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Molière, Le Tartuffe, 1664-1669
L'auteur (1622-1673) à l'époque du Tartuffe
N. Mignard, Molière dans le rôle de César dans "La mort de Pompée" de Corneille, vers 1650. Huile sur toile, 75 x 70. Musée Carnavalet, Paris.
Après la période de l'Illustre théâtre", fondé en 1643 avec Madeleine Béjart, et les difficultés financières alors rencontrées, Molière s'installe dans la salle du Petit-Bourbon, qu'il partage avec les Comédiens Italiens. Il trouvera en eux une inépuisable source d'inspiration. La Troupe prend le nom de "Troupe de Monsieur", frère du Roi.
Vient alors le temps des succès avec, notamment, Les Précieuses ridicules en 1659 et L'École des femmes en 1662. Mais immédiatement débutent les polémiques et les conflits avec ceux que Boileau nommera les "mille esprits jaloux": pédants, soutenus par le célèbre Chapelain, partisans de Corneille qui le jugent attaqué, comédiens rivaux de l'Hôtel de Bourgogne, avec, à leur tête, l'acteur Montfleury... sans oublier un bon nombre de "Précieuses" et de "petits marquis...
Les attaques vont bon train, renforcées par le mariage, en 1662, avec Armande Béjart, sœur de Madeleine selon l'acte notarié, fille de celle qui fut longtemps la compagne de Molière, selon les ennemis de celui-ci. Elle a vingt ans de moins que lui... on imagine aisément les commérages ! L'École des femmes provoque une "Querelle", attaquée si violemment que Molière éprouve le besoin de se défendre un an plus tard dans La Critique de L'École des femmes : face aux reproches – une pièce choquante, aux yeux des Précieuses, irrespectueuse des « règles » pour le pédant Lysidas – Dorante se fait le porte-parole de l’auteur pour rappeler que la grande règle est d’abord de « plaire » à tout public, en peignant « d’après nature ».
Molière n'en connaît pas moins la gloire, en jouant pour les Grands, pour la Cour, à la demande du Roi qui le pensionne. Ainsi, Le Tartuffe est représentée à Versailles, lors de la fête des "Plaisirs de l'Île enchantée". Mais la pièce déchaîne immédiatement une violente cabale, menée par les dévots, et le roi lui-même, malgré les multiples "placets" que l'écrivain lui adresse, ne peut empêcher la censure de la première version. L'œuvre initiale est remaniée plusieurs fois avant d'être finalement jouée sous sa forme actuelle, en 1669. Paradoxe que cette gloire éclatante qui se heurte à d'incessants obstacles... comme pour mieux s'affirmer !
"Les plaisirs de l'Île enchantée",
ballet de plein air, 3ème journée, mai 1664
Pour en savoir plus sur "l'affaire du Tartuffe"
Le contexte
La monarchie absolue
Marqué par La Fronde, contestation du pouvoir royal par les grands seigneurs de 1648 à 1652, Louis XIV s'emploie ensuite à affirmer sa toute-puissance. Dès 1661, à la mort de Mazarin, il gouverne seul, et, même si Versailles ne devient la capitale officielle du royaume qu'en 1682, il n'attend pas cette date pour y réunir autour de lui les "courtisans", et y donner des fêtes, telle celle dite des "Plaisirs de l'Île enchantée" à laquelle participe Molière. Le roi aime tous les divertissements, et il a pensionné la troupe de Molière. Il est donc tout naturel que Molière fasse appel à lui quand son Tartuffe se trouve attaqué.
J.-L. Anselin, Molière lisant son Tartuffe chez Ninon de Lenclos, XVIII° siècle.
Gravure d'après le tableau de N.-A. Mansiau
La pièce elle-même rend hommage à l'autorité royale, puisque c'est l'intervention du roi qui, dans la dernière scène, met fin aux manigances de Tartuffe et rétablit l'ordre dans la famille d'Orgon. La longue tirade de l'exempt fait un éloge appuyé du monarque : "Nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude / Un Prince dont les yeux se font jour dans les cœurs , / Et que ne peut tromper tout l'art des imposteurs."
Les conflits religieux
Au XVII° siècle, dans une France catholique considérée comme la "fille aînée de l'Église", la religion joue un rôle essentiel. Cependant elle est source de multiples conflits. Malgré l’Édit de Nantes, les Protestants reprennent la lutte, des 1620, marquée notamment par le siège de La Rochelle en 1627. De plus, la Réforme a entraîné une "Contre-Réforme" de la part de l'Église romaine, qui entreprend de revenir à des pratiques plus conformes aux dogmes et à la charité chrétienne : fondation d'hôpitaux pour les plus pauvres, d'hospices, de l'œuvre des "Enfants trouvés", réforme des ordres monastiques, amélioration de l'éducation des prêtres...
Pour lire les placets de Molière
Mais le catholicisme lui-même se divise en courants bien différents :
Les jésuites sont très puissants, notamment à travers leurs collèges qui forment l'élite du pays, et jusqu'au sein des familles, comme précepteurs, confesseurs, directeurs de conscience. Désireux de concilier la morale religieuse et les mœurs de l'époque, donc "sécularisés", ils pratiquent une forme de tolérance, qu'on leur a vivement reprochée, nommée la casuistique, c’est-à-dire une forme de morale qui résout les cas de conscience non plus selon un dogme intangible, mais en fonction de la situation. Deux aspects se retrouvent dans Le Tartuffe : la direction d’intention et la restriction mentale. Le premier consiste à effacer une action condamnable en lui fixant une intention louable, ce que Tartuffe conseille à Elmire pour l’inciter à commettre un adultère avec lui dans la scène 5 de l’acte IV. Le second permet d’échapper à l’accusation de mensonge. Ainsi, Orgon, qui a confié sa cassette compromettante à Tartuffe, ne mentirait pas en niant ne pas en être le possesseur. On mesure à quel point cette morale est laxiste, contrevenant habilement aux lois religieuses. Les jésuites sont aussi, par leur position sociale, très au courant des affaires, voire des intrigues, du royaume, et participent activement à la vie publique, comme le père de La Chaise, confesseur de Louis XIV, qui a exercé sur lui une grande influence.
Les jansénistes, au contraire, se sont donné comme objectif de ramener l'Église à une morale plus rigoureuse. Leur doctrine se fonde sur l'Augustinus de Jansenius, publié en 1640, qui affirme la "grâce nécessaire et suffisante" : le salut de l'homme, être marqué par le péché, relève seulement de la toute-puissance divine. S'opposant aux jésuites, ils prônent un retour à l’ordre et même une forme d’austérité, dont donnent l'image les reproches que Mme. Pernelle, la mère d’Orgon, adresse à sa famille dans la scène d’exposition.
Les "Solitaires", comme on les nomme, cherchent, eux aussi, à asseoir leur influence par l'enseignement, notamment dans les "Petites Écoles" de Port-Royal. Même si cette doctrine, proche de la prédestination, est condamnée par le pape, en 1653, ce qui les amène à subir de multiples persécutions jusqu'à la destruction de l'abbaye en 1710, elle a exercé une influence considérable sur les esprits.
Isaac Le Maistre de Sacy , La déroute ou la confusion des jansénistes, 1683. Enluminure.
La Compagnie du Saint-Sacrement, fondée en 1627, réunit des nobles et de grands bourgeois, avec le soutien d'Anne d'Autriche, dans ce même objectif de "promouvoir la gloire de Dieu". Mais, pour cela, tous les moyens sont bons ! Leurs membres tentent de régenter les mœurs des familles, se font directeurs de conscience des dévots, recourent parfois à la délation... C’est aussi à eux que Molière s’attaque dans sa pièce, à travers le personnage de Tartuffe, et, même s'il s'agit d'une caricature, le fond de vérité est tel que la "cabale des dévots" parvient à faire censurer sa comédie. Mais leurs actions finissent par gêner le pouvoir royal, qui dissout la Compagnie en 1665.
Cependant, certains résistent : ce sont les libertins, dont Molière présentera un exemple extrême avec son personnage de Dom Juan. Au début du XVII° siècle, ils sont violemment combattus, brûlés même sur le bûcher comme, en 1619, l'Italien Vanini, qui nie l'immortalité de l'âme, ou jetés en prison comme Théophile de Viau.
