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Charles Juliet, Lambeaux, 1995

L'auteur (né en 1934) : le chemin de l'écriture

Charles Juliet

Outre les quelques renseignements figurant dans l’édition Folio, Lambeaux nous fournit un certain nombre d’informations complémentaires, puisque la seconde partie est autobiographique. Juliet naît en 1934 dans l’Ain, il est le quatrième enfant d’une famille paysanne. Un mois après sa  naissance, suite à une dépression et à une tentative de suicide, sa mère est enfermée dans un hôpital psychiatrique, jusqu’à sa mort, à 38 ans. L’enfant est alors placé dans une famille adoptive voisine : « J’ai gardé des vaches pendant des années : je n’allais à l’école que cinq mois par an, de la Toussaint à Pâques. » À 7 ans, il apprend le même jour l’existence et la mort de sa mère biologique. À 12 ans, il poursuit ses études dans une école militaire à Aix-en-Provence jusqu’à ses 20 ans, douloureux apprentissage, puis est admis à l’école de santé militaire de Lyon. Mais à 23 ans, il renonce à ses études pour se consacrer à l’écriture d’un journal qu’il va tenir pendant des décennies : « Ce « Journal » a été en fait l’instrument qui m’a permis de m’explorer, de me découvrir, de me révéler à moi-même. Il a été à la fois une sonde, un scalpel, un outil de forage, le brabant à l’aide duquel j’ai labouré la terre intérieure. Par la suite, il est devenu ce miroir où est apparu un visage que j’ai dû reconnaître pour mien. », écrit-il dans Ce long périple, en 2001. Puis poésie, nouvelle, théâtre, il travaille 15 ans avant de voir paraître Fragments en 1973.

Auteur

En 1989, L’Année de l’éveil lui permet d’aborder la forme du récit à travers son histoire personnelle, en l’occurrence son expérience à l’école militaire et sa jeune vie d’adulte. C’est ce récit et plus tard Lambeaux (1995) qui le font connaître du grand public.

"Le cheminement d'un écrivain" : une analyse remarquable

Problématique

Problématique : de la biographie à l'autobiographie

ou : Construction-reconstruction d’un personnage : comment l’écriture transforme-t-elle  la réalité d’une vie en fiction ? 

… car l’oeuvre de Juliet repose sur une contradiction. Son point de départ est le réel : entreprendre une biographie implique une recherche objective des faits, de même rédiger son autobiographie, récit de faits vécus, repose sur un pacte de vérité conclu avec le lecteur. Dans les deux cas, il ne s’agit donc pas, à proprement parler, de « personnages ». Cependant, Juliet n’a pas connu cette mère, simple paysanne dont il raconte la vie, sur laquelle il n’a que très peu d’informations ; de plus, en écrivant son autobiographie, il cherche à créer un lien entre sa propre personnalité et cette mère inconnue, ce qui, ajouté au recul temporel, donne une dimension forcément très subjective au récit. On est donc conduit à s’interroger sur la part de la réalité face à celle de la fiction dans ces « romans » de vie qui mettent en scène des « personnages ». 

Plutarque, "Les Vies des hommes illustres"

Le genre biographique 

Né dans la Grèce antique avec Plutarque (50-125), ce genre littéraire repose, à l’origine, sur un double travail. Cet auteur des Vies des hommes illustres, ou Vies parallèles, élabore 50 récits de vies, dont 23 « paires » qui mettent en parallèle un héros grec et un héros romain. En cela, il fait un travail d’historien, se fondant sur des faits avec, en outre, une visée explicative : comment devient-on un homme illustre ? Il met donc en évidence les signes et les preuves d’héroïsme, à travers les origines du « héros », son éducation, le contexte historique qu’il a connu… Mais, en même temps, il se rapproche déjà du romancier dans la mesure où il s’agit aussi de faire un éloge, de proposer un modèle aux lecteurs, voire de construire un mythe célébrant le héros.on d’un personnage : comment l’écriture transforme-t-elle  la réalité d’une vie en fiction ? 

Cela restera longtemps la double caractéristique de toute biographie, par exemple avec l’hagiographie au moyen-âge, récits de la vie des saints.

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Mais ce genre littéraire connaît une évolution, liée au développement de la sociologie à la fin du XIX° siècle, à l’intérêt nouveau pour les mœurs et les mentalités. Ainsi, alors qu’à l’origine le biographe ne s’intéressait qu’aux hommes célèbres, la vie d’un homme ordinaire peut devenir sujet de biographie, dans la mesure où il symbolise un statut social, un « cas » humain tout simplement. En témoigne, par exemple le récit de Corbin, La vie retrouvée de Louis-François Pinagot (1998), sous-titré « Sur les traces d’un inconnu » : il s’agit d’un sabotier, ayant vécu de 1798 à 1876.

Cela entraîne une inversion de la méthode de travail de l’écrivain. Autrefois, la méthode était déductive, puisqu’il posait d’abord son objectif, faire du personnage choisi un modèle, et organisait les faits autour de cela. À présent, il adopte une méthode inductive, plus scientifique : il réunit les faits, procède à une véritable enquête, et ce n’est qu’ensuite qu’il en tire les conclusions.

Les enjeux de l'écriture biographique 

Les pages citées sont celles de l'édition Folio

Le principal enjeu pour le lecteur de toute biographie est donc de prendre la plus juste mesure possible de la part de vérité qu’elle comporte. Or, les difficultés sont multiples, évoquons-en quelques-unes, à partir de quelques réflexions sur ce sujet.

« Faire de l’homme un système clair et faux, ou renoncer entièrement à en faire un système et à le comprendre, tel semble être le dilemme du biographe. »

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André Maurois, Aspects de la biographie, 1928

Maurois souligne le risque que court le biographe, prisonnier d’un « dilemme » dans son traitement de la chronologie. Soit il choisit une mise en forme linéaire, il ordonne les faits, leur donne une logique, en sens : dans ce cas, ne risque-t-il pas de déformer, puisque cet ordre ne peut qu’être reconstruit a posteriori ? Soit, inversement, s’il se contente d’accumuler les faits récoltés, livrés en vrac sans analyse, ne va-t-il pas égarer son lecteur, perdu dans une foule de détails ?

« À partir de 1801, je ne comprends plus rien à sa conduite. Ce ne sont pas les documents qui me font défaut [...]. Ce qui manque dans tous ces témoignages, c’est la fermeté, la consistance. Ils ne se contredisent pas, non, mais ils ne s’accordent pas non plus ; ils n’ont pas l’air de concerner la même personne. Et pourtant les autres historiens travaillent sur des renseignements de même espèce. Comment font-ils ? »

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Jean-Paul Sartre, La Nausée, 1938

Dans son roman, le héros, Roquentin, compose une biographie, comme le fit Sartre lui-même, par exemple avec celle de Flaubert. Il pose ici un double problème, lié à la surabondance de documents, qui entraîne une multiplication des points de vue, donc une subjectivité multipliée. Comment choisir entre ces différents points de vue ? Si le biographe ne choisit pas et les restitue tous, il crée une impression de flou, d’inconsistance, et le personnage s’estompe. S’il choisit, n’introduit-il pas sa propre subjectivité, dont rien ne garantit qu’elle représente la vérité du personnage ?

« On peut vaguement l’appeler science, en ce que, pour une part de ses travaux, le biographe procède inductivement : il réunit les faits pour en tirer une conclusion. Elle est un art [...] parce que le biographe s’est lui-même mêlé à ce qu’il fait, et, comme le romancier, façonne ses matériaux pour en tirer des effets. »

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Paul Murray Kendall, L’Art de la biographie, 1965

Cette réflexion de Murray Kendall résume l’enjeu même de la biographie, la question de la vérité, en se plaçant à la fois du point de vue de l’auteur et du destinataire. En sélectionnant, triant, ordonnant, le biographe, même s’il a procédé à une rigoureuse enquête, infléchit forcément le réel, car, en tant qu’écrivain, il pense toujours aux « effets » qu’il veut produire sur son lecteur.

« Comprendre, expliquer, décrire, représenter, c’est mettre un terme à l’infini prolifération de la singularité, imposer des schèmes logiques et des formes littéraires qui transcendent l’expérience et, en un certain sens, l’irréalisent ; c’est construire des sortes de modèles réduits, simplifiés, denses où s’organisent quelques grandes significations. Cette claire lisibilité s’achète au prix d’une immense perte quantitative. »

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Daniel Madelenat, La biographie, 1984

En d’autres termes, cet essayiste reprend l’idée exprimée chez Maurois et Sartre, l’opposition entre le « qualitatif », cette « claire lisibilité » recherchée à l’intention du lecteur, qui trahit le réel en l’appauvrissant, et le « quantitatif », qui relève de la documentation complète.

« Comprendre, expliquer, décrire, représenter, c’est mettre un terme à l’infini prolif« La naissance à Bethléem n’est pas certaine. Le Messie se devant d’être le descendant de David, il n’était pas inutile de la faire naître dans « la ville de David » (Luc, II, 4). Cette localisation pourrait être apologétique. Jésus lui-même n’y fait jamais référence. Dans les quatre évangiles de la vie publique, on parle seulement de Nazareth. »
Cette remarque pose une question fondamentale pour le biographe, celle de la fiabilité de la documentation, par exemple ici la dimension apologétique, l’éloge, qui peut fausser la source.

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Jean-Claude Barreau, Biographie de Jésus, 1993

Cette remarque de Jean-Claude Barreau pose une question fondamentale pour le biographe, celle de la fiabilité de la documentation, par exemple ici la dimension apologétique, l’éloge, qui peut fausser la source.

Si l’on applique ces questions à Lambeaux, deux éléments ressortent nettement.
      D’une part, la documentation dont a disposé Juliet est, en fait, très réduite. Sont mentionnés un « album de photographies » (p. 144), quelques témoignages vécus (pp. 144-145) et une documentation extérieure (pp. 145-146) pour le contexte historique. En fait, la plus grande partie du récit fait appel à l’imaginaire et à la subjectivité de l’écrivain qui réalise une sorte de fusion : il met en parallèle de mode de vie de sa mère naturelle, inconnue, et celui observé chez sa mère adoptive, tout comme il explique le caractère de sa mère adoptive à partir de ses propres traits de caractère.

