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Guy de Maupassant, Contes de la Bécasse, "Pierrot",1883

 L'auteur (1850-1893): aux sources de son œuvre 

Pour une biographie plus détaillée

Maupassant, photographié par Nadar, 1888

Les apprentissages

Le premier apprentissage de Maupassant, qui fournit le cadre de bien de ses contes et nouvelles, comme ses Contes de la Bécasse, se fait durant son enfance en Normandie : il y découvre la campagne, avec les paysans grossiers et âpres au gain, dont il restitue le patois. Le second apprentissage est terrible. Lors de la guerre de 1870 contre la Prusse, Maupassant se retrouve mobilisé à l’intendance à Rouen, et vit douloureusement la défaite, et l’occupation dont sa nouvelle, Boule de suif présente un épisode réaliste.

Le temps du collège religieux, puis du lycée, une prison à ses yeux, lui  offre cependant un ami fidèle, le poète Louis Bouilhet, et un maître en écriture, Gustave Flaubert, ami d’enfance de sa mère. Quand Maupassant commence une carrière d’employé à Paris, au ministère de la Marine, puis à celui de l’Instruction publique, où il a été introduit par Henri Goujon, d’où la dédicace de « Pierrot », à cet ami, Flaubert poursuit son initiation à la littérature, à la fois en l'obligeant à un rigoureux travail de rédaction, et en l’introduisant dans les  milieux littéraires.

Guy de Maupassant, Photographie de Nadar, 1888

Le temps des succès

Il fréquente alors les « mardis » du poète Mallarmé, puis, en 1880, il participe, avec Boule de suif,  à l’ouvrage collectif Les Soirées de Médan, sur le thème de la guerre de 1870, en collaboration avec les naturalistes réunis autour de Zola. Mais Paris, c’est aussi, pour lui, la vie mondaine et les plaisirs, depuis les plus simples, le canotage sur la Seine, les guinguettes, jusqu’aux hauts lieux des soirées parisiennes.. 

Il débute, à cette époque, une carrière de chroniqueur pour Le Gil Blas et Le Gaulois, journal dans lequel, d’ailleurs, paraît initialement « Pierrot ». ​Très rapidement, ses premières publications lui apportent un succès, dont il profite pleinement. Il multiplie les conquêtes féminines, les voyages ... Entre 1880 et 1890, il édifie l’essentiel d’une œuvre considérable, contes et nouvelles, mais aussi d’importants romans : Bel-Ami (1880), Une Vie (1883), Mont-Oriol (1887)…

Une lente descente

Mais, cette réussite n’empêche pas un pessimisme qui va croissant. De Flaubert, il avait déjà hérité le regard lucide posé sur la société, sur ses médiocrités, sur le néant profond de l’âme humaine. La fréquentation des naturalistes, leur volonté de ne rien masquer des pires réalités sociales, n’a certainement pas contribué à le réconcilier avec l’humain. Ajoutons à cela la découverte du philosophe allemand Schopenhauer, dont le pessimisme l’influence en renforçant sa vision sombre de l’homme, du désir, de l’amour…

De plus, la maladie guette. Dès 1876, Maupassant ressent les premières atteintes de la syphilis, à la fois sans doute héréditaire (son frère Hervé meurt fou en 1889) et liée aux excès multiples, d’alcool,  de drogue, de relations sexuelles. Les symptômes touchent la vision, avec une déformation des perceptions, qu’évoque Le Horla, en 1887 : les hallucinations visuelles, les migraines, les angoisses, sont les premiers indices d’un grave trouble psychiatrique qui le conduit, en 1892, à une profonde dépression, à une tentative de suicide, enfin à être interné dans la clinique du docteur Blanche, où il meurt à 43 ans.

Présentation de "Pierrot" 

Présentation

Pour lire la nouvelle

Maupassant a fait paraître plusieurs de ses œuvres dans le journal Le Gaulois, fondé en 1868 et  qui s’affirme comme un des journaux les plus lus de la fin du siècle, comme « Pierrot », le 9 octobre 1882, repris ensuite dans son recueil Contes de la Bécasse, avant d’être publié à nouveau dans Le Voleur (10 novembre 1882), dans La Vie populaire, (28 octobre 1883), dans L’Intransigeant illustré (19 mars 1891) et dans Le Magasin littéraire (janvier 1893). Autant de preuves du succès de cette nouvelle

Les titres 

Un genre littéraire

Le titre du recueil interroge d’abord sur le genre de « Pierrot », qui ne répond pas aux caractéristiques traditionnelles du « conte » : aucun merveilleux, aucun personnage irréel, ni objet magique, pas de « il était une fois », ni de dénouement heureux. Il ne s’agit donc pas d’un conte, mais d’une nouvelle. Même si la nouvelle apparaît, en France, sous la Renaissance, avec l’Heptameron (1558) de Marguerite de Navarre, à l’imitation du Decameron (1349-1353) de l’Italien Boccace, et est pratiquée par Sorel, Segrais, Donneau de Visé au XVIIème siècle, ou par Diderot au XVIIIème siècle, ce n’est qu’au XIXème siècle, avec le mouvement romantique, qu’elle acquiert sa reconnaissance, parallèlement au roman. Elle se définit comme un « récit court », mais, plus que sa longueur, qui peut varier d’une page à une centaine pour les plus longues, elle se caractérise par sa concentration, qui réduit le nombre des personnages et des descriptions, et par la structure qui ne multiplie pas les péripéties, mais utilise tous les procédés qui accélèrent le récit – par exemple le résumé ou l’ellipse – afin d’en souligner la tension, et, surtout, propose une « chute », c’est-à-dire un dénouement rapide et, souvent, inattendu, provoquant la surprise.

Le second terme du titre est explicité dans le premier récit du recueil, « La Bécasse », qui pose le contexte : le baron des Ravots se plaît à réunir, au moment de la chasse, à l’automne, ses amis chasseurs autour d’un plat de « bécasses ». Se déroule alors une étrange coutume : une tête de bécasse, « régal exquis », est placée sur un « tourniquet », que le baron fait  tourner. Quand le mouvement s’arrête, le bec désigne l’un des convives qui, en échange du droit de savourer toutes les têtes grillées, doit « conter  une histoire pour indemniser les déshérités ». Ainsi, beaucoup des nouvelles du recueil proposent une mise en abyme, puisque le récit s’insère dans une présentation de son narrateur qui l’introduit en en présentant les circonstances. Or, « Pierrot » se distingue des autres récits par cette absence d’introduction.

Un personnage, "Pierrot"

Le titre, a priori, renvoie à l’humain : c’est un diminutif du prénom Pierre, fréquent dans les campagnes, comme « Jacquot ». Ce n’est qu’au fil du récit que le lecteur découvre qu’il s’agit du chien, qui prend ainsi une dimension toute particulière comme « héros » de la nouvelle.

Maupassant, Pierrot, 1883

Le schéma narratif 

Le récit suit un schéma narratif traditionnel, avec une situation initiale, un élément perturbateur, le vol des oignons dans le jardin de Mme Lefèvre, puis les péripéties autour du chien Pierrot, qui conduisent à un élément de résolution, origine d’un triste dénouement.

Mais Maupassant, pour chaque péripétie, redouble ce schéma, ce qui permet la progression du récit. Par exemple, l’achat du chien est suivi d’un élément perturbateur, le coût de l’impôt, qui conduit à une première résolution, l’abandon de Pierrot dans la marnière sur lequel pourrait s’achever le récit. Or, cet abandon est lui-même suivi d’un nouvel élément perturbateur, les cauchemars de Mme Lefèvre, source d’une nouvelle résolution, aller nourrir Pierrot.

