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Gaël Faye, Petit Pays, 2016
L'auteur (né en 1982)
L'Afrique
Gaël Faye est né à Bujumbura, capitale du Burundi, d’un père français et d’une mère rwandaise, originaire de l’ethnie tutsie et réfugiée au Burundi après les violences en 1963. Cette double origine, si elle a pesé sur sa vie, fait aussi sa richesse, l’inscrivant entre deux cultures. Son père a tout de l’aventurier : il gère une réserve naturelle, anime une troupe de théâtre et est même surnommé « Crocodile Dundee », parce qu’il a essayé de capturer un gigantesque caïman mangeur d’hommes du lac Tanganyika, nommé plaisamment Gaspard. Sa mère, elle, a quitté son époux et ses enfants bien avant que les conflits politiques ne viennent troubler le Burundi.
Pour écouter une interview sur RFI
Portrait de Gaël Faye
L'Europe
Quand la guerre civile débute au Burundi en 1993, suivie du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, il part en exil en France, en 1995, et passe son adolescence à Versailles. Il découvre dans le rap et le hip-hop un exutoire à son sentiment d’exil.
Pourtant ses études dans une école de commerce l’entraînent loin de la vie artistique. Ainsi, il travaille deux ans à Londres dans la City, pour un fonds d’investissement financier, avant de décider de vivre de sa musique.
Il crée alors un groupe « Milk Coffee and Sugar » avec le rappeur Edgar Sekloka, et remporte ses premiers succès. Parallèlement, il entreprend d’écrire, et son premier roman, Petit pays, publié en 2016, remporte le Prix Goncourt des lycéens et est largement salué par la critique, et de nombreux prix littéraires.
La littérature et la musique :
« Les deux participent d’un même mouvement. Je pense que les pratiques artistiques se nourrissent les unes des autres et servent à décloisonner les mondes. Apprendre à penser les pratiques artistiques de cette façon-là permet aussi, à mon sens, d’éviter l’élitisme. Me concernant, que j’écrive une chanson ou un livre, ça ne change rien, ce n’est qu’une question de mise en forme. J’ai une passion des mots que j’ai envie de transmettre. »
(Propos recueillis par Sophie DOUGNAC, 30 juin 2017)
Ce n’est qu’en 2015 qu’il retourne vivre à Kigali, la capitale du Rwanda, avec sa femme et ses enfants.
Le contexte
La géographie
Carte du Burundi
Les pays du continent africain
Le Burundi est situé en Afrique centrale, sur la ligne de séparation des fleuves du Congo et du Nil, dans la région appelée « les grands lacs », dont le lac Tanganyika. C’est une région de hauts plateaux, proche du Rwanda au nord.
Les deux pays se ressemblent, à la fois par les ethnies qui les peuplent, dont trois principales, les Hutus, à l’origine agriculteurs, les Tutsis, à l’origine pasteurs, et les Pygmées, moins nombreux, par les langues parlées et par une même histoire partagée.
L'histoire
De la colonisation à l’indépendance
Pendant des siècles, toutes les ethnies ont cohabité pacifiquement, en se partageant le pouvoir, même si les Tutsis, qui possèdent le bétail sont considérés comme des « aristocrates ». L’isolement du pays lui a permis d’échapper aux trafics négriers, et il a été colonisé tardivement, d’abord par les Allemands, puis, après la défaite de l’Allemagne à la fin de la 1ère guerre mondiale, par les Belges : le Burundi, comme le Rwanda sont intégrés au vaste ensemble formant le « Congo belge ». C’est alors que se met en place une forme de racisme qui sépare les « Tutsis évolués », qui disposent de l’appui du colonisateur, des « Hutus faits pour obéir », donc largement exploités.
Or, c’est cette élite tutsie, plus cultivée, qui, après la seconde guerre mondiale, entreprend de lutter pour obtenir l’indépendance. Cela entraîne une conséquence : comme les Tutsis sont jugés rebelles, « ennemis » de l’État, le colonisateur favorise les Hutus. Les tensions entre ces deux ethnies s’accentuent donc, notamment quand, en 1959, éclate au Rwanda une guerre civile : les Tutsis sont pourchassés, massacrés, contraints à l’exil dans les pays voisins, dont le Burundi. Inquiets de cette situation, les Tutsis du Burundi accaparent le pouvoir politique et militaire – par précaution en quelque sorte. L’Indépendance y est proclamée le 1er juillet 1962, avec installation d’une monarchie constitutionnelle, et le français reste la langue officielle.
Une remarquable vidéo récapitulant l'histoire du Burundi
Le temps de la violence
Mais la situation politique du Burundi reste tendue, les coups d’État se succèdent de la part des militaires tutsis, auxquels répondent des insurrections hutues, avec d’incessants massacres : en 1965, suivi de l’abolition de la monarchie et de l’établissement d’une République, puis en 1972, où les Tutsis massacrent entre 100000 et 130000 Hutus, ensuite exclus totalement de toute administration et de tout pouvoir, enfin en 1988, en 1992… Quand est élu pour la première fois, en 1993, un président hutu, il est assassiné quelques mois plus tard, et ce sont à leur tour les Tutsis qui se trouvent massacrés.
La situation devient explosive quand, le 6 avril 1994, le président hutu suivant est lui aussi assassiné, avec le président du Rwanda, dans un « accident d’avion », attentat causé par deux missiles… Au Rwanda s’ajoute, en effet, à la tension, depuis 1990, l’action du Front Patriotique Rwandais, créé par de jeunes Tutsis, exilés, qui veulent reprendre le pouvoir. La mort des deux présidents met le feu au poudre : la radio rwandaise appelle alors chaque Hutu à tuer tous les « cancrelats ». Ainsi, se déchaîne le génocide des Tutsis au Rwanda, au moins 600 000 morts en trois mois, qui rejaillit sur le Burundi voisin : il exacerbe la vengeance que les Tutsis vont exercer contre les Hutus du Burundi …
Une pièce d’un des six monuments commémoratifs du génocide du Rwanda, à Murambi, fondé en 1995
L’engrenage des massacres semble donc sans fin… Il ne s’arrête qu’en 2000 après un accord conclu sous la protection de l’ONU, mais la situation est loin d’être paisible encore aujourd’hui.
Lecture cursive : le prologue
Un court prologue ouvre le roman qui, comme l’exposition dans une pièce de théâtre, a un double rôle : informer et séduire.
Informer
Au cœur du prologue figure la notion d’« ethnie », définie comme « des groupes différents », appliquée conjointement aux deux pays voisins, le Burundi et le Rwanda. La présentation, faite par le père, met l’accent sur deux points.
Il mentionne la démographie. Or, s’il efface rapidement les Pygmées, « quelques-uns seulement », donc qui « ne comptent pas », le nombre oppose nettement les Hutus, « les plus nombreux », aux Tutsis, « beaucoup moins nombreux ». C’est ce qui, dans une démocratie, devrait expliquer, voire justifier, l’exercice d’un pouvoir dominé par cette ethnie, peut conclure le lecteur. Mais rien n’est dit à ce sujet…
D’ailleurs, l’explication du père n’insiste pas sur le nombre, mais sur des distinctions physiques : les Hutus sont « petits avec un gros nez », les Tutsis « grands et maigres avec des nez fins », et est ajouté pour ceux-ci « et on ne sait jamais ce qu’ils ont dans la tête ».
Cette insistance sur ce type de différences interpelle le lecteur, car elle relève tout simplement du racisme le plus élémentaire. C’est d’ailleurs à cette réflexion que conduit la question rhétorique du narrateur : « De toute façon, que peut-on penser de tout ça ? »
Séduire
Le ton d’un récit d’enfance
Cette ouverture, avec le pronom « Je » comme premier mot, invite le lecteur à voir, dans l’œuvre, une autobiographie, un récit d’enfance, vu que le personnage est tout jeune encore, comme le montre sa relation avec celui qu’il appelle « papa », et avec sa « petite sœur ». Rappelons que l'auteur a clairement nié cette dimension autobiographique, mais cela donne au récit un ton plaisant, par la naïveté des réactions de l'enfant, par exemple lors de son questionnement sur les causes possible de « la guerre » entre Hutus et Tutsis. La réponse du père, qui élimine toutes les raisons plus objectives pour répondre « parce qu’ils n’ont pas le même nez », fait ressortir l’absurdité d’une guerre purement raciste : « C’était quand même étrange cette affaire », conclut l’enfant, dont le regard distancié soutient la critique du monde adulte.
Un horizon d’attente
En même temps, ce prologue crée un horizon d’attente, car le racisme est contagieux.
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Il touche d’abord le narrateur et sa sœur, qui cherchent à identifier l’appartenance ethnique des passants. L’absurdité ressort à nouveau, car comment classer celui qui est à la fois « grand et maigre », mais « a un gros nez » ?
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Il pénètre ensuite l’école : les qualificatifs « Hutu » et « Tutsi » sont lancés comme des insultes entre enfants. La chute du prologue fait sourire, par l’allusion au nez de Cyrano, qui deviendrait alors Hutu… mais le jeu de mots final, « Le fond de l’air avait changé. Peu importe le nez qu’on avait, on pouvait le sentir », laisse planer une menace.
Présentation du roman
Le pays est géographiquement petit, largement ignoré du reste du monde qui ne sait même pas le situer sur une carte, tellement « petit » que les massacres qui s’y sont déroulés n’ont guère fait l’objet d’une implication internationale.
Mais l’auteur donne lui-même deux autres sens à cet adjectif :
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un sens affectif (hypocoristique) : c'est une marque de la tendresse qu'il lui porte ;
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pour le mettre à la taille du personnage-narrateur, lui-même enfant : c’est le « petit monde » dans lequel il grandit, comme dans une sorte de cocon.
On peut enfin penser à un sens métaphorique : ce « petit pays » est celui que l’auteur s’est construit, métis entre deux cultures, une sorte de territoire commun, réduit aux dimensions de la conscience mais qui peut être partagé avec d’autres : « celui d’une quête d’un espace commun de citoyenneté, une utopie située entre plusieurs "pays" qui formerait un "petit pays" non délimité par des frontières étatiques ou sociales », interprétation intéressante proposée par Florian Alix, dans Afrique contemporaine (2016/1, N° 257).
Le titre
La structure
Un récit encadré
Les 31 chapitres du roman, sans titres, sont encadrés, de façon symétrique, par
Au début, le prologue, suivi d’un passage en italique. Après la voix de l’enfant, dans le prologue, l'italique laisse la place au narrateur adulte, qui évoque sa vie en exil, en France, et sa nostalgie du pays perdu. La phrase d’ouverture, « Il m’obsède, ce retour. », est répétée et précisée, « Je le repousse, indéfiniment, toujours plus loin. » Mais, contrairement à sa sœur, qui rejette catégoriquement ce « pays maudit », le narrateur le porte en lui, se sent double : dans cette « ville nouvelle », il transporte son passé.
À la fin, un passage en italique, suivi d’un bref épilogue.
- Le passage en italique nous ramène d'abord dans le bureau du narrateur adulte, en proie à ses souvenirs nostalgiques : « Je tangue entre deux rives, mon âme a cette maladie-là », explique-t-il, phrase qui semble avoir été la source de l’image en première de couverture dans l’édition Grasset, cette silhouette en équilibre plus qu’instable, à la façon d’un funambule, sur une passerelle qui se rétrécit au fur et à mesure de son avancée. Brusquement, nous le suivons dans son retour à Bujumbura, et dans ses retrouvailles avec les lieux et avec son ancien ami, Armand : « J’ai l’impression d’un voyage à rebours », explique-t-il, avant de retrouver sa mère, enfoncée dans sa folie traumatique, et qui le prend pour son cousin, massacré au Rwanda.
- L’épilogue se présente comme antérieur au roman, dont il annonce l’écriture : « Le jour se lève et j’ai envie de l’écrire. Je ne sais pas comment cette histoire finira. Mais je me souviens comment tout a commencé. »
Le corps du récit : 31 chapitres
Le roman est nettement divisé en deux parties, mises en valeur dans la bande-annonce du film qu’en a tiré d’Éric Barbier, sorti en 2019.
La 1ère partie, des chapitres 1 à 15
Elle offre un récit d’enfance conforme au topos du « paradis perdu », un royaume illustré par le paysage africain, dont toutes les sensations sont restées gravées dans la mémoire. C’est le temps « du bonheur », au sein de la famille, à l’école, avec la bande des copains… Mais deux failles déjà au sein de ce bonheur :
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la séparation des parents, à la fin du chapitre 3 : la perte de la mère est un thème récurrent dans le roman, pour le personnage, comme pour ses amis, Armand et Gino.
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le vol du vélo reçu à Noël (chapitre 4) : après un long périple pour le retrouver, Gaby le reprend au paysan pauvre qui l’avait acheté (chapitre 8), et découvre alors le remords.
La visite, au chapitre 9, à l’arrière-grand-mère rwandaise, exilée qui vit dans l’image idéalisée du Rwanda, la décision du cousin Pacifique de partir se battre pour reconquérir ce pays perdu (chapitre 11), puis les tensions politiques croissantes au Burundi à l’occasion des élections, aux chapitres 11, 12 et 13, insèrent progressivement la violence dans le roman. Elle est symbolisée, au niveau des enfants, par leur conflit avec « Francis », perçu comme un dangereux ennemi.