       D’autre part, le biographe dispose, en général, de deux choix d’énonciation. Le récit est fait souvent à la troisième personne du singulier, et au passé simple, avec une focalisation omnisciente. L’écrivain se pose ainsi à la fois à l’extérieur, comme un témoin ainsi qu’un historien, et en même temps il peut restituer et interpréter la vie intérieure de son personnage. Ou bien, dans certains cas, il recourt au pronom « je », soit parce qu’il insère des discours rapportés directs, soit parce qu’il fait de son personnage le narrateur lui-même. Or, Juliet, lui, choisit une énonciation très originale, avec le pronom « tu » qui donne à la biographie le ton d’une « lettre ouverte » adressée à cette mère disparue, et l’emploi du présent. Le récit prend vie, le personnage s’anime ainsi sous les yeux du lecteur, l’effet de vérité se trouve renforcé alors même que s’exprime pleinement la subjectivité de l’écrivain.

Il est utile de lire, à ce propos, le « prologue » de l’œuvre, dont les dernières lignes posent clairement l’objectif de Juliet : « Te ressusciter. Te recréer. Te dire au fil des ans et des hivers avec cette lumière qui te portait, mais qui un jour, pour ton malheur et le mien, s’est déchirée ». Si, en effet, le verbe « ressusciter » traduit un désir de faire renaître l’autre disparu à l’identique, « recréer » laisse une place au travail de fiction exercé sur un personnage. Enfin, cette phrase marque nettement le lien entre la mère et le fils, qui, en évoquant sa propre vie, l’éclairera de ce « malheur » initial.

Charles Juliet, "Lambeaux"

Lire le prologue

Le "pacte autobiographique" 

Rousseau, "Les Confessions"

L’autobiographie est un genre littéraire tardif. Certes, on peut citer Les Confessions de l’auteur latin Saint-Augustin (354-430), mais ce n’est pas vraiment un récit de vie, plutôt une méditation sur ses fautes et une réflexion sur sa foi chrétienne. Cette origine religieuse peut expliquer le retard du développement du genre, puisque, pour l’Eglise, le « moi est haïssable » : il lui faut s’effacer, pour ne pas commettre le péché d’orgueil.  C’est d’ailleurs le reproche que Pascal, au XVII° siècle, adresse aux Essais de Montaigne, rédigés au XVI° siècle : « le sot projet que Montaigne a eu de se peindre ». Celui-ci déclarait : « Je suis moi-même la matière de mon livre ». Mais, dans cette œuvre, on reste encore loin du récit de vie chronologique : celui-ci n’est que le prétexte à des réflexions philosophiques, et s’efface souvent derrière les analyses de lecture ou les remarques sur ses contemporains.

C’est sans doute la montée de l’individualisme au XVIII° siècle qui explique la naissance de l’autobiographie au sens où on l’entend aujourd’hui, avec Rousseau, Les Confessions (1782-1789). Ce genre prend son essor avec le romantisme, qui privilégie l’interrogation sur soi-même, et, de nos jours, chacun peut écrire son « autobiographie », ne serait-ce qu’à travers des blogs…

Philippe Lejeune a posé le concept de « pacte autobiographie », qui permet de bien comprendre les enjeux de ce genre littéraire. Étymologiquement, l’autobiographie désigne l’écriture par soi-même de sa propre vie : l’énonciateur se prend lui-même comme objet de son récit, il y a fusion du sujet et de l’objet.

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Cela implique donc un dédoublement du « je », puisqu’il y a l’écrivain du présent et lui-même dans son passé, devenu son propre personnage. Or, cet écart temporel pose un double problème : celui dû à la mémoire, qui peut avoir des « trous », des failles, ce qui exige alors une reconstitution, et le désir d’expliquer ce « je » passé, de lui donner sens, explicitation qui peut être faussée par l’état présent lors de l’écriture.
Pour répondre à ces doutes, un « pacte » se met en place, explicitement (c’est ce que fait Rousseau dans le « Préambule » des Confessions) ou implicitement : l’auteur promet de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, devant son juge, le lecteur, qui, lui, s’engage à croire en sa sincérité. L’autobiographie étant une mise à nu de soi, y « tricher » ne lui ôterait-il pas toute sa raison d’être ?

Philippe Lejeune, "Le pacte autobiograhique"

Ainsi Juliet, à la fin de son récit, fait une allusion à la part de vérité de son autobiographie, réponse à nos doutes éventuels et pacte implicite qu’il nous rappelle : « Tu viens d’écrire. Tu penses à cet adolescent que tu as été. Ou plus exactement, en cet instant, il vit en toi. Il est là, aussi réel que tu peux l’être, avec sa peur, ses blessures, ses frustrations, ses avidités… » (p. 152). 

Présentation de Lambeaux

Présentation

Si Juliet s’est essayé à plusieurs formes d’écriture, son œuvre montre une unité de thème, la recherche de soi : « Je n’ai jamais décidé d’employer telle ou telle forme. Cela s’est fait au fur et à mesure de mon cheminement. De toute manière, quel que soit mon mode d’écriture, j’ai le sentiment que je dis toujours la même chose. Il est sans cesse question de cette même aventure intérieure. Je ne sais rien d’autre. » (« Charles Juliet en son parcours », entretiens avec Rodolphe Barry)

"Le long périple de la quête de soi", 2014

L’écriture de Lambeaux a pris une douzaine d’années, de 1983 à 1995 : il a d’abord écrit « une vingtaine de pages », puis s’est arrêté, pour reprendre à plusieurs reprises. La fin du récit évoque ces difficultés.

De lambeaux de papier

Le titre

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Le titre, Lambeaux, est polysémique. Dans son premier sens,le terme désigne un morceau d’étoffe, de papier, de matière souple, déchiré ou arraché, détaché du tout ou y restant attaché en partie. Il s’emploie aussi pour des morceaux de chair. Au sens figuré, il renvoie à ce qui reste, subsiste d’un tout divisé, arraché, usé ; ce sont des fragments, des débris que l’on recueille
Juliet, lui, mêle ces deux sens : la notion de chair déchirée (celle de la mère, puis celle de l’enfant), et celle de débris recueillis, les fragments de souvenirs qu’il a pu reconstituer, et les fragments de sa propre vie.

Des "lambeaux" de papier

Le temps qui passe fait de notre mémoire une collection de souvenirs dont beaucoup ont été oubliés ou transformés par rapport à la réalité. Écrire un récit de vie, c’est donc récupérer ces morceaux de souvenirs, ces « lambeaux », et leur donner du sens les uns par rapport aux autres, en construisant un personnage.

Même l’écriture est fragmentaire, en « lambeaux », avec de nombreuses phrases juxtaposées, elliptiques, des blancs typographiques qui séparent les moments du récit.

La structure

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L’œuvre comporte deux parties distinctes, dans les deux cas, un « personnage » est mis en place. La première partie, qui raconte  la vie de la mère, de son enfance à sa mort, est, en fait, une reconstruction de cette mère, dont il n’a appris l’existence qu’à l’âge de sept ans : une véritable recherche pour la « recréer ». La seconde partie évoque sa propre vie, de l’enfance aux côtés de sa mère adoptive jusqu’à l’accès à l’écriture, et elle montre son propre travail de reconstruction par l’écriture, afin de se donner une identité, de donner à un sens à sa vie. Pour lui, « le rôle de l’écrivain est de prêter à autrui les mots dont il a besoin pour avoir accès à lui-même », or ici, cet « autrui », est lui-même pris pour personnage.

Dans cet ouvrage, l'auteur a voulu célébrer ses deux mères : l'esseulée et la vaillante, l'étouffée et la valeureuse, la jetée-dans-la-fosse et la toute-donnée.
La première, celle qui lui a donné le jour, une paysanne, à la suite d'un amour malheureux, d'un mariage qui l'a déçue, puis quatre maternités rapprochées, a sombré dans une profonde dépression. Hospitalisée un mois après la naissance de son dernier enfant, elle est morte huit ans plus tard dans d'atroces conditions.
La seconde, mère d'une famille nombreuse, elle aussi paysanne, a recueilli cet enfant et l'a élevé comme s'il avait été son fils.

Après avoir évoqué ces deux émouvantes figures, l'auteur relate succinctement son parcours. Ce faisant, il nous raconte la naissance à soi-même d'un homme qui est parvenu à triompher de la «détresse impensable» dont il était prisonnier. Voilà pourquoi Lambeaux est avant tout un livre d'espoir.

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Lambeaux, quatrième de couverture, édition Folio

La séparation de l’œuvre en deux parties correspond aussi à la déchirure fondamentale : la séparation de l’enfant d’avec sa mère. Écrire devient alors combler la déchirure : de nombreux échos entre les deux parties rapprochent les deux personnages, à commencer par la première phrase de chacune d’elles.

Le prologue

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La présentation de l’héroïne progresse de l’extérieur vers l’intérieur, permettant de mieux comprendre aussi le rôle qu’a pu jouer la documentation. Par exemple, le portrait physique se fonde sur les photographies observées, « Tes yeux. Immenses. Ton regard doux et patient [...] », jusqu’à l’indication de la position : « appuyée de l’épaule contre le manteau de la cheminée. À tes pieds, ce chien au regard vif [...]« . Pour le contexte, l’auteur le connaissait bien lui-même : « Dehors, la neige et la brume. Le cauchemar des hivers. De leur nuit interminable. La route impraticable [...] ». Il lui était alors aisé d’extrapoler ce que pouvait ressentir cette mère inconnue : « Ta morne existence dans ce village. »

Pour la vie intérieure de son héroïne, l’auteur dispose de peu d’éléments, la rédaction du journal, quelques témoignages, et l’internement psychiatrique. Il est donc conduit à davantage interpréter, en choisissant de mettre en parallèle l’opposition temporelle (hiver / printemps) et l’état psychologique : tristesse / espoir. Cela est renforcé par un jeu d’images opposant la lumière (« ce feu qui te consume », « ta lumière »,  » la route [...] qui brille », « [tu] te livrais éperdument à la flamme », « cette lumière qui te portait ») à l’obscurité (« la nuit meurtrit ta lumière », « la brume », « leur nuit interminable »,  « la nuit qui n’en finissait pas »), qui s’affirme victorieuse dans cette lutte intérieure. Les images d’échec et de mort se multiplient.  

