AIMER LA LITTÉRATURE
en analysant les textes et les œuvres
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... des œuvres de genres différents
Création en cours
Didier Daeninckx, Cannibale, 1998
L'auteur (né en 1949) : un écrivain engagé
Pour suivre une interview de l'écrivain
L'engagement politique
Originaire d’une banlieue populaire, Daeninckx doit sans doute à cette jeunesse, dans une famille politiquement militante, son propre choix d’engagement, et l’orientation d’ensemble de son œuvre. Un arrière-grand-père qui a déserté l’armée belge en 1884 pour s’installer dans le nord de la France, un grand-père paternel lui aussi déserteur en 1917, tandis que son grand-père maternel, cheminot, est élu maire communiste de la ville de Stains, puis conseiller général de la Seine, un père et une mère eux aussi fortement impliqués dans le Parti communiste et les luttes ouvrières…, un héritage qui le conduit tout naturellement à adhérer aux Jeunesses communistes dès 1963, puis, une fois devenu ouvrier imprimeur à seize ans, à implanter l’action syndicale de la CGT dans une des entreprises dans lesquelles il travaille, jusqu’en 1977, où il connaît le chômage. Animateur culturel ensuite, il commence à écrire, en tant que journaliste au niveau local, puis un premier roman noir, Mort au premier tour, publié en 1982.
Didier Daeninckx, en Corse. Photo de Pascal Dolemieux in Libération du 19 juin 2015
Mais c’est en 1983 avec Meurtres pour Mémoires, qu’il connaît son premier succès, et signe cet engagement : il y dénonce la répression sanglante de la manifestation du FLN pendant la guerre d’Algérie, en 1961, par la police sous le commandement du préfet Papon, occasion aussi de s’attaquer à la collaboration durant la seconde guerre mondiale.
S’il quitte le parti communiste en 1981, il continue à accompagner les courants d’extrême-gauche libertaires et antimilitaristes, et se définit clairement comme un résistant, engagé : « Pour moi, c’est une maxime d’écrivain : être un homme contre. » Tous ses romans, comme ses essais, en apportent la preuve : dénonciation de la corruption politique, de l’expulsion par charters des émigrés maliens, de toutes les formes de racisme… Ses attaques multipliées lui valent de nombreux adversaires, et ses écrits ont suscité bien des polémiques.
La plongée dans l'Histoire
L’autre caractéristique de l’œuvre de Daenickx, qu’il s’agisse de romans noirs, de policiers ou de ceux destinés à la jeunesse, qui lui ont valu le prix Paul Féval de littérature populaire en 1994, est la place que ses intrigues accordent à l’Histoire : il considère que sa connaissance est indispensable pour comprendre le temps présent, et qu’au contraire, son oubli condamne à répéter les mêmes catastrophes. Ses romans permettent notamment de découvrir sous un autre angle les conflits du passé, seconde guerre mondiale mais aussi guerre d’Algérie ou conquêtes coloniales, tout en dénonçant, inlassablement, les mensonges du racisme, du négationnisme, et tous les masques des récits historiques « officiels ».
Le contexte historique et social de Cannibale
La structure de l’œuvre, un récit contemporain de l’écriture ramenant au passé du narrateur, implique de présenter deux époques : les événements que vit la Nouvelle- Calédonie depuis les années 1980, et celle de l’Exposition coloniale, en 1931.
La Nouvelle-Calédonie dans les années 1980
Le peuplement de la Nouvelle-Calédonie, in André et Fabien Brial, La Nouvelle-Calédonie au fil des cartes, 2019
La colonisation
Cette terre, alors peuplée de Mélasésiens, est découverte en 1774 par l’Anglais James Cook, qui la baptise, puis pour sa côte ouest et les îles qui composent l’archipel par des navigateurs français, La Pérouse en 1788, puis Dumont d’Urville en 1827. Elle n’éveille que tardivement l’intérêt des pouvoirs politiques français, n’est proclamée colonie française qu’en 1853, et Napoléon la destine, à partir de 1864, à devenir un lieu de déportation : y est alors implanté un bagne, particulièrement actif lors de la Commune de Paris, qui, même si la déportation s’arrête en 1894, fonctionne jusqu’en 1924.