Mais les salons les accueillent, notamment celui de Ninon de Lenclos, où Molière fait la lecture du Tartuffe devant un public dont le mode de vie est proche de celui blâmé par Mme Pernelle, par exemple quand elle accuse Cléante : « Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre / Qui par d’honnêtes gens ne se doivent point suivre. » (Acte I, 1)
Présentation du Tartuffe
Pour lire Le Tartuffe
Le titre
Outre son titre Le Tartuffe, la pièce porte un sous titre « l’Imposteur ».
Le titre, par l’article défini « le », particularise le personnage, mais celui-ci n’est pas immédiatement identifiable comme peut l’être « L’Avare », par son défaut, ou « Dom Juan », personnage connu. Le terme est, en fait, emprunté à l’italien « tartufo », lui-même dérivé de « trufa », la truffe, qui prend le sens figuré de « plaisanterie » mais aussi de « tromperie ». Comme souvent, le personnage de Molière est devenu un « type » : celui du trompeur, de l’hypocrite.
Le sous-titre, lui, apporte une précision utile. Étymologiquement, un « imposteur » est celui qui entre dans un « poste » auquel il n’a pas droit, donc qui se fait passer pour autre que ce qu’il est. C’est bien le cas du héros de Molière puisqu’il adopte tous les signes de la dévotion alors qu’en réalité son objectif est seulement de tirer profit de la famille qui l’accueille, en accaparant à la fois l’argent, la fille, et l’épouse d’Orgon.
L'intrigue
Comme il est de tradition au théâtre, l’action dramatique repose sur la notion de « conflit », étymologiquement « cum-flictus », le choc avec quelqu’un. Ainsi, les personnages vont, dans la pièce, entrer un conflit les uns avec les autres, ce que met déjà en scène l’exposition. Deux camps s’opposent : celui de Tartuffe, soutenu par Orgon et sa mère, Mme Pernelle, et le reste de la famille, Elmire, l’épouse, son beau-frère Cléante, ses enfants, Damis et Mariane, sans oublier la servante Dorine. L’intrigue montre l’évolution de ce conflit, jusqu’à ce que soient rétablies la paix et l’harmonie au sein de la famille.
Mais ce choc entre les personnages implique aussi un conflit entre des sentiments, des valeurs qui se heurtent, ici les valeurs religieuses, collectives, et un nouvel individualisme qui réclame la liberté des mœurs. Parfois même, c’est dans l’âme d’un personnage que se déroule le conflit, par exemple, chez une jeune fille entre son désir d’aimer librement et son éducation, qui l'oblige à respecter la puissance paternelle.
Enfin, la pièce elle-même est construite sur un conflit, entre la puissance du XVII° siècle, celle de la religion, de l’Église, et la satire, propre à la comédie. De là, les attaques contre elle !
L’intrigue pose de multiples questions autour du thème du « masque » :
- De quel/s masque/s est revêtu Tartuffe ? S’agit-il d’abord d’un masque social, à rapprocher du rôle occulte joué par la Compagnie du Saint-Sacrement à cette époque, ou plutôt d’un masque moral ?
- Le masque n’est-il pas le seul moyen d’affirmer son individualité dans une société qui impose avec force ses normes ? Tartuffe est-il seul à porter un masque dans la pièce ?
- Par quels moyens distinguer l’hypocrite de l’homme sincère, l’imposteur de l’homme juste ? Quel rôle peut jouer le registre comique pour ce faire ? Dans l’antiquité le mot « hypocrite », qui vient d’un verbe signifiant « dissimuler, déguiser », désignait l’acteur de théâtre. Ainsi l’hypocrite est celui qui joue un rôle, qui se fait passer pour ce qu’il n’est pas, tel l’acteur porteur d’un masque.
Les règles classiques
Trois grandes règles régissent toute pièce de théâtre selon l’esthétique classique : le respect de la vraisemblance, celui des bienséances et celui des « trois unités ».
En ce qui concerne la vraisemblance, elle est mise à mal par l’intervention de l’exempt lors du dénouement, qui fait du roi un « deus ex machina », venant dénouer l’action comme par miracle. Même si Molière prépare ce dénouement en évoquant à plusieurs reprises la « cassette » et la « fronde » d’Orgon, il n’est guère vraisemblable que le monarque absolu se mêle ainsi directement d’une affaire d’abord familiale.
Les bienséances sont à la fois internes et externes. Internes, c’est-à-dire au sein même de l’intrigue, qui exige une cohérence du comportement. Dorine, une servante, ne devrait pas prendre le pas sur son maître, qui, de son côté, ne devrait pas s’abaisser à son niveau. Mais les conflits entre maître et valet sont habituels dans la comédie, et ce n’est pas le plus critiquable. Le public du XVII° siècle est plus vigilant sur le respect des bienséances externes, c’est-à-dire des mœurs, de la morale. Les scènes où Tartuffe tente de séduire Elmire ne peuvent que choquer, par exemple par le geste mentionné dans une didascalie, il « lui met la main sur le genou » (Acte III, scène 3), ou l’audace du faux dévot, que suggère « la toux » d’Elmire tandis qu’Orgon tarde à intervenir, à l’acte IV, scène 5.
Le décor créé par Richard Peduzzi, pour la mise en scène de Luc Bondy
Pour la règle des « trois unités », Molière respecte celle d’action. Le schéma actanciel place Tartuffe au centre de l’intrigue, toute la question étant de savoir s’il parviendra à accaparer non seulement la fille d’Orgon – donc son argent – par un mariage, mais aussi sa femme, par l’adultère. Le dénouement apporte une réponse, morale : l’entreprise de Tartuffe échoue.
La pièce respecte aussi l’unité de temps (la durée de vingt-quatre heures) et de lieu. La scène « est à Paris », l’action se déroule dans une pièce où l’on reçoit, ouverte sur le monde.
Mais d’autres lieux sont mentionnés, notamment un étage (« là-haut »), espace privé des chambres, où se dissimulent les secrets, où se cachent les secrets compromettants. C’est cet espace que Tartuffe veut s’approprier. Mais est aussi évoqué un espace extérieur, double : celui de la rumeur, des commérages des voisins, qui espionnent et critiquent (I, 1) et celui de la vérité, celui du Roi qui protège ses sujets.
Le comique dans Le Tartuffe
Nous reconnaissons un comique proche de la farce, à cause du thème de l’adultère, pour lequel l’adjuvant est le mari naïf lui-même.
Nous sommes aussi dans une comédie de mœurs traditionnelle : l’amour de deux jeunes gens est contrarié par un père. Ils lutteront, avec la servante comme adjuvant, pour pouvoir se marier.
Le comique de gestes
Au XVII° siècle les conditions de représentation dans les salles limitent le jeu des acteurs : les cabrioles et autres gambades sont plus difficiles car l’espace est réduit en raison des tentures qui servent de décor, et des spectateurs sur la scène ! Cependant Molière a joué et composé des farces. Le metteur en scène et l’acteur qu’il était ne pouvait pas renoncer aux ressorts les plus évidents du comique explicités dans les didascalies : les gifles (surtout quand, comme celle d’Orgon à Dorine, elle n’atteint pas son but (II, 2) et les coups, les bousculades, gestes et mouvements répétitifs telle la scène entre Valère et Mariane (II, 4), ou la « toux » d’Elmire (IV, 5)
La colère d'Orgon face à Mariane et Dorine : acte II, scène 2
Mais la pièce a peu de didascalies. Or, les commentaires des contemporains nous apprennent que ni Molière ni ses acteurs ne reculaient devant les grimaces, mimiques outrées, gestes excessifs : « Jamais personne ne sut si bien démonter son visage et l’on peut dire que dans cette pièce il en change plus de vingt fois », déclarait M. de Neufvillenaine à propos de Sganarelle. Le lecteur doit donc imaginer, comme on le lui dit dans La Critique de l’École des femmes, « ces roulements d’yeux extravagants, ces soupirs ridicules, et ces larmes niaises qui font rire tout le monde » (scène 6).
Une analyse enfin du rythme des scènes nous permet d’imaginer la vie donnée à la pièce par la gestuelle, par exemple dans l’acte I, scène 1. Les jeux de scène deviennent encore plus efficaces quand ils se transforment, pour reprendre la formule de Bergson dans Le Rire, en « du mécanique plaqué sur du vivant ». Le public du théâtre, comme les enfants, pour évoquer à nouveau Bergson, rit du diable qui sort à maintes reprises de sa boîte : « Ne songeons qu’à nous réjouir: / La grande affaire est le plaisir » (Monsieur de Pourceaugnac) voilà donc la réponse de Molière à ceux qui pourraient le blâmer de se laisser aller à un comique « facile ».