Tes yeux. Immenses. Ton regard doux et patient où brûle ce feu qui te consume. Où sans relâche la nuit meurtrit ta lumière. Dans l'âtre, le feu qui ronfle, et toi, appuyée de l'épaule contre le manteau de la cheminée. À tes pieds, ce chien au regard vif et si souvent levé vers toi. Dehors, la neige et la brume. Le cauchemar des hivers. De leur nuit interminable. La route impraticable, et fréquemment, tu songes à un départ, une vie autre, à l'infini des chemins. Ta morne existence dans ce village. Ta solitude. Ces secondes indéfiniment distendues quand tu vacilles à la limite du supportable. Tes mots noués dans ta gorge. À chaque printemps, cet appel, cet élan, ta force enfin revenue. La route neuve et qui brille. Ce point si souvent scruté où elle coupe l'horizon. Mais à quoi bon partir. Toute fuite est vaine et tu le sais. Les longues heures spacieuses, toujours trop courtes, où tu vas et viens en toi, attentive, anxieuse, fouaillée par les questions qui alimentent ton incessant soliloque. Nul pour t'écouter, te comprendre, t'accompagner. Partir, partir, laisser tomber les chaînes, mais ce qui ronge, comment s'en défaire ? Au fond de toi, cette plainte, ce cri rauque qui est allé s'amplifiant, mais que tu réprimais, refusais, niais, et qui au fil des jours, au fil des ans, a fini par t'étouffer. La nuit interminable des hivers. Tu sombrais. Te laissais vaincre. Admettais que la vie ne pourrait renaître. À jamais les routes interdites, enfouies, perdues. Mais ces instants que je voudrais revivre avec toi, ces instants où tu lâchais les amarres, te livrais éperdument à la flamme, où tu laissais s'épanouir ce qui te poussait à t'aventurer toujours plus loin, te maintenaient les yeux ouverts face à l'inconnu. Tu n'aurais osé le reconnaître, mais à maintes reprises, il est certain que l'immense et l'amour ont déferlé sur tes terres. Puis comme un coup qui t'aurait brisé la nuque, ce brutal retour au quotidien, à la solitude, à la nuit qui n'en finissait pas. Effondrée, hagarde. Incapable de reprendre pied.

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Te ressusciter. Te recréer. Te dire au fil des ans et des hivers avec cette lumière qui te portait, mais qui un jour, pour ton malheur et le mien, s'est déchirée.

Charles Juliet, Lambeaux, prologue

Ce préambule pose aussi le rôle de la biographie. Le lecteur est immédiatement frappé par le tutoiement, inhabituel, qui donne l’impression d’un dialogue intime, paradoxal puisque cette mère est restée inconnue. L’écriture se fait ainsi conversation, second paradoxe pour peindre une héroïne qui, précisément, était trop enfermée dans sa solitude pour pouvoir dialoguer : « Tes mots noués dans ta gorge. », « ton incessant soliloque », Nul pour t’écouter, te comprendre, t’accompagner. », « Au fond de toi, cette plainte, ce cri rauque [...] que tu réprimes. » D’une part, cela explique le choix d’une écriture fragmentée, avec de courtes phrases, souvent non verbales, et de nombreuses répétitions. D’autre part, cela assigne une fonction à la biographie : se substituer au dialogue impossible, « pour ton malheur et le mien ».

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Cette formule, qui exprime l’irrémédiable séparation entre la mère et son fils, en même temps, les relie dans ce partage de la souffrance, et l’écriture devient, de ce fait, une double réponse. C’est, d’abord, la réponse donnée à la  mère : sa certitude de la toute-puissance de la mort, « Tu sombrais. Te laissais vaincre. Admettais que la vie ne pouvait renaître », est contredite, en effet, par « Te ressusciter. Te recréer ». En même temps, l’interprétation psychologique, affirmée avec force (« Ta fuite est vaine et tu le sais », « tu vas et viens en toi ») donne l’impression que le fils partage aussi ces états d’âme, ces interrogations. L’écriture, en répondant à l’angoisse du « tu » (« ce qui te ronge, comment t’en défaire ? ») n’est-elle pas finalement le moyen de répondre à celle du « je » biographe ? Biographie et autobiographie fusionnent alors.​

Mère

Un personnage : la mère naturelle

Lambeaux met en scène deux mères, la mère naturelle et celle adoptive : séparées dans la structure de l’œuvre, chacune dans une partie, elles se trouvent réunies à la fin, quand il explique son projet d’écriture. D’ailleurs, elles offrent de nombreux points communs.

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Faute d’avoir connu sa mère naturelle, et ayant fort peu d’informations sur elle, par ses sœurs, quelques amies, un livre (pp. 144-145), Juliet s’est servi de l’observation de sa mère adoptive pour reconstituer le mode de vie de sa mère  naturelle, et expliquer ses pensées. Cela conduit à un mélange d’éléments réels (certaines anecdotes, la connaissance des lieux) et d’éléments fictifs, reconstitués.

Cette reconstitution s’appuie, d’abord, sur des probabilités, par exemple pour la lecture de la Bible (seul livre susceptible d’être conservé dans une famille paysanne) ou pour la rencontre du colporteur, un véritable événement dans les campagnes. Mais Juliet se fonde surtout sur des suppositions psychologiques, souvent formulées à partir de son propre monde intérieur, par exemple pour le désir de « partir » qu’il prête à la mère en écho au sien.

Le rôle du contexte social

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Dès l’incipit, on découvre ce contexte qui explique la vie des deux mères.
Il s’agit d’une  vie quotidienne accablante : toutes deux illustrent parfaitement la condition féminine de l’entre-deux-guerres et de l’immédiat après-guerre, avec un travail incessant : pour l’une, sa vie n’est que « le travail, le travail » sans « aucun répit » (pp. 14-15), l’autre est « écrasée de travail » (p. 91), « Elle ne cesse de travailler… » (p. 98), « elle a eu un surcroît de travail » (p. 109). Pas de temps pour soi, ni pour rêver…

Charles Juliet , "Au-delà des mots"

À cela s’ajoute le fait que la femme est encore socialement considérée comme inférieure à l’homme : « Il aurait voulu que le premier de ses enfants soit un garçon. Un garçon qui l’aurait épaulé plus efficacement, aurait porté son nom et repris la ferme. » (p. 43). Elle est donc au service de l’homme, placée sous sa dépendance : « Ici, c’est lui qui décide, commande, exige, et vous, les femmes, il vous faut filer doux » (p. 41). Cela lui interdit tout accès à l’éducation : à quoi bon une brillante réussite au Certificat d’études, puisque « tu dois rester à la ferme » ? La plupart des femmes n’ont, dans ces campagnes, qu’une éducation très limitée, la mère naturelle va « devoir renoncer aux cahiers et aux livres » (p. 20), et la mère adoptive est vite dépassée par le savoir de l’enfant : « Lorsque tu lui parles, tu veilles à ne jamais employer un mot qu’elle pourrait ne pas connaître. » (p. 137) 

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Cela trace donc leur destin : mariage  et grossesses continues sont le lot de toutes. La mère naturelle est épuisée par ces accouchements rapprochés (pp. 77-79), la mère adoptive a déjà « cinq filles » quand elle recueille le petit Charles, et très vite après un autre « petit frère est né » (p. 98). Mais tout cela est montré comme normal : impossible de ne pas accepter cette vie, qui ressemble à une forme de prison.​

L'hiver à Jujurieux, dans l'Ain

L'hiver à Jujurieux, dans l'Ain

Enfin, le mode de vie rural ne fait qu’accentuer les contraintes qui ont tant pesé à la mère de Juliet. La vie d’un village est difficile, d’abord parce que la misère impose « l’obsession de la survie ». De plus, c’est un monde clos, où chacun se surveille, avec des querelles fréquentes, qui perdurent de génération en génération, telle celle du père avec « l’ancien maire, M. Germain » (pp. 46-48), ou l’exclusion du « bagnard » (pp. 70-71).

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Cela cause forcément une souffrance à celle qui se sent différente, « toujours décalée » (p. 34), mais qui est obligée de suivre le mode de vie collectif : « Il importe que tu fasses comme tout le monde [...] » (p. 73)

La dernière épreuve qu’elle doit vivre est le séjour à l’asile d’aliénés, qui réserve un traitement horrible et indigne à ceux qui se sont mis en marge des normes sociales, décrit, par exemple, aux pages 81-82. La tentative de suicide d’une mère ne peut, dans ce contexte, être perçue que comme une « folie », et la famille, qui a honte, la rejette : « Tout ce qui touche à la maladie mentale fait peur, et les familles qui connaissent le malheur d’avoir un parent interné cherche à le faire oublier. Car un malade de ce genre fait tache sur la famille. » (pp. 84-85) A cela  viendra s’ajouter l’occupation nazie, et sa politique d’extermination des malades mentaux. C’est sur elle que se ferme la première partie (p. 88), et l’auteur y revient dans les dernières pages de la seconde (pp. 145-146) pour expliquer cette mort dont il se sent coupable.

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Tous ces éléments haussent la mère à la dimension d’un véritable personnage qui, au sein d’une histoire collective, a eu un destin qui l’a particularisée.

Une riche personnalité

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Mais ce qui la particularise encore davantage, en lui donnant les dimensions d’une véritable héroïne de roman, c’est la reconstitution de sa vie intérieure, dans le dialogue que l’écrivain entreprend avec elle, pour lui prêter ses propres mots. Trois traits essentiels ressortent.

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         Le sentiment de sa différence avec son contexte l’enferme dans une profonde solitude. « Celle-ci on se demande d’où elle vient », voilà la phrase qui la condamne. Cette différence vient d’une sensibilité exacerbée qui dérange dans un monde où seul le « faire » importe, et non pas l’ « être » profond (pp. 33-34). Elle conduit à un enfermement car personne ne cherche à mieux la connaître.  En réaction, elle choisit le repli sur soi, apprécié : elle aime sa solitude, les longues promenades au printemps dans la nature.

