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Prosper Mérimée, Tamango, 1829

 L'auteur (1803-1870) : la passion de l'Histoire

Portrait de P. Mérimée, photographie de Ch. Reutlinger

Portrait de Charles Mérimée, photographie de Charles Reutlingen 

De sa famille Mérimée hérite son goût pour l’art, une solide culture classique, et il fréquente très jeune les milieux artistiques, notamment les jeunes romantiques. Dès 1825, il se fait connaître par le Théâtre de Clara Gazul, début de sa carrière littéraire, un ensemble de six pièces prétendument écrites par une comédienne, fiction vite démasquée. 

Mais, après Chronique du règne de Charles IX, en 1829, qui raconte les guerres de religion au XVI° siècle et révèle déjà son goût pour l'Histoire, ce sont ses nouvelles qui assureront son succès, telles Mateo Falcone (1829), La Vénus d’Ille (1837), Colomba (1840) ou Carmen (1845). Ami de Stendhal, avec lequel il effectue, en 1839, un voyage en Italie, Mérimée, même s’il est marqué par le mouvement romantique, n’en approuvera jamais les excès, contre lesquels il lancera des jugements sévères. 

Parallèlement, après des études de droit, il mène une carrière d’Inspecteur général des Monuments historiques : elle le conduit à faire de nombreux voyages, et il se passionne pour l’histoire, l’archéologie, les traditions empruntées à diverses cultures

Son affirmation, « J’ai toute ma vie cherché à être dégagé des préjugés, à être citoyen du monde avant d’être français », résume bien la vie de celui qui, tout en s'impliquant dans la vie publique de son époque, s'est intéressé à d'autres cultures, par exemple au monde antique, à la littérature anglaise, aux écrivains russes, qu'il a fait connaître. 

Pour une biographie plus précise.

 Le contexte : l'esclavage au XIX° siècle

L’inspiration de Tamango peut s’expliquer par la rencontre de Mérimée avec Frances Wright (1795-1852), fervente partisane de l’abolition de l’esclavage aux USA.

Mais il s’est sans doute souvenu également de la capture du « Vigilant », navire négrier français, par les Anglais, après un combat naval, le 15 avril 1822, dont la presse se fait écho, ainsi que de la condamnation du capitaine à Nantes en mars 1823. À bord, se trouvaient 345 Noirs, dans un état déplorable. 

Contexte

La traite

La traite est l’enlèvement et le trafic des Africains pour en faire le commerce.

Dans la nouvelle il s’agit de la traite européenne de l’Atlantique Nord, entre les XVI° et XX°siècles, la plus massive sur une  brève durée : de 12 à 13 millions d’Africains sont devenus esclaves, la plupart sur le continent américain et aux Antilles.  Les chiffres de cette traite, ou « commerce triangulaire », dit aussi du « bois d’ébène »,  sont établis à partir des registres des ports négriers d’Europe occidentale. 

Pour découvrir une présentation complète de la traite 

En savoir plus sur l'esclavage : le mémorial de l'abolition à Nantes

Mérimée, pour créer un effet de réel, actualise localement sa nouvelle, non sans erreurs ou approximations : rivière de Joale (nom d’un petit port de la Zambie, pays situé à l’intérieur du continent !), langue des Noirs dite « zolofe » (pour Wolof, langue parlée au Sénégal), présence parmi eux de vieillards un peu magiciens appelés « guiriots », au lieu de griots… 

En revanche les conditions politiques sont restituées avec exactitude : l’histoire se déroule à une époque de déclin de la Traite.

En 1614, Louis XIV avait, en effet, autorisé officiellement la Traite. Pour réglementer les conditions de vie des esclaves, Colbert édicte, en 1685, le Code Noir, qui fixe les obligations des maîtres et celles de leurs esclaves. Puis, en 1715 a lieu, aux Antilles, la « Révolution du sucre » : la demande croissante en Europe provoque un développement des plantations de canne à sucre, et le besoin de main d’oeuvre augmente. La Traite s’intensifie alors.

Mais en 1794, la France révolutionnaire abolit l’esclavage dans toutes ses colonies et accorde la citoyenneté française à tous les hommes sans distinction de couleur. Cependant cette première abolition contrariait le commerce français. C’est pourquoi Bonaparte, devenu Premier Consul, avait rétabli la traite et l’esclavage le 20 mai 1802.  L’Angleterre, elle, abolit la traite en 1807 et incite les autres pays européens à suivre sa politique. Napoléon, revenu au pouvoir pour les Cent jours, décrète au Congrès de Vienne la fin de la traite le 29 mars 1815, plus dans un geste politique à l’égard des Anglais que par humanité vis-à-vis des Noirs. Lettre morte…

Sous la pression des Anglais, Louis XVIII est enfin obligé en 1817 de reconnaître cette interdiction, mais en ne faisant rien pour faire appliquer la loi.

C’est cette période qu’évoque Mérimée. On faisait alors semblant de ne pas voir les négriers équipés dans les ports, Nantes demeurant  « clandestinement  » le premier port négrier français avec 95 expéditions en 1824-1825, port d’où s’embarque « l’Espérance » chez Mérimée. Pour faire respecter la loi, ce sont les Anglais, qui se font les policiers des mers : « Quand la traite des Nègres fut défendue, et que, pour s’y livrer, il fallut non seulement tromper la vigilance des douaniers français, mais encore, et c’était le plus hasardeux, échapper aux croiseurs anglais, le capitaine Ledoux devint un homme précieux pour les trafiquants de bois d’ébène. » Le personnage de Mérimée redoute la surveillance anglaise des côtes de Guinée, et c’est une frégate anglaise qui, à la fin, recueille Tamango et l’emmène à Kingston, en Jamaïque.  

