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Jean-Marie  Gustave Le Clézio, "La grande vie", La Ronde et autres faits divers, 1982 

 L'auteur (né en 1940) : un voyageur 

J.-M. G. Le Clézio, sur la plage à Nice

Mais lire la biographie de Jean-Marie Gustave Le Clézio, c’est d’abord partir avec lui à travers le monde. Déjà ses origines familiales le rattachent à la Bretagne, mais aussi à l’île Maurice, lieu d’exil d’un lointain aïeul, où se trouve une maison de famille, sans oublier l’Angleterre, pays de son père. Premier voyage véritablement initiatique, l’Afrique où il rejoint, en 1948, son père qui y séjourne alors, révélant dans Dans la Forêt des paradoxes : « De ce voyage, de ce séjour […], j’ai rapporté non pas la matière de romans futurs, mais une sorte de seconde personnalité, à la fois rêveuse et fascinée par le réel, qui m’a accompagné toute ma vie – et qui a été la dimension contradictoire, l’étrangeté à moi-même que j’ai ressentie parfois jusqu’à la souffrance. » Citons aussi la Thaïlande, où il effectue son service militaire avant d’être envoyé au Mexique, puis, de 1970 et 1974, il partage la vie des Indiens dans la forêt à l’est du Panama. 

Il réside  notamment entre Albuquerque, au Nouveau-Mexique, état américain frontière, Nice à la frontière entre la France et l’Italie, en Bretagne, entre la terre et l’océan : « je vis dans les lisières, entre les mondes », reconnaît-il. 

J.-M. G. Le Clézio, sur la plage à Nice

Auteur

Né à Nice où il a longtemps vécu, il connaît bien les lieux dont rêvent ses deux héroïnes de "La grande vie", les paysages qu’elles vont découvrir avec fascination, et le mythe qui entoure ce lieu hautement touristique.

Rien d’étonnant donc à ce qu’il se plaise à représenter, comme dans cette nouvelle, des personnages qui rêvent de voyage pour échapper à la médiocrité de leur vie quotidienne, vécue comme un douloureux enfermement.

Elles s’en allaient déjà, elles partaient pour la grande aventure, à travers le monde, dans les pays qu’on voit au cinéma : l’Inde, Bali, la Californie, les îles Fidji, l’Amazonie, Casablanca. Ou bien dans les grandes villes où il y a des monuments magiques, des hôtels fabuleux avec des jardins sur le toit, des jets d’eau, et même des piscines avec des vagues, comme sur la mer : New York, Rome, Munich, Mexico, Marrakech, Rio de Janeiro.

Le Clézio, « La grande vie »​

Mais il y a loin, pour les deux héroïnes, Pouce et Poussy, du rêve, qui les amène à descendre de Paris sur la Côte d’Azur, à la réalité…  

Pour une biographie détaillée

Un entretien avec Le Clézio

Présentation

 Présentation de "La grande vie"

Les titres

Le titre du recueil renvoie d’abord à celui de la première nouvelle, « La ronde », terme polysémique. C’est un jeu de petites filles, ce que sont encore Pouce et Poussy, ses deux héroïnes, âgées de 19 ans, qui vont vivre ce voyage comme un moment de joyeux amusement. Mais c’est aussi la ronde des policiers, des guetteurs, des soldats sur le chemin de « ronde », ce qui sous-entend déjà un danger et suggère une atmosphère plus lourde… Le lecteur s’interroge alors… Cette première interrogation est soutenue par la seconde partie du titre « et autres faits divers », qui, au-delà du réalisme qu’il implique, puisqu’il s’agirait d’événements tels qu’on peut les lire dans un quotidien, nous alerte : les « faits divers », derrière leur banalité, sont le plus souvent des accidents, des faits illégaux.is il y a loin, pour les deux héroïnes, Pouce et Poussy, du rêve, qui les amène à descendre de Paris sur la Côte d’Azur, à la réalité…  

Le Clézio, La Ronde et autres faits divers

Le titre de la nouvelle choisie fait référence à l’expression « mener la grande vie », c’est-à-dire la vie des « grands » de ce monde, de ceux qui fréquentent les palaces de cette Côte d’Azur dont elles rêvent, une vie de luxe, de plaisir, où l’on dépense sans compter et où tous les désirs peuvent instantanément être satisfaits. Mais ce rêve pourra-t-il être vécu par ces deux jeunes filles sans argent ?

