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Alexandre Dumas Fils, La Dame aux Camélias, 1848

 L'auteur (1824-1895) : un fils "héritier" ? 

Alexandre Dumas Fils : portrait

Un fils

Comment, en effet, s’imposer en littérature, quand on est le fils d’un père illustre, qui participa activement au mouvement romantique dont il représentait le goût pour l’Histoire, tant dans ses drames comme Henri III et sa cour, en 1829, que dans ses romans, tels Les Trois Mousquetaires, premier volume d’une trilogie, ou La Reine Margot, et sa création de personnages exceptionnels, comme le héros du Comte de Monte-Cristo (1844-1846) ? Surtout vu que ce père ne l’a reconnu, lui ce « fils illégitime » né d’une liaison avec une simple couturière, qu’à l’âge de sept ans. Bataille devant les tribunaux, où sa mère lutte pour l’élever face à un père absent, le cache parfois quand son père veut le voir, moqueries alors qu’il est, tout jeune, mis en pension…

Portrait d'Alexandre Dumas fils

Il en est resté marqué toute sa vie. Deux drames, Le Fils Naturel, en 1858, puis Le Père prodige, en 1859, parmi bien d’autres œuvres, témoignent de sa volonté de défendre les femmes séduites, de plaider la cause des enfants « naturels », de réformer et de moraliser les mœurs pour ne plus condamner systématiquement les femmes : il parlera d’ailleurs de « théâtre utile ». Sa fréquentation de George Sand, qu’il appelle sa « chère maman », a sans doute aussi contribué à sa lutte en faveur de l’émancipation des femmes, par exemple dans un essai, La Question de la femme, dont la diffusion a été interdite en 1873.

Émile Cohl, Caricature d’Alexandre Dumas fils : Dumas et les femmes, in Les Hommes d’aujourd’hui, n° 254, 1886

Un héritier

Pourtant, quand il quitte le lycée, après son échec au baccalauréat, il se rapproche de ce père, dont il adopte la vie de dandy et les mœurs désordonnés, multipliant les conquêtes féminines, et, comme son père, accumulant les dettes. Et ce père, finalement, lui témoigne une réelle affection, lui écrivant, par exemple,  « toi tu es véritablement mon fils et non seulement mon fils mais à peu près le seul bonheur et la seule distraction que j’aie. », en 1840, ou, en 1843, « : « Tu es le seul ami que j’aie — on nous voit tellement ensemble qu’on en est venu à ne pas séparer nos deux noms. » 

Fils et « héritier » sont les deux termes qui ressortent de la biographie d’Alexandre Dumas.

Émile Cohl, Caricature d’Alexandre Dumas fils : Dumas et les femmes, in Les Hommes d’aujourd’hui, n° 254, 1886

Auteur
Le château de Monte-Cristo à Pont-Marly

Ainsi ils vont partager des voyages, en Algérie, en Espagne, la même demeure, à Saint-Germain-en-Laye, puis à Port-Marly où le père a fait bâtir le « château de Monte-Cristo ». Comme son père, enfin, il entretient des liaisons, par exemple avec une actrice, un adultère avec la princesse Narychkine, dont il a deux filles « hors mariage »…  C’est enfin de son père qu’il hérite son goût pour la littérature, des vers d’abord, mais surtout son premier grand succès, un roman, La Dame aux Camélias, en 1848. Cependant, ses romans suivants ne sont guère appréciés et, après l’adaptation de La Dame aux Camélias sur scène – et la pièce fait scandale, mais remporte un grand succès – il décide de se consacrer au théâtre, là encore en suivant les traces de son père.  

Le château de Monte-Cristo à Pont-Marly

Mais avec une tonalité bien différente, loin des excès du drame romantique, plus proche du réalisme qui s’impose alors dans la littérature : c'est la comédie "de mœurs", le drame bourgeois, un théâtre plus moralisateur, « à thèse » déjà qui se propose de mettre en scène un problème social.

 Le contexte de La Dame aux Camélias 

La vie sous la Monarchie de Juillet

Après la chute de Napoléon et la Restauration, la Monarchie de Juillet favorise le développement économique. Les mariages qui scellent l'alliance entre nobles anciens et nobles récents, et même entre nobles désargentés et riches bourgeois... se multiplient, car ils partagent le même mode de vie, entre dîners élégants, salons luxueux où se donnent des concerts privés, bals et carnavals, théâtres et courses hippiques... Tous rivalisent d'élégance, de mondanités, et se retrouvent dans les lieux parisiens à la mode ou dans les stations balnéaires ou thermales, qu'il est de bon ton de fréquenter.

Eugène Lami, Une soirée chez le duc d’Orléans au pavillon de Marsan, 1843. Aquarelle et gouache. Musée Condé, Chantilly

Eugène Lami, Une soirée chez le duc d’Orléans au pavillon de Marsan, 1843. Aquarelle et gouache. Musée Condé, Chantilly
Contexte

À Paris, les plus riches donnent de fastueux dîners, mets raffinés, vaisselle et verrerie précieuses, linge fin..., ouverts à tous les puissants. Connaître l'art de la table devient un signe d'appartenance sociale, tout comme la connaissance de la musique, le piano pour les jeunes filles, ou la collection d'œuvres d'art... On se retrouve aussi dans les restaurants élégants et, parfois, chez des courtisanes habiles à ruiner les hommes qu'elles séduisent.

Mais, parallèlement, face au luxe insolent des plus aisés, le XIX° siècle accentue la paupérisation du peuple. L'exode des campagnes vers les grandes villes y concentre des ouvriers mal logés, qui vivent dans de terribles conditions. Aucune protection face au chômage, à la maladie, aux accidents de travail que la mécanisation industrielle multiplie... Sévissent alors la mendicité, l'alcoolisme, la violence, dans les rues et au sein des familles, la prostitution.

La vie de Marie Duplessis : le modèle de "la Dame aux Camélias"

La vie de Rose Alphonsine Plessis, née dans un petit village normand, est, à elle seule, tout un roman, un roman de la misère. La fillette a dix ans quand son père, vendeur ambulant, ivre, tente de faire brûler sa femme dans la cheminée. Il s’enfuit, et une riche châtelaine s’occupe de placer la mère comme domestique auprès d’une dame anglais, et recueille les deux filles, auxquelles elle fait donner une éducation religieuse. L’été, Rose Alphonsine travaille aux champs, vit sa première relation avec un homme à treize ans, et son père la reprend à ses côtés. La rumeur se déchaîne, car il la « vend » à un riche notable de soixante-dix ans, et a sans doute avec elle une relation incestueuse

Elle part alors pour Paris, où elle passe d’une activité à l'autre, blanchisseuse, couturière, une vie dans la misère mais sa beauté lui permet de s’amuser, dans les cafés et les bals : elle est ce que l’on nomme alors une « grisette », une fille légère. Mais l’argent manque, et un soir, dans un restaurant, âgée de seize ans, elle séduit le restaurateur quinquagénaire, qui l’installe dans un appartement, et lui offre 3000 francs par mois. Vite dépensés... elle en réclame donc plus, encore et encore, jusqu’à ce le restaurateur se lasse. Il est aussitôt remplacé, par un jeune homme qui y perd une fortune…

Constantin Guys, Deux grisettes et deux soldats. Encre et aquarelle. Courtauld Institute Galleries, Londres

Constantin Guys, Deux grisettes et deux soldats. Encre et aquarelle. Courtauld Institute Galleries, Londres

Elle devient ainsi une courtisane, avec des amants de plus en plus riches qui l’exhibent dans les salons comme un trophée. Elle se choisit alors le nom de Marie, tandis qu’au contact d’amants fortunés, nobles et distingués, tel Agénor de Guiche, elle acquiert culture et élégance sociale. Elle peut ainsi choisir ses amants, toujours riches, toujours jeunes, mais, contrairement à bien d’autres courtisanes, un seul à la fois. L’un d’eux lui offre une maison à Bougival, où se succèdent les fêtes et les admirateurs.

Mais déjà Marie commence à tousser : elle n’a que vingt ans, mais ce sont les premiers signes de ce que l’on nomme alors la phtisie, la tuberculose.

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Camille Roqueplan, Marie Duplessis dans sa loge, 1845. Dessin à l’aquarelle. Musée Carnavalet

Annonce de la vente aux enchères des biens de Marie Duplessis

Après sa rupture avec Dumas, en août 1845, Marie, elle, continue à se choisir des amants, le suivant qui va compter pour elle est le musicien, Listz. Pour le rejoindre à Weimar sans provoquer de scandale, car il y est maître de chapelle, il lui faut être une respectable femme mariée : elle décide donc, en janvier 1846, d’épouser le comte de Perrégaud, ancien amant encore profondément épris. Mais celui-ci comprend vite qu’il a été manipulé, l’oblige à renoncer au mariage, et Listz ne lui donne plus aucune nouvelle. Elle a le cœur brisé, la maladie s’accentue, les remèdes et les dettes s’accumulent car elle dépense sans compter, et elle est de plus en plus solitaire, jusqu’à sa mort, le 3 février 1847, alors qu’elle a à peine vingt-trois ans. Pour payer ses dettes, une vente aux enchères est organisée. 

Annonce de la vente aux enchères des biens de Marie Duplessis

La liaison entre Marie et Alexandre Dumas

C’est au théâtre des Variétés que Dumas rencontre Marie Duplessis, qui passait alors pour la femme la plus élégante de Paris. Le portrait qu’il fait d’elle révèle le coup de foudre éprouvé par ce jeune homme de vingt ans : « son visage forme un ovale d’une grâce indescriptible. Les yeux noirs, surmontés de sourcils dont l’arc est d’une telle pureté qu’il semble peint, sont voilés de grands cils qui s’abaissent jetant de l’ombre sur la teinte rose des joues. Le nez fin est droit et spirituel. Les narines un peu ouvertes démontrent une aspiration ardente vers la vie sensuelle ».

Mais il faudra du temps pour que Marie accepte de se laisser séduire par ce jeune dandy, élégant, brillant, mais sans fortune : la liaison commence en septembre 1844. Mais, Marie ne peut renoncer au luxe et aux plaisirs, Dumas accumule les dettes, et accepte même que Marie paie pour lui, jusqu’à ce qu’il décide de rompre, en août 1845, par une lettre :

« Ma chère Marie, Je ne suis ni assez riche pour vous aimer comme je le voudrais, ni assez pauvre pour être aimé comme vous le voudriez. Oublions donc tous deux, vous, un nom qui doit vous être à peu près indifférent, et moi un bonheur qui me devient impossible. Il est inutile de vous dire combien je suis triste, puisque vous savez déjà combien je vous aime. Adieu donc. Vous avez trop de cœur pour ne pas comprendre la cause de ma lettre et trop d'esprit pour ne pas me la pardonner. »

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Après cette rupture, Dumas ne la revoit plus, et ne va pas à son l’enterrement. En revanche, il assiste à la vente aux enchères des biens de Marie… Peut-être cela ranime-t-il ses souvenirs : en 1848, son roman, écrit en trois semaines, paraît. Il s'y dépeint sous les traits d'Armand Duval, et Marie devient Marguerite Gautier... Mais il y a bien des différences entre la réalité vécue et sa transposition romanesque... 

 Présentation du roman 

Présentation

Le titre

Les deux termes du titre signalent que le centre du roman est bien l’héroïne, dont le déterminant défini « la » traduit l’aspect unique, exceptionnel.

         Courtisane, « croqueuse de diamants » comme on le dit alors, dès son arrivée à Paris, jeune fille miséreuse de seize ans, qui s’est déjà prostituée pour rapporter de l’argent à son père, elle a tout fait, pour se hausser dans l’échelle sociale. Elle comprend vite que l’argent seul ne suffit pas, ni même les beaux vêtements, mais qu’il faut acquérir une véritable culture, l’élégance des manières et la grâce que l’on enseigne aux femmes dans la noblesse. Ses amants, notamment le boulevardier Nestor Roqueplan, qui l’instruit, les membres du Jockey Club, le duc Agénor de Guiche, le duc de Perrégaud, contribuent à faire d’elle une « dame », l’égale des femmes de la plus haute noblesse, et c’est par cette appellation que le titre du roman de Dumas la désigne. Le roman se centre donc sur ce point d’arrivée, son apogée donc, sans reprendre les réalités de la vie antérieure de celle qui devient « Marguerite Gautier ».

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Édouard Vienot, Alphonsine Plessis, 1845. Musée Carnavalet, Paris

         À première lecture, la mention des « camélias » suggère le luxe, et est présentée comme une caractéristique de l’héroïne. Mais le lecteur ne peut en savoir plus, sauf s’il se réfère à une biographie de Marie Duplessis. Il apprend alors que Marie achète des camélias dans une boutique de fleurs rue de la Paix, et qu’elle les choisit blancs, comme pour symboliser la pureté qu’elle a aussi voulu affirmer par le choix de son nouveau prénom, Marie. Quand elle les arbore, tel ce bouquet qu’elle porte, par exemple, au théâtre le soir où Dumas la rencontre, n’est-ce pas une façon de dire à ceux qu’elle admire, que l’amour qu’elle recherche est pur et romantique ? André Houssaye, dans Souvenirs d’un demi-siècle 1830-1880 (1885), raconte même que, pour lui plaire, ses jeunes soupirants jettent des bouquets de camélias sous les fenêtres de l’appartement qu’elle occupe… Mais aucun témoignage de cette époque ne lui attribue ce surnom.

La structure

Quand Dumas a décidé de faire de son roman une pièce de théâtre, cette adaptation a été facilitée par la structure même de son roman, composé de cinq « actes ».

  • Le premier, des chapitres I à VI, est le premier acte, une présentation de l’époque, des lieux et des personnages, Marguerite Gautier, Armand Duval et le narrateur. L’intrigue se noue en posant les circonstances de leur rencontre.

  • Le deuxième, des chapitres VII à XV, est le récit d’Armand Duval, qui raconte les débuts de son amour pour Marguerite, leurs rencontres et les premiers temps de sa vie avec elle.

  • Le troisième, plus brefs, les chapitres XVI et XVII, constitue un moment d’apogée : c’est le bonheur de la vie à deux à la campagne.

  • Le quatrième, des chapitres XVIII et XXII, inverse le mouvement. C’est la crise, avec l’explication des causes de la séparation d’Armand et de Marguerite.

  • Le dernier, des chapitres XXIII à XXVIII, apporte au récit son dénouement, tragique.

La Préface de Jules Janin

C’est pour la seconde édition de La Dame aux Camélias, en 1858, que Jules Janin, critique littéraire et ami de Dumas, compose cette Préface. Son titre « Marie Duplessis » en indique l’objectif : renforcer le réalisme du roman, en évoquant la vie d’une courtisane qui a réellement existé et en se présentant lui-même comme témoin.

Il évoque donc trois rencontres avec Marie Duplessis, qui témoignent parallèlement de la progression de celle-ci dans sa carrière. Toutes trois sont ultérieures à la liaison de Dumas avec Marie :

         La première a lieu, durant l’hiver 1845, dans l’« abominable foyer d’un théâtre du Boulevard mal éclairé », et le narrateur y est accompagné du musicien Liszt. Il souligne donc à quel point la beauté de cette femme tranche avec ce cadre médiocre : « l’on eût cherché vainement, dans les plus hauts sommets du monde, une créature qui fût en plus belle et en plus complète harmonie avec sa parure, ses habits et ses discours. »

      La deuxième, à l’automne suivant, a lieu dans un cadre bien plus noble, « dans tout l’éclat d’une représentation à l’Opéra », où, remarquée de tous, elle occupe une loge. Elle est accompagnée d’un jeune homme, « fier de cette beauté à son apogée », mais ce sont la mélancolie, l’ennui, la solitude de cette femme que dépeint à présent le narrateur qui s’exclame même : « L’infortunée ! » Il mentionne aussi le « bouquet » qu’elle tient à la main, mais sans nommer ces fleurs, car son attention est toute entière tournée vers le visage, les sourires, les regards de cette fascinante jeune femme.

Une valse au XIX° siècle : scène du film de Luchino Visconti, Le Guépard, 1963

         La troisième rencontre est véritablement solennelle, lors d’une de « ces fêtes données par la Belgique à la France », qui réunit toute la noblesse européenne, et « toutes les lourdes et massives fortunes de l’industrie ».Elle y apparaît telle une reine : « Elle attirait tous les regards, elle était suivie de tous les regards. Un murmure flatteur la saluait sur son passage, et ceux même qui la connaissaient s’inclinaient devant elle ». Elle est en compagnie d’un riche protecteur étranger, qu’elle quitte pour valser avec un autre cavalier.

En l’appelant « notre héroïne », il crée une double complicité, à la fois avec son ami romancier, qui a transformé cette femme en « la dame aux camélias », et avec les lecteurs, qu’il invite ainsi à partager son admiration pour cette femme exceptionnelle, et son émotion devant sa mort tragique.

Une valse au XIX° siècle : scène du film de Luchino Visconti, Le Guépard, 1963

La conclusion s’emploie à renforcer encore le réalisme qu’il prête au roman, « ce livre d’un intérêt si vif et surtout d’une vérité toute récente et toute jeune » : « ce drame n’était pas un drame imaginé à plaisir, mais au contraire une tragédie intime, dont la représentation était toute vraie et toute saignante ».

Le cadre spatial dans le roman 

Cadre spatial

La station thermale de Bagnères, où Marguerite va prendre les eaux, la ville d’origine d’Armand Duval, où il repart avec son père après sa rupture, nommée par une seule initiale, « C. », un voyage de Marguerite en Angleterre, et un d’Armand en Orient, après leur rupture, sont des lieux qui n’ont pas de réelle fonction dans le roman, sinon pour en signaler une étape ; ils ne sont d’ailleurs jamais décrits.

L’essentiel du roman se déroule à Paris, avec une parenthèse, mais essentielle, à Bougival, la « campagne » à une vingtaine de kilomètres de la capitale. Il y a d’ailleurs, dans les chapitres XVI et XVII, des va-et-vient entre ces deux lieux, et, même à la campagne, Paris y pénètre : les amis viennent en visite, tels Prudence ou le Duc… Cependant, ces deux lieux s’opposent totalement.

Pour lire le roman

L'IMAGE DE PARIS 

Le théâtre du Vaudeville, à l'angle de la rue d'Antin et du boulevard des  Italiens

Les lieux décrits

La plupart des lieux mentionnés ou décrits se situent sur la rive droite, qui s’est développée considérablement dans la première moitié du XIXème siècle : si la rive gauche reste celle de la noblesse traditionnelle et des universités, la rive droite est celle de la noblesse du Ier Empire et de la haute bourgeoisie en pleine ascension avec l’essor économique. Par exemple, l’appartement de Marguerite est situé au n°9 de la « rue d’Antin » (aujourd’hui, rue de la Chaussée d’Antin), une rue élégante à proximité de l’Opéra, du boulevard des Italiens, où se trouvent cafés, restaurants, et de nombreux théâtres, tel celui où le héros rencontre Marguerite. Elle-même fréquente assidûment deux types de lieux :

Le théâtre du Vaudeville, à l'angle de la rue d'Antin et du boulevard des  Italiens

        Tous les lieux où l’on va assister au spectacle, depuis l’Opéra, l’Opéra-Comique, le théâtre des Italiens, le Théâtre du Vaudeville, où même très malade, elle se rend pour une dernière soirée. Dans tous les lieux, les plus riches disposent d’une loge à l’année, qui leur permet de recevoir des amis.