La 2nde partie, des chapitres 16 à 31
La seconde partie pourrait, elle, s’intituler « le temps de la peur ». Le tremblement de terre qui secoue Bujumbura au chapitre 15 est symbolique de la violence qui va se déchaîner, à partir d’un coup d’État contre le président nouvellement élu, au chapitre 16 : c’est la fin de l’enfance insouciante, et l’entrée dans l’Histoire, avec les premiers massacres, le couvre-feu, les exactions commises par les gangs qui contrôlent la ville…
En contrepoint de la situation au Burundi, la situation au Rwanda est encore pire… jusqu’à l’explosion du chapitre 22, avec l’attentat contre l’avion des deux présidents, le 6 avril 1994.
La fin du roman rapproche progressivement du personnage-narrateur les horreurs du conflit : du Rwanda, elles passent au Burundi, puis à sa capitale ; des quartiers éloignés de la ville, elle entre dans « l’impasse » où vivent le héros et ses camarades, contamine la mère, qui sombre dans la folie et disparaît, pénètre enfin dans la parcelle où vit la famille (chapitre 28). Gabriel lui-même se trouve atteint, quand il est obligé d’immoler par le feu un présumé assassin, au chapitre 29. Après la mort du cuisinier, le dernier chapitre détermine le départ des enfants pour la France.
Les lettres et leur rôle
Un des aspects importants dans cette structure est l’insertion de courriers, qui tissent des liens entre le Burundi, la France et le Rwanda.
Entre Laure et Gaby
Au chapitre 7
La lecture des deux lettres permet de les comparer : celle de Laure reste très enfantine, tout en donnant, dans sa question, « As-tu reçu le riz qu’on vous a envoyé ? », une image de l’Afrique plongée dans la misère et « assistée » par l’Europe ; la réponse, au-delà de son énonciation enfantine, met en évidence le regard particulier, et original, que Gaby jette sur le monde, par exemple à propos des « noms », de la couleur de peau ou de son futur métier…
Au chapitre 13
Une autre lettre de Gaby à Laure est introduite, où il lui donne son sentiment sur le résultat des élections. Mais la distanciation due au jeu sur le regard distancié de l’enfant, par exemple son jugement sur le nouveau président qui « se tient bien, ne met pas les coudes sur la table », fait ressortir les remarques critiques : elles annoncent les conflits à venir, par exemple le désaccord entre les deux employés, d’ethnie différente, ou le fait que le président « ne soit pas militaire »…
Au chapitre 14
Seul figure le texte bref de la carte postale envoyée par Laure, dont le langage reproduit le ton d’une jeune enfant : « Coucou », « super chouettes », « c’est rigolo », « Bisous ». L’intérêt vient de la réaction de Gaby, une première prise de conscience du poids des mots, avant qu’il ne commence à découvrir la lecture grâce aux livres prêtés par Mme Economopoulos : « pour la première fois de ma vie j’avais l’impression de pouvoir exprimer mes sentiments à quelqu’un ».
Le chapitre 30
La dernière lettre, qui occupe tout le chapitre, n’a la destinatrice que comme prétexte, même s’il y a une allusion au métier de « mécanicien » ou aux « sacs de riz humanitaire », car cette lettre est, en réalité, un long poème, scandé par un refrain : » Des jours et des nuits qu’il neige sur Bujumbura. » Même si l’enfance du personnage peut expliquer cet univers métamorphosé, comme dans un conte fantastique, les images de la ville et de ses habitants mettent toutes en valeur le blanc, couleur du deuil en Afrique. La mort envahit donc ce texte, jusqu’à sa conclusion, destruction totale de la ville, « Bujumbura est immaculée », phrase à laquelle fait écho le début du chapitre suivant, « La guerre à Bujumbura s’était intensifiée. »
Le président Melchior Ndadaye
Émeutes à Bujumbura
La lettre à Christian
Quand Gaby écrit cette lettre, qui occupe tout le chapitre 27, il sait que le destinataire est mort : « Tu ne viendras pas. », « tu ne diras plus jamais rien ». L’affirmation redoublée, « J’ai tardé à t’écrire », nous interroge sur la fonction de cette lettre. Il y exprime, dans d’ultimes confidences, le chagrin d’avoir perdu ce cousin. Mais on retrouve aussi ce rôle des mots, précédemment évoqué, un moyen d'exprimer, et d'abord à soi-même, ce que l’on ne peut dire à personne : son amour pour Laure, dont il « n’ose pas […] parler aux copains », qui « [s]’éloignent […] chaque jour un peu plus ». Cette lettre est donc également un long monologue intérieur, qui prend encore plus de sens si on le rapproche de la dernière phrase du passage final en italique, où la mère ne reconnaît pas son fils qu'elle nomme « Christian ».
Histoire des arts : de la chanson au cinéma
Pour lire les paroles de la chanson
Chanson de Gabriel Faye, "Petit pays", 2013
L'écriture de cette chanson de rap-hip-hop, qui fait partie de l'album Pili-Pili sur un croissant au beurre, précède l'écriture du roman, en 2015, mais à la fois en annonce les contenus et en explique l'écriture.
Une première écoute permet de percevoir le croisement des deux langues, le kirundi, langue dominante au Burundi, et le français. On perçoit donc immédiatement le métissage de Gaël Faye, qui se reconnaît aussi dans le titre de l’album, le « pili-pili » étant une variété de piment rouge, très piquant, qui assaisonne la cuisine africaine, arrosant le « croissant au beurre », emblématique d’un petit-déjeuner français.
Les premières impressions sont dégagées. L’attention est attirée sur le glissement du bureau, où l’auteur observe des photos, au paysage natal, dans lequel il s’insère pendant la durée du clip, et sur l’introduction, à la fin de la chanson de l’instrument de bois frotté africain, sur l’omniprésence enfin des enfants, sur lesquels se termine le clip. Tout se passe comme si l’auteur plongeait progressivement dans ce pays qu’il porte en lui, dans une enfance retrouvée, avec l’innocence des sourires et des jeux joyeux, avant que ne se déchaîne la violence de la guerre.
Une seconde écoute, accompagnée du texte, met en relation les images et les mots. On soulignera à nouveau l’entrelacement des souvenirs africains avec l’exil français et, à propos de ces souvenirs, l’opposition entre ceux qui relèvent de la beauté, notamment à travers la mention des sensations, lumières, couleurs, odeurs…, et ceux qui renvoient à la guerre, à ce « maudit mois d’avril » où a commencé le génocide rwandais. Le dernier élément d’analyse mettra en valeur le rôle cathartique de l’écriture : « Une feuille et un stylo apaisent mes délires d'insomniaque », « L'écriture m'a soigné quand je partais en vrille », « J'ai gribouillé des textes pour m'expliquer mes peines ».
Bande-annonce du film d’’Éric Barbier, 2020
Ce film, réalisé par Éric Barbier, et co-écrit par Gaël Faye, le plus souvent présent lors du tournage, a été tourné au Burundi et au Rwanda, avec, entre autres, Jean-Paul Rouve, dans le rôle du père et également co-scénariste, et Djibril Vancoppenolle pour incarner Gaby, mais aussi de nombreux comédiens non professionnels, recrutés sur place, dont certains revivaient ainsi des moments douloureux ; sa sortie est prévue le 18 mars 2020. Mais la bande-annonce exerce déjà sa double fonction : donner des indications sur le contenu du film et les choix effectués et susciter l’envie du public de le voir.
Le cadre spatio-temporel
Temps et durée
Un premier visionnage permet de faire ressortir la construction de la bande-annonce, qui reprend les deux parties du roman. Elle se trouve résumée à la fin dans les deux titres incrustés, qui se suivent, « L’innocence de l’enfant » suivi de « Face à l’histoire », ce qu’illustre l’entrecroisement parallèle des images : les danses des enfants, leurs jeux, leurs rires, face aux tirs de kalachnikovs tirés vers le ciel, au défilé des chars dans la rue, à la violence des hommes armés.
Un second visionnage met en évidence l’insistance, dans la première partie, sur le monde de l’enfance, traduite par les titres successifs : « Une vie heureuse », « Une enfance de rêve », « Un pays merveilleux », et illustrée par des images de bonheur, l’enfant dans les bras de son père, l’école avec « la bande des cinq », l’espoir d’élections démocratiques… Le dialogue entre le père et Gaby dans le prologue du roman est repris, et il introduit le basculement du monde dans la guerre, qui peu à peu implique les enfants. En témoigne la phrase lancée à Gaby : « Si tu veux vivre ici, tu seras obligé de choisir ton camp. » La peur s’installe avec les coups de feu : « La guerre a tout changé ». Et la menace semble planer de plus en plus près sur la famille...
Le film annonce donc le passage d’un monde heureux à l’horreur de la guerre. Mais comment le cinéaste parviendra-t-il, sans tomber dans la mièvrerie, à restituer ce regard d’enfant sur le monde adulte ? Comment reproduira-t-il la distanciation qui soutient, dans le roman, la critique de la violence qui a accablé le Burundi et le Rwanda ? Tel est l'horizon d'attente mise en place par la bande-annonce...
Le premier chapitre
La récurrence de la formule « au temps d’avant » montre que le premier chapitre précède les faits racontés au cœur du roman : ce narrateur, qui évoque le mariage des parents, juge leur caractère et l’évolution de leur amour avec la naissance des enfants, n’est pas l’enfant, mais l’adulte qui s’apprête à débuter son récit, celui des événements qui vont peu à peu détruire « le temps du bonheur ».
La durée du récit
Quelques dates permettent de mesurer la durée des événements racontés, telle la lettre de Laure, datée du 11 décembre 1992, associée à la mention, au chapitre 2, de la « Saint-Nicolas », donc le récit débute le 6 décembre 1992. La date de l’élection du président Ndadaye n’est pas mentionnée – au lecteur de la rechercher –, en revanche, celle du coup d’État, qui marque le début des violences militaires, est précisée dans le chapitre 16 : le 21 octobre 1993. Le chapitre 22 s’ouvre sur la date qui marque le commencement des massacres au Rwanda, « le 7 avril 1994 », et ce chapitre en résume la durée : « D’avril à juillet 1994, nous avons vécu le génocide qui se perpétrait au Rwanda ». Mais, après une allusion au retour de la mère du Rwanda, « le jour de la rentrée des classes », plus aucune date n’est donnée, pas même celle du départ pour la France.
Ainsi, le roman s’inscrit dans le temps historique, sur une durée de deux ans où tout l’univers de l’enfant – et le pays entier – bascule.
Une durée intérieure
L’intérêt de roman, fiction autobiographique, est le fait que le point de vue du récit est celui de l’enfant : c’est lui qui observe, qui exprime ses sensations, qui écoute les voix, et qui porte des jugements. Cela explique que la durée aussi soit perçue de ce point de vue, donc intériorisée, l’accent étant mis, notamment, sur les moments à l’école, sur les temps forts en famille, le cadeau d’un vélo à Noël ou une journée d’anniversaire, sur les excursions ou la rupture des parents, sur les événements vécus par « la bande des cinq ».
C’est particulièrement le cas dans la première partie, où chaque chapitre a sa cohérence interne, à la façon d’une courte nouvelle conduisant, par étapes, à une « chute » finale. On peut, par exemple, observer cela en mettant en regard les chapitres 4 (le cadeau du vélo, et l’excursion chez les Pygmées, qui se ferme sur le vol du vélo) et les péripéties de la quête du vélo volé, au chapitre 8, qui conduit l’enfant à prendre conscience de la faute commise en récupérant, contre le conseil de Donatien, son vélo, au lieu de le laisser à la famille pauvre qui l’avait acheté : « j’avais honte de cette histoire, j’étais passé de victime à bourreau en voulant simplement récupérer quelque chose qui m’appartenait. » (chapitre 9) L'importance accordée à cet événement dans le récit montre à quel point il a marqué l'enfance heureuse, en y introduisant une faille sociale.
Dans la seconde partie, l’irruption de la violence, qui concerne de plus en plus à la fois la famille même, avec les événements du Rwanda ou par le biais de leurs différents employés, et les enfants, qui en partagent les conséquences, complexifie les chapitres. Chacun d'eux multiplie davantage les événements et les voix du récit : par exemple, au chapitre 23, celle de Mme Economopoulos à propos de la lecture forme un saisissant contraste avec celle de Francis, agressive ; au chapitre 24, celle de la mère, qui raconte ce qu’elle a vécu au Rwanda, prolonge le récit de Jacques, sur le camp de réfugiés à Bukavu.
Lieux et décors
L'image de la France
Le métissage du narrateur-personnage n’apparaît que très peu dans le corps du récit. Seule la mère voit ses enfants comme « de petits blancs, à la peau caramel, mais blancs quand même ». La France y est rarement évoquée, seulement au retour des vacances quand certains enfants reviennent à l’école « avec des habits et des chaussures à la mode » (chapitre 15) et dépeignent la richesse des magasins en Occident, qui les fait rêver. La mère aussi rêve de France, « un pays où l’on ne risque pas de mourir parce que l’on est… », rêve de paix donc.
