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Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, 1950

 L'auteur (1914-1996) : de la vie à l'écriture

Marguerite Duras, photographie de R. Parry

La jeunesse en Indochine

 

De son vrai nom Marguerite Donnadieu, Marguerite Duras est née en 1914 à Gia Dinh, une petite ville de la banlieue nord de Saïgon dans le territoire colonial que l’on nomme alors la Cochinchine. Sa mère est alors institutrice, mais son père, professeur de mathématiques, rentre en France en 1918, où il meurt en 1921.  Cette absence entraîne pour la famille, Marguerite et ses deux frères, Pierre, l’aîné, et « Paulo », le plus jeune, bien des difficultés. Un Barrage contre le Pacifique les évoque, notamment, cette période où la mère s’installe dans une concession, dans le delta du Mékong, qui conduit à une faillite financière. Mais l’Indochine, où elle reste jusqu’à son baccalauréat, en 1932, marque à jamais l’écrivaine, et sert de cadre à plusieurs de ses œuvres.  

L'engagement

 

De retour en France, après ses études – de droit, de mathématiques et de sciences politiques – son mariage en 1939 avec Robert Anthelme marque le début de son engagement politique, aux côtés du Parti communiste français, qu’elle poursuit par ses activités dans la Résistance.

Marguerite Duras, photographie de R. Parry, éditions Gallimard 

Auteure

Arrêté puis déporté, son mari en 1944, tous deux ont fondé une maison d’édition, regroupant autour d’eux le « groupe de la rue Saint-Benoît », ainsi nommé d’après l’adresse du couple, avec des écrivains et philosophes contestataires. Divorce en 1947, remariage, nouveau divorce, la vie privée de Marguerite Duras est certes troublée, mais ne la fait pas renoncer au militantisme, bien au contraire. Même si elle se trouve exclue du PCF en 1950, elle s’engage notamment lors des guerres d’indépendance coloniale, en Indochine, puis en Algérie. Elle signe, par exemple, en septembre 1960, le « Manifeste des 121 », « Déclaration sur le droit à l’insoumission », qui dénonce la guerre d’Algérie, « l’armée qui entretient ce combat criminel et absurde », tout en proclamant qu’il y a « des cas où le refus de servir est un devoir sacré. » Plus tard, elle participe activement à la révolte de mai 68 et aux combats féministes, par exemple en signant le « Manifeste des 343 », s’engageant pour réclamer le droit des femmes à l’avortement.

Parallèlement, elle construit une œuvre littéraire considérable, pièces de théâtre mais aussi romans, dont Un Barrage contre le Pacifique marque le premier grand succès, en 1950, d’autant  plus quand il est adapté pour le cinéma par René Clément, en 1958. Par la suite, ses romans, tels Moderato Cantabile (1958) ou Le Ravissement de Lol V. Stein (1964) se font moins « classiques », avec des recherches narratives qui font qu’on la classe alors parmi les écrivains du « Nouveau roman ». Elle s’intéresse aussi au cinéma, d’abord comme dialoguiste, par exemple pour Hiroshima mon amour (1959) d’Alain Resnais, puis comme réalisatrice pour India Song (1975), qu’elle reprend ensuite au théâtre, ou pour Le Camion, en 1977.

Mais elle doit aussi lutter contre son alcoolisme, effectue une cure de désintoxication en 1982, ce qui n’empêche pas sa santé de se dégrader lentement jusqu’à sa mort en 1996.

De la vie à l'autobiographie

 

Marguerite Duras a évoqué sa jeunesse en Indochine dans de nombreuses œuvres, dont L’Amant et L'Eden-Cinéma. Mais il est difficile d’en restituer la chronologie exacte, car elle a brouillé à plaisir les pistes.

Nous retiendrons quatre temps forts.

Sa mère exerce des fonctions d’institutrice depuis son départ de France en 1899, seule date précise du roman, d’abord avec son époux, puis seule, donnant des cours particuliers une fois veuve, itinéraire rappelé dans les premières pages d'Un Barrage contre le Pacifique. Mais M. Duras reconnaît qu'elle n'a jamais joué du piano à l'Eden Cinéma.

Puis, elle obtient une concession au Cambodge, entre Réam et Kampot, à la fin des années 1920. Elle y vivra des échecs successifs, évoqués dans le roman, jusqu’à la terrible conclusion : « Elle avait jeté ses économies de dix ans dans les vagues du Pacifique. »

La famille Donnadieu 

La famille Donnadieu

Marguerite entre au lycée de Saïgon, où elle est pensionnaire, tandis que sa mère enseigne à Sadec. C’est à cette époque qu’elle reconnaît dans L’Amant sa relation avec un riche Chinois, le premier amant

Enfin intervient le renvoi de son frère aîné en France, la date en restant approximative mais à coup sûr avant l’achat de la concession. 

Or, dans plusieurs passages du roman, écrit à la 3ème personne, le regard du narrateur semble proche de celui de l’héroïne, Suzanne, parfois même en une sorte de monologue intérieur. On pense alors à une autobiographie, mais masquée, car la volonté de transformation est flagrante.  

« M. Jo », le « riche planteur du Nord » du Barrage, est encore fort loin de l’amant chinois avoué dans les œuvres ultérieures. Mais comme lui il est riche avec son « diamant » et sa luxueuse voiture.    

Marguerite Duras, aux environs de 17 ans

Marguerite Duras, aux environs de 17 ans 

Le roman ne met en scène qu’un seul frère, qui semble emprunter aux deux frères réels. Pierre, l’aîné, se signale par sa violence et le mystère qui plane autour de lui : « Il est arrivé quelque chose lorsque j’ai eu dix-huit ans [...] Je voulais tuer, mon frère aîné, je voulais le tuer, arriver à avoir raison de lui une fois, une seule fois et le voir mourir. » Pourquoi a-t-il été renvoyé brusquement en France ? S’agit-il d’inceste ? Quelle menace ferait peser sur la famille celui qui est désigné dans L’Amant comme « l’assassin des enfants de la nuit, de la nuit du chasseur » ? Accusé par Marguerite Duras de la mort de « Paulo », à Saïgon en 1942, il n’était en tout cas plus présent lors de l’achat de la concession. « Paulo » est le petit frère tant aimé, amour proclamé dans L’Eden-Cinéma, reprise du Barrage sous forme théâtrale. Ce serait donc plutôt lui qui se masquerait sous le personnage de Joseph, dans sa complicité avec Suzanne.   

Margerite Duras et ses deux frères en Indochine

Marguerite Duras et ses deux frères en Indochine

 Présentation d'Un Barrage contre le Pacifique

Présentation

Il est symbolique. Le Pacifique est un des plus vastes océans du monde, avec des mers bordières, la mer de Chine et le golfe du Siam.  Ce sont elles qui inondent la concession de la mère. Mais le roman ne mentionne jamais la « mer de Chine - que « la mère d’ailleurs s’obstinait à nommer Pacifique, "mer de Chine" ayant à ses yeux quelque chose de provincial, et parce que jeune, c’était à l’océan Pacifique qu’elle avait rapporté ses rêves. »

Le récit insiste au contraire sur la puissance de l’océan : qui détruit les barrages, toujours évoqués au pluriel : « ces barrages, amoureusement édifiés par des centaines de paysans […] s’étaient écroulés comme un château de cartes, spectaculairement, en une seule nuit, sous l’assaut élémentaire et implacable des vagues du Pacifique. »

La carte de l'Indochine coloniale
M. Duras, "Un Barrage contre le Pacifique", édition Folio
Le sens du titre

Les pages indiquées dans l'analyse sont celles de l'édition Folio.

La carte de l'Indochine coloniale

Le singulier du titre prend donc une valeur particulière en soulignant l’aspect dérisoire d’« un barrage » unique contre un océan. C’est un projet démesuré, une folie, un rêve irréalisable qui ne peut qu’échouer.

Le titre illustre, de ce fait, la résistance, perdue d’avance, contre une force plus puissante, image de l’impuissance des individus contre le système colonial tout entier, de la lutte sans espoir de « la mère » contre « les agents du cadastre » qui lui ont accordé sa concession incultivable. C’est ce que rappelle la longue lettre que leur envoie la mère, qui occupe tout un chapitre de la seconde partie.    

La structure du roman

 

Le roman comporte deux partiesLa première partie compte 8 chapitres, tous assez longs de 10 à 20 pages : son rythme est ralenti, à l’image de la vie dans le bungalow. Seul le troisième chapitre (pp. 89-98) est plus rapide, car il représente un moment-clé, celui de l’ultimatum posé à M. Jo, le mariage avec Suzanne. Ils font alterner les scènes au bungalow et celles à Ram, la petite ville la plus proche. 

La seconde partie avec ses 22 chapitres, se scinde en deux étapes. Les 10 premiers chapitres (68 pages) se passent à la ville. Plus courts, ils marquent une accélération du rythme, à l’image de celui de la ville, qui détermine l’évolution des personnages. Puis, avec le retour au bungalow, les 12 chapitres suivants (122 pages) s’allongent à nouveau, pour reproduire la longue attente qui s’installe alors.   

S’étant ouvert sur la mort du cheval, annonciatrice déjà, le roman se ferme sur la mort de la mère, qui va permettre le départ des enfants.

Une problématique de lecture : "Entre rêves et réalités, un roman d'apprentissage ?"

 

Nous observerons les relations que le roman établit entre les rêves – les désirs et les espoirs – des individus et les réalités sociales, porteuses de normes et de contraintes. Cela revient à s’interroger sur l’influence que la société exerce sur ces rêves eux-mêmes, en les faisant naître ou en les empêchant, par exemple rêve de richesse, rêve d’amour …  Comment agit-elle aussi sur la conscience des personnages, par les modèles, parfois opposés, qu’elle propose ? 

Donc quels conflits engendre-t-elle ? S'agit-il de conflits extérieurs, entre moi et autrui, quand les rêves diffèrent, voire s’opposent ?   Ou bien, plus importants encore, de conflits intérieurs, au sein de la personne elle-même, déchirée entre des aspirations diverses ? 

Tout cela amènera à questionner le lien possible entre ce roman et une  catégorie spécifique, celle du roman d’apprentissage. Ce genre littéraire, pratiqué notamment au XIX° siècle par Stendhal, Balzac ou Maupassant, s’attache à montrer la progression d’un héros, initié par les épreuves qu’il traverse. Il est censé perdre sa naïveté, mieux comprendre sa société de façon à y réussir. Est-ce le cas pour l’héroïne, Suzanne ?

Chronologie

 La chronologie du roman

La temporalité dans le premier chapitre

 

En apparence, dès la fin de l’incipit le récit progresse de façon linéaire, du retour de Joseph (p. 14), à « cinq heures », à la nuit.  Mais cette linéarité est sans cesse interrompue, brisée par des retours en arrière, ou analepses, procédé traditionnel dans les romans pour expliquer, par exemple ici le passé de la mère ;  inversement des anticipations, ou prolepses, soit annoncent une réalité future (Joseph ira à la chasse, la mère fera ses comptes, ils iront à Ram…), soit permettent de plonger dans la dimension du rêve : Suzanne  rêve de départ : « Le jour viendrait où une automobile s'arrêterait enfin devant le bungalow »,  espère Suzanne, en élaborant ce rêve, sans trop y croire. De même, Joseph semble ne rester au bungalow que parce que la musique lui apporte une part d'évasion : « Quinze jours sans phono et je fous le camp d'ici. », déclare-t-il.

L'Indochine : affiche de l'exposition de 1889

L'Indochine : affiche de l'exposition de 1889

Dans l'ensemble du roman

 

Une seule date figure dans le roman, 1899 : la mère était encore institutrice en France et rêvait du monde colonial. 