Le comique de mots
Tout comme le comique de gestes le comique de mots peut reposer sur des procédés simples, hérités du théâtre antique, tels les jeux sonores et les insultes, surtout quand ils s’enchaînent et visent celui qui est, en principe, d’un statut social supérieur.
C’est le décalage, en effet, qui provoque le rire du public, comme l’explique Bergson dans Le Rire. On notera, par exemple, le décalage entre les registres de langue, avec le recours au langage familier chez Mme Pernelle et chez Dorine. Les répétitions, notamment, soulignent les obsessions qui se sont emparées de l’esprit de ses héros monomaniaques, tel Orgon avec « Et Tartuffe ? » et « Le pauvre homme ». Molière touche ici à l’Absurde… comme lorsque ses personnages se coupent la parole, se répondent en écho.
La colère d'Orgon face à Mariane et Dorine : acte II, sc. 2
Acte I, sc. 4 : mise en scène de Besson
Le langage, qui donne à l’homme sa pleine et entière dimension, se vide alors de sa fonction première, permettre de communiquer. Il n’est plus qu’un cliquetis verbal vide de sens.
Mais, plus grave encore, il se fait mensonge, il trahit la vérité profonde des êtres lorsque ceux-ci s’en servent comme d’un masque. Tout le théâtre de Molière s’emploie ainsi à faire tomber ces masques, à rendre évident aux yeux du public le mensonge des âmes, celui de Tartuffe qui, par exemple dans ses aveux à Elmire, mêle le langage de la dévotion chrétienne et celui de la galanterie précieuse (III, 3, vers 966-986).
Le public rit encore, mais d’un rire amer car pour un « Tartuffe » démasqué sur scène combien d’autres « Tartuffe » restent des « imposteurs » méconnus ! Ce comique fait rire des mots pour mieux en révéler le dangereux pouvoir.
Le comique de caractère
Le conflit est à la base des comédies de Molière, ici entre Orgon et sa servante, entre Mme Pernelle et la famille, entre amoureux qui se croient trahis…, personnages qui rappellent ceux des comédies antiques.
Cependant une comparaison plus précise entre Molière et ses modèles montre que le comique de caractère, chez lui, tire sa force d’une combinaison entre les effets de grossissement, avec une caricature poussée jusqu’à l’invraisemblance, celle d’Orgon, le mari et le père aveugle, et les traits « naturels », d’une vérité psychologique profonde, révélateurs de dysfonctionnements sociaux. C’est particulièrement le cas pour les héros aveuglés par leur obsession, antithèses absolues de l’idéal de « l’honnête homme » qui bannit tout excès. Molière procède ainsi à ce que l’on pourrait nommer une « cristallisation » : toute une série de détails, gestes, mots, réactions, comportements, se combinent jusqu’à constituer le noyau dur de la personnalité dont il fait la satire.
La fausse repentance de Tartuffe : acte III, sc. 7
Le comique de caractère repose aussi, comme pour les gestes et le langage, sur la notion de décalage, déclinée sur trois niveaux. Apparaît d’abord un décalage entre le personnage et son entourage, tel pour Orgon au sein de sa famille ; puis intervient un décalage entre le comportement du personnage et les valeurs de « l’honnête homme », toujours dans le cas d’Orgon qui heurte de façon inacceptable les règles élémentaires de la politesse ; enfin – et plus grave ! – on observe un décalage au sein même du personnage, entre sa nature profonde et ses pulsions du moment. Ainsi Tartuffe s’écrie « Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme ; » et tout son discours entrecroise le lexique de la religion et celui du désir sensuel.
Le comique de situation
Dans l’antiquité, le comique de situation repose essentiellement sur l’inversion des rapports de forces : revanche de l’esclave sur le maître, du fils sur le père, du pauvre sur le riche, du paysan sur le lettré, de la femme sur l’homme… Il s’agit de faire rire de ce que l’on respecte d’habitude, donc de démythifier le pouvoir en exorcisant la peur qu’il peut provoquer.
C’est ce procédé que reprend la farce au moyen-âge en déstabilisant les « puissants » : en les plaçant dans des situations inhabituelles, comme Orgon caché sous la table ; en recourant à des déguisements parfois ; en créant des quiproquos qui les égarent ; en multipliant les coups de théâtre qui les surprennent.
Le public rit de sa supériorité sur le naïf : il possède, lui, les clés de la situation dont le personnage est la dupe.
Pierre Brissard, Orgon caché sous la table (acte IV, scène 5). Gravure du frontispice, édition de 1682
La situation comique la plus complexe se produit lorsque l’intrigue entière se fonde sur le mensonge, touchant alors au thème du « masque ». Ainsi Tartuffe occupe dans la maison et dans l’esprit d’Orgon une place qui ne correspond pas à sa nature profonde. Molière crée alors un effet d’attente : quand ce « masque » tombera-t-il et comment ?
Lorsque, comme dans l’acte V le trompeur se retrouve trompé et, à son tour, confondu, l’équilibre est rétabli, le masque est enlevé, la « nature » – c’est-à-dire le naturel et la vérité des sentiments – peut triompher.
Conclusion
Le premier placet de Molière à Louis XIV s'ouvre sur cette affirmation :"Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant". Il reprend la formule latine "Castigat ridendo mores", soit "elle châtie les mœurs par le rire". Le Tartuffe répond tout à fait à cette définition, puisque Molière y met en œuvre toutes les formes du comique, et tous les procédés qui le font ressortir.
Cependant le thème religieux sur lequel se fonde la pièce a conduit certains metteurs en scène à une interprétation plus grave. Tartuffe est un personnage qui apparaît souvent trop odieux, trop cynique, pour être réellement comique. Il représente une réelle menace pour la famille. Sans l’intervention du Roi, par l'intermédiaire de son officier, l’exempt, le faux dévot aurait pu triompher.
Le dénouement du Tartuffe
Le Tartuffe, par la Compagnie Colette Roumanoff
Un dénouement complet ?
Le dénouement, selon les règles classiques, doit regrouper tous les personnages sur scène : Mme Pernelle entre à la scène 3, Valère à la scène 6 et Tartuffe à la scène 7. Mais Laurent, le domestique de Tartuffe, n’est pas mentionné : est-il absent ? Dorine en faisait le double de son maître. Impuni, choisira-t-il de marcher sur les traces de son maître ? Ou bien le sort de Tartuffe l’effraiera-t-il ? Le public n'est pas fixé sur son sort...
Un dénouement rapide ?
Respectant cette autre règle du théâtre classique, le dénouement, avec l’arrestation de Tartuffe est très brutal, rapide, à la fin de la dernière scène : "L'EXEMPT. - [...] suivez-moi tout à l'heure / Dans la prison qu'on doit vous donner pour demeure. TARTUFFE. - Qui ? moi, Monsieur ? - L'EXEMPT. - Oui, vous." (v. 1901-1902) : Molière a gardé l’intérêt jusqu’au bout, mais il est obligé de justifier ensuite ce coup de théâtre par la longue tirade de l’exempt.
De plus, le dénouement traditionnel dans la comédie implique un mariage. Certes, Valère agit pour s’en montrer digne ; mais ce mariage n’est pas ici l’essentiel : il est mentionné en deux vers à la fin.
Un dénouement nécessaire ?
Selon la règle, l’intrigue ne doit être dénouée que par des éléments déjà connus du public, pour satisfaire la logique. Certes, quelques allusions ont été faites à la fidélité d’Orgon au roi lors de la Fronde : vers 181-182, vers 1939-1940. Malgré cela il reste peu vraisemblable que le roi intervienne dans les affaires privées d’une famille bourgeoise. Cela rappelle en fait les interventions divines du théâtre antique, ce que l’on nomme le « deus ex machina ».
Mais cette notion de "nécessité" exige aussi que le dénouement satisfasse la morale. Or, dans la première version de Tartuffe (en 3 actes), le dévot triomphait. En remaniant sa pièce, Molière en vient à multiplier les retournements de situation.
Acte V, scène 7 : l'arrestation de Tartuffe par l'exempt
À l’acte IV, scène 7, on peut croire un moment que Tartuffe va échouer ; à l’acte V, scène 6, est annoncée la fuite d’Orgon, donc le triomphe de l'imposteur ; enfin à l’arrivée de Tartuffe avec l’exempt, on peut croire, dans la logique politique de l’alliance entre le Roi et l’Église, que le Roi s’est rangé à l’avis de Tartuffe.
