez." (II, 5).

À l'acte III, il lui annonce qu'il est lui-même son futur époux. 

Quelles conceptions du mariage le discours d'Arnolphe développe-t-il ?

Frontispice de L'École des femmes, édition de 1663

Pour lire l'extrait

LE PORTRAIT D'ARNOLPHE

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Dans les actes précédents, Arnolphe s'était déjà montré vicieux dans son désir de mettre une si jeune fille dans son lit, machiavélique dans tous les calculs qu'il fait pour écarter son rival, et ridicule dans son obsession du cocuage et ses réactions excessives.

L'Ecole des femmes, III, 2 : mise en scène de J. Lassalle

Ici éclate son mépris pour Agnès. Il est enfermé dans l'orgueil de sa propre supériorité comme en témoigne le ton solennel adopté au début du texte, avec "bénir l'heur de votre destinée", comme si cet union se faisait avec un dieu qui daignait s'abaisser à épouser une simple mortelle, ou "nœud glorieux" avec la diérèse qui renforce l'adjectif. Il la rabaisse totalement, par un lexique péjoratif pour son origine sociale : "bassesse", "le peu que vous étiez", "vil état de pauvre villageoise". 

Cela révèle aussi son égoïsme. À travers la façon dont il présente ce mariage, on comprend qu'en réalité la condition sociale d'Agnès est pour lui un avantage car il pourra mieux la dominer grâce à la reconnaissance qu'elle lui devra : "admirer ma bonté", "l'honneur qu'il vous veut faire", à mériter l'état où je vous aurai mise". 

En même temps, il développe un éloge de sa propre personne pour lui montrer à quel point il lui fait une faveur en l'épousant, mais sans penser un seul instant aux sentiments de la jeune fille. Il ne l'épouse en fait que pour lui : "jouir de la couche et des embrassements..." (vers 685-688) 

Son aspect odieux est manifeste dans ce passage. 

Agnès et Arnolphe dans une mise en scène de J. Lassalle à la Comédie française

L'IMAGE DU MARIAGE

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Parallèlement Arnolphe se livre à une violente critique des femmes. Dans le mariage vu par Arnolphe, il n'existe aucune confiance entre les époux puisque la femme est, par nature, un être corrompu qui ne pense qu'à "être libertine et prendre du bon temps". De plus, la société du XVII° siècle ayant vu les Précieuses revendiquer leur indépendance, il fait un portrait péjoratif de ces "femmes d'aujourd'hui qualifiées de "coquettes vilaines", et de leurs "fredaines", c'est-à-dire leurs aventures amoureuses avec les "jeunes blondins". 

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Le terme "mariage" est amplifié par la diérèse (vers 695) et associé à "d'austères devoirs", repris au vers 714 : "Son devoir aussitôt est de baisser les yeux". Le mariage n'est donc qu'un ensemble de contraintes pour l'épouse. Pour appuyer cette conception, Arnolphe fait appel à l'éducation religieuse reçue par Agnès au couvent. Les jeunes séducteurs deviennent donc des incarnations du "malin" (du diable) et manquer à un "devoir" est un péché, qui sera puni comme tel : une vision de l'Enfer destinée à faire peur à la future épouse (vers 727-728) est alors dépeinte.

Mise en scène de L'École des femmes par Didier Bezace, 2001

Tout le discours vise à rabaisser la femme à l'état d'esclave, comme le montrent les négations : "Votre sexe n'est là que..." ; elle est réduite à l'état de "moitié". On notera le ridicule des arguments : en quoi la "barbe" serait-elle un signe de supériorité ? L'absurdité du raisonnement mathématique ressort : "Ces deux moitiés pourtant n'ont point d'égalité", avec la fausse symétrie de "l'une" et "l'autre". Une série d'exemples soutient cette argumentation, en jouant sur une triple gradation. La  première porte sur les hiérarchies évoquées (v. 705-708), et est elle-même inférieure à une deuxième gradation : l'énumération des qualités exigées de la femme, avec le renchérissement des "et" (v. 709-711). Arrive alors la troisième gradation, qui définit le rôle de l'époux tout-puissant : "son mari, son chef, son seigneur et son maître". 