Pourtant, le récit la montre aussi habitée d’un incessant désir de communication avec les autres, par exemple dans son intense observation d’autrui (p. 24), avec le colporteur (p. 28), ou avec ses sœurs lors d’une lumineuse journée de dimanche (p. 36).

 

        Se sentant « étrangère » dans son monde, elle développe le désir de partir ailleurs, de trouver un autre monde, qui correspondra mieux à ses aspirations profondes. Déjà le prologue le mentionne : « tu songes à un départ, à une vie autre, à l’infini des chemins ». C’est aussi ce qui explique le contact immédiatement noué avec le colporteur. L’idée de « partir » est récurrente tout au long du récit, par exemple dans son élan d’enthousiasme avec ses sœurs face à la « mince route blanche par laquelle l’une après l’autre vous vous évaderez » (p. 35), comme pour échapper à cet enfermement.

Le colporteur Sabetay Beraha, dit « Sikos »  dans les années vingt 

Le colporteur Sabetay Beraha, dit « Sikos »  dans les années vingt

          Dans ces conditions, les mots prennent pour elle une place prépondérante. Dès l’enfance, en tête à tête avec soi-même, la solitude conduit l’héroïne à se poser des questions métaphysiques : « Tu aimes ces instants où tu es seule, n’as rien à faire et où tu t’absorbes en toi-même, écoutes le murmure de cette voix que tu entends toujours mieux ». Ce dialogue intérieur révèle son désir d’une vie pleine, son exigence d’absolu. Cette exigence trouve sa réponse dans l’école, qui représente l’accès au langage, comme pour l’écrivain d’ailleurs (p. 116). Ainsi, quitter l’école provoque son désespoir : « Pour la première fois, il te vient le désir de mourir. » (p. 20) Cela intensifie son désir de s’approprier les mots (p. 21) que l’on retrouve à l’identique chez Juliet, avec les mêmes questions (on peut comparer, par exemple, les pages 38 et 126) jusqu’à l’emploi ponctuel du pronom « nous » au lieu de « tu » qui traduit l’identification : « Tant d’énigmes auxquelles on ne peut échapper et qui pèsent, nous sont un vrai fardeau. » (p. 38).

Cependant, sa différence, cette sensibilité exacerbée, coupe l’héroïne de toute communication, aussi bien avec sa famille qu’avec son époux.  D’où l’importance prise par la lecture de la Bible (p. 32), à laquelle fera écho la « boulimie » (p. 130) de lecture de Juliet.  Cela explique aussi l’écriture dans les « cahiers » (pp. 72-73),  comme une annonce des essais d’écriture de Juliet.

Le seul temps de partage des mots se réalise grâce à l’amour éprouvé pour le jeune tuberculeux, dont le récit ne nous donne pas le prénom, sans doute une reconstitution de l’écrivain à partir du récit de l’aînée des sœurs, à qui l’héroïne s’est confiée. Mais la mort du jeune homme, « ce jour qui a fracturé ta vie » (p. 62), la condamne définitivement au silence.

Cette impossibilité de communiquer étouffe l’héroïne, jusqu’à la tentative de suicide, et la conduit à un éclatement intérieur, aux portes de la folie, avec ce cri, les mots écrits sur le mur de l’asile : « je crève / parlez-moi / parlez-moi / si vous trouviez / les mots dont j’ai besoin / vous me délivreriez / de tout ce qui m’étouffe (p. 87). Si Juliet traverse le même désespoir, et fait, lui aussi, une tentative de suicide (p. 147), il aura du moins la chance d’avoir le secours des mots !

CONCLUSION

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L’œuvre met en scène une femme réelle qui, grâce à l’écriture, se transforme en héroïne par la voix que lui prête l’écrivain dans cet étrange dialogue où il la tutoie. Il tente de pénétrer la conscience de son personnage, en s’identifiant à elle. Il dépasse ainsi le réel, c’est lui qui fait « naître » un personnage, cette mère inconnue : « Te ressusciter. Te recréer. »

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Mais Lambeaux est également le portrait d’un écrivain qui, lui aussi, trouve son identité en se transformant en personnage, dans ce même dialogue avec lui-même, dialogue entre la vie consciente, le réel, et la vie inconsciente, la blessure de cette mère perdue : en la ramenant à la conscience, en créant des ponts entre elle et lui par l’écriture, il donne sens à sa vie, réalise une « seconde naissance ».

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Lambeaux ne présente pas de réelle intrigue, mais, sans noms, sans dates, l’œuvre  n’est ni une simple biographie, ni vraiment une autobiographie. C’est le roman de deux consciences qui s’entrecroisent, dont le lecteur suit l’itinéraire, partage les fractures, et est appelé à vivre les douleurs.​

Enfance

1ère partie : L'enfance de la mère (pages 14-16, de "La journée commence..." à "...la fatigue.")

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

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Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance. D’autre part, une seconde partie se présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre un dialogue avec ses origines.

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Le passage étudié se situe au début de la première partie. Il raconte l’enfance difficile de la mère à la campagne pendant l’entre-deux-guerres. En cela, il offre un témoignage sur une époque, qui permet aussi de découvrir la personnalité de l’héroïne.

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Comment Juliet transforme-t-il en personnage romanesque sa mère inconnue ?​

L'IMPORTANCE DU TRAVAIL

Julien Dupré, Le retour des champs, vers 1895. Huile sur toile. Huntington museum of art

Le mot « travail » est mis en valeur dans une phrase nominale qui le répète : « Travail, travail. », et deux procédés stylistiques permettent d’accentuer la dure vie paysanne dans l’entre-deux-guerres

Le premier procédé est l’énumération, utilisée à deux reprises, d’abord, celle des tâches ménagères, avec des verbes à l’infinitif, « à laver », « à aller chercher », « à porter, la préposition « à » traduisant  l’ensemble des contraintes marquant la vie d’une fille dans une ferme. Il y a, bien sûr, le soin des animaux, et il faut assurer la vie quotidienne : la nourriture (« légumes »), le chauffage au « bois ». Les points de suspension suggèrent que l’on pourrait encore allonger cette liste déjà longue. On note également l’accumulation de verbes d’action, face à un seul verbe d’état à la fin du texte : « tu restes ».

Julien Dupré, Le retour des champs, vers 1895. Huile sur toile. Huntington museum of art

On retrouve une énumération au cœur du premier paragraphe, dans laquelle les infinitifs, juxtaposés, qui présentent les tâches culinaires, contrastent avec la première partie de la phrase : « … le père tassé sur sa chaise face à la cheminée laisse couler les heures en tirant sur sa pipe ». Ressort ainsi l’opposition entre les hommes, qui peuvent jouir de moments de repos, et les femmes, pour lesquelles les contraintes ne cessent jamais, ce que révèle aussi le choix de verbes injonctifs comme « dois»  ou « il faut encore ».

Anne de Boissy, dans une mise en scène de Sylvie Mongin-Algan, "Les Trois Huit"

De plus, le texte est construit autour d’indices temporels, qui, tous, amplifient l’impression d’un travail incessant, en insistant sur la durée.
Au début, on peut penser qu’il s’agit d’une journée particulière, en « hiver » –  la page précédente ayant posé l’époque, « l’hiver venu » – mais la suite, avec des procédés de généralisation, montre qu’elle est représentative de ce mode de vie. Le texte s’ouvre avec « Quand la journée commence… » et se ferme sur la nuit : « Quand vient le moment d’aller dormir… », mais ce déroulement se trouve élargi par la mention des saisons sous forme d’ajout : « De surcroît, au printemps et en été », « En hiver ». Puis, le récit se focalise sur « Le soir », là encore par ajout, avec un contraste qui souligne le rôle de la fille « aînée », marqué par le connecteur d’opposition : « Puis elles [les jeunes sœurs]  montent se coucher. Mais, pour toi la journée n’est pas encore finie ».  Un dernier ajout complète cette série d’activités : « Après quoi ». La fin du texte présente clairement la généralisation, par élargissement successifs (« au long des journées »), puis dans l’énumération en gradation : « au fil des jours, des saisons, des années ». Ainsi, est mis en relief un véritable emprisonnement dans le travail, restitué par le futur dans la première phrase (« tu n’auras aucun répit »), qui transforme cette journée en destin.

Mais surtout, Juliet relie son personnage à une époque, l’inscrit dans un contexte qui explique son mode de vie. Il amplifie la pauvreté des campagnes, grâce aux adjectifs qui en font une composante inévitable de la conscience paysanne : « L’ancestrale, la millénaire obsession de la survie ». Les choix lexicaux, « la misère », « le maigre avoir », montrent que c’est bien la peur du lendemain qui régit ce monde paysan âpre au gain. 

Paysannes aux champs

Parallèlement Juliet montre bien ce qu’était alors la condition féminine. Malgré le rôle joué par les femmes pendant la Première guerre mondiale, on est, en effet, encore loin de leur libération. La mention du « rapide repas le plus souvent pris debout » révèle qu’elles restent encore au service de l’homme. Il explicite aussi ces contraintes, avec une généralisation par le pronom « vous » : « Une règle […] veut que les femmes ne restent jamais inoccupées », comme pour ne pas leur laisser le temps de penser… ce qui pourrait les conduire à un comportement dangereux, voire à une révolte.

Paysannes aux champs

À travers sa description, Juliet fait de son héroïne un personnage-type d’une époque et d’un lieu, en lui prêtant les difficiles conditions de vie des femmes, que lui-même a pu observer dans son enfance.

UN PERSONNAGE RECRÉÉ

Les choix d’énonciation contribuent largement à faire vivre sous nos yeux cette mère, comme si le lecteur était amené à partager cette vie. La narration faite au présent permet à Juliet de jouer sur un double tableau : c’est à la fois un présent d’instantanéité, qui met sous les yeux du lecteur une accumulation d’instants, tous liés au travail, et de vérité générale, puisque ces moments illustrent cette vie répétitive, monotone, en résumant une enfance.