Le monument dédié aux esclaves, île de Gorée, Sénégal

Monument dédié aux esclaves, île de Gorée, Sénégal

Peu à peu, le trafic négrier s’éteint, car les colonies, dont l’économie est liée à ce négoce, ne jouent plus qu’un rôle secondaire dans l’économie française. L’Angleterre montre la voie en abolissant l’esclavage en 1833, mais la France tarde encore : c’est Victor Schoelcher, sous-secrétaire d’Etat aux colonies de la 2nde république qui obtient, en 1848, la signature du décret d’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises.

Le navire négrier

L’armement négrier était, en France, très concentré  : 500 familles seulement ont armé, à Nantes, Bordeaux et La Rochelle, 2800 navires pour l’Afrique. 

Boyer Peyreleau décrit vers 1823 un navire négrier : « Qu’on se figure des êtres humains entassés comme des ballots de marchandises dans des compartiments qu’ une cupidité barbare leur a ménagés avec parcimonie, où ils ne respirent qu’un air méphitique qui les tue (…) Ces malheureux, la plupart décharnés et accroupis comme des brutes, soutiennent à peine leur tête où l’on ne découvre presque plus d’ expression ; de jeune femmes de 15 à 16 ans exténuées de besoin et de misère, tiennent des enfants à leurs mamelles déjà pendantes et desséchées. L’horreur de ce tableau est encore accrue par les maladies que l’insalubrité et les privations ont produites. Le quart plus ou moins de la cargaison est ordinairement moissonné pendant la traversée et ceux qui survivent paraissent insensibles à la mort de leurs compagnons, le même sort les attend d’un instant à l’autre. Pourrait-on s’imaginer que des hommes qui se disent civilisés et chrétiens se rendent ainsi de sang-froid les bourreaux d’autres hommes dont tout le tort envers eux est d’ être nés sous d’ autres cieux et d’être d’une couleur différente ? » 

Vue en coupe d'un navire négrier

Le navire négrier devait répondre à plusieurs exigences. Il devait être polyvalent,  pour contenir marchandises et captifs. Le volume de la cale devait être très important pour l’eau et les vivres : en comptant 2,8 litres d’eau par personne et par jour, pour 45 marins et 600 captifs, sur un voyage de deux mois et demi, les besoins en eau sont de 140000 litres ; il fallait compter 40 kilos de vivre par personne. Les marchandises en cale, destinées à être échangées contre les esclaves, devaient être nombreuses et diversifiées : des textiles, des armes, des alcools, des matières premières brutes, des articles de fantaisie. Le fret d’un négrier représentait 60 à 70 % du montant de la dépense nécessaire à l’armement du navire. 

La hauteur de l‘entrepont était comprise entre 1,40 et 1,70 mètre : il servait de parcs à esclaves. Pour gagner en surface, le charpentier construisait un faux pont, sur les côtés. Le taux d’entassement était important. Dans un volume représentant 1,44 m³, les Portugais plaçaient jusqu’à cinq adultes, les Britanniques et les Français, de deux à trois. Ces conditions de transport causaient une très forte mortalité : 30% au début de la traite, 15% pendant la période illégale. Ainsi, dans Tamango, le capitaine se félicite : « Son bois d’ébène se maintenait sans avaries. Point de maladies contagieuses. Douze Nègres seulement, et des plus faibles, étaient morts de chaleur : c’était bagatelle. » 

Les esclaves sur le pont du négrier "Wildfire", arrivé à Key West en avril 1830

Les esclaves sur le pont du négrier "Wildfire", arrivé à Key West en avril 1830

La sortie des esclaves sur le pont d'un bateau négrier

Les conditions de vie étaient terribles pendant la traversée qui durait entre un et trois mois, en moyenne soixante-six jours. Les captifs, enferrés deux par deux, couchaient nus sur les planches. En cas de mauvais temps, ils restaient enfermés. Il n’y avait ni vidange, ni lavage des corps, ni nettoyage des sols. Le contenu des seaux coulait sur les planches, se mêlait à la pourriture, aux vomissures… Toutes les écoutilles pouvaient être closes. L’obscurité, l’air rendu irrespirable, le roulis qui faisait frotter les corps nus sur les planches, la croyance en un cannibalisme des négriers blancs terrorisaient et affaiblissaient les captifs. 

La sortie des esclaves sur le pont d'un navire négrier

Esclaves d'Afrique sur le pont d'un navire négrier. Illustration du XIX° siècle

Si le temps le permettait, les esclaves pouvaient monter sur le pont. Les seaux à déjection étaient alors vidés, l’entrepont était gratté et nettoyé au vinaigre. Toujours enchaînés, les hommes restaient séparés des femmes et des enfants. Ils montaient par groupes sur le pont supérieur. Les fers étaient vérifiés et ils étaient lavés à l’eau de mer. Deux fois par semaine, ils étaient enduits d’huile de palme. Tous les quinze jours, les ongles étaient coupés et la tête rasée. Vers neuf heures, le repas était servi : fèves, haricots, riz, maïs, igname, banane et manioc.

Mérimée évoque l’une de ces « sorties », destinées à préserver la cargaison : « Tour à tour un de ces malheureux avait une heure pour faire sa provision d’air de toute la journée. [...] L’exercice est nécessaire à la santé ; aussi l’une des salutaires pratiques du capitaine Ledoux c’était de faire souvent danser ses esclaves [...] »

Esclaves d'Afrique sur un bateau négrier. Illustration du XIX° siècle

De l'achat à la vente

Les esclaves sont collectés dans les villages, souvent par des trafiquants eux-mêmes africains, et, après une marche rendue pénible par le « carcan », sorte de fourche de bois qui les relie en file, ils sont regroupés sur le lieu de la négociation. 

Ils défilent un à un devant l’acheteur, tandis que le vendeur vante leurs qualités. Ensuite commence un long marchandage, tel que celui raconté dans Tamango. Il s’agit, de part et d’autre, d’obtenir le meilleur prix possible. En même temps, le négociant écoule les produits, tissus, bijoux de pacotille, alcool et armes notamment,  apportés d’Europe dans ses cales. 