La notion de "fait divers"

En rapprochant la nouvelle et le fait divers, Roland Barthes justifie le titre du recueil. Tous deux sont des récits brefs, ce qui limite les descriptions, les portraits, réduit souvent la psychologie à quelques traits caractéristiques, à quelques gestes. Tout se dénoue souvent en quelques minutes.

[…] le fait divers, au contraire, est une information totale, ou plus exactement, immanente; il contient en soi tout son savoir : point besoin de connaître rien du monde pour consommer un fait divers; il ne.renvoie formellement à rien d'autre qu'à lui-même; bien sûr, son contenu n'est pas étranger au monde : désastres, meurtres, enlèvements, agressions, accidents, vols, bizarreries, tout cela renvoie à l'homme, à son histoire, à son aliénation, à ses fantasmes, à ses rêves, à ses peurs : une idéologie et une psychanalyse du fait divers sont possibles; mais il s'agit là d'un monde dont la connaissance n'est jamais qu'intellectuelle, analytique, élaborée au second degré par celui qui parle du fait divers, non par celui qui le consomme ; au niveau de la lecture, tout est donné dans un fait divers ; ses circonstances, ses causes, son passé, son issue ; sans durée et sans contexte, il constitue un être immédiat, total, qui ne renvoie, du moins formellement, à rien d'implicite ; c'est en cela qu'il s'apparente à la nouvelle et au conte, et non plus au roman.

Roland Barthes, « La structure du fait divers », in Médiations, 1962

Ainsi, il est évident que le récit de Le Clézio dépasse de loin la simplicité du fait divers, même s’il en retient  des procédés d’écriture, notamment la brièveté des phrases et les emprunts à l’oralité. Il s’attache, en effet, à développer ce qui reste rudimentaire dans le fait divers, les relations de causalité qui ont  conduit à sa réalisation. Il sort ainsi des stéréotypes, et développe les éléments émotionnels constitutifs d’une personnalité. La notion de causalité en sort donc renforcée, mettant en valeur les liens complexes qui se nouent entre ses personnages et leur environnement, tout en préservant la part d’inconnu propre au fait divers, le hasard, la coïncidence.

Pour comparer ces paragraphes d’ouverture et de fermeture de la nouvelle, nous chercherons leurs ressemblances et leurs différences à partir de la présentation des personnages, et nous nous interrogerons sur leur rôle.

Incipit-chute

 Incipit et chute de la nouvelle

Le Clézio, "La grande vie"

Les deux héroïnes

L’incipit les rapproche l’une de l’autre, déjà par la proximité de leur surnom, « Pouce » et « Poussy », qui reproduit l'étrange coïncidence de leurs prénoms, « Christèle » et « Christelle ». Leur ressemblance physique est également soulignée : elles sont « comme des sœurs jumelles », « pas très grandes » et « brunes toutes les deux ». Même leurs visages ne se distinguent pas vraiment : « un drôle de visage enfantin, un bout de nez, et de beaux yeux noirs qui brillent. » L’écriture elle-même ne les dissocie pas avec l’emploi récurrent du pronom « elles ». Mais cela se retrouve dans leur caractère, « Elles rient souvent, partout », et le passage insiste sur leur union : « presque toujours ensemble », « quand elles sont l’une sans l’autre [...] elles ne s’amusent plus ». Elles semblent ne faire qu’une, nous rappelant en cela les plus célèbres héros des épopées, Achille et Patrocle, Roland et Olivier…Nous notons aussi, dès cette ouverture, le choix du présent, qui donne l’impression d’un récit oral, de même que la syntaxe familière, par exemple « et pas beaucoup de gens savent qu’en réalité elles s’appellent Christèle et Christelle ». 