Cette paix est mise en valeur dans le passage en italique qui ferme le récit : « les bruits de la guerre et la fureur du monde nous parviennent de loin. » Mais la paix a un prix, la laideur de l’environnement urbain, une cité « dortoir et fonctionnelle », des paysages tristes : « Le ciel est bas. Il pleut un crachin gris et gluant, il n’y a aucun manguier dans le petit parc coincé entre le centre commercial et les lignes du chemin de fer », « le marronnier effeuillé dans le square en bas de mon immeuble ». Pire encore, aucune chaleur humaine ne ressort de la description : « « Mes voisins sont de parfaits inconnus, on s’évite cordialement dans la cage d’escalier ». Le pays d'exil n'a donc rien de séduisant...
Entre deux pays : le Burundi et le Rwanda
Dans le prologue, les deux pays sont liés par le père : « au Burundi c’est comme au Rwanda ».
Le Rwanda
C'est le pays d’origine de la mère, dont une première image, terrible, est donnée au chapitre 2 : « Le Rwanda, son pays quitté en 1963 pendant une nuit de massacre, à la lueur des flammes qui embrasaient la maison familiale, ce pays où elle n’était jamais retournée depuis ses quatre ans ».
Nous retrouvons cette même image du Rwanda dans le chapitre 9, à l’occasion d’une visite à la grand-mère et à l’arrière-grand-mère, « tueries, massacres, guerres, pogroms, épurations, destructions, incendies… », mais la longue liste d’horreurs est mise en parallèle avec les réalités vécues par les réfugiés au Burundi : « pauvreté, exclusion, quotas, xénophobie, rejet, boucs émissaires… » Aucun des deux pays n'échappe, en fait, à la violence interethnique.
Enfin, la visite au Rwanda, à l’occasion du mariage du cousin Pacifique, aux chapitres 19 et 20, ne fait que renforcer cette vision : « La mort nous encercle, elle va bientôt s’abattre sur nous », explique Pacifique, en annonçant les massacres à venir, menace mesurée par le narrateur au moment du passage du barrage militaire : « Des soldats hutus d’un côté, une famille tutsie de l’autre. J’étais aux premières loges de ce spectacle de la haine. »
Les récits de la mère à son retour de Kigali, aux chapitres 24 et 26, achèvent ce tableau d’une Afrique en souffrance, la même souffrance au Rwnda que celle que vont raconter les derniers chapitres du roman, à Bujumbura.
Le Burundi
La première partie propose plusieurs chapitres qui font découvrir ce pays, en expliquant la nostalgie du narrateur adulte.
Au chapitre 3, une excursion au bord du lac Tanganyika met en évidence la végétation, kapokier, manguier, bananeraie, et la faune, depuis les « babouins », les oiseaux « touracos », jusqu’aux hippopotames et aux dangereux crocodiles. La description fait ressortir la beauté de ce paysage : « Derrière eux les bananiers ployaient, un groupe de pélicans survolait le promontoire, le soleil rouge plongeait à l’ouest derrière les hauts plateaux, une lumière éclatante recouvrait la surface étincelante du lac. ». Cette description se renouvelle dans le chapitre 4, à l’occasion d’une « randonnée dans la forêt de la Kibira », domaine des pygmées, « à plus de 2300 mètres d’altitude. » Elle donne l’impression d’un lieu hors du monde.
Une plage au bord du lac Tanganyika
La vaste forêt de Kabira
Par opposition, dans la seconde partie, la capitale, Bujumbura, apparaît comme un lieu plus dangereux en raison du couvre-feu. On comprend vite qu’elle comporte différents quartiers, en fonction du niveau de vie et du statut social des habitants. Il y a, en effet, le palais présidentiel, l’école française, le « centre-ville » et ses « quartiers résidentiels », tel celui de Kinanira où loge la famille, tandis que « les domestiques de nos maisons, les employés de nos parents, […] vivaient dans les quartiers populaires », comme la grand-mère, réfugiée du Rwanda. Pourtant, vue des hauteurs, la ville apparaît paisible : elle « avait la forme d’un transat au bord de l’eau. Comme une station balnéaire étalée de tout son long entre la crête des montagnes et le lac Tanganyika. » Mais, dès que les enfants redescendent dans le cœur de la ville, l’impression de peur renaît.
La ville de Bujumbura, sur les rives du lac Tanganyika
Au cœur du roman : l’impasse
L’essentiel du roman se passe au cœur de « l’impasse », où habitent les cinq enfants, avec le « terrain vague » où un vieux Combi Volkswagen leur sert de « planque ». C’est le lieu des jeux, du pillage des manguiers par exemple, mais c’est aussi celui qui va laisser dans la mémoire une sensation de plénitude, faite de sensations mêlées :
L'impasse : un terrain de jeux. Film d'Éric Barbier, 2020
« L’impasse était un cul-de-sac de deux cents mètres, une piste de terre et de cailloux avec, en son centre, des avocatiers et des grevilleas qui créaient naturellement une route à deux voies. Des brèches dans les clôtures de bougainvilliers permettaient de discerner d’élégantes maisons au milieu des jardins plantés d’arbres fruitiers et de palmiers. Les plants de citronnelle bordant les caniveaux dégageaient un doux parfum qui éloignait les moustiques. » (chapitre 11)
Mais, avec la montée de tensions naît le sentiment d’une menace. Ce lieu à part, il faut le protéger, d’où la décision de « créer cette frontière invisible avec le monde extérieur en faisant de notre quartier une forteresse et de notre impasse un enclos. » (chapitre 10)
Quand est évoqué, à la fin du roman, le retour à Bujumbura, « vingt ans plus tard », l’impasse retrouvée après des années de guerre a perdu sa magie : « Les grands arbres du quartier ont été rasés. […] Des murs de parpaings surmontés de tessons de bouteilles et de fil barbelé ont remplacé les haies colorées de bougainvilliers. L’impasse n’est plus qu’un morne couloir poussiéreux, ses habitants des anonymes confinés. » Le narrateur ne peut alors que conclure que, plus que d’un pays, il est exilé de son « enfance ».
Le narrateur
Gaël, Gabriel… Il est tentant pour le lecteur, en raison de cette ressemblance des prénoms, de confondre l’auteur et son personnage, tentation renforcée par la prise de parole d’un narrateur, dans les passages en italique qui encadrent le récit : ils nous invitent aussi à l’identifier à la fois à l'écrivain et à son héros. Or, dans ses interviews, le romancier a nié cette dimension autobiographique. Il est cependant évident que le récit est nourri de ses propres souvenirs, ce dont témoigne la présentation qu’il en fait, avec l'emploi de "nous" : « J’ai écrit ce roman pour crier à l’univers que nous avons existé, avec nos vies simples, notre train-train, notre ennui, que nous avions des bonheurs qui ne cherchaient qu’à le rester avant d'être expédiés aux quatre coins du monde et de devenir une bande d’exilés, de réfugiés, d’immigrés, de migrants. » Cette phrase met en évidence également le contraste entre les « bonheurs » et ces « exilés », écho à une question actuelle, celle des migrations venues du continent africain.
Le narrateur adulte
L'exil : le temps de la nostalgie
Dans le chapitre introducteur
Dans ce passage en italique, nous découvrons le narrateur en proie à la nostalgie, au sens étymologique de ce mot, le "mal du retour", inscrit dans la littérature depuis le long périple d’Ulysse pour rejoindre Ithaque raconté dans L’Odyssée d’Homère : « Il m’obsède, ce retour. Pas un jour sans que le pays ne se rappelle à moi. » La mémoire se réveille à partir des sensations qui s’y sont gravées : « Un bruit furtif, une odeur diffuse, une lumière d’après-midi, un geste, un silence parfois, suffisent à réveiller le souvenir de l’enfance. » Mais cette phrase révèle la face double de la nostalgie : celle des lieux – mais seront-ils restés inchangés, en cas de retour ? –, et celle d’un temps, ici, l'enfance irrémédiablement perdue.
Dans le chapitre final
Nous retrouvons le narrateur un peu avant son retour, en fermeture du roman, avec ce même sentiment de nostalgie, nourri par les souvenirs enfermés dans un « petit coffre en bois », qui font écho à plusieurs passages du roman. Plus important encore est la citation de Jacques Roumain (1907-1944), auteur haïtien, que le roman a introduit comme le cadeau d’adieu à l’enfant de Mme Economopoulos : « « Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et des femmes… » (Gouverneurs de la rosée) Or, celle-ci l’avait accompagné d’« intarissables conseils » : « prends garde au froid, veille sur tes jardins secrets, deviens riche de tes lectures, de tes rencontres, de tes amours, n’oublie jamais d’où tu viens. » Écrire Petit Pays fait donc figure de réponse, venant prouver que rien n’a été oublié, que ce pays se porte en soi, et ne se dira donc que par l’écriture, ces mots dont il a appris le rôle salvateur dans les lettres écrites.
Dans le cours du récit
Ce narrateur-écrivain adulte s’efface, dans le cours du récit, devant le narrateur-enfant, qui, tout en apportant au récit son regard distancié, souvent empreint d’humour, se confond avec le personnage.
Mais, par instants, l’adulte perce sous l’enfant, par exemple dans le chapitre 2, où l’évocation du mariage de ses parents, de leur vie de jeune couple, ne peut avoir été explicitée que par l’adulte, ou, plus ponctuellement, dans cet aveu : « Il y avait des fractures invisibles, des soupirs, des regards que je ne comprenais pas. », « Plus tard, j’ai appris que c’était une tradition de passer de la musique classique à la radio quand il y avait un coup d’État. » L'exil, en ravivant la mémoire, a donc aussi permis une plus grande lucidité.
Le retour à Bujumbura
Le premier sentiment exprimé est la déception, car la réalité ne correspond pas à ce que la mémoire, celle d’un enfant, avait conservé : « Mes souvenirs se superposent inutilement à ce que j’ai devant les yeux ». Outre « l’impasse » qui « a changé », même avec Armand, l’ami retrouvé, la conversation est malaisée : « Les années ont passé, on évite certains sujets. »
Mais, dans le cabaret "maquis", dans un deuxième temps, ce monde d’autrefois renaît « dans la même obscurité d’autrefois », qui aide à effacer les changements, en créant une forme de bien-être : « j’ai l’impression d’un voyage à rebours. Les clients ont les mêmes conversations, les mêmes espoirs, les mêmes divagations que dans le passé. », « Je retrouve un peu de ce Burundi éternel que je croyais disparu. Une sensation agréable d’être revenu à la maison s’empare de moi. »
La dernière étape est comme une réponse à la faille initiale vécue par l’enfant, la disparition de sa mère, progressive puis définitive, avec sa folie à son retour du Rwanda après le génocide. Il la retrouve là, au fond de la cabane : « Je la retrouve vingt ans plus tard, qui ont compté cinquante ans sur son corps méconnaissable. J’ai l’impression qu’elle me reconnaît ». Mais la chute de ce chapitre est terrible, puisque son identité de fils est alors définitivement perdue, effacée par le souvenir traumatisant de la mort de son cousin, Christian.
Un « maquis » dans la nuit africaine
Le narrateur-personnage
Durant les deux années, durée des événements racontés, nous voyons grandir un enfant, passant des jeux insouciants au sein d’une famille unie, avec un entourage amical, les « Kinanira Boyz », à la découverte de la violence du monde adulte, de cette « politique » dont son père ne voulait pas que les enfants s’en occupent.
L'innocence de l'enfant
Dans la première partie, l'innocence est mise en évidence : ce sont des moments de joie, une excursion partagée avec son père, le cadeau du vélo rouge à Noël, le pillage des mangues, ensuite savourées avec les copains…Certaines scènes font sourire, tels le récit de la circoncision (chapitre 5), raconté par les jumeaux, les observations du matin après un brusque réveil dû au perroquet imitant la voix du père (chapitre 6). Le point culminant est, au chapitre 14, la fête d’anniversaire improvisée après la mort du crocodile : « ce soir-là je savourais le bonheur d’être entouré de ceux que j’aimais et qui m’aimaient. »
Mais, à côté de cette joyeuse insouciance, de premières failles obscurcissent l’univers enfantin. D’abord, il y a le départ de la mère, et surtout, son passage à la maison, au premier de l’an : « elle a aussitôt redémarré sa moto et est partie avant même que je n’aie eu le temps de l’embrasser et de lui souhaiter une bonne année. […] elle m’avait oublié. » Ensuite, l’enfant se découvre capable d’injustice, en reprenant son vélo à la famille pauvre qui l’avait acheté.
Jeu d'enfant : image du clip de la chanson "Petit Pays", 2013
La question de l'identité
L’enfant métis vit dans l’inconscience, à la fois de ses origines, mais aussi des origines de ceux qui l’entourent, un employé zaïrois, un cuisinier hutu, un autre employé tutsi…. Tout cela ne lui parle pas.