Pour le reste, on observe surtout des durées : à Ram, le lendemain de la mort du cheval, le phono un mois après… On note la fréquence du chiffre 8, qui fonctionne de façon magique, image d’un infini qui ouvre l’espoir :  Joseph disparaît pendant 8 jours à la ville, M. Jo avait 8 jours pour parler de Suzanne à son père, l’aventure de Suzanne avec Agosti dure 8 jours, juste assez pour lui donner la force de partir… 

Enfin, quand il s’agit de Suzanne, le temps est beaucoup plus flou. On sait que la scène de la « salle de bain » (un jour avant le cadeau du phono) se reproduit tous les jours, mais pendant combien de temps ? On sait que Joseph parle à M. Jo « peu après » le cadeau du phono, mais quand ? Après le départ de M. Jo, « Il y avait un mois qu’elle attendait de pouvoir impunément relever sa robe et se tremper les jambes dans la mare ». Mais à quand remonte ce mois ? Au phono ?  M. Jo, lors de sa conversation avec Joseph déclare « Depuis quinze jours, je faisais un peu ce que j’aime faire…  », mais à quoi renvoie cette durée ?  

Tout se passe comme si la mémoire, tout en restituant les faits, se refusait inconsciemment à les inscrire dans une réalité temporelle.

Lieux

 Le cadre spatial

Les lieux dans la première partie du roman

 

Le monde des hommes est constamment menacé par les éléments naturels.

Les rizières

La mer d’abord, omniprésente sans être vue dans le roman avec l’échec des « barrages » et la stérilité de la « plaine », est signe de misère et de mort. Le sel fait avorter la vie et empêche les récoltes : « La plaine était  étroite et la mer ne reculerait pas  avant des siècles, contrairement à ce qu’espérait toujours la mère. Chaque année, la marée qui montait  plus ou moins loin brûlait  en tout cas une partie des récoltes et, son mal fait, se retirait. » Et les enfants meurent en grand nombre… 

Les rizières

La forêt

Par opposition, la forêt, au-delà  de sa monstruosité, est une sorte de paradis préhistorique, loin de la civilisation humaine. À chaque fois qu’il y a passage dans la forêt, c’est un temps de bonheur : la chasse pour Joseph, Suzanne et Joseph après la rupture avec M. Jo, ou, à la fin du roman, Suzanne avec Jean Agosti. 

La forêt

Les lianes et les orchidées, en un envahissement monstrueux, surnaturel, enserraient toute la forêt et en faisaient une masse compacte aussi inviolable et étouffante qu’une profondeur marine. Des lianes de plusieurs centaines de mètres de lon amarraient les arbres entre eux, et à leurs cimes, dans l’épanouissement le plus libre qui se puisse imaginer, d’immenses « bassins » d’orchidées, face au ciel, éjectaient de somptueuses floraisons dont on n’apercevait que les bords parfois. 

M. Duras, Un Barrage contre le Pacifique

Entre ces deux lieux, il y a le rac, torrent qui descend de la montagne, à la fois effrayant  (on y jette ce qui doit pourrir), et attirant, par sa fraîcheur qui invite aux bains.   

Le monde colonial est illustré par la cantine à Ram : là se concentrent les rapports sociaux, se côtoient les coloniaux, présentés dans la description qui ouvre le deuxième chapitre. Il représente la « vraie vie », la vie des autres dont la famille se sent séparée

Cependant elle lui reste reliée par la piste, lieu intermédiaire, symbolique du système colonial qui l’a bâtie.  Y ont travaillé « seize heures par jour » des bagnards « enchaînés les uns aux autres, quatre par quatre, en rangs serrés », et par des « enrôlés » indigènes, durement traités. Celle-ci représente donc l’horreur de l’exploitation humaine, mais, à l'inverse, elle permet aussi d’aller se distraire.   

La piste est à la fois lieu de mort (pour la construire) et lieu d’espoir : elle peut, comme l’espère Suzanne, apporter un candidat potentiel au mariage. Mais les voitures passent le plus souvent sans s’arrêter…

Enfin il y a le bungalow, relié au monde par un pont, lieu de la famille : autour de la table, le jardin, le salon…, le hangar où Joseph répare incessamment la voiture. Mais on a l’impression que tout le bungalow s’organise autour de la salle de bain, le lieu de Suzanne, dont la porte fermée /entrouverte se trouve au fond, au centre de la maison.     

Le bungalow

Le bungalow

On note le contraste entre cette maison à la porte ouverte, où la mère accueille des enfants, avec des vérandas d’où l’on peut voir de tous les côtés, et une pièce close, la salle de bain : ce lieu va devenir le lieu de la prostitution. 

Les lieux dans la seconde partie du roman

 

La « ville blanche », le Haut Quartier, représente le lieu des rapports sociaux, donc des discriminations sociales, montrées par la structure géométrique de la ville, longuement dépeinte au début de la seconde partie. C’est le lieu de toutes les injustices, qui marque la rupture avec le cadre habituel de la famille : la mère y est perdue, semblable à « une sorte de vielle putain qui s’ignorait, perdue dans la ville », Suzanne aussi s’y perd. Elle se sent mal à l’aise car elle prend conscience de sa différence, révélée pleinement lors de sa promenade, dans le troisième chapitre.

Saïgon à l'époque coloniale : la rue d'Adran

Saïgon, rue d'Adran

L’Hôtel Central, dépeint à la fin du premier chapitre, est à l’intersection des deux mondes, lieu de passage et d’attente, pour la famille, attente de la vente du diamant, puis du retour du Joseph, comme ces femmes qui y attendent le client.                  

Heureusement, il existe un monde « en dehors » des hommes, de la civilisation, de l’ordre colonial, le cinéma, lieu de refuge, « oasis » qui abrite des regards des autres. C’est donc un lieu égalitaire grâce à sa « nuit démocratique ». Il représente un paradis, à l’image du nom du cinéma où travaillait la mère, « Eden Cinéma », mais artificiel. C’est aussi le lieu du désir. Pour la mère le désir est resté inassouvi, inaccompli : en dix ans, elle n’a jamais pu voir un film, sauf une fois, en cachette ; pour Suzanne, le cinéma suscite le désir, en le préparant : « avant de faire l’amour vraiment, on le fait d’abord au cinéma », lui explique Carmen, qui lui donne de l’argent pour qu’elle puisse y aller. C’est le lieu idéal pour rencontrer des hommes : « elle était plus sûre encore que c’était  dans les cinéma qu’on les rencontrait, dans l’obscurité féconde du cinéma. » Enfin pour Joseph, le cinéma dépasse le stade du désir rêvé, c’est un lieu de « chasse », et là où il va rencontrer Lina : « Je m’étais dit, je vais aller au cinéma pour chercher une femme » commence le long récit qu’il fait à Suzanne de cette rencontre, « la plus extraordinaire de [s]a vie. » 

La Morris Léon-Bollée années 20-30 : extrait d'une publicité

Lorsque la nuit fut venue, l’auto glissait toujours dans la ville et tout d’un coup la ville s’éclaira pour devenir alors un chaos de surfaces brillantes et sombres, parmi lesquelles on s’enfonçait sans mal, et le chaos chaque fois se défaisait autour de l’auto et se reformait seulement derrière elle. C’était une solution en soi que cette auto, les choses prenaient leur sens à mesure qu’elle avançait en elles, c’était aussi le cinéma. 

M. Duras, Un Barrage contre le Pacifique

Enfin n’oublions pas les automobiles, les limousines  noires, lieux clos, isolées du monde, qui appartiennent au monde de la ville : « Pour Suzanne comme pour Joseph, aller chaque soir au cinéma, c’était, avec la circulation en automobile, une des formes que pouvait prendre le bonheur humain. » Elles sont porteuses de rêves, de désirs, apportant l’oubli des difficultés, telle une petite bulle magique qui traverse le monde.  

La Morris Léon Bollée, extrait d'une publicité
Société

 La société : son image dans Un Barrage contre le Pacifique

En 1950, année de sa parution, le roman se lisait dans le malaise qu’entraînait la guerre d’Indochine, même si l’intrigue se déroule vers 1925-30.

À cette époque-là, le système colonial est encore bien en place et le roman peut apparaître comme un témoignage sur la vie de cette colonie française, la Cochinchine.  

C’était la grande époque. Des centaines de milliers de travailleurs indigènes saignaient les arbres des cent mille hectares de terres rouges, se saignaient à ouvrir les arbres des cent mille hectares de terres  qui par hasard s’appelaient déjà rouges avant d’être la possession des quelques centaines de planteurs blancs aux colossales fortunes. Le latex coulait. Le sang aussi. Mais le latex seul était précieux, recueilli, et, recueilli, payait. Le sang se perdait. On évitait encore d’imaginer qu’il s’en trouverait un grand nombre pour venir un jour en demander le prix.

M. Duras, Un Barrage contre le Pacifique

Le monde colonial

 

Il s’agit d’une société inégalitaire, fortement hiérarchisée, comme le montre la structure de la « ville » qui sépare Blancs et indigènes, riches et pauvres. Les limites du « haut quartier » sont bien marquées. C’est un lieu clos où une personne non conforme à la règle ne peut s’insérer : « Elle ne savait pas qu’un ordre rigoureux y règne et que les catégories de ses habitants y sont tellement différenciées qu’on est perdu si l’on n’arrive pas à se  retrouver dans l’une d’elles. » 

Bande-annonce du film de Rithy Panh, 2008

Les « costumes blancs » des Blancs riches accentuent aussi la différence avec les autres, et donnent un air de noblesse à ces « quelques centaines » de familles : « Il n’était pas donné à tout le monde de marcher dans ces rues, sur ces trottoirs, parmi ces seigneurs et ces enfants de rois. » Mais la belle image des Blancs est démentie par la façon dont ils fondent leur fortune sur l’exploitation des autres et la corruption. Par exemple, le père de M. Jo, un « très riche spéculateur », s’enrichit en louant des « compartiments » malsains, et sur la ruine des planteurs, sans oublier la construction de la piste.

Une "ville blanche" : Haïphong, la Chambre de Commerce

La socité financière française et coloniale

L’administration, pour sa part, est montrée comme pourrie : les agents du cadastre distribuent des concessions incultivables, ils exigent des pots-de-vin et une quote-part de l’argent gagné par ceux qui trafiquent. Les banques, elles, cautionnent l’ensemble du système. En fait, la ville entière est sous le signe de la prostitution, que ce soit l’Hôtel Central, le port ou la ville haute, qualifiée de « bordel magique où la race blanche pouvait se donner, dans une paix sans mélange, le spectacle sacré de sa propre présence. »

Ainsi, tout le système social se définit par l’idée de prostitution et, parallèlement, de tromperie : Monsieur Jo sait très bien qu’un « crapaud » entache son diamant ; la proposition de Barner à Suzanne est un quasi-achat, et Pierre, le mari de Lina, « vend », pour ainsi dire, sa femme.

La société financière française et coloniale, son siège à Saïgon

Les réactions face au système colonial

Le travail dans les rizières

Le peuple indigène vit dans la misère, les enfants meurent de faim. Même fuir le monde de Blancs, et se réfugier dans la forêt ne seront pas une solution : ils y mourront tout autant de faim : « Il en mourait tellement dans ces villages infestés de paludisme que la mère avait renoncé à y aller, depuis au moins deux ans. » Le pire est que cet écrasement conduit même à trahir les siens en se rangeant du côté des Blancs : c’est le cas de la milice indigène qui surveille la construction de la piste.

Le travail dans les rizières

Certains « petits Blancs » choisissent, eux, d’utiliser le système à leur profit, tels le Père Bart ou Agosti, qui vivent en partie de la contrebande du pernod. Carmen aussi trouve son compte dans la prostitution, puisqu’elle a échappé aux contraintes pour devenir, à son tour, « fournisseuse » et qu’elle peut à présent choisir les hommes avec qui elle ira. Elle maîtrise ainsi le système et en profite au lieu d’en être l’esclave, en cultivant son « indépendance forcenée ». 

La mère dans le film de RithyPanh

La Mère, elle, résiste, parce qu’elle ne peut renoncer à l’illusion coloniale. Même après l’échec des barrages – projet absurde en soi -, elle continue de se battre, de croire en l’impossible victoire contre tout un système, de « faire ses comptes de cinglée », comme le dit Joseph.

