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Molière, Le Médecin malgré lui, 1666
Molière (1622-1673) et la "farce"
Pour voir une biographie détaillée de Molière
Le théâtre de la foire
Le théâtre renaît, au milieu du XIème siècle, d'abord avec la caution de l’Église qui autorise la représentation des épisodes les plus connus des textes bibliques, comme "la Nativité" ou "la résurrection de Lazare". Puis, à partir du XIIIème siècle le spectacle sort sur le parvis de l’église, avec les « jeux » et les « miracles ». Enfin, au début du XVème siècle, le spectacle des « mystères » se déplace sur la place publique.
Mais, parallèlement, les places publiques, les carrefours, et surtout les foires sont les lieux où se retrouvent aussi saltimbanques, jongleurs, montreurs d’animaux, et des comédiens qui offrent au public populaire les soties, les moralités, et surtout les farces, telle La Farce de Maître Pathelin.
Or, sans doute grâce à son grand-père, Molière a découvert tout jeune les spectacles de la foire, qui ont certainement contribué à faire naître sa passion pour le théâtre. Certains « farceurs » sont célèbres au début du XVIIème siècle, comme Mondor et Tabarin, dont les « fantaisies » et les échanges cocasses préfigurent les farces de Molière. Cet extrait du film d’Ariane Mnouchkine, Molière, illustre ce qu’a pu être ce « théâtre de la foire », fondé essentiellement sur le comique de gestes, jusqu’à la grossièreté parfois. Par sa représentation des rêves de gloire la réalisatrice, pour sa part, lie nettement ces spectacles à la vocation de Molière, qui renonce à la charge paternelle pour fonder avec Madeline Béjart, en 1643, la troupe de « l’Illustre Théâtre ».
La farce dans l'œuvre de Molière
Les difficultés financières de « l’Illustre Théâtre » conduisent la troupe à quitter Paris pour aller jouer en province, en se joignant à la troupe de Charles Dufresne dans laquelle Molière prend peu à peu son autonomie. De cette époque datent ses premières farces, dont deux seulement nous sont restées par un manuscrit retrouvé au XVIIIème siècle, La Jalousie du Barbouillé et Le Médecin volant. C’est aussi une farce qu’il présente au Louvre, devant le roi, en 1658, au retour de la troupe, alors « Troupe de Monsieur », à Paris, Le Docteur amoureux, jouée après la tragédie Nicomède de Corneille, que nous ne connaissons que par ce qu’ en écrit La Grange dans son « registre ».
« Cette comédie et quelques autres de cette nature n'ont point été imprimées : il les avait faites sur quelques idées plaisantes, sans y avoir mis la dernière main, et il trouva à propos de les supprimer lorsqu'il se fut proposé pour but, dans toutes ses pièces, d'obliger les hommes à se corriger de leurs défauts. Comme il y avait longtemps qu'on ne parlait plus de petites comédies, l'invention en parut nouvelle, et celle qui fut représentée ce jour-là divertit autant qu'elle surprit tout le monde. »
Et le spectacle plaît au Roi : c’est à l’issue de cette représentation que Louis XIV accorde à Molière le droit de partager la salle du Petit-Bourbon avec les Comédiens italiens.
Une lecture de ces courtes pièces permet de constater qu’elles tirent leur inspiration à la fois de la commedia dell’arte et de l’ancienne tradition française de la farce ou du fabliau, comme Le Vilain mire, pour Le Médecin malgré lui.
Plus intéressant encore, les situations comiques, telle celle de « l’arroseur-arrosé », du châtiment du mari jaloux, ou du faux médecin sont reprises et enrichies dans plusieurs pièces. Ainsi, nous retrouvons dans Le Médecin malgré lui des situations et même des répliques qui figurent déjà dans Le Médecin volant et L’Amour médecin (1665). Or, les principes du théâtre classique, qui se mettent alors en place, s’opposent précisément aux excès propres à la farce, à l’exemple du rejet de Boileau dans son Art poétique (1674)
J’aime sur le théâtre un agréable auteur
Qui, sans se diffamer aux yeux du spectateur,
Plaît par la raison seule, et jamais ne la choque.
Mais pour un faux plaisant, à grossière équivoque,
Qui pour me divertir n’a que la saleté,
Qu’il s’en aille, s’il veut, sur des tréteaux monté,
Amusant le Pont-Neuf de ses sornettes fades,
Aux laquais assemblés jouer ses mascarades.
Cela n'empêche pas Molière de conserver, même dans ses « grandes comédies », des motifs propres et des procédés propres à la farce, gestes ou mots plaisants, d’où d’ailleurs les critiques lancées contre lui à l’occasion de L’École des femmes, en 1662. Mais, dans sa réponse, La Critique de l’École des femmes, Molière affirme la primauté qu’il accorde au rire : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n’a pas suivi un bon chemin. »
Présentation du Médecin malgré lui
Pour lire la pièce
D’après Grimarest, biographe de Molière, Le Médecin malgré lui aurait été composé pour accompagner Le Misanthrope, comme pour opposer celui qui, par le choix d’une rigueur morale, dit « non » à la vie et à ses divertissements, à celui qui les recherche, avec joie et sans limites. Sur ce point, Voltaire a d’ailleurs porté un jugement plutôt méprisant pour le public populaire : « Il a fallu que le sage se déguisât en farceur pour plaire à la multitude. »
LE TITRE
Pour lire Le Vilain mire
Le registre où La Grange consigne les représentations données par la troupe mentionne des farces, dont nous n’avons pas les textes, mais dont les titres laissent supposer qu’elles anticipent Le Médecin malgré lui. Les deux premiers, en 1661, La Fagotier, devenant, en 1663, Le Fagoteux, mettent l’accent sur le métier de Sganarelle, mentionné à plusieurs reprises dans la pièce définitive, y compris lors du dénouement par Martine : « Encore, si tu avais achevé de couper notre bois, je prendrai quelque consolation. » Peut-être Molière se souvient-il du fabliau dont il a pu tirer son inspiration, Le Vilain mire, dont le titre marque d'abord l’appartenance du personnage au monde paysan. Enfin, en 1665, est signalé un autre titre Le Médecin par force.
Les deux composantes du titre donnent des indications sur la comédie et sur les intentions de Molière, tout en ouvrant aussi un horizon d’attente.
Au cœur de la pièce, figure le personnage, déterminé par l’article défini « le » fréquent dans les titres de Molière. Il montre la volonté de dépasser la simple peinture d’un personnage pour en faire un « type », qui prend de ce fait une dimension éternelle. Mais si, dans certaines pièces, comme L’Avare ou Le Misanthrope, ce « type » relève de la psychologie et de la morale, ici il désigne la cible de la satire, traditionnelle depuis les farces du Moyen Âge comme dans la commedia dell’arte, déjà visée dans plusieurs pièces de Molière, comme dans L’Amour médecin ou Le Médecin volant, et qu’il reprendra dans sa dernière comédie, Le Malade imaginaire, en 1673. Mais rappelons que, depuis 1664, Molière souffre des premières atteintes d’une maladie pulmonaire…
La restriction ajoutée, « malgré lui », au lieu de « par force », offre l’avantage de renforcer l’intérêt porté sur le personnage. Elle ouvre ainsi un horizon d’attente, à partir d’une triple question :
-
Comment expliquer que le personnage puisse refuser d’exercer une profession qui apporte considération – et gain financier ! – à celui qui l’exerce ?
-
Qui a pu le contraindre alors à dépasser ce refus, et par quels moyens ?
-
Comme la formule suggère que le personnage n’était pas, initialement, « médecin », comment va-t-il remplir cette profession ? Ne risque-t-il pas d’être démasqué ?
Pierre Brissart, Frontispice du Médecin malgré lui, 1682. Gravure sur cuivre. Bibliothèque municipale centrale, Versailles
LA STRUCTURE
L’étude d’une comédie implique d’en dégager le schéma actanciel, en mesurant la fonction des personnages dans l’intrigue, qui elle-même est construite selon un schéma dramatique. Or, si l’on en croit le jugement rapporté par l’auteur dramatique Adrien Thomas Perdou de Subligny dans sa gazette en vers, La Muse dauphine en 1667, Molière ne prenait guère au sérieux sa pièce. Qu'en est-il alors de sa structure ?
Molière, dit-on, ne l’appelle
Qu’une petite bagatelle :
Mais cette bagatelle est d’un esprit si fin,
Que, s’il faut que je vous le die,
L’estime qu’on en fait est une maladie
Qui fait que, dans Paris, tout court au Médecin.
Le schéma actanciel
Le premier constat est la présence d’un « double » schéma actanciel, que semble d’ailleurs illustrer le changement de décor. L’acte I se situe dans « une forêt », puisque Sganarelle est en train de couper du bois, tandis que l’acte II se déplace « dans une chambre de la maison de Géronte ». L’acte III, lui, exige un lieu extérieur, car il serait peu vraisemblable que Léandre puisse entrer dans la maison de Géronte, un peu à l’écart, certes, mais très proche puisque Lucinde, son père, Géronte, ses domestiques, deux paysans, et même Martine, vont s’y retrouver.
Le premier rejoint la tradition de la comédie, puisqu’il s’agit du mariage de Lucinde, sujet de l’action, qui, amoureuse, souhaite épouser Léandre, malgré l’opposition de son père, Géronte, avec les deux valets, Lucas et Valère, à son service. Elle dispose de l’aide de Jacqueline, la servante, puis de celle de Sganarelle, dont le stratagème va favoriser sa fuite avec Léandre. Mais ce schéma, annoncé dans l'acte I, ne se manifeste véritablement que dans l’acte II.
Dans l’acte I, le schéma est tout autre : c’est Martine, le sujet de l’action, qui, poussée par la colère, met en place un stratagème pour se venger des coups de son époux, Sganarelle. De ce point de vue, elle trouve pour adjuvants les serviteurs naïfs de Géronte, chargés de trouver un médecin, et Géronte, qui désire guérir sa fille. Un premier opposant, le voisin M. Robert, qui tente de réconcilier Sganarelle et Martine, échoue dans ce rôle ; ce sont, à la fin, Lucinde et Léandre qui mettent fin au conflit conjugal.
Enfin, il convient d’ajouter à ce double schéma, une autre action, plus réduite, sans lien direct avec les deux précédentes : Sganarelle cherche à courtiser, très familièrement, la nourrice Jacqueline, mais son époux Lucas s’y oppose avec force…
Le schéma dramatique
Traditionnellement, une pièce de théâtre comporte cinq étapes : une exposition, puis un élément perturbateur noue l’action, ce qui entraîne des péripéties, jusqu’à ce qu’un élément de résolution permette le dénouement.
Or, dans Le Médecin malgré lui, l’exposition est dédoublée, pour répondre à la double intrigue.
La scène 1 de l’acte I sert d’exposition à l’action, formulée par le titre, qui se noue dans la scène 3, avec l’élément perturbateur, le monologue dans lequel Martine exprime avec force sa volonté de se venger : « je brûle en moi-même de trouver les moyens de te punir des coups que tu m’as donnés. » La vengeance est, en fait, rapidement accomplie : première péripétie, les coups sont donnés par Lucas et Valère, les deux domestiques de Géronte, dans la scène 6 de l’acte I. Tout l’acte II illustre le triomphe de Sganarelle dans son nouveau rôle de médecin, jusqu’à une nouvelle péripétie : il est menacé d’être pendu pour avoir favorisé la fuite de Lucinde à l’acte III, dans la scène 8, d’où le triomphe de Martine, dans la scène 9.