Dans la chute, épilogue de la nouvelle, nous retrouvons cette union, dans la cabine du camion, « avec Pouce et Poussy qui dormaient à moitié »), et la reprise du pronom « elles », mais surtout par la façon dont le regard des policiers considère et associe ces « deux amazones ». Pourtant, une dissociation apparaît à la fin lorsque Poussy regarde « le profil entêté de Pouce » : le texte l’isole alors dans sa réflexion, avec l’emploi du singulier, « elle ». Mais, dans la dernière phrase,  le retour au rêve les réunit à travers cet espoir relancé : « elles allaient repartir ».

Nous observons aussi une évolution entre l’ouverture et la fermeture de la nouvelleL’incipit donne d’elles une image de légèreté et d’insouciance. C’est la joie qui les environne, et « tout le monde les aime bien ». La mention répétée de leur « rire », comparé à des « grelots » contribue à créer cette impression, et cette joie semble s’inscrire sur leur visage : « un drôle de visage enfantin, et un bout de nez ». L’ambiance est très différente dans la chute de la nouvelle, d’une part parce qu’elles sont environnées de personnages peu sympathiques, un chauffeur indifférent, qui « ne s’occupait pas d’elle », un inspecteur en civil « avec un regard dur ». D’autre part, elles-mêmes ont perdu toute joie :  « Le profil entêté de Pouce » traduit une fermeture sur elle-même, une forme de résistance, voire une dureté, nouvelle chez cette héroïne rieuse.

La fonction des deux extraits

L’incipit doit informer et séduire. Or ici l’information, qui fait le portrait des deux héroïnes, reste très générale, plutôt centrée sur la relation qui unit ces « deux meilleures amies ». Mais c’est précisément par cette banalité que le texte exerce sa fonction de séduction en permettant l’identification du lecteur.

En revanche, l’épilogue doit présenter un dénouement, clore l’intrigue. C’est donc un récit, et, comme on pouvait l’attendre, celui d’un « fait divers », ici une arrestation. Le texte suggère même un long parcours judiciaire : de « longues attentes dans des corridors poussiéreux ». L’atmosphère sinistre ainsi créée contraste totalement avec la liberté qu’elles viennent de vivre dans des paysages radieux, et avec la joie mise en place dans l’incipit. Mais le dénouement reste ouvert, le rythme de la dernière phrase suggérant d’autres voyages à venir avec la répétition de « repartir » et la mise en apposition de l’adverbe « loin ».

De plus, l’incipit est écrit au présent de l’énonciation, comme si le narrateur s’adressait directement à son lecteur, façon de rendre immédiatement vivantes les deux héroïnes en les faisant vivre sous ses yeux. La chute, en revanche, est au passé, attendu dans un récit, avec cependant le passé composé (au lieu du passé simple) qui garde au texte le ton de l’oralité. 

Dans les deux passages, le narrateur est omniscient : il sait tout de ses personnages, leur passé, leur mode de vie, et même les pensées de Poussy dans le dernier paragraphe. Mais on observe chez lui quelques hésitations, Par exemple, dans l’incipit il semble se corriger au fil du texte : « [...] et pas très grandes. Pour dire vrai, elles sont même assez petites. », « Elles ne sont pas belles, pas vraiment, parce qu’elles sont trop petites », « [...] lorsqu’elles sont ensemble. Elles sont d’ailleurs presque toujours ensemble. » Le Clézio adopte, en fait, un langage qui conserve la spontanéité du récit oral, le romancier se donnant ainsi le rôle d’un témoin qui chercherait à dire au mieux la vérité. Cela ne peut que renforcer l’effet de réel, qui est d'ailleurs le propre du "fait divers". Dans la chute ce procédé va encore plus loin, puisqu’il rapporte directement un discours, mais en émettant des doutes : « il a dit quelque chose comme… », « il n’a peut-être pas dit « amazones »… »

En élaborant une fiction mêlée au désir de « faire vrai », Le Clézio nous rappelle donc que le point de vue omniscient n’est jamais qu’une illusion.