Scène de violence à Bujumbura
Mais la violence qui explose va lui imposer cette question de l’identité, tel ce tremblement de terre qui ébranle la ville à la fin du chapitre 15. Cela commence par une bagarre entre les deux employés, Innocent et Prothé, cela se poursuit par une bagarre à l’école où les insultes fusent : « Sales Hutu », « Sales Tutsi ». C’est alors une véritable initiation que vit l’enfant :
« Cet après-midi-là, pour la première fois de ma vie, je suis entré dans la réalité profonde de ce pays. J’ai découvert l’antagonisme hutu et tutsi, infranchissable ligne de démarcation qui obligeait chacun à être d’un camp ou d’un autre. Ce camp, tel un prénom qu’on attribue à un enfant, on naissait avec, et il nous poursuivait à jamais. Hutu ou tutsi. C’était soit l’un soit l’autre. Pile ou face. Comme un aveugle qui recouvre la vue, j’ai alors commencé à comprendre les gestes et les regards, les non-dits et les manières qui m’échappaient depuis toujours. […] Moi qui souhaitais rester neutre, je n’ai pas pu. J’étais né avec cette histoire. Elle coulait en moi. Je lui appartenais. »
(chapitre 18)
Les jeux prennent fin, remplacés par d’interminables discussions sur la guerre, la nécessité de devenir un gang pour protéger l’impasse, de choisir son camp, ce que refuse Gaby, de plus en plus énergiquement : « Je ne suis ni hutu ni tutsi […] Ce ne sont pas mes histoires. Vous êtes mes amis parce que je vous aime et pas parce que vous êtes de telle ou telle ethnie. » (chapitre 25)
Cependant ce basculement ouvre un nouvel espace, celui des livres, qui transporte dans des mondes imaginaires : « Grâce à mes lectures, j’avais aboli les limites de l’impasse, je respirais à nouveau, le mode s’étendait plus loin, au-delà des clôtures qui nous recroquevillaient sur nous-mêmes et sur nos peurs. » (chapitre 23) Découverte de la magie des livres, de la magie des mots : « Je découvrais que je pouvais parler d’une infinité de choses tapies au fond de moi et que j’ignorais. » Les livres permettent donc de se définir soi-même, en toute liberté, loin des contraintes imposées...
La fin de l'enfance
Cette initiation est, avant tout, un apprentissage de la mort : « La mort n’était plus une chose abstraite et lointaine. Elle avait le visage banal du quotidien. Vivre avec cette lucidité terminait de saccager la part d’enfance en soi. » (chapitre 28) Après la mort du père d’Armand, assassiné par des Hutus, « je n’avais plus le choix », conclut le héros, qui rejoint alors, avec sa bande, le gang tutsi des « Sans Défaite » Renvoyé à son identité métisse car traité de « petit Français », les menaces pleuvent sur lui, pour l’obliger à mettre le feu à celui qui, considéré comme l’assassin, a été placé dans une voiture arrosée d’essence.
La mort omniprésente : Bujumbura, le 9 décembre 2015
La scène, terrible, fait de l’enfant, à son tour, un meurtrier, le symbole de « toutes les innocences de ce monde qui se débattaient à marcher au bord du gouffre. » C’est la fin de l’enfance, « la pureté gâchée par la peur dévorante qui transforme tout en méchanceté, en haine, en mort. » De cette scène, il ne reste, entre les mains de celui qui se fera narrateur-adulte, que « la carte d’identité », celle qui a été enfermée parmi les souvenirs dans le « petit coffre en bois ».
Les formes de la violence
Le narrateur, dès le prologue, introduit le thème de la « guerre », et le chapitre d’introduction, insiste sur son état d’exilé, avec un parallèle : « des images d’êtres humains fuyant la guerre. » Dans le récit lui-même, un basculement progressif dans la violence, mais une évolution dans les formes qu’elle prend, d’autant plus qu’elle est perçue à travers le regard d’un enfant.
Au sein de la famille
La première violence ressentie est celle qui frappe le plus directement, au sein de la famille, première phrase du premier chapitre : « Je ne connaîtrai jamais les véritables raisons de la séparation de mes parents. » Cette phrase souligne déjà ce qui rend la violence insupportable – et cela se retrouvera tout au long du roman : ses raisons en sont incompréhensibles.
Cependant, à l’occasion de la visite au Zaïre, chez Jacques, le voyage, puis la conversation laissent transparaître le rôle joué par les origines des parents, le père français, la mère rwandaise. Ainsi, quand le père s’amuse à photographier les « écriteaux fantasques » accrochés « sur la devanture des bouis-bouis », sa femme lui reproche « de s’émerveiller d’un exotisme pour blancs. » Plus tard, quand tous deux parlent du Burundi, leur jugement diffère totalement : le père y voit la beauté, « le luxe » dans lequel ils vivent en tant que « privilégiés », la mère, elle, « la misère » et « la menace » qui plane. Elle l’accuse d’être venu en Afrique « chercher un terrain de jeu pour prolonger [s]es rêves d’enfant gâté d’Occident. » Quand il lui lance « Beaucoup d’Africaines rêveraient d’être à ta place », sous-entendant qu’elle a de la chance d’avoir un époux français, c’est son « racisme » sous-jacent qu’elle perçoit.
C’est donc au sein de la famille que s'installe la violence, en gradation au cours du chapitre 3, « « L’ambiance entre papa et maman était pesante. », « ils se disputaient », jusqu’à l’explosion finale : « la rage de maman a fait trembler les murs de la maison ». Même si, par moments, l’enfant mentionne son espoir d’une réconciliation parentale, le retour de la mère au Rwanda, quand elle plonge dans l’horreur du génocide, l’inscrit définitivement dans la séparation d’avec un Occident qui ne peut la comprendre.
La société coloniale
Le racisme du colonisateur
Il y a longtemps que le colonisateur ne possède plus le continent africain, et que le Zaîre, ex Congo belge, a commencé sa « zaïrinisation ». Cependant, le racisme est loin d’avoir disparu. En témoigne, au chapitre 2, le portrait sévère de Jacques, symbole du colonisateur européen, même si les phrases sont reproduites sans le moindre jugement, comme si l’enfant s’était contenté d’enregistrer. Déjà, le lecteur ne peut qu’être choqué par la façon dont Jacques s’adresse à son cuisinier, traité de « macaque » ou de « chimpanzé », et par son mépris profond pour ce Zaïre dans lequel il choisit de vivre, incapable, selon lui, de vivre son indépendance : « « Ça va parce qu’il reste encore quelques blancs pour faire tourner la boutique. Sans moi, tu mendierais comme tous les autres de ton espèce ! », « Ligne qui ne marche plus depuis longtemps, comme tout le reste dans ce foutu pays », à propos du chemin de fer. Ce mépris ressort du contraste entre la tenue du cuisinier, rappel de l’Europe, et sa misère d’Africain : « « une toque et un tablier blanc, détonnaient avec ses pieds nus et crevassés. »
Le colonisateur blanc : Congo Belge sous Léopold II, fin du XIXème siècle
Aucun blanc, à des degrés divers, n’échappe à ce racisme, pas même le père du narrateur, remercié par son cuisinier Prothé d’avoir payé ses soins, qui lui rappelle sa situation réelle : « Ce que j’ai payé pour tes soins sera retiré de tes prochains salaires ».Le comble est atteint par Von Gotzen, sanctionné pour « « avoir uriné dans le repas de son jardinier – car ce dernier avait osé demander une augmentation de salaire ».
Une violence sociale
Mais, au-delà du racisme, c’est le niveau de vie qui sépare les habitants, à commencer par les enfants entre eux. Par exemple, le chapitre 15 montre l’écart entre ceux qui sont allés en vacances en Europe et en reviennent avec des « fringues […] de marque » que les autres ne peuvent se payer. Deux clans se créent alors : « ceux qui possédaient restaient entre eux », tels le narrateur et ses amis.
Il y a aussi un écart entre ces enfants métis, tels les jumeaux, traités de « Petits culs blancs ! » (chapitre 5), ou économiquement privilégiés, comme Armand dont le père est diplomate, et ceux qui sont en bas de l’échelle sociale. C’est le cas de l'« ennemi » Francis, « gosse des rues », qui les accuse de vivre dans un cocon : « « on était des gosses de riches, avec papa-maman et le petit goûter à quatre heures » (chapitre 10).
La capitale, Bujumbura, en 2007 : un urbanisme moderne
Enfin, l’écart est encore plus marqué entre la capitale et les villages de l’intérieur du pays. Les jumeaux font une description horrifiée d’un lieu arriéré, matériellement, « pas de téléphone, pas d’électricité », un simple « trou » pour les toilettes, mais surtout mentalement : c’est là que leur est infligée une circoncision rituelle douloureuse sans anesthésie. On est loin des belles villas de l’impasse, avec leur personnel de service...
Un village sur la route entre Bujumbura et Gitega
Le rejet du colonialisme
Mais le racisme n’est pas à sens unique. Le récit évoque, à plusieurs reprises, celui des Africains envers le colonisateur. Au début du roman, il reste encore discret, ne se traduit que par le jugement sévère des employés sur l’enfant à l’occasion de la récupération du vélo volé, « colère froide » de Donatien et critique lancée par Innocent : « Enfant gâté ».
Ce rejet s’exprime dans les bribes de conversation entendues dans le cabaret de l’impasse, à travers la peinture d’une Afrique « lieu de la Tragédie » imposée par le colonisateur : « Les blancs auront réussi leur plan machiavélique. Ils nous auront refilé leur Dieu, leur langue, leur démocratie. Aujourd’hui, on va se faire soigner chez eux, et on envoie nos enfants étudier dans leurs écoles. Les nègres sont tous fous et foutus… » (chapitre 11)
Enfin, quand la violence s’installe, avec le coup d’État, alors que l’émotion s’abat sur le pays, et que « des massacres ont commencé », le récit introduit l’image d’Attila, l’étalon noir des Von Gotzen qui s’est échappé et le portrait de sa propriétaire, éplorée. L’explosion de Gino renforce la critique du cynisme des colons : « « cette vieille peau raciste. Ils me tuent, ces colons ! La vie de leurs animaux est plus importante que celle des humains. » (chapitre 16)
Le racisme « inversé » n’épargne pas les Africains considérés comme les complices du colonisateur. Il se révèle pleinement, lors de la visite au Rwanda, dans l’ironie des soldats envers la mère, appelée « Madame la Française », dans leur commentaire menaçant associé au geste, « la main sur leur cou », mimant l’égorgement », jusqu’à l’insulte finale : « femelle serpent ! » (chapitre 20)
La violence politique
Pour la faire ressortir dans le roman, Faye joue sur les parallélismes, entre ce que vivent les enfants et ce que vit le Burundi, entre ce que vivent le Rwanda et le Burundi, avec une gradation d’ensemble : de la violence des mots à celle des actes, touchant le narrateur de plus en plus près.
Entre les enfants
Au début, face à son ami Gino, qui s’intéresse à la vie politique du Burundi, Gaby, lui, s’en montre totalement détaché. Mais, peu à peu, avec la guerre qui a « recommencé au Rwanda », et les discours enflammés de Gino, il ne peut plus rester indifférent : « il m’arrivait de penser que j’étais moi aussi concerné par ces événements. » Cette implication va se traduire par la rencontre de la violence avec Francis, d’abord dans les mots, quand il traite la mère de Gino de « catin ». Mais après les mots viennent les actes, lors d’une bagarre où celui-ci semble décidé à le tuer : « C’était donc ça, la violence ? » exprime cette douloureuse découverte. Dans cette première expérience, le héros est victime de cette violence… mais les victimes peuvent se changer en bourreau : sous l’effet d’une véritable « meute » qui le menace, il met le feu à la voiture arrosée d’essence dans laquelle a été enfermé celui qui est accusé d’avoir assassiné le père d’Armand.