Mais à cette intrigue se mêle l’intrigue autour du mariage, lorsque Martine surprend la conversation entre Lucas et Valère. Dans cette scène 5 de l’acte I intervient l’exposition d’une autre action dramatique : « nous avons intérêt, l’un et l’autre, à la santé de sa fille, notre maîtresse ; et sans doute son mariage, différé par sa maladie, nous vaudra quelque récompense. Horace, qui est libéral, a bonne part aux prétentions qu’on peut avoir sur sa personne ; et quoiqu’elle ait fait voir de l’amitié pour un certain Léandre, tu sais bien que son père n’a jamais voulu consentir à le recevoir pour son gendre. » Cette intrigue se noue à la fin de la scène, quand Sganarelle, à force de coups, accepte sa fonction de médecin. Les péripéties s’enchaînent dans l’acte II : la première consultation de Lucinde par Sganarelle (scène 6) est suivie d’une deuxième péripétie, quand celui-ci accepte d’aider Léandre : « j’y perdrai toute ma médecine, ou la malade crèvera, ou bien elle sera à vous. » (scène 9) Deux péripéties suivent alors dans l’acte III : la guérison de Lucinde, et sa fuite avec Léandre.
Pour unir les deux intrigues, Molière adopte un seul élément de résolution, un « coup de théâtre », la mort de l’oncle de Léandre, qui, comme souvent dans les comédies, amène le dénouement : l’héritage de Léandre permet son mariage avec Lucinde, et, de ce fait, Sganarelle échappe à la justice et retrouve sa puissance d’époux : « Je te pardonne ces coups de bâton en faveur de la dignité où tu mas élevé : mais prépare-toi désormais à vivre dans un grand respect avec un homme de ma conséquence, et songe que la colère d’un médecin est plus à craindre qu’on ne peut croire. »
Au double schéma actanciel correspond donc un schéma dramatique qui, en tentant de combiner les deux intrigues, choisit la juxtaposition plus que la rigueur. Molière semble donc davantage désireux de multiplier les occasions de bouffonneries que de construire une intrigue.
Les cibles de la satire
La pièce offre un panorama des personnages traditionnels, depuis les comédies antiques du grec Ménandre ou des latins, Plaute et Térence, repris dans les farces comme dans la commedia dell’arte, tant pour leur caractère que pour les situations mises en scène. Ce sont ces personnages qui soutiennent une satire, elle aussi traditionnelle depuis le Moyen Âge.
L'IMAGE DU PÈRE
Les personnages du Médecin malgré lui : Odyssey Opera, 1018, Boston
Pantalone : le vieillard dans la commedia dell'arte
La tyrannie paternelle
Le nom même de Géronte, du grec γέρων, le « vieillard », indique son âge, qui l’inscrit dans la tradition du patriarcat, c’est-à-dire d’une société où l’homme affirme sa toute-puissance, notamment sur sa fille. C’est le père, en effet, qui décide encore, sous l’Ancien Régime, de son mariage, sans tenir compte de l’amour qu’elle peut éprouver : « quoiqu’elle ait fait voir de l’amitié pour un certain Léandre, tu sais bien que son père n’a jamais voulu consentir à le recevoir pour son gendre. » Le plus souvent le mariage est arrangé dans l’intérêt de la famille, soit pour obtenir un titre de noblesse, soit pour des raisons financières. Tel est l’argument avancé par Géronte pour rejeter Léandre, celui qu’aime sa fille Lucinde : « Ce Léandre n’est pas ce qu’il lui faut : il n’a pas de bien comme l’autre. » Même la perspective d’un héritage ne lui suffit, pas, comme il l’explique à la nourrice, Jacqueline, qui plaide en faveur de l’amour :
« Tous ces biens à venir me semblent autant de chansons. Il n’est rien tel que ce qu’on tient ; et l’on court grand risque de s’abuser, lorsque l’on compte sur le bien qu’un autre vous garde. La mort n’a pas toujours les oreilles ouvertes aux vœux et aux prières de messieurs les héritiers ; et l’on a le temps d’avoir les dents longues, lorsqu’on attend pour vivre le trépas de quelqu’un. »
Ce père aime pourtant sa fille : « Oui, Je n’ai qu’elle de fille ; et j’aurais tous les regrets du monde si elle venait à mourir. » Mais cela ne le rend pas plus complaisant pour autant ! À cela s’ajoute, en effet, l’image péjorative de la femme, héritage religieux puisque, depuis le péché d’Ève, la femme est sujette à toutes les tentations et qu'elle est vouée à la perfidie. D’où les précautions de Géronte pour surveiller Lucinde, expliquées à Sganarelle :
GÉRONTE
Pour moi, dès que j’ai eu découvert la violence de cet amour, j’ai su tenir toujours ma fille renfermée.
SGANARELLE
Vous avez fait sagement.
GÉRONTE
Et j’ai bien empêché qu’ils n’aient eu communication ensemble.
SGANARELLE
Fort bien.
GÉRONTE
Il serait arrivé quelque folie, si j’avais souffert qu’ils se fussent vus.
SGANARELLE
Sans doute.
GÉRONTE
Et je crois qu’elle aurait été fille à s’en aller avec lui.
SGANARELLE
C’est prudemment raisonné.
Le Médecin malgré lui, mise en scène de Jean-Laurent Cochet pour l’Opéra-Comique sur une musique de Gounod, 1966
Le vieillard dupé
Mais, comme il l’a fait dans L’École des femmes, Molière reprend un thème lui aussi traditionnel, pour les barbons comme pour les pères, celui de "la précaution inutile". Face à cette toute-puissance, Lucinde a, en effet, trouvé un stratagème que Léandre révèle à Sganarelle : « Lucinde n’a trouvé cette maladie que pour se délivrer d’un mariage dont elle était importunée. » Elle n’hésite pas ensuite à s’opposer à son père : « Oui, mon père, j’ai recouvré la parole ; mais je l’ai recouvrée pour vous dire que je n’aurai jamais d’autre époux que Léandre, et que c’est inutilement que vous voulez me donner Horace. » Mais les filles n’ont alors que deux ressources, qu’elle évoque : « Et je me jetterai plutôt dans un couvent que d’épouser un homme que je n’aime point », « J’épouserai plutôt la mort », lance-t-elle à Géronte. Et elle s’enfuit effectivement avec Léandre…
La révolte de Lucinde face à Géronte : Le Médecin malgré lui, mise en scène par la Compagnie Colette Roumanoff, 2016
C’est qu’à l’amour de l’argent, le vieillard ajoute la bêtise qui le rend crédule, facile à tromper, ce dont Molière se souviendra dans Les Fourberies de Scapin, en 1671.
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S'il impose à la nourrice son autorité, « Peste ! madame la nourrice, comme vous dégoisez. Taisez-vous, je vous prie », il ne proteste que bien faiblement contre Lucas, qui, sous prétexte de faire taire son épouse, « frapp[e], à chaque phrase qu’il dit, sur l’épaule » de son maître : « Tout doux ! Oh ! tout doux. », « Mais ces gestes ne sont pas nécessaires. »
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C’est aussi ce qui permet à Sganarelle de triompher lors de sa consultation. Non seulement Géronte accepte sans sourciller les raisonnements les plus ridicules, mais il manifeste même son enthousiasme dès que Sganarelle emploie du "latin" : « Ah ! que n’ai-je étudié ! ». De même, il ne remet pas en cause l’explication donnée de l’inversion du « cœur » et du « foie », allant jusqu’à s’excuser, « C’est ce que je ne savais pas, et je vous demande pardon de mon ignorance », et il s’exalte devant les remèdes proposés : « Cela est vrai ! Ah ! le grand homme ! Vite, quantité de pain et de vin. »
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Enfin, le ridicule est porté à son comble quand, alors même que sa fille vient de retrouver Léandre, qu'il n'a pas reconnu sous son déguisement d’apothicaire, et de s’enfuit avec lui, il clame sa supériorité :
GÉRONTE
On m’avertit qu’il fait tous ses efforts pour lui parler.
SGANARELLE
Quel drôle !
GÉRONTE
Mais il perdra son temps.
SGANARELLE
Ah ! ah !
GÉRONTE
Et j’empêcherai bien qu’il ne la voie.
SGANARELLE
Il n’a pas affaire à un sot, et vous savez des rubriques qu’il ne sait pas. Plus fin que vous n’est pas bête.
L'IMAGE DU COUPLE
Dans sa discussion avec son maître, Géronte, la nourrice, Jacqueline, insiste sur l’importance de faire le bonheur de sa fille : « On n’a que son plaisir en ce monde ; et j’aimerais mieux bailler à ma fille eun bon mari qui li fût agriable, que toutes les rentes de la Biausse. » Mais comment définir un « bon mari » dans le contexte du XVIIème siècle ? Rappelons que, dans l’institution du mariage, l'épouse n’a que des devoirs et est coupée du monde si son mari le décide, car elle est sous sa dépendance totale, financièrement mais aussi dans sa vie quotidienne. Mais les épouses, tant Jacqueline face à Lucas que Martine face à Sganarelle, résistent…
La violence du mari. Illustration médiévale
L'autorité conjugale
La scène d’exposition entre Sganarelle et Martine nous montre que, puisque c’est lui qui gagne l’argent, le mari s’arroge le droit de le dépenser librement, d’où les reproches accumulés :
MARTINE
Qu’appelles-tu bien heureuse de te trouver ? Un homme qui me réduit à l’hôpital, un débauché, un traître, qui me mange tout ce que j’ai !…
SGANARELLE
Tu as menti : j’en bois une partie.
MARTINE
Qui me vend, pièce à pièce, tout ce qui est dans le logis !…
SGANARELLE
C’est vivre de ménage.
MARTINE
Qui m’a ôté jusqu’au lit que j’avais !…
SGANARELLE
Tu t’en lèveras plus matin.
MARTINE
Enfin qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison…
SGANARELLE
On en déménage plus aisément.
MARTINE
Et qui, du matin jusqu’au soir, ne fait que jouer et que boire !
SGANARELLE
C’est pour ne me point ennuyer.
Si l’expression « vivre de ménage » signifie ‘‘faire preuve d’économie’’, notons ici le jeu de mots qui illustre la toute-puissance du mari, qui peut disposer librement de tout ce que possède « le ménage », c’est-à-dire le couple.
De même, alors qu’il n’est pas directement concerné puisque sa femme s’oppose à Géronte, Lucas affirme son autorité en parlant brutalement à Jacqueline : « Morgue ! tais-toi, t’es eune impartinente. Monsieu n’a que faire de tes discours, et il sait ce qu’il a à faire. Mêle-toi de donner à teter à ton enfant, sans tant faire la raisonneuse. » L’époux peut traiter sa femme comme il l’entend, en une sorte de dressage pour qu’elle reste à sa place, inférieure, d’où le choix des verbes : « Monsieu, je veux un peu la mortifier, et ly apprendre le respect qu’alle vous doit. » Vu l’image péjorative des femmes, largement liée aux textes bibliques, le mari a comme premier souci de ne pas être trompé par cet être perfide par nature. Lucas fait donc tout son possible pour éloigner Sganarelle de son épouse.