Ainsi, Maupassant soutient l’intérêt de son récit, en renforçant la situation pathétique de l’animal.

Le cadre spatio-temporel  

Temps et durée

Un détail du texte nous indique que le récit est contemporain du temps de l’écriture : « l’impôt » que Mme Lefèvre est tenu de payer, date, en effet, d’une loi du 2 mai 1855, censée remédier à la multiplication des chiens sauvages, cause de nombreux dégâts et de cas de rage.

En revanche, les indices temporels, très vagues, « une nuit », « longtemps », « Au petit jour », « Un matin », « tous les jours »…, empêchent de déterminer la durée de l’action. Cependant, on note le contraste entre les moments d’hésitation, et ceux où l’action s’accélère : « Mme Lefèvre discuta longtemps cette idée de chien », et le récit s’attarde sur tous les choix rejetés, s’oppose à « Il fut immédiatement décidé qu’on se débarrasserait de Pierrot », tandis qu’à nouveau le récit s’attarde sur les images de cet abandon ; de même, la décision de récupérer Pierrot, « elle courut chez le puisatier », s’appose à la durée des voyages pour alimenter le chien : « Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. »

Le pays de Caux

Les lieux

Le récit se situe en Normandie, plus précisément dans le pays de Caux, région que Maupassant connaît bien car il y a passé une partie de sa jeunesse, ayant fait ses premières études au petit séminaire d’Yvetot, et il s’est même fait construire une villa, "La Guillette", à Étretat, où il effectue de fréquents séjours. 

Le puits d'entrée d'une marnière

Une marnière

Un lieu précis est cité dans la nouvelle, « Rollerville », dont nous pouvons supposer qu'il est proche de la demeure de Mme. Lefèvre. 

Cette connaissance de la région explique que Maupassant puisse en reproduire le patois, l’accent, et certaines réalités, telle cette « marnière » où se scelle le sort de Pierrot, décrite avec précision : « Un grand puits tout droit s’enfonce jusqu’à vingt mètres sous terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines. » Il s’agit, en effet, d’une pratique caractéristique du pays de Caux : une cavité creusée, souvent sur une profondeur de 20 à 30 mètres, permettait ensuite de creuser des galeries pour extraire de la craie, broyée et utilisée pour améliorer le rendement des sols agricoles. Très souvent on ne prenait pas la peine de reboucher le puits après extraction annuelle, on se contentait d’en signaler la présence, par un tronc d’arbre, une voûte de pierre, ou, comme dans la nouvelle de Maupassant, par « un tout petit toit de chaume posé sur le sol »

Portraits

Les personnages : leur portrait 

Des figurants

À travers les rencontres de Mme Lefèvre, Maupassant nous présente toute une galerie de figurants, représentatifs de la société rurale de son temps.

Les premiers mentionnés sont, bien sûr, les « fermiers », dont les réactions révèlent l’atmosphère de ces petits villages où chaque événement provoque l’émotion et conduit à s’impliquer dans les affaires des « voisins ». Viennent ensuite les commerçants qui, par leur position dans les villages, sont au courant de tout : « l’épicier » auquel on s’adresse d’abord, car il est un lieu central, ou « le boulanger, qui savait les événements ». Enfin, sont rapidement évoqués les travailleurs ouvriers, le « cantonnier qui binait la route », présent dans chaque village, et les plus jeunes, les apprentis, tel ce « goujat du voisin », en terminant par « le puisatier ».

Ce bref défilé contribue à inscrire la nouvelle dans le réalisme, courant dominant dans la seconde moitié du XIXème siècle.

École française du XIXème siècle, Cantonnier et chasseurs. Huile sur carton marouflé sur contreplaqué, 79,5 x 95. Collection privée

École française du XIXème siècle, Cantonnier et chasseurs. Huile sur carton marouflé sur contreplaqué, 79,5 x 95. Collection privée

Le chien « Pierrot »

Son portrait initial est une véritable caricature, qui souligne à la fois sa laideur et son ridicule : « un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. » C’est ce que souligne le jugement du narrateur qui suit : « ce roquet immonde ».

Le reste de la nouvelle met en valeur la contradiction due au comportement du chien. Il est, à l’origine, destiné à faire fuir les éventuels voleurs. Or, il se montre particulièrement amical : « Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet. » Ainsi, est souligné le contraste entre le reproche, répété, « Il ne jappait que pour réclamer sa pitance », il « ne jappait seulement point », et son comportement quand il se retrouve abandonné : « Il jappait, oh ! il jappait ! », « Il jappait ; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. »

Les deux héroïnes

C’est sur le portrait de Mme Lefèvre que s’ouvre la nouvelle, avec un oxymore qui le résume, « une dame de campagne » : il associe l’image d’un monde rural, l’aspect rustre de la paysannerie, et le terme « dame » qui lui reconnaît un statut social supérieur. L’explication de l’incipit montre que cela se reflète dans son habillement et dans son caractère.

Une servante et sa patronne. Gravure anglaise, vers 1871

Face à elle sa servante, Rose, est « une brave campagnarde toute simple ». Maupassant la montre plus sensible que sa patronne au sort du chien, car elle « aimait les bêtes ». Ainsi c’est elle qui se soucie des conditions de l’abandon de Pierrot : « il valait mieux qu’elles le portassent elles-mêmes, parce qu’ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son sort ». Le moment venu, d’ailleurs, elle « pleurait ». Mais son statut de servante l’oblige à l’obéissance, et son modeste salaire ne peut que l’amener à comprendre les choix de sa patronne : « Rose, toujours résignée, répétait : « Quatre francs ! c’est de l’argent, madame. »

À travers ces deux femmes, Maupassant met au centre de sa nouvelle un thème omniprésent dans son œuvre, le rôle de l’argent.

Une servante et sa patronne. Gravure anglaise, vers 1871

L'argent

Un thème : l'argent 

Ce thème, très ancien dans la littérature, est omniprésent dans l’œuvre de Maupassant, correspondant au rôle croissant qu’il joue dans la vie politique et économique de la Troisième République, avec l’essor du capitalisme et l’industrialisation, mais aussi aux conditions de vie de l’auteur. Même s’il a toujours bénéficié d’un appui de sa famille, Maupassant a connu la médiocrité financière dans ses fonctions d’employé ministériel : il a d’ailleurs multiplié les temps de congé, jusqu’à sa radiation, en 1882, et son ami Paul Alexis apporte alors un témoignage, « Il ne parle que d’argent »,  sur la place de l’argent chez Maupassant. Il a, en effet, connu, de cette date et jusqu’en 1889, des difficultés financières, qui l’ont conduit à intensifier ses parutions dans des journaux et des revues, doublant ainsi ses revenus par rapport aux seules éditions.

La place de l'argent dans "Pierrot"

Toute la nouvelle repose sur les réalités financières, dans cette campagne normande que Maupassant a souvent représentée à travers son sens de l’épargne, poussée jusqu’à l’avarice.

Le fait de citer des montants précis renforce cette impression de réalisme : « deux francs pour payer les frais d’élevage » sont réclamés par l’épicier, « dix sous » pour conduire le chien jusqu’à la marnière, et même les « cinq sous » demandés par son apprenti paraissent excessif. 