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Le pronom « tu », quant à lui, transforme le récit en un dialogue avec le personnage, qui n’est plus là pour répondre, mais qui est ainsi interpellé, donc pris à témoin de la vérité du récit, cautionnée aussi par le passage au pluriel, « vous », qui laisse sous-entendre que le narrateur exprime une vérité générale.

De plus, le personnage est inséré dans un contexte familial, qui contribue à lui donner une épaisseur, tout en exprimant le poids de la famille. Déjà les articles définis,  « le père », « la mère », certes appellation traditionnelle dans les campagnes, créent aussi une distanciation entre les parents et cette enfant. Aucune communication n’existe entre eux, le père restant silencieux « en tirant sur sa pipe », et les tâches avec la mère semblent s’accomplir sans la moindre parole, de même que le temps du repas.

La place dans la fratrie est également significative : « Tu es l’aînée, tu leur as servi de mère », formule reprise dans le dernier paragraphe, suggère à la fois que la mère réelle n’était guère présente, et que cela ajoutait encore des tâches à cette enfant : « tu te penches sur leurs devoirs, leur fais réciter leurs leçons ». Cependant, elle introduit aussi un lien affectif au sein de cette famille : « « tu t’es employée à leur donner ce que tu ne recevais pas ». Rien n’est dit véritablement, aucun sentiment n’est mentionné, mais l’implicite est clair : il s’agit bien d’un don d’amour de l’aînée aux cadettes.

Une famille paysanne

Anne de Boissy joue Lambeaux, dans la mise en scène de Sylvie Mongin-Algan, "Les trois Huit"

Tout cela conduit à restituer les sensations et les sentiments du personnage, son mal de vivre, de façon à émouvoir le lecteur. La clé est donnée par le terme « fatigue » répété trois fois à la fin du texte, comme en écho au mot « travail », répété précédemment.

Il s’agit d’abord de la fatigue physique. Juliet rappelle la jeunesse de cette enfant, « très tôt dans ton âge, alors que tu n’as pas encore quitté l’école », sachant que l’école n’est alors obligatoire que jusqu’à quatorze ans. Elle est exprimée essentiellement par des sensations à la fin du passage : « cette lourdeur par tout le corps », « tu peines à gravir les marches », « Parfois, tu n’as pas la force de te glisser dans ton lit », « affalée sur ta chaise ». L’enfant semble totalement passive, captive d’un corps qui ne peut plus se mouvoir librement.

Anne de Boissy joue Lambeaux, dans la mise en scène de Sylvie Mongin-Algan, "Les trois Huit"

Mais le narrateur intervient pour interpréter la vie intérieure de son personnage. Il décrit alors une fatigue psychique, sans doute pire, parce qu’elle montre à un épuisement moral face à cette vie sans joie, où le « moi » se trouve nié. En évoquant « la nécessité de te harceler pour venir à bout de ce que tu entreprends », Juliet met en évidence le fait que la contrainte n’est plus imposée de l’extérieur : c’est l’enfant elle-même qui se dicte ses propres contraintes. Elle se dissocie presque d’elle-même, devenant une sorte d’automate dans ses actions : « cette sorte de vague malaise qui te rend plus lente, moins efficace, qui t’empêche de prendre plaisir à ce que tu fais ». Nous mesurons son sentiment de frustration devant le fait de ne pouvoir disposer librement de soi-même, qui conduit à un vide intérieur, puisqu’il n’y a même pas la notion de rêve : « tu restes là, les yeux dans le vide ».

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Le texte a progressé de l’extérieur, plus facile à reconstituer vu que cela correspond à un mode de vie connu de Juliet, à l’intérieur : la solitude totale d’une enfant prisonnière de son milieu.

CONCLUSION

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Ce passage montre bien comment Juliet passe de la biographie à la naissance d’un personnage romanesque. Il s’agit bien, en effet, d’une biographie aidée par les informations que Juliet a pu recueillir auprès des sœurs de sa mère, et par sa propre connaissance du mode de vie rural. On peut rapprocher d’ailleurs ce passage de l’image donnée de sa mère et de ses sœurs adoptives, dans la seconde partie, aux pages 97-98.

Mais le texte dépasse largement la simple information sur « une vie » pour devenir un dialogue avec un personnage qui prend vie sous les yeux du lecteur, auquel Juliet prête une vie intérieure, et qui doit l’émouvoir par cette image d’enfant prisonnière de sa solitude. On pourrait rappeler le personnage de Cosette chez les Thénardier, dans Les Misérables de V. Hugo.

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Cela nous amène à nous interroger sur le rôle de cette re-création. Il y a sans doute chez Juliet un double désir : expliquer la mort de cette mère, internée suite à une tentative de suicide, mais aussi établir un lien posthume entre lui et elle. Nous retrouvons d’ailleurs, dans d’autres passages de Lambeaux, les mêmes images de travail incessant, de monotonie, de contraintes et de vide intérieur : à la caserne (p. 117), à l’École du service de santé militaire de Lyon (p. 125)… Ainsi, l’écrivain se sert de soi pour décrire la mère inconnue, et, parallèlement, affirme qu’elle lui a légué ce qu’il est.

Monologue

1ère partie : Le monologue intérieur (pages 33-34, de "Ce monde..." à "...suspicion, jalousie.")

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

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Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance. D’autre part, une seconde partie se présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre un dialogue avec ses origines.

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Le passage se situe dans la première partie, après le récit de l’enfance difficile de la mère à la campagne pendant l’entre-deux-guerres, sa vie de jeune fille. Malgré une réussite brillante au certificat d’études, elle a dû quitter l’école pour travailler à plein temps à la ferme, ce qui lui cause un immense chagrin, car elle adorait apprendre. La découverte d’une Bible dans un grenier lui fait découvrir l’univers des mots, et elle commence à tenir son propre « Journal ».

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Comment Juliet représente-t-il la vie intérieure de son personnage ?​

L'INTROSPECTION

Étymologiquement, ce terme d’introspection signifie regarder à l’intérieur de soi, ce qui conduit à une double conséquence.

Cela oblige à une sorte de dédoublement de la conscience. La formule qui ouvre le texte, « Ce monde que tu découvres en toi » est le premier indice de dédoublement entre le « tu » sujet, qui observe, et « en toi » (ou « te »), devenu objet d’observation, que l’on retrouve dans l’expression « tu t’absorbes en toi-même ». On en arrive ainsi à un véritable dialogue entre « cette voix que  tu entends », reprise par « Cette voix inconnue », « elle te dit », « Ce dont elle t’entretient » et une autre part de l’âme qui représente l’être initial, avec trois verbes qui montrent l’écart : « te surprennent, te déconcertent, s’opposent parfois radicalement à ce que tu penses ».

Anne de Boissy, dans une mise en scène de Sylvie Mongin-Algan, "Les Trois Huit"

C’est en fait une représentation d’un dialogue intérieur, de l’éveil de la conscience de soi, dans une vie jusqu’alors toute entière mise au service d’autrui, donc un éveil, non encore conscient, à la révolte. Cet éveil provoque un double sentiment.

       L’héroïne ressent un réel plaisir devant la découverte d’une dimension de soi encore ignorée : « Ce monde […], il te passionne ». L’antéposition souligne cette image de l’explorateur qui s’apprête à explorer un territoire inconnu, reprise à l’identique au début du second paragraphe.

        Mais, de façon contradictoire, elle éprouve un trouble, une inquiétude devant ce qui apparaît comme un mystère dans les trois questions au discours rapporté direct : « Cette voix inconnue, que veut-elle ? Qu’a-t-elle à t’apprendre ? Où va-t-elle te mener ? ».

Cela conduit l’héroïne à entreprendre une quête, dans le sens traditionnel du terme : une obligation imposée, qui conduit à surmonter des épreuves avant de trouver le « Graal », l’objet sacré recherché, qui symbolise la vérité. On en retrouve, en effet, les étapes ici.

         Une exigence sert bien de point de départ. La voix se fait, en effet, de plus en plus insistante, puisque ce qui n’est que « murmure » au début du texte devient de plus en plus distinct (« tu entends toujours mieux »), jusqu’à s’imposer, avec la reprise du verbe d’obligation : « il te faut… », « il te faut explorer ». La précision « tu éprouvais le besoin d’y pénétrer » pose la certitude que ce monde intérieur existe.
        Puis, vient l’objet de la quête : donner une réponse à l’angoisse existentielle, c’est-à-dire définir le « moi » qui « souffre de solitude, songe continuellement à la mort, se demande si Dieu existe »

Anne de Boissy joue Lambeaux, dans la mise en scène de Sylvie Mongin-Algan, "Les trois Huit"

Anne de Boissy joue Lambeaux, dans la mise en scène de Sylvie Mongin-Algan, "Les trois Huit"

         Mais il faudra subir des épreuves : le parcours est montré comme difficile, et génère de la souffrance. Les trois verbes en decrescendo au début du second paragraphe, « Ce monde qu’il te fait explorer, quand tu t’avances en lui, il se défait, se dilue, perd la réalité qu’il semblait avoir »,  illustrent l’image d’un chemin fantomatique, qui détruit la certitude initiale. Notons aussi le contraste entre le souhait, « Tu voudrais rencontrer en toi la terre ferme »,  et la réalité, exprimée au pluriel et sans article, accompagnée d’une négation restrictive : « tu n’y trouves au contraire que sables mouvants ». Cela traduit l’absence de réponses.

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Dans ce passage, la quête conduit à un échec : « Auxquelles tu ne sais jamais que répondre ». Cette subordonnée relative, dissociée de sa principale à la fin du premier paragraphe souligne, avec la négation, cet échec. Est ainsi mise en valeur la contradiction entre le bonheur de la découverte de ce monde intérieur et la « souffrance » que génère l’impossibilité de trouver « quelque certitude ».

LA DÉCHIRURE

Le pronom « tu » reproduit aussi un dialogue entre deux états de l’être : la réalité quotidienne et la conscience de soi. Mais ce dialogue traduit une déchirure : « tu te sens écartelé » ou, par une phrase nominale, « Sensation d’être toujours décalée ». La structure même de la phrase avec son parallélisme, « Il y a celle […] et il y a celle », met en évidence cette opposition.