Cette autorité autorise même le mari à battre l’épouse, jusqu’à des coups de « bâton » comme le fait Sganarelle à la fin de la scène d’exposition.
La double image des épouses
Les réactions de Jacqueline et de Martine offrent une image contrastée.
Déjà, Martine refuse l’appui du voisin, Monsieur Robert, qui, pourtant, tente de lui éviter des coups de bêton : « Voyez un peu cet impertinent, qui veut empêcher les maris de battre leurs femmes ! » Tout se passe donc comme si les femmes acceptaient elles-mêmes leur statut inférieur, qui construit leur couple : « Il me plaît d’être battue », affirme Martine. De même, quand Sganarelle, pour séduire Jacqueline, critique son époux, « jaloux et fâcheux », celle-ci semble plutôt résignée : « Que velez-vous, monsieu ? C’est pour la pénitence de mes fautes ; et là où la chèvre est liée, il faut bian qu’aile y broute. »
Mais s’agit-il d’une soumission, ou bien de la volonté de prendre en main leur sort, pour affirmer leur liberté ? Car Martine met en place sa vengeance… en imaginant le stratagème qui vaudra à Sganarelle, à son tour, d’être battu.
Parallèlement, quand Lucas cherche à écarter Sganarelle de Jacqueline, celle-ci riposte avec énergie : « Jacqueline, prenant Lucas par le bras, et lui faisant faire aussi la pirouette. – Ôte-toi de là aussi ; est-ce que je ne sis pas assez grande pour me défendre moi-même, s’il me fait queuque chose qui ne soit pas à faire ? »
Enfin, peut-être les maris ont-ils raison de se méfier d’épouses promptes à céder à la tentation… L’argumentation de Sganarelle, dans la scène 3 de l’acte III, ne laisse pas, en effet, Jacqueline indifférente : « Eh ! Monsieu, je sai bien qu’il mérite tous ces noms-là. » Et, si Lucas ne faisait pas irruption pour les séparer, elle ne résisterait sans doute pas longtemps aux avances de Sganarelle : « Il est bian vrai que si je n’avais devant les yeux que son intérêt, il pourrait m’obliger à queuque étrange chose. »
Sganarelle face à la nourrice. Illustration d'Emond Hédouin pour les oeuvres complètes de Molière, 1878
LE MONDE PAYSAN
Fonction comique du langage
L’imitation du langage paysan est une tradition dans la farce, et Molière y recourt fréquemment, ici chez Lucas et Martine mais aussi lors de la consultation donnée par Sganarelle à Thibaut et Perrin, scène qui n’a aucune fonction réelle dans l’intrigue, car l’essentiel est de renforcer le comique que produit ce patois.
Nous retrouvons dans cette pièce les éléments de parodie habituels, d’abord l’accent, avec la transformation des voyelles, par exemple le [e] changé en [a] ou le [i] qui devient [ai] : « C’est donc le médecin des paroquets ? » et « Pourquoi toutes ces fraimes-là ? et à quoi est-ce que ça vous sart ? », demande Lucas. Mais les consonnes sont aussi déformées, et les élisions sont fréquentes : « Il n’est pas vrai qu’ous sayez médecin ? », questionne Lucas, tandis que Martine affirme : « et la meilleure médeçaine que l’an pourrait bailler à votre fille, ce serait, selon moi, un biau et bon mari, pour qui elle eût de l’amiquié. » La grammaire est particulièrement malmenée, notamment les conjugaisons, tels « j’avons », « je pensons » ou « il se relevit », mais aussi la syntaxe : « je savons çenque je savons. »
Enfin, Molière joue sur les confusions lexicales, cocasses souvent, comme ce constat de Lucas en voyant Sganarelle, « Le voilà tout craché comme on nous l’a défiguré », ou le diagnostic rapporté par Thibaut : « Alle est malade d’hypocrisie », au lieu d’"hydropisie". Sa tirade explicative, qui multiplie les confusions lexicales est un véritable morceau de bravoure qui ne peut que provoquer le rire.
Oui, c’est-à-dire qu’alle est enflée partout ; et l’an dit que c’est quantité de sériosités qu’alle a dans le corps, et que son foie, son ventre, ou sa rate, comme vous voudrais l’appeler, au glieu de faire du sang, ne fait plus que de l’iau. Alle a, de deux jours l’un, la fièvre quotiguienne, avec des lassitudes et des douleurs dans les mufles des jambes. On entend dans sa gorge des fleumes qui sont tout prêts à l’élouffer ; et parfois il li prend des syncoles et des conversions, que je crayons qu’alle est passée. J’avons dans notre village un apothicaire, révérence parler, qui li a donné je ne sais combien d’histoires ; et il m’en coûte plus d’eune douzaine de bons écus en lavements, ne v’s en déplaise, en aposthumes qu’on li a fait prendre, en infections de jacinthe, et en portions cordales. Mais tout ça, comme dit l’autre, n’a été que de l’onguent miton-mitaine. Il velait li bailler d’eune certaine drogue que l’on appelle du vin amétile ; mais j’ai-z-eu peur franchement que ça l’envoyît a patres ; et l’an dit que ces gros médecins tuont je ne sais combien de monde avec cette invention-là.
La consultation de Thibaut et Perrin : Le Médecin malgré lui, mise en scène par la Compagnie Colette Roumanoff, 2016
Un monde ignorant ?
Molière met en place une double image de ce monde paysan.
D’un côté, il fait sourire de l’ignorance qui rend les paysans particulièrement naïfs, prêts à tout croire aveuglément, comme Lucas quand Martine raconte les merveilleuses guérisons accomplis par Sganarelle, ou à admirer ce qu’ils ne comprennent pas, comme devant le jargon latin de Sganarelle : « L’habile homme que velà ! », s’écrie Jacqueline, « Oui, ça est si biau que je n’y entends goutte. », insiste Lucas. Et, devant son diagnostic ridicule, ils reprennent en chœur : « Ah ! que ça est bian dit, notte homme ! », « Que n’ai-je la langue aussi bian pendue ! »
Mais, d’un autre côté, ils sont aussi porteurs d’un solide bon sens, comme Jacqueline qui a parfaitement compris le mal dont souffre Lucinde et plaide en faveur d’un mariage par amour : « Je vous dis et vous douze que tous ces médecins n’y feront rian que de l’iau claire ; que votre fille a besoin d’autre chose que de rhibarbe et de séné, et qu’un mari est un emplâtre qui garit tous les maux des filles. », « vous l’y vouliez bailler eun homme qu’alle n’aime point. Que ne preniais-vous ce monsieur Liandre, qui li touchait au coeur ? alle aurait été fort obéissante. » En cela, ce monde proche de la nature répond aux conceptions mêmes de Molière, dont toutes les pièces défendent le droit d’aimer librement.
LA MÉDECINE
La caricature des médecins est une tradition, tant dans les farces médiévales, les fabliaux tel Le Vilain mire, qu’avec un personnage comme « il dottore Balanzone » dans la commedia dell’arte, et elle parcourt de nombreuses pièces de Molière, qui s’y moque à la fois des pratiques médicales courantes à son époque mais aussi des abus des médecins.
Les pratiques médicales
La médecine au XVIIème siècle s’attache encore aux théories du grec Gallien (129-201), lui-même héritier d’Hippocrate (vers 460-377 av. J.-C.), notamment fondées sur l’idée que la maladie vient d’un déséquilibre des quatre humeurs : le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire – d’où vient le terme de « mélancolie ». Dès son entrée en scène en tant que médecin, Sganarelle rapporte d’ailleurs à Hippocrate sa demande… que tous deux gardent leur chapeau sur la tête ! De même, il s’appuie sur cette théorie pour expliquer la « maladie d’esprit » de Lucinde, dans la scène 6 de l’acte III : « les humeurs sont fort aigries », et il faut « préparer les humeurs » avant de lui appliquer un traitement.
La consultation s’appuie donc sur des constats encore sommaires : prendre le pouls, observer les urines, ou les selles, d’où les questions posées à Géronte : « Va-t-elle où vous savez ? », « Copieusement ? », « La matière est-elle louable ? » C’est aussi la raison des deux pratiques dominantes, la saignée et le clystère, lavement réalisé à l’aide d’une seringue insérée dans le rectum, proposées à Jacqueline en prévention d’une maladie à venir : « quelque petite saignée amiable », « quelque petit clystère dulcifiant ». Sont également mentionnés la « casse » et le « séné », pour leurs propriétés laxatives, et purgatives, comme la « rhubarbe », ou le « vin émétique », pour faire vomir. Autant de remèdes destinés à évacuer les "mauvaises"» humeurs. On sait que Fagon, médecin de Louis XIV, lui infligeait jusqu’à dix-huit purges en une seule journée !
Le Médecin malgré lui, acte II, scène 4. Mise en scène de Michel Cahuzac, 2018. Théâtre La Pergola de Bordeaux Caudéran
Molière prête à Géronte une question critique, « Pourquoi s’aller faire saigner quand on n’a point de maladie ? », et la riposte injonctive de Sganarelle en dit long sur les pratiques médicales : « Il n’importe, la mode en est salutaire ; et comme on boit pour la soif à venir, il faut se faire saigner pour la maladie à venir. »
La satire des médecins
L'illusion du savoir
Mais, au-delà des pratiques, Molière s’en prend surtout aux médecins, dont il dénonce la façon dont ils exercent leur fonction. En fait, le médecin est une sorte d’acteur, qui joue un rôle, symbolisé par son costume. Il suffit que Sganarelle revête la « robe de médecin » et « un chapeau des plus pointus » pour être considéré comme tel : « Il suffit de l’habit, et je n’en sais pas plus que vous », explique-t-il à Léandre qui souhaiterait « cinq ou six grands mots de médecine » pour passer pour un apothicaire. Tout se passe donc comme si, revêtant son costume, le médecin devenait aussitôt un imposteur, masquant par l’habit son ignorance.
La satire tourne à la farce lors de la consultation de Lucinde, dans la scène 4 de l’acte II. Sganarelle offre, poussé à l’extrême, l’exemple du faux savoir des médecins, qui masquent par le latin ou un jargon pseudo-scientifique leur ignorance, et posent leur diagnostic à grand renfort d’explications absurdes : « je vous apprends que votre fille est muette », déclare-t-il solennellement, la « cause » en étant « l’empêchement de l’action de sa langue » !
Edmond Geffroy, Sganarelle, vers 1868. Aquarelle
Un dangereux cynisme
Mais, au-delà de la dénonciation d’un langage qui masque le vide réel, surtout quand, comme le latin ou les termes savants, il reste incompréhensible aux hommes ordinaires, il y a encore plus grave, le mépris du patient qui devrait pourtant être le premier souci du médecin. Ainsi, les questions de Sganarelle font peu de cas de la souffrance de Lucinde.
De même, la mort ne le préoccupe guère : « il ne faut pas qu’elle meure sans l’ordonnance du médecin. », exige Sganarelle, ou, quand Géronte manifeste ses craintes : « j’ai des remèdes qui se moquent de tout, et je l’attends à l’agonie. » Au-delà de l’excès, son éloge de la médecine relève du pur cynisme :
SGANARELLE
[…] Dites-moi un peu, ce mal l’oppresse-t-il beaucoup ?
GÉRONTE
Oui, Monsieur. «
SGANARELLE
Tant mieux. Sent-elle de grandes douleurs ?
GÉRONTE
Fort grandes.