Capture d'esclaves, enchaînés

La vente d'esclaves en Afrique

J. Grasset de Saint-Sauveur, Vente  d'esclaves en Afrique

Découverte par les Portugais en 1444, possédée tour à tour par les Hollandais, les Français (1677), les Anglais (1693), l'île de Gorée redevient française en 1817. Avec le développement de la culture sucrière aux Antilles, et grâce à sa large baie abritée, elle constitue un des principaux points d’embarquement en Afrique de l'ouest :  « En deux siècles, des dizaines de milliers d’êtres humains ont transité par cette geôle ; l’île a retenti des cris des esclaves fouettés, des familles séparées à jamais ; l’atroce fumée des chairs brûlées — on marquait les esclaves au fer rouge — a obscurci le bleu tranquille par dessus les toits. » (Michel RENAUDEAU, Le Sénégal

E. Morin, "Marché d'esclaves à Richmond", 1861

Edmond Morin, Marché d'esclaves à Richmond, 1861. Gravure sur bois. Kunst et Geschiste, Berlin, Allemagne

Les révoltes

Les révoltes d’esclaves ont toujours existé, on les évalue à une tous les huit transports, souvent près de la côte africaine. Certaines ont réussi, et sont restées dans les annales. En 1532, 109 esclaves se rendent maîtres du "Misericordia", un navire portugais. Seuls trois rescapés réussissent à s’enfuir. Le navire disparut. En 1650, un navire espagnol sombre au large du cap de San Francisco. Les Blancs survivants sont tués par les captifs africains. En 1752, les esclaves du "Marlborough" se révoltèrent. On n’entendit plus jamais parler d’eux. 

Mais le plus souvent, elles échouent, et les meneurs sont punis de mort, comme le rappelle Mérimée : « tous [...] furent impitoyablement massacrés. » Les châtiments sont, en effet, terribles, de véritables actes de barbarie : le capitaine n’hésitait pas à couper une partie du corps de la victime pour épouvanter les autres captifs. Beaucoup croyaient, en effet, que, si leur corps restait entier, ils regagneraient leur pays après avoir été jetés à la mer. Un capitaine n’hésita pas à contraindre deux captifs à manger le cœur et le foie d’un troisième avant de les tuer. Le châtiment le plus brutal est sans doute celui infligé au meneur d’une révolte sur le bateau danois "Friedericius Quartus" en 1709. Le premier jour, on lui coupa une main, qui fut exhibée devant tous les esclaves. Le second jour, on lui coupa l’autre, également exposée. Le troisième jour, il eut la tête tranchée et son torse fut hissé au grand mât où il resta durant deux jours. On comprend alors le risque qu’a pris le héros de Mérimée.

La révolte à bord de l'Amistad : la mort du capitaine Ferrer, 1939

Extraits d'Amistad (1997), un film de S. Spielberg

La révolte à bord de l'Amistad : la mort du capitaine Ferrer, 1839

Étrange anticipation de sa part… Dix ans après Tamango, une révolte éclate à bord d’un navire transportant des esclaves, « l’Amistad », qui obligent le propriétaire, épargné, à les ramener chez eux, mais il les conduit au nord, et ils sont arrêtés dans le Connecticut. Cette révolte restera le symbole, pour les abolitionnistes, de l’horreur des transports négriers.

 Présentation de Tamango

Présentation

Puis vient le nœud de l’action, l’achat des esclaves. Il se déroule conformément à l’usage lors des négociations de « Traite ». Il offre le double intérêt narratif de mettre en place le portrait du héros éponyme, Tamango, et d’introduire la thématique, une réflexion sur l’esclavage et ses réalités.

Il présente aussi l’élément perturbateur : ivre et sous l’effet de la colère, Tamango offre sa femme, Ayché, au capitaine Ledoux. Cet acte le conduira à bord du navire.

Structure de la nouvelle

La nouvelle est définie comme un « récit court ». Mais plus que sa longueur, qui peut varier d’une page à quatre-vingts pour les plus longues, ce sont sa concentration et sa schématisation qui la caractérisent. Celle de Mérimée, comme une pièce de théâtre classique, est construite en cinq actes.

Une brève exposition présente l’armement du navire négrier et son capitaine. Elle exerce le double rôle d’informer sur le passé du capitaine Ledoux (nommé par antiphrase) et sur la situation historique, puis de séduire en créant un horizon d’attente avec la récurrence de « L’Espérance partit un vendredi » pour créer un mauvais présage. Qu’arrivera-t-il à ce navire négrier?

Vente d'esclaves à Zanzibar

Vente d'esclaves à Zanzibar

La péripétie raconte la vie à bord du bateau négrier qui emmène Tamango et ses compagnons vers les Antilles. Très vite celui-ci songe à se libérer pour reprendre Ayché, et tente de pousser les esclaves à la révolte. 

L’élément de résolution est représenté par un objet, la « lime » qui permettra à quelques esclaves de se libérer de leurs fers, puis de délivrer les autres, qui monteront à l’assaut de l’équipage blanc. Cette partie est construite en deux temps. Il y a d'abord un mouvement ascendant, puisque la libération conduit à la victoire des esclaves ; mais le mouvement s’inverse : incapables de diriger le navire, les esclaves courent à leur perte, les uns après les autres.

La vie à bord d'un batea négrier

La vie à bord d'un bateau négrier

Pour lire la nouvelle de Mérimée

Le dénouement, très rapide, présente la mort d’Ayché, et, avec un effet de surprise, la survie de Tamango. Mais a-t-il pour autant recouvré la liberté ? 

Le lecteur est ainsi invité à réfléchir sur la question de l’esclavage et sur le comportement du monde occidental vis-à-vis du monde noir.

L'actualisation spatio-temporelle

L’actualisation spatiale y est très réduite, ici essentiellement limitée à deux lieuxLa terre d’Afrique, lieu natal des esclaves, est aussi le lieu du rêve de liberté : « On dort, on rêve de l’Afrique, on voit des forêts de gommiers, des cases couvertes en paille, des baobabs dont l’ombre couvre tout un village ». Mais c’est le bateau négrier  qui sert de cadre principal à la nouvelle, permettant ainsi un huis-clos oppressant. En sortir est impossible puisque l’océan représente la mort. 