Guillaume Coustou le Vieux, un des chevaux de Marly, 1739-1745. Marbre de Carrare, 340 x 284 x 127, transféré en 1794 à l’entrée des Champs-Élysées

        Les lieux où l’on se donne en spectacle, au premier rang desquels les Champs-Élysées où défilent les élégantes calèches, ainsi que cavaliers et amazones., des chevaux de Marly, placés alors à l’entrée du jardin des Tuileries au Rond-Point où a été achevée, en 1836, la construction de l’Arc-de-triomphe. Certains, comme Marguerite, continuent jusqu’aux allées du bois de Boulogne, autre lieu de promenade prisé des élégants.

Dans les deux cas, le roman donne l’image d’une ville où la richesse s’étale, où les privilégiés, oisifs, se donnent en spectacle et s’enivrent de plaisirs coûteux. L’essentiel est de voir, et de se faire voir… Même au théâtre, la lorgnette de Marguerite lui sert davantage à observer la salle, les spectateurs des autres loges, que ce qui se déroule sur la scène.

Guillaume Coustou le Vieux, un des chevaux de Marly, 1739-1745. Marbre de Carrare, 340 x 284 x 127, transféré en 1794 à l’entrée des Champs-Élysées

Quel terrible contraste alors avec le chapitre V où le narrateur se rend au cimetière de Montmartre voir la tombe de Marguerite ! Elle est, certes, couverte de camélias, mais, en même temps, elle annonce le terrible sort de la jeune femme : « Je ne peux pas me figurer que cette femme que j’ai quittée si jeune et si belle est morte. […]Il faut que je voie ce que Dieu a fait de cet être que j’ai tant aimé, et peut-être le dégoût du spectacle remplacera-t-il le désespoir du souvenir. » Pour changer Marguerite de tombeau, Armand fait ouvrir le cercueil, et découvre l’horrible image du cadavre de sa bien-aimée…

La tombe d'Alphonsine Plessis, modèle de "la dame aux camélias" au cimetière de Montmartre

La tombe d'Alphonsine Plessis, modèle de "la dame aux camélias" au cimetière de Montmartre

Le rôle de l'argent

Tout au long du roman, la ville est liée à l’argent : ne pas en avoir est perçu comme une honte, le but de chacun est donc de s’enrichir pour pouvoir dépenser. Cette approche fait, bien évidemment, écho à la vie même d’Alexandre Dumas, qui mène une joyeuse vie de dandy, cultivant des plaisirs coûteux, et qui, comme son père, est couvert de dettes : « je dépensais en huit mois mon revenu de l’année », explique Armand, alors même qu’il faisait « des dépenses fort modestes » (ch. XVI). La vie parisienne est coûteuse. 

Le luxe d'un appartement au XIX° siècle

À cela s’ajoute l’entretien d’une maîtresse : « Rien  n’est cher comme les mille caprices de fleurs, de loges, de soupers, de parties de campagne qu’on ne peut jamais refuser à sa maîtresse. » (ch. XVI) La description de l’appartement de Marguerite met en valeur la place accordée à l’argent : « Le mobilier était superbe. Meubles de bois de rose et de Boule, vases de Sèvres et de Chine, statuettes de Saxe, satin, velours et dentelles, rien n'y manquait ». Prudence Duvernoy explique même longuement à Armand, au début du chapitre XIII, ce que peut coûter une femme comme Marguerite, et l’avertit : « Ce n’est pas avec vos sept ou huit mille francs de pension que vous soutiendrez-le luxe de cette fille-là ; ils ne suffiraient pas à l’entretien de sa voiture. »

Le luxe d'un appartement au XIX° siècle

Ce rôle de l’argent ressort pleinement lors de la vente aux enchères des biens de Marguerite « pour payer les dettes » qu’elle a accumulées auprès de ses fournisseurs, quand le narrateur s’indigne de l’avidité des créanciers : « Honnêtes gens qui avaient spéculé sur la prostitution de cette femme, qui avaient gagné cent pour cent sur elle, qui avaient poursuivi de papier timbré les derniers moments de sa vie, et qui venaient après sa mort recueillir les fruits de leurs honorables calculs en même temps que les intérêts de leur honteux crédit. » (ch. III)

Un lieu de désordre et de dissipation

Deux termes définissent la vie parisienne : « bruit » et « désordre ». Si le premier renvoie au rythme et à l’agitation de la ville, le second, lui, prend un sens moral : la ville et le besoin d’argent qu’elle induit, pervertissent l’être. Au chapitre IV, le narrateur est très sévère : c’est « la ville mère du scandale ».

La prostitution

Déjà, dès le récit enchâssé dans le chapitre I, l’histoire de la jeune Louise forme une sorte d’apologue, qui introduit le thème de la prostitution, omniprésent dans le roman. À aucun moment, il ne nous est possible d’oublier, quelle que soit la grâce de Marguerite Gautier, quelle que soit la sincérité de son amour pour Armand, qu’elle est une femme entretenue, pour laquelle bien des hommes se sont ruinés. Le narrateur en est très conscient d’ailleurs : « à Paris, à chaque pas, je pouvais coudoyer un homme qui avait été l’amant de cette femme ou qui le serait le lendemain. » Présent avec le vieux duc, qui continue à verser de l’argent, passé, avec les nombreux amants évoqués par Prudence, futur enfin… La prostitution semble un engrenage sans fin dont il est impossible de sortir.

Zygmunt Andrychiewicz, À la table du Café, 1891. Huile sur toile, 77,5 x 57. Varsovie

Zygmunt Andrychiewicz, À la table du Café, 1891. Huile sur toile, 77,5 x 57. Varsovie

Les dettes

Pour maintenir son train de vie à Paris, un jeune homme se trouve obligé de faire des dettes, comme Armand Duval. Le roman fait apparaître une gradation :

  • Avant de faire la connaissance de Marguerite, Armand n’avait « pas un sous de dettes » (ch. XVI)

  • Avec elle, il souscrit une première dette. Comme il « fallait trouver un moyen de soutenir les dépenses qu’elle [lui] faisait faire », il avoue : « Je commençai à emprunter cinq ou six mille francs sur mon petit capital » (ch. XVI). Mais cette première dette sera remboursée.

  • Puis, le séjour à Bougival multiplie les dépenses, et Armand mentionne une seconde dette : « je vins emprunter à Paris une somme égale à celle que j’avais déjà empruntée autrefois et que j’avais rendue très exactement. » (cf. XVII) Mais aucun passage, dans la suite du roman, n’évoque le remboursement de cette dette

Tout se passe comme si faire des dettes devenait peu à peu une façon naturelle de vivre.

Pour conserver Marguerite, Armand décide même de lui faire une donation, en lui cédant « une hypothèque de soixante mille francs sur une maison » héritée de sa mère. Il est donc prêt à se ruiner pour elle, et c’est ce que lui reproche d’ailleurs son père : « c’est pour empêcher votre ruine en faveur d’une fille que je suis venu à Paris. Votre mère vous a laissé en mourant de quoi vivre honorablement et non pas de quoi faire des générosités à vos maîtresses. »

Eugène Lami, Convalescence, 1843. Gravure sur acier aquarelléee 

Eugène Lami, Convalescence, 1843. Gravure sur acier aquarelléee 

Le jeu

L’argent devient ainsi le moteur d’une débauche morale. Elle est symbolisée par le recours au jeu, auquel est consacré un long développement dans le chapitre XVI, pour expliquer comment des jeunes gens peuvent s’y ruiner. Armand conclut : « Je me lançait donc dan cette vie rapide, bruyante, volcanique, qui m’effrayait autrefois quand j’y songeais, et qui était devenue pour moi le complément inévitable de mon amour pour Marguerite. Que voulez-vous que j’y fisse ? » Cette question finale représente bien la fatalité de la débauche pour assurer ses plaisirs.

Aucune résistance morale ne semble possible : « Il n’était pas facile de résister à une vie qui me permettait de satisfaire sans me gêner aux mille caprices de Marguerite. » (ch. XVI)

La ville est donc plus forte que ceux qui y vivent. Fascinante par les plaisirs qu’elle étale aux yeux de tous, elle les incite au vice, à la débauche. Paris corrompt donc leurs âmes, presque malgré eux.

L'IMAGE DE LA CAMPAGNE 

L’image donnée de la campagne est exactement l’inverse : elle purifie ceux qui y vivent, par son présence de la nature et par son calme.

La description des lieux

Ouverture et fermeture

La campagne est montrée comme un lieu ouvert, où le regard s’étend : « la vue s’étend sur un infini de collines » (ch. XVI). Avec cette impression d’un lieu sans limites, où tout devient possible : l’âme humaine peut se déployer, jusqu’au rêve, jusqu’à l’idéal.

En contraste, la description suggère aussi un lieu clos, donc protégé : Bougival « est un petit village gaiement construit au pied de la colline qui le protège » (ch. XVI). C’est encore plus net dans l’île où les amants trouvent une  sorte de refuge, un abri contre la ville. Armand s’y sent « libre de tous les liens qui […] retenaient » sa pensée, isolé, caché du monde comme le sera la maison où le couple choisira de vivre. Vu de la campagne, une phrase, mise en relief car détachée du paragraphe et nominale, montre « Au fond, Paris dans la brume. » (ch. XVI) Ce flou, grisâtre contraste avec « le soleil ardent » qui éclaire le décor, et qui met en relief ses couleurs vives : des « toits rouges » sous le « ciel bleu », une « pelouse verte » et des « fleurs ».

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Pierre-Auguste Renoir, La Grenouillère, 1869. Huile sur toile, 59 x 80. Musée de l’Hermitage, Saint-Pétersbourg 

Vue de Bougival : une maison dans la verdure

La symbolique de l'eau

Les bords de la Seine, notamment dans les environs de Bougival et de Croissy, sont un des endroits favoris au XIXème siècle pour les "parties de campagne", et deviendront d'ailleurs le lieu de prédilection des peintres impressionnistes. Dans le roman, comme cela se trouvait déjà chez Rousseau, dans ses Rêveries du promeneur solitaire (1782), une association étroite est établie entre la nature et l’eau : milieu originel de l’homme – pensons à son état de fœtus – l’eau marque le retour à l’innocence de l’enfant, donc à une forme de pureté. D’où l’image de bercement, mise en valeur, et le rôle de ces promenades, évoquées dans le chapitre XVII, « dans un charmant petit bateau » acheté par Armand : là encore, « la robe blanche » que porte Marguerite souligne cette pureté.

Pierre-Auguste Renoir, La Grenouillère, 1869. Huile sur toile, 59 x 80. Musée de l’Hermitage, Saint-Pétersbourg 

La métamorphose morale

La réhabilitation

Un long passage, dans le chapitre XVI, associe longuement la nature et le thème du pardon, comme si elle effaçait toutes les fautes : « à la campagne, au milieu de gens que nous n’avions jamais vus et qui ne s’occupaient pas de nous, au sein d’une nature toute parée de son printemps, ce pardon annuel, et séparée du bruit de la ville, je pouvais cacher mon amour et aimer sans honte et sans crainte. » La campagne restitue donc à Marguerite sa pureté perdue : « La courtisane y disparaissait peu à peu. […] Le soleil éclairait ma maîtresse comme il eût éclairé la plus chaste fiancée. »

Échapper au temps

La vie parisienne s’inscrit dans le temps : chaque heure de la journée, depuis le lever, a son occupation fixée, boutiques, visites, dîners, soirées mondaines… Au contraire, à la campagne, le temps semble s’étirer, la durée s’abolit. Marguerite passe « une heure, pour regarder la simple fleur dont elle portrait le nom », Armand, lui, passe « des journées entières aux pieds de [s]a maîtresse », et le chapitre XVII se conclut sur cette phrase : « nous continuâmes à vivre ensemble sans nous inquiéter de l’avenir. » La campagne a donc permis d’échapper à l’emprise du temps.

Rupture avec le passé

Ce séjour à la campagne conduit à un changement total dans l’attitude de Marguerite. Alors qu’au début, elle ne cesse de recevoir des visites et de donner des fêtes, elle décide de « congédier ses amis » et de « changer ses habitudes », et la rupture avec le Duc, qui continuait à l’entretenir matériellement, parachève cette transformation : « Nous serons heureux, nous vivrons tranquilles, et je dirai un éternel adieu à cette vie dont je rougis maintenant. Jamais tu ne me reprocheras le passé, n’est-ce pas ? » 

CONCLUSION

Ces chapitres reflètent parfaitement l’idéal romantique d’un amour pur, vécu loin des corruptions de la grande ville, lieu de toutes les corruptions, au sein d’une nature apaisante. Mais plusieurs indications signalent qu’il ne s’agit que d’une parenthèse dans l’intrigue amoureuse.

         L’acquisition de la maison est d’abord entrevue comme un rêve, qui ne se réalisera que le temps d’un printemps et d’un été. D’ailleurs, la formulation de ce rêve, avec l’emploi de l’irréel du passé, semble par avance l’annihiler : « J’y voyais Marguerite et moi, le jour dans le bois qui couvrait la colline, le soir assis sur la pelouse, et je me demandais si créatures terrestres auraient jamais été aussi heureuses que nous. » (ch. XVI)

         L’argent, lui, ne disparaît pas totalement, comme le prouve la venue de Prudence, que Marguerite charge, en cachette, de vendre ses bijoux.

Mais ce sont surtout les commentaires, faits, a posteriori, par Armand à son auditeur, qui démythifient cette vision idéalisée, et la réalité reprendra vite son dû. Par exemple, en évoquant ses dépenses, il signale qu’elles « furent la cause des événements qui vont suivre » ; avant même de s’attarder sur sa vie heureuse à Bougival, il mentionne au passé «  le bonheur que je lui ai dû » (ch. XVI). Enfin, cette description du bonheur à la campagne est coupée par cette exclamation, qui traduit l’annonce d’une suite tragique : « Hélas ! nous nous hâtions d’être heureux, comme si nous avions deviné que nous ne pouvions pas l’être longtemps. » (ch. XVII)​

Temporalité

La temporalité dans le roman 

LE CHOIX DU RÉALISME 

Un roman inscrit dans son époque

Le rôle du narrateur

Dès l’ouverture du roman, le narrateur consacre quatre paragraphes à insister sur la vérité de son récit, afin d’en convaincre son lecteur qu’il interpelle : « J’engage donc le lecteur à être convaincu de la réalité de cette histoire dont tous les personnages, à l’exception de l’héroïne, vivent encore. » Il multiplie les arguments : « N’ayant pas encore l’âge où l’on invente, je me contente de raconter. » Il mentionne également un moyen de vérifier son « témoignage » : « D’ailleurs, il y a à Paris des témoins de la plupart des faits que je recueille ici, et qui pourraient les confirmer ». Enfin, il souligne son rôle : « seul j’ai été le confident des derniers détails sans lesquels il eût été impossible de faire un récit intéressant et complet. »

Une nouvelle affirmation de vérité intervient avant que le narrateur ne s’efface pour laisser la parole à Armand :

Pour lire le roman

« — C’est une bien simple histoire, ajouta-t-il alors, et que je vous raconterai en suivant l’ordre des événements. Si vous en faites quelque chose plus tard, libre à vous de la conter autrement. »

Voici ce qu’il me raconta, et c’est à peine si j’ai changé quelques mots à ce touchant récit.​ (Chapitre VII)

La vérité du contexte

Tout au long du roman, le récit se réfère de façon très précise aux réalités contemporaines, n’hésitant pas à citer des noms, parfois intégralement, par exemple ceux des orfèvres Aucoc et Odiot, ou du peintre Vidal, présenté comme le portraitiste portrait de Marguerite (et le peintre s’est fortement défendu de cette mention !), parfois avec la seule initiale, mais avec un détail qui les rend transparents pour un lecteur de ce temps : « le duc d’Y…, qui passe à Madrid pour se ruiner à Paris, à Paris pour se ruiner à Madrid ». Il en va de même pour les lieux de la vie parisienne, les adresses avec le numéro de la rue. Ajoutons-y, enfin, des précisions exactes sur le coût de la vie.

Robert Lefèvre, Portrait de l’orfèvre Jean-Baptiste Claude Odiot, 1822. Huile sur toile, 125,1 x 157,4. Institut des Arts, Détroit

Robert Lefèvre, Portrait de l’orfèvre Jean-Baptiste Claude Odiot, 1822. Huile sur toile, 125,1 x 157,4. Institut des Arts, Détroit

Le rôle des chapitres I à VI

Ces chapitres, pris en charge par un narrateur, participent aussi à l’ancrage réaliste. Dès le début, en effet, il cite une date précise, « Le 12 du mois de mars 1847 », la lecture par le narrateur de l’affiche qui annonce la vente aux enchères des biens de Marguerite pour le 16. À partir de cette date, la chronologie se déroule de façon linéaire, chaque chapitre s’ouvrant sur un moment précis :

  • Le chapitre 1 couvre les 12, 13 et 14 mars : le narrateur vient visiter l’appartement.

  • Au chapitre II, est introduit « un jour d’intervalle […] laissé entre les visites » ;

  • Le chapitre III s’ouvre sur la précision : « Le 16, à seize heures », donc le jour de la vente.

  • Le chapitre IV signale que « [d]eux jours après, la vente était complètement terminée », puis que « [d]epuis trois ou quatre jours l’appartement, vide de tous ses meubles, était à louer » lorsqu’intervient la visite d’Armand Duval au narrateur.

  • Un flou, en revanche, sépare le chapitre V du précédent : « Un assez long temps s’écoula ». On est en « avril » quand le narrateur se rend sur la tombe de Marguerite au cimetière Montmartre.

  • Ce flou disparaît au chapitre V, où nous apprenons que l’absence d’Armand Duval a duré « trois semaines »

Mais, de ce fait, le récit qui suit constitue une longue analepse, un retour en arrière, puisqu’Armand Duval remonte au temps de sa première rencontre avec Marguerite Gautier, « deux ans » avant que ne se noue entre eux la relation amoureuse.

LE JEU AVEC LE TEMPS 

Dans les chapitres I à VI

Par l’intermédiaire de ce narrateur initial – fiction narrative qui permet à Dumas de se dédoubler, entre le romancier qui écrit et le personnage d’Armand Duval – le lecteur va trouver une présentation des personnages, et il connaît déjà le dénouement de l’histoire, la mort de Marguerite avec son enterrement « le 22 février à midi », en 1847. Mais, de ce fait, le narrateur s’autorise à interrompre la linéarité chronologique du récit pour développer ses descriptions ou ses propres commentaires.       

Jean Béraud, Scène sur les Champs-Élysées, vers 1890. Huile sur toile, 36,8 x 53,3.  Collection particulière

         D’une part, il introduit des retours sur le passé, par exemple pour faire un portrait de Marguerite : « Je me rappelais avoir rencontré Marguerite très souvent aux Champs-Élysées, où elle venait assidûment tous les jours » (ch. II). La procédé est encore plus net concernant le séjour de l’héroïne à Bagnères il y a « trois ans environ », qui, lui, date du « printemps de 1842 » Cependant, dans ce dernier cas, comme pour le retour en arrière sur les « dernières circonstances de sa vie » (ch. III), le narrateur prend soin de préciser que ce sont des informations de seconde main, mais en nous laissant supposer que ces témoins sont bien « informés ».