SGANARELLE
C’est fort bien fait.[…]
La méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos ; et nous taillons comme il nous plaît sur l’étoffe où nous travaillons. Un cordonnier, en faisant des souliers, ne saurait gâter un morceau de cuir qu’il n’en paie les pots cassés ; mais ici l’on peut gâter un homme sans qu’il en coûte rien. Les bévues ne sont point pour nous, et c’est toujours la faute de celui qui meurt. Enfin le bon de cette profession est qu’il y a parmi les morts une honnêteté, une discrétion la plus grande du monde ; et jamais on n’en voit se plaindre du médecin qui l’a tué.
L'avidité
En fait, Molière insiste sur la cupidité du médecin, qui ne voit dans sa fonction que le moyen de s’enrichir. C’est ce qui détermine l’acceptation de Sganarelle. La réponse à sa question, « Je gagnerai ce que je voudrai ? », entraîne, en effet, sa riposte enthousiaste : « Ah ! je suis médecin, sans contredit : je l’avais oublié : mais je m’en ressouviens. » S’il affirme hautement devant Géronte, « Je ne suis pas un médecin mercenaire », il s’inquiète que l’argent reçu soit « de poids » (II, 4) C’est aussi quand Perrin lui tend « deux écus », que, soudainement, il accepte de répondre à la demande de soins de son père : « Ah ! je vous comprends, vous. Voilà un garçon qui parle clairement, qui s’explique comme il faut. » Son éloge est hyperbolique, et, là encore, fondé sur l’enrichissement possible : « Je trouve que c’est le métier le meilleur de tous ; car, soit qu’on fasse bien, ou soit qu’on fasse mal, on est toujours payé de même sorte. »
Les formes du comique
Le rôle des didascalies
Le comique né des gestes, des mouvements, des mimiques, hérité de la farce et de la commedia dell’arte, est explicitement signalé par les didascalies. Les disputes, notamment, provoquent le rire quand elles se transforment en poursuite, comme la fuite à laquelle est obligé Monsieur Robert pour échapper à la colère de Martine et de Sganarelle, et qu’elles se terminent par des coups, ceux que Sganarelle inflige à Martine par exemple, ou, encore plus, quand un serviteur agit aux dépens de son maître, tel Lucas qui « frappe sur la poitrine de Géronte » pour faire taire Jacqueline.
Les jeux de scène sont encore plus efficaces quand leur répétition les transforme, pour reprendre la formule de Bergson dans Le Rire, en « du mécanique plaqué sur du vivant ». Le public du théâtre, comme les enfants, pour évoquer à nouveau Bergson, rit du diable qui sort à maintes reprises de sa boîte. Ainsi, le rire s’intensifie quand se multiplient les coups de bâton reçus par Sganarelle pour qu’il accepte de se dire médecin, et même quand la gestuelle est totalement gratuite, comme avec cette didascalie figurant dans l’édition de 1734 : « Ici il pose la bouteille à terre, et Valère se baissant pour le saluer, comme il croit que c’est à dessein de la prendre, il la met de l’autre côté : ensuite de quoi, Lucas faisant la même chose, il la reprend, et la tient contre son estomac, avec divers gestes qui font un grand jeu de théâtre. »
Pour voir la mise en scène de la Compagnie Colette Roumanoff
François Boucher, 1734 : Sganarelle face à Valère et Lucas, acte I, scène 5
LE COMIQUE DE GESTES
Horace Vernet, 1869 : acte II, , scène 2
Le jeu des acteurs
Il faut aussi imaginer les gestes et les mouvements nés du texte, et que l'acteur, guidé par son metteur en scène, va créer librement. Ainsi, l’indication « en faisant diverses plaisantes postures », lorsque Sganarelle s’exprime en latin, laisse libre cours à l'interprétation du comédien.
Mais il peut aussi ajouter autant de gestes et de mimiques comiques qu’il le souhaite, par exemple en sur-jouant jusqu’à la caricature la consultation de Lucinde par Sganarelle, ou ses tentatives pour embrasser Jacqueline.
Les commentaires des contemporains nous apprennent que ni Molière ni ses acteurs ne reculaient devant les grimaces, mimiques outrées, gestes excessifs : « Jamais personne ne sut si bien démonter son visage et l’on peut dire que dans cette pièce il en change plus de vingt fois », déclarait M. de Neufvillenaine à propos de Sganarelle. Le lecteur doit donc imaginer, comme on le lui dit dans La Critique de l’École des femmes, « ces roulements d’yeux extravagants, ces soupirs ridicules, et ces larmes niaises qui font rire tout le monde » (scène 6).
LE COMIQUE DE MOTS
Tout comme le comique de gestes le comique de mots peut reposer sur des procédés simples, hérités du théâtre antique, tels les jeux sonores, les cris et les insultes, surtout quand elles s’enchaînent, comme dans la scène d’exposition, entre Sganarelle et Martine. Mais il est surtout fondé sur deux caractéristiques d'ensemble.
Le décalage
La pièce introduit plusieurs paysans, personnages comiques chers à Molière, car ils lui permettent de jouer sur les accents, le patois, les fautes de langue…, en soulignant le contraste avec la langue courante : tel est le rôle du couple formé par Valère, le domestique qui s’exprime correctement, et Lucas, avec son patois cocasse.
Ce même effet est recherché, lors de la consultation de Lucinde, par le contraste, chez Sganarelle, entre son langage familier, courant, et la langue « scientifique » qu’il adopte solennellement, pseudo-latin ou mélange hétéroclite des langues : « il se trouve que le poumon, que nous appelons en latin armyan, ayant communication avec le cerveau, que nous nommons en grec nasmus, par le moyen de la veine cave, que nous appelons en hébreu cubile, rencontre en son chemin lesdites vapeurs qui remplissent les ventricules de l’omoplate ». Tout fonctionne ainsi à l’envers. Ainsi, le compliment se change en menace (« Doux objet de mes vœux, je te frotterai les oreilles »), et l’erreur devient vérité, par exemple dans cette citation déformée, et faussement attribuée à Cicéron : « Apprenez que Cicéron dit qu’entre l’arbre et le doigt il ne faut point mettre l’écorce. »
La consultation. Estampe, pour illustrer l’acte II, scène 6
Enfin, le jeu sur les mots relève de ce même décalage entre un sens premier et le sens second. Quand, au reproche de Martine, « Qui me vend pièce à pièce tout ce que j’ai dans la maison », Sganarelle répond « C’est vivre de ménage », il remplace le sens de l’’expression, "vivre en économisant", en un sens concret, "vivre en se servant des biens du ménage" ; de même, quand son épouse proteste, « J’ai quatre petits enfants sur les bras », c’est-à-dire "à charge", la riposte, « Mets-les à terre », feint de prendre cette phrase au sens concret.
Vers l'absurde
Dans de telles conditions, le langage ne peut plus jouer son rôle, permettre de communiquer, et il touche alors à l’absurde. La consultation de Lucinde en offre de nombreux exemples, à commencer par la façon dont est posé le diagnostic. Géronte, en effet, explique dès le début à Sganarelle « Monsieur, c’est là sa maladie. Elle est devenue muette, sans que jusques ici on en ait pu savoir la cause ». Quand le prétendu médecin, après consultation, déclare « Voilà un pouls qui marque que votre fille est muette », l’admiration pour son savoir, aussi bien du père, « Hé oui, monsieur, c’est là son mal ; vous l’avez trouvé tout du premier coup. », que de la nourrice, « Voyez comme il a deviné sa maladie ! », est tellement ridicule qu’elle provoque le rire. C’est également le cas quand les personnages s’interrompent, empêchant la parole de circuler, comme lors du conflit entre Lucinde et Géronte, dans la scène 6 de l’acte III.
LE COMIQUE DE CARACTÈRE
SGANARELLE, entrant sur le théâtre, avec une bouteille à la main, sans apercevoir Valère ni Lucas.
La, la, la … Ma foi, c’est assez travaille pour boire un coup. Prenons un peu d’haleine. (Après avoir bu.) Voilà du bois qui est salé comme tous les diables.
(Il chante.)
Qu’ils sont doux,
Bouteille jolie,
Qu’ils sont doux
Vos petits glouglous !
Mais mon sort ferait bien des jaloux,
Si vous étiez toujours remplie.
Ah ! bouteille, ma mie,
Pourquoi vous videz-vous ?
Allons, morbleu ! il ne faut point engendrer de mélancolie.
Comme l’indique le titre de la comédie, c’est le caractère du « médecin malgré lui » qui sous-tend le comique. Avec sa bouteille et sa chanson, il rappelle d’ailleurs l’Arlequin de la commedia dell’arte dans son entrée en scène dans l’acte I, scène 5 :
Eugène Lami, Le Médecin malgré lui, Acte I, scène V, XIXème siècle. Huile sur toile, 195 x 140. Coll° privée
Le comique naît des obsessions du personnage, poussées à l’excès, là encore en jouant sur le décalage par rapport à la norme sociale. Par exemple, Sganarelle accompagne son geste grivois envers la nourrice d’un compliment qui parodie, par sa métaphore, la séduction propre à la Préciosité : « SGANARELLE, à part. – Peste ! le joli meuble que voilà ! (Haut.) Ah ! nourrice, charmante nourrice, ma médecine est la très humble esclave de votre nourricerie, et je voudrais bien être le petit poupon fortuné qui tetât le lait de vos bonnes grâces. (Il lui porte la main sur le sein.) Tous mes remèdes, toute ma science, toute ma capacité est à votre service ; et… »
Mais, finalement, rions-nous de Sganarelle… ou de l’aveuglement des autres personnages face à lui ? De Géronte, qui croit qu’il va guérir sa fille en lui donnant « quantité de pain trempé dans du vin », puisque c’est ce que l’on donne aux perroquets pour qu’ils « apprennent à parler »… Du paysan Perrin, qui croit que sa femme va guérir grâce à un « fromage préparé, où il entre de l’or, du corail et des perles, et quantité d’autres choses précieuses. »
LE COMIQUE DE SITUATION
Les inversions
Le comique de situation est le fondement même de l’intrigue de la pièce, qui repose sur l’opposition entre la réalité, celle du « fagotier », et l’imposture du « médecin » mise en scène à partir du quiproquo initial. Ainsi les deux serviteurs de Géronte, qui ont cru au discours de Jacqueline, viennent chercher un « médecin » qui, lui, ne pense qu’à ses « fagots » et à leur prix de vente. Chacun reste d’abord enfermé dans sa certitude, d’où la négation énergique de Sganarelle, « Médecin vous-même : je ne le suis point, et ne l’ai jamais été ». Mais la situation s’inverse dès qu’il reçoit les coups de bâton : « Hé bien ! messieurs, oui, puisque vous le voulez, je suis médecin, je suis médecin ; apothicaire encore, si vous le trouvez bon. J’aime mieux consentir à tout que de me faire assommer. » Il s’extasie alors lui-même du récit des guérisons qu’il est censé avoir accomplies, et son enthousiasme est extrême devant la promesse d’un gain sans limite. Comment ne pas rire aussi quand Sganarelle reproduit la situation face à Géronte, lui appliquant des coups de bâton quand il lui déclare « Je ne suis pas médecin » ? Mais nouveau retournement de situation, quand tous deux en arrivent à échanger des excuses et des politesses…
Ces retournements de situation se reproduisent à plusieurs reprises, notamment quand il est question d’argent : entre Sganarelle et Géronte, refus puis acceptation, accompagnés d’une protestation, « L’intérêt ne me gouverne point », entre lui et Léandre, même jeu à la fin de l’acte II, renouvelé encore face à Thibaut et Perrin. Ils sont parfois sans lien réel avec l'intrigue, simple prétexte au comique, comme dans la scène 2 de l'acte I : quand le voisin, Monsieur Robert, intervient pour empêcher Sganarelle de frapper Martine, le couple s'unit pour se retourner contre lui ; puis, dès qu'il est parti, la querelle reprend, et la mari, si autoritaire au début, en arrive à supplier son épouse : « Eh bien, va, je te demande pardon : mets là ta main. » Mais l’ultime retournement de situation est dirigé contre le héros lui-même, démasqué et menacé de pendaison…
Le déguisement
e déguisement de Léandre : Le Médecin malgré lui, mise en scène par la Compagnie Colette Roumanoff, 2016
Molière joue aussi sur la connivence du public quand un personnage – surtout s'il est en position hiérarchiquement supérieure – est dupé par un autre personnage déguisé, qui en profite pour transgresser un interdit. Ainsi, comme Léandre ne peut rencontrer en son propre nom Lucinde en raison du rejet de Géronte, il se dissimule, avec l’appui de Sganarelle, sous les traits d’un apothicaire. Il suffit pour cela de l’habit, et de mimer le clystère par les gestes dans la scène 5 de l’acte III. Alors même que Géronte affirme son autorité sur sa fille, le double jeu est soutenu par le traitement décidé par Sganarelle que doit exécuter le prétendu apothicaire, et c’est à nouveau le naïf qui se retrouve ridiculisé, et sa puissance affaiblie :
Pour moi, je n’y en vois qu’un seul, qui est une prise de fuite purgative, que vous mêlerez comme il faut avec deux drachmes de matrimonium en pilules. Peut-être fera-t-elle quelque difficulté à prendre ce remède : mais comme vous êtes habile homme dans votre métier, c’est à vous de l’y résoudre, et de lui faire avaler la chose du mieux que vous pourrez.