À part la mention du jour du départ de Nantes, un « vendredi », aucune notation temporelle ne permet de chiffrer la durée des faits racontés. Les indications temporelles jouent sur un effet de contraste entre la vitesse et la lenteur. La traversée de Nantes en Afrique fut « rapide », l’achat des esclaves n’occupe qu’une journée, tout comme « le grand jour de liberté et de vengeance ».

En revanche le reste du récit semble durer une éternité, avec un temps immobile, qui figure la situation tragique des esclaves, qu’il s’agisse de leur emprisonnement ou de leur liberté, fictive puisqu’il ne pourront échapper à l’océan. Sur ce temps indéterminé, « une longue attente », qui est celle de la mort, seuls se détachent deux faits. La « nuit » fit entendre « un cri de femme horriblement aigu », qu’on peut supposer être le viol d’Ayché par le capitaine Ledoux ; « le lendemain » intervient la demande de la « lime » de Tamango à Ayché.

 Les personnages de la nouvelle

Personnages

Ayché, l'épouse fidèle

Sa présentation est brève : elle est une des « deux femmes » de Tamango, sans doute la plus « jolie » à en juger par sa volonté de la retrouver, et par les « hautes fonctions » auxquelles l’emploie le capitaine Ledoux. Mérimée reprend pour elle l’image traditionnelle que le XIX° siècle se fait de la femme africaine, mélange de superstition et de soumission. Ainsi elle manifeste une véritable « terreur » en entendant les menaces de Tamango fondées sur la légende de Mama-Jumbo, empruntée par Mérimée à Voyage à l’intérieur de l’Afrique, récit de l’explorateur anglais, Mungo Park. Mais aussi sa première phrase à Tamango est « Pardonne-moi », et ses derniers mots sont aussi des mots de regret et de sacrifice. S’agit-il seulement de peur : elle « n’osait lui adresser la parole » ? Ou bien ressent-elle un amour sincère, qui s’exprime par une adoration soumise lorsque Tamango lui tend la main et qu’elle « la baisait à genoux devant lui » ?   

Marie Guillemine Benoist, Portrait  d'une femme noire (ancien titre "Portrait d'une négresse"), 1800. Huile sur toile, 81 x 65. Musée du Louvre, Paris

Marie Guillemine Benoist, Portrait  d'une femme noire (ancien titre "Portrait d'une négresse"), 1800.

Mérimée fait d’elle une héroïne attachante, et son rôle est essentiel puisqu’elle est à la fois l’élément perturbateur du récit, et l’élément de résolution, par la lime qu’elle procure à Tamango. Elle apporte à ce récit la touche féminine propre à émouvoir le lecteur.

"Tamango", affiche du film de J. Berry, 1957

Ledoux, le capitaine négrier

La présentation du personnage, dans l’incipit, le montre comme un marin expérimenté et courageux. Il a toutes les qualités attendues par les armateurs qui l’emploient : des compétences nautiques car le capitaine devait savoir naviguer mais aussi échapper aux croiseurs anglais ennemis. Mais il y joint des compétences commerciales, car il sait marchander avec les traitants africains. Enfin il doit avoir des compétences de manieur d’hommes avec son équipage mais aussi pour garder les esclaves. 

 

Mais c’est surtout un négrier sans scrupules. Son tempérament est l’inverse de son nom, car il ne cesse de faire preuve de violence, toujours prêt à frapper et à s’en faire gloire, les femmes, la sienne aussi bien qu’une esclave telle Ayché, comme les hommes, son équipage comme les esclaves, avec « son terrible fouet » : « je lui ferai si bien ratisser l’échine, que son cuir, de noir, deviendra rouge comme un rosbif crû. » Cette violence lui permet de se lancer sans hésiter dans le combat lors de la révolte des esclaves, et de se réjouir par avance de tuer Tamango : « Ledoux, avec un sourire diabolique, levait le bras et allait le percer. »

Affiche du film de John Berry, 1957

Pour lui les Noirs ne sont que des marchandises, et l’essentiel est d’obtenir le plus fort bénéfice. L’ironie du narrateur ressort à ce propos quand il mentionne, par exemple,  son esprit moderne, ouvert aux techniques nouvelles, « les caisses en fer » pour l’eau ou « les menottes et les chaînes » préservées « de la rouille ». Il se livre à de savants calculs pour embarquer « une dizaine de Nègres de plus qu’un autre », en ne leur laissant qu’un mètre de hauteur « pour s’ébattre ». Son cynisme éclate dans sa phrase, « les Nègres, après tout, sont des hommes comme les autres », ou lors de ses calculs sur « la compressibilité des corps humains », pour entasser quelques esclaves de plus à  bord. On le retrouve dans la scène de danse sur le pont à travers sa phrase cruelle : « Allons, mes enfants, dansez, amusez-vous. » 

La danse des esclaves sur le pont d'un  bateau négrier

La danse des esclaves sur le pont d'un bateau négrier

Tamango, du grotesque au tragique

L’Afrique devient à la mode au XIX° siècle, mais quelle Afrique ? Deux images co-existent : celle d’une terre primitive, imprégnée de superstition, où règne la sorcellerie, et celle d’une terre sauvage, royaume d’animaux féroces, lions et panthères. C’est cette double image qu’illustre le héros, alliant le grotesque au tragique.

Illustration de "Tamango", éditions du Marais

      Africain primitif, Tamango a succombé, en effet, aux illusions que les Occidentaux ont apportées en Afrique : la « richesse » facilement acquise par la Traite lui permet d’obtenir ces biens enviables que sont les armes, les objets  ou les vêtements européens, sans compter l’eau-de-vie qui aide les transactions. Ainsi son portrait insiste sur son habit ridicule, dont il tire sa gloire. Primitif lui-même, il sait user de ruse pour manipuler ceux qu’il a jetés dans l’esclavage, en faisant appel à leur peur (Mama-Jumbo), ou à leurs croyances. Il les met ainsi à son service, pour récupérer son épouse Ayché. Il est en fait  l’égal, en cynisme et en violence, de son rival, Ledoux : ivre, il n’hésite pas à tirer sur une mère pour « un petit verre d’eau-de-vie ».  Enfin, incapable d’avouer ses ignorances, par exemple pour conduire le navire, il adopte des attitudes théâtrales, qui ne font que souligner sa vanité.