Jean Béraud, Scène sur les Champs-Élysées, vers 1890. Huile sur toile, 36,8 x 53,3.  Collection particulière

         D’autre part, la rencontre du narrateur avec Armand Duval permet aussi de ménager des ouvertures vers l’avenir, ce qui est une façon de tenir en éveil la curiosité du lecteur. Ainsi, dans le chapitre IV, en lui remettant le roman Manon Lescaut, acheté lors de la vente, le narrateur invite Armand à lui dire « la cause de son chagrin », mais celui-ci remet ce récit à plus tard : « Un jour, je vous ferai part de cette histoire, et vous verrez si j’ai raison de regretter la pauvre fille. » De même, au chapitre VI, en lui remettant des « papiers » que Marguerite lui « avait laissés », Armand lui ordonne : « Vous les lirez aussi, mais plus tard, quand je serai plus calme et quand je pourrai vous faire comprendre tout ce que cette confession révèle de cœur et d’amour. »

Mais ces ruptures temporelles, loin de briser le réalisme, le renforcent : elles assoient la vraisemblance en donnant l’impression que le récit nous offre une tranche de vie.

Dans le récit d'Armand Duval

En introduisant son récit, Armand Affirme : « C’est une bien simple histoire, ajouta-t-il alors, et que je vous raconterai en suivant l’ordre des événements. »

Mais n’oublions pas que le récit est fait a posteriori, Armand sait donc comment s’est terminée cette liaison, qui se noue à la fin du chapitre XI. C’est pourquoi, par instants, son récit chronologique s’interrompt pour laisser place à une réflexion qui évoque cet avenir : « Ces réflexions, je ne les faisais pas le matin où je rentrais chez moi. Elles n’eussent pu être que le pressentiment de ce qui allait m’arriver, et malgré mon amour pour Marguerite, je n’entrevoyais pas de semblables conséquences ; aujourd’hui je les fais. Tout étant irrévocablement fini, elles résultent naturellement de ce qui a eu lieu. » (ch. XII)

Le récit d’Armand est très détaillé, puisqu’il rapporte toutes les conversations de façon directe. C’est ce qui explique qu’à plusieurs reprises, dans un souci de vraisemblance, Dumas coupe le récit, pour laisser son héros se justifier en insistant sur l’importance de ces détails, mais toujours dans la perspective du dénouement qu’il connaît : « J’aurais pu, me dit Armand, vous raconter en quelques lignes les commencements de cette liaison, mais je voulais que vous vissiez bien par quels événements et par quelle gradation nous en sommes arrivés, moi, à consentir à tout ce que voulait Marguerite, Marguerite, à ne plus pouvoir vivre qu’avec moi. » (ch. XVI), « Pardonnez-moi si je vous donne tous ces détails, mais vous verrez qu’ils furent la cause des événements qui vont suivre. Ce que je vous raconte est une histoire vraie, simple, et à laquelle je laisse toute la naïveté des détails et toute la simplicité des développements. » (ch. XVI)

 

Cette impossibilité d’oublier le dénouement dans le récit est particulièrement marquante dans les chapitres qui évoquent le séjour à Bougival, précisément pour souligner le contraste entre ces moments de bonheur et le malheur futur, et, de ce fait, l’illusion alors vécue : « Hélas ! nous nous hâtions d’être heureux, comme si nous avions deviné que nous ne pouvions pas l’être longtemps. » (ch. XVII) La projection dans l’avenir peut alors apparaître comme un pressentiment, par exemple après la visite d’Armand à son père : « Marguerite et moi, nous passâmes toute la journée à nous redire nos projets comme si nous avions compris le besoin de les réaliser plus vite. Nous nous attendions à chaque minute à quelque événement, mais heureusement le jour se passa sans amener rien de nouveau. (ch. XXI)

Enfin, c’est bien la situation au moment du récit qui permet à Armand d’exprimer ses remords, notamment de son comportement lors de sa liaison avec Olympe, d’autant plus qu’il a déjà lu la lettre de Marguerite et le récit de sa maladie et de sa mort transmis par Julie Duprat : « Quand je pense qu’elle est morte maintenant, je me demande si Dieu me pardonnera jamais le mal que j’ai fait. » (ch. XXIV)     

CONCLUSION

La réussite de Dumas est d’avoir maintenu l’intérêt du récit pour un lecteur qui, depuis le premier chapitre, est au courant de la mort de Marguerite. Chaque chapitre, en effet, se termine en ouvrant un horizon d’attente qui maintient cet intérêt. L’intervention du père d’Armand, notamment, joue un rôle en ce sens, renforcé par le mystère introduit dans les explications elliptiques données par Marguerite lors de sa dernière visite à Armand et Marguerite :

 « [...] les circonstances ont été plus fortes que ma volonté. J’ai obéi, non pas à mes instincts de fille, comme vous paraissez le dire, mais à une nécessité sérieuse et à des raisons que vous saurez un jour, et qui vous feront me pardonner.

— Pourquoi ne me dites-vous pas ces raisons aujourd’hui ?

— Parce qu’elles ne rétabliraient pas un rapprochement impossible entre nous, et qu’elles vous éloigneraient peut-être des gens dont vous ne devez pas vous éloigner.

— Quelles sont ces gens ?

— Je ne puis vous le dire. » (Chapitre XXIV)

Le lecteur n’apprendra la vérité que dans les derniers chapitres.            

L'héroïne

 Le portrait de l'héroïne : du début au chapitre XV 

Pour lire le roman

Le titre a déjà indiqué que l’héroïsme est au centre du roman. Le lecteur la découvre en deux temps, d’abord après sa mort, à travers le jugement du narrateur, des chapitres I à VI, puis durant sa vie, par le portrait qui ressort du récit d’Armand Duval, des chapitres VII à XV. Nous choisissons d’arrêter l’analyse sur cette fin de chapitre, car la suite, marquant une évolution à la fois dans son mode de vie et dans son histoire d’amour avec Armand, fait évoluer ce portrait et fera l’objet des études suivantes.

LE PORTRAIT FAIT PAR LE NARRATEUR 

De l'objectivité à la subjectivité

Dans les premiers chapitres, le narrateur est le premier à proposer au lecteur un portrait de l’héroïne. Il affirme, à plusieurs reprises, se contenter de « raconter », et invoque son objectivité, son respect de la vérité : « Loin de nous la pensée de faire de notre héroïne autre chose que ce qu’elle était. » Cependant, nous noterons déjà le possessif, « notre héroïne », qui révèle à la fois son statut d’ « écrivain » et sa volonté de faire partager au lecteur son point de vue.

En même temps, il est aussi un personnage actif dans le roman : il participe à la vente, il a lui-même rencontré Marguerite et, surtout, il rencontre Armand et écoute son récit, qu’il est censé transcrire. Dans ces conditions, comment pourrait-il être réellement subjectif ? En fait, il donne souvent son point de vue sur Marguerite,

         soit de façon directe, par les jugements qu’il porte, par exemple quand il la qualifie de « pauvre créature » ou mentionne son « expression virginale » ;

         soit de façon indirecte, en rapportant ses pensées supposées ou en expliquant son comportement : « il avait semblé à cette fille habituée à la vie dissipée, aux bals, aux orgies même, que sa solitude, troublée seulement par les visites périodiques du duc, la ferait mourir d’ennui », « Le passé lui apparaissait comme une des causes principales de sa maladie, et une sorte de superstition lui fit espérer que Dieu lui laisserait la beauté et la santé, en échange de son repentir et de sa conversion. »

Le portrait est donc nettement orienté.        

Un vibrant éloge

Sa beauté physique

La formule qui introduit le portrait de Marguerite, « il était impossible de voir une plus charmante beauté que celle de Marguerite » (ch. II) annonce, par l’hyperbole, l’éloge que va en faire le narrateur dans les pages suivantes : « la tête, une merveille », « un ovale d’une grâce indescriptible », « la peau de ce velouté qui couvre les pêches »… Ce portrait prend d’autant plus de relief qu’il va s’opposer à l’horreur du cadavre découvert après ouverture du cercueil : « C’était terrible à voir, c’est horrible à raconter. »

Ses qualités morales

Derrière sa mentalité de courtisane, elle fait preuve d’une forme d’honnêteté dont son attitude avec le vieux duc, à Bagnères, donne la preuve : « Interrogée, Marguerite avoua tout au duc, lui conseillant, sans arrière-pensée, de cesser de s’occuper d’elle, car elle ne se sentait pas la force de tenir les engagements pris, et ne voulait pas recevoir plus longtemps les bienfaits d’un homme qu’elle trompait. » (ch. II) Elle est lucide sur elle-même, lucide sur sa vie, et il affirme à Armand avoir compris qu’elle « sortait de la catégorie ordinaire » (ch. IV). Enfin, il reprend à plusieurs reprises l’opinion de ceux qu’il interroge sur Marguerite sous la même forme, elle est « une bonne fille » (ch.V).

Louis Icart, La Dame aux camélias, 1938. Eau-forte couleurs, 28,9 x 22,9

Louis Icart, La Dame aux camélias, 1938. Eau-forte couleurs, 28,9 x 22,9

Louis Icart, La Dame aux camélias, 1938. Eau-forte couleurs, 28,9 x 22,9

Une compassion

Mais ce portrait préalable a une fonction initiale : inciter le lecteur à porter un autre regard sur une « fille », une courtisane. Dès le début, le narrateur élabore un plaidoyer à l’égard de celle qu’il qualifie de « pauvre fille » (ch. I), et il affirme son « indulgence inépuisable pour les courtisanes ». Le chapitre III, la vente aux enchères, va encore plus loin : « mon indulgence s’augmenta de pitié, presque d’amour pour la pauvre fille ».  Le narrateur se lance alors dans un long plaidoyer en faveur de ces « pauvres créatures », les courtisanes, en se référant à la Bible, à l’exemple donné par le comportement du Christ envers la pécheresse Marie-Madeleine. Dans le dernier paragraphe, Dumas multiplie les injonctions pour faire partager à son lecteur ce jugement : « Ne méprisons pas la femme qui n’est ni mère, ni fille, ni épouse. Ne réduisons pas l’estime à la famille, l’indulgence à l’égoïsme. Puisque le ciel est plus en joie pour le repentir d’un pécheur que pour cent justes qui n’ont jamais péché, essayons de réjouir le ciel. »

Comment ne pas penser ici à la nature même de Dumas, fils illégitime d’un père qui, après avoir séduit sa mère, l’a abandonnée en s’occupant de ce fils bien tardivement ?

Louis Icart, La Dame aux camélias, 1938. Eau-forte couleurs, 28,9 x 22,9

LE PORTRAIT FAIT PAR ARMAND DUVAL  

Il y a cinq étapes dans la présentation de Marguerite, qui suivent l’évolution de l’histoire d’amour :

  • les prémisses de la relation, avec une première rencontre (chapitre VII), puis, après un écart temporel de deux ans, la deuxième rencontre (chapitres VIII à X) conduit au souper chez Marguerite.

  • l’apogée : la troisième rencontre (chapitre XI) se termine sur la nuit d’amour chez Marguerite

  • deux moments de crise : d’abord une rencontre au théâtre suscite la jalousie d’Armand, effacée par une deuxième nuit d’amour, mais ravivée par la présence du comte de G… qui entre chez Marguerite la nuit suivante (chapitres XII et XIII) Mais la cinquième rencontre (chapitres XIV et XV) permet, après une décision de rupture, la réconciliation des amants.

Louis Icart, La Dame aux camélias, 1938. Eaux-fortes couleurs, 28,9 x 22,9

Louis Icart, La Dame aux camélias, 1938. Eau-forte couleurs, 28,9 x 22,9

Le portrait physique

Il repose sur une opposition entre l’apparence, la beauté idéale, et la réalité, la maladie, et au fil de l’histoire, c’est cette réalité qui l’emporte.

Louis Icart, La Dame aux camélias, 1938. Eau-forte couleurs, 28,9 x 22,9

Une beauté parfaite

Marguerite vit de son corps, c’est donc lui qui est mis en valeur dès sa première présentation, avec son vêtement : « Elle était élégamment vêtue ; elle portait une robe de mousseline tout entourée de volants, un châle de l’Inde carré aux coins brodés d’or et de fleurs de soie, un chapeau de paille d’Italie et un unique bracelet, grosse chaîne d’or dont la mode commençait à cette époque. » La mention première, « une femme vêtue de blanc », introduit une image de pureté qui, d’emblée, va permettre l’idéalisation. Le regard admiratif des témoins, dont témoignent leur « murmure d’admiration » et ce garçon qui suit des yeux sa calèche, objective la vision, qui aurait pu paraître faussée si elle avait été présentée par Armand seul : « Quant à moi, je restai cloué à ma place, depuis le moment où elle entra jusqu’au moment où elle sortit. » En même temps, le fait qu’il la regarde « [à] travers les vitres », crée une distance, comme s’il s’agissait d’un objet rare contemplé dans une vitrine. Il parle aussi de « vision », lui donnant ainsi une dimension surnaturelle. 

Louis Icart, La Dame aux camélias, 1938. Eau-forte couleurs, 28,9 x 22,9

La maladie

Annoncée de façon dramatique, dans le chapitre VII, « elle est poitrinaire […] et elle se meurt », elle va être réintroduite, dans une phrase isolée mise en valeur par la répétition verbale, et développée de façon plus insistante dans le chapitre VIII, en raison de l’écart temporel qui sépare des deux chapitres : « Elle avait souffert, elle souffrait encore. » Dans la suite du récit, dès la fin du chapitre IX, les manifestations de la maladie sont décrites avec réalisme, et le chapitre X les met en évidence : « Renversée sur un grand canapé, sa robe défaite, elle tenait une main sur son cœur et laissait pendre l’autre. Sur la table il y avait une cuvette d’argent à moitié pleine d’eau ; cette eau était marbrée de filets de sang. »

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Le portrait moral

De la même façon, il est construit sur le contraste entre les données traditionnelles d’une courtisane et une personnalité qui vient démentir cela et lui donner une autre profondeur.

L’image de la courtisane

C’est sous cette étiquette, fortement chargée de blâme, qu’elle est initialement présentée, avec un évident mépris : « il n’y a pas besoin de se gêner avec elle », « Ne vous figurez pas que c’est à une duchesse, c’est tout simplement à une femme entretenue, tout ce qu’il y a de plus entretenue, mon cher », « ne faites pas à ces filles-là l’honneur de les prendre au sérieux. » (ch. VII)​

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Elle en présente donc les caractéristiques.

        l’agressivité et la désinvolture insolente : elle est « mal élevée », dit d’elle l’ami d’Armand. Cela est prouvée avec force par la façon dont elle renvoie le comte de N… : « Vous répondez toujours des niaiseries », « vous ne m’ennuyez pas plus aujourd’hui que les autres jours ».

        la gaieté libertine et la débauche, que traduisent le souper joyeux chez elle, et cette « chanson libertine » qu’elle chante en s’accompagnant au piano alors qu’elle est incapable de jouer du Weber : « Ne chantez donc pas ces saletés-là », lui lance d’ailleurs le héros.

        ses amants, qu’elle dépouille sans scrupules de leur argent, depuis « le vieux duc », qui lui offre six mille francs, jusqu’au comte de N…, chassé sans le moindre égard alors qu’il se ruine en cadeaux, en passant par le comte de G…, « qui l’a lancée », explique Prudence, qui ajoute : « Il ne faut pas qu’elle se brouille avec le comte qui lui fait une dizaine de mille francs par an. » Mais il faut remarquer que cette présentation est faite par Prudence, jamais par Marguerite elle-même, comme pour la déculpabiliser. L’héroïne, elle, qualifie son métier de « honteux ».

L'envers de cette image

Dans le portrait, l’excuse, les qualités cachées, l’emportent nettement sur le blâme : Armand mentionne cette « vie douloureuse que j’entrevoyais sous le voile doré qui la couvrait ». (ch. X)​

       Sous la joie se manifeste l’ennui d’une vie vide : lors du souper, au milieu de la musique, Armand explique : « Marguerite, assise devant son piano, laissait courir ses doigts sur les touches, et commençait des morceaux qu’elle n’achevait pas.

L’aspect de cette scène était l’ennui, résultant pour l’homme de l’embarras de sa nullité, pour la femme de la visite de ce lugubre personnage. » (ch. VIII)

Face à la jalousie d’Armand, au chapitre XV, son discours exprime une tristesse profonde et une immense solitude. Elle ressent douloureusement le fait de devoir se plier aux exigences de ses amants, donc de ne plus avoir droit à des sentiments personnels : « Nous autres, quand nous avons encore un peu de cœur, nous donnons aux mots et aux choses une extension et un développement inconnus aux autres femmes. »

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

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       Sous la débauche, se révèlent l’innocence, la délicatesse du cœur. Tout au long du récit, Armand introduit des excuses, des analyses qui expliquent la sincérité de Marguerite. Ainsi, ses insolences deviennent « une revanche des humiliations qu’elles sont souvent forcées de subir de la part de ceux qu’elles voient tous les jours. » Dans le chapitre IX, il emploie le terme « candeur », et la réhabilite totalement, en donnant l’impression que son mode de vie est dû au hasard et non pas à sa volonté propre : « on reconnaissait dans cette fille la vierge qu’un rien avait faite courtisane, et la courtisane dont un rien eût fait la vierge la plus amoureuse et la plus pure. » Cette explication se trouve encore renforcée dans le chapitre XV, où elle est mise dans la bouche de Marguerite, plus touchante ainsi aux yeux du lecteur.

         Sous l’asservissement aux hommes, l’indépendance et la lucidité amère de ce qu’est son métier : elle a « de la fierté » (ch. IX), qui se retrouve dans la promesse qu’elle exige d’Armand : « je veux être libre de faire ce que bon me semblera, sans vous donner le moindre détail sur ma vie. Il y a longtemps que je cherche un amant jeune, sans volonté, amoureux sans défiance, aimé sans droits. » Cette indépendance sonne comme une revanche, une compensation à son état d’objet.

CONCLUSION

Pour compléter ce portrait, Dumas le fait prendre en charge par Marguerite elle-même. Revendiquer hautement son état de courtisane, avec lucidité, est une façon de ne plus subir le blâme, mais de se réhabiliter en se l’appliquant à elle-même : « des filles comme moi, une de plus ou de moins, qu’est-ce que cela fait ?, « Est-ce qu’on se gêne avec une fille comme moi ? », « ne vous exagérez pas ce que je vaux, car je ne vaux pas grand-chose » (ch. X).

Ainsi, l’impression d’ensemble transmise au lecteur est celle d’une femme sincère, généreuse, le contraire de la courtisane « traditionnelle », et, en cela, digne de compassion face à ses souffrances. Son élan de sincérité, notamment, face à Armand soudainement tutoyé dans le chapitre XV, montre sa quête d’un amour pur, sincère, qui serait pour elle une réhabilitation :

« Il y a des gens qui se ruineraient sans rien obtenir de nous, il y en a d’autres qui nous ont avec un bouquet. Notre cœur a des caprices ; c’est sa seule distraction et sa seule excuse. Je me suis donnée à toi plus vite qu’à aucun homme, je te le jure ; pourquoi ? parce que me voyant cracher le sang tu m’as pris la main, parce que tu as pleuré, parce que tu es la seule créature humaine qui ait bien voulu me plaindre. » (Chapitre XV)

 L'image de l'amour : des chapitres VII à XV 

Pour lire le roman

L'amour

Le roman, datant de 1848, date d’un moment où la littérature se trouve à un carrefour. Immédiatement après l’époque du romantisme, les écrivains prennent peu à peu leurs distances avec lui, tandis que la fondation de la revue Le Réalisme, en 1856, donne ses lettres de noblesse à ce nouveau courant littéraire, qui se veut une reproduction fidèle de la réalité.