Au Rwanda
La violence qui mêle les conflits politiques, héritage de toute une histoire, et les conflits ethniques, est d’abord représentée, par le biais de la mère et de sa famille, par les évocations du Rwanda, au chapitre 9, lors de la visite dans le quartier où ont été regroupés les exilés. Le récit, par une analepse, rappelle la situation antérieure, quand le héros avait « huit ans » : « des rebelles – qu’on appelait le Front patriotique rwandais (FPR) – avaient attaqué le Rwanda par surprise. »
Enfants d’exilés, ils entreprennent donc une reconquête, et la violence s'installe. Là encore, cela commence par les mots, des hommes politiques d’abord, « Les politiciens tiennent des discours de haine, appellent la population à nous faire la chasse », puis ces discours sont largement diffusés à la radio, contre ceux désignés comme des « cancrelats », donc à éliminer. L’engrenage ne peut plus alors être arrêté. Au chapitre 19, Pacifique annonce « quelque chose de terrible est en train de se préparer ici », et il explique : Les extrémistes hutus « sont prêts à tout pour faire capoter les accords de paix. Ils ont prévu de liquider tous les leaders de l’opposition et toutes les personnalités modérées hutues de la société civile. Ensuite, ils s’occuperont des Tutsi… »
L'horreur du génocide : juillet 1994 (Agence Reuters)
C’est ce qui se concrétise dans les récits de la mère, au chapitre 24, et surtout, au chapitre 26, quand elle raconte, pendant la nuit, le cauchemar qui la hante, ces taches de sang qu’elle ne parvient pas à faire disparaître, « ces taches qui ne partiront jamais. »
Au Burundi
Dans ce pays également, c’est la politique qui ravive les plus anciens conflits ethniques. Le chapitre 12 s’ouvre sur l’opposition entre deux partis : « Frodebu. Uprona », le premier, regroupant les Hutus, cherchant à reprendre le pouvoir, le second représentant les « trente années d’un règne sans partage » des Tutsis. Ce partage est illustré, au sein même de la famille par Prothé, le cuisinier, hutu, et Innocent, l’homme à tout faire, tutsi. Cependant, le récit évoque d’abord un temps d’espoir, un « vent de renouveau », l’élection, exercice démocratique : « Cette élection mettait fin au parti unique et aux coups d’Etat. Chacune était enfin libre de choisir son représentant. »
D’où le contraste des paroles du père, le lendemain. Quand le résultat met au pouvoir un président hutu, l’anxiété l’emporte : « Ils paieront cet affront tôt ou tard. » De façon symbolique, le tremblement de terre, au chapitre 15, ressemble à un signe prémonitoire :
« Les hommes de cette région étaient pareils à cette terre. Sous le calme apparent, derrière la façade des sourires et des grands discours d’optimisme, des forces souterraines, obscures, travaillaient en continu, fomentant des projets de violences et de destruction qui revenaient par périodes successives comme des vents mauvais : 1965, 1972, 1988. Un spectre lugubre s’invitait à intervalle régulier pour rappeler aux hommes que la paix n’est qu’un court intervalle entre deux guerres. Cette lave venimeuse, ce flot épais de sang était de nouveau prêt à remonter à la surface. Nous ne le savions pas encore, mais l’heure du brasier allait lâcher sa horde de hyènes et de lycaons. »
(chapitre 15)
Dans toute la seconde partie du roman, la violence s’impose, graduellement, d’abord lointaine, « d’importants massacres dans le centre du pays », et indirectement perçue, à travers des conversations entendues : « La guerre n’était encore qu’un simple mot. Nous avions entendu des choses, mais nous n’avions rien vu. » (chapitre 17)
Puis « la nuit on entendait des coups de feu au loin », et les journées « ville morte » voient les premiers massacres dans les rues de la capitale, mais ce n’est qu’au chapitre 24 que le narrateur ne peut plus échapper à la violence malgré l’effort de son père : « Lorsqu’un corps se trouvait sur le bas-côté de la route, Papa nous ordonnait de détourner le regard. » Il assiste même au « lynchage » d’un homme, finalement massacré à « coups de pierre ».
Scène de violence dans la ville : film d'Éric Barbier, 2020
Enfin, la violence fait irruption dans la paix de la villa, avec l’entrée de cinq hommes, dont l’un porte une kalachnikov et menace les enfants, puis enfonce « le canon de son arme dans la bouche » de Prothé, coupable d’être hutu, et qui sera finalement tué, au chapitre 31… Le récit s'arrête avec le rapatriement des enfants, et nous n’apprenons la mort du père « dans une embuscade » que dans chapitre en italique qui ferme le roman.
Explications d'extraits : chapitre 3 - chapitre 8 - chapitre 13 - chapitre 15 - chapitre 23 - chapitre 28
Chapitre 3, de "Cette nuit-là..." à la fin : le départ de la mère
Pour lire l'extrait
Le roman de Gaël Faye, paru en 2016, se présente comme un récit autobiographique, fiction, comme l’a déclaré l’auteur, mais nourrie des souvenirs d’une enfance au Burundi. À la façon d’un prologue, la situation de ce pays déchiré entre Hutus et Tutsis, a été présentée, vue par le regard de l’enfant. Dans le passage en italique qui suit, nous retrouvons ce narrateur, mais adulte, en région parisienne, dans un exil empli de nostalgie. Le roman plonge alors dans ces années d’enfance.
Mais était-ce vraiment le temps du « bonheur » ? Le premier chapitre annonce déjà « la séparation » des parents : après une analepse qui reconstitue le mariage heureux des parents, le chapitre 2, un « jour de la Saint-Nicolas », introduit une première faille, montrant la tension au sein du couple.
Le chapitre 3 raconte une excursion, sur les rives du lac Tanganyika, repas, promenade en forêt, visite d’une palmeraie et de son usine… Mais son ouverture, « Ce fut notre dernier dimanche, tous les quatre, en famille », souligne sa place dans le récit : face à la violente colère qui éclate entre les parents, le récit met en valeur la rupture qui intervient dans l’univers enfantin.
UNE VIOLENTE COLÈRE
Le récit de la dispute parentale est fait du point de vue de l’enfant, couché dans son lit. Il n’assiste pas à cette scène, ce sont donc les bruits qui vont marquer la gradation dans la colère, d’autant plus perceptibles que la scène se déroule la « nuit ».
Le début de la dispute
Le terme qui ouvre le récit, « la rage », signale d’emblée la violence de la colère de la mère, explosion physique confirmée par l’image qui la compare à une sorte de séisme : elle « a fait trembler les murs de la maison. » Les « bruits » sont encore identifiables :
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La colère s’en prend d’abord aux objets, et le rythme ternaire reproduit l’intensité croissante de la destruction : « bruits de verre qui casse, de vitres qui éclatent, d’assiettes qui se brisent au sol. »
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Les paroles aussi sont perceptibles, avec, du côté du père, un désir d’apaisement, une prière qui laisse percevoir le souci du qu’en dira-t-on : « Yvonne, calme-toi. Tu réveilles tout le quartier ! » Mais le rejet est marqué par la violence de la réponse, avec le lexique grossier : « Va te faire foutre ! »
Dès le début, c’est la mère qui mène la scène, le père semblant tout à fait impuissant face à son explosion de colère.
La colère amplifiée
Pour traduire l’amplification, le narrateur recourt à des images suggestives.
La première, « Les sanglots avaient transformé la voix de Maman en un torrent de boue et de gravier », soutenue par la rudesse des consonnes, [g], [t] associées au [R]], donne l’impression d’un cataclysme dévastateur, qui emporte tout sur son passage.
Puis cette image de flux est reprise par « une hémorragie de mots », qui suggère l’idée d’un corps qui se vide, par le langage, de tout son sang, de sa force vitale.
Vient ensuite « un vrombissement d’injures », comparées ainsi au bruit intense et vibrant d’un moteur qui tournerait à plein régime, sans qu’elles ne soient répétées.
La colère semble envahir peu à peu tout l’espace alentour, elle « emplissait la nuit », tantôt s’éloigne « dans la parcelle », tantôt au contraire se rapproche de l’enfant : « sous ma fenêtre ». Mais le lexique souligne la gradation, de même que le rythme accéléré des phrases nominales : « Les hurlements de Maman sous ma fenêtre, le pare-brise de la voiture qu’elle pulvérise ». La chronologie contribue aussi à cette amplification, avec le contraste entre le silence et un bruit intensifié par la répétition verbale et l’allitération liquide : « Puis plus rien, et la violence à nouveau qui roule, qui roule tout autour ».
L'apogée de la scène
Si, au début de la scène, les paroles et les bruits étaient encore identifiables, une dernière étape dans le récit représente l’apogée de la colère à travers des images de cauchemar, qui mettent en place une véritable hallucination. Le choix du rythme binaire, avec des redoublements évocateurs, marque l’invasion de l’espace entier : « Les voix se mélangeaient, se distordaient dans les graves et les aigus, rebondissaient contre le carrelage, résonnaient dans le faux plafond ». Le rythme balancé conduit à ce que tout se confonde, les langues, les sons, et même les êtres, humains ou animaux : « je ne savais plus si c’était du français ou du kirundi, des cris ou des pleurs, si c’étaient mes parents qui se battaient ou les chiens du quartier qui hurlaient à la mort. »
Cette impression finale donne sens à cette scène de colère. C’est en effet une scène de mort, la mort d’un couple, la mort d’une famille.
L’IMAGE DE L’ENFANT
Un observateur aux aguets
Le choix des verbes se référant aux sensations met en valeur la présence de l’enfant-narrateur, guettant les bruits et les mouvements : « J’ai entendu », « Je regardais ». C’est aussi lui qui nous livre ses impressions, son interprétation, et nous l’imaginons tendant l’oreille dans la nuit : « je ne savais plus si… » Ainsi, tout le récit s’organise autour de sa chambre : « Les hurlements de maman sous ma fenêtre », « le va-et-vient de leurs pas dans la lumière qui filtrait sous la porte de ma chambre. » Sa nervosité est soulignée par la répétition du geste machinal, destruction proche qui semble faire écho à la destruction du couple : « Mon auriculaire agrandissait un trou dans la moustiquaire de mon lit », « mon petit doigt déchirait le voile ».
Une scène traumatique
La répétition de l’indice temporel en ouverture de l’extrait, « Cette nuit-là, la rage de maman a fait trembler les murs de la maison », dans une brève phrase à la fin, « Cette nuit-là, Maman a quitté la maison », signale l’importance de cette scène, véritable rupture dans la vie de l’enfant, qui la vit douloureusement. Il a conscience de la gravité du moment, de la menace qui plane déjà perçue lors des tensions de la journée : « Je m’accrochais une dernière fois à mon bonheur ». C’est d’ailleurs cette journée, l’excursion et la visite de « l’usine de Rumonge », qui amène l’image de ce bonheur perdu : « il était plein de cette huile de palme qui suintait dans l’usine de Rumonge, il me glissait des mains. »
Le narrateur adulte
Mais c’est à présent le narrateur adulte qui prend le relais car seul lui a pu mesurer le traumatisme alors vécu, et la valeur fondatrice de cette scène.
Guettant sous la moustiquaire
D’où cette sorte de dialogue intérieur, où il vient confirmer l’interprétation de l’enfant, en répétant la phrase qui fermait le premier paragraphe du chapitre : « Oui, ce fut notre dernier dimanche tous les quatre en famille. » De ce fait, en raison de la précision, la reprise du geste mécanique se charge d’un sens symbolique : « mon petit doigt déchirait le voile qui me protégeait depuis toujours des piqûres de moustique. » La fonction protectrice de ce « voile », environnant le lit de l’enfant, est celle, traditionnelle de la mère. Avec le départ de la mère, cette protection disparaît, l’enfant va avoir à subir les « piqûres de moustique », elles aussi symboliques des attaques venues de l’extérieur qui vont construire le récit à venir.
CONCLUSION
Il y a longtemps que les psychologues qui s’intéressent à l’enfance ont souligné le rôle de la scène traumatique dans la construction de la personnalité, et notamment de la scène d’abandon de celle qui a été la première protection de l’enfant, la mère. L’intensité que les images impriment au récit de cette dispute parentale traduit l’importance de la blessure ressentie, qui fait brutalement découvrir à l’enfant la fragilité du monde qu’il croyait éternel, celui où deux êtres « majuscules « Papa » et « Maman » soutenaient un bloc, « la famille ». À la fin du chapitre, tout s’est effondré, la mère est partie, le père ne peut qu’« étouff[er] ses sanglots », la petite sœur ne se rend compte de rien, l’enfant reste seul face à son chagrin.
Chapitre 8, de "Gabriel, par pitié..." à "... honte grandissait en moi.": le vélo volé
Pour lire l'extrait
Image du vélo BMX rouge volé
Le roman de Gaël Faye, paru en 2016, se présente comme un récit autobiographique, fiction, comme l’a déclaré l’auteur, mais nourrie des souvenirs d’une enfance au Burundi. Un des premiers événements racontés est la séparation des parents, premier chagrin vécu par le narrateur, Gabriel, alors âgé de dix ans. Un second moment marquant dans l’évolution du personnage est le vol du magnifique vélo BMX rouge, cadeau reçu à Noël, par le serviteur Calixte. Mais deux de ses amis ont repéré le vélo à Cibitoke, loin de la capitale dans le nord du pays, et les deux serviteurs de la famille, Donatien et Innocent, partent avec l’enfant pour le récupérer. Après bien des étapes, le vélo, qui est passé de main en main, est finalement retrouvé chez une famille d’agriculteurs du village de Gitaba. Alors qu’Innocent vient de le charger dans la camionnette, Donatien intervient.
Comment cette scène met-elle en valeur les tensions qui règnent au sein de la société coloniale ?
DEUX SERVITEURS EN CONFLIT
Deux serviteurs accompagnent l’enfant, et leur discussion permet de mesurer les divisions entre les Africains eux-mêmes.
Le personnage de Donatien
Il a été présenté dans le chapitre 6 : âgé de quarante ans, d’origine zaïroise, immigré au Burundi, il a un baccalauréat, est père de trois enfants, fait fonction de contremaître du père, « depuis vingt ans, son plus fidèle employé », et est toujours en train de lire des passages de la Bible. C’est ce qui explique son intervention, car il a forcément un ascendant à la fois sur l’enfant et sur l’autre serviteur, bien plus jeune, et qui n’est que l’« homme à tout faire ».