Le dénouement nous ramène à cette vision grotesque : loin d’avoir gagné sa liberté, il est devenu l’amuseur des Blancs, « cymbalier » du régiment, grand amateur de « rhum et de tafia », fin bien dérisoire pour un guerrier africain

     Mais Mérimée, par opposition, met aussi en évidence une forme de grandeur et de noblesse de son héros. Lorsqu’il comprend qu’Ayché est perdue par sa faute, Mérimée montre la douleur du « pauvre Tamango », sincère même si elle est très théâtrale, et « la résistance du Noir fut héroïque » écrit Mérimée, qui met en relief la valeur de ce guerrier

L'Afrique

 Images de l'Afrique dans Tamango : le sens de la nouvelle

L'héritage de Mérimée sur l'Afrique

De 1805 datent les dernières notes de voyage de Mungo Park, le premier Européen à avoir visité l’Afrique en tant qu’explorateur et d’anthropologue. Ses écrits vont fournir l’essentiel des connaissances sur les sociétés noires d’avant la colonisation.

Puis, en 1828, le Baron Roger, administrateur du Sénégal, publie des Fables Sénégalaises (traduites du wolof en alexandrins français !) et, en 1829, Keledor, histoire africaine, le premier roman qui fasse état du « reflux de la Traite » : le héros est un esclave de Saint-Domingue affranchi qui retrouve son Sénégal natal… 

Itinérairedupremir voyage de Mungo Park

Itinéraire du premier voyage de Mungo Park

Mais les esprits sont encore emplis de préjugés sur l’infériorité des indigènes. Une idée répandue, même chez les  « abolitionnistes », est la nécessité de garder les Noirs sous tutelle jusqu’à ce qu’ils soient capables d’exercer leur liberté et de devenir de bons citoyens :  « [dans] un pays où le nombre des esclaves surpasse de beaucoup celui des maîtres, le passage brusque des Nègres à la liberté donnerait au corps social des commotions violentes des secousses dangereuses », phrase écrite en 1790 par J.-B. Sanchamau, membre de la « Société des Amis des Noirs ».  

Mérimée et le monde noir

Où se situe Mérimée dans ce débat ? Sa position est ambiguë.  Dans sa nouvelle Mérimée, ne place le mot  « Nègre  » que dans la bouche des négriers, lui-même, en tant que narrateur, désigne Tamango et les siens du nom de  « Noirs « . Il leur reconnaît ainsi la dignité d’êtres humains. Il porte aussi un jugement sévère sur l’inhumanité à l’égard des esclaves 

Pour en savoir plus sur les images de l'Afrique au XIX° siècle

Daschner, "Les 'bienfaits' du colonialisme français, affiche, vers 1901

Daschner, Les "bienfaits" du colonialisme français, vers 1900. Affiche

Mais on notera aussi la fréquente occurrence dans le texte des mots « stupide  » et  « grossier », pour les qualifier, eux ou leurs actes, et le portrait souvent péjoratif de l’homme africain : Tamango est un chef cruel, imbécile, primitif et vaniteux, abruti d’alcool… Ses rares moments de grandeur sont dévalués par son ridicule, de son uniforme jusqu’à sa façon d’utiliser son fusil comme une massue ; ses compagnons sont superstitieux et, étant déjà des esclaves soumis à leurs propres chefs, ne sauraient avoir le désir ni même l’idée de la liberté. Ils ne savent que se livrer à des actes barbares tel ce  « dernier Blanc déchiqueté et coupé par morceaux » .

Ainsi, leur liberté ne peut se concrétiser. L’homme noir, fait pour vivre sur la terre, ne peut conduire le vaisseau des Blancs, fait, lui, pour parcourir les mers… Même si l’image métaphorique (bateau, vent, vague…) est la même que celle du peintre Géricault, la vision de l’écrivain n’offre, elle, aucun espoir. La révolte de Tamango, incapable, de gérer une liberté dont il ignore tout, conduit les siens à un désastre pire que celui auquel ils croyaient échapper, et lui-même finit sa vie de façon lamentable.   

Mérimée, tout en blâmant les abus de l’homme blanc, ne donne donc pas à son lecteur une haute idée de l’homme africain.

Le terrain idéologique est prêt, en ce début du XIX° siècle, pour que la France aille exercer en Afrique sa  « mission civilisatrice ». Après Tamango, les « héros nègres » vont disparaître de la littérature au profit du héros « civilisateur », avec le succès du « roman colonial » qui valorisera l’héroïque explorateur, sans cesse confronté à l’hostilité de ces sauvages qui ont perdu toute leur « bonté ».

Analyse de quatre extraits : Incipit - La révolte - En perdition - Explicit 

Incipit

 Le rôle de l'incipit

Pour lire l'extrait

L’incipit joue le même rôle que l’exposition au théâtre : informer et séduire en créant un horizon d’attente.    

Ferdinnd Victor Perrot, "Le vaisseau 'Le vainqueur' en combat, le 13 prairial" (1er juin1794), 1844

Ferdinand Victor Perrot, Le vaisseau  « Le Vainqueur » en combat, le 13 prairial , 1844

Informer

D’abord, il s’agit d’informer sur l’actualisation spatio-temporelle, puisque la mention des « trafiquants de bois d’ébène » renvoie au commerce triangulaire. Des indications précises sont données sur l’époque avec l’allusion à « Trafalgar », en octobre 1805 : la flotte française a été vaincue par l’amiral anglais Nelson.