Ces deux pôles se retrouvent dans La Dame aux camélias.

LE ROMANTISME 

La naissance de l'amour

L’amour saisit Armand au premier regard, tel que Stendhal dans De l’Amour, essai paru en 1822, dépeint le coup de foudre : « Quant à moi, je restai cloué à ma place, depuis le moment où elle entra jusqu’au moment où elle sortit. » (ch. VII) En parlant de « vision », il donne même à cette rencontre une force propre à envahir tout l’esprit.

Ainsi, l’amour est présenté comme l’inclination irrésistible d’une destinée, ce qui nous renvoie au thème platonicien de « l’âme sœur », issu du mythe de l’androgyne raconté par Aristophane dans Le Banquet, image souvent développée par les auteurs romantiques. Armand l’explique, en tout cas, ainsi : « J’ai un de mes amis qui s’occupe de sciences occultes, et qui appellerait ce que j’éprouvais l’affinité des fluides ; moi, je crois tout simplement que j’étais destiné à devenir amoureux de Marguerite, et que je le pressentais. » (ch. VII), et c’est ce que confirme l’affirmation, « j’aimais Dieu qui permettait tout cela. ». La conclusion des réflexions qu’il formule dans le chapitre XII est donc logique : « quand il aime enfin, comme il est aimé, cet homme épuise d’un coup toutes les émotions terrestres, et après cet amour son cœur sera fermé à tout autre. »

L'idéalisation

À plusieurs reprises, l’amour est représenté comme noble pur, échappant à toute la vénalité attendue d’une courtisane. C’est ce qui explique le souhait d’Armand qui souhaite, pour celle qu’il qualifie d’« ange »,  plus de « chasteté », en accord avec la « candeur » qu’il lit sur son visage. « Je m’entêtais encore à ne pas voir en elle une fille semblable à toutes les autres » (ch. XI), explique-t-il. Il reconnaît sa volonté de « la poétiser », et ses « rêves » relèvent du plus pur romantisme : « Je faisais des rêves d’avenir incroyables ; je me disais que cette fille me devrait sa guérison physique et morale, que je passerais toute ma vie avec elle, et que son amour me rendrait plus heureux que les plus virginales amours. » (ch. XI)

C’est donc toute sa vie qui se trouve transformée par cet amour, en attendant les chapitres XVII à XVIII où Marguerite, à son tour, sera métamorphosée par son contact avec la nature, loin de Paris. Ainsi, l’amour impose au réel une beauté, une pureté qu’il n’a pas réellement.

Paul-Émile Bécat, illustration en couleurs pour La Dame aux camélias, 1930-1939

Paul-Émile Bécat, illustration en couleurs pour La Dame aux camélias, 1930-1939

Le lien entre l'amour et la souffrance

Pour le romantisme, l’amour ne naît pas de la joie mais, avant tout, de la souffrance partagée. Trois moments soulignent cet aspect.

  • Déjà, quand Armand entre dans la loge de Marguerite, alors que « Marguerite riait aux éclats », le sentiment d’Armand est mis en valeur, car la phrase se détache : « J’aurais voulu qu’elle fût triste. » (ch. VII)

  • Puis, lors de la maladie de Marguerite, nous apprenons qu’il est allé la voir tous les jours, une façon de communier dans la souffrance : « Je souffrais du mal que devaient faire à cette frêle organisation ces excès de tous les jours. » (ch. IX)

  • Enfin, en assistant à la crise vécue par Marguerite, il ne cache pas sa « figure bouleversée » et une « émotion » qui le conduit jusqu’à « deux larmes longtemps contenues. » (ch. X)

LA RÉALITÉ 

La liaison de Dumas avec Marie Duplessis

Le fait que le roman puise son inspiration dans la réalité vécue par Dumas en accentue forcément la dimension réaliste. Nous en retrouvons, en effet, plusieurs éléments.

        Déjà, l’attitude d’Armand après le départ de Marguerite à Bagnères rappelle celle du romancier après sa rupture avec Marie : « Puis le temps s’écoula, l’impression, sinon le souvenir, parut s’effacer peu à peu de mon esprit. Je voyageai ; des liaisons, des habitudes, des travaux prirent la place de cette pensée, et lorsque je songeais à cette première aventure, je ne voulais voir ici qu’une de ces passions comme on en a lorsque l’on est tout jeune, et dont on rit peu de temps après. »

        De même, quand Armand explique à Prudence la cause de sa colère envers Marguerite, son refus de profiter de l’argent qu’elle soutire à ses autres amants, il déclare : « Cette facilité ressemble trop à un calcul et rapproche l’homme qui y consent, même par amour, de ceux qui, un étage plus bas, font un métier de ce consentement et un profit de ce métier. » (ch. XIII) Cela nous rappelle l’argument invoqué par Alexandre Dumas, lui-même couvert de dettes, à Marie : « Je ne suis ni assez riche pour vous aimer comme je le voudrais, ni assez pauvre pour être aimé comme vous le voudriez. » La différence est que, dans le roman, cet argument est combattu par Prudence, et qu’Armand acceptera finalement de partager Marguerite.

        Enfin, comment ne pas voir – mais ces paroles sont placées dans la bouche de Prudence – l’évolution qui s’est faite chez Dumas : « cette liaison, excusable chez le jeune homme, ne l’est plus chez l’homme mûr. Elle devient un obstacle à tout, elle ne permet ni la famille, ni l’ambition, ces secondes et dernières amours de l’homme. » (ch. XIII) ? Jeune dandy, Dumas pouvait s’accommoder très aisément d’une maîtresse comme Marie, mais elle ne convenait plus à celui qui, voulant devenir un écrivain reconnu, aurait un rang social à tenir.

Cependant, Armand, lui, va accepter de se donner totalement, sans penser que l’avenir puisse atténuer son amour, sans penser aux conséquences : son amour est bien plus fort que celui de son créateur, plus sincère. L’écriture a donc embelli les sentiments réels, a enjolivé son rôle. Il a donné à cet amour une force qu’il n’avait pas dans la réalité.

Le thème de la possession

Au chapitre XV, Armand déclare à Marguerite : « fais de moi tout ce que tu voudras, je suis ton esclave, ton chien ». Or, nous sommes au XIXème siècle, et la réalité de la condition féminine à cette époque est exactement inverse. Ce sont les femmes qui sont des objets possédés. Cela se trouve illustré par deux passages.

Une scène de reproches : Camille, 1921. Film muet De Ray C. Smallwood, d’après La Dame aux camélias

Une scène de reproches : Camille, 1921. Film muet De Ray C. Smallwood, d’après La Dame aux camélias

         Quand Dumas développe le thème de la conquête, en expliquant d’ailleurs qu’une courtisane est plus difficile à conquérir qu’une jeune fille sortie du couvent, il présente bien la femme comme une proie. De même, quand il montre comment l’homme, une fois la conquête achevée, profite de l’amour qu’elle peut lui donner.

« Puis, quand Dieu permet l’amour à une courtisane, cet amour, qui semble d’abord un pardon, devient presque toujours pour elle un châtiment. Il n’y a pas d’absolution sans pénitence. Quand une créature, qui a tout son passé à se reprocher, se sent tout à coup prise d’un amour profond, sincère, irrésistible, dont elle ne se fût jamais crue capable ; quand elle a avoué cet amour, comme l’homme aimé ainsi la domine ! Comme il se sent fort avec ce droit cruel de lui dire : “ Vous ne faites pas plus pour de l’amour que vous n’avez fait pour de l’argent. Alors elles ne savent quelles preuves donner. Un enfant, raconte la fable, après s’être longtemps amusé dans un champ à crier : “ Au secours ! ” pour déranger des travailleurs, fut dévoré un beau jour par un ours, sans que ceux qu’il avait trompés si souvent crussent cette fois aux cris réels qu’il poussait. Il en est de même de ces malheureuses filles, quand elles aiment sérieusement. Elles ont menti tant de fois qu’on ne veut plus les croire, et elles sont, au milieu de leurs remords, dévorées par leur amour. » (ch. XII)

        Enfin, quand Armand manifeste sa jalousie envers Marguerite, « je suis jaloux de la moindre de vos pensées », toute la beauté, toute la poésie dont il avait preuve dans le moment de l’idéalisation, sont comme empoisonnées par cet « amour-propre » qui affirme sa possessivité.

CONCLUSION

Dans le roman, Dumas laisse donc apparaître la réalité, bien moins sublime que la vision romantique de l’amour.

Mais cela se trouve vite effacé, à la fois par la réconciliation du chapitre XV, puis par le comportement de Marguerite à Bougival, enfin par le sacrifice final auquel elle va consentir devant le père d’Armand. Dumas choisit donc une inversion du réel, la sublimation qui était déjà le propre de l’amour courtois médiéval, qui tranche sur les corruptions de la société parisienne qu’il s’attache à dépeindre.

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Les personnages secondaires 

Pour lire le roman

Pers. seconds

Dans tout roman, nous découvrons trois catégories de personnages :

  • Les personnages principaux, ici Armand et Marguerite : ils tissent l’action romanesque, et la subissent à la fois.

  • Les personnages secondaires : Prudence Duvernoy, le père d’Armand, Olympe, à la fin du roman, et les divers amants de Marguerite : ils infléchissent la trame romanesque, ils y contribuent, mais ne sont pas atteints par elle.

  • Les comparses : Ce sont ceux qui gravitent autour des héros, par exemple les domestiques, telle Nanine, ou le notaire, et ceux que le roman évoque mais ne montre pas, telles la sœur d’Armand ou Julie Duprat.  Ils ne servent, le plus souvent qu’à mettre en relief tel ou tel trait psychologique.

LES AMANTS DE MARGUERITE 

Trois amants interviennent dans le roman, qui font ressortir à la fois la vie de courtisane de l’héroïne, mais aussi son caractère.

Le comte de G...

Il est présenté par Prudence comme le point de départ de la carrière de Marguerite : « Voilà le comte de G… qui a été très amoureux de Marguerite ; c’est lui qui l’a lancée. » C’est aussi lui qui lui assure sa loge au théâtre : il lui permet ainsi de se faire voir de tous, une célébration donc de sa réussite qui, par contrecoup, rejaillit sur celui qui la lui a offerte. Il continue d’ailleurs sa relation avec Marguerite, c’est même lui qui suscite la violente jalousie d’Armand quand il le voit entrer chez elle, à la fin du chapitre XIII. 

Le vieux duc

La relation qu’il entretient avec Marguerite est bien différente. Il l’a rencontrée à Bagnères, aussitôt après la mort de sa propre fille, à laquelle il va substituer Marguerite, avant même de connaître sa position de courtisane. Après l’avoir découverte, loin de renoncer à elle, il va, au contraire, rester à ses côtés et contribuer à son existence, malgré les reproches de la part de sa famille. C’est ainsi que Prudence définit son rôle auprès de Marguerite : « Oui, protégée, reprit Prudence. Le pauvre vieux, il serait bien embarrassé d’être son amant. » Cependant, ce soutien repose sur une condition, transgressée à Bougival : « il avait appris que vous viviez publiquement avec M. Armand Duval, et […] cela il ne vous le pardonnerait pas. » (ch. XVII) C'est alors la rupture.

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy
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Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Le comte de N...

Au début du roman, c’est à nouveau Prudence qui le présente à Armand : «  souvent je rencontre chez elle, le soir, un certain comte de N.., qui croit avancer ses affaires en faisant ses visites à onze heures, en lui envoyant des bijoux tant qu’elle en veut ; mais elle ne peut pas le voir en peinture. Elle a tort, c’est un garçon très riche. J’ai beau lui dire de temps en temps : “Ma chère enfant, c’est l’homme qu’il vous faut ! ” Elle qui m’écoute assez ordinairement, elle me tourne le dos et me répond qu’il est trop bête. Qu’il soit bête, j’en conviens ; mais ce serait pour elle une position ». Ce mépris nous est prouvé par la façon grossière dont Marguerite le renvoie avant le souper (ch. IX)

Mais le besoin matériel, les dettes qui pèsent sur Marguerite, ramènent auprès d’elle cet amant, dont la richesse compense la bêtise qui le caractérise, illustrée par l’ironie de Prudence : « Le comte de N… Ah ! mon cher ! il y a des hommes faits exprès pour cela. Bref, il a donné vingt mille francs, mais il en est arrivé à ses fins. Il sait bien que Marguerite n’est pas amoureuse de lui, ce qui ne l’empêche pas d’être très gentil pour elle. Vous avez vu, il lui a racheté ses chevaux, il lui a retiré ses bijoux et lui donne autant d’argent que le duc lui en donnait ; si elle veut vivre tranquillement, cet homme-là restera longtemps avec elle. » Mais, dès que la maladie de Marguerite s’aggrave, lui-même l’abandonne, sans grand scrupule.

Lors de l’enterrement de Marguerite, deux hommes seulement suivront son cortège funèbre, le comte de G… et le vieux duc.

PRUDENCE DUVERNOY 

Son portrait

Nous ne savons presque rien de son aspect physique ou de son passé : c’est une ancienne modiste, « une de ces grosses femmes de quarante ans ». Le roman mentionne notamment son « appétit éternel », illustré lors du souper chez Marguerite au chapitre IX, ou de la partie de campagne au chapitre XVI : elle « devait s’entendre parfaitement à commander les œufs, les cerises, le lait, le lapin sauté, et tout ce qui compose enfin le déjeuner traditionnel des environs de Paris. »

Trois traits de son caractère sont particulièrement mis en évidence, mais avec une évolution.

Son avidité matérielle

Un détail la révèle, quand, en observant la petite statuette de Saxe chez Marguerite, celle-ci la lui donne. En fait, elle vit en parasite aux côtés de Marguerite, et profite des cadeaux qu’elle lui fait, par exemple une somme de cinq cents francs sur les six mille reçus du vieux duc. Marguerite n’en est d’ailleurs pas dupe, vu le portrait qu’elle en fait à Armand :

« Nous avons des amies, mais ce sont des amies comme Prudence, des femmes jadis entretenues qui ont encore des goûts de dépense que leur âge ne leur permet plus. Alors elles deviennent nos amies ou plutôt nos commensales. Leur amitié va jusqu’à la servitude, jamais jusqu’au désintéressement. Jamais elles ne vous donneront qu’un conseil lucratif. Peu leur importe que nous ayons dix amants de plus, pourvu qu’elles y gagnent des robes ou un bracelet, et qu’elles puissent de temps en temps se promener dans notre voiture et venir au spectacle dans notre loge. Elles ont nos bouquets de la veille et nous empruntent nos cachemires. Elles ne nous rendent jamais un service, si petit qu’il soit, sans se le faire payer le double de ce qu’il vaut. »(ch. XV)

C’est tout naturellement ainsi que le lecteur interprète le prêt de la voiture pour permettre à Prudence de rentrer de Bougival à Paris, ou celui du « cachemire » le soir où elle a froid. Ce n’est que plus tard qu’il en apprendra la raison : les vendre pour que Marguerite puisse payer ses dettes.

Sa gaieté

Elle joue, auprès de Marguerite, un rôle de dame de compagnie, et doit donc à tout prix la divertir, par exemple en répandant autour d’elle la gaieté. C’est ce qui explique que Marguerite la réclame à ses côtés, « espérant que sa gaieté et sa verve la distrairaient » (ch. XXI)

Cependant, quand Prudence vient à Bougival, elle ne rend pas Marguerite plus gaie, au contraire. Un mystère l’environne : « Les deux femmes se promenèrent seules dans le jardin, et quand je vins les rejoindre, elles changèrent de conversation. » (ch. XVIII) Quand les visites cessent, Prudence continue à envoyer des lettres, mais qui ne sont en rien liées à la gaieté, bien au contraire : elles jetaient Marguerite « dans une préoccupation profonde ».

Son cynisme

Sa conception de la vie est simple : il faut en profiter, profiter des autres aussi, peu importe à quel prix, « sans honte et sans remords ». C’est cette philosophie qui explique les conseils qu’elle dispense à Armand, l’invitant à accepter sans scrupules les amants de Marguerite qui l’entretiennent, et à profiter, lui aussi, de cet argent : « Comprenez donc que Marguerite ne peut pas mettre le comte à la porte. M. de G… a été longtemps avec elle, il lui a toujours donné beaucoup d’argent ; il lui en donne encore. Marguerite dépense plus de cent mille francs par an ; elle a beaucoup de dettes. Le duc lui envoie ce qu’elle lui demande, mais elle n’ose pas toujours lui demander tout ce dont elle a besoin. Il ne faut pas qu’elle se brouille avec le comte qui lui fait une dizaine de mille francs par an au moins. » Et la situation des deux amants à Bougival lui donne raison, elle triomphe alors : «  Ah ! vous croyez qu’il suffit de s’aimer et d’aller vivre à la campagne d’une vie pastorale et vaporeuse ? Non, mon ami, non. A côté de la vie idéale, il y a la vie matérielle, et les résolutions les plus chastes sont retenues à terre par des fils ridicules, mais de fer, et que l’on ne brise pas facilement. Si Marguerite ne vous a pas trompé vingt fois, c’est qu’elle est d’une nature exceptionnelle. Ce n’est pas faute que je le lui aie conseillé, car cela me faisait peine de voir la pauvre fille se dépouiller de tout. »

Sa fonction romanesque

Elle joue un double rôle dans le roman.

        Elle est, pour le lecteur, un faire-valoir de Marguerite : par rapport à elle, elle représente la courtisane dans toute sa réalité matérielle. Marguerite en est ainsi rehaussée, « elle est d’une nature exceptionnelle », reconnaît Prudence elle-même. Face aux conseils de Prudence, une alternance entre l’hiver à Paris, avec l’argent du comte de N…, et l’été avec Armand pour vivre son amour à Bougival, Armand conclut, à propos de Marguerite : « elle mourrait plutôt que d’expliquer ce partage. »

        Elle joue aussi un rôle important dans la crise vécue à Bougival, en étant doublement complice.

  • Elle est, en effet, complice de Marguerite pour se procurer de l’argent, en vendant ses biens. Elle exerce une réelle influence sur elle, quand les créanciers la menacent : « Elle a voulu tout vendre, mais il n’était plus temps, et d’ailleurs je m’y serais opposée. » (ch. XVIII)

  • Elle est aussi complice d’Armand, d’abord par sa parole, en trahissant Marguerite quand elle avoue la façon dont Marguerite s’est procuré de l’argent, puis par son silence, en lui cachant sa décision de rupture., au chapitre XXI.  

LE PÈRE D’ARMAND 

Son portrait

Nous ne savons rien de son physique, qui, en fait, importe peu pour les personnages secondaires. Sa première présentation morale dans le roman est liée à sa carrière et à ses revenus : « Mon père était et est encore receveur général à C… Il y a une grande réputation de loyauté, grâce à laquelle il a trouvé le cautionnement qu’il lui fallait déposer pour entrer en fonctions. Cette recette lui donne quarante mille francs par an, et depuis dix ans qu’il l’a, il a remboursé son cautionnement et s’est occupé de mettre de côté la dot de ma sœur. Mon père est l’homme le plus honorable qu’on puisse rencontrer. » (ch. XVI) Ce portrait est un éloge, attendu de la part d’un fils respectueux.  