La politique coloniale se met parallèlement en place, en accordant des terres aux colons, alors nommés « Caldoches »,… ce qui implique l'expropriation des Kanak, les populations indigènes, déplacées sur des terres moins fertiles, reléguées dans des sortes de « réserves », dépossédées donc de leur culture ancestrale.
Rejetés de leurs terres, les Kanak (mot rendu invariable par les accords de 1998) sont pourtant jugés utiles, quand il s’agit de défendre la « mère-patrie » pendant la première guerre mondiale : plus de 1000 Kanak deviennent des « engagés volontaires », en échange de droits territoriaux, qu’ils n’obtiendront pas, d’où un premier soulèvement des tribus, en 1917, réprimé violemment.
Un des personnages du roman de Daeninckx, Fofana, le balayeur sénégalais rencontré dans le métro et qui aide les deux protagonistes à échapper aux policiers, évoque la situation des troupes coloniales à Verdun pendant la première guerre mondiale :
Un bataillon de supplétifs kanak
Les soldats blancs ne voulaient plus monter à l’assaut, et c’est à nous, tirailleurs des troupes coloniales, que le général a demandé de sauver la France. On s’est dégagé de la boue des tranchées au petit matin, sans masques, poussés par la police militaire et les gendarmes qui étaient protégés, eux, et qui abattaient les frères qui essayaient de fuir le nuage de mort.
Son récit amène le héros à revoir, dans un cauchemar, un homme de sa tribu, Nkegny, « qui avait un bras et une jambe en moins » et qui racontait la guerre aux enfants. Il se rappelle encore la récitation apprise à l’école pour commémorer leur souvenir.
[...] mille Kanak et mille Caldoches ont pris le bateau, habillés en soldats. Il y a eu des centaines de morts, des centaines de blessés… Quand les anciens parlaient d’eux, ils leur donnaient le nom d’un de nos arbres, le niaouli…
Ils ont souffert les Niaoulis
Après avoir quitté leur terre
Loin du foyer, loin de leur mère
Longtemps bercés par le roulis
En attendant d’être à la guerre
Longtemps bercés et mal nourris
Ils ont subi la peine amère
De n’avoir pas été compris.
La lutte pour l'indépendance
Après la seconde guerre mondiale, alors que s’engage la politique de décolonisation, parfois par la guerre, en Indochine, en Algérie, ou par des massacres, à Madagascar notamment, et plus pacifiquement dans les pays d’Afrique noire, la Nouvelle-Calédonie devient Territoire d’Outre-Mer en 1946, puis lui est accordée davantage d’autonomie en 1976. Mais cela ne suffit pas à arrêter la volonté d’indépendance des Kanak, qui créent l’Union calédonienne, sous la conduite de deux leaders, Jean-Marie Tjibaou, élu à l’Assemblée territoriale, et Éloi Machoro. Quand, malgré le statut de plus large autonomie obtenu en 1977, les indépendantistes prennent les armes, en 1984, forment le FLNKS, front de Libération kanak et socialiste, le conflit s’intensifie, que rien ne semble pouvoir apaiser : ni le couvre-feu alors instauré, ni la mort de Machoro, abattu, ni le référendum promis, qui se tient en 1988 et rejette l’indépendance. La violence atteint son apogée en avril-mai 1988 : de jeunes indépendantistes kanak, lors de l’attaque d’une gendarmerie, tuent quatre gendarmes sur l’île d’Ouvéa, en prennent vingt-trois en otages et se replient dans une grotte. Le bilan de l’assaut pour les libérer est lourd : 19 Kanak et 2 militaires français sont tués.
Dès les premières pages, tandis que les deux personnages, Gocéné et son ami blanc Francis Carroz, essaient de se rendre en voiture au village de Tendo, le roman évoque la situation de tension qui règne dans l’île :
– Tu savais qu’il y avait des barrages dans le secteur ? J’ai écouté la radio avant de partir, ils n’en ont pas parlé.