Le « temps des corsaires » rappelle qu’au service de leur royaume, France, Angleterre, Espagne, ceux-ci ont reçu l’autorisation d’attaquer et de piller les vaisseaux ennemis. Enfin on notera l’allusion, par « Quand la traite des nègres fut défendue », au Congrès de Vienne en 1815. Mais la France ne fait pas appliquer l’interdiction, d’où l’opposition entre la facilité de « tromper la vigilance des douaniers français » et « échapper aux croiseurs anglais », « le plus hasardeux ». 

Puis on attend la présentation du héros. Mais, Ledoux - comme le lecteur le constatera par la suite - n’est pas le personnage principal, mais l'adversaire du héros. Est-ce déjà là un moyen d'annoncer la défaite de Tamango ? L’incipit fait de Ledoux un portrait plutôt élogieux, construit autour de sa profession : « un bon marin ». Mérimée reconstitue sa carrière, comme dans une sorte de curriculum vitae qui nous permet de mesurer son ascension : « simple matelot », « aide-timonnier », « second lieutenant », puis, après ses études, « capitaine ». Sa valeur est amplifiée au fil du texte. Est signalé son courage physique au combat (« amputé de la main gauche »), associé à son ambition, avec la reprise de ses études. Cela est confirmé par le jugement porté par les autres sur lui : « ses exploits », « un homme de résolution et d’expérience », « un homme précieux ». Mais tout cela semble ne guère s'accorder avec son nom... 

Séduire

Mais l’incipit doit également séduire. À partir de cette présentation, le lecteur s’interrogera forcément sur le titre de la nouvelle : s’agit-il d’un personnage, un de ces « bois d'ébène » mentionnés à la fin de l’incipit ? S’agit-il d’un lieu, en raison de sa parenté avec les sonorités du lointain Orient, encore nommé Cipango ?  

De plus, le lecteur se demandera qui est le narrateur de ce récit. Il apparaît comme un narrateur omniscient. Il sait tout sur le personnage du récit, son passé mais aussi ses pensées : « une petite fortune qu’il espérait d’augmenter ». Serait-il lui-même un homme de mer ? Il emploie, en effet, des termes spécialisés du lexique maritime, métiers, bateaux…

CONCLUSION

L’incipit révèle une double volonté de l’écrivain : retenir l’attention du lecteur en lui permettant de connaître le personnage de l’intérieur, et créer un effet de réel, en faisant croire à un récit véridique.

Révolte

 La révolte fomentée

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

Publiée en 1829, la nouvelle de Mérimée raconte le douloureux itinéraire de Tamango, guerrier d’Afrique, de la liberté sur sa terre du Sénégal à l’esclavage,  et sa révolte sur un bateau négrier.

Monté à bord du navire négrier pour reprendre son épouse, Ayché, qu’il a lui-même cédée au capitaine Ledoux, Tamango est devenu esclave. Mais il veut retrouver sa liberté.

Quelle image du héros ce récit fit-il ressortir? 

Une double habileté

Tamango n’a pas oublié ses origines guerrières. Il en a gardé le courage, la force d’âme de celui qui est prêt à tout pour vaincre, à  faire « un effort généreux ». Il a une parfaite aptitude à élaborer une stratégie. Il a, en effet, soigneusement observé ses gardiens, leur « petit nombre », leur « négligence toujours croissante ». Il teste leur vigilance par une ruse : la façon dont il s’empare du fusil et le manie avec des « gestes grotesques » pour ne pas éveiller les soupçons, alors qu’il sait très bien tirer. 

Il est aussi un orateur, doté de charisme. Le champ lexical du langage met en valeur son habileté dans ce domaine : « exhortait », « harangues », « éloquence ». Il possède la langue des « Peules », ce qui lui permet d’exposer son plan à ses compagnons sans souci de l’interprète.

Ses arguments sont présentés selon une gradation. D’abord, il leur fait miroiter l’espoir du retour : « … il saurait les ramener dans leur pays » ; puis il fait appel à la magie, de façon à mieux manipuler l’esprit de ses compagnons : « vantait son savoir dans les sciences occultes ». Enfin il suscite leur peur : « menaçait de la vengeance du diable ».

La révolte des esclaves : couverture des éditions Charpentier

"Tamango", couverture des éditions Charpentier

Les interventions du narrateur

Mais Mérimée ne se prive pas de critiquer son héros. Ainsi derrière l’assurance qu’il lui prête, il souligne la part du mensonge. En fait, derrière son aspect « généreux », Tamango cache des intentions égoïstes : il ne pense qu’à récupérer son épouse, Ayché. De plus derrière sa stratégie, il masque beaucoup d’ignorance. En réalité, il ne sait pas gouverner un navire, comme le prouve le choix du verbe « se vantait », et,  finalement, il n’a pas de plan très défini : « il répondit vaguement ».

La puissance du sorcier

La puissance du sorcier

Ses seuls atouts viennent, en réalité, de son aptitude à jouer avec les croyances superstitieuses de ses compagnons, pour les manipuler en leur faisant croire à ses pouvoirs surnaturels : « le diable lui apparaissait en songe ». 

 

Mérimée, malgré une évidente dénonciation de l’esclavage, garde donc la vision péjorative du monde noir, propre à son époque. Avec un lexique péjoratif, il montre les Noirs comme naïfs, crédules, à cause de leurs croyances irrationnelles : « … dont les Noirs sont fort entichés » . Ils fait d’eux des êtres chez lesquels la soumission est une seconde nature : « l’habitude de le craindre et de lui obéir ». 

Ils semblent naturellement « faits pour » être esclaves, inaptes donc à la liberté. 

Comme cela se faisait souvent au XIX° siècle, la nouvelle a d’abord été publiée en feuilleton dans La Revue de Paris. Cela entraîne une technique : à la fin de ce que l’on nommerait aujourd’hui un « épisode », il convient de créer un horizon d’attente. C’est le cas ici, très habilement puisque Mérimée nous fait entrer dans l’esprit de son héros, par le discours indirect libre qui nous projette dans l’avenir : « quand le temps viendrait… ». Le lecteur attend donc la péripétie suivante : la révolte.