D’où l’insistance sur le montant de l’impôt, souligné par l’exclamation du narrateur, qui reproduit l’indignation de Mme Lefèvre : « Mais elle n’avait nullement songé à l’impôt, et quand on lui réclama huit francs, — huit francs, madame ! — pour ce freluquet de quin qui ne jappait seulement point, elle faillit s’évanouir de saisissement. » Les « quatre francs » qu’elle devrait payer au puisatier pour ressortir Pierrot du puits, somme répétée comme un leitmotiv, ne peuvent que provoquer ces mêmes réactions.

Quand elle eut fini, il prononça : « Vous voulez votre quin ? Ce sera quatre francs ».

Elle eut un sursaut ; toute sa douleur s’envola du coup.

« Quatre francs ! vous vous en feriez mourir ! quatre francs ! ».

Il répondit : « Vous croyez que j’vas apporter mes cordes, mes manivelles, et monter tout ça, et m’n aller là-bas avec mon garçon et m’faire mordre encore par votre maudit quin, pour l’ plaisir de vous le r’donner ? fallait pas l’ jeter. »

Elle s’en alla, indignée. — Quatre francs !

La dérision

Dès l’élément perturbateur, Maupassant introduit une satire de l’avarice des campagnards normands. Car quel est cet événement si terrible qui déclenche les péripéties ? Un larcin dérisoire : « on lui vola une douzaine d’oignons » ? Or, les réactions provoquées sont tellement accentuées qu’elles ne peuvent que faire sourire. Le lexique hyperbolique, par exemple, transforme ce fait en une véritable tragédie : « Ce fut une désolation et une terreur », et les deux femmes sont « effarées », et « s’épouvantaient pour l’avenir ». Les exclamations également, sous forme d’un discours rapporté indirect libre, restituent cet effroi, « Comment dormir tranquilles maintenant ! », partagé par tout le village : « On avait volé, volé Mme Lefèvre ! »

Cette satire vise tout particulièrement Mme Lefèvre, que Maupassant ridiculise particulièrement lors de sa recherche du chien, avec l’insistance sur sa petitesse, par exemple par la métaphore cocasse qui illustre la peur d’une dépense excessive : « On se mit à sa recherche, mais on n’en trouvait que des grands, des avaleurs de soupe à faire frémir. » De même, Maupassant fait sourire en rattachant toutes les réactions de son héroïne à son avarice, comme son jugement sur le chien : « Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet immonde, qui ne coûtait rien. » De même, lors de l’arrivée de Pierrot, ce sont les brèves phrases, « Il but », « Il mangea », qui justifient plaisamment sa déclaration, preuve de sa volonté d’épargner le coût de l’entretien du chien : « Mme Lefèvre, inquiète, eut une idée : ‘‘Quand il sera bien accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en rôdant par le pays.’’ » 

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Landseer, La Pâtée des chiens, école anglaise XIXe siècle. Huile sur toile, 90 x 71

Une image de l'homme

Mais, dans la seconde partie du récit, l’abandon de Pierrot, le rire s’efface devant la façon dont Maupassant illustre l’avarice, en jouant sur un contraste saisissant. Pour la première fois, en effet, il prête à son héroïne des sentiments pour son chien : « Elle se mit à sangloter et l’appela avec mille petits noms caressants. Il répondit avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien. Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu’à sa mort. » Mais, quand le puisatier lui demande « quatre francs », « toute sa douleur s’envola d’un coup. » De même, elle se sent « toute joyeuse » à l’idée de donner à Pierrot le « morceau de pain » qui lui permettra de ne pas mourir, mais, très vite, « elles ne faisaient plus qu’un voyage »… Comme fréquemment dans une nouvelle, c’est la chute qui marque l’apogée de cette cruauté, alors même que le récit annonce la mort de Pierrot : « Et, suffoquée à l’idée de tous ces chiens vivants à ses dépens, elle s’en alla, emportant même ce qui restait du pain qu’elle se mit à manger en marchant. »

L’impression est accentuée par le fait que Maupassant ne s’indigne pas, ne porte pas de jugement personnel. Au contraire, le récit banalise cette cruauté, qu’il montre alors comme naturelle, inscrite dans le caractère de son personnage, en dehors de toute dénonciation sociale. Elle n’est que la marque de son pessimisme sur l’être humain, qui, dans cette Normandie rurale, trouve un champ d’expansion privilégié.

Écriture

L'écriture de Maupassant 

Le réalisme  

Le mouvement réaliste

Stendhal déclare, en 1830, dans Le Rouge et le Noir : "Un roman, c'est un miroir qu'on promène le long d'un chemin". Il affirme ainsi une volonté de "mimésis", c'est-à-dire de représenter dans toute sa vérité la société. Certes, cette volonté n'est pas nouvelle, déjà certains romanciers du XVII° siècle, et surtout ceux du XVIII° siècle, Lesage, Marivaux, Prévost..., s'étaient efforcés d'inscrire leurs personnages dans un contexte dépeint avec exactitude. Et déjà certains, tels Diderot, s'étaient interrogés sur le rôle du romancier, sur sa maîtrise du récit, en cherchant à illustrer de façon précise leur époque. 

Le réalisme au XIXème siècle

Mais, c'est - paradoxalement - le romantisme qui amène le réalisme à devenir, dans la seconde moitié du siècle, un courant artistique à part entière. Les excès romantiques, en effet, dans l'expression du "moi", l'expansion de la sensibilité, voire du sentimentalisme, ont lassé. Après tant de subjectivité, tant de "belles âmes", de scènes pathétiques - et dans une société où le matérialisme de la bourgeoisie triomphe et où la science devient une référence incontournable, les écrivains veulent prendre du recul. L'objectivité s'affiche alors, et s'affirme, en littérature comme en peinture, avec des théoriciens, tel Champfleury (Le Réalisme, 1857) ou Duranty dans la revue Le Réalisme (1856-1857)

Stendhal et Balzac, même si leurs héros restent souvent romantiques et qu'eux-mêmes, par leur tempérament et leurs goûts, s'inscrivent encore dans le romantisme, sont les premiers à ouvrir réellement la voie au réalisme. 

Mais c'est Flaubert qui, par ses sujets et par ses choix d'écriture, est véritablement le maître de ce courant, entraînant à sa suite les frères Goncourt, et Maupassant. 

Le réalisme dans "Pierrot"

La nouvelle, même si ce genre littéraire impose de réduire les descriptions et les portraits, s’inscrit dans le mouvement réaliste.  

La reproduction du réel 

Maupassant en suit, en effet, les principes, en reproduisant les réalités de ce coin de campagne, avec des personnages « ordinaires » représentatifs de leur statut social, comme le montre la relation entre Mme Lefèvre et sa servante, Rose. Ainsi celle-ci, consciente de sa place inférieure – elle n’a d’ailleurs qu’un prénom –, tout en partageant ce sens de l’argent, propre aux campagnes, sait trouver « avec astuce » les arguments pour convaincre une patronne qu’elle connaît parfaitement, par exemple pour l’achet du chien, « un tout petit chien », ou pour les conditions de son abandon. Maupassant ne s’implique pas directement dans son récit, laissant la parole à ses personnages, sauf pour expliquer à son lecteur, sur un ton presque scientifique, une réalité particulière, telle la marnière, et l’expression locale utilisée pour l’abandon des chiens :

        Alors on se résolut, faute d’autre moyen, à lui faire « piquer du mas ».

        « Piquer du mas », c’est « manger de la marne ». On fait piquer du mas à tous les chiens dont on veut se débarrasser.