CONCLUSION

Cette observation conduit à mesurer la dégradation qui s’est opérée au cours de la nouvelle : les deux héroïnes ont perdu leur joie de vivre, et l’atmosphère s’est nettement assombrie.

Ainsi, le lecteur s’interroge : que s’est-il passé au cours de ce voyage ? Comment en sont-elles arrivées à cet enfermement qui les guette ? Mais, parallèlement, Le Clézio laisse subsister le désir du voyage, le rêve s’imposant ainsi comme plus fort que la réalité.

Lever du soleil

 Analyse de deux extraits : le lever du soleil - soleil couchant

Le lever du soleil à Monte-Carlo

(pp. 164-165, de "Le lendemain,..." à "... mer illuminée.")

Pour lire l'extrait, les pages citées étant celles de l'édition Folio

INTRODUCTION

Dans cette nouvelle, la septième des onze que compte le recueil La Ronde et autres faits divers, paru en 1982, Pouce et Poussy, ouvrières en usine et amies inséparables, ont longtemps rêvé d’aventures pour mener « la grande vie ». Un jour, elles décident de partir et, par manque d’argent, elles prennent un seul billet de train pour deux, en première classe, en direction de Monte-Carlo. À leur arrivée, elles descendent dans un luxueux hôtel, « le plus bel hôtel, d’où l’on voit bien la mer ».

Comment la description met-elle en évidence la découverte d’une vie nouvelle ?

Le trajet vers "la grande vie"

Vers "la grande vie" : le train bleu

L'IMAGE DU LUXE

La première phrase du passage donne le ton, car la comparaison, « comme une fête », nous ramène au sens étymologique de ce terme, le « faste » des latins, c’est-à-dire un moment propice offert par les dieux, promesse de bonheur. C’est bien l’impression qui ressort de cet extrait, et s’inscrit dans la durée par les indices temporels : « le lendemain, et les jours suivants ».

Le Clézio, "La grande vie" : l'image du luxe

Mais aujourd’hui, ce terme s’associe essentiellement au luxe, ici représenté par la salle de bain, avec l’eau à volonté, dans un confort parfait : « une longue douche très chaude ». Les objets participent à ce luxe : « la savonnette jaune toute neuve », « la grande serviette-éponge blanche », « le miroir », « le peignoir en tissu-éponge rose ». Tout cela forme un contraste flagrant avec le « petit deux-pièces » où elles habitaient : c’est bien « la grande vie » rêvée.

Dans ce lieu parfait, tous les sens sont sollicités pour obtenir une harmonie totale, l’odorat (« en savourant l’odeur un peu poivrée de la savonnette »), le toucher, à travers les tissus moelleux au contact de la peau, l’ouïe, avec ce silence inconnu dans leur vie antérieure, notamment dans l’atelier de couture où elles travaillaient : « Il n’y avait pas de bruit ». Enfin le lever de soleil sur la « mer illuminée » achève cette fascinante perfection.

L'image du luxe

LA BEAUTÉ DU DÉCOR

Lever de soleil sur la Méditerranée

Le narrateur choisit le moment du lever de soleil, comme si, dans ce théâtre de rêve, le rideau se levait soudain sur la splendeur. La description met, en effet, en évidence la lumière. Elle envahit progressivement le décor : « la mer « grise, couleur de perle, qui s’éclairait peu à peu » et le « beau ciel [qui] s’allumait à l’est » semblent fusionner jusqu’à la mention finale, « la mer illuminée ». Ce lever de soleil, représenté comme l’ouverture du rideau qui révèle la scène d’un théâtre, suffit à lui seul à symboliser l’espoir ouvert aux deux jeunes héroïnes, comme le début d’une vie nouvelle, une naissance dans un monde neuf.  