De plus, traditionnellement, le méchant doit reconnaître ses torts par sa punition. Or, même au moment où tout se retourne contre lui, Tartuffe ne change pas de comportement ; il s’étonne : « Pourquoi la prison ? » Il n’ajoute aucun commentaire au discours de l’exempt. C’est à travers Cléante que Molière évoque une possibilité de repentir (v. 1949-1953), mais il est permis de douter de ce bel optimisme.
L'arrestation de Tartuffe répond enfin à l'idée que Louis XIV est un roi juste. L’éloge du roi soutient le dénouement, en expliquant les causes qui le justifient : « un roi ennemi de la fraude » (v. 1906), « sa ferme raison ne tombe en nul excès » (v.1912), son réseau d’informateurs (v. 1924-1926), son pouvoir, de châtier comme d’être clément (v. 1936). Inversement, si Tartuffe avait triomphé, cela aurait traduit une collusion entre Louis XIV et l’Église, un aveuglement du roi et son indifférence au sort des sujets qui l’ont bien servi. La chute de Tartuffe met donc en évidence le choix politique de la monarchie absolue, que Molière cautionne : éliminer les clans religieux pour asseoir son pouvoir, ici gage de stabilité sociale.
Conclusion
Le dénouement doit donc satisfaire les valeurs morales, à commencer par l’équilibre et la juste mesure exigés à l’époque classique. C’est le personnage de Cléante, porte-parole de la morale classique de « l’honnête homme », c’est-à-dire le fait d’éviter tous les excès, de rester « dans le milieu qu’il faut » (V, 1624), qui va les transmettre. Il exerce sa sagesse face à chaque personnage, et surtout face à Orgon, dont la colère menace sans cesse d’exploser.
Mais qui triomphe finalement ? Ceux qui, dans l’exposition, étaient accusés d’aimer les plaisirs, la frivolité. Devons-nous alors accuser Molière d’immoralité ? Molière distingue, en fait, deux formes de libertinage : d’une part, une morale hédoniste, qui consiste à profiter de ce qu’offre la vie ; d’autre part, un libertinage qui se masque sous une apparence religieuse. Ici encore, Molière se range du côté du roi contre le parti de la « vieille Cour », avec Anne d’Autriche, qui tentait de ramener le royaume à des principes plus stricts. Or la représentation de Tartuffe a eu lieu lors des « plaisirs de l'Île enchantée », fête somptueuse à Versailles, et alors que le Roi a déjà pris des maîtresses, Mlle de La Vallière, Mme de Montespan. Molière lui donne, en quelque sorte, un argument : le véritable péché est le libertinage de l’âme, puisqu’il masque, sous une apparence religieuse, un athéisme réel. Mais la « cabale des dévots » réussira à faire interdire la pièce, et elle ne sera jouée, remaniée, qu’après la mort d’Anne d’Autriche.
Analyse de cinq extraits : Acte I, scènes 1 et 4 - Acte II, sc. 2 - Acte III, scène 3 - Acte IV, scènes 5, 6 et 7
Acte I, scène 1 : mise en scène de G. Bensoussan. Comédie française, 1997
Acte I, scène 1 : La scène d'exposition
(vers 1-78)
INTRODUCTION
Molière est un auteur reconnu et apprécié du roi Louis XIV quand, à l’occasion d’une fête à Versailles, il fait jouer, en 1664, sa comédie, Le Tartuffe. Mais le royaume est alors divisé autour des questions religieuses et le parti des dévots est puissant. Ils s’indignent face à la pièce, et leur cabale oblige le Roi à la faire interdire. Sa représentation ne sera autorisée qu’en 1669 après qu’elle aura été plusieurs fois remaniée.
La scène d’exposition ouvre la pièce. Elle a pour fonction première d’informer sur les personnages et leur situation, sur les événements antérieurs, et sur la problématique de l’action à venir. En même temps, elle doit retenir l’attention du public, aussi bien spectateurs que lecteurs. Cet extrait répond-il à cette double fonction ?
LA FONCTION D'INFORMATION
On découvre la famille d’Orgon à travers le regard réprobateur de Mme. Pernelle, mère d’Orgon, comme un lieu de désordre selon l'image de « la cour du roi Pétaut ». Elle peint un rapide portrait de chacun des membres de la famille, selon leur ordre hiérarchique, avec un blâme pour chacun. La servante Dorine correspond, avec son franc-parler, au type traditionnel chez Molière, hérité de la commedia dell’arte. Pour les les jeunes gens au-delà des reproches (un fils indigne pour Damis, une fille libertine et hypocrite pour Mariane), leur faible résistance face aux reproches révèle déjà leur faiblesse. Elmire est la seconde épouse d’Orgon, la première étant « défunte ». Le reproche qui lui est adressé est double : « dépensière », elle gaspille l’argent du ménage, dans une famille bourgeoise dont l’économie est la vertu principale et aux vers 31-32, implicitement, on reconnaît un reproche d’immoralité. Enfin Cléante aurait des « maximes de vivre » qui heurtent l’honnêteté, c’est-à-dire la morale, il serait donc un libertin.
Acte I, scène 1 : une vie de désordre ?
Dans tous ces cas, ces personnages, libérés des valeurs morales traditionnelles, entrent en conflit avec une morale plus stricte, que représente Mme. Pernelle, fondée à la fois sur la religion, sur l’autorité et sur le respect de la hiérarchie, qu’elle réclame d’ailleurs pour elle-même, comme le montre la gifle lancée à Flipote à la fin de la scène.
Puis vient le portrait de Tartuffe, mis en place à travers le conflit qui divise la famille en deux camps.
Vu par Madame Pernelle...
ce portrait offre toutes les caractéristiques de l’éloge (« homme de bien », v. 42, repris au v. 78), avec un champ lexical mélioratif qui le rattache à la morale religieuse : « chemin du ciel » (v. 53), « ses ordres pieux » (v. 78, avec la diérèse), « contre le péché » (v. 67), « l’intérêt du ciel » (v. 78).
Tartuffe est présenté dans le rôle de directeur de conscience qui doit conduire la famille dans la voie du salut et de la vertu, ce qui rappelle le rôle joué dans les familles importantes par les membres de la Compagnie du Saint-Sacrement. Plusieurs verbes lui accordent une influence : « il faut que l’on écoute » (v. 42), « contrôle » (repris aux v. 51-52), « vous conduire » (v. 53), « se gouvernait » (v. 68).
Vu par le clan adverse...
la formule « Votre monsieur Tartuffe » traduit, à elle seule, le rejet et le blâme, double. D’abord la critique porte sur son état social : c'est un parasite qui, sans argent, profite de celui d’Orgon : « un gueux » (v. 63-64), un « pied-plat » selon l'insulte de Damis. Cela annonce son rôle dans l’intrigue, celui d’élément perturbateur, et un des enjeux de la pièce : dans ce conflit de pouvoir qui l’emportera ? Il prend la place du maître (« s’impatronise »), et, en cela, il constitue une menace : « se méconnaître » (v. 65), « usurper » (v. 46).
Puis tous dénoncent son hypocrisie. Des doutes sont émis sur sa sincérité religieuse, par Damis qui le nomme « cagot de critique », puis par Dorine, aux vers 69-70 ou à travers son domestique.
Le sous-titre de la pièce, "l'imposteur", prend alors un double sens. Il entre dans une place qui ne lui appartient pas, d’une part. D’autre part, il joue un rôle, porte un masque, celui de la religion. Le public est donc conduit à s’interroger : qui est vraiment Tartuffe ?
LA FONCTION DE SÉDUCTION
L’exposition, à cause de sa fonction informative, se réalise souvent au moyen de longues tirades, avec deux personnages seulement face à face. Au contraire ici les personnages sont nombreux et le rythme de la scène est très rapide, en raison du caractère agressif de Mme Pernelle, marqué par les nombreux points de suspension, pour ses interruptions, les impératifs du début (v. 1, v. 3), son langage brutal et familier : « forte en gueule », « je ne mâche point mes mots », « Voyez la langue ! » De plus, il faut imaginer son ton de voix, sachant qu’à l’origine le rôle était tenu par un homme.