Au milieu d’une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C’est l’entrée de la marnière. Un grand puits tout droit s’enfonce jusqu’à vingt mètres sous terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines.

        On descend une fois par an dans cette carrière, à l’époque où l’on marne les terres. 

La vérité des personnages 

Pour accentuer la vérité de ses personnages, sans en faire un long portrait à la façon de Balzac, Maupassant les rattache à un « type », en recourant à une formule, « une de ces… », qui fait appel à la connaissance du lecteur. Ainsi, pour Mme Lefèvre, il la dépeint comme « une de ces demi-paysannes à rubans et à chapeaux falbalas », ou étant « de cette race parcimonieuse de dames campagnardes ».

Il prend soin surtout de reproduire le plus exactement possible leur langage. Pour les paroles rapportées, le discours indirect libre, notamment, rend compte des nuances des sentiments, par exemple pour illustrer l’avarice de Mme Lefèvre : « Pas un gros chien, Seigneur ! Que feraient-elles d’un gros chien ! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en Normandie, on prononce quin), un petit freluquet de quin qui jappe. » La parenthèse marque ici une autre caractéristique qui relève du réalisme, la reproduction du patois normand, avec ses particularités lexicales et morpho-syntaxiques, dans le discours direct avec sa vicacité : « Vous croyez que j’vas apporter mes cordes, mes manivelles, et monter tout ça, et m’n aller là-bas avec mon garçon et m’faire mordre encore par votre maudit quin, pour l’ plaisir de vous le r’donner ? fallait pas l’ jeter. » 

Le présence de l'écrivain

 

Mais relisons la Préface de Pierre et Jean, « Le Roman », parue en 1888, dans  laquelle Maupassant oppose le romancier réaliste à ses prédécesseurs : « À force d’avoir vu et médité il regarde l’univers, les choses, les faits et les hommes d’une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de l’ensemble de ses observations réfléchies. C’est cette vision personnelle du monde qu’il cherche à nous communiquer en la reproduisant dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l’a été lui-même par le spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. »

Une vision personnelle 

Tout en soulignant la part des « observations », de la volonté de les « reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance », il garde à l’écrivain toute sa place, car c’est bien sa « vision personnelle du monde qu’il cherche à nous communiquer ». Plus loin, il précise qu’il s’agit de proposer « la  vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. » et conclut : « Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai ». En fait, Maupassant retrouve ici la conception de Flaubert, exprimée dans une lettre à Louise Colet le 9 décembre 1852 : « l'auteur, dans son œuvre, doit être, comme Dieu dans l'univers, présent partout et visible nulle part. » Il appartient donc au lecteur de mesurer la façon dont l’auteur s’introduit dans son œuvre, tel Maupassant qui, dans « Pierrot », s’attache à souligner la façon dont l’horreur humaine peut se cacher sous de belles apparences. Par exemple, son  portrait initial de Mme Lefèvre pose un jugement sévère en lui prêtant « une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et chamarrés », de même que quand il insiste sur son hypocrisie, liée à son souci de sauver les apparences,  en la rapprochant des « dames campagnardes qui portent toujours des centimes dans leur poche pour faire l’aumône ostensiblement aux pauvres des chemins, et donner aux quêtes du dimanche. »

Pour lire l'extrait de la préface de Pierre et Jean

Le rôle de la composition 

De même, c’est lui aussi qui imprime à son récit son rythme et en choisit la composition, comme il l’explique dans « Le Roman » : « La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les traîne indéfiniment. L’art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu’on veut montrer. »

Cela se constate dans « Pierrot », quand, au cœur de la nouvelle, et avant même le récit de l’abandon du chien, Maupassant introduit une description, présentée au présent comme une vérité générale, qui fonctionne comme une prolepse, en annonçant le sort à venir de Pierrot :

Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros, plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là, seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent, hésitent, anxieux. Mais la faim les presse : ils s’attaquent, luttent longtemps, acharnés ; et le plus fort mange le plus faible, le dévore vivant.

Le fantastique  

Le fantastique, qui mêle l’irrationnel à la banalité du quotidien, dans le but de susciter la peur, se développe avec le courant romantique, mais parcourt tout le siècle. Maupassant, quant à lui, a très tôt inséré dans ses nouvelles des passages relevant du fantastique, avant que, sans doute alors que lui-même connaît les premières atteintes de sa maladie, il en fasse la caractéristique même de ses récits, comme, en 1887, dans « La Morte », « La Nuit » ou « Le Horla ».

Dans « Pierrot » déjà, l’abandon du chien, en provoquant des cauchemars chez Mme Lefèvre, permet à l’écrivain, de recourir au fantastique. L’explication de ces paragraphes permet, en effet, de reconnaître les critères de cette tonalité :

  • d’un côté, des éléments d’une banalité totale : « la soupière », un « grand panier de fermier » ;

  • de l’autre, la déformation de l’espace et du temps, avec cette « grande route, une route interminable », les sensations bouleversées quand « elle crut l’entendre japper », et les manifestations d’angoisse : « ce panier lui faisait peur », « elle se sauvait éperdue ».

Tout se passe comme si, dans ses visions nocturnes, le chien venait symboliser la conscience coupable de Mme Lefèvre, ses « remords », et lui imposait, en la mordant, le châtiment mérité pour son cruel abandon. Encore un exemple, d'ailleurs, de la présence implicite de l'écrivain.

Le pathétique  

Cette présence de Maupassant, au-delà du réalisme d’ensemble, se traduit aussi par la dramatisation qui, peu à peu, accentue la tonalité pathétique du récit, due à sa volonté d’émouvoir le lecteur. Il s’agit bien, comme il l’expose dans « Le Roman », de provoquer « l’émotion de la simple réalité » et de « pour dégager l’enseignement artistique qu’il en veut tirer, c’est-à-dire la révélation de ce qu’est véritablement l’homme contemporain devant ses yeux ». Or, cet « homme contemporain », pour le pessimiste qu'est Maupassant comme pour son maître Flaubert, et pour le philosophe Schopenhauer, pour lequel il avoue souvent sa « profonde admiration », est un être mû par son « désir », qui n’est, en réalité, que l’expression d’un fondamental égoïsme.

C’est ce qu’illustre « Pierrot », à travers le comportement de Mme Lefèvre. Si Maupassant lui prête, en un seul passage, un élan envers son chien, il se traduit encore par un geste dérisoire, qui ne rompt que très brièvement son avarice : « Elle en arrivait même à l’aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot. » Son geste est immédiatement détruit par l’impôt à payer, qui entraîne la décision de jeter Pierrot dans la marnière. Le réel tue donc tout sentiment, et ramène l’homme à sa cruauté foncière. Le récit glisse ainsi d’une explication, neutre, de cette marnière, à une vision qui en donne une image effroyable :

[…] et souvent, quand on passe auprès de l’orifice, des hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels lamentables montent jusqu’à vous.

         Les chiens des chasseurs et des bergers s’enfuient avec épouvante des abords de ce trou gémissant ; et, quand on se penche au-dessus, il sort une abominable odeur de pourriture.

         Des drames affreux s’y accomplissent dans l’ombre.