POUR CONCLURE
La pièce relève donc de la farce, avec un entrecroisement des procédés comiques, exagérés jusqu’au grotesque : plus que de dénoncer, il s’agit d’abord pour Molière de faire rire, à partir d’un personnage, Sganarelle, qui annonce déjà le Scapin des Fourberies. Il est, en effet, celui qui met en valeur, non seulement ses propres défauts, mais surtout toutes les formes d’aveuglement car il sait fort bien manipuler les autres personnages, Géronte, Lucas... Car le comique garde bien son rôle principal, faire tomber les masques. De là, certains critiques sont allés jusqu’à à y voir, masquée, une critique de la crédulité religieuse : quand l’habit seul entraîne l’adhésion, quand Valère et Lucas croient à des miracles, résurrection ou guérison d’une paralysie, quand le « pain » et le « vin » sont des remèdes miraculeux…
La pièce a connu un succès immédiat, et, à ceux qui ont pu le blâmer de se laisser aller à un comique « facile », voire de se plaire à la grossièreté, la réponse est donnée par Molière en 1669, dans Monsieur de Pourceaugnac : « Ne songeons qu’à nous réjouir: / La grande affaire est le plaisir. »
Explication : acte I, scène 1 - l'exposition
Pour lire la scène
En 1666, après les difficultés que lui a causé la cabale des dévots contre Tartuffe et Dom Juan, et parallèlement à l’écriture du Misanthrope, Molière revient à une pièce dont le titre, Le Médecin malgré lui, montre qu’elle est directement inspirée par la farce traditionnelle, avec la satire des médecins héritée du moyen-âge.
Traditionnellement, la première scène est une exposition, destinée à informer sur les personnages et sur l’intrigue, mais aussi à séduire le public en retenant son attention. Mais est-ce vraiment ce rôle qu’elle joue ici ?
1ère partie : un conflit d’autorité (lignes 1 à 23)
Ouverture dynamique
Contrairement à certaines expositions, composées d’un monologue, ou d’un échange de longues tirades explicatives, celle-ci est particulièrement dynamique grâce à l’entrée des personnages "in medias res", « en se querellant », et à la vivacité de la stichomythie, échange rapide de courtes répliques parallèles : à « Non, je te dis que je n’en veux rien faire », Martine répond « Et je te dis, moi, que je veux… », ou bien par des exclamations symétriques.
MARTINE
Peste du fou fieffé !
SGANARELLE
Peste de la carogne !
MARTINE
Que maudits soient l’heure et le jour où je m’avisai d’aller dire oui !
SGANARELLE
Que maudit soit le bec cornu de notaire qui me fit signer ma ruine !
Le portrait de Sganarelle
Le public peut aussi se faire une idée du héros, d’abord par sa réplique, « Aristote a bien raison, quand il dit qu’une femme est pire qu’un démon ! » : il attribue au philosophe grec une phrase qui lui est personnelle. Il étale ainsi fièrement une pseudo-culture, ce qui contraste avec son métier, et permet aussi à Molière de rendre plus vraisemblable sa transformation en « médecin », car il a pu avoir un exemple de cette pratique, et a appris les bases du latin à l’école : « Trouve-moi un faiseur de fagots qui sache comme moi raisonner des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et qui ait su dans son jeune âge son rudiment par cœur. » Enfin, par l’intermédiaire de Martine qui dénonce ses « fredaines », c’est-à-dire des écarts de conduite avec des femmes, Molière complète le portrait qu’il mettra en scène dans la suite, avec la nourrice Jacqueline.
L'image du couple
Molière reprend ici l’image traditionnelle du couple dans les farces médiévales. Le mari veut imposer son autorité, « c’est à moi de parler et d’être le maître », face à une épouse qui résiste avec force : « Et je te dis, moi, que je veux que tu vives à ma fantaisie, et que je ne me suis point mariée avec toi pour souffrir tes fredaines ! » Cela conduit à un échange d’insultes, procédé comique qui garantit le rire, que les acteurs peuvent renforcer par leurs gestes et leurs mimiques, comme on le voit dans la mise en scène de Dario Fo à la Comédie française, en 1990.
La critique des femmes relève, elle aussi, de la tradition, qu’il s’agisse de leur bavardage excessif, « Oh ! la grande fatigue que d’avoir une femme ! », de leur refus de se soumettre, ou de leur faiblesse qui les rend peu sérieuses. C’est ce que sous-entend l’allusion à la nuit de noces : « Il est vrai que tu me fis trop d’honneur, et que j’eus lieu de me louer la première nuit de mes noces ! Hé ! morbleu ! ne me fais point parler là-dessus : je dirais de certaines choses… » Derrière la fausse discrétion affichée, « Baste, laissons là ce chapitre. Il suffit que nous savons ce que nous savons », le public comprend que Sganarelle n’a pas été le premier dans le lit de Martine… : « tu fus bien heureuse de me trouver. »
2ème partie : les reproches d’une épouse (lignes 24 à 41)
Le portrait d'un mari indigne
Chaque réplique de Martine introduit un reproche, l’exclamation marquant son indignation. Sa première hyperbole, « Un homme qui me réduit à l’hôpital », dénonce d’abord les dépenses inconsidérées de son mari, qu’elle traite de « débauché », c’est-à-dire qu’il se livre à toutes sortes d’excès, plaisirs de la table ou avec des femmes, donc infidèle : « un traître, qui me mange tout ce que j’ai !… » Elle ajoute à cela le fait de « boire » et de « jouer ». L’emploi du pronom « me » la place en position de victime, et elle insiste ensuite sur le résultat de ses abus, une maison peu à peu vidée : « Qui me vend, pièce à pièce, tout ce qui est dans le logis !… », « Qui m’a ôté jusqu’au lit que j’avais !… », « Enfin qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison… » Rappelons qu’à cette époque, le patrimoine d’un couple est entre les mains de l’époux, la femme n’ayant aucun droit, même pas sur sa dot éventuelle.
Mais, derrière l’épouse, il y a aussi la mère, nouvelle accusation lancée, d’abord par la question, « Et que veux-tu, pendant ce temps, que je fasse avec ma famille ? ». Elle tente d’attendrir ce père indigne en faisant un portrait pathétique de la souffrance de ses enfants : « J’ai quatre pauvres petits enfants sur les bras… », « Qui me demandent à toute heure du pain. »
Les procédés du comique
Les répliques de Sganarelle montrent qu’il ne se soucie guère de cette colère, car chacune de ses réponses est une pirouette plaisante qui ne fait que renchérir sur les éléments du portrait par le jeu sur les mots. Ainsi, à l’expression au sens figuré « qui me mange tout ce que j’ai », il répond, lui, par une représentation concrète : « Tu as menti : j’en bois une partie ». Il en va de même pour sa riposte à « J’ai quatre pauvres petits enfants sur les bras… » par « Mets-les à terre. »
Le conflit. Mise en scène de Céline Granchamp, Cie Avis de pas Sage, 2013
La seconde stratégie consiste à inverser chaque reproche pour en faire un avantage, là encore en jouant sur le double sens des mots : « C’est vivre de ménage », est une formule qui, en principe, traduit le fait d’être économe, de « ménager » son argent, mais ici prend un sens concret, tirer profit des biens du « manage », du couple. De même, priver son épouse de son « lit » reçoit comme réplique, « Tu t’en lèveras plus matin », donc il s'agit de la rendre plus travailleuse, et, s’il n’y a plus « aucun meuble dans toute la maison », cela facilite un départ : « On en déménage plus aisément. » Il feint donc d’agir dans l’intérêt de la famille.
Mais, en réalité, seul importe son propre intérêt, égoïstement : « C’est pour ne point m’ennuyer » suffit à justifier sa débauche. Quant à ses enfants, dépeints comme affamés, son injonction, « Donne-leur le fouet », montre qu’il leur est totalement indifférent. Sa justification, « quand j’ai bien bu et bien mangé, je veux que tout le monde soit soûl dans ma maison. », joue sur l’adjectif « soûl », à prendre ici non pas dans le sens d’« ivre », mais de « complètement rassasié ». Faut-il alors s’indigner de la cruauté d’un père ? Ou bien plutôt considérer que, comme le veut la tradition de la farce, le but est seulement de pousser jusqu’à l’extrême la caricature d’un personnage qui emprunte aussi beaucoup de ses traits aux « zanni » de la commedia dell’arte, tel Arlequin.
3ème partie : des menaces aux coups (lignes 42 à la fin)
La colère de Martine
Après la liste des reproches, Molière, par l’enchaînement rapide des trois questions de Martine, met en évidence la résistance dont est capable une femme, bien décidée à se venger de son mari : « Et tu prétends, ivrogne, que les choses aillent toujours de même ? », « Que j’endure éternellement tes insolences et tes débauches ? », « Et que je ne sache pas trouver le moyen de te ranger à ton devoir ? » Vu le ton menaçant de ces questions, nous pouvons aussi imaginer le jeu de la comédienne, qui les concrétiserait, par exemple, par une bousculade répétée.
De même, le passage de l’affirmation, « Je me moque de tes menaces », à une négation absolue, « « Je te montrerai bien que je ne te crains nullement », puis à la question ironique, « Crois-tu que je m’épouvante de tes paroles ? », la rapproche de ces matrones énergiques, si fréquentes dans les fabliaux médiévaux qui caricaturent les femmes.