L’exposition fonctionne le plus souvent comme une entrée en scène. Au contraire, ici dès le début elle se présente comme une sortie (v. 1, v. 6, v. 9), qui est sans cesse retardée par les interruptions. On peut alors imaginer les gestes qui rythment la scène,notamment la vivacité de la servante.
Dorine face à Mme Pernelle
Se crée alors un horizon d’attente original, d’abord par la répartition des personnages. L’intrigue d’une comédie traditionnelle oppose les jeunes (auxquels s’associent les serviteurs) et les parents (ou maîtres). Or, ici le personnage d’Elmire occupe une position particulière, puisque Mme Pernelle la range du côté des jeunes gens dans son blâme. De plus, la comédie repose très souvent sur une intrigue amoureuse, mise en place dans l’exposition : qui épousera qui ? Mais ici on ignore si Damis ou Mariane seront les enjeux d’un mariage. Ainsi, vu la place inhabituelle d’Elmire, on peut s’interroger : Elmire, l’épouse, deviendra-t-elle elle-même l’enjeu d’une intrigue amoureuse ?
Un effet de suspens est créé puisque, à part pour la perturbation que Tartuffe introduit au sein de la famille, le public ne dispose pas d’informations sur les intentions d’Orgon, le chef de famille absent. Tout au plus pouvons-nous supposer sa faiblesse, puisqu'il a laissé Tartuffe s'"impatroniser" dans sa famille.
CONCLUSION
L’exposition est originale : ce sont les deux absents, Orgon et Tartuffe, qui semblent constituer les enjeux de l’action. Le public est donc impatient de les découvrir.
En même temps la scène repose sur une contradiction entre le registre comique, soutenu à la fois par le personnage de Mme Pernelle, et par le rôle que joue déjà la servante, insolente, et le thème religieux. Cette opposition fait naître un enjeu plus sérieux que le simple sujet du mariage, traditionnel dans une comédie, un conflit de valeurs entre la morale traditionnelle, fondée sur les strictes règles religieuses, et un mode de vie plus libre, car l’individu revendique son droit à la liberté.
Acte I, scène 4 : L'obsession d'Orgon
INTRODUCTION
L'exposition, qui a présenté la famille d'Orgon et un jugement contrasté sur Tartuffe, s'est poursuivie dans les deux scènes suivantes. Dorine a, en effet, précisé à Cléante, dans la scène 2, l'emprise de Tartuffe sur Orgon ; la scène 3, elle, a introduit l'intrigue amoureuse entre Mariane et Valère.
Dans la scène 4, le spectateur va pouvoir mesurer lui-même la menace que représente Tartuffe pour la famille.
Par quels procédés ce dialogue entre le maître et sa servante met-il en évidence la séduction qu'exerce Tartuffe sur Orgon ?
Dorine et Orgon : par la Compagnie du Théâtre des deux Rives, Versailles
LE PORTRAIT DE TARTUFFE
La première caractéristique de ce personnage est son matérialisme. Toutes les précisions apportées sur son comportement relèvent, en effet, d'un souci du corps : il avale, pour son dîner, « [...] deux perdrix / Avec une moitié de gigot en hachis", et boit, au déjeuner, « quatre grands coups de vin ». Il apprécie aussi le confort de « son lit bien chaud ». Son portrait physique insiste d'ailleurs, avec l'écho sonore, sur la bonne mine du personnage « [g]ros et gras, le teint frais et la bouche vermeille », avec un gros plan sur sa bouche, sensuelle. Ce portrait ne peut que provoquer la surprise du public, car il ne correspond guère à l'image qu'il peut se faire d'un dévot.
Ainsi, son hypocrisie est mise en avant. Le discours de Dorine multiplie les sous-entendus pour souligner l'irrespect de Tartuffe pour les notions chrétiennes. Par exemple, ajouter « fort dévotement », avant de décrire l'abondant repas de Tartuffe, rappelle que l'Église recommande la modération, une vie sans excès. De même, l'expression adverbiale « tout soudain », qui le fait passer rapidement de la table au lit, peut étonner le chrétien qui sait qu'en principe, il convient de faire une prière avant de dormir.
Enfin, boire de l'alcool pour « fortifi[er] son âme » est pour le moins un paradoxe : le vin est un symbole religieux, le sang du Christ, dans le sacrement de l'Eucharistie, mais ici il est associé à un prétexte puisque bu « [p]our réparer le sang qu'avait perdu Madame ».
Son hypocrisie ressort également de l'opposition établie par Dorine entre la maladie d'Elmire et l'indifférence de Tartuffe. D'abord la mise en apposition dans « il soupa, lui tout seul, devant elle » apparaît comme un manque de compassion total pour cette femme qui, elle, « ne put toucher à rien du tout », dégoût souligné par la négation forte. Ensuite, alors que toute la maisonnée va « jusqu'au jour près d'elle [...] veiller », Tartuffe, lui, passe une nuit « sans trouble ». Tous ces éléments composent le portrait d'un personnage bien éloigné de celui d'un bon chrétien, qui devrait partager la souffrance d'autrui, et même tenter de la soulager, au moins par la prière.
LE COMIQUE DE LA SCÈNE
La scène est dépourvue de didascalies. Le lecteur doit donc imaginer les gestes qui pourront produire un effet comique, par exemple pour souligner l'inquiétude d'Orgon dans sa première réplique, ou ceux de Dorine pour ponctuer les réactions de son maître. N'oublions pas la présence de Cléante, qui, lui aussi, pourrait manifester sa surprise, son agacement.
Le comique de mots renvoie, ici directement à la définition donné par le philosophe Bergson dans Le Rire : "du mécanique plaqué sur du vivant". Il est fondé sur la double répétition systématique de la question d'Orgon « Et Tartuffe ? » et de sa réponse exclamative « Le pauvre homme ! ».
Dorine, une servante insolente :
mise en scène de Marion Bierry
Il s'associe au comique de situation, qui met en parallèle tout au long de la scène les répliques de Dorine consacrées à la maladie d'Elmire et celle qui insistent sur le bien-être de Tartuffe, en opposition.
L'ensemble de ce dialogue rythmé construit la caricature d'Orgon. Un décalage, élément fondateur du rire, s'établit, en effet, entre le questionnement initial d'Orgon, qui englobe toute la famille (« Qu'est-ce qu'on fait céans ? Comment est-ce qu'on s'y porte ? »), et ce qui ressemble à une forme de surdité. Il semble ne rien entendre de ce que lui annonce Dorine, qui souligne ironiquement son indifférence dans sa dernière réplique. Nous découvrons ainsi un personnage monomaniaque : son obsession, signe de l'emprise de Tartuffe sur lui, lui masque totalement la réalité de sa famille. Il a perdu même toute la politesse attendue en ne répondant pas à la salutation de Cléante, qu'il ignore ensuite grossièrement.
CONCLUSION
Même s'il reste muet après sa salutation initiale, c'est la présence de Cléante qui justifie la scène : Dorine veut lui apporter la preuve de la vérité du portrait de Tartuffe et de l'aveuglement d'Orgon, qu'elle lui a dressé dans la scène 2, des vers 179 à 210. Il s'agit de le convaincre de ce qui ressemble à une véritable folie du maître de maison, qui oublie ses devoirs fondamentaux de chef de famille.
L'autre intérêt de cette scène est le paradoxe qu'elle met en place par rapport à la fonction première du théâtre, genre littéraire fondé sur l'échange de paroles. Or, ici, la parole se vide de toute efficacité : il devient impossible de communiquer avec Orgon. Certes, le public rit. Mais n'est-ce pas aussi inquiétant ? Sera-t-il possible de faire sortir Orgon de cet asservissement à Tartuffe, qui l'enferme dans une foi aveugle tout en l'isolant de son entourage familial ? Il est possible de penser au fonctionnement de toute secte...
Acte II, scène 2 : Le mariage forcé
INTRODUCTION
Le public a pu mesurer, dans l'acte I, l'aveuglement d'Orgon, le chef de famille, qui , malgré les avertissements de Dorine et de Cléante, ne voit pas qui est vraiment Tartuffe. L'acte II s'ouvre sur l'intrigue amoureuse : Orgon annonce à Mariane sa décision de la marier à Tartuffe. Il s'agit là d'un thème traditionnel dans la comédie du XVII° siècle : une fille contrainte à épouser un homme qu'elle n'aime pas, alors qu'elle en aime un autre. Sous le choc et soumise à son père, Mariane s'indigne, mais ne parvient pas vraiment à se défendre. C'est alors que, coupant la parole à Orgon, Dorine intervient.