Julien Dupré, La fin de la journée.  Huile sur toile

Une triple exigence compose la dimension sociale de l’être, déjà posée au début du récit (cf. texte pp. 14-16, « L’enfance de la mère). Ce passage rappelle le poids du travail, propre à sa condition « paysanne » (« ta pauvre vie de petite paysanne »), avec les tâches quotidiennes, à nouveau sous forme d’une énumération : « celle qui prépare la cuisine, fane, garde les vaches, prépare la bouillie des cochons ». On est ici dans le domaine de l’action, du « faire ».
Nous retrouvons aussi l’image d’une famille avec laquelle il est impossible de « communiquer », et des qualificatifs péjoratifs pour qualifier les parents : « Elle qui s’use au travail » et « lui, muré, qui n’ouvre la bouche que pour ronchonner et bougonner des ordres ».

Julien Dupré, La fin de la journée.  Huile sur toile

Enfin, le village vient complètement cette pesanteur, avec trois termes qui, à la fin du texte, révèlent, là aussi, une absence de communication : « défiance, suspicion, jalousie ». Chacun y semble donc enfermé dans son propre destin, refusant tout contact avec autrui, perçu comme une menace pour ses biens et pour son identité.

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Face à cette pesanteur sociale, la prise de conscience de soi engendre le sentiment d’une différence, plusieurs fois évoquée dans le texte : « Ce dont elle t’entretient se situe si loin de ta pauvre vie de petite paysanne », « Combien tout cela te paraît étrange ».

Le village de Jujurieux

Le village de Jujurieux

Mais, dans ce monde de traditions, toute différence ne peut qu’être condamnée, car elle met en péril la survie de la communauté, ce que souligne la violence lexicale de la comparaison, « perçu comme une tare ». Mais ce rejet conduit à un comportement qui met en danger, cette fois, l’individu. Il doit, en effet, porter un masque, donc nier une part de lui-même : « veiller à le garder secret. »

C’est ce qui conduit à une vie en « lambeaux », faite de déchirures entre la réalité, le « faire », et les aspirations profondes de l’« être » qui seront sacrifiées.

CONCLUSION

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Ce passage présente une évolution du rôle du « tu ». Il n’est plus seulement ici le dialogue du narrateur avec la mère inconnue, mais devient aussi un dialogue de l’héroïne avec elle-même, une reproduction de son dédoublement, comme si nous lisions le « Journal » intime dont l’auteur vient de nous parler. Il peut même faciliter l’identification au personnage d’un lecteur qui aurait pu, lui aussi, vivre cet éveil à la conscience de soi.

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De plus, il met en évidence le rôle des mots, de l’écrit. La découverte de la Bible, les commentaires que la lecture suscite, qui conduisent ensuite à une écriture personnelle forment les prémisses de l’expérience que Juliet a vécue lui-même, et de son propre écartèlement entre le monde paysan et le monde de l’école (pp. 110-111). Chez lui aussi la lecture conduit à la découverte du monde intérieur, tel un catalyseur (cf. pp. 147-148). Le fils, homme, représente donc ce que la mère n’a pas pu être, parce qu’elle n’a pas pu échapper à sa condition de femme.

Peur

2ème partie : La peur (pages 94-95, de "La peur..." à "... de la folie.")

Pour lire l'extrait

INTRODUCTION

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Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance. D’autre part, une seconde partie se présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre un dialogue avec ses origines.

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Le passage étudié se situe au début de la seconde partie, qui présente l’enfance du narrateur-auteur dans la famille d’accueil qui l’a recueilli après l’internement de la mère, alors qu’il est âgé d’à peine quelques mois. Le récit de sa petite enfance est organisé autour d’un thème, « Une peur dévorante t’habite », dont le passage va donner un exemple.

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Comment Juliet recrée-t-il ses souvenirs d’enfance ?

LES CAUSES DE LA PEUR

Le premier paragraphe du texte lui sert d’introduction en mettant en place le thème, la peur. Dès la seconde phrase, « La peur a ravagé ton enfance », le verbe donne l’impression qu’il s’agit d’un phénomène naturel extérieur à soi, avec le choix du passé composé qui sous-entend que ce fait passé a un résultat présent. Les causes en sont aussi posées en de courtes phrases nominales et en gradation : nous passons d’une peur naturelle et partagée par beaucoup d’enfants (« l’obscurité ») à une peur métaphysique : « disparaître » qui fait écho à ce qui est arrivé à sa mère, oubliée au fond de son asile d’aliénés.

L'obscurité nocturne

L’obscurité est mise en valeur à travers deux moments temporels, avec un présent qui traduit ici la fréquence de ces expériences. « Le matin, à l’aube », le jour n’est pas encore levé, la vision de l’environnement reste donc floue, d’où l’importance du champ lexical du regard : « être aux aguets », « scruter », « en promenant un regard circulaire ». L’obscurité favorise l’imagination du pire. Puis sont évoqués « ces soirs d’hiver », tournure rendue emphatique par le démonstratif. L’obscurité de la ferme est mise en valeur par le choix exceptionnel du singulier « la ténèbre », qui renforce l’opacité, auquel s’ajoute la présentation négative et la personnification : « la lumière avare qui n’éclaire qu’un faible espace et laisse dans l’ombre le tonneau ». Tout se passe comme si la lumière devenait ennemie de l’enfant.

Les lieux, quant à eux, sont liés à la solitude et au silence : à l’extérieur, c’est « la campagne déserte et silencieuse », il en va de même pour la cave. Dans les deux cas, l’auteur donne l’impression d’une profondeur et d’une chute : « tu t’enfonces dans la campagne » est repris, pour la cave, par les verbes « plonger » et  « dévaler les escaliers avec le sentiment que tu t’enfonces graduellement dans l’abîme ». On pense aux images des descentes aux enfers, que rappelle aussi l’hyperbole « la terrible épreuve ». Est affirmée l’idée d’enfermement : dans le  premier récit, la route est limitée par « les bois » et « les buissons », dans le second c’est pire car il s’agit d’une « cave », lieu a priori sinistre.

Enfin les adultes représentent, pour l’enfant, une menace, double.
Nous découvrons ici la menace traditionnelle pour les enfants à cette époque, représentée par « le voleur d’enfants », avec l’article défini qui renvoie aux récits et légendes alors racontés par les adultes. Immédiatement est imaginée la violence potentielle : « qui s’apprête à bondir et à se saisir de toi ». De même, dans le second récit, cette menace est suggérée par le seul bruit : « la serrure qui grince et qui risque de signaler ta présence ».

Une autre forme de menace, évoquée implicitement, est celle des moqueries des adultes devant une peur d’enfant. Ce sont eux qui donnent l’ordre, auxquels la peur est dissimulée : « il faut aller chercher du vin à la cave ». De même, lors du retour, tout est fait pour masquer cette peur : « « bravement pousser la porte et reprendre ta place à table comme si rien ne s’était passé. »

La peur du monstre

La peur du monstre

Les deux récits, qui s’enchaînent par « Mais le pire », forment une gradation. La peur devient une « terrible épreuve », et à la fin, se trouve amplifiée avec l’anaphore de « Chaque fois » et une nouvelle gradation entre l’adjectif « terrifié » et le mot final : « folie ». Ce terme de « folie », dans cette seconde partie du roman, renvoie le lecteur à la mort de la mère en asile psychiatrique : c’est, bien évidemment, un mot choisi par l’auteur adulte, qui commente les sentiments du personnage, et non pas propre à l’enfant.

LA LUTTE CONTRE LA PEUR

Dans les deux cas, le récit rappelle une sorte de voyage initiatique dans les ténèbres, une épreuve vécue pour se renforcer, se forger une forme de courage.

Enfant vacher

Pour ce faire, le contact avec les animaux joue un rôle important. Dans cette solitude et dans ce silence, l’animal, ici les vaches, est, en effet, un substitut à l’humain : « Pour te rassurer », espoir que peut-être elles pourraient te défendre », « la présence des bêtes te réconforte ». Les vaches s’humanisent aussi par le fait de leur parler : « le son de ta voix t’aide à te sentir moins seul, moins menacé ». Ainsi l’animal, dans ce monde où la communication est limitée, redonne à l’enfant sa nature humaine. 

Enfant vacher

Une enfance de petit paysan

Pour résister, l’enfant entreprend de lutter contre le temps. Dans le second récit, on note, en effet, une différence entre le temps objectif, forcément limité, car le parcours n’est pas bien long pour « traverser la cour », et le temps subjectif, allongé en raison de la peur. C’est lui le véritable ennemi qui oblige à « attendre interminablement » et contre lequel l’enfant se bat pour « ne pas faire durer la terrible épreuve une seconde de plus ». Une personnification illustre d’ailleurs ce supplice : « le robinet haï qui ne laisse couleur qu’un mince filet noir ».

Pour lutter contre cet allongement du temps, illustré par la longueur de la phrase, se produit une accélération du mouvement, marquée par le rythme  qui imite l’essoufflement : juxtaposition des multiples actions exprimées à l’infinitif, avec les nombreuses virgules. Nous notons cependant un contraste entre cette accélération,  « dévaler les escaliers », « la cour traversée en trois bonds », et la maîtrise des mouvements, pour limiter cette accélération : « ouvrir la porte d’une main ni trop lente ni trop rapide », « t’empêcher de gravir les marches quatre à quatre ». Le récit met donc en valeur le déchirement intérieur entre le désir spontané (courir) et la contrainte que l’on s’impose à soi-même : ne pas accélérer.

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La maîtrise de soi devient ainsi une stratégie d’autoprotection contre cette peur. D’abord, il convient d’apprendre à regarder, à écouter : « être aux aguets », « te retourner », « scruter », surveiller ». Puis « Chaque pas, chaque geste mis au point » montre comment la personnalité du narrateur se construit dans cette lutte pour échapper à la peur. Nous retrouvons cette idée de stratégie, d’apprentissage, dans la longue phrase du cinquième paragraphe qui marque un contraste entre les effets de la peur et les étapes de la lutte contre elle. D’un côté, les sensations physiques sont précisément restituées pour souligner cette peur : « le sang qui bat aux tempes, les oreilles qui bourdonnent », « une main qui tremble », « [reprendre] haleine, [laisser] le cœur se calmer ». Face à cela, les infinitifs présentent une sorte de recette à la fois pour la descente, puis pour la remontée, toutes preuves d’autocontrôle : « t’empêcher », « veiller », « refermer précautionneusement ».