– Non… Mais il fallait s’attendre à ce que ça gagne du terrain… Tout le nord de la Grande-Terre est isolé du monde depuis des semaines, et il ne se passe rien. Personne ne veut discuter. Dans ce pays, la révolte, c’est comme un feu de broussailles… Il faut l’éteindre au début. Après…
Les jeunes, armés de fusils, sont menaçants, et le Français, Carroz, est obligé de laisser Gocéné et de faire demi-tour. Plus loin, on verra un hélicoptère, une « alouette guerrière », survoler le barrage, observé aux jumelles par un gendarme, puis la menace se rapproche :
Un convoi, trois camions et cinq jeeps, descendu de Pouébo, a dispersé trois barrages et se dirige vers Hienghène. Les gendarmes progressent lentement et ne devraient pas atteindre notre position avant la fin d’après-midi. Les ordres sont clairs : les retarder le plus possible mais ne pas leur opposer de résistance.
Les tensions provoquent des barrages pour l'indépendance de la Kanaky
Ce n’est que dans les dernières lignes, alors que Gocéné a rejoint le village de Tiendo, que sont mentionnés les « premiers coups de feu » contre le barrage.
Le colonialisme dans la France des années Trente
L'expansion coloniale
C’est sous le second Empire, avec Napoléon III, que la France intensifie et organise sa politique coloniale, ce dont témoigne l’annexion de la Nouvelle-Calédonie en 1853. La IIIème République poursuit dans cette voie, en imposant, tout parti confondu, l’idée que l’empire colonial est une nécessité incontournable pour un pays qui veut affirmer sa puissance. Ainsi, en 1900, la France a construit le deuxième domaine colonial après celui de l’Angleterre, et une première exposition coloniale a lieu à Marseille en 1906.
La première guerre mondiale, avec l’incorporation des troupes coloniales dans l’armée française, vient prouver le rôle-clé de l’expansion coloniale, qu’une propagande active diffuse largement, en incitant les Français à s’engager dans des territoires « pleins d’avenir ». La crise de 1929 ne fait que renforcer ce sentiment que seul un vaste empire peut assurer le maintien d’une économie prospère.
Ce sont surtout les communistes qui s’opposent à cet impérialisme, comme le montre le discours de la femme qui harangue la foule dans le roman de Daeninckx : « Il n’est pas de semaine où l’on ne tue pas aux colonies ! […] Au Maroc, au Liban, en Afrique Centrale, on assassine. En bleu, en blanc, en rouge… », « Travailleurs parisiens ! Solidarité avec le genre humain ! Ne visitez pas l’Exposition colonialiste ! Refusez d’être les complices des fusilleurs… »
Affiche de propagande pour l'exposition coloniale de 1922 à Marseille
L'exposition coloniale internationale de 1931
La guerre a retardé cette exposition coloniale, souhaitée depuis 1910 : sous l’égide d’Hubert Lyautey, maréchal de France rendu illustre par son action au Maroc, notamment lors de la guerre du Rif, en 1924-1925, nommé Commissaire général de l’Exposition, la première pierre est posée en 1928. Elle est inaugurée par le président Gaston Doumergue, le 6 mai 1931, accompagné du ministre des Colonies Paul Reynaud, et se clôture le 15 novembre.
Un film d'Alexandre Rosada
Même si elle réunit plusieurs puissances coloniales, à l’exception de l’Angleterre, pour des raisons financières car elle mène déjà ses propres coûteux projets, et de l’Allemagne, déchue de toute possession coloniale par le Traité de Versailles, son objectif est nettement proclamé : « donner conscience aux Français de leur empire. » en célébrant la richesse de l’empire colonial et en glorifiant la « Plus grande France » et sa mission civilisatrice. L’Exposition remporte un immense succès, avec plus de 8 millions de visiteurs.