Sur ce point aussi, Molière suit une tradition : dans une comédie, les serviteurs sont toujours du côté de jeunes gens pour aider leurs amours.
Dans cette scène de conflit, quelle stratégie Molière prête-t-il à la servante pour résister au choix de son maître ?
UNE PREMIÈRE ÉTAPE : L'INCRÉDULITÉ FEINTE DE DORINE (vers 456-471)
Par rapport aux mariages arrangés, le plus souvent pour des questions d'intérêt, les serviteurs, qui représentent le bon sens populaire, se rangent traditionnellement du côté de l'amour, de la vérité des cœurs. Dorine, dans un premier temps, tente de pousser Mariane à résister, en l'impliquant donc dans son discours. Ainsi, elle commence par un "je" (« je ne vous en crois point »), puis elle élargit son propos avec "nous" : « vous nous contez une plaisante histoire ». Enfin, elle interpelle directement Mariane avec l'impératif (« ne croyez point à Monsieur votre père »), conseil réaffirmé de façon négative, avec le pronom "on" qui associe Mariane à son rejet : « on ne vous croira point ».
La répétition du verbe "croire", sous toutes ses formes, et le rythme des répliques provoque un effet comique. Mais surtout, en faisant semblant de douter de la réalité de ce projet de mariage, elle réduit peu à peu le pouvoir d'Orgon. Il passe, en effet, de la réaction attendue de la part d'un maître, la menace (« Je sais bien le moyen de vous le faire croire »), à l'impossibilité de répliquer, avec des phrases inachevées.
UNE DEUXIÈME ÉTAPE : DEUX PORTRAITS CONTRADICTOIRES DE TARTUFFE (vers 472-541)
Dorine change ensuite de stratégie, et tente de faire appel à la raison d'Orgon, en lui prouvant le danger de son choix. Mais son blâme de Tartuffe est combattu par l'éloge qu'en fait Orgon.
Acte II, scène 2 : le plaidoyer de Dorine face à Orgon
Dorine développe quatre arguments critiques contre Tartuffe.
Elle met d'abord en avant ce qui est de règle dans les mariages arrangés, l'intérêt financier, en opposant la fortune d'Orgon (« tout votre bien ») à la pauvreté de Tartuffe : « un gendre gueux ». Ainsi, elle présente ce mariage comme une mésalliance.
Puis elle souligne les contradictions dans le caractère de Tartuffe, qui révèlent l'hypocrisie de ce « bigot » : « Il a d'autres emplois auxquels il faut qu'il pense ». Elle suggère ainsi le fait que l'aspiration au mariage, donc à l'union des corps, ne répond pas à ce que devrait vouloir un vrai dévot, se consacrer de toute son âme à sa foi. Elle oppose aussi deux champs lexicaux, celui de la religion, affichée par Tartuffe, avec « piété », « sainte vie », « innocence », « dévotion », et la vérité de son caractère, avec « vanité », « ambition », « orgueil ».
Ensuite, en gradation, elle mentionne le risque d'adultère, « les conséquences », de l'union si mal assortie « [d]'une fille comme elle » avec « un homme comme lui ». Elle insiste sur ce danger, à la fois pour « les bienséances », c'est-à-dire la réputation d'une honorable famille qui serait atteinte, et pour la morale. Les vers 507 à 514 insistent sur ce dernier point.
Cela lui permet, finalement, d'invoquer un argument religieux, puisque l'adultère est un des interdits chrétiens. S'il force sa fille à se marier, et si celle-ci trompe son mari imposé, il portera la responsabilité de ce grave péché : « Et qui donne à sa fille un homme qu'elle hait / Est responsable au Ciel des fautes qu'elle fait. » Elle lance alors une véritable menace, celle de l'enfer, implicitement évoqué par « Songez à quels périls votre dessein vous livre ».
Mais Orgon répond point par point à l'argumentation de Dorine, en se livrant à un vibrant éloge de Tartuffe :
Dans un premier temps, s'il admet la pauvreté de Tartuffe, d'une part il en fait un avantage : elle serait la conséquence de « son trop peu de soin des choses temporelles », donc une preuve de la sincérité et de la profondeur de sa foi ; d'autre part, il en fait une victime de sa dévotion, sans doute en reprenant un mensonge de Tartuffe : « de son bien il s'est laissé priver », il aurait des « fiefs », « il est bien gentilhomme ».
Il insiste sans relâche sur la piété de Tartuffe, opposée au comportement de Valère, présenté comme « un peu libertin », alors que Tartuffe, lui, « hante les églises », les fréquente assidûment. Mais, derrière cet argument se cache un profond égoïsme d'Orgon, le désir de tirer profit pour lui-même de la foi de son gendre : « Enfin avec le Ciel l'autre est le mieux du monde, / Et c'est une richesse à nulle autre seconde. »
Son dernier argument, des vers 531 à 536, sous couvert du bonheur de sa fille, conclut « Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez ». Il suggère ainsi que, ne se souciant que du « Ciel », Tartuffe laissera toute liberté à son épouse.
Le Tartuffe, acte II, sc. 1 et 2 : audition publique du cours Simon, 2010
UNE TROISIÈME ÉTAPE : LES INTERRUPTIONS DE DORINE
(vers 541-584)
La dernière partie accentue le conflit entre la servante et le maître. Nous y retrouvons une image fréquente chez Molière - pensons à Toinette dans Le Malade imaginaire -, celle de la servante fidèle à son maître, qui ne veut que le sauver de sa propre obsession : elle résiste dans son « intérêt », dit-elle, puis elle s'écrie : « Et je veux vous aimer, Monsieur, malgré vous-même », et « Votre honneur m'est cher ». C'est donc à sa « conscience » qu'elle obéit en résistant. L'insolence des valets est aussi habituelle, signalée ici par la didascalie qui mentionne le jeu de scène, ses interruptions répétée. Elle parvient ainsi à mettre Orgon en colère, d'où sa satire ironique : « Ah ! vous êtes dévot, et vous vous emportez »
Le ton du passage change alors : nous quittons l'argumentation pour retrouver le registre franchement comique. Outre les mimiques et les gestes que nous pouvons imaginer, tant ceux de Dorine que ceux qui traduisent l'exaspération d'Orgon lors de la répétition des interruptions, d'autres didascalies indiquent le jeu de scène, la menace de « soufflet » déjoué d'abord par le silence adopté par Dorine, puis par sa fuite à la fin : « Il lui veut donner un soufflet et la manque. »
Le langage de Dorine aussi fait sourire, depuis sa caractérisation de Tartuffe (« Oui, c'est un beau museau. ») jusqu'aux mots rebondissant sur le rythme de la stichomythie : « DORINE. - Si l'on ne vous aimait... / ORGON. - Je ne veux pas qu'on m'aime. DORINE. - Et je veux vous aimer[...]. » / DORINE. - «Je ne vous parle pas. ORGON. - Qu'est-ce que tu fais donc ? - DORINE. - Je me parle à moi-même. » La situation contribue à l'effet comique, avec l'inversion quand, alors qu'elle refusait de se taire, elle refuse ensuite de parler, obligeant Orgon à la supplier : « Que ne te parles-tu ? », « Encore un petit mot. » De ce fait, Orgon devient franchement ridicule, contraint de céder le pas à sa servante qui a inversé le rapport de soumission.
CONCLUSION
Cette scène de conflit, qui inverse les rôles sociaux du maître et du serviteur, montre comment un inférieur peut prendre le pouvoir par la parole, en empêchant l'adversaire de parler pour se défendre.
Mais elle met en évidence également l'ambiguïté de la critique élaborée par Molière dans Le Tartuffe. Vise-t-il l'hypocrisie en général, la religion n'étant qu'un masque adopté par le personnage, par commodité et par intérêt ? Ou bien vise-t-il la dévotion elle-même, utilisée comme alibi, aussi bien par Tartuffe, pour expliquer sa misère et en tirer profit, que par Orgon, qui lui aussi cherche à l'utiliser pour assurer son salut; ?