Le mariage vu par Arnolphe

CONCLUSION 

Ce texte dépeint une réalité sociale du XVII° siècle : la femme mariée est juridiquement mineure, dépendante en tout du conjoint, et, à sa mort, de son fils aîné.

Et cette conception est soutenue par l'Église, à partir des épîtres de Saint-Paul : pour lui la femme pécheresse est un "cloaque". C'est ainsi que l'Église éduque ainsi les filles dans les couvents. Donc, en ridiculisant cette conception, c'est aussi l'Église que Molière attaque. Il va ainsi se faire ses premiers ennemis, les "dévots", alors puissants. 

Molière se fait ici le défenseur de l'égalité des sexes, conception très moderne, puisqu'elle est encore loin d'être réalisée au XXI° siècle.

A.III, sc. 4

Acte III, scène 4 : L'école de l'amour

(vers 844-947)

INTRODUCTION

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Après les confidences d’Horace, Arnolphe a appris d’Agnès elle-même, encore tout à fait innocente, sa rencontre avec lui et son amour naissant. Il interdit alors à la jeune fille de le voir, lui ordonnant de jeter « un grès par la fenêtre » pour le chasser, et lui annonce que lui-même va l’épouser : « Je suis maître, je parle : allez, obéissez. » (II, 5) Puis il lui annonce, dans la scène 2 de l’acte III, qu’il est lui-même son futur époux, en la félicitant de son obéissance. Mais, à la scène 4, Horace arrive. 

En quoi cette scène constitue-t-elle un tournant dans l’intrigue ?

LA PRÉCAUTION INUTILE

Après de brèves salutations, des vers 844 à 852, le passage, qui répond à l’interrogation d’Arnolphe, est construit en deux temps, inverses, le triomphe d’Arnolphe face aux échecs d’Horace (vers 852-895) et son dépit en apprenant la ruse d’Agnès (vers 896-947), introduits par le connecteur d’opposition « Mais ».   

Déjà sa volonté d’abréger les salutations révèle sa joie, son impatience, son désir de savourer le triomphe dont il est certain. En même temps le terme qu’il choisit, « vos amourettes », qui diminue la valeur accordée à l’amour, montre le peu de prix qu’il accorde à ce sentiment. Il se réjouit donc par avance de l’échec de son rival : « Oh ! oh ! comment cela ? » en réponse au mot « malheur » employé par Horace, est en fait un cri de triomphe ;  « La porte au nez », répété en écho à la phrase d’Horace, montre qu’il est plein d’enthousiasme en entendant Horace lui raconter la façon dont ses ordres ont été bien exécutés. 

1er temps de la rencontre : la joie d'Arnolphe, par la Compagnie Jean Thomas, Avignon

L'Ecole des femmes, III, 4 : la joie d'Arnolphe

Mais, en même temps, Arnolphe est obligé d’être hypocrite en continuant à feindre d’être l’ami d’Horace. Il joue l’ignorant par ses questions : « D’où diantre ! a-t-il sitôt appris cette aventure? » (v. 864), « Ils n’ont donc point ouvert ? » (v. 876), « Comment, d’un grès ? » (v. 880). Il accentue aussi l’intérêt qu’il porte à cette aventure amoureuse, en faisant semblant de le plaindre : « Quel malheur ! » (v. 862), « je trouve fâcheux l’état où je vous vois » (v. 883) accentué par « Certes j’en suis fâché pour vous, je vous proteste » (v. 885). Il joue même à le consoler, en feignant d’entrer dans son camp, de lui apporter son soutien : « de vous raccrocher vous trouverez moyen » (v. 887), « Cela vous est facile » (v. 890). Une étape a donc été franchie : Arnolphe ne se contente plus de recevoir des confidences, il savoure l’effet de son plan. â€‹

Puis Horace crée un effet d’attente, par le connecteur d’opposition « Mais », et la reprise du verbe : « ce qui m’a surpris », « va vous surprendre » (v. 896). On peut imaginer le changement de visage d’Arnolphe, inquiet, mais qui devra attendre le vers 915 pour savoir quel est cet « incident ».