Cependant, son intervention directe dans l’action, dans le chapitre XX, le montre sous un aspect moins favorable, comme le représentant de la stricte morale bourgeoise. Le chapitre s’ouvre sur son sérieux : « il allait être question de choses graves », « je m’attendais à voir surgir dès ce morale la morale que me promettait le visage froid de mon père ». La conversation l’amène à affirmer fortement son autorité sur son fils : « je ne le souffrirais pas, moi. », « Je vous y contraindrai. » Le lecteur ne peut donc qu’être surpris du changement en lui lors de sa seconde rencontre avec son fils : « Mon père fut charmant durant tout le temps que dura le dîner. » (ch. XXI)

Armand et son père : Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

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Sa fonction romanesque

        Il représente le jugement de la société bien pensante sur les courtisanes par son mépris : « je ne veux pas de pareilles saletés dans ma famille. » (ch. XX)

         Mais cela ne fait qu’accentuer le contraste avec le comportement de Marguerite, lui servant ainsi de faire-valoir. Celle-ci, en effet, parle toujours de lui avec un profond respect, et valorise ainsi les liens familiaux et les valeurs morales : « Tu ferais peut-être mieux de me quitter que de te brouiller avec ton père », lui déclare-t-elle quand il revient après avoir vu son père, et elle insiste « Il faut tôt ou tard obéir à son père. » (ch. XXI)

       Il est aussi le détonateur de la crise par le mystère qui plane sur son rôle, d’abord par son absence quand Armand le cherche, puis par sa lettre qui lui fixe un rendez-vous et les larmes que sa lecture provoque chez Marguerite. Enfin son état de tristesse, en contradiction avec son insistance pour qu’Armand ne manque pas ce rendez-vous, son comportement étrange ensuite ne font qu’accentuer le mystère. Il ne sera éclairci que lors du dénouement, dans le chapitre XXV.

CONCLUSION

 

Les personnages secondaires sont peu nombreux dans ce roman, car toute l’intrigue est centrée sur l’amour entre Armand et Marguerite. Leur rôle cependant montre, en arrière-plan, la société parisienne de la première moitié du XIXème siècle et, dans cette mesure, leur psychologie reste rudimentaire : ils sont surtout des types, le jeune dandy de noble famille, la courtisane…  

Nous notons cependant une grande différence entre le père d’Armand et celui d’Alexandre Dumas, lui-même dandy et amateur de courtisanes. Tout se passe comme si, en créant ce personnage de noble père, digne des tragédies cornéliennes, Dumas jugeait le sien, et le blâmait indirectement.

La crise

La crise : des chapitres XVIII à XXII 

Pour lire le roman

Au sens étymologique, une crise prend un double sens :

  • C’est d’abord l’action de discerner, de porter un jugement, ce qui implique souvent une lutte entre des valeurs contraires.

  • C’est ensuite, en lien avec le vocabulaire médical, un ensemble de phénomènes, se manifestant de façon brusque et intense, laissant prévoir un changement, en bien ou en mal dans l’évolution d’une maladie.

C’est dans ce double sens que le terme s’applique, notamment au théâtre : la crise est le nœud de l’action dramatique, caractérisée par un conflit violent entre les passions, qui doit conduire au dénouement.

Tous ces différents aspects se retrouvent dans ces chapitres XVIII à XXII de La Dame aux camélias.

LES CARACTÉRISTIQUES DE LA CRISE 

Son origine

Un jugement moral s’exerce à la fois contre Marguerite seule, de la part du père d’Armand, contre ce dernier, et contre Armand et son amour pour une courtisane.

La cause de cette crise est l’argent, le refus du duc, en raison de sa colère de voir Marguerite vivre avec son amant, de payer les trente mille francs de dettes de Marguerite : « Que Marguerite quitte ce jeune homme, m’a-t-il dit, […] sinon, elle devra renoncer à me demander quoi que ce soit. » (ch. XXII) C’est ce qui entraîne la décision d’Armand de payer cette dette en lui faisant une donation, devant notaire, de la rente d’une hypothèque sur une maison héritée de sa mère. Mais c’est cette donation qui amène le notaire à avertir le père d’Armand.

Lors de sa discussion avec son père, les arguments que celui-ci met en avant pour le faire renoncer à cette liaison sont très organisés. Il évoque d’abord l’honneur familial atteint par cette « vie scandaleuse » : il fait « une tache sur le nom honorable que je vous ai donné », lui reproche-t-il. Puis, il déplace le reproche sur Armand, qui se déshonorerait alors lui-même : « Vous n’avez encore rien fait de mal, mais vous le ferez » et il ajoute que « Toute Manon peut faire un Des Grieux ». Ensuite, il invoque l’avenir : « Vous vous fermez toute carrière. » Mais il est significatif qu’après avoir tenté de l’attendrir en faisant appel à son « affection » familiale, il conclut sur ce qui est, en fait, le reproche fondamental : « c’est pour empêcher votre ruine en faveur d’une fille que je suis venu à Paris. » C’est donc bien l’argent qui se trouve au premier plan, le refus de voir aliéné le patrimoine familial.

L'évolution psychologique de Marguerite

La réhabilitation de l'héroïne

Le séjour à Bougival transforme complètement l’héroïne, comme le montre la fin du chapitre XVII : « elle avait rompu avec ses amies comme avec ses habitudes, avec son langage comme avec ses dépenses d’autrefois. » Le chapitre XIX poursuit dans cette même impression, quand les deux amants partagent joyeusement des projets d’avenir : « Nous repartîmes tout joyeux pour Bougival, et en continuant de nous communiquer nos projets d’avenir, que, grâce à notre insouciance et surtout à notre amour, nous voyions sous les teintes les plus dorées. » Cette transformation, qui a conduit Marguerite à sacrifier ses chevaux, ses bijoux, à faire « le sacrifice de tout ce qu’elle possède » pour subvenir à leurs besoins sans rien réclamer à Armand, est soulignée dans la conversation de celui-ci avec son père : « elle se régénère par l’amour qu’elle a pour moi et par l’amour que j’ai pour elle ! », s’exclame-t-il. Son portrait, hyperbolique, est un vibrant éloge : « Elle est noble comme les plus nobles femmes. » Cette métamorphose ressort pleinement des termes de la lettre de rupture qu’elle adresse à Armand :

Camille, 1921 : film muet De Ray C. Smallwood, d’après La Dame aux camélias

Camille, 1921 : film muet De Ray C. Smallwood, d’après La Dame aux camélias

« Retournez auprès de votre père, mon ami, allez revoir votre sœur, jeune fille chaste, ignorante de toutes nos misères, et auprès de laquelle vous oublierez bien vite ce que vous aura fait souffrir cette fille perdue que l’on nomme Marguerite Gautier, que vous avez bien voulu aimer un instant, et qui vous doit les seuls moments heureux d’une vie qui, elle l’espère, ne sera pas longue maintenant. » (ch. XXII) 

La tristesse de Marguerite : Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Peur, inquiétude et chagrin

Mais cette métamorphose, qui réjouit tant Armand, n’est pas vécue totalement dans la joie par l’héroïne. Les moments de bonheur sont entremêlés de peur dès le début de leur vie commune : « je surprenais des moments de tristesse et quelquefois même des larmes chez Marguerite ». Les explications qu’elle lui donne montre qu’elle souffre du poids de son passé, ce que révèle aussi son brusque souhait d’aller passer l’hiver en Italie : « je crains surtout notre retour à Paris », dit-elle, comme si la capitale était chargée d’un pouvoir maléfique. Elle va jusqu’à reprocher à Armand de continuer à la voir comme telle : «  Si tu m’aimais, tu me laisserais t’aimer à ma façon ; au contraire, tu ne continues à voir en moi qu’une fille à qui ce luxe est indispensable, et que tu te crois toujours forcé de payer. Tu as honte d’accepter des preuves de mon amour. »

La crise s’accentue avec l’annonce de l’arrivée du père d’Armand, partagée d’ailleurs par celui-ci : « Nous devinions un malheur dans cet incident. » (ch. XIX)

Plus le temps s’écoule ensuite, plus le chagrin de Marguerite augmente, et, en parallèle, l’inquiétude d’Armand : « Je passais ma nuit à la rassurer », « elle pleura longtemps dans mes bras ». (ch. XXI)

La rupture

Elle est préparée par le romancier, qui la dramatise encore en raison de l’inquiétude croissante d’Armand lors de la nuit fiévreuse qu’ils passent ensemble, et dont il ignore encore qu’elle sera la dernière :

« Elle finit par s’endormir dans mes bras, mais de ce sommeil qui brise le corps au lieu de le reposer ; de temps en temps elle poussait un cri, se réveillait en sursaut, et après s’être assurée que j’étais bien auprès d’elle, elle me faisait lui jurer de l’aimer toujours.

Je ne comprenais rien à ces intermittences de douleur qui se prolongèrent jusqu’au matin. » (ch. XXI)

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Les étapes de cette rupture sont racontées en gradation :

  • Déjà, Marguerite ne répond pas à l’adieu lancé par Armand, « À ce soir ».

  • Puis, la question de Prudence, « Est-ce qu’elle ne viendra pas ? », relance l’inquiétude d’Armand.

  • Tandis que, de retour à Bougival, Marguerite ne rentre pas, ses interrogations se multiplient : « L’inquiétude resserrait son cercle et m’étreignait la tête et le cœur. »

  • Vient alors sa terrible course dans la nuit, avec ses appels désespérés.

  • La crise atteint son apogée à la lecture de la lettre de rupture de Marguerite : « La foudre fût tombée à mes pieds que je n’eusse pas été plus épouvanté que je le fus par cette lecture. »

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LA TECHNIQUE NARRATIVE 

L'enchaînement dramatique

Dumas veille à ce que cette crise ne rompe pas brutalement avec l’harmonie des chapitres précédents. Au cœur de la crise, le chapitre XX, la rencontre entre Armand et son père, exclut Marguerite, sauf à la dernière ligne. Dans les autres chapitres, il entrelace les moments d’union, de bonheur entre les amants, et l’intrusion du malheur, progressive, jusqu’à la disparition complète de Marguerite. Il donne ainsi l’impression, comme dans la tragédie classique, d’une fatalité qui s’abat peu à peu, inéluctablement, sur le couple.

Pour mieux souligner le poids de ce destin, le romancier veille particulièrement à l’enchaînement des chapitres, en jouant sur les effets de contraste :

             Alors que dans le chapitre XVIII, tout s’arrange grâce à Prudence, un horizon d’attente s’ouvre brutalement à la fin, avec une dernière phrase isolée typographiquement, « Il y en avait quatre », pour introduire les lettres paternelles.

       Alors que le chapitre XIX s’ouvre sur l’explicitation de ces lettres, sur la menace donc, immédiatement niée par l’affirmation de bonheur, « Marguerite m’attendait à la porte du jardin », il se ferme en formant un chiasme de structure : « je t’attendrai à la fenêtre », déclare Marguerite, avant la dernière phrase, le départ d’Armand pour aller voir son père.

            Cela s’accentue dans le chapitre XX, qui commence avec l’image de ce père, sévère, que l’unique mention de Marguerite, dans la dernière phrase, « Marguerite m’attendait à la fenêtre », ne peut parvenir à effacer.

          Si un dialogue direct entre les deux amants ouvre le chapitre XXI, la menace que représente le père s’accentue, et, à la fin, sa présence s’impose et c’est lui qui, en lançant « À demain ! donc. », marque l’attente.

           Au début du chapitre XXII, l’absence de Marguerite, qui n’est plus là pour l’attendre,  est soulignée : «  je sonnai sans que l’on me répondît. / C’était la première fois que pareille chose m’arrivait. » Le triomphe du père est nettement affirmé à la fin, puisqu’il se substitue à Marguerite : « On eût dit qu’il n’attendait. »

Ainsi, au fil des chapitres un renversement s’est opéré.

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Le jeu des pronoms

Nous pouvons observer un glissement dans le choix des pronoms personnels. Au début du chapitre XVIII ou encore à la fin du chapitre XIX, c’est le « nous » qui domine, pour marquer l’union des amants, le couple hors du monde. L’alternance de « je » et de « tu » intervient, dans les chapitres XVIII, XIX et XXI, de plus en plus fréquemment, pour les moments de dissension, les légères querelles, les peurs de Marguerite et les inquiétudes d’Armand. Le « je » lui prédomine dans les chapitres XX et XXII, là où se joue la rupture.

Dumas traduit ainsi la solitude à laquelle la société condamne l’homme, telle celle d’un prisonnier.​

Pierre Fresnay et Yvonne Printemps, dans La Dame aux camélias, 1977

L'art du récit

Le mélange des styles

Le style indirect, présent essentiellement dans les commentaires faits par Armand au narrateur initial, destinataire de son récit, dans les explications sur ses sentiments, est de moins en moins fréquent : les personnages sont laissés seuls face à leur destin. D’où, inversement, la multiplication des dialogues rapportés directement. Nous entendons de plus en plus, à la fois Marguerite et, en opposition, le père d’Armand. Cela donne l’impression d’une sorte de procès où les deux héros jouent le rôle d’avocats face à leur mise en accusation. Le discours indirect libre s’efface, là encore volonté de l’auteur de ne pas intervenir.

En fait, de nombreuses formules traduisent l’impossibilité des personnages de s’interpréter et d'interpréter les sentiments de l'autre : « « j’ignorais ce qui les faisait naître », « je ne savais qu’imaginer », avoue Armand dans le chapitre XVIII, ou « Marguerite parut avoir rompu avec ses mystérieuses mélancolies ». La fusion du couple est rompue.

La vivacité narrative du chapitre XXII

Les dialogues sont réduits au minimum, et avec des personnages accessoires, tels Nanine ou les portiers : le procès est jugé, l’amour a perdu face à la morale. Finalement, tout se résume au cri d’Armand dans la nuit et à la lecture de la lettre. Le reste établit un contraste entre l’analyse psychologique et les moments d’action. D’un côté, il y a le questionnement d’Armand, toutes ses hypothèses : « Peut-être lui était-il arrivé quelque chose ! Peut-être était-elle blessée, malade, morte ! Peut-être allais-je voir arriver un messager m’annonçant quelque douloureux accident ! Peut-être le jour me trouverait-il dans la même incertitude et dans les mêmes craintes ! » De l’autre, pour les actions, de très courtes phrases, rapides, isolées typographiquement, comme si toute action devenait dérisoire.

Le registre fantastique

L’atmosphère met en place un récit fantastique : « Le ciel était couvert. Une pluie d’automne fouettait les vitres. Le lit vide me paraissait prendre par moments l’aspect d’une tombe. » À cela s’ajoutent « le bruit du vent dans les arbres », le son de la cloche, celui, « monotone et cadencé de la pendule ». L’ensemble fait ressortir la peur, scandée par les marques de l’avancée du temps, d’abord avec lenteur, ensuite en s’accélérant. La course folle d’Armand dans la nuit marque l’apogée du fantastique :

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

« Je me mis d’abord à courir, mais la terre était fraîchement mouillée, et je me fatiguais doublement. Au bout d’une demi-heure de cette course, je fus forcé de m’arrêter, j’étais en nage. Je repris haleine et je continuai mon chemin. La nuit était si épaisse, que je tremblais à chaque instant de me heurter contre un des arbres de la route, lesquels, se présentant brusquement à mes yeux, avaient l’air de grands fantômes courant sur moi. » (Chapitre XXII)

L’ultime course, pour aller chez son père, se fait dans une sorte d’état second : « Je courus comme un fou, comme un voleur ».

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CONCLUSION

Cette analyse nous rappelle qu’Alexandre Dumas est aussi un auteur de théâtre : les chapitres sont découpés en tableaux, comme autant de scènes, les dialogues jouent un rôle important, et l’ensemble est rythmé avec précision, tantôt avec des monologues qui ralentissent l’action, tantôt, au contraire, avec des effets d’accélération pour mettre en évidence la crise.

Ces chapitres font aussi apparaître la volonté du romancier d’accentuer la dimension pathétique de cette crise, en faisant partager au lecteur l’attente vécue par les personnages.

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Sarah Bernhardt dans La Dame aux camélias au théâtre, 1896

Dénouement

Le dénouement : des chapitres XXIII à XXVII 

Pour lire le roman

Le dénouement se fait en trois temps :

  • Il y a d’abord l’achèvement de l’histoire d’amour entre Armand et Marguerite, leurs derniers rapports directs : chapitres XXIII et XXIV.

  • Puis, les deux chapitres suivants sont consacrés au journal de Marguerite, adressé à Armand, dans lequel s’insère une lettre.

  • Le chapitre XXVII ferme le récit, dans lequel le narrateur initial reprend son rôle.

Cela nous permet de compléter l’image des deux héros, mais aussi de mesurer l’intérêt des techniques narratives choisies par Dumas.

LA FIN DE L’HISTOIRE D’AMOUR 

L'image d'Armand

Elle est construite sur une alternance.

       Dans un premier temps, Dumas dépeint l’immense chagrin d’Armand à la suite de la rupture : « Mon corps, succombant sous la secousse morale, était incapable d’un mouvement. » (ch. XXIII) Cette profonde tristesse le rend indifférent à tout : à son retour dans sa famille, à C., à la chasse, à l’amour de sa sœur.

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Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

        Ayant décidé de revenir à Paris pour revoir Marguerite, il apprend de Prudence qu’elle a repris sa vie de courtisane. Cela fait naître en lui le désir de se venger, car la désillusion est violente : « Ainsi Marguerite était décidément une fille comme les autres ; ainsi, cet amour profond qu’elle avait pour moi n’avait pas lutté contre le désir de reprendre sa vie passée, et contre le besoin d’avoir une voiture et de faire des orgies. » Cela s’explique par la volonté de faire souffrir celle qui vous a blessé, et de la même façon, c’est-à-dire en prenant à son tour une maîtresse, et proche de Marguerite : « Malheureusement, la passion mauvaise dominait en moi, et je ne cherchai qu’un moyen de torturer cette pauvre créature. » Ces regrets sont exprimés a posteriori car le récit souligne les provocations multipliées pour faire souffrir Marguerite.

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Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

        Au chapitre XXIV, la situation s’inverse. En recevant chez lui, Marguerite, Armand voit renaître son amour, ce que traduit le brusque passage du vouvoiement au tutoiement : « Parce que, malgré ce que tu m’as fait, je t’aime toujours et que je veux te garder ici. » Il avoue la force de ses sentiments : « d’autres baisers que les miens avaient touché ses lèvres, auxquelles, malgré moi, tendaient les miennes, et pourtant je sentais que j’aimais cette femme autant et peut-être plus que je ne l’avais jamais aimée. » La nuit d’amour en témoigne.

        Un ultime renversement se produit quand Armand se rend chez Marguerite, mais ne peut entrer en raison de la présence du comte de N… Sa jalousie reprend alors, illustrée par l’insulte que représente la lettre envoyée : « Vous êtes partie si vite ce matin, que j’ai oublié de vous payer. / Voici le prix de votre nuit. » Il la ravale ainsi à l’état de courtisane.