C’est cette image que confirme le récit de l’abandon, avec cet ultime cadeau d’« une bonne soupe avec un doigt de beurre », semblable au dernier repas d’un condamné à mort, suivi des réactions de l’animal abandonné. Le lexique mêle alors le rappel de la réalité animale à des notations qui le rapprochent de l’humain :

Elles entendirent d’abord un bruit sourd ; puis la plainte aiguë, déchirante, d’une bête blessée, puis une succession de petits cris de douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui implorait, la tête levée vers l’ouverture

Le dénouement, avec la réaction cruelle de Mme Lefèvre, achève cette vision d’horreur, dont la dimension pathétique est mise en valeur par le contraste avec celle de Rose, impuissante : « Rose la suivit en s’essuyant les yeux du coin de son tablier bleu. »

POUR CONCLURE

Le choix du réalisme n’interdit donc en rien au romancier de transmettre « sa vision personnelle du monde » ; il doit seulement faire œuvre d’« illusionniste », de façon à ce qu’elle ressorte des seules tonalités du récit.

Le sort horrible du chien Pierrot ne fait que confirmer la loi sociale, qui sous-tend toute l’œuvre de Maupassant : elle soumet les plus faibles aux plus forts, et les tendres à ceux qu’aucun sentiment altruiste ne peut toucher car ils ne sont mus que par leur seul intérêt personnel.

Explication-TX1

Explications de quatre extraits : l'ouverture de la nouvelle - l'adoption de Pierrot - l'abandon et ses conséquences - épilogue 

L'OUVERTURE DE LA NOUVELLE  (du début à "... tranquilles maintenant !" 

Pour lire l'extrait

Inséré dans le recueil intitulé Contes de la Bécasse, « Pierrot », initialement publié dans Le Gaulois du 9 octobre 1882, se définit plutôt comme une nouvelle, ce qui implique une concentration extrême du récit. Cela se constate dès le début, avec la rapidité de la mise en place du contexte et des personnages, immédiatement suivie de l’événement perturbateur. Comment Maupassant, tout en l’informant, suscite-t-il l’intérêt de son lecteur ?

Le cadre du récit 

Aucune indication temporelle n’est donnée, mais la présentation laisse supposer que l’histoire est contemporaine du moment de l’écriture.

Comme dans bon nombre de ses œuvres, Maupassant choisit pour cadre une région qu’il connaît bien, la « Normandie », celle où il a passé une partie de son enfance, puis est venu ponctuellement habiter et passer des vacances, et plus précisément le « centre du pays de Caux ». En situant sa nouvelle dans « la campagne », il va alors pouvoir représenter quelques aspects du mode de vie dans ce milieu rural, et s’attacher à en peindre les caractéristiques.

Ainsi, même si nous ne sommes pas dans une ferme, puisqu’il précise l’habitation : « une petite maison à volets verts, le long d’une route », nous retrouvons une réalité importante à la campagne, le potager : « elles possédaient, devant l’habitation, un étroit jardin, elles cultivaient quelques légumes. » Cela permet de limiter le coût de l’alimentation.

Les personnages 

Les deux personnages principaux sont présentés en quelques traits, mais cette brièveté des portraits n’empêche pas qu’ils caractérisent bien ces « deux femmes ».

Le statut social

La formule introductive, « une dame de la campagne », fonctionne comme un oxymore, en opposant le milieu rural, plus rustre, à son statut social, une « dame », que confirme la présence à ses côtés d’une « servante ». L’infériorité de celle-ci explique qu’elle ne soit nommée que par son prénom, « Rose », mais Maupassant la rend sympathique en la qualifiant de « brave campagnarde toute simple ». Tout au long du récit, le pronom « elles » et la répétition, « les deux femmes », souligne qu’elle partage la vie quotidienne de sa patronne.

Le portrait de Mme Lefèvre

Le premier paragraphe, lui, précise le portrait de Mme Lefèvre, probablement plus toute jeune vu qu’elle est « veuve », en poursuivant l’opposition mise en place par l’oxymore. La formule « une de ces… » fait d’elle un type, en supposant que le lecteur peut identifier les caractéristiques de cette « demi-paysanne[…] ». Ainsi, son portrait repose sur une série de contradictions :

  • d’un côté, une apparence soignée, qui se veut élégante avec des « rubans », des « chapeaux falbalas » et des « gants de soie écrue ». Ainsi, elle se soucie de l’image qu’elle donne, pour affirmer son statut social de  « dame » : elle fait partie « de ces personnes qui […] prennent en public des airs grandioses ».

  • de l’autre, une femme de la « campagne », peu éduquée et peu raffinée, car elle « parle[…] avec des cuirs », c’est-à-dire en faisant des liaisons inappropriées, en ajoutant un « s » ou un « t », par exemple, « il va-t-en guerre », ou « entre quatre- z-yeux ». Ses « grosses mains rouges » n’ont donc rien de la délicatesse de celles des dames de la ville.

Mais, surtout, les verbes, « cachent », « dissimulent », soulignent un comportement hypocrite, car les « dehors comiques et chamarrés », qui peuvent faire sourire en la rendant ridicule, contrastent avec la réalité profonde que démasque Maupassant, beaucoup plus inquiétante, « une âme de brute prétentieuse ».

L'élégance parisienne : la mode dans les années 1880

L'élégance parisienne : la mode dans les années 1880

L'événement perturbateur 

Le vol

Comme le veut la tradition, l’événement perturbateur est mis en évidence par le connecteur « Or » qui l’introduit. Son aspect inquiétant, puisqu’il se passe « une nuit », contraste avec ce qui apparaît bien dérisoire : « on lui vola une douzaine d’oignons ». Le récit s’emploie alors à dramatiser ce vol, déjà par les réactions immédiates, la précipitation affolée, celle de la servante, qui reproduit son langage, « elle courut prévenir madame », et celle de sa patronne, qui ne prend pas le temps de soigner son apparence : elle descendit en jupe de laine ». Le lexique, hyperbolique, reprend les critères du tragique, « Ce fut une désolation, une terreur », sur lesquels insistent les réactions prêtées aux deux femmes, « effarées », et qui « s’épouvantaient ».

Les discours rapportés

Maupassant joue ensuite sur les discours rapportés pour accentuer encore l’importance de l’événement. La répétition, « On avait volé, volé Mme Lefèvre ! Donc, on volait dans le pays », forme une sorte de discours indirect libre qui traduit l’aspect inacceptable, scandaleux même, de ce vol. Le discours direct, lui, fait sourire, car il dépeint une sorte d’enquête, tout en mettant en valeur les incessants commentaires propres à ce monde rural où le moindre événement paraît exceptionnel : elles « contemplaient les traces de pas, bavardaient, supposaient des choses : « Tenez, ils ont passé par là. Ils ont mis leurs pieds sur le mur ; ils ont sauté dans la plate-bande ».

Enfin, cet événement permet de créer un horizon d’attente, en posant la menace : « on pouvait revenir », « elles s’épouvantaient pour l’avenir ». Elle se trouve amplifiée par le discours rapporté final, qui n’est plus une question mais une exclamation, qui accroît une inquiétude indignée : « Comment dormir tranquilles maintenant ! »

CONCLUSION

Le début de cette nouvelle se construit sur un contraste entre deux tonalités :

  • d’une part, ressort le ridicule du portrait de Mme Lefèvre, et de la scène décrite, avec des réactions visiblement exagérées par rapport au « larcin » dérisoire, « douze oignons ». Maupassant annonce ainsi une satire, semblable à certaines de ses « farces » paysannes racontées dans le recueil, donc sa volonté de critiquer en faisant sourire.

  • d’autre part, la caractérisation de son héroïne, son « âme de brute prétentieuse », fait naître une inquiétude, car cela suggère qu’elle pourrait être prête à tout pour défendre son bien. Une autre tonalité devra donc permettre au lecteur de partager l'indignation de l'écrivainLe récit de l’événement déclencheur donne ainsi au lecteur le désir de découvrir la suite. 