Cependant, tout en étant sûre de son droit, elle aussi fait partie de ce même système, sans vraiment se l’avouer. Elle accepte le diamant, symbole de la prostitution de Suzanne, les propositions de Barner, et elle-même est assimilée à une prostituée, mais vaincue : « une sorte de vieille putain qui s’ignorait ». Cependant à la fin du roman, elle devient lucide, tout semble enfin s’éclairer, d’où l’ironie de son visage quand elle est morte, « [p]eut-être aussi la dérision de tout ce à quoi elle avait cru, du sérieux qu’elle avait mis à entreprendre toutes ses folies. » : la lucidité est donc la prise de conscience d’un tragique inéluctable.  

La mère, dans le film de Rithy Panh

Mais ce sont surtout Joseph, puis Suzanne qui, à partir d’un seuil de désillusion, font preuve d’une lucidité qui se manifeste par le fou-rire comme lors de la première soirée à Ram, ou, pour Suzanne, après le séjour à la ville. Cette lucidité conduit à considérer l’argent comme une chose à se procurer à tout prix : pour Suzanne, M. Jo est fait pour en « extraire » de l’argent, pour prendre une revanche sur la misère.    

De M. Jo, on avait pu soutirer cette bague et maintenant elle était là, quelque part dans la maison et aucune force au monde ne pourrait plus l’en faire sortir. Ce soit-là avait tardé à venir mais ça y était, il était arrivé. Depuis des années que les projets échouaient les uns après les autres ce n’était pas trop tôt. Leur première réussite. Non pas une chance mais une réussite. Car depuis des années qu’ils attendaient, ils avaient bien gagné, rien qu’à attendre, cette bague-là.

M. Duras, Un Barrage contre le Pacifique

Mais Marguerite Duras pressent déjà la révolte, telle celle de Joseph renvoyant l’agent du cadastre (on retrouve l’idée d’éclat de rire), et incitant les paysans de la forêt à se révolter à leur tour, avec les fusils qu’il leur laisse.   

Le ton critique de l’auteur qui condamne ce système colonial est perceptible notamment à travers l’ironie ou à travers les images et la violence du ton, par exemple le « sang » mis en parallèle avec le « latex », ou le discours de Joseph aux paysans. En face de ce système, elle pose un autre système d’échanges possible, fondé sur le don, la générosité. Il est représenté à plusieurs reprises, dans la forêt, quand Joseph et Suzanne reçoivent de la  nourriture des plus pauvres, par Lina, qui achète le diamant à Joseph, puis le lui rend, avec Carmen qui s’offre généreusement et aide avec une réelle gentillesse, ou même la mère, qui recueille chez elle les enfants de la plaine.                          

Personnages

 Les personnages dans Un Barrage contre le Pacifique

L'Eden Cinéma, mise en scène de J. Champagne :

une reprise des personnages d'Un Barrage 

L'importance du corps

Suzanne et Monsieur Jp : film de Rithy Panh

Suzanne et M. Jo, film de Rithy Panh

Plusieurs scènes dans le roman mettent en évidence l’importance du corps, avec une érotisation de certaines parties (les pieds, les seins), admise parfaitement par les personnages : la scène de la salle de bain, avec M. Jo, Carmen et ses jambes, « miraculeusement belles », le bain dans la piscine où Barner emmène Suzanne, ou encore Agosti rendant hommage au corps de celle-ci.           

Cela est associé à un thème connexe : la virginité. Face aux demandes de M. Jo, alors que Suzanne est dans la salle de bain, comme face à celle de Barner , qui recherche une jeune fille vierge, plus facile à « façonner », Suzanne refuse, malgré les conseils de Carmen. Elle refuse ainsi de dissocier ce qui relève du corps de ce qui relève de l’esprit. Quand elle tentera cette dissociation, en revêtant la « robe bleue […], robe de  putain », dans l’espoir qu’une voiture s’arrêtera pour l’emmener loin du bungalow, cela ne marchera pas. Il ne lui restera alors qu’une seule solution : se débarrasser de cette importance accordée au corps en perdant, par un choix délibéré, sa virginité, avec Agosti.

Ajoutons à cela l’importance des sensations qui, pour chaque personnage, contribuent à susciter, ou à renforcer, le désir

Dolores del Rio, dans Ramona, 1928

La musique , avec le morceau favori de Joseph et Suzanne, Ramona, associée à la danse, revient comme un leitmotiv, toujours mise en parallèle avec le désir. Le fils Agosti donne à Suzanne son premier baiser immédiatement après que  le pick-up, à la cantine, a joué Ramona, c’est aussi le disque « le plus précieux » qui sera joué sur le phono offert par Monsieur Jo après son départ, le morceau sert aussi d’amorce au désir de Joseph pour Lina, et de prélude à l’union de Suzanne avec le fils Agosti : « Alors qu’il l’embrassait, l’air de Ramona lui revint, chanté par le pick-up du père Bart, à l’ombre des pilotis de la cantine, avec la mer à côté qui couvrait la chanson, l’éternisait. Elle fut, dès lors, entre ses mains,à flot avec le monde et le laissa faire comme il voulait, comme il fallait. » 

Le regard, pour sa part, semble se matérialiser : il touche de façon concrète. Mais de ce fait, il crée une ambiguïté. Être vue, pour Suzanne, signifie accéder à l’existence. Mais, si ce regard ne suscite pas l’amour, être vue devient être niée et le regard se fait alors menace : c’est ainsi que le ressent Suzanne pendant sa promenade dans le haut quartier. 

Enfin on notera la sensation de l’eau sur la peau, qui se charge d’une double valeur symbolique, opposée. Elle représente une menace: chargée d’une force érotique, elle fait peur. C’est dans le rac qu’on jette ce qui est impur, ce qui est pourri : Joseph veut y jeter le diamant, Suzanne y jette la robe bleue. Mais, inversement, elle symbolise la liberté et la pureté : après le départ de M. Jo, c’est ce rôle qu’elle joue pour Suzanne.

L'exploitation

 

Dès le deuxième chapitre, un objet prend une place essentielle, le diamant, chargé d’une valeur symbolique double. Pierre traditionnellement associée aux fiançailles, il symbolise l’amour avec sa promesse d’éternité ; mais pierre précieuse coûteuse, il symbolise aussi la richesse. Ainsi, autour de ce diamant s’organise tout le réseau des personnages dans une relation qui oppose richesse et pauvreté et en fonction de leur réaction face au diamant. Le garder, c’est accepter qu’il soit gage d’amour sincère ; le vendre, c’est le ramener à sa stricte valeur marchande. Mais, dans ce second cas, la bague, offerte à Suzanne par M. Jo dans l’espoir de posséder la jeune fille, devient un symbole de prostitution, signifié par le « crapaud », l’impureté qui l’entache. 

Pour M. Duras, le fonctionnement social est, en effet, vu comme une prostitution généralisée : tout le monde se vend, des plus pauvres aux plus riches. Le cas extrême se produit lors de la construction de la piste : les femmes indigènes vendent leur corps aux miliciens contre de la nourriture. 

Dans ce gigantesque marché qu’est le système colonial, nul ne peut échapper à l’emprise de l’argent : la mère a vendu sa propre existence pour acheter la concession qui devait la faire vivre avec ses enfants, et les agents cadastraux l’ont délibérément trompée. Elle ne peut, dans sa dernière lettre, que crier son impuissance et sa haine.

Cet argent, je vous l'ai porté un matin, il y  a sept ans, dans une enveloppe, je vous l'ai porté pieusement. C'était tout ce que j'avais. Je vous ai donné tout ce que j'avais ce matin-là, tout, comme si je vous apportais mon propre corps en sacrifice, comme si de mon corps sacrifié il allait fleurir tout un avenir de bonheur pour mes enfants. Et cet argent, vous l'avez pris. Vous avez pris l'enveloppe contenant toutes mes économies, tout mon espoir, ma raison de vivre, ma patience de qujinze ans, vous l'avez prise d'un air naturel et je suis repartie, heureuse.

M. Duras, Un Barrage contre le Pacifique

Mais l’amour révèle aussi des rapports fondés sur la supériorité ou l’infériorité sociale : Suzanne aussi est comme « à vendre », et sa mère en est consciente : « Faut être dans notre situation pour qu’une mère donne sa fille à un homme pareil. » 

Une fois Suzanne mariée, M. Jo lui donnerait de quoi reconstruire ses barrages (qu’elle prévoyait deux fois plus importants que les autres et étayés par des poutres de ciment), terminer le bungalow, changer la toiture, acheter une autre auto, faire arranger les dents de Joseph. Maintenant elle trouvait que Suzanne était responsable du retard apporté à ses projets. Ce mariage était nécessaire, disait-elle. Il était même leur seule chance de sortir de la plaine. S’il ne se faisait pas, ce serait un échec de plus, au même titre que les barrages.

M. Duras, Un Barrage contre le Pacifique

La bague, en effet, n’appartient pas vraiment à Suzanne, mais à sa famille, et, comme elle venait de la mère de M. Jo, elle souligne le contraste entre les deux familles : le diamant symbolise l’opposition entre richesse et pauvreté, entre force des puissants et faiblesse des opprimés. 

L’amour n’est donc plus qu’un échange dépourvu de sentiment, et même de désir sincère : seul subsiste un « désir rémunérateur ». L’argent finit par pervertir toute relation amoureuse :  Lina a acheté le diamant à Joseph 20 000 francs, mais elle le lui rend, comme pour effacer l’achat et rétablir une vérité des sentiments. 

Agosti, pour sa part, ne peut être aimé de façon pure car lui aussi va être mêlé à la vente du diamant , et n’est-ce pas finalement parce qu’il a vendu le diamant « mille de plus » qu’il va pouvoir dénuder Suzanne, puis lui faire l’amour.  

Mais, parallèlement, l’argent est nié, car l’accepter signifie admettre sa propre faiblesse et la prostitution en général. Finalement Suzanne est plutôt soulagée que sa mère la frappe et lui reprenne la bague : cela lui rend sa propreté, en quelque sorte ; de même Joseph préfère rendre la bague à la mère plutôt que la garder ; même la mère est comme accablée de retrouver le diamant : « Écrasée, elle regardait le diamant sans le prendre », parce qu’il va falloir à nouveau chercher à le vendre : « j’ai plus la force de recommencer encore une fois. »

Les rêves de la mère, dans le film de Rithy Panh

Les rêves de la mère,  jouée pas Isabelle Huppert dans le film de Rithy Panh

Vers un amour absolu

 

Dès le début du roman, les personnages  sont en quête d’amour : Suzanne guette la voiture qui passera,  Joseph le gibier,  puis la femme aux cigarettes de luxe, M. Jo une jeune fille vierge qui puisse l’aimer…

De même la mère est animée par le désir de faire pousser quelque chose dans ses rizières, d’apporter à ses enfants un bonheur, mais est détruite par la conscience de ne pas y arriver. Elle entretient une relation ambivalente avec ses enfants, partagée entre amour et haine.

Le couple Joseph-Suzanne occupe une place privilégié dans le roman, très ambiguë. Il y a sans cesse, chez Suzanne, un lien établi entre le désir amoureux en général, et Joseph, le désir impossible. Ainsi la demande de M. Jo de la voir nue dans la salle de bain la ramène à son frère ; c’est d’ailleurs lui qui exigera la rupture. De même, à la sortie du cinéma  c’est Joseph qu’elle cherche ;  et à nouveau c’est à Joseph qu’elle compare Barner pour ridiculiser celui-ci. Joseph apparaît donc comme le seul amour absolu. Suzanne devra surmonter cela pour se libérer : mettre la robe bleue, celle que Joseph appelle sa « robe de putain », c’est transgresser l’ordre de Joseph, donc lui échapper, ce qui permet la relation sexuelle avec Agosti.  