Ecole des femmes, III, 4 : le dépit d'Arnolphe

On peut ensuite imaginer ses réactions de dépit et de colère par la série de questions à la fin de la tirade d’Horace, avec la reprise du même verbe (« n’êtes-vous pas surpris? ») et l’interjection « Euh! » (v. 923) qui marque sa surprise devant le silence d’Arnolphe, obligé de se contraindre. Horace renforce ce sentiments par ses impératifs insistants, « Dites », « Riez-en donc un peu » (v. 926), que souligne la didascalie, répétée à cause de l’insistance d’Horace : « un ris forcé » , puisqu’il est obligé de rire pour ne pas éveiller les soupçons d’Horace. D’ailleurs l’aparté d’Arnolphe, avec son insulte à Agnès, « friponne », révèle sa colère.

2ème temps de la rencontre : le dépit et la colère d'Arnolphe

Enfin, il est obligé d’entendre sa propre critique et de supporter les éclats de rire d’Horace qui le peint comme un homme ridicule avec ses précautions inutiles : « mon jaloux », « cet homme gendarmé ».

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Le comique de cette scène vient donc de l'inversion de situation au cours du dialogue. Le public rit du dépit d’Arnolphe qui ne peut apparaître que comme une juste punition d’avoir voulu « tenir dans l’ignorance extrême » (v. 933) Agnès, ce qui est d’ailleurs confirmé par l’aparté d’Arnolphe : « Contre mon dessein l’art [de l'écriture] t[e] fut découvert. » (v. 946).

LA PUISSANCE DE L'AMOUR

Jusqu’à présent Horace faisait surtout l’éloge de la beauté d’Agnès, qui avait été présentée comme naïve et innocence, image que ses réactions face à Arnolphe avaient confirmée. Or, ici le discours d’Horace a évolué.

Certes il évoque toujours Agnès comme « cette jeune beauté » et parle de « sa simplicité », mais on le sent sincèrement touché par la sincérité d’Agnès : « Tout ce que son cœur sent, sa main a su l’y mettre » (v. 941), « la pure nature » (v. 944). L’éloge éclate pleinement dans l’énumération des vers 942-943. La lecture de la lettre révèle en effet l’habileté de la phrase qui a accompagné le « grès », avec son double sens : « je sais tous vos discours » se comprend, pour Arnolphe, comme « j’ai compris qu’ils étaient mensongers », mais, pour Agnès, cela signifie « je crois », et, bien sûr, « voilà ma réponse » n’est pas « le grès » mais la lettre. 

Le public ne peut que se placer dans le camp de ces deux jeunes amoureux, touchants par leur vérité. â€‹

La lettre d'Agnès à Horace

Je veux vous écrire, et je suis bien en peine par où je m’y prendrai. J’ai des pensées que je désirerais que vous sussiez ; mais je ne sais comment faire pour vous les dire, et je me défie de mes paroles. Comme je commence à connaître qu’on m’a toujours tenue dans l’ignorance, j’ai peur de mettre quelque chose, qui ne soit pas bien, et d’en dire plus que je ne devrais. En vérité je ne sais ce que vous m’avez fait ; mais je sens que je suis fâchée à mourir de ce qu’on me fait faire contre vous, que j’aurai toutes les peines du monde à me passer de vous, et que je serais bien aise d’être à vous. Peut-être qu’il y a du mal à dire cela, mais enfin je ne puis m’empêcher de le dire, et je voudrais que cela se pût faire, sans qu’il y en eût. On me dit fort, que tous les jeunes hommes sont des trompeurs, qu’il ne les faut point écouter, et que tout ce que vous me dites n’est que pour m’abuser ; mais je vous assure que je n’ai pu encore me figurer cela de vous, et je suis si touchée de vos paroles, que je ne saurais croire qu’elles soient menteuses. Dites-moi franchement ce qui en est : car enfin, comme je suis sans malice, vous auriez le plus grand tort du monde, si vous me trompiez. Et je pense que j’en mourrais de déplaisir. 