Le paysage prend lui aussi une valeur symbolique, en raison du contraste des lignes. « L’horizon vide » et « immense » s’ouvre largement à l’horizontale, de même que le vol des goélands, dans un premier temps : « ils passaient en planant ». Puis, nous les voyons, dans un mouvement ascensionnel, monter « à la hauteur de l’étage où se trouvaient les jeunes filles », comme pour illustrer leur liberté. L’ajout, « et même plus haut encore », ouvre même un horizon plus vaste encore, celui de tous les désirs que peut satisfaire « la grande vie ».

Le Clézio, "La grande vie" : lever de soleil sur la Méditerranée

LES DEUX HÉROÏNES

Au cœur du récit figure Pouce, la première à se lever « [d]ès le point du jour », comme pour ne pas perdre une seconde de cette « grande vie ». Nous suivons les étapes de sa toilette, chacune étant détaillée car exceptionnelle par le confort qu’elle représente : « en savourant », « elle s’enveloppait ». C’est à elle aussi qu’est réservé le seul passage de discours rapporté direct, réduit au minimum : « C’est beau… » Il semble qu’elle n’ait pas de mot pour exprimer ce qu’elle  ressent.

Mais le récit remet, dans la seconde partie, l’harmonie entre les deux héroïnes. Pouce aussi profite de ce luxe, « emmitouflée dans le peignoir en tissu-éponge rose. » La fusion entre elles est alors rétablie : « Ensemble, elles regardaient » et Pouce « se serrait contre peignoir de bain de Poussy », comme pour multiplier par deux cet instant parfait.

Enfin, le vol des goélands, avec toutes les notations qui s’y associent, produit une étrange impression. Une comparaison relie, en effet, la platitude de cet horizon à une « falaise », et l’ensemble crée une beauté tellement intense qu’elle provoque une forme d’ivresse : « ça donnait une sorte de vertige, comme un bonheur ». Tout se passe comme si les héroïnes étaient elles-mêmes un de ces oiseaux, planant, s’élevant vers le rêve, mais avec une menace, une plongée dans un abîme, qui semble guetter : ce n’est pas LE bonheur, mais « comme un bonheur »… , comme une sorte de parenthèse dans leur vie.

CONCLUSION

Le voyage remplit ici pleinement sa fonction : il a conduit les deux héroïnes dans le monde de leurs rêves, bien loin de leur médiocrité quotidienne, de la grisaille de la ville, des contraintes de l’atelier, dans un autre lieu plus beau, et leur a ouvert la porte de « la grande vie », d’une nouvelle liberté.

L’image donnée de la Côte d’Azur unit, en effet, tous les stéréotypes liés à la fois aux paysages et à l’image de luxe de cette région. Mais n’oublions pas que, derrière le récit, se cache un « fait divers », donc a priori qu’un danger plane comme les goélands.

Couchant

Soleil couchant 

(pp. 179-181, de "Alors, elles se sont mises..." à "... sur elle-même.")

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

Dans « La grande vie », septième des onze nouvelles du recueil La Ronde et autres faits divers, paru en 1982, Pouce et Poussy, pour échapper à la grisaille de leur quotidien d’ouvrières, ont pris le train (un billet pour deux !) pour la Côte d’Azur. Après quelques jours dans un luxueux palace, elles partent sans payer et font du stop jusqu’à Menton, y séjournent quelques jours, puis, toujours en stop, elles passent la frontière italienne et arrivent à Alassio. Mais l’absence d’argent rend leur situation de plus en plus difficile.

Face à ces nouvelles difficultés, comme le récit traduit-il les émotions le voyage fait-il naître ?