La colère de Martine. Mise en scène par la compagnie Colette Roumanoff, 2007. Théâtre Fontaine
Les menaces de Sganarelle
Dans un premier temps, Sganarelle tente de rétablir l’image du couple – donc son autorité – en calmant Martine : « Ma femme, allons tout doucement, s’il vous plaît. », « Ne nous emportons point, ma femme. » La structure en chiasme, encadrée par l’appellation « ma femme » et le choix du pronom « nous », soutient cet effort.
Mais, devant la résistance de Martine, la colère de Sganarelle s’accroît, comme le traduit le passage soudain au vouvoiement : « Ma femme, vous savez que je n’ai pas l’âme endurante… » Les menaces commencent cependant par des périphrases, « j’ai le bras assez long », « votre peau vous démange, à votre ordinaire », « vous avez envie de me dérober quelque chose », qui, toutes, sous-entendent les coups que Martine doit recevoir fréquemment.
Séduire le public
La fin de la scène accentue le comique du conflit conjugal.
Le comique de mots
L’opposition entre cette violence promise et les tendres appellations, « Ma petite femme », « Ma chère moitié », « Doux objet de mes vœux », permet d’imaginer le ton doucereux hypocritement adopté, alors même qu’il s’agit de coups. Le rire du public naît ensuite du contraste entre la multiplication des menaces de Sganarelle, à présent directes au futur, toujours avec le vouvoiement et en gradation : « je vous frotterai les oreilles, « je vous battrai », « je vous rosserai », « je vous étrillerai », les deux derniers étant plutôt utilisés pour des animaux, et les insultes qui y répondent, comme pour rendre coup pour coup : « Ivrogne que tu es ! », « Sac à vin ! », « Infâme ! ». Le comique de mot atteint son apogée dans le flot d’injures qui semble sans fin : « Traître ! insolent ! trompeur ! lâche ! coquin ! pendard ! gueux ! belître ! fripon ! maraud ! voleur ! … »
Les coups
Le seul moyen qui reste à ce mari pour rétablir son autorité est, lui aussi, une caractéristique de la farce, les coups : « Sganarelle prend un bâton et bat sa femme ».
Mais, vu le caractère de Martine, dont cette scène a montré qu’elle ne se laisse pas faire et se rebelle contre les abus de son époux, Molière ouvre ainsi un horizon d’attente à son public : ces coups resteront-ils impunis ? Ne trouvera-t-elle pas un moyen de se venger ? C’est donc l’intrigue qui se met en place…
CONCLUSION
Cette scène répond à la fonction d'information de l'exposition : elle présente le héros de la pièce, à travers le portrait qu’en fait son épouse, mais aussi à travers son propre comportement. S’il représente bien l’époux traditionnel, qui veut s’imposer comme chef de famille, jusque par des coups si nécessaire, il révèle aussi toute son habileté dans la parole. L’allusion à son service auprès d’un « médecin », prépare aussi son rôle dans l’intrigue.
Mais cette exposition séduit aussi le public par son rythme, et la mise en place des procédés comiques propres à la farce, mots plaisants, gestes que nous pouvons imaginer, caractère aussi de cette épouse qui s’affirme, nous laissant supposer une suite, sa revanche…
Pour lire l'extrait
Explication : acte II, scène 4 (extrait) - la consultation
L’acte I de cette pièce, jouée en 1666, a montré comment, suite à une vengeance de son épouse, Martine, furieuse des coups qu’il lui a infligés, Sganarelle a lui aussi reçu des coups pour devenir « médecin malgré lui ». L’acte II est organisé autour de la consultation d’une malade, Lucinde, fille de Géronte, qui feint d’être muette pour échapper au mariage arrangé par son père.
« [J]e vous apprends que votre fille est muette », proclamé solennellement le prétendu médecin après une consultation ridicule, est le diagnostic qu'il explique par « l’empêchement de l’action de sa langue ». Mais le père insiste pour savoir « d’où cela vient »… Cette scène est donc une sorte de mise en abyme, le héros réalisant une "comédie de la médecine" dans la pièce.
Quels sont les procédés mis en œuvre par Molière pour atteindre les cibles de sa satire ?
Une situation comique
Un acteur dans son rôle
Le comique de la situation naît d’abord du décalage entre l’apparence et la réalité. Bien sûr, Sganarelle a revêtu l’habit du médecin, et, la didascalie « en faisant diverses plaisantes postures » suggère qu’il parodie les gestes d’une consultation.
Mise en scène de Jean Lermier : une vision moderne
Il doit, bien sûr, masquer son ignorance, et, pour ce faire, le langage joue un rôle essentiel, à commencer par l’emploi du latin… après avoir vérifié que Géronte ne pourra pas démasquer son imposture : « Vous n’entendez point le latin ? » Il se lance alors dans une longue réplique dans un latin en partie inventé, pour les quatre premiers mots : « Cabricias, arci thuram, catalamus ». Le reste vient du manuel scolaire nommé « « rudiment » qu'il se vante de savoir « par cœur » dans la scène d’exposition, avec des phrases toutes faites et des notions grammaticales : « singulariter, nominativo, hœc musa, la muse, bonus, bona, bonum. Deus sanctus, est-ne oratio latinas ? Etiam, oui. Quare ? pourquoi ? Quia substantivo, et adjectivum, concordat in generi, numerum, et casu. »
Il en arrive même, dans une autre analyse, à du grec et à de l’hébreu, tout aussi imaginaires, avec, en plus une attribution phonétique maladroite, « cubile » relevant du latin et non de l’« hébreu », comme la désinence de « nasmus », qui ne correspond pas au grec, tandis qu’ « armyan » n’a rien de « latin »… Ce langage amphigourique finit par n’être qu’un cliquetis verbal ridicule : « Ossabandus, nequeis, nequer, polarinum, quipsa milus. ». Mais il montre que Sganarelle est parfaitement entré dans le rôle qui lui a été imposé.
Une consultation parodique
Mais la situation est comique aussi par la maladie même à soigner, car le diagnostic d’une fille « muette » est évident, et l’emploi d’une périphrase, pour en expliquer la cause, « cet empêchement de l’action de sa langue », est ridicule. Or, pour en arriver là, Sganarelle prétend avoir construit un raisonnement, sur lequel il insiste et qu’il entend bien poursuivre : « Pour revenir donc à notre raisonnement », « comprenez bien ce raisonnement, je vous prie ». Molière met alors en valeur un nouveau décalage comique, entre la rationalité, affichée, et la réalité, l’ignorance, en multipliant d’abord les points de suspension dans sa première tirade, puis en alignant une explication vide de sens à grand renfort de redondances : « cet empêchement de l’action de sa langue est causé par de certaines humeurs, qu’entre nous autres savants nous appelons humeurs peccantes ; peccantes, c’est-à-dire… humeurs peccantes ; d’autant que les vapeurs formées par les exhalaisons des influences qui s’élèvent dans la région des maladies, venant… pour ainsi dire… à… » Toutes ces hésitations tranchent avec la conclusion solennelle de ce discours vide : « Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette. ». Ainsi, l’absurde met un point final à cette situation comique. Mais le comique n’est pas gratuit, il vise à la fois à divertir et à instruire.
Un médecin ridicule
La prétention
Pour jouer les médecins, Sganarelle doit reproduire leur comportement, d’abord défini par l’orgueil, complaisamment étalé quand il se qualifie : « entre nous autres savants ». Ce pronom « nous », répété, accentue la valeur que les médecins s’accordent par un savoir qui les rend d’emblée supérieurs aux hommes ordinaires. Le ridicule ressort particulièrement quand, de façon absurde, Sganarelle en arrive à modifier la biologie en inversant « le foie » et « le cœur », mais en posant cela comme un progrès de la médecine : « nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle. » La comparaison en réponse aux excuses de Géronte, « vous n’êtes pas obligé d’être aussi habile que nous », révèle tout le mépris dont sont capables les médecins envers leurs patients.
La fierté du médecin. Mise en scène par la compagnie Colette Roumanoff, 2007. Théâtre Fontaine
L'ignorance
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Mais cette prétention n’est qu’un moyen, aux yeux de Molière, de masquer l’ignorance des médecins, qu'il pousse à l'extrême. Ainsi, dans le discours de Sganarelle, il ridiculise la théorie de son époque sur les « humeurs », considérées alors comme cause des maladies. Il la rend absurde par la répétition de ce mot, accompagné de l’adjectif « peccantes », c’est-à-dire coupables (mais qu’il ne définit pas), puis remplacé par un synonyme, « les vapeurs », qu’il ne parvient pas mieux à définir. Il se lance alors dans une description biologique totalement fantaisiste de cette circulation : il inverse les organes, fait communiquer « le poumon » et « le cerveau » par l’intermédiaire de « la veine cave », située principalement dans l’abdomen et qui s’ouvre dans le cœur, tandis qu’il attribue des « ventricules », propres au cœur, à « l’omoplate ». La répétition de la formule « lesdites vapeurs » vise à renforcer le ton didactique de cette explication, tout en effrayant celui qui l’écoute, par l’insistance, « lesdites vapeurs ont une certaine malignité ». Il suggère ainsi le danger de ces « vapeurs », de même que le terme « âcreté » qui évoque leur aspect désagréable. L’essentiel est bien de faire croire à un savoir, pour garder un malade, source de gain, d’où la proposition qui ferme l’extrait : « Je reviendrai voir sur le soir en quel état elle sera. »
L'incompétence
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On attend aussi d’un médecin qu’il réussisse à guérir, et la question de Géronte, inquiet pour sa fille, est légitime : « Mais, monsieur, que croyez-vous qu’il faille faire à cette maladie ? » La question répétée par Sganarelle prouve qu’en fait, guérir n’est pas le principal souci d’un médecin, et que même la question le gêne : « Ce que je crois qu’il faille faire ? » Bien sûr, le remède fait sourire, « Mon avis est qu’on la remette sur son lit, et qu’on lui fasse prendre pour remède quantité de pain trempé dans du vin. » Mais c’est à nouveau le langage pseudo-savant qui justifie ce choix, « il y a dans le vin et le pain, mêlés ensemble, une vertu sympathique qui fait parler. » Molière fait-il ici une allusion à la religion, le sacrement de l’eucharistie associant précisément « pain » et « vin » ? Il évite en tout cas cette accusation dans son interpellation qui impose à Géronte une seconde justification, cocasse car elle animalise la jeune fille : « Ne voyez-vous pas bien qu’on ne donne autre chose aux perroquets, et qu’ils apprennent à parler en mangeant de cela ? »
La satire de la médecine
L'admiration imméritée
Cependant, au-delà du portrait d’un médecin ridicule, la dénonciation, plus large, s’en prend à l’admiration vouée à la médecine. Il est notable que ce soit la réplique en pseudo-latin, totalement incompréhensible, qui provoque la double exclamation admirative de Géronte, qui exprime son regret, « Ah ! que n’ai-je étudié ! », et de Jacqueline : « L’habile homme que v’là ! » Cette même admiration se renouvelle d’ailleurs, chez les deux paysans, dont Molière s’amuse à reproduire le patois : « Ah ! que ça est bian dit, notre homme ! », « Que n’ai-je la langue aussi bian pendue ! »
L'admiration collective. Mise en scène par la compagnie Colette Roumanoff, 2007. Théâtre Fontaine
Cela peut, certes, paraître admissible de la part d’une paysanne inculte, mais la réplique de son mari Lucas démasque, par l’absurdité mise en valeur, à quel point la médecine exploite une incompréhension délibérément provoquée : « Oui, ça est si biau que je n’y entends goutte. » Il est alors facile de faire acte d’autorité, en obligeant, ici un père inquiet, à accepter d’être traité comme un enfant : « écoutez-bien ceci, je vous conjure. », « soyez attentifs, s’il vous plaît. » La médecine est ainsi représentée comme l’art d’abuser de la naïveté d’autrui.