Dans un second temps, Molière profite de cette scène pour se livrer à un éloge de l’amour. Il s’ouvre par une formule empruntée à l’auteur tragique Corneille : « l’amour est un grand maître » (v. 900), repris par la comparaison à « des miracles ». Ainsi les termes sont choisis pour donner l’impression d’un effet magique, tels les verbes  « surprendre » ou « admirer », plusieurs fois répétés. De même le mot « flammes », banal dans le vocabulaire amoureux du XVII° siècle, prend ici une autre valeur, celle du feu de l’alchimiste qui transforme le plomb en or : l’amour a transformé l’Agnès naïve, un peu sotte même, en une Agnès fine. Cet éloge est soutenu par une série d’antithèses, qui montre la puissance de ce sentiment sur les traits de caractère : vers 906-907. 

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Une telle insistance montre bien qu’il s’agit là du message inscrit dans le titre même de la pièce : dans cette « école », c’est l’amour qui joue le rôle du maître, et nul ne peut lutter contre lui, selon Molière. 

Saint-Aubin, "Le triomphe de l'amour sur tous les dieux", 1752

Gabriel-Jacques de Saint-Aubin, Le Triomphe de l'amour sur tous les dieux, 1752. Huile sur toile. Musée des Beaux-Arts de Rouen

CONCLUSION

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Dans l’acte III, Agnès ne parle que dans la scène 2, et il ne s’agit même pas d’une parole personnelle, puisqu’elle ne fait que lire "Les Maximes du mariage". Cependant, elle ne cesse d’être présente à travers les monologues d’Arnolphe et le récit d’Horace : le public mesure l’importance de l'évolution de la jeune fille, et cette scène constitue bien un tournant dans l’intrigue. 

Molière fait ici un plaidoyer en faveur de la sincérité du cœur, de la vérité des sentiments, que l’on retrouve dans toutes ses pièces de théâtre. Toutes révèlent, en effet, ses combats contre les hypocrites, contre tous ceux qui affectent des manières artificielles.

A.V, sc. 4

Acte V, scène 4 : Le triomphe de l'amour

INTRODUCTION

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Malgré les confidences successives d’Horace, toutes les précautions d’Arnolphe pour l’écarter d’Agnès, qu’il veut épouser lui-même, ont échoué. Horace a même réussi à enlever la jeune fille. Mais, toujours confiant en l’amitié d’Arnolphe, il lui confie Agnès. Arnolphe, « le nez dans son manteau » pour qu’Agnès ne le reconnaisse pas, l’entraîne.

Quelle évolution psychologique des personnages cette scène révèle-t-elle ? 

UNE SCÈNE DE CONFLIT

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Le conflit, qui éclate dès qu’Agnès reconnaît Arnolphe, va croissant jusqu’à la menace physique. Mais la réaction soumise d’Agnès, au vers 1568, inverse la situation, en contraignant Arnolphe à changer de ton.  

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Le ton d’Arnolphe révèle, au début, une véritable indignation face à la fuite d’Agnès avec Horace. On relève dans ses répliques toutes les caractéristiques du registre polémique, à commencer par un lexique péjoratif, notamment les nombreuses insultes envers Agnès (« friponne », « coquine », « impertinente »), les jurons (« Tudieu ! « , « diantre ! », « Peste ! »), et jusqu’à une comparaison animale qui fait d’elle l’image du démon : « petit serpent que j’ai réchauffé dans mon sein ». Cela est renforcé par la modalité exclamative, avec les interjections, telles le « Ah ! », fréquent, qui ponctuent toute la première tirade. Les questions révèlent la blessure d’Arnolphe, et son ironie est très amère : « Le deviez-vous aimer, impertinente ? » (v. 1023) ou aux vers 1530-1531. Enfin l’on reconnaît la stichomythie, quand, sous l’effet de la colère, les personnages se répondent mot par mot, par exemple des vers 1520 à 1533. 