Acte III, scène 3 : L'hypocrisie de Tartuffe (vers 966-1000)
INTRODUCTION
Les deux premiers actes ont permis au public de mesurer l'emprise exercée par Tartuffe, "l'imposteur", sur Orgon, au point que celui-ci a décidé de lui donner sa fille Mariane en mariage. Mais il faudra attendre encore, jusqu'à la deuxième scène de l'acte III pour voir enfin Tartuffe entrer en scène, accompagné de Laurent, son domestique, et adopter, face à Dorine, tous les signes de cette hypocrite dévotion abondamment critiquée depuis le début de la pièce. Elmire intervient alors pour tenter de faire renoncer Tartuffe au mariage prévu.
Avant cette rencontre, Dorine avait déjà suggéré devant Damis que Tartuffe « pourrait bien avoir douceur de cœur » pour l'épouse de son hôte. Le début de la scène, en effet, introduit une ambiguïté, d'abord dans le geste de Tartuffe contraire aux bienséances mentionné dans la didascalie : « Il lui met la main sur le genou ». Puis, dans la longue tirade qui précède l'extrait, du vers 933 à 960, il enlève son masque pour adresser à Elmire une déclaration d'amour directe, qui provoque l'indignation de celle-ci : « Un dévot comme vous, et que partout on nomme... »
En quoi la tirade de Tartuffe à Elmire complète-t-elle le portrait de cet "imposteur" ?
LE MASQUE DE LA DÉVOTION
Le masque de Tartuffe se révèle déjà quand il dresse le portrait d’Elmire. Son langage réalise, en effet, un amalgame entre le champ lexical du corps, qui traduit son matérialisme, et le champ lexical de la religion, avec les mots de la dévotion. Par exemple, le terme « appâts », repris par « vos charmants attraits », se réfère aux atouts du corps féminin, mais ils sont ici qualifiés de « célestes » ; sa « splendeur plus qu’humaine » donne une image du rayonnement telle une icône religieuse. Il évoque ses « regards divins », puis l’interpelle avec la formule « ô suave merveille » qui unit la sensualité de l’adjectif et le nom, qui renvoie au surhumain. Ainsi Elmire est transformée en un être céleste. Certes ce langage est hérité de la Préciosité, mais, chez Tartuffe, ce langage dévot est devenu un langage naturel et la dévotion lui fournit une excuse commode : en aimant Elmire, il aime la beauté créée par Dieu. Mais le terme « dévotion », au vers 986, amplifié par la diérèse, touche au blasphème en confondant l’amour pour une femme avec l’amour que le chrétien doit avoir pour son dieu.
Une remarquable lecture de la scène 3, à écouter
Acte III, scène 3 : mise en scène de J. Weber, 1994
Mise en scène de Maréchal, 1991
Il en va de même lorsque Tartuffe brosse son auto-portrait, auquel l’exclamation initiale donne le ton. La religion lui offre à nouveau un masque commode pour se justifier, puisque l’homme a été créé par Dieu avec une âme et un corps : « Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme », s'exclame-t-il, puis il ajoute, pour s'excuser : « Mais, Madame, après tout, je ne suis pas un ange ».
Cet amour devient même une épreuve envoyée par Dieu, cause de souffrances, de « tribulations », terme renforcé par la diérèse. Tartuffe se présente ainsi comme un héros tragique, déchiré par une lutte intérieure entre sa passion (« de mon intérieur vous fûtes souveraine », « un cœur se laisse prendre ») et sa dévotion. Il décrit longuement sa lutte douloureuse avec « la résistance où s’obstinait [s]on cœur », et l’énumération sans articles, « jeûne, prières, larmes », de ses efforts de chrétien fervent. Il reconnaît bien volontiers son état de pécheur : n'est-ce pas là, après tout, la nature même de l'homme ?
Tartuffe avoue donc volontiers sa défaite, avec un vocabulaire militaire, rejetant la faute sur le charme d’Elmire qui « força [s]a résistance ». Cet aveu se fait insistant, avec des termes empruntés au langage précieux, lui-même hérité de l'amour courtois : elle est « souveraine » de son « intérieur », de son cœur, de son âme, il n’est que son « esclave indigne », il n’est que « néant ». Cet aveu d’une faiblesse toute humaine fournit ainsi un superbe alibi à sa faute.
Tartuffe est bien un « imposteur » dans un sens scandaleux ici, puisqu’il met le langage et le dogme de la religion au service de son désir purement sensuel.
LA VÉRITÉ DÉVOILÉE
Le désir de Tartuffe est si fort qu’il lui ôte une partie de sa prudence. Sa sensualité se révèle par l’importance accordée au regard (« voir », « dès que j’en vis ») et la référence à l’image biblique de la femme, Ève, coupable, séductrice et tentatrice, à laquelle l’homme ne peut résister. La reprise de « charmants attraits » par « charme » est à prendre au sens étymologique : une attraction quasi magique, exercée parfois par une sorcière. Masquée par le lexique religieux, l’expression du désir reste cependant très nette dans l’appel lancé à Elmire. Elle doit le « contempler d’une âme un peu bénigne« , c’est-à-dire se montrer « bonne » et généreuse pour effacer les souffrances qu’elle lui fait endurer. Il serait donc logique qu’Elmire, fautive en quelque sorte, répare cette faute en cédant aux avances de Tartuffe : « que vos bontés veuillent me consoler ». L'ambiguïté de la formule n'empêche en rien son sens réel : il s'agit bien d'obtenir qu'Elmire satisfasse son désir.
Ainsi l’appel à l’amour devient un appel à une charité toute chrétienne... pour justifier l'adultère.
Tartuffe le séducteur
Mais, à la fin de la scène, Tartuffe se fait tentateur. On observe l’opposition entre la réalité du discours (« amour », « plaisir ») et le souci de préserver l’apparence : « renommée », « discret », « secret », « sans scandales », souligné par la symétrie du vers 1000 : « De l'amour sans scandale et du plaisir sans peur ». À la fin de sa tirade, la malhonnêteté de Tartuffe apparaît directement par sa promesse de discrétion, soutenue par les négations aux vers 987-988, alors même qu’il s’agit de faire commettre le péché d’adultère.
La tentation se met en place par une opposition signalée par le connecteur « Mais » (v. 995). D’un côté il place les « libertins », les « galants de cour ». Son mépris envers eux est parallèle à son mépris envers les femmes, « folles » de les aimer. Nous notons le champ lexical du langage, ici péjoratif : « bruyants », « paroles », « se targuer » (se vanter tout haut), « divulguer », « langue indiscrète ». Mais derrière sa critique, qui prétend revaloriser la femme aimée car ils « déshonore[nt] l’autel où leur cœur sacrifie », il s’agit bien de poser la tentation, en faisant l’éloge de l’autre catégorie de séducteurs, désignée par le pronom « nous » dans lequel Tartuffe s’englobe : il devient ainsi le modèle de nombreuses personnes, qui font passer l’apparence avant la réalité.
Le Tartuffe à la Comédie française, 1973
Mais qui sont ces personnes ? De simples « libertins », plus habiles ? Des « faux dévots » ? On comprend que la pièce, qui sous-entend que les « Tartuffe » sont nombreux, ait pu susciter une cabale.
Finalement, l’adultère est effacé (cf. v. 1000) et l’essentiel est de ne pas prendre de risques, de profiter du « plaisir » (en relief à la fin de la tirade), et la peur de Dieu devient seulement la peur du « qu’en dira-t-on ? ».
CONCLUSION
Chez Tartuffe, le « masque » est devenu une seconde nature, puisqu’il imprègne son langage même. Il est incapable de parler sans recourir à un lexique religieux. Mais, comme s’y mêle l’expression sensuelle du désir, l’hypocrisie de « l’imposteur » ressort avec plus de force.
Dorine avait déjà mis l’hypocrisie de Tartuffe en évidence face à Orgon. Mais le registre restait comique. Ici, le public s’interroge : s’agit-il encore d’une comédie ? Molière touche à un sujet grave, celui de la religion mise au service du vice : Tartuffe affirme que, finalement, tout est permis… Il suffirait de savoir se taire. Il commence à apparaître comme un personnage dangereux, car sans scrupules.
Acte IV, scène 5 (à partir du vers 1477), 6 et 7 : L'imposture révélée
INTRODUCTION
Les deux premiers actes ont permis au public de mesurer l'emprise exercée par Tartuffe, "l'imposteur", sur Orgon, au point que celui-ci a décidé de lui donner sa fille Mariane en mariage. Avec l'entrée en scène de Tartuffe, attendue jusqu'à l'acte III, le public découvre l'odieuse réalité de ce personnage qui, pour séduire Elmire, l'épouse de son hôte, met la religion au service de sa sensualité. Cette scène, surprise par Damis, et rapportée à Orgon, ne suffit cependant pas à le convaincre ; bien au contraire, rejetant violemment son fils, il fait de Tartuffe son héritier !