Mais cela ne suffit pas à guérir Armand, d’où la solution adoptée : un voyage en Orient.

L'image de Marguerite

Dans ces chapitres, nous la voyons dans une double perspective, vue par Prudence, puis par le regard d’Armand.

        Prudence joue un rôle important, car, même si ses explications remettent au premier plan les nécessités financières qui, pour elle, justifient tous les comportements, sa présentation de Marguerite vise à la réhabiliter : « Elle vous aimait bien, allez, et elle vous aime toujours : la preuve, c’est qu’après vous avoir rencontré aujourd’hui, elle est venue tout de suite me faire part de cette rencontre. Quand elle est arrivée, elle était toute tremblante, près de se trouver mal. » Et c’est Prudence qui en arrive à blâmer Armand de son comportement : « si vous la voyiez, vous auriez honte de la façon dont vous vous conduisez avec elle. »

        À chacune de ses rencontres avec Armand, c’est, en effet, le trouble de Marguerite qui est mis en évidence : « En passant à côté de moi, elle pâlit, et un sourire nerveux crispa ses lèvres. », « Une demi-heure après, Marguerite, pâle comme une morte, mettait sa pelisse et quittait le bal. » (ch. XXIII), « partout où je la rencontrais, je la revoyais toujours de plus en plus pâle, de plus en plus triste. (ch. XXIV)

Face aux persécutions d’Armand, Marguerite se comporte, comme le souligne son récit, avec « une grande dignité » et ses derniers mots représentent un ultime sacrifice, celui du bonheur à deux que lui propose de vivre Armand : « Non, non, me dit-elle presque avec effroi, nous serions trop malheureux, je ne puis plus servir à ton bonheur, mais tant qu’il me restera un souffle, je serai l’esclave de tes caprices. À quelque heure du jour ou de la nuit que tu me veuilles, viens, je serai à toi. » Cette phrase est exactement l’inverse de la promesse qu’elle avait exigée d’Armand au début de leur liaison.

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

LES TECHNIQUES NARRATIVES

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Le journal intime : une forme complexe

Il est annoncé une première fois au chapitre VI, sans réelle précision, comme « les papiers » laissés par Marguerite à Julie Duprat pour qu’elle les remette à Armand. Leur présentation est reprise à la fin du chapitre XXIV, dans une adresse directe du héros au narrateur initial : « Maintenant, il ne vous reste plus qu’à lire les quelques feuilles que Julie Duprat m’a remises et qui sont le complément indispensable de ce que je viens de vous raconter. ». Il commence donc au début du chapitre XXV, en s’ouvrant sur une date : « C’est aujourd’hui le 15 décembre ».

Mais il est rapidement coupé par une lettre, elle aussi annoncée comme ayant été écrite au moment de la rupture : « Voilà ce que contenait cette lettre, que je serai heureuse de récrire, pour me donner une nouvelle preuve de ma justification ».

Le journal intime ne reprend qu’au chapitre XXVI, et progresse avec des dates inscrites, mais en s’accélérant et en se raccourcissant au fil des jours, du 20 décembre au 5 février.

Nous parlons de journal intime car il en a la forme. Mais pour la rédactrice, il est évident qu’il y a bien un destinataire Armand, d’ailleurs maintes fois évoqué, et appelé dans les moments de douleur. Il s'agit donc, en fait, d'une fiction narrative.

La lettre inserrée

Son rôle est clairement posé en introduction, elle est un plaidoyer de Marguerite, une « justification », ce que confirme avec insistance sa conclusion, qui ferme le chapitre XXV : « Voilà la vérité tout entière, ami, jugez et pardonnez-moi, comme je vous ai pardonné tout le mal que vous m’avez fait depuis ce jour. »

Cette lettre n’a de courrier que le nom, car c’est en fait un long récit, qui reprend les derniers jours de la vie à Bougival, en rapportant avec précision les discours échangés entre Marguerite et le père d’Armand. La lettre reprend le portrait de cet homme déjà fait dans les chapitres précédents : sa morale stricte, son mépris envers les courtisanes, sa volonté d’empêcher que son fils se ruine pour une maîtresse. Après avoir invoqué tous les arguments de la morale traditionnelle, c’est enfin à son cœur que le père d’Armand fait appel :

« ma fille va se marier. Elle épouse l’homme qu’elle aime, elle entre dans une famille honorable qui veut que tout soit honorable dans la mienne. La famille de l’homme qui doit devenir mon gendre a appris comment Armand vit à Paris, et m’a déclaré reprendre sa parole si Armand continuait cette vie.

L’avenir d’une enfant qui ne vous a rien fait, et qui a le droit de compter sur l’avenir, est entre vos mains.

Avez-vous le droit et vous sentez-vous la force de le briser ? Au nom de votre amour et de votre repentir, Marguerite, accordez-moi le bonheur de ma fille. »

Marguerite et le père d'Armand : Le Roman de Marguerite, film de George Cukor, 1936 

Le lecteur a donc ainsi la clé du mystère, comprend le sens de cette rupture, et, surtout, voit se confirmer la métamorphose complète de l’héroïne, avec le renversement complet entre le mépris et la dureté du jugement initial de M. Duval, et son jugement final envers Marguerite : « Vous êtes une noble fille, répliqua votre père en m’embrassant sur le front, et vous tentez une chose dont Dieu vous tiendra compte ». Au-delà de la métamorphose, c’est une véritable purification de son héroïne que réalise Dumas, en donnant à cette scène touchante une connotation chrétienne : « Votre père m’embrassa une dernière fois. Je sentis sur mon front deux larmes de reconnaissance qui furent comme le baptême de mes fautes d’autrefois, et au moment où je venais de consentir à me livrer à un autre homme, je rayonnai d’orgueil en songeant à ce que je rachetais par cette nouvelle faute. » Dumas retrouve ici le thème biblique de la pécheresse, Madeleine, dont les fautes sont rachetées par son repentir, qu’il avait introduit par le commentaire du narrateur dans le chapitre III.

Marguerite et le père d'Armand : Le Roman de Marguerite, film de George Cukor, 1936 

La suite du journal intime : le récit de Julie Duprat

Le récit, qui conserve la forme du journal en étant strictement daté, est introduit, à la date du 18 février, après une phrase inachevée de Marguerite, en date du 5 février,  par le narrateur : « À partir de ce mot les quelques caractères que Marguerite avait essayé de tracer étaient illisibles, et c’était Julie Duprat qui avait continué. »

L’intérêt de cette suite est triple :

         D’une part, il permet de réintroduire une dimension objective là où les pages écrites par Marguerite elle-même pouvaient paraître trop subjectives. C’est d’ailleurs sur ce point que se conclut le chapitre XXVI : « je vous donne tous ces détails sur les lieux mêmes où ils se sont passés, dans la crainte, si un long temps s’écoulait entre eux et votre retour, de ne pas pouvoir vous les donner avec toute leur triste exactitude. » Notons que ce personnage de Julie Duprat est introduit dans le roman très brutalement, sans qu’aucune information ne nous soit donnée sur elle ni qu’elle ne soit même mentionnée comme une amie de Marguerite, alors même qu’en s’adressant à Armand, elle parle de celle-ci avec la formule « notre pauvre amie ».       

L'agonie de Marguerite : Camille, 1921. Film muet De Ray C. Smallwood, d’après La Dame aux camélias

L'agonie de Marguerite : Camille, 1921. Film muet De Ray C. Smallwood, d’après La Dame aux camélias

        D’autre part, son discours accentue la dimension pathétique de l’agonie de Marguerite, en renforçant encore la dimension religieuse, notamment par la phrase du prêtre, rapportée directement : « Elle a vécu comme une pécheresse, mais elle mourra comme une chrétienne. »

        Enfin, le récit reporte la culpabilité sur Armand : « délirante ou lucide, c’est toujours votre nom qu’elle prononce quand elle arrive à pouvoir dire un nom », « toute sa pensée, toute son âme sont à vous, j’en suis sûre », « Deux ou trois fois aussi, elle a dit votre nom, puis tout s’est tu ». Le fait que, jusqu’à l’instant de sa mort, elle appelle la présence d’Armand, explique les remords qu’à plusieurs reprises celui-ci a pu exprimer au narrateur, par exemple au début du chapitre XXIV : « Quand je pense qu’elle est morte maintenant, je me demande si Dieu me pardonnera jamais le mal que j’ai fait. »

Le récit du narrateur

Le roman aurait pu s’achever sur les derniers mots de Julie Duprat. Mais Dumas a voulu un dénouement fermé, c’est-à-dire qui satisfasse la curiosité du lecteur sur le sort de chaque personnage, d’où ce chapitre XXVII, d’abord informatif.

  • La phrase concernant Armand peut sembler terrible après le récit de la douloureuse agonie de Marguerite : « Armand, toujours triste mais un peu soulagé par le récit de cette histoire, se rétablit vite ». Tout se passe comme si Dumas effaçait ainsi l’histoire d’amour…

  • La dernière vision de Prudence ne tranche pas sur le portrait de ce personnage, toujours intéressé matériellement et sans scrupules : elle ment sans honte en accusant Marguerite de sa « faillite », et « elle tira un billet de mille francs à Armand ».

  • Le contraste est donc flagrant avec la réaction de Julie Duprat, « versant des larmes sincères au souvenir de son amie. »

  • Enfin, le narrateur termine par « l’heureuse famille » d’Armand, un père « grand, digne, bienveillant », qui n’a plus rien de cette rigidité morale montrée dans les chapitres précédents, et sa sœur, « chaste jeune fille » toute baignée de religiosité ».

Mais ce dénouement forme une boucle, car le roman se termine comme il avait commencé, par une protestation de vérité : « je vous donne tous ces détails sur les lieux mêmes où ils se sont passés, dans la crainte, si un long temps s’écoulait entre eux et votre retour, de ne pas pouvoir vous les donner avec toute leur triste exactitude. » Mais il y ajoute l’expression d’un objectif moral et social, posant comme « un devoir » son travail d’écrivain. Il a voulu montrer que toutes les courtisanes ne sont pas à blâmer, à mépriser, à nouveau avec une atmosphère de religiosité : « je me ferai l’écho du malheur noble partout où je l’entendrai prier. »

INTÉRÊT ROMANESQUE DU JOURNAL INTIME 

Le réalisme

Le recours au journal intime permet d’abord d’inverser le point de vue. Jusque là, en effet, le récit était fait par Armand, à présent le lecteur découvre le point de vue de Marguerite. Non seulement, le lecteur va, ainsi, découvrir la clé de ce mystère qui plane depuis le séjour à Bougival,  la raison de l’attitude étrange de Marguerite, mais, de ce fait, une nouvelle image de l’héroïne se met en place.

L’effet de réel se trouve renforcé par cette expression personnelle, d’autant plus que le narrateur en souligne l’exactitude : ce sont « les pages écrites de la main de Marguerite », « que je transcris sans ajouter ni retrancher aucune syllabe » (ch. XXV). De plus, au cas où cela pourrait paraître encore trop subjectif, Dumas mentionne qu’est jointe la lettre du père d’Armand, qui corrobore le récit.

Enfin, cela permet d’enrichir le réalisme en diversifiant l’expression du temps. Le récit, dans les chapitres XXIII et XXIV, est, en effet, chronologique, linéaire, si l’on excepte le rôle de Prudence, qui permet de savoir ce qui s’est passé dans la vie de Marguerite en l’absence d’Armand, et les quelques réflexions d’Armand faites a posteriori qui représentent une projection dans l’avenir. Le journal intime, lui, juxtapose plus aisément le présent, le passé et l’avenir.

  • Au présent correspond la mention des souffrances, physiques, psychologiques et morales : « j’ai été prise d’une telle fièvre que je n’ai pu que je ne dors pas, que j’étouffe et que je crois à chaque instant que je vais mourir. »

  • L’expression des souvenirs traduit une plongée, récurrente, dans le passé de la liaison amoureuse : « Je suis allée dans cette loge où je vous ai donné notre premier rendez-vous ; tout le temps j’ai eu les yeux fixés sur la stalle que vous occupiez ce jour-là », « Oh ! nos beaux jours de Bougival ! où êtes-vous ? »

  • Malgré la maladie, Marguerite développe encore des espérances, des rêves, le bonheur d’un avenir possible : « Si j’allais guérir ! », « Quand je pense qu’il peut arriver que je ne meure pas, que vous reveniez, que je revoie le printemps, que vous m’aimiez encore et que nous recommencions notre vie de l’année dernière ! », « Ne reviendrez-vous donc point avant que je meure ? Est-ce donc éternellement fini entre nous ? Il me semble que, si vous veniez, je guérirais. »

Ce mélange des temps, avec l’aspect monotone et répétitif du présent, accentue la vraisemblance des descriptions et des sentiments. Cette technique donne l’impression d’un vécu au jour le jour, livré brut au lecteur, sans enjolivement.

Le registre pathétique

Le portrait physique

Le pathétique repose en grande partie sur le portrait physique de Marguerite, qui nous fait assister à une lente dégradation. Dès le début, le journal insiste sur sa « pâleur » et sur sa fièvre : « Elle était brûlante ». Puis son récit mentionne les symptômes de la maladie : « je ne cesse de cracher le sang », « le délire et la toux », « j’étouffe ».

La suite, racontée par Julie Duprat, accentue l’impression d’une chute sans fin : « elle a perdu complètement la voix, puis l’usage de ses membres », « son regard est déjà voilé par la mort prochaine », « Jamais martyre n’a souffert pareilles tortures, à en juger par les cris qu’elle poussait. Deux ou trois fois elle s’est dressée tout debout sur son lit, comme si elle eût voulu ressaisir sa vie qui remontait vers Dieu. » Cette dernière phrase met en valeur la dimension religieuse, presque christique dans laquelle s’inscrit l’agonie de Marguerite, dernière image laissée d’elle au lecteur.

José Nin Y Tudo, Sarah Bernhardt-La dame aux camélias, vers 1890. Huile sur toile, 94 x 126. Collection particulière

José Nin Y Tudo, Sarah Bernhardt-La dame aux camélias, vers 1890. Huile sur toile, 94 x 126. Collection particulière

La solitude

Elle s’installe dans le discours, page après page, renforçant ainsi le dénuement de Marguerite.

        Ce sont d’abord ses amants qui l’abandonnent : « Quelques visages de connaissance sont passés dans la rue, rapides, joyeux, insouciants. Pas un n’a levé les yeux sur mes fenêtres ». Seuls, dans un premier temps, le comte de G… et le vieux duc viennent la voir. Mais même ces visites-là cessent, ce que traduit la brutalité de la phrase brève : « Personne ne vient me voir. »

        Encore plus terrible est l’abandon total de Prudence, après tout le profit qu’elle a tiré de Marguerite. «  [V]oyant que sa voisine ne lui sert plus de rien, elle ne vient même pas la voir », raconte Julie : « je pense que le bon Dieu reconnaîtra que mes larmes étaient vraies, ma prière fervente, mon aumône sincère, et qu’il aura pitié de celle, qui, morte jeune et belle, n’a eu que moi pour lui fermer les yeux et l’ensevelir. »

Cette mort, où la dimension religieuse se trouve réitérée, ne rappelle-t-elle pas aussi, en raison de la solitude dépeinte,  l’abandon du Christ par ses disciples ?

CONCLUSION

Le travail du romancier est ici très marqué par le goût romantique pour le mélodrame. Dumas met tout en œuvre pour émouvoir son lecteur, aussi bien par le resserrement du temps et de l’espace que par la focalisation sur l’héroïne, dont l’aspect pathétique est mis en valeur.

Dans l’adaptation du roman au théâtre, où ces choix d’énonciation auraient été impossibles, il changera ce dénouement en faisant assister Armand aux derniers moments de Marguerite. 

La mort de Marguerite : La Dame aux camélias, film de Mauro Bolognini, 1981

Pour lire la pièce de théâtre

La mort de Marguerite : La Dame aux camélias, film de Mauro Bolognini, 1981

Marguerite. – […] Armand, donne-moi ta main… Je t’assure que ce n’est pas difficile de mourir. (Gaston entre.) Voilà Gaston qui vient me chercher… Je suis aise de vous voir encore, mon bon Gaston. Le bonheur est ingrat : je vous avais oublié… (À Armand.) Il a été bien bon pour moi… Ah ! c’est étrange.

Elle se lève.

Armand. – Quoi donc ?…

Marguerite. – Je ne souffre plus. On dirait que la vie rentre en moi… j’éprouve un bien-être que je n’ai jamais éprouvé… Mais je vais vivre !… Ah ! que je me sens bien !

Elle s’assied et paraît s’assoupir.

Gaston. – Elle dort !

Armand, avec inquiétude, puis avec terreur. – Marguerite ! Marguerite ! Marguerite ! (Un grand cri. — Il est forcé de faire un effort pour arracher sa main de celle de Marguerite.) Ah ! (Il recule épouvanté.) Morte ! (Courant à Gustave.) Mon Dieu ! mon Dieu ! que vais-je devenir !…

Gustave, à Armand. – Elle t’aimait bien, la pauvre fille !

Nichette, qui s’est agenouillée. – Dors en paix, Marguerite ! il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé !

(Acte V, scène 9)

En même temps, Dumas n’oublie pas sa thèse, qui ressort nettement des dernières lignes du roman comme de la dernière phrase de la pièce : réhabiliter les courtisanes. Pour cela, il lui faut aussi inscrire son dénouement dans le réalisme, en poursuivant sa peinture de la société, du rôle que peut y jouer l’argent, et à travers une description sans fard de la maladie et de l’agonie. 

Dumas est donc bien au confluent des deux courants littéraires, le romantisme et le réalisme.​

L'incipit : chapitre I, du début à "... de leurs scandales." 

Pour lire l'extrait

Chapitre I

Dans La Dame aux camélias, roman publié en 1848, Alexandre Dumas transforme sa liaison d’août 1844 à septembre 1845 avec Marie Duplessis, célèbre courtisane parisienne, en une histoire d’amour entre deux personnages, Marguerite Gautier et Armand Duval.

Nous sommes ici au début du roman, qui s’ouvre sur le récit d’un narrateur, encore ignorant des détails de cette relation amoureuse. Quel rôle joue donc cet incipit ?

INFORMER 

La rue d'Antin dans la seconde moitié du XIXème siècle

Le cadre spatio-temporel

L’époque

L’époque est mentionnée de façon très précise : « Le 12 du mois de mars 1847 » le narrateur prend connaissance de l’affiche qui annonce une vente aux enchères, « le 16, de midi à cinq heures », et les dates, « le 13 et le 14 » pour « visiter l’appartement et les meubles. » Le récit se présente donc comme contemporain à l’époque de sa publication, ce qui ne peut qu’accentuer l’effet de réel. Cette période correspond à l’apogée de la Monarchie de Juillet, avant la Révolution de 1848, moment d’un important essor économique qui rejaillit sur la vie parisienne : l’argent, et le luxe qu’il permet, y triomphent.

Les lieux

La scène se situe « à Paris », et deux lieux précis sont cités : la « rue Lafitte », où le narrateur découvre l’affiche, et « rue d’Antin, n° 9 ». Ce sont deux rues situées sur la rive droite, où loge une bourgeoisie en pleine ascension, à proximité des grands boulevards, de « l’Opéra » et des théâtres, tel celui des « Italiens », ici évoqués. C’est donc l’argent qui se trouve mis en valeur dès le début du roman, et les lieux de plaisir qu’il permet de fréquenter.