Il représente la conscience morale, en mettant en avant deux arguments :
La misère d'un village au Burundi
Il rappelle d’abord les réalités sociales vécus par les paysans, leur profonde misère. C’est ce qu’il explique au narrateur, Gabriel : « Lui est très pauvre et son père a travaillé dur pour lui offrir ce cadeau. Si nous partons avec le vélo, il n’aura plus jamais la chance d’en avoir un autre. »
Dans le même but, il fait appel à Innocent, qu’il tente d’impliquer par le pronom « nous » et l’appellation « mon ami » : « Innocent, toi et moi avons grandi dans la pauvreté. Nous savons qu’ils ne récupéreront jamais l’argent et qu’ils auront, au final, injustement perdu les économies de plusieurs années. Tu sais très bien comment cela se passe, mon ami. » Ce passage souligne une forme de fatalité : les paysans n’ont aucun recours devant la justice, même quand ils sont victimes, ils sont condamnés à la pauvreté.
Il s’appuie sur ses convictions religieuses, qui guident un choix moral, aider ceux qui souffrent : « Dieu nous pardonnera car c’est pour faire le bien. Pour aider un pauvre enfant. » Il distingue alors ici deux sortes de mensonges, le mensonge pour nuire, et celui qui, au contraire, est un « pieux » mensonge.
Le personnage d'Innocent
Lui aussi présenté dans le chapitre 6 : Plus jeune, il a 20 ans, et son portrait est péjoratif : « humeur exécrable » « hautain avec les autres employés ». Il n’a pas de métier fixe : « homme à tout faire ».
Son comportement contraste totalement avec celui de Donatien, envers lequel il fait preuve d'abord d’agressivité : son regard traduit sa violence : il « a fusillé Donatien du regard ». Son rejet exclamatif est violent : « Je ne suis pas ton ami ! » Mais nous notons aussi son ironie, à travers les interrogations et la comparaison : « Rien que ça ? », « À quoi tu joues ? Tu te prends pour Robin des Bois ? », bandit anglais qui prenait aux riches (ici les Blancs) pour donner aux pauvres, le vélo laissé au paysan.
Il n’y a donc aucune solidarité entre ceux qui, tous deux, sont au service des Européens.
Mais, pire encore, il se désolidarise complètement de ces paysans dans son argumentation :
Il rejette l’argument de Donatien, en insistant, dans sa question, sur l’interdiction du vol : « Parce que cette famille est pauvre, on devrait lui laisser un bien qui ne lui appartient pas ? » Il joue donc l’honnêteté.
Le deuxième argument traduit son mépris envers ces paysans qu’il juge avec sévérité : « Et un conseil : arrête d’avoir pitié de ces gens. Ils sont tous plus menteurs et voleurs les uns que les autres. » De même, le mépris ressort de l’insulte violente : « De toute façon, ce n’est qu’un foutu paysan, le môme, qu’est-ce qu’il va faire avec un BMX ? » Au service d'un Blanc, il e place en position de supériorité.
Il renvoie à Donatien, avec une ironie que le possessif rend méprisante, sa contradiction religieuse : « Tu as l’intention de mentir ? a dit Innocent. Je croyais que ton bon Dieu l’interdisait ? »
Finalement, Innocent juge ses concitoyens avec le même mépris que celui dont font preuve les Européens (tel Jacques) à leur égard. Il n’y a pas d’union, pas d’alliance possible donc, entre ceux qui sont pourtant tous des « colonisés ».
L’ENFANT DU COLONISATEUR
Les serviteurs face à l'enfant du patron
Donatien et Innocent n’adoptent pas le même comportement face à l’enfant.
Donatien
Il tente de faire appel à ses sentiments, à son cœur : « Gabriel, par pitié, ne prenons pas le vélo. Ce que nous sommes en train de faire est pire que du vol. Nous brisons le cœur d’un enfant » , qu’il qualifie ensuite de « pauvre enfant ». Par le choix du pronom « nous », il essaie de le persuader en lui faisant partager son point de vue, de lui ouvrir les yeux sur la chance qu’il a d’être un petit « blanc », le fils d’un homme riche : « ce vélo a moins d’importance pour toi que pour cet enfant, a poursuivi Donatien. », « Gabriel, a dit Donatien en se tournant à nouveau vers moi. On peut dire au patron que nous n’avons pas retrouvé ton vélo et il t’en achètera un autre ».
Innocent
Lui, il considère que Gabriel est le fils du patron, ce qui lui donne tous les droits, et il reste totalement indifférent à l’idée de le faire évoluer, de l’amener à réfléchir. Pour lui, un Blanc reste un blanc, enfant comme adulte. Il se range donc du côté de Gabriel, du possesseur de la richesse en fait : « Laisse Gabriel tranquille, arrête de le culpabiliser. » Son injonction, « On y va ! », tranche le débat.
Les réactions de l'enfant
Le récit se construit sur une opposition.
Dans un premier temps, il résiste à l’argumentation de Donatien, en reprenant mot pour mot son argument : « Et moi, alors ? j’ai répondu, contrarié. J’ai aussi eu le cœur brisé quand Calixte a volé mon vélo. » Il réagit en enfant frustré, qui veut récupérer son cadeau de noël. Il est donc plutôt satisfait qu’Innocent l’emporte dans la discussion, puisque celui-ci lui donne raison : « Notre mission était accomplie. Nous avions retrouvé mon vélo. Le reste n’était pas notre affaire, comme disait Innocent. »
Dans un second temps, on sent monter son trouble, une gêne que révèle le fait de regarder droit devant lui : « Je n’ai pas voulu me retourner ou regarder dans le rétroviseur. » Ce trouble est renforcé par l’incident, « Quand nous nous sommes enlisés », que Donatien va présenter comme un châtiment divin : « il a récité un passage de la Bible qui parlait des temps difficiles, des hommes égoïstes, des derniers jours, et il disait à voix basse toutes sortes de choses qui m’effrayaient. Il a sous-entendu que c’était Dieu qui nous punissait de notre mauvaise action. » Il conduit ainsi l’enfant à réfléchir à l’idée que tout acte a des conséquences. L’enfant perçoit alors la distinction entre « faire le bien » et une « mauvaise action », mais, malgré sa peur de cette intervention divine punitive, il résiste encore en « essay[ant] de trouver une justification à notre acte », le possessif montrant la distance qu'il essaie encore de prendre.
Mais, à la fin de l’extrait, c’est Donatien qui triomphe. Le comportement de Gabriel révèle pleinement sa gêne, « Durant tout le trajet, j’ai fait mine de dormir pour éviter de croiser son regard. » L’aveu est finalement prononcé : « une honte grandissait en moi. »
CONCLUSION
Ce passage est important dans le roman, car il amène l’enfant à se situer dans le système colonial. Fils d’un Blanc puissant, patron et riche, au début du texte il revendique ses droits. Mais la situation le conduit à voir sous un autre angle la situation, à percevoir l’écart social, à considérer le poids de la misère qu’il a eue sous les yeux. Il s’éveille ainsi à la notion d’injustice. Cette « honte », ressentie, marque une évolution : il comprend que, dans cette société, il n’est pas forcément dans le bon camp car « victime » d’un vol il se sent, à la fin de l’extrait « coupable » d’une faute, d’un manque de cœur.
C’est ce qui sera formulé dans le chapitre suivant, alors qu’il questionne son cousin Pacifique, prêt au sacrifice, qui s’apprête à aller combattre au Rwanda : « Depuis hier, je me sentais égoïste et vaniteux, j’avais honte de cette histoire, j’étais passé de victime à bourreau en voulant simplement récupérer ce qui m’appartenait. » Mais cette phrase prend un sens prémonitoire au niveau du pays : ceux qui ont été victimes, qui veulent récupérer un pays qui leur appartient, ne se changeront-ils pas, eux aussi, en bourreaux en accomplissant de terribles massacres.
Chapitre 13, de "Après l'hymne..." à "... On verra bien" : Les élections
Après le prologue, où le dialogue entre le père du narrateur et son fils présente les conflits ethniques au Burundi, notamment entre Hutus et Tutsis, le récit nous fait partager la vie du héros-narrateur, Gabriel, entre sa famille, l’école, et sa bande d’amis. Mais au chapitre 11, nous apprenons que la guerre a recommencé au Rwanda, pays d’origine de sa mère, tandis qu’au Burundi, où vit la famille, des élections démocratiques sont prévues, le Ier juin 1993. Deux partis s’affrontent : l’Uprona, parti qui exerce le pouvoir depuis « trente années d’un règne sans partage », contrôlé par les Tutsis, et le Frodebu, parti des Hutus qui entendent bien conquérir à leur tour ce pouvoir. Cette division s’installe même au sein de la famille, puisque le boy Prothé est hutu alors qu’Innocent est tutsi. Cependant, le chapitre 13 s’ouvre sur l’espoir d’un pays enfin réconcilié par cette « journée historique ».
Mais comment les trois étapes de ce récit remettent-elles au premier plan la menace de violence ?
Pour lire l'extrait
LE RÉSULTAT DES ÉLECTIONS
Une annonce solennelle
La dimension solennelle du moment est mise en évidence au début de l’extrait. L’annonce du résultat est précédée, en effet, de « l’hymne national », et l’annonce est faite par celui qui est le garant de la paix civile, « le ministre de l’Intérieur ».
Un contraste est ensuite introduit, entre deux réactions. Le silence, en accord avec la solennité, se traduit dans l’énumération ternaire rythmée par les négations, dans une phrase non verbale comme pour illustrer l’absence d’action : « « aucun cri, aucun klaxon, aucun pétard ». L’atmosphère du quartier central de la ville, où habitent les plus riches, Européens ou Tutsis, est inhabituelle par ce silence, qui paraît pesant. On ne ressent donc pas de joie, par opposition au bruit lointain évoqué, dans les quartiers populaires où vivent davantage les Hutus : « J’ai cru entendre une clameur au loin, là-haut, dans les collines. Était-ce mon imagination ? »
Ainsi est déjà suggérée une division au sein même de la population. Le temps semble comme suspendu.
La réaction du père
Cette menace est figurée par le comportement du père, lui aussi silencieux : Mais le fait de d’« allum[er] une cigarette » trahit une forme de nervosité, masquée par son visage « impassible ». On sent en lui une inquiétude, que confirme sa volonté de « laisser les enfants en dehors de la politique », une fuite suggérée par le verbe « se réfugier ».
Les élections sous contrôle militaire au Burundi
LE JOURNAL TÉLÉVISÉ
Le romancier veut restituer la perception du narrateur-enfant, curieux : « À travers la porte, j’entendais des phrases que je ne comprenais pas. » Mais le narrateur-adulte, lui, connaît l’importance de ce moment, qui fait renaître la division entre Tutsis et Hutus, et apporte les clés indispensables au lecteur, l’interprétation du résultat : « Ce n’est pas une victoire démocratique, c’est un réflexe ethnique ». Européen depuis longtemps dans le pays, c’est avec un autre Européen qu’il dialogue, comme le révèle son jugement sévère sur le fonctionnement de la politique africaine, où dominent des dictatures militaires : « Tu sais mieux que moi comment ça se passe en Afrique, la Constitution n’a pas de poids… », « Dans ces pays-là, on ne gagne pas une élection sans être le candidat de l’armée… » Le conflit est donc annoncé, en rappelant la puissance des Tutsis, « L’armée soutient l’Uprona ». La dernière phrase, avec ce « ils » qui reste indéfini, renvoie clairement à l’idée qu’un nouveau massacre est inévitable : « Je n’ai pas ton optimisme… Ils paieront cet affront, tôt ou tard… »
Le deuxième paragraphe est construit sur un contraste.
Une situation ordinaire
La situation est d’une totale banalité, un dîner en famille, avec une nourriture à la fois ordinaire, « une omelette aux oignons », et le dessert, symbolique de la double appartenance : les « tranches d’ananas », fruit d’Afrique, et les « yogourts à la fraise des sœurs Clarisses », produit des religieuses catholiques européennes. Mais ces détails, de même que les précisions, « L’image tremblait. Il y avait de la neige sur le canal. J’ai remué le cintre au-dessus du poste », se sont gravés dans la mémoire du narrateur, signe de l’importance finalement accordée à ce moment.
Les implications politiques
Les trois phrases directement reproduites ensuite entrecroisent la réalité historique et les réactions de l’enfant, qui associe chaque phrase à sa réalité familiale. L’ordre des prises de parole est en soi significatif.
Le premier à parler est le candidat battu, nommé par son titre « président major », qui montre son lien avec l’armée, dont il est était officier avant de devenir président en 1987. C’est lui, cependant, qui a entrepris une politique de démocratisation, en associant des Hutus au pouvoir, et a soutenu le processus électoral qui vient de lui faire perdre le pouvoir. Mais sa phrase souligne sa volonté de ne pas déclencher un conflit ethnique : « « J’accepte solennellement le verdict populaire et j’invite la population à faire de même. » L’enfant, lui, associe cette phrase à Innocent, le Tutsi qui triomphait par avance de la victoire.