Explication-TX2

L'ADOPTION DE PIERROT  (de "Donc il fut décidé..." à "... de saisissement." 

Pour lire l'extrait

Après un rapide incipit pour présenter le cadre et les personnages de « Pierrot », deuxième nouvelle insérée dans le recueil de Maupassant, Contes de la Bécasse, publié en 1883, l’événement perturbateur, même s’il s’agit d’un vol bien dérisoire, « douze oignons », est un déclencheur de la décision de prendre en chien pour garder la maison. Mais, dans l’esprit de Mme Lefèvre se livre alors un douloureux combat : pour éviter un vol, il lui faut accepter ce que peut coûter un chien. Comment, à travers le récit de l’adoption de Pierrot, Maupassant complète-t-il sa peinture sociale et le portrait de cette « dame de la campagne » ?

Le choix du chien (du début à la ligne 13) 

Une difficile recherche

La réflexion a été longue, et le texte, en s’ouvrant sur la décision, met immédiatement l’accent sur l’avarice de Mme Lefèvre, par la gradation, « on aurait un chien, un tout petit chien. », insistance reprise pour le chien de l’épicier. Il s’agit, bien sûr, pour Mme Lefèvre, de dépenser le moins possible, ce que confirme la métaphore comique qui représente les « grands » comme « des avaleurs de soupe ». Mais, à partir de ce portrait critique de l’héroïne, en nommant précisément le lieu, Rollerville, et en reprenant le patois normand avec son accent, « le quin », Maupassant élargit cette image de l’importance accordée à l’argent à ce monde rural, puisque « l’épicier de Rollerville », petite ville  normande, entend bien lui aussi tirer profit de la situation : « il exigeait qu’on le lui payât deux francs, pour couvrir ses frais d’élevage. »

L'arrivée de Pierrot

L’atmosphère restreinte de cette campagne est aussi restituée par le rappel du rôle joué par les commerçants, « l’épicier » ou « le boulanger, qui savait les événements », chez lesquels circulent et s’échangent les nouvelles.

Pour illustrer le portrait de Pierrot

Maupassant, en quelques lignes, fait un portrait cocasse de l’animal, qu’il rend ridicule par sa couleur, « tout jeune », par sa taille, « presque sans patte » tandis que sa queue forme « un  vrai panache, grand comme le reste de sa personne », et surtout par la mise en valeur de son aspect hybride : « avec un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette ». Il ressemble à tout, sauf à un chien, d’où le commentaire qui introduit cette présentation : « un étrange petit animal ». 

Pour illustrer le portrait de Pierrot

La satire se poursuit par le contraste entre la réaction de chacune des femmes :

  • La construction de la réaction de Mme Lefèvre rend à nouveau comique son avarice : au centre est placée la réalité, la laideur de l’animal soulignée par l’hyperbole, « ce roquet immonde », encadrée par le jugement opposé, lui aussi hyperbolique, le « trouv[er] fort beau », ce qui le rend absurde, tout comme la relative explicative : « qui ne coûtait rien ».

  • Par opposition, la réaction de Rose révèle son humanité, elle « l’embrassa », confirmée par l’importance qu’elle accorde au fait de savoir « comment on le nommait ». Le choix de ce prénom nom, Pierrot », avec son suffixe, diminutif campagnard, à la fois l'inscrit dans ce monde rural et le personnifie.

L'installation de Pierrot (des lignes 14 à 22) 

Le portrait de Mme Lefèvre

Les précisions données sur l’installation de Pierrot confirme cette volonté de ne rien dépenser pour ce chien, avec, en guise de niche, « une vieille caisse à savon », et pour le nourrir, le minimum, « de l’eau à boire » et « un morceau de pain ». Maupassant s’amuse en amplifiant, en conclusion des courtes phrases, « Il but », « Il mangea », les réactions de Mme Lefèvre, avec l’adjectif en apposition, « inquiète », et le discours rapporté directement : « Quand il sera bien accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en rôdant par le pays. » Elle signe ainsi le refus de le nourrir, et Maupassant souligne le résultat, la condition cruelle du chien : « ce qui ne l’empêcha point d’être affamé. »

Un chien utile ?

En lien avec l'événement perturbateur, le chien, initialement, avait pour fonction de protéger la maison contre les voleurs. Or, Maupassant montre qu’il ne remplit pas son rôle, car il ne pense, en fait, qu’à manger : « Il ne jappait d’ailleurs que pour réclamer sa pitance ; mais, dans ce cas, il jappait avec acharnement. » L’adoption est donc un échec, que le récit souligne plaisamment : « Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet. »

Le comportement de Mme Lefèvre (de la ligne 15 à la fin) 

La fin de l’extrait est construite sur un contraste :

         D’un côté, l’animal trouve sa place, et il semble même qu’il ait réussi à toucher le cœur de sa maîtresse : « Mme Lefèvre cependant s’était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait même à l’aimer ». Cependant, Maupassant ne modifie pas sa relation à l’argent, puisque, sa généreuse preuve d’amour se traduit par un sacrifice ultime, lui accorder un peu de nourriture, surmontant ainsi son avarice : « lui donner de sa main, de temps en temps, des bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot. »

         De l’autre, cette avarice revient avec force, en lien avec la loi du 2 mai 1855, qui avait imposé un impôt sur les chiens, en fonction de leur utilité, ici un montant de « huit francs ». Le récit reproduit doublement son indignation, d’abord par l’exclamation, répétant le montant qui lui a été annoncé, « huit francs, madame ! », ensuite par sa caractérisation péjorative de Pierrot : « ce freluquet de quin qui ne jappait seulement point ». La conclusion est tellement excessive qu’elle prête à sourire : « elle faillit s’évanouir de saisissement. »

CONCLUSION

Maupassant a donc construit une première péripétie, en redoublant le schéma narratif d’ensemble. Il pose en effet, une situation initiale, en introduisant ce nouveau personnage, « Pierrot », éponyme donc central dans la nouvelle, et, après un portrait rapide du chien et de sa relation avec sa maîtresse, en mettant en relief un nouvel événement perturbateur, l’impôt à payer.

Le lecteur, qui a pu à présent mesurer l’avarice extrême de Mme Lefèvre, est donc placé devant un nouvel horizon d’attente : quel sera le sort de Pierrot ? Il peut pressentir que la réponse risque de s’éloigner de la tonalité comique…

Explication-TX3

L'ABANDON ET SES CONSÉQUENCES  (de "Quand il fut décidé..... " à "... à la marnière.")  

Pour lire l'extrait

Dans sa nouvelle insérée dans le recueil des Contes de la Bécasse, publié en 1883, Maupassant, en mettant en scène son personnage principal, Mme Lefèvre, raconte comment elle en arrive à adopter un « tout petit chien », Pierrot, qui donne son titre à l’œuvre. Mais il subit l’extrême avarice de sa maîtresse, Mme Lefèvre, qui le laisse toujours « affamé »... et, en plus, il ne joue pas son rôle attendu de gardien contre les voleurs. Ainsi, pour ne pas payer l’impôt sur les chiens, alors obligatoire, elle décide de l’abandonner dans une « marnière », un puits destiné à accéder à des galeries souterraines d’extraction de la craie, qui sert à fertiliser les sols agricoles. C’est un « cimetière » pour les chiens qui, quand ils s’y retrouvent à plusieurs, finissent par s’entre-dévorer. La conclusion, « Des drames affreux s’y accomplissent dans l’ombre », annonce le sort terrible promis à Pierrot. Comment le récit met-il en valeur l’horreur de cet abandon ?