Elmire propose alors à Orgon de lui apporter la preuve de la perfidie du faux dévot. À la scène 4 de l'acte IV, elle met en place un stratagème, traditionnel au théâtre : un personnage caché entend ce qui ne lui est pas destiné. Mais comment endormir la méfiance de Tartuffe, déjà pris au piège une fois ? Au début de la scène 5, Elmire invoque sa "pudeur", mais celui-ci demande des preuves : « Et je ne croirai rien, que vous n'ayez, Madame, / Par des réalités su convaincre ma flamme. »
Comment la mise en scène permet-elle de dévoiler, aux yeux d'Orgon, la scélératesse menaçante de Tartuffe ?
Le Tartuffe, IV, scène 5 : Orgon, le témoin caché
Le Tartuffe, IV, scènes 5-6 : une mise en scène moderne et audacieuse de Braunschweig, 1962
LA MISE EN SCÈNE DU DÉVOILEMENT
Nous sommes dans une scène traditionnelle dans la comédie : un mari, caché, assiste à la tromperie de sa femme. Cependant ici ce n’est pas la femme qui trompe, mais Tartuffe, et le mari est complice de la situation.
A priori cette situation d’énonciation rend la scène comique : Orgon est certes caché, mais la mise en scène peut l’amener à se faire voir du public par instants. Le rire vient du sentiment de supériorité de celui-ci : il sait ce que Tartuffe ignore. Il comprendra alors la double énonciation des répliques d’Elmire. Elles sont à la fois destinées à Tartuffe, pour lui faire croire à sa sincérité et l’amener ainsi à se dévoiler, mais aussi à Orgon, pour qu’il mesure l’hypocrisie de Tartuffe : les vers 1479-1480 soulignent l’opposition à la rime entre la réalité du désir coupable(« vous voulez ») et l’apparence de la dévotion avec « vous parlez ».
Ce double jeu apparaît nettement dans l’emploi du pronom « on » :
d'une part, le « on » du langage précieux qui désigne l’objet aimé : Elmire pour Tartuffe dans « Si ce n'est que le ciel qu'à mes vœux on oppose » au vers 1481, ou Tartuffe qui se reconnaît dans les expressions d'Elmire : « [...] je ne dois point prétendre / Qu'on puisse être content, et qu'on veuille se rendre » (vers 1509-1510) et « Mais puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire, / Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire » (vers 1513-1514);
d'autre part, le « on » qui désigne en réalité Orgon dans ces mêmes vers 1510-1515, à double sens car Elmire tente de l’alerter sans éveiller la méfiance de Tartuffe.
Les réactions d’Orgon évoluent au fil des scènes.
Pendant toute la scène 5, Orgon ne réagit ni à l’hypocrisie du langage de Tartuffe, ni à la gêne croissante d’Elmire, soulignée par la didascalie (« après avoir encore toussé ») et par le commentaire de Tartuffe. Cette absence de réaction est d’ailleurs relevée par Elmire, par des répliques à double sens : « un rhume obstiné » (v. 1499) désigne métaphoriquement l’entêtement d’Orgon), et, au vers 1501, « Oui, plus qu'on ne peut dire. » le pronom « on » renvoie à la fois à l'affirmation précédente de Tartuffe et à l'état même d'Elmire destiné à informer Orgon.
À la scène 6, la sortie d’Orgon est due à son amour-propre. Il n’a réagi qu’à la critique de Tartuffe contre lui des vers 1524 à 1526). « C'est un homme, entre nous, à mener par le nez » l'a même comparé à un ours que fait danser son dresseur. La toute-puissance de Tartuffe sur ce naïf est soulignée par le chiasme : « Et je l'ai mis au point de voir tout sans rien croire ». Cette sortie tardive entraîne l’ironie d’Elmire avec les interrogations oratoires (« Quoi ? vous sortez si tôt ? » au vers 1531) et ses impératifs : « Rentrez sous le tapis [...] Attendez jusqu'au bout [...] et ne vous fiez point ». Le public rit de la bêtise d’Orgon et de sa colère qui le conduit à inverser son langage contre Tartuffe : « abominable », « rien de plus méchant n’est sorti de l’enfer ». Mais cela masque en réalité son égoïsme.
Le Tartuffe, acte IV, scène 6 : Orgon sort de sa cachette
À la scène 7, la parole d’Orgon, confisquée jusqu’à présent, notamment par Dorine, ou inefficace, comme par sa répétition absurde (« Le pauvre homme ! « ) redevient celle du chef de famille, exprimant son pouvoir de maître. Les exclamations introduites par le redoublement de l'interjection, « Ah ! ah ! », porteuses d’ironie des vers 1542 à 1546, expriment la joie de prendre sa revanche sur le mépris de Tartuffe envers lui. L’imparfait dans « Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme !" rejette les actes de Tartuffe dans le passé (v. 1546). Enfin, ses ordres brefs, avec la modalité injonctive, expriment cette autorité retrouvée, face à Tartuffe qu'il ne laisse pas répondre.
Le public peut croire à un dénouement, apte à satisfaire la morale : le trompeur a été, à son tour, trompé.
L'IMPOSTEUR
Le Tartuffe, IV, sc. 5 : mise en scène de Weber, 1978
La scène 5 nous confirme l’hypocrisie déjà vue chez lui, celle du « faux dévot ». La religion, déniée (« ces craintes ridicules »), se met au service du désir sensuel humain : l’homme s’affirme supérieur à ses décrets : « Lever un tel obstacle est à moi peu de chose » (v. 1582). La promesse de silence, déjà faite, est reprise par le champ lexical du secret, avec des vers qui forment comme une nouvelle loi morale, immorale : « Le scandale du monde est ce qui fait l'offense, / Et ce n'est pas pécher que pécher en silence. » (v. 1505-1506)
Mais Molière s’attaque ici plus directement à la pratique des Jésuites, « direction d’intention » ou « casuistique » : « l’intention » pure peut excuser l’action coupable. Ainsi Tartuffe oppose la loi morale (« Le Ciel défend, de vrai, certains contentements » (v. 1487) aux « accommodements », soulignés par plusieurs diérèses, notamment aux rimes des vers 1489 à 1492.
Le discours de Tartuffe est scandaleux - une des raisons de la cabale des dévots - surtout dans une situation d’adultère, d’où le rôle de la didascalie : « C'est un scélérat qui parle. » Elle a une valeur explicative, destinée à atténuer par avance l’audace du discours de Tartuffe. Par ce blâme Molière prend une distance prudente. Mais il faut penser que, sur scène, le public n’aura pas la didascalie, elle n’est destinée qu’à des lecteurs, capables d’avoir le temps d’en comprendre le sens.
La puissance de Tartuffe éclate dans ces trois scènes, où, avec fierté, il affirme son pouvoir. À la scène 5, il ridiculise Orgon, dépeint avec mépris par l’animalisation en ours bien dressé. L’ironie contre la crédulité de son hôte se manifeste par l’inversion de la foi religieuse : « voir tout sans rien croire » .
À la fin de la scène 7 Tartuffe tente d’abord de nier, comme il l’avait fait à l’acte III, scène 6. Devant son échec, la menace qu’il lance inverse la situation, constituant un coup de théâtre, et relance l’action. Il prétend accaparer les biens d’Orgon grâce à la « donation » qu'il lui a faite (v. 1558) et menace son honneur. Mais la menace de « punir l’imposture » reste obscure, et ne sera explicitée qu’au début de l’acte V. Orgon aurait aidé un ami en fuite. Pourquoi ? Quand ? Molière fait-il là allusion à la Fronde ?
Le Tartuffe, IV, sc. 7 : revanche et menace. Gravure anonyme
CONCLUSION
Cette scène se rattache à la farce : le comique de la situation et la mise en scène, liés aux jeux sur le double langage, à la "toux" dElmire, aux gestes et aux mimiques des protagonistes, permettent de faire ressortir le ridicule du caractère d’Orgon, sa naïveté.
Cependant, parallèlement, on sort de la comédie, en raison de la personnalité de Tartuffe : la menace qu’il fait peser, son lien avec une religion détournée de son véritable sens, et la politique royale.