CONCLUSION

Mérimée ne choisit pas le discours direct, synonyme d’une vérité qui ne conviendrait pas ici aux fausses déclarations de Tamango. Il lui préfère le discours indirect, qui lui permet d’influencer son lecteur par ses propres commentaires sur son héros et sur ses compagnons. C’est donc bien l’écrivain qui conduit son récit comme il le souhaite. 

L’intérêt de cette nouvelle vient du tableau de l’esclavage qu’elle propose. Certes, Mérimée s’indigne à plusieurs reprises contre la façon inhumaine dont les négriers effectuent leur odieux trafic humain. Mais il n’est pas encore libéré de tous les préjugés sur le monde africain qui emplissent les ouvrages des voyageurs de son temps. Il montre une révolte… mais le chef de cette révolte n’est pas vraiment un héros estimable.

 Le vaisseau en perdition

En perdition

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

Publiée en 1829, la nouvelle de Mérimée raconte le douloureux itinéraire de Tamango, guerrier d’Afrique, de la liberté sur sa terre du Sénégal à l’esclavage,  et sa révolte sur un bateau négrier.

À bord de "L’Espérance", les esclaves révoltés, avec, à leur tête, Tamango, qui veut arracher son épouse Ayché des mains du capitaine Ledoux, ont massacré tous les Blancs. Mais comment diriger le vaisseau ? Tamango suggère de s’embarquer sur les chaloupes, plus faciles à manœuvrer. 

Comment Mérimée met-il en valeur la situation terrible des esclaves ?

L'image du héros

Le narrateur formule un jugement sévère au début de cet extrait, soulignant brutalement la naïveté des esclaves (« On le crut ») et l’erreur du héros : « Jamais projet ne fut plus insensé », avec l’hyperbole et l’inversion qui place l’adverbe en tête de phrase. Mérimée montre nettement l'incompétence de Tamango, en évoquant ses faiblesses. Son « ignoran[ce] » est mentionnée, en tête de phrase, car ce sont les Blancs qui ont la science (« la boussole ») et la maîtrise des mers : « sous un ciel inconnu ». À  cela s’ajoutent ses croyances ancestrales, qu’il ne remet pas en cause, et que le narrateur démythifie : « il s’imaginait… C’est ce qu’il avait entendu dire à sa mère. »

J. Outhwaite, Le Naufrage du vaisseau  "Le Superbe" , 1859. Gravure sur acier, d'après Antoine Léon Morel-Fatio

Il est donc condamné à l’échec, qui, là encore, provient d’une erreur d’appréciation : les embarcations ont été chargées « outre mesure », la chaloupe est « beaucoup trop lourde et trop chargée ». Tamango n’a pas su non plus évaluer l’état de l’océan, « mer clapoteuse qui menaçait à chaque instant de les engloutir. »

La péripétie se clôt en deux temps. D’abord, « le canot » s’éloigne, mais tout laisse penser qu’il disparaîtra : « ce qu’il devint, on l’ignore », avec une inversion qui met en relief le verbe ; « la chaloupe », elle, fait naufrage : sur la « douzaine » de survivants qui rejoint le vaisseau, il suffira d’un seul paragraphe pour que ne restent en vie que Tamango et Ayché. 

Même s’il a retrouvé la femme aimée, le héros a perdu, à la fin de la nouvelle, tout son prestige et son brio. 

Le registre tragique

Le tragique se reconnaît par la fatalité qui pèse sur les personnages. Avant même de faire le récit des faits, Mérimée ferme par avance toute possibilité de réussite : « il ne pouvait qu’errer à l’aventure » ; les conséquences s’enchaînent rapidement, comme si tout était écrit d’avance : « en moins d’une minute, elle coula » (avec l’inversion), « Presque tous ceux qui montaient la chaloupe furent noyés ». De plus, les éléments, ici, interviennent en s’unissant contre les hommes, comme dans les épopées antiques où les dieux les déchaînaient contre les hommes, avec le parallélisme : «   tantôt ballottées par une mer orageuse, tantôt brûlées par un soleil ardent ». Enfin la dernière phrase rappelle, avec une forme d’ironie cruelle, le nom du brick : « l’Espérance ». 

Le philosophe grec Aristote (V° siècle av. J.-C.) définit le registre tragique par le fait qu’il provoque, chez le public, la terreur et la pitié, deux sentiments bien présents ici. 

        La cruauté de la nature humaine est mise en relief  : quand il s’agit de survie rien n’arrête l’homme : « Il fallut abandonner tous les blessés et les malades », « doublèrent d’efforts de peur d’avoir à recueillir quelques naufragés ». Le présent de vérité générale accentue cette impression en donnant une image sinistre de ce dont l’homme est capable pour survivre : « se disputent tous les jours », « chaque morceau de biscuit coûte un combat », « il le laisse mourir ».  

        L’intervention du narrateur permet de ressentir de la pitié. L‘emploi du « on » (« on entendait encore ») donne l’impression qu’il a lui-même été témoin de la scène, dramatisée par les choix lexicaux : « quelques malheureux », « cris plaintifs ». Enfin, par la prétérition, « Pourquoi fatiguerais-je le lecteur par… », il feint de vouloir épargner le lecteur, mais cela attire encore plus son attention sur la formule qui suit, « description dégoûtante des tortures de la faim ».

Géricault, "Le radeau de la Méduse", 1819

Théodore Géricault, Le Radeau de la Méduse, 1819. Huile sur toile, 491 x 716. Musée du Louvre, Paris

Cette fin de récit souligne, en fait, la faiblesse humaine et le lecteur ne pourra que plaindre les naufragés

CONCLUSION

L’échec de la révolte est souligné par le narrateur : rien n’est sorti du massacre de l’équipage blanc, sinon un autre « désastre ». C’est l’échec de la liberté.