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Le personnage, lui aussi comme sa mère naturelle, vit une déchirure, entre son monde intérieur, cette peur inscrite en lui, et le monde extérieur, celui des adultes auxquels il ne veut pas dévoiler ce secret. Lui aussi se trouve donc contraint à porter un masque.

CONCLUSION

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Dans ce passage le tutoiement et le recours constant au présent, en éliminant toute notion de temps, alors que l’autobiographie s’écrit traditionnellement au passé, donnent une force nouvelle à l’évocation du souvenir. Le récit devient un dialogue à deux voix, le narrateur, l’écrivain adulte, et l’enfant, soutenu par le un désir de donner sens à sa vie. Ainsi émerge un personnage qui permet de donner une cohésion entre ce que je fus et ce que je suis. L’autobiographie ne devrait-elle pas alors se nomme autofiction ?

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Le récit d’enfance présente souvent, comme ici, une scène traumatique, qui révèle en profondeur une personnalité : au XX° siècle, la psychanalyse a montré l’importance de ce type d’expérience. Mais s’agit-il d’une obsession liée au traumatisme initial de l’abandon ou d’une explicitation apportée par l’adulte en quête de ses origines et qui tente de remédier à une culpabilité : celle de sa naissance, cause de la profonde dépression dans laquelle a plongé sa mère ? De plus, tout se passe comme si, enfant, il revivait inconsciemment l’histoire de sa mère, par exemple pour celle-ci le chien (p. 77) joue le même rôle que les vaches pour l’enfant dans cet extrait. Le récit d’enfance ne serait-il pas alors le moyen de recréer cette parenté qui n’a jamais existé dans la vie réelle ?​

Pour lire l'extrait

Écrire

2ème partie : Le désir d'écrire (pages 129-130, de "Tu veux écrire..." à "... qui t'écrase.")

INTRODUCTION

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Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance. D’autre part, une seconde partie se présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre un dialogue avec ses origines.

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Le passage se situe à la fin de la seconde partie. Le narrateur a parcouru les étapes de sa vie, l’enfance dans sa famille adoptive, l’école militaire à Aix, l’École du service de santé militaire à Lyon, jusqu’au moment où, après avoir doublé sa seconde année, il décide de tout arrêter pour « fonder sa vie sur l’écriture »

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Comment Juliet présente-t-il ses efforts et ses doutes face au choix de devenir écrivain ?

LES OBSTACLES À L'ÉCRITURE

Même si cette décision apporte au narrateur un véritable soulagement, il se retrouve livré à soi-même, et devenir écrivain n’est pas si simple.

Essai d'écriture

Le redoublement dans les deux premières phrases du texte, « Tu veux écrire », qui affirme cette volonté, contraste fortement, en effet, avec un aveu d’ignorance : « tu ignores tout ». Le pronom « tu » prend ici toute sa force de dédoublement entre une part lucide de lui-même qui observe la part secrète, encore cachée, qui veut s’exprimer. Et cette part lucide se juge sévèrement : « Lorsque tu en prends conscience, tu es accablé », « l’autodidacte qui a honte de son ignorance. » L’ignorance est double, renvoyant aux deux bases de l’écriture : la nécessité de maîtriser des techniques, de connaître « ce en quoi consiste l’écriture », et d’avoir des références littéraires, des modèles : tu n’as strictement aucune culture ». Le handicap est donc lourd.

À cela s’ajoute la solitude, qui  peut d'ailleurs aussi expliquer ce recours au « tu », reflet de l’habitude du dialogue avec soi-même pour compenser l’absence d’interlocuteur. Elle lui interdit toute aide dans sa démarche d’apprentissage, ce que met en valeur la phrase nominale négative : « Nulle personne pour guider tes pas ». Ce passage fait aussi écho à ce qu’avait évoqué la première partie du récit pour la mère, l’image d’une quête. Il reprend, en effet, la métaphore de l’explorateur face à « l’immense continent des littératures », le pluriel renvoyant à la fois aux divers pays mais aussi aux « ouvrages de toutes sortes », à la multiplicité des genres et des registres littéraires, énumérés dans le passage entre tirets. Le fait de se « plonge[r] au hasard » reproduit également l’idée d’errance propre à la quête. En lien avec la solitude, nous mesurons à quel point cette quête spirituelle peut rapprocher le narrateur de ce qu’étaient les ermites au moyen-âge !

Mais la quête, dans ce passage, conduit à un aveu d’impuissance. Le dernier paragraphe du texte oppose nettement, en effet, avec le connecteur « mais », la vie intérieure dont l’activité est intense (« où que tu sois, quoi que tu fasses, tu ne cesses de moudre des phrases dans ta tête. ») et le vide de la production : « des heures s’écoulent sans que tu puisses tracer un mot. » Les négations se multiplient dans cette fin de texte, comme pour reproduire ce sentiment d’échec.

Tout comme sa mère naturelle, qui avait voulu « explorer » son monde intérieur, Juliet se lance à l’aventure, mais sans vraiment savoir quel est l’objet de sa quête.

LES ATOUTS

Les difficultés de l'écriture

Il est cependant soutenu car il se reconnaît une force que sa mère n’a pas eu la chance d’avoir.

Le laboureur

Paradoxalement, c’est son origine paysanne qui, alors qu’elle a limité son apprentissage, constitue son meilleur atout, ce que développe une métaphore filée. Il en a hérité, en effet, l’habitude d’un dur travail, qu’il avait mis en valeur d’ailleurs dans le portrait de ses deux mères : « ce labeur à venir ne t’effraie pas ». L’énumération des verbes qui renvoient à l’agriculture à l’infinitif, « d’abord labourer, herser, semer, rouler », marque ces efforts répétés nécessaires. Puis il a en lui « la mentalité du paysan », c’est-à-dire la patience, « tu es tenace, obstiné », et une forme de résignation face au temps, aussi bien dans sa durée (« attendre que tournent les saisons ») que dans son climat : « les calamités diverses ».

En même temps, le paysan ne renonce pas, car il reste soutenu par l’espoir du résultat, qui ressort : tracer un « sillon » implique « moissonner » et « la récolte », termes ouvrant et fermant l’énumération. Dans son apprentissage littéraire, Juliet compare ainsi l’écriture à une sorte de grain, obtenu après avoir moulu l’idée brute, puis semé, et qui produira son fruit après de longs efforts. 

Il fait preuve aussi d’une très forte volonté dans la mise en œuvre de son projet. Il s’agit d’abord d’acquérir cette culture qui lui manque, nécessité exprimée par une double métaphore hyperbolique : « faire des gammes et dévorer des centaines, peut-être des milliers de livres. » Cette image est reprise dans le deuxième paragraphe, qui explique « cette boulimie de l’autodidacte », en insistant sur sa force d’âme : il « veut coûte que coûte » combler ce vide culturel. Ainsi, à la solitude humaine répond une nouvelle présence, celle des livres, qui deviennent des compagnons, idée rendue par la personnification de la librairie : « tu lui rends de fréquentes visites. » 

"Dévorer des centaines" de livres

"Dévorer des centanes " de livres

Enfin, même si rien n’a été réellement produit sur le papier, la fin du texte affirme, de façon paradoxale, une réussite, grâce au sentiment d’une intense activité : « tu penses n’être pas resté inoccupé ou la tête vacante ne serait-ce que quelques minutes. » C’est d’ailleurs sur une métaphore guerrière que se ferme le passage, toujours en affirmant sa volonté : «Tu veux ouvrir une petite brèche dans ce mur au pied duquel tu te trouves et qui t’écrase. »

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L’écriture apparaît ainsi comme une absolue nécessité, digne de tous les sacrifices.

CONCLUSION

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Ce texte présente la naissance de l’écrivain, qui a dû avoir le courage de lutter contre un destin apparemment contraire, contre son passé, pour affirmer sa liberté de devenir écrivain. Or, de façon originale, il a réussi l’impossible conciliation en transformant ce passé, obstacle en soi, en une force d’action.

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Juliet confirme aussi ce qu’a représenté pour lui l’écriture, une revanche contre son enfance et un accès à la liberté.  Il confirme ainsi la définition de son rôle posée aux pages 124-125 : « En écrivant, se délivrer de ses entraves, et par là même, aider autrui à s’en délivrer. Parler à l’âme de certains. Consoler ces orphelins que les non-aimés, les mal-aimés, les trop-aimés portent en eux. Et en cherchant à apaiser sa détresse, peut-être adoucir d’autres détresses, d’autres solitudes. » Pour lui, l’écriture est donc une véritable thérapie.

"Lambeaux"

Pour lire l'extrait

2ème partie : Écrire Lambeaux (pages 149-151, de "Un jour,..." à "... fondamentale détresse.")

INTRODUCTION

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Le roman de Charles Juliet, Lambeaux, paru en 1995, se présente comme un double récit. D’une part, il reconstitue une biographie de sa mère, jamais connue car elle a été internée dans un hôpital psychiatrique trois mois après sa naissance, et dont il a découvert l’existence à sept ans, lors de son décès. D’autre part, une seconde partie se présente comme une autobiographie, expliquant l’écriture de Lambeaux. Dans les deux parties, le choix du pronom « tu » fait de l’œuvre une sorte de dialogue avec ses origines.

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Le passage étudié se situe à la fin de la seconde partie. L’auteur a parcouru les étapes de sa vie : l’enfance dans sa famille adoptive, l’école militaire à Aix, les études de médecine à Lyon, jusqu’au moment où il décide de tout arrêter pour devenir écrivain. Le livre se clôt donc sur sa naissance en tant qu’écrivain de Lambeaux, en une mise en abyme.

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Quels objectifs Juliet assigne-t-il à son projet d’écriture ?