L'inversion des valeurs
Cependant, malgré son admiration, « On ne peut pas mieux raisonner, sans doute. », Géronte, plus instruit que ses serviteurs, ose formuler une objection, prudente : « Il n’y a qu’une seule chose qui m’a choquée : c’est l’endroit du foie et du cœur. Il me semble que vous les placez autrement qu’ils ne sont ; que le cœur est du côté gauche, et le foie du côté droit. » La réponse de Sganarelle est assenée avec une absolue certitude, mais révèle, de ce fait, à la fois la prétention médicale mais, au-delà de l’absurdité, la façon dont la médecine ment sans scrupules : « Oui ; cela était autrefois ainsi : mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle. » Or, l’assurance de cette affirmation fausse amène Géronte, qui est dans la vérité, à s’en excuser, « C’est ce que je ne savais pas, et je vous demande pardon de mon ignorance. », ce qui permet à Sganarelle de tirer profit de sa crédulité, en lui accordant un généreux pardon : « Il n’y a point de mal ; et vous n’êtes pas obligé d’être aussi habile que nous. » De la même façon, il ne remet pas en cause la justification donnée au traitement, absurde puisqu’elle est fondée sur une comparaison de l’être humain « aux perroquets » : « Cela est vrai ! Ah ! le grand homme ! Vite, quantité de pain et de vin. » La crédulité aveugle du public est donc le meilleur soutien des mensonges et des abus de la médecine.
CONCLUSION
Le rôle que Molière fait jouer à son personnage, à travers le procédé de la mise en abyme, lui permet de faire rire des médecins, satire traditionnelle. Sganarelle, et tout particulièrement par le langage qu’il adopte, offre, certes, une caricature, car les traits sont délibérément exagérés. Cependant, il y a un fond de vérité dans la critique, car de très nombreux les médecins méritent, à cette époque, le reproche d’abuser d’un langage savant, d’ignorer trop souvent les réalités biologiques, ce qui les conduit à une ignorance, masquée par leur sentiment de supériorité, et, surtout, ce qui rend la médecine inefficace. En mêlant les formes du comique, gestes, langage, situation, Molière réalise donc ici à la fois une comédie de caractère, avec son héros ridicule, et une comédie de mœurs, car la satire s’élargit à tous ceux qui font preuve d’une croyance aveugle dans les pouvoirs de la médecine.
Mais, si les médecins ont gagné en sérieux à notre époque, et si les connaissances médicales ont considérablement progressé, nos sociétés savent-elles prendre une distance prudente face aux pouvoirs prêtés à la médecine ? Inversement, ne pouvons-nous pas reprocher aujourd’hui aux malades des doutes excessifs en la science médicale, qui les conduisent à croire en des pratiques pseudo-médicales dangereuses ? C’est cette réflexion qui a pu conduire certains metteurs en scène, comme Jean Lermier, à choisir d’inscrire la pièce dans notre époque.
Explication : acte III, scène 1 - éloge de la médecine
Pour lire la scène
L’acte II de cette pièce, jouée en 1666, a concrétisé la vengeance de Martine, épouse du héros Sganarelle. Furieuse des coups qu’il lui a infligés, elle a fait croire à Valère et Lucas, à la recherche d’un médecin pour guérir Lucinde, la fille de leur maître Géronte, qu’il fallait battre son mari pour qu’il reconnaisse être médecin. Tout l’acte II est donc organisé autour de la maladie de Lucinde, avec une longue consultation ridicule.
Mais, à la fin de cet acte, Sganarelle apprend de Léandre, auquel Géronte refuse qu’il épouse sa fille, que, si Lucinde est « muette », c’est une feinte pour échapper au mariage arrangé par son père. L’acte III s’ouvre sur le stratagème imaginé pour permettre ce mariage. Comment le dialogue met-il en évidence la satire de Molière contre la médecine ?
Le comique de situation
Le déguisement de Léandre
Comme souvent dans les comédies de Molière – procédé que reprendra notamment Beaumarchais –, c’est un déguisement qui va permettre au jeune homme amoureux de pouvoir rencontrer celle qu’il aime à l’insu du père qui interdit cette union. Il suffit donc d’un costume bien choisi, qui le transforme en « un apothicaire », pour tromper Géronte : « comme le père ne m’a guère vu, ce changement d’habit et de perruque est assez capable, je crois, de me déguiser à ses yeux. » Il se montre si content de cette métamorphose, « Il me semble que je ne suis pas mal ainsi », que nous pouvons imaginer la façon dont le comédien sur scène peut accentuer la parodie : démarche, gestuelle, mimiques…
Le personnage va donc, tel un acteur, jouer un rôle, d’où son souci d’y associer un langage approprié, pour être plus crédible : « Tout ce que je souhaiterais serait de savoir cinq ou six grands mots de médecine, pour parer mon discours et me donner l’air d’habile homme. » Il ne peut donc qu’être surpris quand Sganarelle rejette cette exigence : « Allez, allez, tout cela n’est pas nécessaire, il suffit de l’habit… »
Pietro Longhi, L’Apothicaire, 1752. Huile sur toile, 59 x 48. Galleria dell’ Accademia, Venise
Le déguisement de Sganarelle
Pour justifier ce rejet, Sganarelle lui fait l’aveu de sa propre imposture : « et je n’en sais pas plus que vous. », « Diable emporte si j’entends rien en médecine ! » Comme le public, lui, est déjà au courant de toute l’intrigue, il est important que Molière conserve à l’aveu tout son intérêt. Pour cela, il joue sur deux procédés :
Il accentue la surprise de Léandre par ses exclamations, « Comment ! », « Quoi ! », et sa phrase interrompue : « vous n’êtes pas effectivement… » Comme la situation paraît alors exceptionnelle, l’habileté de Sganarelle à jouer son rôle ressort davantage.
Le costume de Sganarelle. Mise en scène par la Cie Kapo Komica, 2013
Si le public sait tout, Sganarelle, lui, n’a pas compris ce qui lui arrivait… et se donne le rôle d’un homme honnête, qui avait refusé cette imposture : « ils m’ont fait médecin malgré mes dents », expression plaisante qui le rapproche du chien qui montre les dents pour se défendre. Sa protestation d’innocence, « quand j’ai vu qu’à toute force ils voulaient que je fusse médecin, je me suis résolu de l’être aux dépens de qui il appartiendra », évite cependant de révéler les coups de bâton reçus, pour préserver au moins sa dignité.
Par cette reprise indirecte du titre, Le médecin malgré lui, Molière relie cette scène à ce qui fonde l’intrigue de la pièce : la vengeance de Martine, dont Sganarelle est la victime, sans le savoir : « Je ne sais point sur quoi cette imagination leur est venue ». Le trompeur est, en fait, le premier trompé !
Un éloge paradoxal
La longueur de la tirade de Sganarelle révèle son enthousiasme : il se livre à un vibrant éloge de sa nouvelle profession de médecin. Mais, devant les aspects mis en évidence, le lecteur comprend vite qu’il s’agit de louer, non pas des qualités mais des défauts : c’est un procédé rhétorique, bien connu depuis l’Éloge de la folie d’Érasme ou celui des dettes dans Le Tiers Livre de Rabelais, nommé "éloge paradoxal", qui permet, en réalité, de dénoncer.
L'ignorance
Le premier aveu de Sganarelle est celui de son ignorance, critique traditionnelle lancée, depuis le Moyen Âge, contre les médecins, et fréquente chez Molière : « Je ne m’étais jamais mêlé d’être si savant que cela ; et toutes mes études n’ont été que jusqu’en sixième. » Mais, en précisant qu’il est devenu médecin « aux dépens de qui il appartiendra », il sous-entend que cette ignorance est plus que dangereuse pour les malades.
La crédulité exploitée
Mais les médecins sont-ils coupables... ou bien faut-il accuser la crédulité des patients, qui font confiance aveuglément à l’habit du médecin ? En fait, les hommes ont tellement peur de la maladie – donc de la mort – qu’ils se complaisent dans cette illusion : « Cependant vous ne sauriez croire comment l’erreur s’est répandue, et de quelle façon chacun est endiablé à me croire habile homme. On me vient chercher de tous côtés ». L’hyperbole « endiablé » souligne la puissance de la naïveté des patients, prêts à croire n’importe qui, n’importe quoi. La fin de la scène apporte d’ailleurs la confirmation de cette crédulité avec la venue de nouveaux malades : « Voilà des gens qui ont la mine de me venir consulter. » C’est joyeusement que le médecin est prêt à les exploiter.
La cupidité
Mais le médecin a sa part de culpabilité, car son but est uniquement le gain financier, d’où la décision de Sganarelle : « je suis d’avis de m’en tenir toute la vie à la médecine. » C’est ce qui justifie le superlatif hyperbolique : « Je trouve que c’est le métier le meilleur de tous ; car, soit qu’on fasse bien, ou soit qu’on fasse mal, on est toujours payé de même sorte. »
Le cynisme
Mais, construit en gradation, le dernier argument, généralisé par l’emploi du pronom « on », est le plus choquant, car il révèle le peu d’intérêt que le médecin porte à son patient. Le parallélisme, « soit qu’on fasse bien, ou soit qu’on fasse mal », montre qu’il ne se soucie guère de le guérir, puisque, de toute façon, il ne court aucun risque s'il échoue. Trois comparaisons renforcent cet avantage :
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La formule familière, « La méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos », est déjà une première comparaison à ces métiers où le mauvais travailleur peut être frappé, tel le domestique par son maître.
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La comparaison suivante rabaisse le malade à l’état de vulgaire matériau : « et nous taillons comme il nous plaît sur l’étoffe où nous travaillons. » Le verbe « taillons » suggère même l’image d’une agression physique…, ou d'une pratique chirurgicale grossière.
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La dernière comparaison, par le parallélisme entre « gâter un morceau de cuir » et « gâter un homme » renforce la même idée, par l’opposition entre la litote et l’affirmation finale : « Un cordonnier, en faisant des souliers, ne saurait gâter un morceau de cuir qu’il n’en paie les pots cassés ; mais ici l’on peut gâter un homme sans qu’il en coûte rien. »
La culpabilité du médecin en arrive à être remplacée par celle du patient : « Les bévues ne sont point pour nous, et c’est toujours la faute de celui qui meurt. » En qualifiant les erreurs médicales de « bévues » alors même qu’elles font mourir, la désinvolture de Sganarelle porte le cynisme à son apogée. L’excès de la conclusion, avec le superlatif hyperbolique et la mise en valeur de la négation absolue, antéposée, fait, certes, sourire car c’est une lapalissade : « Enfin le bon de cette profession est qu’il y a parmi les morts une honnêteté, une discrétion la plus grande du monde ; et jamais on n’en voit se plaindre du médecin qui l’a tué. ». Mais la brutalité des monosyllabes dans la clausule, « qui l’a tué », démasque nettement la dénonciation de ce prétendu éloge.