La danse de Joseph et Suzanne à Ram : film de René Clément, 1957

La danse de Joseph et Suzanne, film de René Clément

De même, Joseph devra nier la Mère et Suzanne pour s’échapper : « J’ai pensé à toi, à elle, et je me suis dit que c’était  fini, de toi et d’elle ». Je ne pourrais plus jamais devenir un enfant, même si elle meurt, je me suis dit, même si elle meurt, je m’en irai. », « Tant qu’il saurait la mère vivante il ne pourrait d’ailleurs rien faire de bon dans la vie, rien entreprendre. »

L’amour absolu est une sorte de triangle à briser, ce que fera Suzanne avec Agosti : elle gagnera ainsi sa liberté, symbolisée par l’ananas coupé.  Mais le départ se fait à nouveau à trois, Joseph, Suzanne, et celle que la narratrice nomme « la femme », comme si elle était un substitut de celle qu’elle nommait « la mère ». Lina, femme plus âgée, hérite, en effet, d’un amant qui sera aussi comme un fils même s’il joue le rôle du mari, prenant les décisions et se faisant obéir. 

Pour Suzanne, l’absolu reste donc encore à trouver : il est dans « l’ailleurs », dans le fait même de partir, donc de quitter les lieux de l’enfance. 

Incipit

Les pages indiquées sont celles de l'édition Folio.

Pour  lire le texte étudié

Première partie : L'incipit (pp. 13-14, de "Il leur avait semblé..." à  "... mauvaises idées.")

INTRODUCTION

 

Paru en 1950, durant la guerre d'Indochine, le roman de M. Duras, Un barrage contre le Pacifique, a pu apparaître comme un témoignage sur la vie coloniale dans les années trente. Mais c'est surtout une fiction, fondée sur un travail de mémoire : Duras reconstruit la vie tragique de "la mère", ses multiples échecs expliquant les révoltes, les désirs et les rêves de ses deux enfants, Joseph et Suzanne.

Ce passage est l'incipit, ouverture du roman qui, traditionnellement, doit en présenter le cadre et les personnages, tout en donnant au lecteur le désir de poursuivre sa lecture. Ce texte remplit-il les fonctions d'un incipit traditionnel ?​

 

La présentation des lieux met en place une opposition.

        D’un côté, il y a ce « coin de plaine », terme employé deux fois, qui, déjà, réduit l’espace. Sans précision géographique, il se charge d’une valeur symbolique. C’est un lieu stérile, « saturé de sel », « un désert où rien ne pousse ». Il est immédiatement  mis en relation avec le mode de vie qu’il génère, par le parallélisme lexical entre « saturé de sel » et « saturé d’ennui et d’amertume », puis par le prolongement : « leur coin de plaine, dans la solitude et la stérilité ». Ce lieu n’offre donc, comme promesse, que la mort, des végétaux mais aussi une mort psychique des habitants.

LA FONCTION D'INFORMATION 

La plaine "saturé[e] de sel"

La plaine, dans "Un Barrage contre le Pacifique"

        Par opposition à ce lieu, il y a le « monde extérieur », l’« ailleurs », ici représenté par « Ram »  - qui désigne en fait Réam, petite ville du Cambodge, proche de l’endroit où ont vécu, pendant un temps, Marguerite Duras et sa famille. C’est, à l’inverse, le lieu de toutes les promesses, notamment celle du gain, avec l’espoir « d’en extraire quelque chose de ce monde », repris par « d’en extraire quelque chose qui n’avait pas été à eux jusque là, et de l’amener jusqu’à leur coin de plaine », puis encore une fois, par « faire sortir quelque chose ». Parallèlement, Ram offre, par son animation, un divertissement : y aller, c’est « essayer de se consoler en voyant du monde », donc il représente le seul  remède à la solitude.

Cet incipit nous présente aussi les personnages, d’abord comme un bloc uni, ce que montre, dès la première phrase, ce verbe à la forme impersonnelle, "il leur avait semblé à tous les trois...", qui les réunit dans une même conscience. Les personnages sont ainsi regroupés par le choix des pronoms, « ils », « eux », « on ». Ils constituent ainsi un triangle, le chiffre « trois » étant plusieurs fois répété. Ils partagent, en effet, le même isolement, les mêmes rêves, les mêmes espoirs d'un gain pour échapper à la misère qui les entoure : la formule « une bonne idée » est répétée trois fois dans le premier paragraphe, et, implicitement, l’idée d’un profit financier est suggérée à travers ce « quelque chose » attendu du « travail » du cheval.

Cependant, dans ce bloc, nous distinguons les individus. Le premier nommé est Joseph : Il semble privilégié, à travers ce qui relève du luxe, "payer les cigarettes".  Puis, est mentionnée "la mère" avec cet article défini au lieu de l’adjectif possessif attendu, qui supprime toute idée d'amour. Le lecteur suppose alors que le troisième personnage, non nommé, est le narrateur – le père de famille, un autre enfant ? – , inclus dans les pronoms « on » et « ils ». Il s'agit donc d'un narrateur interne, à travers les yeux duquel le lecteur découvrira l’histoire, dont, par conséquent, le récit ne pourra pas être considéré comme objectif.

Enfin, introduit dans la première phrase, le cheval est présenté comme un personnage à part entière, avec le démonstratif, « ce cheval ». Mais lui aussi prend une valeur symbolique par sa vieillesse, associée à sa personnification : « trop vieux, bien plus vieux que la mère [...], un vieillard centenaire ». Source des espoirs de la famille, lui aussi sera cause d'un échec, à cause de sa mort, brutalement posée en fin de phrase : « le travail qu’on lui demandait […] était bien au-dessus de ses forces depuis longtemps, puis il creva. »

Marguerite Duras, incipit d'"Un Barrage ontre le Pacifique"

"Le cheval était trop vieux"

Ainsi, les informations fournies dans l'incipit sont réalistes.  Mais, par les répétitions, ce réalisme est grossi, accentué, prenant une dimension tragique

 

Nous observons, dans ce récit, une succession temporelle originale, fondée sur  trois étapes.

        Le choix du plus-que-parfait, « il leur avait semblé », dans la première phrase, crée un recul dans le passé, tout en nous faisant entrer immédiatement dans l’action, dont l’objet nous est désigné par le démonstratif, « ce cheval ». Mais ce plus-que-parfait, qui marque l’achevé, inscrit d’emblée le récit dans une forme d’échec des espoirs exprimés ensuite : « ça […] devait servir […] à payer les cigarettes », « on pouvait encore ».

        Le temps du récit n’intervient qu’à partir du deuxième paragraphe, le passé simple, pour une action unique, ponctuelle. Ainsi, se trouve soulignée la brutalité de l’échec, dans une phrase brève, « Cela dura huit  jours », à laquelle fait écho la brièveté de l’annonce de la mort du cheval : « il essaya […], puis il creva ».

        Enfin, le récit  introduit une prolepse, qui nous projette vers le futur : « Ils décidèrent le soir même qu’ils iraient tous les trois à Ram le lendemain ».

        Une rupture est alors marquée, mise en valeur par l’emploi du présent, dans un bref paragraphe, ouvert par  la conjonction de coordination « Et », en tête de phrase, qui en fait la conséquence de ce qui précède : « Et c’est le lendemain à Ram qu’ils devaient faire la rencontre qui allait changer leur vie à jamais. » Cette annonce crée un effet de suspens, en ouvrant devant le lecteur un horizon d’attente. L’emploi du présent renvoie aussi au temps de l’écriture, comme dans un récit autobiographique, donnant l’impression que le narrateur, par son travail de mémoire, reconstruit le cours de sa vie.

LA FONCTION DE SÉDUCTION 

L’incipit met aussi en place ce qui se révélera, au cours de la lecture, être les thèmes principaux du roman.

Un Barrage contre le Pacifique : espoirs et rêves

Les espoirs et les rêves, film de Rithy Panh, 2008

Le mot « idée » est employé à huit reprises, tantôt au singulier, tantôt au pluriel, d’abord dans l’expression « une bonne idée », c’est-à-dire une source d’espoir, quelque minime qu'il soit. Ici, les "idées" sont des rêves de profit, évoqués par les verbes "extraire", "faire sortir". Ils rattachent les rêves à un monde primitif, où la terre procure ses bienfaits, agriculture, pêche, minerai, où l’essentiel est d’abord de survivre, « même si c’était misérable ». Les rêves sont comme reconstitués à la fin du premier paragraphe par la généralisation qui semble résumer la réflexion de la famille au discours indirect libre, avec une syntaxe familière : « C’était ça les transports : même d’un désert où rien ne pousse, on pouvait encore faire sortir quelque chose […] » Le pluriel, « les transports », amplifie aussi l’espoir, en changeant le moyen de transport, misérable, un seul cheval, « déjà trop vieux », en un ambitieux commerce à l’usage de voyageurs, de « ceux qui vivent ailleurs ».

Mais, avant même que le résultat soit connu, l’important n’est pas tant que l’idée soit « bonne », mais déjà d’avoir la force de formuler encore une idée, donc de se projeter dans l’avenir : « D’abord, c’était une idée, ça prouvait qu’ils pouvaient encore avoir des idées. » L’adverbe « encore » laisse supposer  que cette famille a déjà dû connaître bien des échecs de ses « idées ».

Le dernier paragraphe du passage, après l’annonce du changement radical dans leur vie, reprend longuement cette notion, en la généralisant à nouveau par le pluriel, « des chevaux moribonds ». L’explication, dupliquée et introduite par l’anaphore familière « Comme quoi », sonne, avec l’emploi du présent de vérité générale, comme une réflexion philosophique : « Comme quoi une idée est toujours une bonne idée, du moment qu’elle fait faire quelque chose, même si tout est entrepris de travers », « Comme quoi une idée de ce genre est toujours une bonne idée, même si tout échoue lamentablement ». Nous comprenons que ce n’est donc pas le résultat qui compte, mais le simple fait d’agir, de « faire quelque chose », parce que l’action est créatrice d’une attente : « il arrive au moins qu’on finisse par devenir impatient ». Dans le cadre sinistre que le début du roman a mis en place, après la mort du cheval qui a rendu les personnages « dégoûtés, si dégoûtés », ressort toute l’importance du seul fait d’avoir « une idée », c’est-à-dire de ne pas se résigner aux pesanteurs du réel, car c’est, tout simplement, affirmer le désir d’exister.

CONCLUSION

 

Dans cet incipit, la fonction de séduction ressort plus que celle d’information : nous n’apprenons pas grand-chose de précis sur les lieux, sur l’époque, sur les personnages.

De ce fait, le lecteur est amené à formuler des hypothèses, déjà à partir de l’existence du troisième personnage, qui semble se confondre avec un/e narrateur/trice, dans ce cas interne. Il s’agirait alors d’un récit autobiographique, ce que pourrait confirmer le style adopté, proche de l’oralité par les répétitions, le lexique et la syntaxe souvent familiers, de même que le brouillage temporel. Mais pas de « je » ni de « nous »…, ce qui crée une étrange distance, une sorte de mystère.

Cet incipit joue également sur des oppositions. D’une part, la famille, le clan uni par « tous les trois », s’oppose au monde extérieur, qui paraît lointain et très différent : quelle influence exerce-t-il ? D’autre part, la notion d’échec s’oppose à la « bonne idée », qui traduit la persistance du rêve : comment alors évolueront les personnages face à la réalité, qui ne sera, sans doute, pas toujours conforme aux rêves ?

Suzanne nue

Première partie : Être vue nue (pp. 72-74, d' "Ouvrez-moi..." à  "... la déveine.")

Pour  lire le texte étudié

INTRODUCTION

 

Paru en 1950, durant la guerre d'Indochine, le roman de M. Duras, Un barrage contre le Pacifique, a pu apparaître comme un témoignage sur la vie coloniale dans les années trente. Mais c'est surtout une fiction, fondée sur un travail de mémoire : Duras reconstruit la vie tragique de "la mère", ses multiples échecs expliquant les révoltes, les désirs et les rêves de ses deux enfants, Joseph et Suzanne.

Après un premier chapitre d'introduction, le deuxième chapitre raconte la rencontre, à la cantine de Ram, entre la famille, la Mère, Joseph et Suzanne, et un riche "planteur du Nord", très intéressé par la jeune fille. Le troisième chapitre présente le début de leur relation : il offre à Suzanne des cadeaux, mais attend plus d'elle…

Comment M. Duras met-elle en place une scène emblématique du désir ?