Bernard Milleret, affiche de propagande, exposition coloniale internationale de 1931
L’opposition, elle, reste limitée : sur le plan politique, la Ligue contre l’Impérialisme et l’Oppression coloniale, d’obédience communiste, organise en juillet une contre-exposition, intitulée « La vérité sur les colonies », ouverte de juillet 1931 à juillet 1932, mais elle ne reçoit qu’un peu plus de 5000 visiteurs. Un tract, signé par plusieurs artistes surréalistes, intitulé « Ne visitez pas l’exposition coloniale », est aussi distribué un peu avant l’ouverture de l’Exposition.
Le dogme de l’intégrité du territoire national invoqué pour donner à ces massacres une justification morale, est basé sur un jeu de mots insuffisant pour faire oublier qu’il n’est pas de semaine où l’on ne tue aux colonies. La présence sur l’estrade inaugurale de l’Exposition Coloniale du Président de la République, de l’Empereur d’Annam, du Cardinal Archevêque de Paris et de plusieurs gouverneurs et soudards, en face du pavillon des missionnaires, de ceux de Citroën et Renault, exprime clairement la complicité de la bourgeoisie tout entière dans la naissance du concept nouveau et particulièrement intolérable : la « Grande France ». C’est pour implanter ce concept-escroquerie que l’on a bâti les pavillons de l’Exposition de Vincennes. Il s’agit de donner aux citoyens de la métropole la conscience de propriétaires qu’il leur faudra pour entendre sans broncher l’écho des fusillades lointaines. Il s’agit d’annexer au fin paysage de France, déjà très relevé avant-guerre par une chanson sur la cabane-bambou, une perspective de minarets et de pagodes.
À propos, on n’a pas oublié la belle affiche de recrutement de l’armée coloniale : une vie facile, des négresses à gros nénés, le sous-officier très élégant dans son complet de toile se promène en pousse-pousse, traîné par l’homme du pays – l’aventure, l’avancement.
Rien n’est d’ailleurs épargné pour la publicité : un souverain indigène en personne viendra battre la grosse caisse à la porte de ces palais en carton pâte. La foire est internationale, et voilà comment le fait colonial, fait européen comme disait le discours d’ouverture, devient fait acquis.
Affiche de la contre-exposition , juillet 1931
Pour une lecture intégrale du tract
Présentation du roman Cannibale
Le titre
Tout un groupe de jeunes kanak, « une vingtaine de garçons et moitié moins de filles » a été choisi pour servir de figurants « dans un village kanak reconstitué au milieu du zoo de Vincennes, entre la fosse aux lions et le marigot des crocodiles », signalé par une « pancarte » : « Hommes anthropophages de la Nouvelle-Calédonie ». Pourquoi alors ce titre au singulier ?
Daeninckx marque ainsi l’objectif de son roman, et, de façon plus générale, son engagement. Il ne s’agit pas de mettre en évidence le sort de ses personnages, mais d'amener le lecteur à réfléchir sur l’idée même qui conduit à qualifier un être humain de « cannibale ». Cela revient, en fait, à l’exclure de la communauté humaine, à le rejeter dans un état de nature, non civilisé, à le rabaisser à un stade animal, semblable aux « lions » et aux « crocodiles » qui entourent l’enclos. C’est donc le racisme, à la fois source et conséquence du colonialisme qui est l’objet même du roman, illustré par le cri des visiteurs quand Gocéné, furieux du départ de sa fiancée Minoé, s’attaque aux surveillants : « Mais c’est qu’il mordrait, le cannibale ! »
La structure d'ensemble du roman
Construit chronologiquement, et ne formant qu’un unique chapitre, il suit les étapes de l’aventure coloniale vécue par le protagoniste et ses compagnons kanak, selon un schéma narratif traditionnel.