La rue d'Antin dans la seconde moitié du XIXème siècle

Les personnages

Le narrateur

Dans le deuxième paragraphe, en affirmant « N’ayant pas encore l’âge où l’on invente, je me contente de raconter », il nous rappelle que Dumas n’a que vingt-quatre ans lors de la parution de son roman. L’intervention d’un narrateur est donc une fiction derrière laquelle se cache l’auteur. Le rôle qu’il se donne, en parlant de son « témoignage », de « sa connaissance », et en se définissant comme « seul […] confident des derniers détails », est celui d’un narrateur interne, donc subjectif, qui s’accordera, de ce fait le droit de commenter et de porter des jugements.

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

L'héroïne

Dès le troisième paragraphe, nous apprenons que celle qui est immédiatement nommée « l’héroïne » est morte, ce que confirme la suite du récit : « Cette vente avait lieu après décès. » Comme son nom n’est pas donné, le lecteur ne peut qu’imaginer que c’est celle qu’introduit le titre. Elle est caractérisée comme « une femme entretenue », c’est-à-dire ce que l’on appelle à cette époque une courtisane, une prostituée de luxe pourrait-on dire. C’est ce qui apparaît dans l’appartement, quand le narrateur évoque « le luxe qui s’étalait », verbe repris à la fin du portrait : ces femmes « étalent, à Paris, l’insolente opulence de leur beauté, de leurs bijoux et de leurs scandales. » Même la formule « les équipages éclaboussent chaque jour » celui des autres femmes riches souligne cette volonté de montrer sans le moindre scrupule ce luxe gagné en vendant leur corps.

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Des figurants

Le narrateur met l’accent sur leur présence : « il y avait déjà dans l’appartement des visiteurs et même des visiteuses ». En s’attachant à décrire ces dernières, qualifiées, en opposition à l’héroïne, de « femmes du monde », c’est à nouveau le luxe qui est mis en relief : elles sont « vêtues de velours, couvertes de cachemires et attendues à la porte par leurs élégants coupés ».

Ces éléments d’information s’associent donc pour mettre en place ce qui constituera l’arrière-plan de l’histoire : la vie parisienne, avec sa richesse et son luxe.​

SÉDUIRE 

L'affirmation de vérité

Quand, dans sa première phrase, le narrateur évoque le fait de « créer des personnages », le lecteur est amené à penser qu’il s’agit de l’annonce d’un roman, à l’origine une fiction narrative, ce que confirment les termes « raconter » et « récit ». Mais le possessif qui ouvre le roman, « Mon avis », impose un « je » bien différent d’un romancier : « on ne peut créer des personnages que lorsque l’on a beaucoup étudié les hommes » et il ajoute « N’ayant pas encore l’âge où l’on invente, je me contente de raconter. » Outre cette forme de modestie, puisqu’il minimise son rôle, il conclut, de façon très solennelle, un pacte avec le lecteur : « J’engage donc le lecteur à être convaincu de la réalité de cette histoire dont tous les personnages, à l’exception de l’héroïne, vivent encore. » Un peu comme dans ce que Philippe Lejeune appelle « le pacte autobiographique », il s’engage à dire la vérité, toute la vérité par un récit « complet », et le lecteur, lui, doit s’engager à le croire. Pour le lui permettre, comme s’il comparaissait devant un tribunal, il invoque des « témoins » : « D’ailleurs, il y a à Paris des témoins de la plupart des faits que je recueille ici, et qui pourraient les confirmer, si mon témoignage ne suffisait pas. »  ​

Créer un "horizon d'attente"

Dès l’ouverture, le narrateur souligne l’aspect exceptionnel de ce récit, d’abord en évoquant « une circonstance particulière », puis par la reprise de l’adjectif « seul » antéposé, enfin en l’annonçant comme « intéressant ». Il suscite ainsi la curiosité du lecteur.

Quand il raconte sa visite, il  cherche à faire partager les sentiments des visiteurs en les mettant en valeur par le chiasme : ils « regardaient avec étonnement, avec admiration même le luxe qui s’étalait sous leurs yeux » est repris par « Plus tard je compris cette admiration et cet étonnement ». L’insistance sur les « visiteuses » s’explique parce qu’elles pénètrent dans un appartement où, selon les convenances, les « femmes du monde » ne peuvent pénétrer en temps normal. Là encore, leur curiosité, et même leur fascination, visent à éveiller celles du lecteur.

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy
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Enfin, il pose déjà, indirectement, le thème du roman, le blâme des gens de la bonne société envers les courtisanes, que traduit le démonstratif péjoratif : « ces femmes ». Ce jugement moral est repris avec insistance dans la dernière proposition : « qui étalent, à Paris, l’insolente opulence de leur beauté, de leurs bijoux et de leurs scandales. » Trois termes élogieux, « opulence », « beauté », « bijoux », qui relèvent du mode de vie des courtisanes, sont, en effet, encadrés par deux termes péjoratifs, « insolente » et celui qui ferme le rythme ternaire, « leurs scandales ». En même temps, cette fascination révèle une forme d’hypocrisie, car le texte sous-entend une sorte de rivalité, voire de jalousie, envers ces femmes entretenues, qui fréquentent les mêmes lieux qu’elles et semblent les provoquer, « dont les équipages éclaboussent chaque jour le leur, qui ont, comme elles et à côté d’elles, leur loge à l’Opéra et aux Italiens. »

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

CONCLUSION

Cet incipit, mettant au premier plan le rôle du narrateur, est très habile, d'abord par le renforcement de l’effet de réel, qui permet au romancier de conclure un pacte de vérité avec le lecteur. En même temps, en lui faisant partager sa visite des lieux et les sentiments du public, il éveille sa curiosité : qui est cette femme ? quelle vie a-t-elle menée ? que lui est-il arrivé pour que l’on vende ainsi ses biens ?

Enfin, il met en place un personnage récurrent dans les romans du XIXème siècle, depuis la Fantine de Victor Hugo dans Les Misérables, celui de la prostituée, que l’on retrouve dans les romans de Balzac, ici la prostituée de luxe, à l’image de la Nana de Zola. Il souligne ainsi la place prise par l’argent, et pose un thème lui aussi récurrent : l’image de Paris, ville du luxe mais aussi de la débauche.

Le portrait de l'héroïne : Chapitre IX, de "Plus je voyais cette femme..." à "... dans mes yeux."

Pour lire l'extrait

Chapitre IX

Dans La Dame aux camélias, roman publié en 1848, Alexandre Dumas transforme sa liaison d’août 1844 à septembre 1845 avec Marie Duplessis, célèbre courtisane parisienne, en une histoire d’amour entre deux personnages, Marguerite Gautier et Armand Duval.

Les six premiers chapitres ont présenté, par le récit du narrateur, l’époque, les lieux et les principaux personnages. À partir du chapitre VII, c’est le héros, Armand, qui raconte au narrateur la naissance de son amour pour Marguerite Gautier, avec une première rencontre qui l’a frappé. Deux ans après, il la revoit dans sa loge au théâtre et, grâce à son ami Gaston, il est invité à finir la soirée chez elle. C’est par ses yeux que le lecteur découvre le portrait de Marguerite. Quelle image de la courtisane ce portrait met-il en place ?

LE PORTRAIT PHYSIQUE 

Il fait apparaître un contraste entre l'apparence et la réalité.

L'apparence : une beauté fascinante

C’est l’aspect qui guide l’ensemble du texte, avec insistance : « Elle était belle à ravir », « plein d’admiration pour sa beauté ».

Les précisions apportées connotent l’idée de sensualité, que renforce une comparaison qui renvoie à l’image exotique du harem oriental : « un parfum de volupté, comme ces flacons d’Orient qui, si bien fermés qu’ils soient, laissent échapper le parfum de la liqueur qu’ils renferment » semble émaner d’elle. À travers cette comparaison, le narrateur suggère ce que ce corps peut offrir à un amant.

Le portrait, avec « [s]a marche assurée, sa taille souple, ses narines roses et ouvertes, ses grands yeux », outre sa beauté, la rapproche aussi d’une sorte de félin sauvage, ce que confirme le qualificatif de « nature ardente ».  ​

Une soirée chez Marguerite : Le Roman de Marguerite, film de George Cukor, 1936 

Une soirée chez Marguerite : Le Roman de Marguerite, film de George Cukor, 1936 

La réalité : la maladie

Dès la fin du chapitre VII, elle a été annoncée : « Elle a qu’elle est poitrinaire, et que, comme elle a fait une vie qui n’est pas destinée à la guérir, elle est dans son lit, et qu’elle se meurt. » Ce portrait mentionne « son état maladif », et en introduit quelques signes, discrets : «  Sa maigreur », et ses « yeux légèrement cerclés de bleu ».

Cependant, au lieu de s’opposer, ces deux aspects se renforcent pour sublimer sa beauté : « Sa maigreur même était une grâce. »

LE PORTRAIT PSYCHOLOGIQUE ET MORAL 

Lui aussi se fonde sur un contraste.

Une courtisane

Le fait de la désigner par l’expression « cette fille », peu respectueuse, signale son mode de vie, confirmé par les termes qui introduisent un blâme moral : « toutes cette faute », et surtout la violence du mot « vice ». Deux allusions précises sont faites à son mode de vie de courtisane. Il évoque notamment « un homme jeune, élégant et riche, tout prêt à se ruiner pour elle », et le parallélisme met en évidence le nombre de ses amants : « ceux qui avaient aimé Marguerite ne se comptaient plus, et ceux qu’elle avait aimés ne se comptaient pas encore. » Cette phrase traduit bien l’indifférence sentimentale de la courtisane, pour laquelle seul compte l’argent.

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Des qualités morales

Son innocence

Paradoxalement, le portrait met en valeur une forme d’innocence, en parlant de sa « candeur », dont l’étymologie renvoie à la blancheur, signe de pureté, ou en affirmant qu’« elle en était encore à la virginité du vice », avec un terme à connotation religieuse. Peut-être est-il à relier au prénom que s’est choisit la courtisane avec laquelle Dumas a eu une relation, « Marie »… Cette image est mise en valeur à travers un chiasme : « la vierge qu’un rien avait faite courtisane, et la courtisane dont un rien eût fait la vierge la plus amoureuse et la plus pure ». Au cœur du chiasme figure la « courtisane », mais, aux deux extrémités, comme pour l’encadrer, « la vierge », accentuée par les deux superlatifs hyperboliques. 

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Ainsi, elle semble capable d’un véritable amour, pur et sincère, désintéressé. Le portrait glisse, en effet, d’une formule à connotation sensuelle, « il passait de temps en temps dans les yeux de cette femme des éclairs de désirs », à une sublimation à connotation religieuse : « dont l’expansion eût été une révélation du Ciel pour celui qu’elle eût aimé. »

Sa dignité

Le portrait se termine sur un second paradoxe : « Il y avait encore chez Marguerite de la fierté et de l’indépendance ». Paradoxe, car c’est une femme entretenue, dépendante de l’argent de ses amants pour vivre.  Mais le narrateur donne ainsi l’impression qu’elle reçoit l’argent comme un dû, sans se sentir aliénée pour autant au donateur, comme si elle ne faisait que prendre sa revanche sur ceux qui prétendent l’acheter comme on le ferait d’un objet. Elle conserve donc sa dignité, et le  narrateur emploie même le terme « pudeur », quand elle conserve la liberté de refuser un corps qui lui appartient : ses refus deviennent alors une « preuve de désintéressement qu’elle donnait en n’acceptant pas un homme jeune, élégant et riche ».

Dans ce portrait, l’éloge l’emporte très nettement sur le blâme.

L'IMAGE DU NARRATEUR 

La fascination

Elle se manifeste, dans un premier temps, pour la beauté physique de l’héroïne, marquée par le parallélisme, « Plus je voyais cette femme, plus elle m’enchantait. » Le verbe est à prendre dans toute la force de son sens étymologique, comme si elle produisait un effet magique, ce que reprend le verbe suivant « belle à ravir ». Le ravissement marque le fait de ne plus s’appartenir. Enfin, la courte phrase, isolée typographiquement dans le récit, « J’étais en contemplation », marque une gradation, car le mot « contemplation » est réservé à un objet, à un spectacle que l’on place plus haut que soi et, plus particulièrement, à des réalités d’essence spirituelle, voire divine.

La fin de l’extrait va dans ce sens, puisque l’image donne au regard une valeur bien plus profonde, illustrant le passage de la simple fascination physique à un amour sublimé : « mon âme semblait être passée toute dans mon cœur et mon cœur dans mes yeux. »

La fascination : Le Roman de Marguerite, film de George Cukor, 1936 

La fascination : Le Roman de Marguerite, film de George Cukor, 1936 

La réhabilitation

Les choix lexicaux traduisent immédiatement la volonté du narrateur de s’opposer au blâme qui pèse sur toute courtisane : « J’étais plein d’indulgence pour sa vie », explique-t-il, et le « désintéressement » observé « excusait à mes yeux toutes ses fautes passées. »

Mais l’énonciation contribue aussi à cette réhabilitation. Les quatre premiers paragraphes, en effet, sont pris en charge par le « je », donc le contenu est encore subjectif : le lecteur pourrait alors voir dans ce portrait l’idéalisation habituelle chez un jeune homme amoureux. Mais dans la suite, le récit est introduit par « on voyait », « on reconnaissait », c’est-à-dire par un pronom collectif, qui généralise le jugement, comme pour lui donner ainsi une valeur de preuve. D’où le retour au « je » dans la dernière phrase, « Je ne disais rien », un silence qui permet alors à l’amour de s’affirmer.

CONCLUSION

Déjà le narrateur initial, dans les six premiers chapitres, avait entrepris une réhabilitation des courtisanes, et le narrateur second, le héros, Armand Duval, le rejoint ici. Tous deux, l’un de façon générale, l’autre parce qu’il est amoureux, se retrouvent dans l’image de pureté qu’ils impriment à l’héroïne. Derrière eux, se cache bien sûr Alexandre Dumas, à la fois dandy aux nombreuses conquêtes, mais aussi fils illégitime d’une mère séduite puis abandonnée.

L'abbé Prévost, Manon Lescaut

Le thème de la courtisane permet à un écrivain d’élaborer un roman d’initiation, et Dumas se souvient sans doute d’un autre roman, Manon Lescaut, de l’abbé Prévost, publié en 1731. Plusieurs fois cité dans le roman, il a d’ailleurs permis la rencontre entre le narrateur, qui l’a acheté lors de la vente aux enchères, et Armand, qui l’avait offert à Marguerite en le lui dédicaçant. Or, dans ce roman, si la belle Manon corrompt le chevalier des Grieux, sa mort, à la fin du roman, la réhabilite totalement. On retrouve là le cheminement même du roman de Dumas, et de beaucoup de romans du XIXème siècle : le romantisme tend à faire de la prostituée une victime de la société dont le corps impur, aux yeux de la morale bourgeoise, dissimule une âme pure, à laquelle Dieu accordera son pardon.

L'amour romantique : Chapitre XVI, de "La courtisane y disparaissait..." à "... au premier étage."

Pour lire l'extrait

Chapitre XVI

Dans La Dame aux camélias, roman publié en 1848, Alexandre Dumas transforme sa liaison d’août 1844 à septembre 1845 avec Marie Duplessis, célèbre courtisane parisienne, en une histoire d’amour entre deux personnages, Marguerite Gautier et Armand Duval.

Le récit du narrateur, dans les six premiers chapitres, a présenté l’époque, les lieux et les principaux personnages. À partir du chapitre VII, c’est le héros, Armand, qui raconte au narrateur sa liaison avec Marguerite Gautier, entrecoupée de moments de crise. Une réconciliation conduit, dans le chapitre XVI, les amants à partager une « partie de campagne » à Bougival, petit village proche de Paris mais qui représente déjà la campagne.

Quel rôle joue la nature dans l’évolution de la relation amoureuse ?

LE DÉCOR 

La partie de cammpagne : Camille, 1921. Film muet , colorisé, De Ray C. Smallwood, d’après La Dame aux camélias

Lumière et couleurs

Le « soleil éclairait » ce paysage, en contraste avec la « brume » dans laquelle apparaissait Paris dans le lointain, et il est mentionné dans toute sa puissance : « le soleil ardent de cette journée ». Sa présence connote la joie, c’est un « riant tableau », mais aussi l’idée d’une renaissance, celle de la nature au printemps, et, en parallèle, celle de l’homme.

Ce printemps est symbolisé par les couleurs, avec une prédominance du vert, traditionnellement couleur de l’espérance : il y a « les feuilles », « l’herbe », « une pelouse verte, unie comme du velours », « un petit bois » et « la mousse ». À cela s’ajoutent la mention des « fleurs grimpantes », et le verbe choisi, « cette maison qu’elles embrassaient jusqu’au premier étage », est suggestif : il semble que la nature elle-même illustre le geste amoureux.

La partie de cammpagne : Camille, 1921. Film muet , colorisé, De Ray C. Smallwood, d’après La Dame aux camélias
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Les lieux clos

La promenade en bateau conduit les deux amants dans « l’île » de Croissy, sur la Seine, proche de Bougival. Or, la symbolique de l’île est double.

  • D’une part, entourée d’eau, elle symbolise, pour la psychanalyse, l’état fœtal, donc un retour à l’innocence, à la pureté, alors que l’homme est encore coupé du monde et protégé.

  • D’autre part, elle est, traditionnellement, depuis le mythe de l’Atlantide et Utopie (1516) de Thomas More, le lieu privilégié de l’utopie, c’est-à-dire d’un monde idéal, d’un paradis où l’homme pourrait vivre dans l’harmonie et le bonheur.

La description de la maison reproduit cette image de clôture, avec une multiplication des indices qui effacent la présence humaine. Déjà, elle est protégée par « une grille en hémicycle », et des « fleurs grimpantes cachaient le perron de cette maison inhabitée ». La description dépeint plus particulièrement un lieu caché, « un petit bois plein de mystérieuses retraites » et, même quand l’humain y passe, sa présence est éphémère, immédiatement dissimulée : il « devait effacer chaque matin sous sa mousse le sentier fait la veille. »

L’ensemble de ce décor reproduit l’image traditionnelle d’un paradis terrestre, lumineux et coloré, loin de la société corruptrice.

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

L'IMAGE DE L'AMOUR 

Le temps suspendu

À Paris, le temps est rythmé par les diverses occupations ; en revanche, dans cette île, le temps semble s’effacer, comme le souligne l’image, « le passé n’avait plus de formes, l’avenir plus de nuages », et le couple s’installe alors dans une sorte de temps immobile : « elle me répétait le soir sous le ciel étoilé les mots qu’elle m’avait dits la veille ». Comment ne pas penser ici à l’invocation de Lamartine dans son poème « Le Lac », paru en 1820 dans Méditations poétiques, mentionné dans la description de « ces charmants endroits qui semblent faits exprès pour rappeler les vers de Lamartine » :

« Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! » ?