Affiche du film de René Clément, "Un Barrage contre le Pacifique",1957

Affiche d'Un Barrage contre le Pacifique, film de René Clément, 1957

 

La demande de M. Jo, voir Suzanne nue, est insistante, avec la récurrence de l'impératif « Ouvrez-moi », qui encadre sa prise de parole, ou la forme de prière, « je vous en supplie ». Elle relève du voyeurisme, mais sa formulation minimise ce regard afin de le rendre inoffensif. Il tente de la rassurer, d’abord par les négations, « Je ne vous toucherai pas, je ne ferai pas un pas », puis par l’antéposition de l’adverbe : « simplement je vous regarderai. » Son importance est aussi réduite en durée par les négations : « rien que le temps de vous voir », encore diminué par « Rien qu’une seconde ». Le ton adopté, « très doucement », ses interpellations « ma petite Suzanne », puis « Ma petite Suzanne chérie », le fait de « soupir[er] », tout est mis en œuvre pour faire croire à un amour sincère.

FONCTION DU REGARD

Mais, en fait, ce regard est bien révélateur du désir sexuel de l'homme, obsédant : « J'ai tellement envie de vous voir ». Suzanne l'a très bien compris, qui généralise : « c'était là l'envie d'un homme ». D'où le rejet direct de la dernière phrase, qui démasque clairement ce désir : « Voilà, et je vous emmerde avec mon corps nu ».

Un Barrage contre le Pacifique : La cabine de bains, film de Rithy Panh

Suzanne dans la cabine de bains, dans le film de Rithy Panh, 2008

Ce regard renvoie Suzanne à son désir de quitter l'enfance pour devenir adulte. Il représente une forme d'accès à l'existence, au sein de cette famille où seule  existe la volonté de la mère pour construire ses barrages, et la force souvent violente de son frère.

       Cela explique sa première réaction, qui cherche à mesurer, à travers le regard d'autrui, sa propre valeur en tant que femme : « aucun homme ne l'avait vue vraiment nue, sauf Joseph [...]. Mais comme ça n'avait jamais cessé de se produire depuis qu'ils étaient tout petits, ça ne pouvait pas compter », avec le choix de ce verbe de mesure.

      Dans un second temps, elle porte son regard sur elle-même, pour tenter de s'évaluer : « Suzanne se regarda bien, des pieds à la tête, regarda longuement ce que M. Jo lui demandait de regarder à son tour. »

      Enfin, troisième étape, le monologue intérieur forme un raisonnement par juxtaposition des arguments : il révèle la puissance du regard d'autrui dans l'accès à une existence autonome. Le premier posé apporte à la fois une sorte d’excuse à la demande formulée : « Il avait très envie de la voir. Quand même c'était là l'envie d'un homme », comme si ce désir soudain la créait en tant que femme. Le deuxième argument relève d’une appréciation, presque une sorte de fierté de son corps de femme : « Elle, elle était là aussi, bonne à être vue ». Ces deux arguments mettent en parallèle les pronoms, « il » et « elle », faisant ainsi apparaître la coïncidence des désirs. Un troisième argument est ajouté, avec la conjonction « Et » en tête de phrase, qui souligne la valeur symbolique de cette scène de dévoilement, une véritable initiation pour Suzanne, qui semble prendre une distance avec elle-même par le choix du pronom démonstratif : « Et aucun homme au monde n’avait encore vu celle qui se tenait là derrière cette porte. » Elle semble s’effacer derrière ce démonstratif : « Ce n’était pas fait pour être caché mais au contraire pour être vu ». Mais la conclusion de la phrase révèle le désir sous-jacent en Suzanne, échapper aux pesanteurs de sa réalité quotidienne et de son isolement, la conjonction « et » marquant, en fait, la conséquence : un corps vu peut « faire son chemin de par le monde », c’est-à-dire accéder à sa liberté. Ce n’est plus tant alors le regard de M. Jo, envers lequel seul le mépris est exprimé, mais celui du « monde », ultime argument comme pour se rassurer : « le monde auquel appartenait quand même celui-là, ce M. Jo. » Comment ne pas penser ici à la conception de Sartre qui pose le regard d’autrui comme constitutif du « moi » ?

Cette scène prend aussi une valeur initiatique, puisque le regard, qui semble autonome vu qu'il « pénètre » dans la pièce, apporte en même temps un nouveau savoir : « que la lumière se fasse enfin sur ce mystère », c’est-à-dire sur ce qui conduit les hommes et les femmes au désir amoureux.

 

Le cadre de cette scène contribue à amplifier sa signification. La « cabine de bains » est une pièce close, isolée du reste de la famille, ce que souligne la récurrence de la mention de la porte. C’est le lieu où le corps se retrouve seul, dans sa nudité. Mais ce corps n'est jamais évoqué par Suzanne dans sa dimension sexuelle, seulement par des formule qui le mettent à distance : « aucun homme ne l’avait vue vraiment nue », elle « regarda longuement ce que M. Jo lui demandait de regarder », « Ce n'était pas fait pour être caché ».

UNE SCÈNE EMBLÉMATIQUE

Cependant, l’insistance de M. Jo sur l’éloignement de la mère et de Joseph, l’intensité de sa supplication et des « pourquoi ? » multipliés, font aussi de la « cabine obscure » le lieu du tabou, de l’interdit. Ouvrir la porte est donc la transgression d’une morale implicite, ce dont la jeune fille est parfaitement consciente : « Suzanne attendait toujours de savoir s’il le fallait ». « Ouvrir la porte de la cabine obscure », c’est bien y faire entrer la « lumière », illustration du dépassement de la morale imposée et de l’accès à sa propre morale, à sa liberté.

Mais la transgression n’est pas si facile à accomplir, ce que révèle l’ambiguïté dans la réaction de Suzanne, qui oscille entre le refus et l’acceptation.

        Dans le dialogue au discours direct, c’est le refus qui est d’abord exprimé, « Je ne veux pas », mais l’adverbe « faiblement » signale la fragilité de ce rejet. Il est cependant réaffirmé avec beaucoup plus de force par le narrateur dans le monologue intérieur qui l’explicite ensuite : « Le refus était sorti d'elle machinalement. Ç'avait été non. D'abord, non, impérieusement. » Ainsi, le désir d'autrui est d'abord perçu comme une menace, contre laquelle se dresse une résistance spontanée.

       Cependant, nous observons une contradiction entre les mots et la réaction révélée par le corps lui-même : « Suzanne s'immobilisa », repris, en tête du paragraphe suivant, par « Immobile, Suzanne attendait ». La scène, brève sans doute, s'inscrit ainsi dans une durée, révélant qu’elle représente un moment fondateur de la personnalité de l'héroïne. Or, si cette immobilité s'explique par la « surprise », elle s'associe aussi à une forme de plaisir, comme si la demande venait combler une attente, celle d'accéder à la vraie vie en découvrant le pouvoir de son corps : « elle se mit à sourire sans répondre ».

C’est donc bien la force de son propre désir qui explique la passivité de l'héroïne, et le raisonnement qui la conduit à céder progressivement : le « faiblement » devient « ce non lentement s'inversait », puis « Suzanne, inerte, emmurée, se laissait faire », pour en arriver à l’acceptation, quand « elle fut sur le point d'ouvrir la porte de la cabine obscure. »

Ainsi la scène fait passer l'héroïne de l'enfance, avec sa morale imposée par « s'il le fallait », à l'âge adulte, celui du choix.

Mais la scène est fondée sur une autre ambiguïté. L'amour, en effet, y est absent : le texte montre une évolution de l'appellation « M. Jo » à « un homme », puis, de façon péjorative, à « celui-là, ce M. Jo ». Pour accéder au monde adulte, il faut donc accepter la dissociation du corps et du  cœur, renoncer aux rêves amoureux que peut avoir une jeune fille.

Le phonographe, "La voix de son maître"

Pire encore, la chute de la scène inscrit l'amour dans un échange matériel, le cadeau promis par M. Jo, qui insiste,  avec la répétition « Demain [...] Dès demain », l’adjectif, et la marque célèbre en majuscule qui valorise la valeur de l’objet : « votre phonographe [...]. Un magnifique VOIX DE SON MAÎTRE. » Suzanne découvre, en fait, une forme de prostitution.

La volonté active, dont s’apprêtait à faire preuve Suzanne, s'inverse alors ; elle est dépossédée de son propre désir, donc de sa liberté. Cet échec s'exprime avec violence, par le passage au présent de l’énonciation : « Mais c'est lorsqu'elle fut sur le point d'ouvrir [...] que M. Jo parla du phonographe ». Il est aussi amplifié par la généralisation, associée au passage du pronom personnel sujet, « elle », au pronom complément d’objet direct, « la », qui anéantit la liberté de l’individu face à la toute-puissance du « monde », terme répété, c’est-à-dire des rapports sociaux : « C'est ainsi qu'au moment où elle allait ouvrir et se donner à voir au monde, le monde la prostitua. » 

Le verbe « prostitua » révèle la brutalité du sentiment de dégradation alors ressenti, soutenu par les choix lexicaux, l’insulte « ordure », répétée dans le discours rapporté direct, et la reprise, dans le récit, du verbe « cracher » par « crachat ». Mais le plus surprenant pour le lecteur est certainement l’irruption du « je » dans le récit : « Je vais lui cracher à la figure ». Le récit, jusqu’alors pris en charge par un narrateur, tantôt interne, tantôt omniscient, prend, brusquement, une dimension autobiographique, nous invitant à chercher, derrière son héroïne Suzanne, le vécu de sa créatrice.

Mais la scène se termine non pas sur cette révolte, mais sur la résignation : « le crachat lui resta dans la bouche. Ce n’était pas la peine. » Cette épisode, vécu comme un moment de prostitution, devient l'emblème d'un destin tragique. Même si cet échec est défini par le terme familier répété, « déveine », le rapprochement avec « les barrages », donc l’échec de la vie entière de la mère, et avec « le cheval qui crevait », image de la mort omniprésente dans leur cadre de vie, l’assimile à une véritable fatalité, écrasante. Le désir physique représente donc bien, à travers ce récit, une autre forme du tragique de l'existence.

CONCLUSION

 

Le don du phonographe était annoncé dès le deuxième paragraphe du chapitre. Cette prolepse a donc créé un effet d'attente, auquel répond ce texte qui annonce aussi le goût de Duras pour le théâtre. Il forme une véritable "scène" de théâtre, inscrite dans un décor, et déployée dans une durée au-delà de sa durée réaliste. Son importance est également marquée par le fait que la narration à la troisième personne cède soudain sa place au pronom "je". Nous pouvons nous interroger sur les raisons de cette importance, d'autant que la scène se répétera deux chapitres plus loin (pp. 104-105). Serait-ce un fait autobiographique ? Les mots de Marguerite Duras dans Les Parleuses, en 1974, permettent de le penser : "Le Barrage contre le Pacifique, c'est le vrai livre sur la mémoire et j'avais moins de trente ans quand je l'ai écrit."

Ce texte permettrait de mesurer le travail effectué par l'écriture à partir des données de la mémoire, entre l'aveu authentique d'un dégoût, avec le « je », et la distanciation introduite par le recours à la troisième personne.

Cette distanciation a peut-être été le moyen d’écrire une scène intime, mais qui donne aussi une image tragique de la femme au moment même où elle rencontre le désir de l'homme : rencontre ratée par l'impossibilité de faire coïncider son propre désir et celui de l'autre. Le monde extérieur crée en fait un obstacle, en exerçant son emprise sur la femme, une emprise totalement liée à l'argent.

À nouveau, on s'interrogera sur la dimension autobiographique du texte, en rapprochant de cet extrait deux autres romans de M. Duras, L’Amant (1984) et L’Amant de la Chine du Nord (1991) qui révéleront la véritable nature de M. Jo, le fils d'une riche famille chinoise, et le rôle joué par la famille dans cette relation ambiguë. 

M. Duras, L'amant, 1984
En ville

Seconde partie : En ville (pp. 186-187, de "Plus on la remarquait..." à  "... cesser de rire.")