L'ACTUALISATION SPATIO-TEMPORELLE

Le texte débute « vers la fin de l’après-midi », puis il évolue : « C’était le soir ». On assiste donc au coucher du soleil, moment traditionnellement lié à la mélancolie romantique, d’où la comparaison à Venise lancée par Pouce.

Cela va permettre à l’écrivain de décrire ce coucher de soleil, en combinant toutes les sensations, comme il l’avait fait pour l’aurore, pour suggérer une harmonie. On relève le jeu de lumière et de couleurs: « Le ciel était immense et rose, couleur de perle », « cette lumière rose du ciel sur l’eau grise, sur les façades couleur de vieil or ». À cela s’associent l’odorat et le goût (« l’odeur profonde et lointaine, le goût du sel ») puis le toucher : « il n’y avait pas de vent », « le sable était doux et léger ». Enfin le bruit des vagues, d’abord suggéré, se trouve ensuite affirmé : « le bruit lent de la mer ». Tout semble alors calme et paisible, comme si le monde entrait dans un lumineux sommeil, ce que traduit la comparaison des « grandes vieilles maisons » à « des vaisseaux échoués ». 

Le Clézio, "La grande vie" : Alassio, le front de mer

Lumière du soir sur le front de mer à Alassio

Le Clézio, "La grande vie" : luminosité nocturne

La seconde partie du texte, elle, se déroule « dans la nuit », et Le Clézio crée un contraste entre l’obscurité (« le ciel noir », repris deux fois, « l’eau sombre ») et la lumière : « pleine d’étincelles de lumière de la lune ». L’allitération en [ l ] de cette formule reproduit une fluidité, d’autant que le ciel et la mer semblent se confondre : « les franges d’écume phosphorescente », « L’eau était glacée, légère, tout à fait comme la lumière de la lune dans le ciel noir ». Un second contraste est établi entre cette noirceur, qui règne sur la plage, et les lumières de la civilisation, « la lueur d’Albenga », « le phare de Capo Mele ». Tous ces noms cités confirment que cette description est bien prise en charge par l’écrivain, et non pas par les deux héroïnes, qui ne peuvent les connaître. 

Luminosité nocturne : la plage à Alassion

La scène se déroule sur la plage, et c’est son aspect désert qui est mis en valeur : « Aussi loin qu’on pouvait voir, il n’y avait personne sur la plage ». Même les éléments qui connotent la civilisation se trouvent effacés par la comparaison : « les grandes vieilles maisons, debout dans le sable de la plage, ressemblaient à des vaisseaux échoués ». Elles ne sont plus que des « silhouettes », « sombres » jusqu’à figurer l’image d’un monde mort, comme l'illustrent quelques éléments du décor, tels «la « porte murée », ou « la carcasse d’une barque abandonnée ». Les seuls êtres vivants dans ce décor sont « les oiseaux de mer », qui apportent une touche de gaieté dans la mélancolie générale en « sautant légèrement au-dessus des vagues ».

Le Clézio crée, certes, un moment d’une beauté parfaite, pourtant des failles apparaissent dans cette harmonie.

LES PREMIÈRES FAILLES

Ce passage nous rappelle les difficultés économiques des deux héroïnes. Par manque d’argent, elles ont déjà commis plusieurs délits : jouant sur leur ressemblance, elles n’ont pris qu’un billet de train pour deux, une chambre pour une seule personne, elles ont volé pour manger, pour changer de vêtements et de chaussures. Enfin elles sont coupables de grivèlerie, délit commis lorsque l’on ne paie pas un service dû, pour elles l’hôtel et le restaurant. On arrive dans ce passage à l’apogée de leurs difficultés : « l’aumônière de Poussy était maintenant presque vide ». Elles ne peuvent plus se loger ni se nourrir, d’où cette nuit sur la plage.