Le deuxième est le vainqueur, « le nouveau président, Melchior Ndadaye », lui aussi invoquant la sécurité et la réconciliation nationale : « Il était calme. « C’est la victoire de tous les Burundais. » Il est représenté, dans la famille, par le boy hutu, Prothé, qui souhaitait tant une revanche.
Cependant, il est frappant de constater que le discours final est prononcé par le représentant de l’armée, « le chef d’état-major ». Sa phrase elle aussi se veut apaisante : « « L’armée respecte la démocratie basée sur le multipartisme. » Mais cette phrase est rapprochée des réflexions précédentes du père au téléphone, qui la contredisent.
Cela ouvre donc un doute dans l’esprit de l’enfant…
UN ACTE SYMBOLIQUE
La dernière étape renvoie, elle aussi, à un événement banal en Afrique où pullulent les animaux dangereux, telle la scolopendre, sorte de mille-pattes dont la morsure, très venimeuse dans les pays tropicaux, est particulièrement douloureuse. La réaction de la fillette contraste avec le calme précédent, le journal télévisé apaisant et l’action banale de se « brosser les dents ». Sa violence est mise en valeur : « j’ai entendu Ana hurler », « Elle était debout sur mon lit, accrochée au rideau. » La réaction du narrateur souligne, elle aussi, le danger, « Je me suis précipité dans notre chambre », et le rythme de la phrase reproduit le mouvement du regard : « Sur le carrelage, au milieu de la pièce, rampait une scolopendre. » De même, l’acte du père est violent, avec l’insulte lancée, « Papa l’a écrabouillée en criant " Saloperie !"»
La scolopendre, animal venimeux
Le fait qu’à cet épisode s’enchaîne la question du narrateur-enfant, « j’ai demandé à Papa si l’arrivée de ce nouveau président était une bonne nouvelle », invite le lecteur à lui donner un sens symbolique. Cette « scolopendre » qui rampe sur le sol, dans la chambre même des enfants, ne montre-t-elle pas que le danger né de l’Afrique n’épargne aucun lieu, même les plus abrités ? Et que, de façon sournoise, cette élection annonce un nouveau danger, qui ne peut conduire qu’à une riposte violente, « écrabouill[er] » la menace, tout en l’insultant.
La réponse évasive du père, « On verra bien », tout en prouvant son refus d’impliquer les enfants dans les conflits politiques, montre une forme de fatalisme, avec l’idée qu’en Afrique, tout conflit reste toujours possible.
CONCLUSION
Ce passage fait ressortir la façon dont le roman joue sur un double niveau :
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d’un côté, une vie familiale, quotidienne et banale, entre un père et ses enfants, auxquels il se montre attentif,
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de l’autre, un contexte historique troublé dans un pays déchiré par des divisions ethniques.
L’interaction établie dans ce texte croise ainsi le regard d’un narrateur-enfant et de l’adulte qui, lui, réinterprète et organise la scène. C’est bien l’écrivain qui intervient, dans la structure du texte comme dans la dimension symbolique qu’il y introduit.
Chapitre 15, de "J'étais en train de..." à "... de lycaons.": le séisme
Pour lire l'extrait
Après le prologue, où le dialogue entre le père du narrateur et son fils présente les conflits ethniques au Burundi, notamment entre Hutus et Tutsis, le récit nous fait partager la vie du héros-narrateur, Gabriel, entre sa famille, l’école, et sa bande d’amis. Mais au chapitre 11, nous apprenons que la guerre a recommencé au Rwanda, pays d’origine de sa mère, tandis qu’au Burundi, où vit la famille, des élections démocratiques se préparent, mais le pays est déstabilisé et les enfants ressentent la menace, que le résultat des élections suggère également.
En quoi cette scène, qui ferme le chapitre 15, au cœur même du roman, marque-t-elle un tournant dans le récit ?
LE TREMBLEMENT DE TERRE
Le séisme menaçant
Rien ne permet, à première lecture, de comprendre d’où vient ce « grondement », terme déjà inquiétant, événement au passé composé qui interrompt la réflexion du narrateur, Gabriel. L’inquiétude est confirmée par le comportement du « père de Gino », camarade de Gabriel, avec sa précipitation, « en courant », et le ton de voix : il « a crié ». Cependant la comparaison « comme une brebis apeurée », plutôt cocasse, rend la scène plutôt ridicule. C’est ce qui explique la réaction des enfants, soulignée par le participe passé mis en valeur par l’apposition : « amusés », et leur interprétation, « on aurait dit qu’il avait vu un fantôme », donne l’impression que cette peur est sans fondement.
De l'ignorance à l'explication
La faille du grand Rift, sur la région des grands lacs
LA FRACTURE HUMAINE
La suite du récit repose sur l’opposition entre l’ignorance, traduite par la négation, « sans savoir ce qui venait d’arriver », et la connaissance : « on a compris ». Cette connaissance est d’abord acquise par la description, dont le lexique amplifie le constat : « l’épaisse fissure qui lézardait le mur du garage dans toute sa longueur ». Vient ensuite l’explication, dans une phrase brève où l’adverbe, détaché en fin de phrase, souligne l’aspect insidieux du séisme : « La terre avait bougé sous nos pieds, imperceptiblement. »
L’étape suivante apporte l’explication géologique : le pays se situe « sur l’axe du grand rift », un fossé, une fracture qui sépare deux plaques tectoniques, à l’ouest et à l’est. D’où une menace qui semble incessante puisqu’elle se produit « tous les jours dans ce pays ». La précision « dans ce coin du monde » fait directement écho au titre même du roman : c’est un « petit pays », comme à l’écart, tellement isolé que nul ne le connaît réellement. Mais la formule finale, « à l’endroit où l’Afrique se fracture » semble déjà se charger d’un double sens : c’est une « fracture » de l’écorce terrestre, certes, mais n’est-elle pas l’image aussi de la « fracture » ethnique qui secoue ces pays, tels le Burundi ou le Rwanda ?
C’est cette image que va développer le second paragraphe.
Le règne de la violence
Le paragraphe s’ouvre sur une comparaison entre ce qui se passe au sein de la terre et ce qui se passe à la surface, parmi les hommes : « Les hommes de cette région étaient pareils à cette terre. » Comme dans le paragraphe précédent, nous retrouvons une même opposition.
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D’un côté, est mise en évidence une apparence paisible, et même heureuse : « le calme apparent, derrière la façade des sourires et des grands discours d’optimisme ». Le pays vient de vivre, en effet, pour la première fois, des élections qui sont un signe d’espoir et de réconciliation.
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De l’autre, il y a l’agitation qui déstabilise, mais, là aussi, le lexique, les adjectifs notamment, avec l’apposition, le redoublement nominal, et l’indice temporel, dans une phrase en gradation, souligne à quel point cela se fait de manière insidieuse : « des forces souterraines, obscures, travaillaient en continu, fomentant des projets de violences et de destruction qui revenaient par périodes successives ». À cela s’ajoute la comparaison, « comme des vents mauvais » : elle renforce la menace, qui semble pouvoir balayer tout sur son passage.
Les dates données rappellent la situation historique du Burundi après son indépendance, proclamée le 1er juillet 1962, qui a mis au pouvoir les Tutsis, puissants politiquement et militairement. Mais les coups d’État se sont succédé, avec des massacres de Hutus révoltés par les Tutsis, en 1965 quand la monarchie a été remplacée par une république, puis en 1972, avec entre 100000 et 130000 morts hutus, exclus ensuite totalement de toute administration et de tout pouvoir, et à nouveau en 1988. La sécheresse des faits historiques est complétée par l’image sinistre qui suit, celle d’une mort omniprésente : « Un spectre lugubre s’invitait à intervalle régulier pour rappeler aux hommes que la paix n’est qu’un court intervalle entre deux guerres. » Le choix du verbe pronominal donne même l’impression que tout cela se fait indépendamment de l’action humaine, telle une fatalité tragique. Gaël Faye reprend ici, en l’accentuant par l’adjectif « court », la définition connue, formulée par le personnage de Sosie dans Amphitryon 38, pièce de théâtre de 1929 : « De ce qu’on appelle la paix, de l’intervalle entre deux guerres ! »
Une remarquable vidéo récapitulant l'histoire du Burundi
La prolepse
La fin de l’extrait repose sur une prolepse, c’est-à-dire une anticipation chronologique, autre preuve que ce n’est plus le narrateur enfant qui raconte, mais l’adulte qui, lui, connaît la suite des événements : « nous ne le savions pas encore. » Mais, si ce n’est, en effet, qu’après coup que l’historien peut déterminer le point de départ d’un événement, il est frappant de constater que c’est ce séisme géologique qui devient l’annonce de la guerre civile à venir. C’est ce dont témoigne le choix des images, signe d’une terrible violence : « Cette lave venimeuse, ce flot épais de sang était de nouveau prêt à remonter à la surface ». Les choix verbaux, passé proche, « venait de sonner », puis futur proche, « allait lâcher », marquent une accélération du temps, dont d’autres images annoncent l’aspect terrible. « L’heure du brasier » évoque un incendie qui va tout détruire, et l’allégorie finale, « la nuit allait lâcher sa horde de hyènes et de lycaons », impose l’image de la mort, en transformant les hommes en animaux sauvages, acharnés à détruire, tels des chasseurs après leurs proies, et allant même, telles les « hyènes » s’acharner sur des cadavres.
CONCLUSION
Cet extrait offre un double intérêt.
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D’une part, il montre le procédé d’écriture, emprunté à l’autobiographie, le jeu entre un narrateur enfant et un narrateur adulte, même si Gaël Faye a insisté sur le fait que son roman, s’il est nourri de souvenirs, n’est pas pour autant autobiographique.
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D’autre part, il installe un parallélisme entre les diverses fractures qui parcourent le roman : la première est celle marquée par le départ de la mère, qui fait s’écrouler le monde de l’enfant ; la seconde est la fracture politique, symbolisée par le séisme ici décrit, qui va marquer l’écroulement du pays, et l’exil alors imposé à l’enfant.
Chapitre 23, de "Moi ? Je ne veux rien avoir à faire ..." à "... tournaient en rond" : la rupture de l'amitié
Pour lire l'extrait
Après la première fracture dans l’univers du narrateur, la rupture entre ses parents, c’est son pays, le Burundi, qui se trouve fracturé. Les élections démocratiques, qui ont porté au pouvoir un président hutu, déchaînent la colère des Tutsis, jusqu’alors détenteurs d’un pouvoir qu’ils ont exercé avec de nombreux massacres au fil des ans. L’assassinat de ce président inverse les massacres : ce sont les Hutus qui se vengent en tuant les Tutsis.
Au milieu de cette guerre civile, la petite bande des enfants, rattachés à l’ethnie tutsie, se trouve, à son tour, ébranlée : les jumeaux quittent le pays, et Francis, jusqu’alors leur ennemi, s’impose comme chef de ce qu’il veut transformer en un « gang » combattant. Les discussions sont incessantes.
Comment l’alternance du dialogue et du récit fait-elle ressortir les réflexions du narrateur, le conduisant à une nouvelle rupture ?
UNE DISCUSSION ENFANTINE
Le conflit ethnique
C’est Gino qui mène le débat, en mettant en valeur, par son exclamation et la reprise verbale en chiasme, le conflit qui oppose les deux ethnies : « Ils tuent des Hutu, Gaby, et les Hutu nous tuent ! ». Pour justifier sa volonté d’entrer dans ce combat, il invoque deux arguments :
Le premier interpelle le narrateur, en reprenant la loi dite du talion, qui tire sa force de son origine, la Bible : « Œil pour œil, dent pour dent, tu connais ? »
Le second repose sur la situation personnelle de Gino, qui avoue, pour la première fois, la mort de sa mère, tutsie, à l’occasion des massacres au Rwanda : « Tu as vu ce qu’ils ont fait à nos familles au Rwanda, Gaby ? a repris Gino. Si on ne se protège pas, c’est eux qui vont nous tuer, comme ils ont tué ma mère. » Par la récurrence du verbe « tuer », il tente ainsi de persuader le narrateur Gabriel, pris à témoin, car sa mère, tutsie elle aussi, a fui le Rwanda pour se réfugier au Burundi.
Ce conflit ethnique est rendu plus complexe en raison des migrations générées par les massacres. Ainsi, il y a eu des Tutsis qui, eux, ont fui au Zaïre, comme l’explique Francis, qui se définit alors comme « zaïrois tutsi ». Il fait partie des exilés qui ont même reçu une appellation spécifique : « On nous appelle les Banyamulenge ».
Ce dialogue, même mené par des enfants, souligne à quel point les questions ethniques sont prépondérantes dans des pays où la colonisation a profondément divisé les ethnies.
Une discussion d'enfants
Le dialogue fait parallèlement ressortir la façon dont les enfants interprètent la situation, à travers le ton adopté et les réactions d’Armand.