Pour  lire le texte étudié

INTRODUCTION

 

Paru en 1950, durant la guerre d'Indochine, le roman de M. Duras, Un barrage contre le Pacifique, a pu apparaître comme un témoignage sur la vie coloniale dans les années trente. Mais c'est surtout une fiction, fondée sur un travail de mémoire : Duras reconstruit la vie tragique de "la mère", ses multiples échecs expliquant les révoltes, les désirs et les rêves de ses deux enfants, Joseph et Suzanne.

La rue Catinat, au cœur du "Haut Quartier"

L'extrait se situe dans la seconde partie, au moment où la famille est en ville, à Saïgon, pour vendre le diamant que M. Jo a offert à Suzanne dans l'espoir d'une relation sexuelle avec elle. Carmen, fille de la gérante de l’Hôtel Central où loge la famille, conseille à Suzanne de se « trouver un mari », et l'invite à aller découvrir le « haut quartier » : au cours de cette promenade, elle a l'impression que chacun la regarde comme un objet d'horreur.

La rue Catinat, au cœur du "Haut Quartier"

Comment le monologue intérieur traduit-il les sentiments de l’héroïne ?

 

Ce passage accorde une place centrale aux « regards », terme récurrent. Dans un premier temps, ils sont montrés « braqués sur elle », et elle en train d’« avancer » vers eux, comme un condamné qui irait au devant des armes qui le menacent. Ensuite, la menace semble se multiplier, car ils se trouvent amplifiés, « toujours relayés par de nouveaux regards ».

Mais le verbe « remarquer », au lieu de « regarder », renforce le poids de ces regards, qui ne sont plus jugés neutres. « Plus on la remarquait », est, en effet, repris par « Il avait suffi qu’un seul commence à la remarquer, aussitôt cela s’était répandu comme la foudre », avec une comparaison qui renforce l’image de destruction potentielle par ces « regards ».

Enfin un dernier terme, le verbe « avertir », est repris en gradation : « Tous ceux qu’elle croisait maintenant semblaient être avertis, la ville entière était avertie ». Suzanne apparaît alors non seulement comme une véritable source d’attraction, mais presque comme une menace à surveiller, face à laquelle l’alerte est lancée.

LE RÔLE DES REGARDS 

Ces regards dont elle se sent la proie transforment  Suzanne en victime. Comment ne pas penser ici à Huis Clos, la pièce de Sartre jouée en 1944, avec cette réplique célèbre, « L’enfer, c’est les autres » ? Elle constitue une des bases de l’existentialisme sartrien : ce sont les autres qui me donnent une identité, et peuvent me réduire au néant.

On retrouve, en effet, cette idée dans ce passage, puisque Suzanne vit une véritable obsession, renforcée par la focalisation interne qui marque la subjectivité : « elle se persuadait », face à ces regards, la ville « semblait être avertie ». Ainsi, c’est elle qui interprète ce qu’elle observe, par exemple les « rires » ; ces rires, qui peuvent venir tout simplement de ce que vivent des passants joyeux, deviennent des signes dirigés contre elle : « des rires qui grandissaient, lui passaient à côté, l’éclaboussaient encore par-derrière ». Elle se sent comme cernée par ces rires jugés hostiles, le dernier verbe les assimile même à de la boue qui serait projetée sur elle. Elle se sent donc salie, souillée.

Elle se pose alors en victime, impuissante, « cernée, condamnée » par ses ennemis, ce que traduisent les négations : « elle n’y pouvait rien », « elle ne pouvait que… ».

Saïgon, époque coloniale

L'animation  sur les trottoirs , au cœur du "Haut Quartier"

Le passage traduit parfaitement le décalage entre l’héroïne, encore adolescente et habituée à vivre dans la solitude une vie médiocre, et cette grande ville coloniale où les Européens se comportent en maîtres tout-puissants. 

 

Le passage s’ouvre sur la première réaction de Suzanne, l’auto-dénigrement quand elle se compare aux passants qu’elle croise : « elle se persuadait qu’elle était scandaleuse, un objet de laideur et de bêtise ». Ce jugement qu’elle imagine l’exclut de ce monde, avec une double cause, d’abord physique, la « laideur », puis psychologique, la « bêtise ». Ainsi, elle retourne sa « honte » en colère contre elle-même, amplifiée par le rythme insistant : « Elle se haïssait, haïssait tout, se fuyait, aurait voulu fuir tout, se défaire de tout ». Le pronom « tout », dans sa généralisation, peut certes  désigner le monde colonial qu’elle découvre, mais il se trouve mis en parallèle avec le pronom réfléchi « se », donc marque une véritable auto-destruction, en deux temps.

LE DÉSIR D'ANÉANTISSEMENT

       D’abord, elle rejette son aspect extérieur, avec « cette robe d’Hôtel Central, trop courte, trop étroite ». Elle lui donne mauvais genre, la fait ressembler à ces prostituées qui fréquentent l’Hôtel Central où loge la famille. Puis c’est « ce chapeau de paille », déplacé en ville pour une jeune fille, qui serait plutôt adapté à une promenade à la campagne. L’adjectif démonstratif prend ici une valeur péjorative, et le dénigrement est renforcé par l’inversion syntaxique qui place en tête l’objet du rejet en formant une anaphore : « De la robe […] De ce chapeau… »

       Puis, viennent les éléments physiques. Sont cités d’abord « ces cheveux » : elle a été coiffée par Carmen, et l’on peut supposer que celle-ci lui a  fait une coiffure trop sophistiquée pour une jeune fille. Le rythme change alors, avec un élargissement : « Mais ce n’était rien. C’était elle qui était misérable des pieds à la tête. » Nous retrouvons l’énumération péjorative, destruction progressive de sa personnalité, avec une nouvelle anaphore explicative, « à cause de ». Et la question qui accompagne la mention des « yeux » accentue la violence de ce que ressent l’héroïne : « où les jeter ? » : les yeux sont, en effet, considérés comme le miroir de l’âme, les « jeter » signifie donc jeter ce qui est au plus profond d’elle-même. Puis est lancée une véritable insulte, « ces bras de plomb, ces ordures » : cette pesanteur est opposée à l’aspect léger, aérien, de cette ville où tout est facile pour les Européens, dans une sorte de pureté ambiante. Ensuite, la comparaison péjorative, « ce cœur, une bête indécente »,  renvoie aux sentiments qu’elle ressent, ce désir de capturer un homme riche qu’elle porte en elle et que Carmen n’a fait que développer. Enfin la mention de « ces jambes incapables » nous rappelle qu’au début du chapitre « elle s’appliquait à marcher avec naturel » ; mais elle n’y parvient pas, car elle ne parvient pas à ressembler aux autres promeneurs, insouciants.

Ainsi elle se juge « scandaleuse », ou « méprisable », parce qu’en fait, elle se méprise elle-même, en constatant sa différence par rapport aux habitants de cette « grande ville coloniale ».

Poussé à l’extrême, cet auto-dénigrement conduit Suzanne au désir d’anéantissement ultime, le désir de mourir. Il est d’abord exprimé sous forme de souhait, avec un conditionnel : « Elle n’en tombait pas morte […] mais aurait voulu tomber morte et couler dans le caniveau », c’est-à-dire dans ce lieu qui charrie toutes les ordures de la ville. Puis, avec la mention du « sac à main », le texte glisse vers la mort de la mère, avec un changement d’énonciation qui démasque la fiction narrative, puisqu’est employée la première personne, « ma mère ». Cela s’accompagne d’une violence, dans le lexique, avec l’insulte « cette salope », et l’interjection « ah ! » qui introduit le souhait exclamatif : « qu’elle meure ! ». Le geste de jeter le sac « dans le caniveau » est l’équivalent de jeter cette mère détestée. Devant un retour aux convenances ( « on ne jette pas son sac à main dans le caniveau »), le monologue intérieur conduit à souhaiter sa propre mort, mais une mort plus paisible, presque théâtrale, mise en scène dans une absence totale de douleur : « Elle se serait laissée mourir doucement, allongée dans le caniveau, son sac à main près d’elle ». Cette mort est imaginée comme une revanche contre les habitants de la ville : « ils auraient été bien obligés de cesser de rire ».

Ce désir de mourir, au-delà de la situation de l’héroïne, illustre aussi cet âge de l’adolescence où l’on a l’impression que l’on ne trouvera pas sa place dans le monde environnant, et où le sentiment d’être nié mène à l’acte extrême de se nier soi-même en mourant.​

CONCLUSION

 

Ce texte fait écho à la scène de la « cabine de bains », avec la reprise du rôle du regard, mais inversé. Ici, ce n’est plus un regard qui apprécie et qui désire, comme celui de M. Jo, mais un regard vu comme critique, dénonciateur, un regard qui rejette. Or, de même que le regard désirant conduisait Suzanne à se sourire, à se juger « bonne à être vue », le regard de rejet la conduit à se mépriser, à s’anéantir en souhaitant mourir. Tout se passe comme si l’identité de l’héroïne ne pouvait passer que par celle que lui donnent les autres.

Marguerite Duras pose ainsi deux questions : Comment accéder à sa propre identité ? Comment échapper au pouvoir d’autrui sur sa propre conscience ?

L'impossible "autoportrait", extrait du Ravissement de la parole

Elle se place dans la lignée de l’existentialisme sartrien qui distingue trois modalités de l’être : l'être en-soi, l'être pour-soi et l'être pour autrui.L'être en-soi, c'est la manière d'être de ce qui « est ce qu'il est », par exemple l'objet inanimé, ou le corps considéré comme objet dans la pornographie.  L'être pour-soi est l'être de la conscience, qui me distingue de l’objet. Il me donne le pouvoir d’agir, de poser un acte libre, donne  un sens à mon être en soi. Je ne suis plus objet, mais sujet. L'être pour-autrui est lié au regard d'autrui qui transforme le « pour soi » en « en soi », qui me chosifie.

Mais, en même temps, pour se connaître soi-même, pour accéder à la conscience de soi, on a besoin du regard des autres. C’est ici ce que vit Suzanne, une lutte entre le « pour soi » et le « pour autrui », restituée dans ce monologue intérieur.

Au cinéma

Seconde partie : Au cinéma (pp. 188-189, de "Le piano commence..." à  "... on le voudrait.")

Pour  lire le texte étudié

INTRODUCTION

 

Paru en 1950, durant la guerre d'Indochine, le roman de M. Duras, Un barrage contre le Pacifique, a pu apparaître comme un témoignage sur la vie coloniale dans les années trente. Mais c'est surtout une fiction, fondée sur un travail de mémoire : Duras reconstruit la vie tragique de "la mère", ses multiples échecs expliquant les révoltes, les désirs et les rêves de ses deux enfants, Joseph et Suzanne.

Une salle au temps du cinéma muet

Le texte se situe dans la seconde partie, au moment où la famille est en ville pour vendre le diamant que M. Jo a offert à Suzanne dans l'espoir d'une relation sexuelle avec elle. Suzanne, partie à la recherche de Joseph, vient de se promener dans le "Haut Quartier" où elle a l'impression que chacun la regarde comme un objet d'horreur. Elle entre alors dans un cinéma.

Quelles fonctions le récit assigne-t-il au cinéma ?

Une salle au temps du cinéma muet 

LE LIEU DE L'IMAGINAIRE

Le terme « nuit » revient sept fois dans ce passage, qui s’ouvre sur « la lumière s’éteignit ». Cela suggère immédiatement le rapprochement entre ce qui va se dérouler dans cette « salle noire » et le rêve. D’ailleurs, comme dans le récit d’un rêve dans le cabinet du psychanalyste, Marguerite Duras raconte le film au présent. Cependant, le cinéma a une supériorité : le rêve n'est pas choisi, la séance de cinéma l'est : c'est une « nuit choisie ».

Le récit du film, présente, pour son cadre spatio-temporel, toutes les caractéristiques romantiques des films en vogue, mélodrames du cinéma muet des années 20-30 : « C'est au carnaval de Venise que l'amour l'attend ». Ainsi, quelques stéréotypes construisent l'image de l'amour idéal, dont la scène essentielle a lieu le soir, « à la lueur d'une lanterne », et dans un lieu romantique, Venise, pendant le carnaval, puisque le héros du film porte « une perruque blonde », entre « deux colonnes de marbre » avec les reflets du « canal ». Si l’on y ajoute le fond musical du « piano », qui accompagne les films muets, empêchant le langage de venir troubler l’image, se crée une harmonie. 