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La décision (du début à la ligne 10) 

Maupassant, dans la passage précédent, a longuement expliqué le sens de cette expression du patois normand, « piquer du mas », en la traduisant d’abord, « manger de la marne », puis en expliquant le rôle de ces « puits » qui servent à se débarrasser des chiens. Le choix de la forme impersonnelle, « il fut décidé », puis « il fut résolu », et du pronom indéfini « on », efface à la fois sa maîtresse, Mme Lefèvre, qui a pris sa décision, et Rose, sa servante, qui, elle, n’a pas le pouvoir de s’y opposer. Une façon peut-être, pour l’écrivain, de les déshumaniser… ou bien de donner un ton plus neutre à son récit.

L'avarice de Mme Lefèvre

Pourtant, en parlant d’« exécuteur » pour qualifier celui qui va aller abandonner Pierrot, Maupassant fait du chien un condamné à mort, une victime de l’avarice de sa maîtresse, qu’il souligne à nouveau. Dans ce milieu rural, l’argent joue un rôle, et tout se paie. Or, les sommes mentionnées, « dix sous » pour « le cantonniers », qui a un rôle officiel dans le village, « cinq sous » pour le « goujat du voisin », un simple apprenti, sont minimes, d’où le contraste avec les réactions, amplifiées, de Mme Lefèvre : « Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre », « c’était trop encore ».

Des gestes d'humanité

Face à l’avarice de sa patronne, et quoique consciente de la valeur de l’argent, la servante, Rose, tente de mettre un peu d’humanité dans le sort du chien : « il valait mieux qu’elles le portassent elles-mêmes, parce qu’ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son sort ». Tentative d’adoucir le sort de Pierrot, qui paraît bien dérisoire puisque Maupassant a déjà informé son lecteur de la façon dont périssent les chiens jetés dans la marnière. Parallèlement, comment expliquer le fait d’y aller « à la nuit tombante » ? S’agit-il de cacher un acte perçu comme honteux ? Ou, plus simplement, de préserver les apparences en échappant aux regards des villageois ?

Comme pour un condamné à mort, le chien a droit à un bon repas, « une bonne soupe avec un doigt de beurre »,  nourriture exceptionnelle pour cet animal pour lequel sa maîtresse refuse toute dépense. La réaction de Pierrot, « Il l’avala jusqu’à la dernière goutte », révèle à quel point il n’est pas habitué à un tel repas, mais Maupassant cherche à émouvoir son lecteur en montrant l’innocence de l’animal, qui  « remuait la queue de contentement », heureux alors même qu’il est condamné à mourir. De même, le témoignage d’affection de Rose, qui « le prit dans son tablier », est touchant car elle aime ce chien mais ne peut lutter contre sa patronne.

L'abandon (des lignes 11 à 23

Les conditions de l'abandon

Maupassant s’attache à dépeindre les conditions de l’abandon du chien, qui complètent le portrait des deux héroïnes. Leur marche, « à grands pas », et la comparaison, « comme des maraudeuses », c’est-à-dire ces voleuses dans ce milieu rural, confirment le malaise qu’elles ressentent, leur désir de ne pas être vues. En reproduisant le geste de Mme Lefèvre, qui « se pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait », Maupassant introduit une sorte de dialogue intérieur, marqué par les tirets, comme si celle-ci cherchait ainsi à effacer ses remords en se rassurant sur le sort de Pierrot : « — Non — il n’y en avait pas ; Pierrot serait seul. » Et la dramatisation  s’accentue puisque c’est à Rose que revient le geste ultime, alors que c’est elle qui en souffre le plus : « Rose qui pleurait, l’embrassa, puis le lança dans le trou ».

Le portrait de Pierrot

Maupassant inscrit la suite du récit dans le registre pathétique, en utilisant, même s’il nous rappelle qu’il s’agit d’une « bête », d’un « chien », un lexique qui le personnifie. Le « bruit sourd », au moment de la chute, est suivi d’une gradation qui accentue les souffrances de Pierrot : « la plainte aiguë, déchirante, d’une bête blessée, puis une succession de petits cris de douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien » La description des bruits, humanisés par les adjectifs, puis l’image de Pierrot « qui implorait, la tête levée vers l’ouverture » fait de la scène une hypotypose, qui permet au lecteur de la visualiser, donc de partager l’émotion que l’écrivain cherche à transmettre.

Qui s’exprime dans la phrase mise en évidence, par la typographie, par l’interjection, l’exclamation et la répétition verbale, « Il jappait, oh ! il jappait ! » ? Mme Lefèvre, qui a masqué son avarice, son refus de payer l’impôt, en justifiant l’abandon du chien par le fait qu’il « ne jappait seulement point », et qui se sent alors coupable ? Plus probablement, le narrateur, porte-parole de Maupassant, qui met ainsi l’accent sur l’ironie cruelle de cet abandon...

La fuite

 

L’énumération qui explique leur fuite éperdue, « Elles furent saisies de remords, d’épouvante, d’une peur folle et inexplicable », est construite en gradation rythmique et lexicale, qui fait glisser le récit vers un autre registre, le fantastique, car n’oublions pas que la scène se déroule de nuit. L’accent est mis, par le discours rapporté injonctif, « Attendez-moi, Rose, attendez-moi ! », sur l’état de Mme Lefèvre, comme si Maupassant voulait insister sur sa peur de la solitude, comme si elle était hantée par sa culpabilité. 

Les cauchemars (de la ligne 24 à la fin

Associant par le pluriel les deux femmes, « Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables. », et attirant, par l’adjectif, l’attention du lecteur, Maupassant ne raconte, en fait, que les deux cauchemars vécus par Mme Lefèvre, en gradation. 

Le premier cauchemar

 

Nous reconnaissons le registre fantastique, destiné à provoquer la peur, au mélange entre la banalité du quotidien, « elle s’asseyait à table pour manger la soupe », et l’irréel propre à ce registre : « quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. » L’action, « Il s’élançait et la mordait au nez. », illustre la vengeance du chien, signe aussi de la culpabilité de Mme Lefèvre. Autre signe du fantastique, nous notons aussi la déformation des sensations, une véritable hallucination : elle « crut l’entendre japper encore. Elle écouta ; elle s’était trompée. »

Un chien fantôme

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Le second cauchemar

 

Comme le premier, il prend sa source dans la réalité, « une grande route », « un panier, un grand panier de fermier ». Mais, à nouveau, cette réalité devient étrange, avec un espace déformé, « une route interminable, qu’elle suivait », et ce panier « abandonné », ce que ne ferait aucun « fermier ». L’action de Pierrot est encore plus violente que lors du premier cauchemar, car la description met valeur la férocité du chien qui « lui saisissait la main, ne la lâchait plus ; et elle se sauvait éperdue, portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée. » L’image est horrible, et la fin du récit accentue les réactions de Mme Lefèvre : de la « peur » face à l’étrange, on passe à l’adjectif hyperbolique, « éperdue », puis à sa course au réveil : « Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière. » 

CONCLUSION

 

Le ton de la nouvelle a bien changé depuis la situation initiale, car le sourire a totalement disparu. Le lecteur est, au contraire, par l’ironie cruelle de Maupassant, invité à s’émouvoir à la fois devant la compassion de Rose, impuissance face à la décision d’une patronne dont elle dépend, et devant le sort du chien, dont il accentue la dimension pathétique.