Le dialogue, déjà par le choix d’un lexique familier, tranche avec l’aspect dramatique du conflit : phrase elliptique (« Jamais entendu parler »), reprise avec l’inversion syntaxique (« Ça non plus, jamais entendu parler »), élisions (« t’es » ou « Ya »), argot (« Ouais ») et ironie qui marque le doute, soulignée par l’exclamation : « Tiens voilà autre chose ! »
L’aspect enfantin de la discussion est particulièrement mis en valeur par le personnage d’Armand, qui semble ne rien prendre au sérieux. Ainsi, il se lance dans une parodie de la Bible, désacralisée par la comparaison à une chanson, qui joue sur les sonorités : « Je connais la chanson de ndombolo : « Œil pour œil, Cent pour cent ! Cent pour cent ! Oh ! Oh ! Oh ! » La notion de justice vengeresse se trouve alors remplacée par une allusion peut-être au paiement d’une dette financière. La puérilité est également signalée par le portrait que le narrateur fait d’Armand : « en pouffant de rire », « Armand a cessé de faire le pitre ».
La petite bande de copains vit donc, elle aussi, un conflit entre ceux qui prennent la division ethnique au sérieux, Francis et Gino, et celui qui continue à vouloir en rire, Armand.
UNE DISCUSSION ENFANTINE
Entre ces deux comportements, ressort celui du narrateur-personnage, à la fois conscient de la gravité de la situation, mais voulant rester en marge.
Une contre-argumentation
Il a tout à fait conscience de la gravité de la situation. C’est pour cela qu’il réagit devant le comportement infantile d’Armand : « Arrête, Armand ! j’ai dit, agacé. Ya rien de drôle. » Mais il mesure parfaitement que, dans ce conflit, c’est de mort qu’il est question, et d’une mort infligée par les Tutsis, blâmés par le qualificatif et l’insistance, « tous ces assassins », aux Hutus, dont il souligne l’innocence : « La seule chose qu’ils savent faire, c’est tuer des pauvres boys qui rentrent du travail. » La réponse à une injustice est donc, à ses yeux, une autre forme d’injustice.
Mais, dans la discussion, il n’oppose pas d’argument à celui, personnel, de Gino. C’est par le biais du conditionnel passé, « J’aurais voulu dire à Gino », que, dans le récit, le narrateur explicite sa conception critique de la guerre : « il se trompait », « il généralisait », « si on se vengeait chaque fois, la guerre serait sans fin ». Son silence traduit l’attention qu’il porte aux sentiments de son ami : « j’étais perturbé par ce qu’il venait de révéler sur sa mère. Je me disais que son chagrin était plus fort que sa raison. » L’image qui ferme le paragraphe, empruntée au jeu de cartes bien connu confirme ce choix du silence, en insistant sur le pouvoir absolu de « la souffrance » personnelle, qui rend impossible toute argumentation rationnelle : « La souffrance est un joker dans le jeu de la discussion, elle couche tous les autres arguments sur son passage. » Sa brève conclusion assertive, « En un sens, elle est injuste. », ramène la discussion du plan collectif, celui du pays, au plan individuel, celui de l’individu directement touché.
Un refus qui marginalise
Face à l’appel au combat de Gino et de Francis, il affirme énergiquement son refus : « Moi ? je ne veux rien avoir à faire avec tous ces assassins ». Mais, il est rappelé à l’ordre par Francis, qui, plus âgé, joue le rôle de chef dans le groupe, illustré par son comportement plutôt méprisant, « Francis envoyait des ronds de fumée au-dessus de nos têtes. », perçu par le narrateur qui s’indigne de « son air de monsieur-je-sais-tout qui m’irritait au plus haut point ». Francis veut, en effet, imposer à chacun un choix clair dans le conflit, par une exclamation péremptoire : « Gino a raison. Dans la guerre, personne ne peut être neutre ! »
Le narrateur résiste encore, mais la formulation interrogative, et le pronom « on » qui le met à distance, traduisent déjà une fragilité : « Et si on ne veut pas choisir de camp ? j’ai demandé. » La riposte de Gino est violente, « On n’a pas le choix, on a tous un camp », et la précision physique, « avec un sourire hostile », un oxymore, montre que la guerre s’est implantée au sein même de la bande de copains. Si le narrateur refuse de se ranger nettement dans le camp des Tutsis, il devient, de ce fait, l’ennemi (sens étymologique en latin du mot « hostile ») à abattre.
La rupture
La fin de l’extrait raconte la rupture du narrateur-enfant avec la bande d’amis : « J’ai décidé de me rendre moins souvent à la planque. J’ai même commencé à éviter les copains ». Le temps des plaisirs et des jeux est, en effet, terminé, et le narrateur se met alors en marge : « Ces discussions m’ennuyaient, cette violence qui fascinait Francis et Gino ». Son blâme se traduit par le lexique péjoratif : « leur délire guerrier ».
Le sentiment qui est mis en évidence est une forme d’étouffement, comme s’il se sentait emprisonné dans une appartenance ethnique dans laquelle, vu son métissage, un père français, une mère tutsie, il ne se reconnaît pas : « J’avais besoin de respirer, de me changer les idées. », « je me sentais à l’étroit ». La rupture est mise en évidence par l’indice temporel, « Pour la première fois de ma vie », et par les images associées au lieu qui était celui de l’enfance, le cocon protecteur, « l’impasse » qui est alors qualifiée de façon péjorative : « cet espace confiné où mes préoccupations tournaient en rond. » C’est donc sa liberté qu’il cherche à conquérir, en échappant au conflit ethnique.
CONCLUSION
Après la rupture au sein de la famille, puis celle qui déchire le pays, c’est à présent le monde de l’enfance qui achève de se déchirer, quand les jeux et l’insouciance sont remplacés par les conflits politiques, par ce monde adulte qui pénètre celui des enfants.
Mais, à travers cette discussion menée par des enfants, le romancier pose une double question.
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D’une part, sommes-nous définitivement déterminés par nos origines, ethniques, religieuses aussi, ou bien sommes-nous, librement, ce que nous choisissons d’être ?
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D’autre part, quand une société vit un conflit, une guerre parfois, est-il possible de rester « neutre » ? Cela n’est-il pas une solution de facilité, voire de lâcheté, ou bien l’affirmation d’une liberté voulant résister à toute violence imposée ?
La question s’est souvent posée au moment des guerres, de la part de ceux qui se nommaient « objecteurs de conscience », refusant de se battre, mais étaient considérés comme des déserteurs… Même au sein d’une classe, quand des « clans » se forment, la question peut se poser…
C'est à l'issue de cette discussion que le jeune Gabriel va découvrir le moyen d'échapper à cet étouffement, la lecture, qui lui ouvre, à travers les personnages, les lieux découverts, les aventures racontés, de vastes horizons. Elle lui permet aussi d'échapper à ce que peut lui imposer son origine ethnique en mesurant ses goûts propres, en apprenant à juger par lui-même.
Chapitre 28, de "Les opérations..." à "... me débusquer" : la peur
Pour lire l'extrait
Le roman de Gaël Faye, nourri de ses souvenirs d’enfance même s’il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une autobiographie, a raconté la montée progressive de la violence : d’abord au sein de la famille, avec le départ de la mère, puis dans la société, où le conflit ethnique entre Hutus et Tutsis, réactivé au Burundi comme au Rwanda voisin, provoque une véritable guerre civile, enfin au sein même de la petite bande de copains. Refusant de prendre parti, le narrateur-personnage trouve refuge dans la lecture.
Comment les étapes de ce récit mettent-elles en évidence les sentiments contrastés de l’enfant ?
UNE IMAGE DE LA GUERRE
Le coup d’État qui a tué le président hutu nouvellement élu, a été suivi de la mise en place, par un « Comité national de salut public », de mesures destinées à éviter les massacres, notamment d’un « couvre-feu sur toute l’étendue du territoire de dix-huit heures à six heures du matin ». À cela s’ajoutent les « opérations ville morte » qui paralysent la capitale, Bujumbura.
Dans le premier paragraphe, le choix de décrire les combats de nuit fait de la guerre un « spectacle », où toutes les sensations se mêlent. Il y a, en effet, le bruit, « les explosions retentissaient », avec « les « rafales » et les « crépitements des armes automatiques », l’odeur des « épaisses fumées », et les couleurs : « La nuit rougeoyait de lueurs d’incendies », les « balles traçantes ». Finalement, les précisions, « On était tellement habitués […] que l’on ne prenait même plus la peine de dormir dans le couloir », « Allongé dans mon lit », effacent la violence. L’irréel du passé, « En d’autres temps, en d’autres lieux, j’aurais pensé voir des étoiles filantes », transfigure même l’impression infernale en une sorte de magnifique feu d’artifice que l’on peut « admirer », et qui fait rêver en illuminant le ciel.
LES SENTIMENTS DE L'ENFANT
La peur
C’est sur le sentiment de peur que s’ouvre le deuxième paragraphe. Dans cette atmosphère, l’enfant ressent la menace qui pèse sur la ville, mais, paradoxalement, le comparatif montre que ce n’est pas le temps des combats qui effraie le plus, mais l’attente : « Je trouvais le silence bien plus angoissant que le bruit des coups de feu. » La répétition du mot « silence » souligne, en effet, le rôle de l’imagination : il « fomente des violences à l’arme blanche et des intrusions nocturnes qu’on ne sent pas venir à soi. » Le lexique met en valeur l’aspect insidieux de la menace, qui provoque la peur, décrite par une allégorie, tel un ennemi intérieur : « La peur s’était blottie dans ma moelle épinière, elle n’en bougeait plus. » Le choix de la « moelle épinière » souligne la profondeur de cette peur, installée au centre même du système nerveux. La comparaison à « un petit chien mouillé et grelottant de froid », met en évidence la fragilité pathétique de l’enfant. L'insécurité domine donc, le monde extérieur ne pouvant qu’être dangereux, même « l’impasse » qui représentait le terrain de jeux des enfants, un lieu protégé : « Je restais calfeutré chez moi. Je n’osais plus m’aventurer dans l’impasse ». C’est aussi la peur qu’illustre la mise en apposition de l’adverbe au superlatif : « très rapidement ».
Le rêve
La seconde partie du paragraphe contraste avec la première, en montrant le rôle de la lecture, un refuge, comme l’illustre l’image guerrière : « je revenais m’enfoncer dans le bunker de mon imaginaire. » Le livre n’est plus alors un objet extérieur, il devient un lieu intime, que l’on s’approprie, dans lequel même on peut pénétrer pour échapper à la réalité: « au fond de mes histoires, je cherchais d’autres réels plus supportables ». L’image, qui personnifie les livres, devenus ses « émis », traduit ce pouvoir quasi magique de la lecture : ils « repeignaient mes journées de lumière. »
La longue phrase, en gradation, déroule le rêve qui naît de la lecture, en reproduisant, par son rythme, cette reconstruction d’un futur où tout pourrait redevenir comme dans le passé, avant les ruptures racontées dans le roman, en abolissant alors le temps. Les composantes du rêve reprennent les fractures successives, à commencer par la séparation des parents : « Maman serait de retour, dans sa belle robe fleurie, sa tête posée sur l’épaule de Papa ». L’harmonie familiale serait alors restaurée, symbolisée par les dessins de la petite sœur, qui redeviendraient ceux d’une enfant joyeuse : « Ana dessinerait à nouveau des maisons en brique rouge avec des cheminées qui fument, des arbres fruitiers dans des jardins et de grands soleils brillants ». Enfin, l’amitié aussi, à présent détruite, reprendrait sa force, reproduite par l’allongement de la description de ces moments heureux : « les copains viendraient me chercher pour descendre la rivière Muha comme autrefois sur un radeau en tronc de bananier, naviguer jusqu’aux eaux turquoise du lac et finir la journée sur la plage, à rire et à jouer comme des enfants. » La comparaison finale, « comme des enfants », révèle pleinement la principale fracture vécue par le narrateur : le passage de l’innocence enfantine à la conscience douloureuse de l’âge adulte.
LE REFUGE IMPOSSIBLE
Mais le dernier paragraphe forme un contraste, qui fait ressortir l’impuissance humaine face au « réel », en l’occurrence ici à l’histoire millénaire : « J’avais beau espérer, le réel s’obstinait à entraver mes rêves. » Les indices spatiaux accentuent cette présence du réel, qui constitue une menace de plus en plus proche : « le monde » d’abord, le plus vaste, puis « l’impasse », enfin « le lit », tous ces lieux sont associés à la « violence ». Les images expriment l’effacement des protections : « Notre impasse n’était plus le havre de paix », « même dans mon lit-bunker, les copains et tous les autres ont fini par me débusquer. » L’insistance sur le rôle des « copains » est intéressante, car ce sont eux qui imposent leur contrainte, le choix d’un camp, et le verbe « débusquer » transforme l’enfant en un gibier poursuivi par des chasseurs.
CONCLUSION
Ce passage marque une ultime évolution de l’enfant. Face à la peur, face à l’aliénation de sa liberté, il trouve refuge dans les livres, mais finit par accepter l’idée que le réel est plus puissant que l’imaginaire, dont l’écriture du récit, sous la forme d’une plongée dans le rêve, a tenté de reproduire l’importance.
Mais la violence s’impose dans ce passage, par le lexique, par les images, jusqu’à la fin du texte, qui ouvre un horizon d’attente inquiétant, la menace pesant sur l’enfant de façon plus directe, plus personnelle, et de la part de ceux qui pour lui ont tant de prix, les « copains ».