Les situations initiale et finale se déroulent en Nouvelle-Calédonie : c’est le choix des jeunes par le chef du village, envoyés à Nouméa, et leur embarquement sur le « Ville de Verdun », et l’épilogue les montre de retour, bien des années après, puisque Gocéné, devenu un vieillard, s’apprête à retrouver Minoé au village de Tendo. Mais le roman ne dit pas s’ils se sont déjà revus ou si ce moment est celui de leurs retrouvailles…
L'élément perturbateur découle de l’accident survenu avant l’ouverture de l’exposition coloniale au public.
Les crocodiles « sont tous morts d’un coup ». Pour pallier cette catastrophe, un échange a été décidé avec l’Allemagne : la « ménagerie du cirque Höffner de Francfort-sur-le-Main » fournira une « centaine de crocodiles », recevra en prêt « une trentaine de Canaques ». Des bêtes sauvages contre des hommes sauvages..., rien de plus normal pour les deux administrateurs, Albert Pontevigne et Grimaut. Mais, parmi eux, est emmenée Minoé, la fiancée du narrateur…
Emmanuel Reuzé, illustration de la couverture de la bande-dessinée, 2009
Débute alors une série de péripéties, fuite du zoo de Gocéné, en compagnie de son ami Badamoin, puis une première errance dans Paris, avant de retourner à l’exposition pour interroger le gardien-chef qui leur apprend qu’« [o]n va les mettre dans un train pour l’Allemagne », après une nuit dans « un dortoir de l’Armée du Salut. Celui du boulevard de La Chapelle. » Le rythme s’accélère alors : arrivés trop tard au dortoir, ils arrivent aussi trop tard pour attraper le train à la gare de l’Est, où, repérés par la police, ils commencent une longue course poursuite jusque dans les couloirs du métro. Sauvés par un balayeur sénégalais, Fofana, ils sont escortés jusqu’au zoo afin d'interroger l’administrateur sur le lieu où ont été envoyés les Kanak.
L’élément de résolution intervient grâce à la perturbation créée par le discours d’une jeune femme communiste. Elle permet aux deux protagonistes de s’introduire auprès du haut-commissaire Grimaut, mais, s’ils obtiennent des explications, ils doivent fuir à nouveau devant les policiers. Le tir de l’un d’eux abat Badamoin, et Gocéné n’échappe à ce même sort que grâce à l’intervention d’un visiteur qui s’interpose. Tous deux sont alors arrêtés, et emprisonnés : pour le Français, « trois mois de prison, pour rébellion contre les forces de l’ordre dans l’exercice de leur mission », pour Gocéné « quinze mois, à Fresnes. »
Des récits enchâssés
Deux récits sont insérés dans le récit principal de Gocéné, tous deux formant une analepse, un recul chronologique.
Lucien Jonas, affiche d’annonce d’une journée de charité, juin 1917. Collections La Contemporaine
Le premier, fait à Gocéné et Badamoin, est celui de Fofana, qui évoque la première guerre mondiale, et comment, lors des combats à Verdun, il a échappé à la mort, mais pas au gaz moutarde : « Je me suis jeté dans un trou d’obus. Il y avait un cadavre. Je me suis barbouillé avec son sang, et j’ai fait comme si j’avais été touché… Le nuage planait au-dessus de moi… Je n’en ai respiré qu’un peu… » Mais, dès la fin de son récit, il est pris d’« une quinte de toux », suivie de « spasmes ». Il n’est donc pas sorti indemne de cette guerre.
Le second récit, fait à Badamoin, suit et explique le cauchemar de Gocéné. Introduit par « Souviens-toi », il rappelle lui aussi cette guerre à laquelle ont participé « mille Kanak et mille Caldoches », dont un très grand nombre ne sont pas revenus, ou bien sont revenus, comme ce Nkegny apparu dans le cauchemar, avec « un bras et une jambe en moins ».
Ces deux récits, qui soulignent l’engagement des Kanak pendant la 1ère guerre mondiale, jouent un double rôle : d’une part, ils contrastent avec la façon dont ils sont exploités et maltraités pendant l’exposition coloniale, d’autre part ils justifient leur révolte pour obtenir l’indépendance de la « Kanaky ».