Venise : vue du grand canal de nuit

Venise : vue du grand canal de nuit

Toute fausse note semble impossible, comme le révèlent les précisions : c’est « le canal qu’il faut » et la lanterne « a, évidemment, d’éclairer ces choses-là une certaine habitude ». Cette « lanterne », ainsi personnifiée, avec la mise en relief de l’adverbe « évidemment » entre virgules, en fait la complice de « ces choses-là », périphrase pudique pour désigner cette scène d’amour vécue par les amants.  Mais cette formulation révèle aussi l’ironie de Marguerite Duras, qui démythifie ainsi les clichés alors habituels dans le cinéma muet.

Gloria Swanson, star du muet

La scène étant vue à travers le regard de Suzanne, en focalisation interne, il est logique que la femme soit présentée comme le personnage central du film. Elle est dotée de toutes les qualités : « jeune et belle », jusqu’à être « accablée par l’appareil immaculé de sa beauté », elle est riche aussi, somptueusement vêtue pour ce moment de carnaval, « en costume de cour ». La remarque, soulignée par l’adverbe, « Elle a naturellement beaucoup d'argent », ce qui lui permet de « voyage[r] », correspond précisément à ce dont rêve Suzanne… Elle représente aussi le stéréotype de la femme fatale, avec sa puissance de séduction : « Les hommes se perdent pour elle ». 

Naomi Childers

Gloria Swanson, star du muet

Naomi  Childers, star du muet

Notons les comparaisons qui accentuent l’effet qu’elle produit sur eux : les hommes « tombent sur son sillage comme des quilles », formule qui anticipe la comparaison qui la dépeint, « libre comme un navire ». Le rythme de cette longue phrase illustre le lent passage du navire, tandis que l’image du « sillage » permet de concrétiser sa cruauté et son "indifféren[c]e". Finalement,  elle représente une absolue perfection : « on ne saurait rien lui imaginer d’autre que ce qu’elle a déjà, que ce qu’on voit. » Le cinéma met donc en place un monde merveilleux, quasiment magique pour la jeune fille fascinée

L'homme illustre, lui aussi, le stéréotype masculin romantique, celui que l'on nomme "le beau ténébreux" avec « des yeux sombres, des cheveux noirs », avec le superlatif insistant, même si la reprise du sujet par « l’autre » diminue son importance : « Il est très beau l'autre », « il est très noble », donc tout aussi riche. Mais c’est bien à la  femme que Suzanne s’identifie, il n’en est qu’un faire-valoir, dépeint bien plus rapidement.

Le récit reproduit, par les images choisies, le coup de foudre jusqu’au baiser final : d’abord, « [i]l arrive tel l'orage, et tout le ciel s'assombrit »", car la passion doit connaître des péripéties, des « retards ». Puis, vient le dénouement, « Le ciel sombre de l’attente s’éclaire d’un coup », jusqu’à la phrase nominale qui reproduit le baiser passionné : « Foudre d'un tel baiser. » Le récit illustre aussi, par l’alternance du noir et du blanc et par les jeux de lumière, « lanterne », reflets, la caractéristique même des films de cette époque, en noir et blanc.

Affihe du film de M. Hazanavicius, "The Artist", 2011

Le récit reconstitue donc à la fois les films muets, les clichés qu’ils véhiculent, et l’effet qu’ils peuvent produire sur une jeune fille, dont ils mettent en scène tous les rêves.

Affiche (détail) du film de Michel Hazanavicius, The Artist, 2011 : le temps du muet

FONCTION CATHARTIQUE DU CINÉMA

La longueur de ce récit traduit l’importance que peut avoir le cinéma pour l’héroïne, à la fois sur le plan social, mais aussi psychologique, mais n’oublions pas que derrière Suzanne, il y a aussi la romancière, qui deviendra réalisatrice quelques années après la parution d’Un Barrage.

L'entrée dans le cinéma suit, en effet, la promenade de Suzanne dans le « Haut Quartier », au cœur  de la richesse du système colonial. Or, cette promenade engendre chez elle  un profond malaise, blessure née du regard des autres qui, en la renvoyant à son identité sociale, marque sa marginalité. Elle souhaite même mourir. 

À l’inverse, la « nuit » du cinéma, terme employé à sept reprises, renvoie chacun à l'anonymat du « noir », protecteur, ce que souligne la répétition, « la nuit […] démocratique, la grande nuit égalitaire ». Cela explique la réaction immédiate de l’héroïne, aussitôt que le « noir » se fait, soulignée par le passé simple et la gradation : « Suzanne se sentit désormais invisible, invincible, et se mit à pleurer de bonheur ». La métaphore, « C’était l’oasis », illustre cet effet produit : le cinéma devient un lieu abrité des rigueurs de la société, du désert, où la présence de l’eau peut faire naître la vie.

Le cinéma représente donc, pour l’héroïne, une compensation aux rigueurs du système colonial, fondé sur l'inégalité entre Blancs et indigènes, d'abord, mais aussi entre les différentes catégories de Blancs.

Ce rôle social du cinéma est amplifié par le rythme binaire et le redoublement lexical, marqué même par des rimes intérieures, « plus vrai que la vraie nuit », « plus ravissante, plus consolante » - le terme « ravissant » étant à prendre au sens étymologique, qui emporte loin, ici loin de soi-même – « ouverte à tous, offerte à tous, plus généreuse, plus dispensatrice de bienfaits ». La notion de don est ensuite développée par les deux comparaisons, l'une ancrée dans la vie politique, l'autre dans la religion, qui expriment la supériorité du cinéma : « plus […] que toutes les institutions de charité et que toutes les églises ». Cette longue phrase énumérative se termine par le rythme ternaire des relatives : « où se consolent toutes les hontes, où vont se perdre tous les désespoirs et où se lave toute la jeunesse de l'affreuse crasse d'adolescence ». Cette métaphore finale, lancée par le mot « oasis », en liant le cinéma à l'eau, qui généralise par l’emploi du présent, montre bien qu'il apporte une forme de pureté, qu'il constitue une thérapie, une revanche du rêve sur la réalité sociale. Mais ce qui peut apparaître, pour l’héroïne, un immense bienfait, est aussi, pour Duras dont on connaît l’engagement politique, un leurre, car il ne s’agit que d’un moment d’illusion, de rêve, une sorte d’« opium du peuple ».

Au-delà de la généralisation présente dans l'extrait, le texte fait ressortir l'importance du cinéma pour Suzanne et le lien avec ses propres rêves, avec sa propre vie, dont le film représente comme l'image en négatif.

        Cela se reconnaît dans le portrait de l'héroïne. Elle est l'inverse du modèle de la mère par sa richesse, sa puissance, son pouvoir sur les hommes qui « se perdent » pour elle  et deviennent « ses victimes », tandis que la mère, elle, a été exploitée par les hommes. Sa démarche même, et les sentiments que lui prête Suzanne sont exactement  contraires à ceux qu'elle-même vient de vivre lors de sa promenade. La où Suzanne ne voyait que sa « laideur », et ressentait violemment de la honte, l’héroïne du film devient « de plus en plus indifférente, de plus en plus accablée par l'appareil immaculé de sa beauté ».

        De même, la perfection de l'intrigue amoureuse, révèle, par opposition, l'échec de la relation entre Suzanne et M. Jo : l'offre du phonographe a gâché sa première expérience, en en faisant une forme de prostitution. Ici, à l'inverse, pas de prostitution possible vu la richesse des personnage, et tout semble vécu dans une totale harmonie, jusqu'à la fusion finale du « baiser », qui fait suite à la symétrie des paroles, rapportées au discours direct : « Il dit je vous aime. Elle dit je vous aime moi aussi ».

L'attitude du spectateur, généralisée à travers le pronom "on" (« on sait », « on le sait »), exprime, par la focalisation interne, celle de Suzanne elle-même, une identification aux personnages du film et à l’histoire d’amour représentée. Elle partage cette histoire d'amour, avec la supériorité propre au public (au cinéma comme au théâtre) qui consiste à savoir ce que les personnages ignorent. C'est de là que vient la supériorité du rêve offert par le cinéma sur la réalité livrée, elle, au hasard : « on sait que ça y est, c'est lui », « C'est ça qui est formidable, on le sait avant elle, on a envie de la prévenir ».

Cette identification est renforcée par la connotation religieuse de la phrase nominale hyperbolique qui la traduit : « Gigantesque communion de la salle et de l'écran ». L’héroïne, en partageant ce moment avec les autres spectateurs, échappe ainsi à sa solitude, le je » se fond dans le « on ». C’est une émotion intense qui se trouve exprimée, au moment du baiser,  par la répétition, avec l'interjection exclamative : « On voudrait bien être à leur place. Ah ! comme on le voudrait. »

Rodolfo Valentino et Nita Baldi, dans Arènes sanglantes, film de Fred Niblo, 1922

Ainsi Suzanne vit l'histoire d'amour par procuration, et avec elle l'ensemble du public : le cinéma est devenu une sorte de nouvelle religion. 

CONCLUSION

 

Marguerite Duras nous présente ici, en mêlant le regard de son héroïne et son propre jugement sur le cinéma, une caricature des films d'amour à la mode dans le cinéma muet des années 1920-1930. Il offre un miroir grossissant qui reflète les rêves. Il représente ainsi les désirs dans ce qu'ils ont d'irréalisables, comme ce fut le cas pour la mère, qui ne pouvait même pas voir les films : le cinéma est la preuve patente de ses échecs ; désirs, en revanche, encore formulés dans toute leur force pour Suzanne, qui peut voir le film, mais n'a pu encore transformer ses espoirs en réalité.

Rappelons aussi l’importance que le cinéma joue dans la carrière de Marguerite Duras. Elle élaborera elle-même des scénarios, et son goût pour la "scène cinématographique" se lit déjà dans sa façon d’introduire, dans le roman lui-même , des « scènes » . Sa pièce de théâtre L’Eden Cinéma, en 1977, développera le lien entre la vie de la mère et le cinéma, qu'elle avouera plus tard imaginaire. Cela confirme la dimension autobiographique d’Un Barrage contre le Pacifique, qui, en montrant l’apprentissage de son héroïne, Suzanne, contient déjà en germe toute l’inspiration ultérieure de la romancière.

Marguerite Duras, et son actrice, Jeanne Moreau, sur le tournage de Nathalie Granger, en 1972

M. Duras, sur le tournage de "Nathalie Granger", 1972
Libération

Seconde partie : Une libération (pp. 284-285, de "C'était tellement intenable..." à  "... était d'elle aussi.")

Pour  lire le texte étudié

INTRODUCTION

 

Paru en 1950, durant la guerre d'Indochine, le roman de M. Duras, Un barrage contre le Pacifique, a pu apparaître comme un témoignage sur la vie coloniale dans les années trente. Mais c'est surtout une fiction, fondée sur un travail de mémoire : Duras reconstruit la vie tragique de "la mère", ses multiples échecs expliquant les révoltes, les désirs et les rêves de ses deux enfants, Joseph et Suzanne.

Le texte se situe à la fin de la seconde partie, après le retour de la Mère, de Suzanne et de Joseph à la concession. Pendant leur séjour à la ville, Joseph a eu une brève liaison avec Lina, et il projette de partir avec elle, seul moyen pour échapper à l'emprise de la mère : "Tant qu'il saurait la mère vivante, il ne pourrait d'ailleurs rien faire de bon dans la vie, rien entreprendre." Il explique à Suzanne ses raisons.

Comment, à travers le modèle de leur mère, se manifeste l’évolution des enfants ?

L'EMPREINTE DE LA MÈRE

Le passage rappelle le destin tragique de la mère. L'image de souffrance ressort du choix verbal, « ce qu'avait enduré la mère »", qui suggère une vie d'exploitation, à travers deux moments évoqués.