Cependant, par l’expression des sentiments de Mme Lefèvre, et surtout par le recours au fantastique dans le récit de ses cauchemars – et rappelons que Maupassant vit alors les premières atteintes de la maladie qui le fera basculer dans la folie –, il nous interroge sur la cruauté dont elle a fait preuve : la regrette-t-elle ? Va-t-elle remédier au sort de Pierrot ? Est-il possible que le remords soit plus puissant que son avarice ? C’est donc un nouvel horizon d’attente qui se trouve ouvert. 

Explication-TX4

L'ÉPILOGUE  (d' "Aussitôt rentrée..." à la fin" 

Pour lire l'extrait

Ce passage correspond à la fin de la nouvelle de Maupassant, insérée dans son recueil, Contes de la Bécasse, publié en 1883, en racontant les derniers moments de la vie du chien Pierrot, que le titre du récit désigne comme personnage principal. Adopté par Mme Lefèvre, l’avarice de sa maîtresse lui impose un sort terrible : pour ne pas payer l’impôt sur les chiens, elle le jette au fond du puits d’une « marnière ». Après de terribles cauchemars, qui lui font vivre la revanche du chien, elle décide d’aller le sortir de ce puits, mais les « quatre francs » que cela lui coûterait l’amène à renoncer… En quoi cet épilogue révèle-t-il la vision de Maupassant sur sa société ? 

La solution retenue (du début à la ligne 12

C’est à nouveau sur le contraste entre la servante, Rose, et sa patronne, que Maupassant construit la première étape de son dénouement.

Le portrait de Rose

 

Depuis le début, c’est elle qui représente la part d’humanité qui peut exister en l’homme, mais, non seulement, son statut de servante la place sous l’autorité de Mme Lefèvre, ce qui l’oblige à se montrer « toujours résignée », caractéristique soulignée par sa mise en apposition, mais elle-même, femme de la campagne normande, partage cette conscience de la valeur de l’argent, d’où sa première réaction : « « Quatre francs ! c’est de l’argent, madame. » Mais Maupassant lui prête tout de même un élan de compassion envers Pierrot, avec le discours rapporté qui souligne sa suggestion : « Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour qu’il ne meure pas comme ça ? » Cependant, cet élan reste fort limité, puisqu’il ne s’agit que de retarder la mort de Pierrot…

Une réelle compassion

 

Quand on la compare au refus de Mme Lefèvre de nourrir convenablement son chien quand il vivait encore à ses côtés, et sa colère devant ce qui est qualifié de « prétentions du puisatier », sa décision de suivre la suggestion de Rose peut sembler véritablement généreuse, lui distribuer « un gros morceau de pain beurré ». De même, le fait qu’elle partage avec Rose cette visite à Pierrot, toutes deux « lui parlant tour à tour », n’est-il pas un signe d’une nouvelle affection pour le chien en lequel elle n’a vu, jusqu’à présent, qu’une cause de dépense ? Le lecteur peut alors s’interroger devant sa réaction, accentuée par le rythme de la phrase : « Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse ; et les voilà reparties ».

La réponse n’est pas donnée, mais sous-entendue, car le chien n’est représenté que par la nourriture qui lui est distribuée, « sitôt que le chien avait achevé un morceau, il jappait pour réclamer le suivant », et surtout, la négation restrictive introduit déjà une première limite à cette générosité : « Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles ne faisaient plus qu’un voyage. » L’avarice, profondément inscrite dans le caractère de Mme Lefèvre, a donc repris une partie de sa puissance

La chute de la nouvelle (de la ligne 13 à la fin

Le sort de Pierrot

 

Le connecteur « Or » introduit le dernier événement, élément de résolution qui entraîne le dénouement, le sort de Pierrot. Maupassant avait déjà annoncé cette fin, en expliquant le rôle de cette marnière où sont abandonnés les chiens : « le plus fort mange le plus faible, le dévore vivant. » Mais ici, il procède d’abord par une suite d’allusions, de façon à faire ressentir au lecteur ce sort douloureux. Déjà, par « un aboiement formidable », adjectif à prendre dans son sens étymologique, "si terrifiant qu’il inspire la peur", il suggère la taille du rival de Pierrot, qui est, lui, « tout petit ». Cette peur est soulignée par les deux exclamations : « Ils étaient deux ! On avait précipité un autre chien, un gros ! »

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La réaction des deux femmes conduit au dénouement prévu, et ne peut qu’émouvoir le lecteur qui imagine l’espoir du chien, en reconnaissant la voix de Rose : « Et Pierrot jappa, jappa. » La nourriture lancée ne fait donc que provoquer un combat, dont Maupassant restitue la violence : « elles distinguaient parfaitement une bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son compagnon, qui mangeait tout ». Cette distribution n’a donc plus aucune utilité, ce que l’adverbe, encadré par les virgules, met en évidence : « Elles avaient beau spécifier : « C’est pour toi, Pierrot ! » Pierrot, évidemment, n’avait rien. » Maupassant, sans le dire, laisse donc le lecteur comprendre la fin de Pierrot.

Pour illustrer les derniers moments de Pierrot

Une terrible "chute"

 

Il est de tradition que l’excipit de la nouvelle forme une « chute », par son aspect inattendu, provoquant un effet de surprise. Il est ici créé par les effets de contraste dans les émotions dépeintes, d’abord par l’adjectif « interdites », en apposition. Mais le « ton aigre » de la phrase de Mme Lefèvre, en fait un verdict, cruel : « Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu’on jettera là dedans. Il faut y renoncer ». En scellant le sort de Pierrot, ainsi abandonné à la mort, cette phrase révèle la façon dont Maupassant voit la nature humaine. Pour lui, c’est l’intérêt personnel qui l’emporte toujours sur les mouvements du cœur : elle est « suffoquée à l’idée de tous ces chiens vivants à ses dépens », alors même qu’elle condamne Pierrot à mort. Pour accentuer cette image finale, Maupassant la montre « emportant même ce qui restait du pain qu’elle se mit à manger en marchant. » Ce geste ultime paraît d’autant plus odieux que l’écrivain l’oppose à la tristesse réelle de Rose : « Rose la suivit en s’essuyant les yeux du coin de son tablier bleu. » La mention de son « tablier bleu » rappelle son statut de servante, qui la contraint à l’impuissance. Il n’appartient donc qu’au seul lecteur de s’indigner…

CONCLUSION

 

Maupassant est, bien sûr, maître de son récit, mais il n’intervient pas pour formuler sa critique, ni même le moindre discours moralisateur. Cependant, cet excipit, avec le contraste entre la pitié, qu’il cherche à provoquer en montrant le sort douloureux du chien Pierrot et la tristesse de Rose, et l’absence d’émotion de sa patronne, qui n’est mue que par son avarice, jusqu’à manger le dernier morceau de pain prévu, confirme le portrait dressé dans l’incipit : Mme Lefèvre a bien « une âme de brute ».

Mais surtout le ton glacé de cet excipit traduit la vision pessimiste de Maupassant d’une société où l’argent l’emporte sur toutes les autres valeurs, et où, entre les humains comme entre les chiens, s’affirme le « struggle for life » introduit par Darwin, qui se retrouve dans toutes ses œuvres de Maupassant : « le plus fort », ici la patronne, impose sa loi à la plus faible, la servante. La vie est sordide, l’amour réel est impossible, et la  cruauté triomphe…

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