La dénonciation du racisme
Avant même le début du roman, le thème du racisme est introduit, en exergue, par le rappel de l’orthographe du mot « kanak », imposée par les accords de Nouméa, en 1998, pour effacer, explique l’auteur, « la dimension paternaliste et coloniale du terme usuel canaque ». Il est ensuite posé par le jugement sévère d’un des jeunes indépendantistes kanak pour justifier l’interdiction de passage au conducteur européen : « Les nôtres ont toujours dû courber l’échine devant eux… » C’est donc le racisme soutenu par le pouvoir colonial que dénonce avec force le roman.
Des discours mensongers
Pour faire obéir les peuples colonisés, les instances officielles usent d’un discours particulièrement hypocrite, qui, sous son apparence paternaliste, révèle leur mépris pour ceux qu’ils jugent inférieurs, croyant (mais à tort) pouvoir les tromper.
Exhibition des indigènes, exposition coloniale, 1931. Carte postale
Le discours de l'adjoint du gouverneur de Nouvelle-Calédonie,
C’est ce qui ressort du discours adressé aux Kanak, avant leur départ, par l'adjoint du gouverneur Joseph Guyon à Nouméa : « Il a commencé par nous appeler « mes amis », et tout le monde s’est méfié. » Il fait appel à tous les clichés qui soutiennent la politique coloniale, rappelant l’engagement des anciens combattants partis « sauver la mère-patrie d’adoption », mentant sur la réalité de leur envoi en France, « Ce voyage est la chance de votre vie », et embellissant le rôle de la colonisation : « Vous montrerez par vos chants, vos danses, que coloniser ce n’est pas seulement défricher la jungle, construire des quais, des usines, tracer des routes, c’est aussi gagner à la douceur humaine les cœurs farouches de la savane, de la forêt ou du désert. »
Outre l’éloge du développement économique dû aux colonisateurs, l’opposition entre la « douceur humaine », propre à la civilisation, et les « cœurs farouches » souligne la façon dont la France considère les peuples indigènes comme des sauvages primitifs.
Les discours officiels, en France
Ces mêmes mensonges se retrouvent en France, à leur arrivée, pour justifier leur installation immédiate dans le village créé pour eux par la volonté de les protéger, de leur « éviter tout contact avec les mauvais éléments de la métropole », puis le départ de leurs compagnons : « Je suis venu vous chercher pour vous faire visiter Paris. » C’est encore le cas lors du discours officiel préparé par le haut-commissaire : « Un cycle de l’Histoire du monde s’est achevé, qui vit les heurts et les frémissements des races, l’hégémonie de l’une, l’assujettissement des autres. Un nouveau cycle commence qui les verra se rapprocher toutes… Cette Exposition en constitue les prémices… » Le masque est enlevé à la fin du roman, alors que Gocéné et Badamoin se trouvent face à face avec lui. Gocéné le traite de « menteur » alors même que le haut-commissaire, feignant de se soucier de leur sort, en protestant de son innocence, « Je ne suis pas au courant de toutes ces choses… », profite, en réalité, de leur ignorance : sous prétexte de joindre un responsable des chemins de fer, il appelle au secours par téléphone.
Une affiche de propagande coloniale
Face à ces discours, seul celui de la femme communiste répond, avec sa question oratoire qui l’introduit : « Vous tous, qui dites « hommes de couleur », seriez-vous des hommes sans couleur ? » La pire des hypocrisies est donc le masque adopté, la prétendue fraternité du terme « hommes » pour remplacer les mots « noirs » ou « nègres », alors même que la distinction continue à s’affirmer.
L'organisation de l'exposition coloniale internationale
Frédéric Gadmer, « Les Canaques, l’heure du repas », 29-10-1931. Autochrome, Archives de la Planète, collection Albert Kahn
Déjà les conditions du voyage sur le Ville-de-Verdun ne répondent en rien aux promesses faites : ils sont mal logés, mal nourris, et « trois morts » sont engloutis dans l’océan.