Acte III, scène 3 : Horace confie Agnès à Arnolphe

L'Ecole des femmes, acte V, scène 3

Arnolphe semble découvrir une nouvelle Agnès, qui représente précisément ce qu’il affirmait détester au Ier acte : « Voyez comme raisonne et répond la vilaine! / Peste! une précieuse en dirait-elle plus ? » (v. 1541-1542)

Les reproches adressés à Agnès viennent surtout de sa jalousie, car il a été obligé d’écouter les paroles amoureuses échangées par les deux jeunes gens : « Tudieu comme avec lui votre langue cajole ! »(v. 1496). Ainsi il lui reproche son inconduite, un manque de morale : « des rendez-vous la nuit », « vous évader sans bruit », « Suivre un galant n’est pas une action infâme ? ». Mais derrière cette jalousie, on sent la possessivité d’Arnolphe, son égoïsme profond, et son orgueil blessé, qui le conduisent jusqu’à la menace de violence : « une gourmade », « quelques coups de poing » (v. 1564-1567). À cela s’ajoute le reproche le plus odieux, celui d’ingratitude : « Malgré tous mes bienfaits former un tel dessein ! » (v. 1502) De façon grossière, il lui rappelle les dépenses faites pour elle, « les obligations », « les soins d’élever [son] enfance ». Ce conflit prouve qu’Arnolphe reste incapable de comprendre les effets d’un amour sincère : « Il faut qu’on vous ait mise à quelque bonne école. / Qui diantre tout d’un coup vous en a tant appris ? » (v. 1497-1498).   

Effectivement, on constate une réelle évolution d’Agnès depuis l’acte II : elle se révolte contre Arnolphe. On observe d’abord son aptitude nouvelle à raisonner, soulignée par Arnolphe. Ainsi elle retourne contre Arnolphe ses propres arguments : « J’ai suivi vos leçons… » (v. 1510-1511) ; elle est capable de comparer deux conceptions du mariage, celle d’Horace et celle d’Arnolphe aux vers 1514-1519 ; enfin elle peut se juger elle-même, en prenant conscience de son ignorance aux vers 1554-1559. De plus, alors qu’elle n’était même pas capable d’identifier ce sentiment dans l’acte I, elle ose à présent affirmer son amour pour Horace : « Oui, je l’aime ». Par cette affirmation de son droit à aimer (« Et pourquoi, s’il est vrai, ne le dirais-je pas ? » au vers 1522), elle reconquiert la dignité que lui refusait Arnolphe, et devient capable de distinguer le juste de l’injuste.    

Capucine Ackermann dans le rôle d'Agnès

La révolte d'Agnès face à Arnolphe

ARNOLPHE AMOUREUX

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Découvrons-nous un nouvel Arnolphe ?  C’est dans le monologue de la fin de l’acte III, après avoir découvert la lettre écrite par Agnès à Horace que, pour la première fois, Arnolphe déclarait : « Et cependant je l’aime » (v. 998). Mais c’est uniquement ici qu’il évoque cet amour, et on le sent blessé et amer : « Je m’y suis efforcé de toute ma puissance ; / Mais les soins que j’ai pris, je les perdus tous. » (v. 1537-1538) Il semble alors enfin comprendre ce que lui expliquait Horace : « Chose étrange d’aimer » (v. 1572) Il en arrive ainsi à supplier Agnès (« aime-moi ») en se lançant dans un long discours où il renonce à tout ce en quoi il croyait, à commencer par la soumission qu’il exigeait : « Tout comme tu voudras tu pourras te conduire » (v. 1596). 