Mais le ton reste sobre. Mérimée refuse de détailler les souffrances, de se laisser aller au registre pathétique. Il ne veut provoquer ni larmes, ni attendrissement, mais préfère la dureté du registre tragique, et sa pitié reste discrète.   

Explicit

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 L'explicit et son rôle

INTRODUCTION

Publiée en 1829, la nouvelle de Mérimée raconte le douloureux itinéraire de Tamango, guerrier d’Afrique, de la liberté sur sa terre du Sénégal à l’esclavage,  et sa révolte sur un bateau négrier.

À bord de "L’Espérance", les esclaves révoltés, avec, à leur tête, Tamango, qui veut arracher son épouse Ayché des mains du capitaine Ledoux, ont massacré tous les Blancs. Mais, devant l'impossibilité de diriger le vaisseau, les esclaves sont condamnés, à la noyade pour ceux qui s'embarquent sur un canot et une chaloupe pour fuir, ou à une mort lente de faim comme Ayché, qui s'éteint dans les bras de Tamango. 

Quels rôles Mérimée assigne-t-il à son explicit ?

La "chute" de la nouvelle

L’explicit, ou épilogue, parfois dit "excipit" pour faire écho à l'incipit, joue le même premier rôle que celui du dénouement au théâtre : faire connaître au lecteur le sort des personnages.

Vu la brièveté de la nouvelle, le dénouement en est généralement rapide. Mais le plus souvent il crée un effet de surprise : on parle de « chute » de la nouvelle. le lecteur pouvait penser, en effet, que la nouvelle était finie dans la phrase précédente : « Tamango se recoucha sur son matelas et ferma les yeux. Sa femme Ayché était morte cette nuit-là. » Mais une relance temporelle intervient, « Je ne sais combien de temps après… », avec le passage au "je" d'un narrateur qui se place en position de témoin : a-t-il lui-même assisté à la découverte de Tamango ? A-t-il été destinataire d'un récit, qui est resté incomplet ? Dans un cas comme dans l'autre, c'est l'effet de réel que recherche Mérimée.

Ici, nous assistons à une survie miraculeuse : « un Nègre si décharné et si maigre qu’il ressemblait à une momie ». Le terme « Nègre », péjoratif, est encore usuel à cette époque, mais la comparaison amplifie l’image d’un survivant, revenu du royaume des morts. Cependant la rapidité du changement, du retour du héros à une « parfaite santé » est surprenante. Sa gloire d’avoir survécu à une terrible épreuve s’efface vite.

Le sens de la nouvelle

Comme l'indique le terme latin, l'explicit permet aussi de dégager le sens de l'œuvre, en déterminant le jugement de Mérimée sur le thème de sa nouvelle, l'esclavage. 

L’intervention des Blancs en cette fin de récit est très ambiguë.

       D’une part, ils sont des sauveurs avec « la chaloupe », et le rôle joué par « le chirurgien » et le « gouverneur ». Mais nous pouvons nous interroger : pourquoi celui-ci sauve-t-il Tamango ? Deux raisons sont avancées, mais la seconde détruit en partie la valeur de la première. Avec la mention du « droit légitime de défense » de Tamango, on peut, certes, penser que le gouverneur sauve le héros par justice et humanité : les Anglais ne sont-ils pas les premiers à avoir aboli la Traite ? Mais cela pourrait être aussi une forme de gratitude : après tout, « ceux qu’il avait tués n’étaient que des Français », donc les adversaires des Anglais. Finalement, Mérimée ne suggère-t-il pas ainsi que les actes d'humanité envers les esclaves ne seraient qu'un moyen de régler des comptes entre puissances coloniales rivales ?

       D’autre part, ils sont des ennemis pour le héros : « les planteurs de l’île voulaient qu’on le pendît ». Mérimée se souvient  sans doute des révoltes d'esclaves dans les colonies, de la menace qu'elles représentent pour leurs propriétaires. Même s'ils ont aboli la traite, les Anglais n'ont guère progressé en humanité... 

Quel sens donner au sort de Tamango ?

Au début, il est dépourvu d’identité. Il n’est qu’« un nègre » en piteux état, que la comparaison dévalorise : « il ressemblait à une momie ». Le verbe « s’en empara » rappelle son état d’esclave, à présent entre les mains d’un chirurgien.

Puis, il est considéré comme « un nègre rebelle », et il échappe de peu à la pendaison. Enfin, il retrouve la liberté, mais la phrase au présent de vérité générale, « On le traita comme on traite les nègres pris à bord d’un vaisseau négrier que l’on confisque », introduit une démythification de ce que représente cette liberté, en fait un travail forcé « pour le gouvernement » sous-payé. Il n’est donc toujours pas maître de lui-même, comme le montre la forme verbale et le pronom objet : « on le fit travailler »

Un cymbalier de la Gare française, 1786

Un cymbalier de la Garde française, en 1786

Les dernières lignes détruisent complètement l’image du héros. Sa nature de « fort bel homme » ne le fait pas sortir de son état d’objet : « Le colonel du soixante-quinzième le prit ». De guerrier qu’il était, il se trouve réduit à l’état de musicien de second ordre : « cymbalier dans la musique » d’un régiment. En exil loin de son Afrique natale, il ne lui reste que l’alcool, écho ironique puisque c’est l’ivresse qui avait été la cause première de son esclavage. Quant à sa mort « d’une inflammation de poitrine », elle le prive de la dimension héroïque que sa révolte lui avait, pour un temps, accordée.

Mérimée fait preuve d’une ironie cruelle dans son portrait.

CONCLUSION

La chute de la nouvelle donne ainsi l’impression que l’esclavage est une réalité irrémédiable, qui convient finalement à tous les pays européens, dont l’humanité reste bien limitée. Mérimée reproduit, en fait, le jugement général à son époque, la France restant encore bien éloignée des actions entreprises par les mouvements abolitionnistes en Amérique ou en Angleterre.

Cependant, derrière le ton détaché qu’il adopte, le lecteur perçoit son ironie, une façon de dénoncer de telles pratiques.​

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