Ainsi, le narrateur à son tour échappe au temps, suspendu dans l’instant présent, et même à l’espace : « le monde continuait au loin sa vie sans tacher de son ombre le riant tableau de notre jeunesse et de notre amour ». De ce fait, le héros, libéré, vit une sorte d’effacement du « moi » conscient et peut laisser se développer le rêve amoureux : « libre de tous les liens humains qui la retenaient auparavant, je laissais ma pensée courir et cueillir toutes les espérances qu’elle rencontrait. »

L'amour idéalisé

Dans ce cadre, l’amour se transforme, il n’est plus le sentiment d’un amant dépendant du bon vouloir de sa maîtresse, mais est vécu dans la réciprocité, dont témoigne le parallélisme verbal : « une femme jeune, belle, que j’aimais, dont j’étais aimé ». Ainsi, le « nous » s’impose dans le récit, illustrant l’harmonie et la fusion du couple durant leur promenade, « Nous nous promenions tous deux », mais aussi lors du rêve : « Marguerite se penchait à mon bras », « le riant tableau de notre jeunesse et de notre amour. »

Dans ce rêve d’union parfaite, la maison vue de loin joue un rôle symbolique. C’est une « charmante petite maison à deux étages », à l’échelle du couple, et isolée du monde extérieur : « À force de regarder cette maison, je finis par me convaincre qu’elle était à moi, tant elle résumait bien le rêve que je faisais. J’y voyais Marguerite et moi, le jour dans le bois qui couvrait la colline, le soir assis sur la pelouse ». Mais la question finale, indirecte, « je me demandais si créatures terrestres auraient jamais été aussi heureuses que nous », porte une contradiction. D’un côté, elle illustre ce rêve de bonheur au sein d’un paradis terrestre, de l’autre le choix du conditionnel passé « auraient été », qui connote l’irréel, présente ce rêve comme impossible. N’oublions pas que ce récit est fait au narrateur initial a posteriori, après la mort de Marguerite, le héros sait donc, alors même qu’il le raconte, que ce rêve s’est évanoui.

Les deux amants, Camille, 1984 : téléfilm de Desmond Davis d'après La Dame aux camélias

Les deux amants, Camille, 1984 : téléfilm de Desmond Davis d'après La Dame aux camélias

LA MÉTAMORPHOSE DE L’HÉROÏNE 

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

Sa présentation

Le récit marque une évolution dans sa désignation. Il s’ouvre sur « La courtisane », où l’héroïne est définie par son mode de vie, elle est « la dame aux camélias ». Mais sa fonction sociale s’efface ensuite puisqu’elle est tout simplement « une femme jeune, belle ». Enfin, en terminant la phrase par « qui s’appelait Marguerite », Dumas met en valeur le prénom, véritable identité d’une personne, d’autant plus qu’il a une valeur symbolique. Son étymologie renvoie à la « perle », précieuse donc, mais c’est aussi le nom d’une fleur, comme si elle était en accord avec ce cadre champêtre. Dans la tradition populaire, c’est la fleur qui, lorsqu’on effeuille un à un ses pétales, révèle le sentiment amoureux. De cette fleur, l’héroïne a d’ailleurs, dans le rêve d’Armand, la couleur, par son vêtement, cette « robe blanche ».

La pureté retrouvée

La couleur de cette robe, celle de la pureté, installe dans le récit la transformation de l’héroïne. « La courtisane y disparaissait peu à peu » et l’image s’inverse : elle devient « la plus chaste fiancée », avec le superlatif hyperbolique, en totale opposition à son « métier ». Loin de Paris, la ville corruptrice, la courtisane et son amant échappent à la débauche : « le monde continuait au loin sa vie sans tacher de son ombre le riant tableau de notre jeunesse et de notre amour. » La formule négative, « sans tacher de son ombre », accuse directement la capitale, « au loin », d’être responsable des fautes, de la noirceur : dès qu’elle s’en éloigne, la courtisane peut donc se retrouver « sans tache », purifiée au sein de la nature.

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

CONCLUSION

Cet extrait représente une sorte de parenthèse dans la fiction amoureuse, mais, à plusieurs reprises, c’est le « rêve » qui est raconté, alors même que le narrateur, Armand, sait ce qu’il en est advenu. La vie commune à Bougival sera très brève, car il ne sera pas réellement possible aux amants d’échapper au monde extérieur, aux réalités matérielles et à la morale sociale.

Le récit permet de mesurer la part de romantisme que Dumas porte en lui, en en reprenant toutes les caractéristiques : le lieu isolé du monde, l’île, la petite maison où les amants peuvent vivre un bonheur caché, la beauté de la nature, le « ciel étoilé », la rêverie qui idéalise l’amour et l’être aimé, le rejet d’une société corruptrice… Cependant, dans le roman, c’est bien la réalité, notamment l’argent, qui l’emportera sur cet idéalisation romantique.

Chapitre XXIII

Un amour jaloux : Chapitre XXIII, de "Quand, plein de mes douloureuses émotions..." à  la fin 

Pour lire l'extrait

Dans La Dame aux camélias, roman publié en 1848, Alexandre Dumas transforme sa liaison d’août 1844 à septembre 1845 avec Marie Duplessis, célèbre courtisane parisienne, en une histoire d’amour entre deux personnages, Marguerite Gautier et Armand Duval.

Le récit du narrateur, dans les six premiers chapitres, a présenté l’époque, les lieux et les principaux personnages. À partir du chapitre VII, c’est le héros, Armand, qui raconte au narrateur sa liaison avec Marguerite Gautier, jusque l’intervention du père d’Armand, alors même que les deux amants partagent une vie heureuse à Bougival. Mais, en rentrant un soir, Armand découvre une lettre de rupture : Marguerite est rentrée à Paris, et, bouleversé, il apprend qu’elle a choisi le comte de N… comme nouvel amant. Il se fait alors inviter à un bal donné par Olympe, autre courtisane, où il est sûr de voir Marguerite.

Comment Dumas met-il en valeur les effets de la jalousie ?

L’IMAGE DES COURTISANES 

Le rôle de l'argent

Le roman se déroule à la fin de la Restauration, alors même que le pays connaît un remarquable essor économique. Ainsi, tant tout le roman, l’argent joue un rôle prépondérant, et c’est encore le cas ici. La scène prend pour cadre un bal chez une courtisane Olympe, dont le narrateur précise : « Elle n’avait pas d’amant à cette époque. » Le bal est donc un moyen de prendre au piège celui qu’elle pourrait conquérir, et le narrateur précise : «  Il ne serait pas difficile de le devenir. Le tout était de montrer assez d’or pour se faire regarder. » La formule, avec le terme « or », met bien en évidence l’avidité des courtisanes. Elle est reprise également pour l’héroïne, par le qualificatif attribué au comte de N… : « ce ne serait plus avec moi, mais avec ce riche imbécile qu’elle s’en irait ». Ce n’est plus la valeur intrinsèque de l’amant qui compte, mais le montant de sa fortune.

La femme-objet

La femme n’est décrite que par son apparence extérieure, sans que ne soit mentionnée la moindre qualité intérieure. Ainsi, la première vision d’Olympe fait penser, avec le choix du verbe « étalait », à un objet offert en vitrine aux yeux de tous : elle « étalait aux yeux des invités des épaules magnifiques et la moitié d’une gorge éblouissante. » Seule compte donc la beauté physique, comme le montre la récurrence de l’adjectif « belle », et c’est à elle qu’est lié le sentiment amoureux : « Cette fille-là était belle, et, au point de vue de la forme, plus belle que Marguerite »,  « elle était assez belle pour inspirer une passion égale à celle que Marguerite m’avait inspirée. »

Scène de bal, dans La Traviata, mise en scène de Benoît Jacquot, 2017

Elle est également représentée comme un objet de luxe, dont la possession valorise son propriétaire, comme le comte de N…, qui « paraissait tout fier de la montrer, et semblait dire à tout le monde :  - "Cette femme est à moi !" » C’est à ce même constat que conduit la comparaison entre Marguerite et Olympe : « L’homme qui serait l’amant de cette femme pourrait être aussi fier que l’était M. de N.. ».

Scène de bal, dans La Traviata, mise en scène de Benoît Jacquot, 2017

Sous l’effet de la colère que fait naître en lui la jalousie, de son amour-propre blessé, Armand adopte le jugement méprisant envers les courtisanes qu’il avait, jusqu’alors, refusé. Il reprend le portrait même que Marguerite lui avait dépeint, évoquant sa condition de courtisane et ses amants : « Nous ne sommes plus des êtres, mais des choses. Nous sommes les premières dans leur amour-propre, les dernières dans leur estime. »

LA REVANCHE 

La jalousie du héros

Dans son récit, Armand évoque les quatre étapes de la jalousie.

         Elle naît de la réelle souffrance causée par la rupture à un homme profondément amoureux, comme le souligne le début du passage : « plein de mes douloureuses émotions ».

        Dans un deuxième temps, il tente de feindre l’indifférence, une façon de se protéger et de faire bonne figure aux yeux du monde : « Je la vis et je la saluai distraitement de la main et des yeux. »

         Mais ce n’est là qu’une apparence, car le sentiment qui l’emporte est, en réalité, la colère : « Quand je songeais que, après le bal, ce ne serait plus avec moi, mais avec ce riche imbécile qu’elle s’en irait, quand je me représentais ce qui vraisemblablement allait suivre leur retour chez elle, le sang me montait au visage ». La structure de la phrase, avec les deux subordonnées temporelles antéposées, en mettant en valeur les sentiments alors ressentis, donne la preuve que l’amour n’est, en réalité, pas effacé.

        La dernière étape, qui conclut en toute logique cette colère jalouse, est le désir de vengeance : « le besoin me venait de troubler leurs amours. » Il s’agit de reporter sur l’autre la souffrance qu’il vous a causée : « Il fallait nécessairement qu’elle payât ce que j’avais souffert », expliquait-il précédemment dans le chapitre.

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

La vengeance mise en œuvre

Dans ce monde où, comme sur une scène de théâtre, chacun s’offre en spectacle, la jalousie aussi s’observe de l’extérieur, par l’échange des regards. Ainsi, au regard d’Armand sur le couple formé par Marguerite et le comte de N…, « J’allai m’adosser à la cheminée, juste en face de Marguerite, et je la regardai danser », répond le regard de Marguerite sur le couple qu’il forme avec Olympe. Nous notons alors la réciprocité, puisque le regard d’Armand signale sa jalousie, tout comme celui de Marguerite, qui se mesure à Olympe, « plus belle » qu’elle : « Je le compris mieux encore à certains regards que celle-ci jeta sur Olympe pendant que je lui parlais. » Elle évalue sa rivale, preuve que la stratégie d’Armand a réussi, mais aussi que l’amour n’a pas non plus disparu chez elle, car c’est d’abord lui qui peut expliquer sa première réaction en le voyant arriver au bal : « À peine m’eut-elle aperçu qu’elle se troubla. »

C’est ce que confirme l’enchaînement à la fin du texte, entre les brèves phrases, typographiquement détachées, qui expriment la décision de vengeance, « Ma résolution fut prise. Cette femme serait ma maîtresse », « Je commençai mon rôle de postulant en dansant avec Olympe », et la réaction de l’héroïne, mise en valeur par la comparaison : « Une demi-heure après, Marguerite, pâle comme une morte, mettait sa pelisse et quittait le bal. »

Jordic, illustration pour La Dame aux camélias, 1908, éd. Calmann Lévy

CONCLUSION

Ce texte offre un double intérêt.

  • D’une part, il offre une analyse psychologique des deux amants, qui montre comment l’amour blessé, source de jalousie, se retourne en vengeance, afin d’infliger à l’autre la même blessure.

  • D’autre part, il montre comment la jalousie peut influencer le jugement moral : c’est le seul passage du roman où le narrateur, par son blâme moral, rejoint le jugement général porté par la morale bourgeoise sur les courtisanes.

Cependant ce récit, avec la peinture sans fard par le narrateur de ses sentiments, de la façon dont il construit sa stratégie de vengeance, traduit la sévérité du jugement qu’il porte sur lui-même : dans ce récit, fait a posteriori, la comparaison, « pâle comme une morte », prend un toute autre valeur, comme pour annoncer la mort à venir de l’héroïne.

Pour conclure 

Conclusion

En 1867, bien longtemps après la parution de son roman, en 1848, puis après son adaptation au théâtre du Vaudeville en 1852, enfin après l’opéra de Verdi qui, en 1853, reprend l’œuvre, en changeant le prénom de l’héroïne de Marguerite en Violetta, Alexandre Dumas explique la création de son héroïne.

Il commence cette explication par le portrait physique de Marie Duplessis, son « modèle ». Le lecteur y constate, comme dans l’ensemble du roman, l’insistance sur sa beauté. Mais, même s’il mentionne la date de 1844, début de leur liaison, il garde le silence sur sa propre relation avec cette courtisane.

Le portrait de Marie, médaillon sur sa tombe, cimetière de Montmartre

Le portrait de Marie, médaillon sur sa tombe, cimetière de Montmartre

« La personne qui m’a servi de modèle pour l’héroïne de La Dame aux camélias se nommait Alphonsine Plessis, dont elle avait composé le nom plus euphonique et plus relevé de Marie Duplessis. Elle était grande, très mince, noire de cheveux, rose et blanche de visage. Elle avait la tête petite, de longs yeux d’émail comme une Japonaise, mais vifs et fins, les lèvres du rouge des cerises, les plus belles dents du monde ; on eût dit une figurine de Saxe. En 1844, lorsque je la vis pour la première fois, elle s’épanouissait dans toute son opulence et sa beauté. Elle mourut en 1847, d’une maladie de poitrine, à l’âge de vingt-trois ans. »

Le deuxième paragraphe correspond à l’image que le héros narrateur, Armand, donne d’elle dans le roman, une femme qui avait « du cœur » et ne « manquait ni d’esprit, ni de désintéressement. » C’est cette remarque qui peut justifier la métamorphose sur laquelle insiste le narrateur, à partir du séjour à Bougival, et qui a largement contribué à faire d’elle une héroïne romantique. Nous notons aussi un des thèmes principaux du roman, le rôle que peut jouer l’argent dans cette société parisienne, avec un contraste entre la richesse extrême, le luxe, et la pauvreté, avec la mention de l’« appartement somptueux, saisi par ses créanciers ». Cette saisie a été reprise dans les premiers chapitres du roman, pour mettre en scène le narrateur initial.

« Elle fut une des dernières et des seules courtisanes qui eurent du cœur. C’est sans doute pour ce motif qu’elle est morte si jeune. Elle ne manquait ni d’esprit, ni de désintéressement. Elle a fini pauvre dans un appartement somptueux, saisi par ses créanciers. Elle possédait une distinction native, s’habillait avec goût, marchait avec grâce, presque avec noblesse. On la prenait quelquefois pour une femme du monde. Aujourd’hui, on s’y tromperait continuellement. Elle avait été fille de ferme. Théophile Gautier lui consacra quelques lignes d’oraison funèbre, à travers lesquelles on voyait s’évaporer dans le bleu cette aimable petite âme qui devait, comme quelques autres, immortaliser le péché d’amour. »

Le dernier paragraphe du texte explicite le travail du romancier, la transfiguration qu’il apporte à la réalité : « L’art est divin. Il crée ou ressuscite… », conclut-il. Dans son cas, Dumas a, en fait, les deux.

         Il a créé une héroïne, à partir d’une femme dont la mort avait causé, dans Paris, une réelle émotion, que Jules Janin signale dans sa Préface au roman. Sa vie avait tout pour en faire un roman : une femme entretenue connue du tout Paris, des amants riches et de bonne famille, certains s’étant ruinés pour elle, la maladie, sa mort… L’auteur anonyme d’une chronique de la vie parisienne de cette époque écrit, à propos de Dumas, « Je crois fort que la première idée de son roman lui fut (plus) suggérée par la sensation que causa sa mort à Paris que par les relations éloignées qu’il avait eues avec elles. » Il a pu, à partir de cette mort, construire des « aventures pathétiques », et il a, autour de cette courtisane, créé une légende, celle de « la dame aux camélias ».

         Mais, parallèlement, il a aussi ressuscité, à commencer par lui-même, incarné à la fois dans la figure du narrateur initial et dans celle du héros, Armand, qu’il a représenté tel qu’il aurait, peut-être, voulu être. Comme son héros, Alexandre Dumas part en voyage après la rupture, non pas en Orient, mais en Russie. Il est en Espagne quand il apprend la maladie de Marie, et c’est à Marseille qu’il apprend sa mort, le 10 février. Il retourne alors à Paris et, avec le comte Édouard de Perregaux, ressuscité, lui, sous les traits du comte de N… dans le roman, il assiste au transfert du corps de Marie, mis à la fosse commune, dans une concession achetée à perpétuité. Cette scène sera bien « ressuscitée » dans le roman, partagée par le narrateur et le héros Armand.

Récit qui « crée », et récit qui « ressuscite », comme le dit Jules Janin dans sa Préface : « la vérité, enfin connue, rejaillit sur l’intérêt du récit », et les deux s’entremêlent, comme se mêlent les deux courants littéraires au milieu du siècle : le réalisme pour le cadre de l’histoire d’amour, la peinture de la société mondaine, des plaisirs de la vie parisienne, et le romantisme pour cet amour qui transfigure la courtisane, par sa sincérité, sa dignité, et, surtout, son sacrifice.

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« Cependant, Marie Duplessis n’a pas eu toutes les aventures pathétiques que je prête à Marguerite Gautier, mais elle ne demandait qu’à les avoir. Si elle n’a rien sacrifié à Armand, c’est qu’Armand ne l’a pas voulu. Elle n’a pu jouer, à son grand regret, que le premier et le deuxième acte de la pièce. Elle les recommençait Il toujours, comme Pénélope, sa toile : seulement, c’est le jour que se défaisait ce qu’elle avait commencé la nuit. Elle n’a jamais, non plus, de son vivant, été appelée la Dame aux camélias. Le surnom que j’ai donné à Marguerite est de pure invention. Cependant, il est revenu à Marie Duplessis par ricochet, lorsque le roman a paru, un an après sa mort. Si au cimetière Montmartre, vous demandez à voir le tombeau de la Dame aux camélias, le gardien vous conduira à un petit monument carré qui porte sous ces mots : Alphonsine Plessis, une couronne de camélias blancs artificiels, scellée au marbre blanc. Cette tombe a maintenant sa légende. L’art est divin. Il crée ou ressuscite… »

Le roman a connu un tel succès qu’aussitôt certains amis de Dumas lui conseillent d’en tirer une pièce de théâtre. Par exemple, Siraudin, un vaudevilliste, lui aurait dit : « Pourquoi donc ne tirez-vous pas un drame de votre roman ? Vous avez-là, mon cher, un terrain fécond qu’il ne faut pas laisser inexploité. » De même, Anthony Béraud, lui-même auteur dramatique : « Ma petite vieille, il faut mettre ta Dame aux camélias en pièce, je n’ai pas lu la machine, mais ça a trop de vogue pour qu’on n'en extirpe pas quatre actes pour l’Ambigu avec un prologue. » Dès 1849, l’adaptation théâtrale est terminée, mais le drame n’a été joué que le 2 février 1852, avec le même succès que le roman, en raison de la censure pour immoralité. Paradoxe… la pièce subit le même blâme moral que celui que subissent alors les courtisanes, précisément parce que Dumas en avait proposé un modèle bien différent ! 

Alphonse Mucha, La Dame aux camélias, 1896. Lithographie, restaurée par Adam Cuerden, 207,3 x 72,2. Librairie du Congrès, New York

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