        « L'Eden » est le nom du cinéma où la mère a travaillé pendant dix ans comme pianiste pour élever seule ses deux enfants. Ce nom est chargé d'une ironie amère, car cela n'a pas représenté pour elle le Paradis, mais la frustration : elle n'a jamais pu voir les films, sauf une fois, où elle s'est sentie coupable de cette transgression (cf. p. 283). Cette envie, insatisfaite, symbolise sa vie entière, l'impossible accès au monde des rêves, l'échec.

          Puis est venu l’achat de la concession. L’exploitation vient, dans ce cas, des « agents de Kam », cités quatre fois, qui envahissent ainsi cet extrait. Ils deviennent ainsi une masse ennemie, au service du système colonial et de l'asservissement  qu’il entraîne. Leur ignominie consiste à avoir cédé au prix fort une concession  en la sachant  inexploitable, ce qu’expliquera la lettre rapportée dans le chapitre suivant. Cela conduit logiquement au désir de Joseph de les « tuer » pour venger sa mère, mais aussi la misère qui a pesé sur toute la famille.

Un  barrage sur la concession : film de Rithy Panh, 2008

Un barrage sur la concession : film de Rithy Panh

Cette souffrance de la mère exerce, comme par osmose, une évidente influence sur son fils, pour lequel il est « tellement intenable de se rappeler ces choses sur elle ».

Cela entraîne une contradiction.

         D’un côté, il formule le souhait « que la mère meure », mis en relief par son détachement en fin de phrase. Ce serait, à ses yeux, le seul moyen pour elle (et pour eux, donc) de ne pas sombrer dans la folie que représente l’incessante construction des barrages.

      D’un autre côté, il affirme : « Pourtant il l'aimait. » C'est précisément la force de cet amour qui crée la souffrance, réaffirmée par le discours rapporté qui mêle la construction directe et les indices de discours indirect, avec le rythme binaire et l'insistance sur les négations : « Il croyait même, disait-il, qu'il n'aimerait jamais aucune femme comme il l'aimait. Qu'aucune femme ne la lui ferait oublier. »

La vie des enfants se construit en fonction de celle de la mère, qui fournit l'explication de leurs choix, leur modèle en négatif. D’où l’ordre de Joseph à Suzanne, avec la modalité injonctive, renforcée par l’antéposition de l’adverbe : « Il faudra que […] toujours tu fasses le contraire de ce qu’elle a fait. » Et ce précepte ordonné à Suzanne, lui-même le met en pratique : « les projets de Joseph se tramaient en fonction de ce qu'avait enduré la mère. 

UNE LIBÉRATION PROGRESSIVE

C’est sur l’évolution de Joseph que se centre le texte, avec le rôle qu’a joué, pour lui, la lettre. Comme souvent dans le roman, Marguerite Duras choisit la prolepse : la lettre est évoquée dans le chapitre précédent et dans ce passage comme un fait essentiel, mais le lecteur n'en connaîtra le contenu que dans le chapitre suivant. Elle éveille ainsi son intérêt.

La lettre joue, en effet, un rôle important. Elle entretient la mémoire de la souffrance de la mère, de l'absurdité de ses rêves. Elle entretient ainsi la colère du fils, l'empêchant de se résigner au tragique et le poussant à prendre sa vie en main : « il avait décidé de ne pas la remettre et de la garder » est repris, de façon insistante, par « Il avait décidé de la garder toujours ».

La mère dans sa concession incultivable : Isabelle Huppert, dans le film de Rithy Panh, 2008

La mère dans sa concession incultivable : film de Rithy Panh
La violence de Joseph, dans le film de Rithy Panh

Elle a aussi permis de stimuler sa révolte, que plusieurs indices révèlent, à commence par la violence du souhait lancé : « il était préférable pour lui et pour Suzanne, que la mère meure ». Notons aussi la force du refus, marquée par le glissement du discours indirect au discours direct : « Mais vivre avec elle, non, ce n'était pas possible ». Ainsi, le fils, avec encore un lexique enfantin, « il était devenu méchant avec elle », affirme son choix d'une forme de cruauté, « nécessaire » pour ne pas que la mère les maintienne dans sa propre résignation tragique.

Rejeter la mère, c’est, en fait, rejeter le tragique. Même le désir de richesse passe au second plan  (« même s'il devenait très riche »), derrière le fait de construire sa vie autour d'une image idéale de soi, image de force, de résistance à l'injustice, de « virilité » : « Lorsqu'il la lisait il se sentait devenir comme il aimait l'être, capable de tuer »

La  violence de Joseph, dans le film de Rithy Panh, 2008

Marquée par la philosophie existentialiste, M. Duras en reprend le triple mouvement : la découverte de l'Absurde, ce que représente la vie de la mère, suivie de la révolte, conduit à la liberté de la construction de soi.

Même si elle n’est pas au centre de cet extrait, Suzanne suit aussi cette évolution. Elle est, en effet, dès le début, associée à Joseph : « il était préférable pour lui et pour Suzanne ». Le dernier paragraphe souligne ce lien, par la référence répété aux conseils donnés par son frère : « comme Joseph disait qu'il fallait le faire », « ce qu'elle admirait chez Joseph était d'elle aussi ». Ces conseils sont pleinement reconnus par Suzanne, ce que traduit le choix lexical avec sa connotation religieuse : « elle les écoutait religieusement comme le chant même de la virilité et de la vérité ».

Le discours de Joseph, qui construit sa vie dans une révolte par rapport à la mère, rejaillit donc sur Suzanne. 

Suzanne et Joseph, dans le film de Rithy Panh, 2008

Suzanne et Joseph dans le film de Rithy Panh
Jo Van Fleet  (la mère) et Silvano Mangano (Suzanne) dans le film de René Clément,  1957

Mais les dernières lignes de l'extrait, avec le brusque passage de l'imparfait descriptif au passé simple, introduisent une distanciation, qui suggère un "après" ces moments d’échange avec Joseph dans le bungalow : « En y repensant, elle s'aperçut... », « Elle vit alors… » Cela traduit l'accès à la conscience de soi autonome, une prise de conscience brutale, « avec émotion », de ses propres forces, soulignée par la mise en apposition du pronom renforcé : « elle se sentait capable, elle-même, de conduire sa vie comme Joseph disait qu'il fallait le faire. », idée reprise par « ce qu'elle admirait chez Joseph était d'elle aussi », affirmation de son identité.

La mère, par le mélange d'amour et de haine qu'elle a provoqué chez ses enfants et qui les a conduits à la révolte, a permis, en fait, leur libération

Jo Van Fleet  (la mère) et Silvano Mangano (Suzanne) dans le film de René Clément, 1957

CONCLUSION

 

L'image donnée de la mère dans ce passage la montre  doublement exclue : de l'imaginaire, le cinéma, et du réel, la société. Cependant, tant qu'elle peut encore insuffler de l'espoir, au Caporal, aux paysans, à ses enfants, elle résiste, car elle entretient ainsi ses propres rêves.

Mais la mère pourra-t-elle le supporter ? Le souhait, « que la mère meure », se réalise à la fin du roman, ce qui n’a pas été le cas pour celle de Marguerite Duras qui meurt en 1957, bien après la parution du roman. Il semblerait que Marguerite Duras assigne à l'écriture un rôle symbolique : compte-tenu de la dimension autobiographique du roman, ne permet-elle pas d'effectuer dans l'imaginaire ce que la réalité n'a pas réalisé ?

Maruerite Duras et sa mère,Marie Donnadieu

Par opposition, le choix de Joseph signifie le rejet de tout cet espoir, jugé insensé, et l'accès à la lucidité chez les deux enfants. Il est aussi l’expression d’une colère contre l’injustice, d’une révolte, que nous retrouverons dans bien des choix de vie de la romancière, dans ses engagements.

Marguerite Duras et sa mère, Marie Donnadieu

Conclusion

 Conclusion : un "roman de la mémoire"

L'accès à la lucidité

 

Le roman est suspendu entre deux temps, après l'échec des barrages mais avant la "vraie" vie, après la mort de la mère.

Ce temps de transition, de « latence » pour reprendre une donnée de la psychanalyse, mêle lui-même les époques, d’abord de la vie de la mère, avec de nombreuses analepses, des plus lointaines, son départ pour l’Indochine, à la plus récente, l’échec irrémédiable des barrages, en passant par la période de l’Eden Cinéma et les démêlés avec les agents du cadastre.

Parallèlement, des prolepses nous permettent de suivre l’apprentissage que ces échecs offrent aux enfants, Joseph et Suzanne, à travers les yeux de laquelle le récit nous est proposé. Comme le ferait une autobiographie, ce récit, avec ses nombreux monologues intérieurs – et parfois une  irruption du « je »  – nous montre la rencontre entre les rêves des adolescents et la réalité du système colonial auquel ils se heurtent, et qui les érode peu à peu pour leur permettre d’accéder à la lucidité sur eux-mêmes.

Mais, dans ce roman, c’est aussi l’écriture qui constitue, en elle-même, un accès à la lucidité. Cette lucidité, tragique, est encore masquée par le rire, au début du roman, comme on le constate lors de la rencontre avec M. Jo où la famille est collectivement prise de fou rire en évoquant les échecs successifs : « elle avait eu tant de malheurs, et si peu l’occasion d’en rire, que le rire, en effet, s’emparait d’elle. » Et, même si quelques moments permettent d’échapper à ce tragique, par exemple lors d’une séance au cinéma, il s’affirme à la fin du texte, jusqu’à se concrétiser en s’inscrivant sur le visage de la mère à sa mort : « Une ironie à peine perceptible y parut. Je les ai eus. Tous. Depuis l’agent du cadastre de Kam jusqu’à celle-là qui me regarde et qui était ma fille. Peut-être aussi la dérision de tout ce à quoi elle avait cru, du sérieux qu’elle avait mis à entreprendre toutes ses folies. » L’acte ultime de lucidité revient aux enfants, c’est le départ de Joseph et de Suzanne. 

Entretien avec Bernard Pivot, à propos de L'Amant et d'Un Barrage contre le Pacifique

Portraits de Marguerite Durs

La dimension autobiographique

 

Les points communs entre ce roman et les éléments de la jeunesse de Marguerite Duras en Indochine donnent à ce roman une dimension autobiographique, mais là encore l’écriture transfigure le travail de mémoire. Elle tue, symboliquement, la mère – comme le souhaitait l’héroïne, avec violence - à la fin du roman ; elle masque, sous les traits de M. Jo, « planteur du nord », celui qu'elle révélera ensuite être « l'amant de la Chine du nord », tout en conservant le rôle qu’a pu jouer le  désir de richesse dans cette relation, sorte de prostitution déguisée, encouragée par  la mère ; elle combine en Joseph la figure des deux frères, Pierre, le violent au parcours resté mystérieux, auquel Joseph emprunte ses révoltes et ses insolences, et  le cadet, Paulo, tant aimé, mort à Saïgon en 1942, l’autre facette de Joseph, le complice de l’adolescence.

Pour  en savoir plus sur la jeunesse de M. Duras en Indochine

La conscience de soi

 

Mais l'écriture joue aussi un rôle dans cette naissance à la conscience de soi, en tant qu’écrivaine, à travers l'alternance entre le récit et le dialogue. Très souvent le dialogue représente une "sous-conversation" (selon la définition du monologue intérieur par Nathalie Sarraute),  qui exprime le/s désir/s et peut donc démentir le récit posé comme objectif en démasquant la dimension, tragique  ou grotesque, de la réalité. 

Galerie de photos : les facettes d'une écrivaine

D’où un nouveau sens symbolique du titre : « le Pacifique » est l'affirmation inexorable de la puissance du réel, celle des éléments naturels, mais aussi la puissance coloniale qui règne sur la région, tandis qu’« un  barrage » illustre la force du désir de l'individu, la puissance de ses rêves, sa résistance intime. Les « barrages » de la mère ont tous cédé…

Mais le « barrage » fondé par l’écriture de ce roman a ouvert à Marguerite Duras un vaste horizon, qu’il contenait en germe : d’autres romans, des pièces de théâtre, sans oublier ses propres films, comme une réponse aux stéréotypes aliénants du cinéma muet.

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