À cela s’ajoute la menace policière, par rapport aux hôtels, amplifiée par l’emploi de l’imparfait, qui marque la répétition. Ainsi, « les gens de la réception les regardaient bizarrement, avec un regard en-dessous », et leur méfiance est évidente, montrée par l’antéposition de l’adverbe : « et tout de suite ils demandaient à Poussy de payer la nuit d’avance. » La formule « C’était lassant » est à la fois un commentaire du narrateur mais aussi la formulation du sentiment d’échec croissant des deux héroïnes. Leur « peur que les gens de l’hôtel n’aient l’idée d’appeler la police » va croissante. La seule présence d’un policier leur donne le sentiment d’être surveillées et les terrifie : « elles n’avaient rien pu prendre dans les magasins ». Les deux jeunes filles ont donc perdu leur assurance, la confiance qu’elles avaient en la possibilité de vivre pleinement « la grande vie ».

Mais le plus grave est que leur union commence à se fissurer. Poussy se dissocie peu à peu de Pouce, ce que soulignent les éléments mis en relief par le narrateur omniscient. ll s’agit, dans un premier temps, de sensations désagréables, tandis que Pouce, elle, « continuait de dormir » : « Elle avait froid » est répété, et cela l’empêche de dormir. Même la promenade au bord de l’eau, « pieds nus dans l’écume », retour d’un moment de pureté, ne suffit pas à l’apaiser car « [l’]eau était glacée ».

Le Clézio, "La grande vie" : solitude nocturne

Solitude nocturne : l'angoisse existentielle

Elle a « un peu peur aussi », sur cette grande plage déserte, de nuit, avec la menace de la faim… À partir de là, se développe un sentiment d’angoisse, ressenti physiquement et intensifié par la violence lexicale : « ce grand vide, presque un désespoir, qui déchirait et trouait l’intérieur de son corps », « si profond, si terrible [...], c’était si douloureux que Poussy a un peu gémi, pliée sur elle-même ». Même le décor devient alors différent, constituant lui aussi une menace, « impitoyable ». 

D’où vient ce sentiment ? On peut penser que la solitude de la plage, le sommeil de Pouce, renvoient Poussy à sa solitude fondamentale, existentielle, celle d’une enfant abandonnée dans l’enfance et qui n’a jamais trouvé de quoi combler ce « vide » fondamental. 

La position adoptée, d’ailleurs, « pliée sur elle-même », semble reproduire la position fœtale, comme en un élan pour retrouver cette protection originelle. Le voyage n’a été, en fait, qu’une belle parenthèse, un moyen de combler le vide par le rêve partagé avec Pouce, mais Poussy est tout à fait consciente que cela ne va plus durer longtemps. Et sans doute comprend-elle l’impossibilité d’échapper vers « l’ailleurs », d’échapper au monde dans lequel on a été jeté, comprend-elle la force d’un réel existentiel qui détruit l’illusion.

CONCLUSION

Dans cet extrait, Le Clézio se substitue à ses héroïnes pour nous décrire, dans cet extrait imprégné de poésie, la beauté de ce décor méditerranéen qu’il connaît bien. Il se montre particulièrement sensible aux jeux de lumière, afin de créer une harmonie dans laquelle toutes les sensations s’unissent.

Mais, parallèlement, le voyage prend, dans ce passage, un sens nouveau : nous comprenons qu’il ne s’agissait pas seulement, pour ses personnages, d’échapper à la monotonie et à la médiocrité de leur vie quotidienne, mais de combler un vide intérieur. Jusqu’alors elles s’étaient contentées des rêves, avec le voyage ceux-ci se sont confrontés à la réalité, qui l’a emporté. La nouvelle semble donc prouver l’inutilité du voyage : on peut être « diverti » un moment, mais le vide ne disparaît pas puisqu’on le porte en soi, c’est le « quelque chose de bizarre en elle » que Poussy avait déjà ressenti (pp. 172-173). En revanche, le rêve, lui, ne décevra jamais, tant qu’il ne se confrontera pas à la réalité !

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