Notons que Léandre ne s’indigne pas de ce cynisme, et s’y associe même en recourant à l’ironie par antiphrase : « Il est vrai que les morts sont fort honnêtes gens sur cette matière. »
Le bonheur d'être médecin. Mise en scène par la compagnie Colette Roumanoff, 2007. Théâtre Fontaine
CONCLUSION
Cette scène permet à Molière de lier, par la satire de la médecine, les deux intrigues de sa comédie, le mariage entre Lucinde et Léandre, qui amène le jeune homme à jouer l’apothicaire, et la vengeance de Martine qui a conduit Sganarelle à jouer le médecin. Dans ces deux cas, le stratagème repose sur le « costume » qui suffit à tromper des patients crédules…
Mais la scène offre aussi une intéressante reprise d’un procédé rhétorique qui remonte à l’antiquité, l’éloge paradoxal, dont le sophiste Gorgias serait le « premier inventeur », selon Sextus Empiricus. En faisant un éloge des défauts, contrairement à la fonction première de l’éloge, il montrait la force du discours pour persuader le destinataire sans que n’intervienne le souci de vérité. « L’éloge de la mouche » de Lucien reprend cette pratique, mise au service de l’ironie, et c’est dans cette tradition que s’inscrit Molière en s’en prenant à une de ses cibles favorites, la médecine et ceux qui la pratiquent. Il peut ainsi mettre la farce au service de la contestation des certitudes et des savoirs reconnus à son époque. Second paradoxe : c'est par l'illusion, propre au théâtre, qu'est démasquée l'illusion qui règne dans la société !
Explication : acte III, scène 6 (extrait) - une guérison miraculeuse
Pour lire l'extrait
À la fin de l’acte II, Sganarelle, devenu « médecin malgré lui » à la suite des coups que lui ont valus la vengeance de son épouse Martine, a appris de Léandre que la maladie de Lucinde, « muette » qu’il est censé guérir, n’est qu’une feinte pour retarder le mariage arrangé par son père Géronte. Pour aider Léandre à épouser celle qu’il aime, Sganarelle, convaincu par la bourse que le jeune homme lui a offerte, l’engage à ses côtés en tant qu’apothicaire.
Ainsi Lucinde et Léandre, déguisé, peuvent se retrouver dans le jardin à l’insu de Géronte, que Sganarelle entraîne un peu à l’écart pour les laisser libres de converser. Comment les procédés comiques mis en œuvre dans cet extrait permettent-ils la progression de l’intrigue ?
Lucinde et Léandre : un duo amoureux. Mise en scène de Pierre Weil. Le Médecin malgré lui, pièce filmée, 1934
1ère partie : le coup de théâtre (des lignes 1 à 5)
Molière n’a pas fait entendre au public la conversation entre les deux amants. Ainsi, même s’il sait que la maladie de Lucinde est feinte, sa phrase, destinée à rassurer Léandre sur la constance de ses sentiments, « Non, je ne suis point du tout capable de changer de sentiment. », éclate donc sur scène comme un coup de théâtre. Mais, si ce public partage un instant la surprise de Géronte, « Voilà ma fille qui parle ! », ses trois exclamations hyperboliques en gradation font rire de la naïveté de ce père qui croit si aveuglément en la médecine : « ô grande vertu du remède ! ô admirable médecin ! Que je vous suis obligé, monsieur, de cette guérison merveilleuse ! »
La surprise de Géronte. Mise en scène de Pierre Weil. Le Médecin malgré lui, pièce filmée, 1934
Il confirme aussi la satire précédente puisqu’immédiatement intervient la promesse d’un salaire important : « et que puis-je faire pour vous après un tel service ? » La didascalie confirme le talent d’acteur de Sganarelle, « se promenant sur le théâtre, et s’éventant avec son chapeau », pour illustrer son ultime mensonge, destiné à lui assurer un gain considérable : « Voilà une maladie qui m’a bien donné de la peine ! »
2ème partie : le conflit familial (des lignes 6 à 36)
La résistance d'une fille
Devant la perspective d’un mariage arrangé, ce qui reste la norme dans la société patriarcale du XVIIème siècle, Molière prête à son héroïne une résistance qui met en valeur la valeur de l’amour sincère : « je n’aurai jamais d’autre époux que Léandre, et que c’est inutilement que vous voulez me donner Horace. » Elle s’oppose donc énergiquement à son père, et chacune de ses répliques accentue sa révolte et son refus, par l’emploi de négations : « je n’aurai jamais… », « Rien n’est capable… », « en vain », « …ne serviront de rien. », « Il n’est puissance paternelle.. », « Mon cœur ne saurait se soumettre… », « … un homme que je n’aime point. » L’accumulation finale, « Non. En aucune façon. Point d’affaires. Vous perdez le temps. Je n’en ferai rien. Cela est résolu. », porte sa résistance à son apogée.
Lucinde face à son père. Mise en scène par la compagnie Colette Roumanoff, 2007. Théâtre Fontaine
Mais, face à la puissance paternelle, la société ne laisse guère d'échappatoire à une fille, sinon celle qu’invoque Lucinde, en lien avec la religion : « Et je me jetterai plutôt dans un couvent que d’épouser un homme que je n’aime point. » L’autre issue est la menace du suicide, son ultime recours dans la stichomythie qui ferme leur dialogue : « GÉRONTE. – Tu épouseras Horace dès ce soir. LUCINDE. – J’épouserai plutôt la mort. »
Les formes du comique
Le rythme du conflit
Le comique naît toujours d’un décalage par rapport à une norme, ici de l’inversion des rapports ordinaires entre un père et sa fille, qui l’empêche de parler. Ses répliques, « Vous m’opposerez en vain de belles raisons » et « Tous vos discours ne serviront de rien », sont comiques puisqu’elle ne cesse de lui couper la parole, réduite à de simples monosyllabes. Cela accentue la vivacité du conflit, et la didascalie sur l’intonation à adopter, « parlant d’un ton de voix à étourdir », invite le lecteur à imaginer le jeu de l’actrice : des déplacements eux aussi étourdissants, une gestuelle énergique pour ponctuer ses refus, des mimiques pour accentuer son indignation. De même, nous pouvons imaginer tous les signes du désarroi de Géronte, tentant vainement de répliquer à cette résistance : « Ah ! quelle impétuosité de paroles ! »
Le comique
Le rire du public vient d'abord de la situation. Le public est amené à rire de l’impuissance de ce père, d’abord dupé par la feinte maladie, à présent réduit au silence, et étourdi par ce flot de paroles : « Il n’y a pas moyen d’y résister. » Molière reprend ici l’image traditionnelle des femmes, héritée des fabliaux et soties du Moyen Âge, avec leurs bavardages épuisants. Comment ne pas rire alors du nouveau décalage de sa demande à Sganarelle, « Monsieur, je vous prie de la faire redevenir muette », alors même qu’il venait, au début de la scène, de le remercier de « cette guérison merveilleuse » ?
Le comique de mots se poursuit dans la réplique de Sganarelle, nouveau décalage puisqu’en fait de guérison, il propose à Géronte une maladie : « Tout ce que je puis faire pour votre service est de vous rendre sourd, si vous voulez. » Et son refus poli, « Je vous remercie », souligne l’absurdité de la proposition.
3ème partie : le triomphe de Sganarelle (de la lignes 37 à la fin)
Le stratagème
Mise en place par le déguisement de Léandre en apothicaire, la situation comique trouve à la fin de cette scène son aboutissement. Sganarelle reprend son rôle de médecin, en affirmant à nouveau sa compétence avec aplomb : « Mon Dieu ! arrêtez-vous, laissez-moi médicamenter cette affaire ; c’est une maladie qui la tient, et je sais le remède qu’il y faut apporter. », « laissez-moi faire, j’ai des remèdes pour tout ». Il revient alors sur la tradition médicale du XVIIème siècle, la théorie des humeurs : « les humeurs sont fort aigries ». Pour renforcer ce rôle, il s’emploie aussi à valoriser celui endossé par Léandre (« notre apothicaire nous servira pour cette cure ») en formulant son éloge : « vous êtes habile homme dans votre métier ».
Sganarelle dans Le Médecin malgré lui, opéra de Gounod. Mise en scène de Vincent Tavernier, 2017. Opéra de Rennes
Le public rit alors de l’espoir naïf de Géronte, à nouveau trompé par sa foi aveugle en la médecine : « Serait-il possible, monsieur, que vous pussiez aussi guérir cette maladie d’esprit ? » À cela s’ajoute l’habile manipulation de Sganarelle qui feint de se ranger dans son camp face à son prétendu apothiciaire : « Vous voyez que l’ardeur qu’elle a pour ce Léandre est tout à fait contraire aux volontés du père ». Il s’emploie aussi à accroître sa peur en soulignant l’urgence du remède : « il n’y a point de temps à perdre », « il est nécessaire de trouver promptement un remède à ce mal, qui pourrait empirer par le retardement », « mais surtout ne perdez point de temps. Au remède, vite, au remède spécifique ! »
Le double langage
Le comique vient du double langage de Sganarelle, qui mêle le lexique médical à la seule solution qui reste au couple, un mariage à l’insu du père : « une prise de fuite purgative, que vous mêlerez comme il faut avec deux drachmes de matrimonium en pilules. » Il s’agit de donner à ce « remède spécifique » l’apparence d’une ordonnance médicale pour aveugler Géronte. Cette solution est, à la base, un scandale pour la réputation d’une fille, d’où l’insistance de Sganarelle : « Peut-être fera-t-elle quelque difficulté à prendre ce remède ; […] c’est à vous de l’y résoudre, et de lui faire avaler la chose du mieux que vous pourrez. » Enfin, c’est encore lui qui va permettre à ce plan de se dérouler au mieux, sans danger.
Une fuite organisée. Mise en scène de Pierre Weil. Le Médecin malgré lui, pièce filmée, 1934
Pour cela, il lui faut éloigner le couple, avec un nouvel argument médical, et occuper le père pour qu’il ne s’inquiète pas de surveiller sa fille : « Allez-vous-en lui faire faire un petit tour de jardin, afin de préparer les humeurs, tandis que j’entretiendrai ici son père ».
CONCLUSION
Cette scène joue un rôle important dans l’intrigue car la fuite de Lucinde avec Léandre est un premier élément de résolution qui prépare le dénouement, l’heureux mariage attendu dans une comédie. Elle s’inscrit dans un comique traditionnel, le stratagème mis en place, le déguisement de Léandre, le rôle de « médecin » que continue à jouer Sganarelle en profitant de la crédulité de Géronte, mais aussi par la mise en scène de la rébellion d’une fille. Mais, même si la pièce présente toutes les caractéristiques de la farce, elle soutient une idée chère à Molière, le primat des élans naturels du cœur sur les codes et les normes imposés par la société.
Mise en scène de Pierre Weil, pièce filmée, 1934
Pour conclure cette étude, on formulera une réponse à la problématique posée : "Comment cette pièce présente-t-elle les caractéristiques de la farce, qui permettent aux dénonciations d’atteindre leur cible ?"
Il sera alors intéressant de comparer différentes mises en scène, celle très classique de Pierre Weil en 1934, et, en 2007, celle de Colette Roumanoff, qui sur-joue le comique, et celle de Jean Lermier, qui choisit d'inscrire la pièce dans un contexte moderne.