LA DIMENSION BIOGRAPHIQUE

Ce passage s’oppose à la structure même de l’œuvre, puisque c’est la mère originelle qui occupe la plus grande place dans Lambeaux. Cette dimension est formulée avec une formule assez semblable à celle d’un conte : « Un jour, il te vient le désir… », comme si cette naissance se faisait indépendamment de toute volonté consciente.

Ici, l’auteur pose un entrecroisement entre les deux mères. Ce double choix est mis en évidence par les parallélismes rythmique et sémantique, avec l’article qui en fait des symboles.

        Il place en tête de chaque fragment la mère naturelle, avec « l’esseulée », « l’étouffée », « la jetée-dans-la-fosse », autant de marques de rejet, d’exclusion violente soutenues par l’assonance en [é], voyelle fermée. Il la présente comme une disparue, effacée même des mémoires dont seul subsiste « le vide créé ».

        En contraste avec elle, il y a la mère adoptive, « la vaillante », « la valeureuse », « la toute-donnée », adjectifs qui traduisent une force, une offrande, un don de soi, amplifié par l’assonance en [a]. Elle, au contraire, s’impose par « son inlassable présence ».

À travers ces oppositions, qui ressemblent aux épithètes qui, chez Homère, grandissent les héros, ces deux mères se complètent : elles trouvent leur conciliation en l’écrivain lui-même : « Dire ce que tu leur dois. », « Montrer  tout ce qui d’elles est passé en toi. »

Communication de C. Juliet, "Le scribe de la source", 2nde partie, 2014

Mais pourquoi leur consacrer une biographie ? C’est d’abord une façon de leur rendre ce qu’elles ont donné, réponse posée en parallèle aux actes des mères, exprimés par trois infinitifs : « t’entourer, te protéger, te tenir dans l’orbe de leur douce lumière ». Cette dernière formule crée une image quasi religieuse, peut-être précisément parce que la mère naturelle n’était, en fait, présente que dans un au-delà céleste. En écho, nous trouvons les trois phrases à l’infinitif dans le paragraphe suivant : « Dire ce que tu leur dois », « Entretenir leur mémoire », « Leur exprimer ton amour ». Ainsi l’écriture se donne pour but l’expression d’une forme de gratitude.

Mais il affirme aussi sa volonté de réparer ce qui est perçu comme une injustice, les réunissant à nouveau : « Ni l’une ni l’autre de tes deux mère n’a eu accès à la parole ». Cela se traduit comme un projet d’écriture, dans trois phrases au futur de certitude sans même de reprise du pronom-sujet : « tu les tireras de la tombe. Leur donneras la parole. Formuleras ce qu’elles ont toujours tu. ». L’écriture est donc bien une re-création fictive : l’écrivain redonne une vie autre à la personne réelle, en lui prêtant ses propres mots.

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L’écrivain se présente comme un véritable démiurge : il fait œuvre de création par ses mots. Mais, en même temps, c’est pour dire ses deux mères qu’il est devenu écrivain : elles lui ont donné, une nouvelle fois, une nouvelle forme de vie.

LA DIMENSION AUTOBIOGRAPHIQUE

La dimension autobiographique apparaît comme une seconde étape, nettement signalée par le connecteur « Puis », s’enchaînant logiquement à la précédente : nous passons de « en toi » à « ton parcours ».

Pour l’objectif autobiographique de l’écriture, de la même façon que pour les deux mères, ce sont trois infinitifs qui servent de base à sa présentation. En expliquant son désir de « relater [s]on parcours », il exprime sa volonté de se prendre soi-même comme héros d’une « aventure de la quête de soi », à la façon du chevalier qui s’engage dans le chemin d’une initiation. En même temps, nous comprenons mieux le choix du pronom « tu », justifié par une sorte d’étrangeté à soi-même, à la façon de la formule de Rimbaud : « Je est un Autre ». La formule « tu as été contraint de t’engager » donne, comme pour le récit biographique, le sentiment que cela se passe en dehors de toute volonté consciente, comme un destin qui s’impose à soi. Puis, avec « [t]enter d’élucider d’où t’est venu ce besoin d’écrire », la quête se transforme en enquête : il va remonter aux sources du « moi ». C’est ce qui explique le parallélisme établi, à plusieurs reprises, entre sa mère naturelle, tenant son « journal » et lui-même. Enfin, il adopte la fonction de conteur, toujours dans le désir d’expliquer, cette fois en s’adressant plus directement au lecteur : « Narrer les rencontres […] qui t’ont marqué en profondeur et ont plus tard alimenté tes écrits. »

L’écriture est donc explicative, dans ce texte qui joue le rôle d’une mise en abyme : l’autobiographie se montre en train de naître.

Le titre semble s’être immédiatement imposé : « Ce récit aura pour titre Lambeaux ». Cette courte phrase au futur le pose comme une certitude, sans doute parce qu’il correspond au sentiment initial d’une vie faite de morceaux déchirés, à la façon d’un puzzle, et à la démarche d’enquête.

Communication de C. Juliet, "Le scribe de la source", 1ère partie, 2014

En revanche, plusieurs difficultés sont mentionnées dans la rédaction : « Mais après en avoir rédigé une vingtaine de pages, tu dois l’abandonner. » Elle s’est arrêtée à peine commencée, mais toujours comme sous l’emprise d’une force extérieure. Cela vient de la souffrance que l’écriture ravive, les peurs de l’enfance, les traumatismes : « Il remue en toi trop de choses ». L’écrivain se montre comme emprisonné dans une prison, d’où les verbes « t’affranchir de ton histoire », « gagner ton autonomie », c’est-à-dire cesser d’être celui qui a été créé par une mère disparue pour « se créer » soi-même par l’écriture. L’autobiographie fait naître un nouveau « moi », le personnage qui ne dépend que de l’écriture : ce sera donc elle qui lui donnera sa forme, en le libérant de toute attache extérieure.

D’où, comme dans un récit d’initiation, l’image d’un combat : il lui faut « longuement lutter pour conquérir le langage ». La restriction « du moins » oppose, en effet, deux types de « parole ». Face à la parole banale, celle de la vie quotidienne, une parole toute faite, construite autour d’automatismes, il recherche la parole personnelle, authentique, à laquelle il accorde trois fonctions quasi thérapeutiques, en gradation : « se dire, se délivrer, se faire exister dans les mots ».

 À la façon du mécanisme en œuvre dans la psychanalyse, l’écriture est montrée comme une véritable catharsis qui permet de passer du néant à l’être, de se conquérir soi-même à travers les mots choisis pour se représenter.

LA CONCILIATION

À la fin du texte, les objectifs fusionnent, en s’élargissant encore. La biographie et l’autobiographie, qui pouvaient sembler s’opposer, vont se réunir par le jeu des pronoms, à la fois dans le combat pour les mots, « ce fut autant pour elles que pour toi », et dans la naissance de l’œuvre : « Lorsqu’elles se lèvent en toi » (l. 41). Leur présence s’impose à l’intérieur même de l’écrivain. Enfin, cela se réalise dans le dialogue intérieur entrepris : « tu les tireras de la tombe. Leur donneras la parole » est mis en parallèle avec « tu leur parles » : il s’agit donc d’instaurer le dialogue profond qui a tant manqué aux personnages.

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Cela explique les échos incessants entre les paroles prêtées à la mère – qui relèvent de la fiction, même s’il y a pu y avoir enquête – et sa propre vie intérieure. C’est donc l’écriture qui réalise la conciliation entre chacun des deux aspects du projet.

Une fois les deux mères réunies entre elles d’abord, ensuite à l’écrivain, l’image s’élargit encore. Elles deviennent le symbole du silence auquel l’écrivain remédie. D’où la métaphore « la cohorte des bâillonnés, des mutiques, des exilés des mots », pour désigner  ceux qui n’ont pas pu accéder au langage, qui sont donc condamnés à ne pas exister. Il établit alors une longue liste de catégories, qui soulignent deux causes principales de se silence.

         Ouvre et ferme la liste le traumatisme de l’enfance : « ceux et celles qui ne se sont jamais remis de leur enfance », « ceux et celles qui n’ont jamais pu surmonter une fondamentale détresse ». Ce traumatisme initial est montré comme meurtrier, à travers des choix lexicaux très violents : ils « s’acharnent à se punir de n’avoir jamais été aimés », et ils « crèvent de se mépriser et se haïr », selon un raisonnement d’une terrible logique. Si je n’ai pas été aimé, c’est que je ne suis pas aimable, il est donc juste que je ne m’aime pas moi-même.

      Ce traumatisme se prolonge en négation par autrui : ils « n’ont jamais été écoutés », « ont été gravement humiliés ». Quand autrui me refuse la parole, il me renvoie, en effet, à un néant, là encore violemment exprimé : « ceux qui étouffent de ces mots rentrés pourrissant dans leur gorge ». Nous en arrivons à une image à connotation religieuse, celle du martyre du Christ : ils « portent au flanc une plaie ouverte », comme celle causée par le coup de lance qui avait blessé le Christ sur la croix.

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En parlant à la place de celles  - et ceux - qui n’ont pas parlé, et en disant ce que lui-même avait ressenti en silence, l’écrivain peut alors consoler ceux qui se reconnaîtront dans cette parole : c’est là une autre fonction du tutoiement choisi dans l’œuvre, chaque lecteur pouvant se reconnaître dans cette énumération.

CONCLUSION

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L’autobiographie exprime ici un itinéraire. La mère naturelle a offert une première naissance, en donnant la vie. Puis est venue la mère adoptive, donneuse d’amour. Enfin intervient une troisième naissance : l’accouchement de soi-même en tant qu’écrivain, en se transformant de sujet en personnage. Il prend ainsi en main de sa propre vie, ce que montrera l’excipit (pp. 154-155). Cet itinéraire est présenté à la fois comme une enquête et comme une initiation douloureuse.

Deux interviews très intéressantes (2000 et 2002)

Mais l’autobiographie comporte un danger, celui du solipsisme : « moi je parle à moi-même ». Mais Juliet réussit à échapper à cette limite, en dépassant la dimension privée : d’une part, par le récit d’une vie exemplaire d’une période, d’un contexte – pensons à Félicité dans Un Cœur simple de Flaubert – d’autre part, grâce au partage offert au lecteur par le pronom « tu ». 

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