Mais le spectateur peut-il croire en la sincérité de ce nouvel Arnolphe ? Difficilement, en raison de la distanciation que Molière prend soin de maintenir.

        La distanciation est également due aux effets comiques produits par une gestuelle que la didascalie, « Il fait un soupir », permet d’imaginer : Arnolphe imite tous les gestes des galants, mais jusqu’à la caricature. Ajoutons- y un lexique qui, en mêlant le langage précieux (« traîtresse », « regard mourant », « soupir amoureux », « cruelle », « te prouver ma flamme »…) au langage familier (« mon pauvre petit bec », « ce morveux »,  » je te bouchonnerai »), rend cette éloquence totalement ridicule. Les interrogations oratoires à la fin de sa tirade tombent dans un excès tel que ce discours amoureux devient une caricature : « Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ? »   

La tentative du héros pour se hausser à la noblesse tragique, pour recourir au pathétique afin de toucher Agnès, ne sert en fait qu’à le transformer en un prétendant ridicule.    

        Arnolphe, en effet, n’a pas vraiment changé, comme le montre l’encadrement de son discours. Il commence par une longue tirade dans laquelle il continue à exprimer son mépris pour les femmes, à travers un long portrait où il énumère les défauts (vers 1574-1579) de celles qu’il désigne péjorativement par « ces animaux-là ». Il est ponctué d’un aparté, « Jusqu’où la passion peut-elle faire aller ? », qui, plus que de l’étonnement face à son propre comportement, peut laisser supposer que tout ce discours n’est qu’une manœuvre de plus pour conserver Agnès en triomphant de ce rival auquel il ne cesse de se comparer : « tu seras cent fois plus heureuse avec moi » (v. 1591).   

S’agit-il alors d’amour, ou d’un orgueil qui ne peut supporter la défaite ?    

Arnolphe amoureux

Ainsi, son amour est nettement rejeté par Agnès. Dès le début de la scène, elle lui marque une absolue indifférence : « Quel mal cela vous peut-il faire ? » prouve qu’elle a très bien compris ce qu’est l’amour véritable, et n’a reconnu rien de tel dans les discours d’Arnolphe. Mais cette première réponse peut encore passer pour l’effet de son « innocence ». Elle est déjà nettement moins « innocente » quand elle le brave en le comparant ironiquement à Horace dans les vers 1539-1540. Mais elle ne l’est plus du tout à la fin de la scène, quand elle le rejette avec brutalité. « Innocence » signifie, en effet, « incapable de nuire », or, ici elle le blesse en profondeur, et consciemment.   

Mais le spectateur plaindra-t-il Arnolphe ? Ne reçoit-il pas là le résultat de son monstrueux égoïsme ?   

L'Ecole des femmes, V, 4

Arnolphe aux pieds d'Agnès : l'inversion des pouvoirs

CONCLUSION

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Ce texte met donc en place une inversion des rôles : c’est à présent Agnès qui exerce sa domination sur Arnolphe avec sa maîtrise du langage et une claire conscience de ce qu’elle attend de sa vie future. Elle a conquis son identité de femme, et cette revanche ne peut que réjouir le public. 

Parallèlement la scène produit un basculement du mensonge à la vérité. Agnès avait grandi, en effet, dans un mensonge, l’idée que l’amour était un horrible péché, et Arnolphe aussi avait entretenu l’illusion de ne pas être trompé par une femme « sotte ». À présent la vérité triomphe : l’amour s'affirme pour ce qu’il est, « ce qui fait du plaisir », et l’expression du cœur ; Arnolphe est donc obligé de constater que c’est une « chose étrange d’aimer », acceptant en un éclair de lucidité la leçon que Molière cherche à donner dans sa pièce. 

N’oublions pas que la pièce a été composée l’année même où tant de ses ennemis blâmaient Molière de son mariage avec Armande Béjard, de vingt ans plus jeune que lui. N’est-ce pas là aussi la réponse qu’il leur adresse ?

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