Le lieu d'exhibition choisi, à l’écart de l’exposition proprement dite, dans le zoo de Vincennes alors créé, entre les lions et les crocodiles, les réduit à l’état d’animaux féroces ; d’ailleurs, ils seront échangés avec des crocodiles pour être exhibés comme des bêtes exotiques dans un cirque allemand. C’est aussi un mot les rabaissant à cet état d’animaux qui dépeint leur préparation à l’exposition : « des hommes sont venus nous dresser, comme si nous étions des animaux sauvages ». Ils sont alors obligés de se comporter en « anthropophages », dans une mise en scène choquante, bien éloignée de leurs mœurs, par exemple quand les femmes « exhibent leur poitrine » en se baignant, contrairement à la pudeur que le catholicisme a depuis longtemps répandue. Pire encore, le narrateur explique : « toutes les cinq minutes, l’un des nôtres devait s’approcher pour pousser un grand cri, en montrant les dents, pour impressionner les badauds. »
À la fin du roman, devant le haut-commissaire, Gocéné fait un résumé terrible du traitement qui leur est infligé, pour la nourriture, « ce qu’ils nous donnent au zoo, même nos chiens s’en détournent, au pays… », révélateur de la conception raciste qui fonde cette exposition : « Tout le monde nous présente comme des cannibales, les enfants nous jettent des cacahuètes, on prétend que nous vivons avec plusieurs femmes alors que nous sommes tous de fervents catholiques… »
Les comportements racistes
La chanson d'Alibert, "Nénufar"
« Nénufar », « la marche officielle de la manifestation », une chanson d'Alibert, donne le ton du racisme en expliquant – en justifiant aussi – le comportement des visiteurs de cette exposition. Tout est fait pour ridiculiser ce personnage, déjà nommé « négro », à commencer par son physique qui forme le refrain : « Tu as le nez en l’air / Et les ch’veux en paille de fer ». On note l’insistance sur la couleur noire, quand le dos de sa « chérie » transformé en ardoise, ou bien quand il demande « trente kilos » de rouge à lèvres car « c’est une négresse à plateaux. » La chanson accentue aussi le double regard que le colonisateur est incité à porter sur le colonisé :
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D’un côté, il est intellectuellement inférieur, un primitif, « Pour être élégant / C’est aux pieds qu’il mettait ses gants », et c’est ce sur quoi insiste la répétition, « T’as du r’tard ».
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De l’autre, il est vu comme un grand enfant, souriant toujours, « Un joyeux lascar », « un p’tit rigolard », « T’es un débrouillard ».
Pour écouter la chanson, et lire le texte
Cette chanson est une "marche", et l'on ne peut qu'être frappé par son rythme martelé, militaire qui rappelle la façon dont ces colonies, si fièrement présentées, ont été conquises, par l'armée : « Il n'est pas de semaine où l'on ne tue pas aux Colonies ! », s'exclame la jeune femme communiste, en employant une litote insistante.
Les Français face au racisme
Le racisme intériorisé
Comment, dans ces conditions, les visiteurs pourraient-ils considérer les Kanak autrement que des animaux sauvages ? « On nous jetait du pain, des bananes, des cacahuètes, des caramels… Des cailloux, aussi. », explique le narrateur, et c’est ce que confirme le cri du conducteur, « Tu ne peux pas faire gaffe, le chimpanzé ! Tu descends de ta liane, ou quoi… Tu te crois encore dans la brousse ? », qui provoque le rire d’une passante. L’animalisation, l’idée de sauvagerie, sont totalement installées dans l’esprit des occidentaux.
Cette vision raciste se traduit dans les paroles, comme celle du gardien qui leur demande, « Vous vous croyez dans votre jungle ! », ou celle de l’adjoint Laubreaux qui les désigne comme « les deux cannibales déserteurs », mais aussi dans les regards : « Le silence s’est fait sur notre passage, l’observation insistante », « Les gens nous regardaient comme des bêtes curieuses ». De ce fait, comment un policier hésiterait-il, lui, à se transformer en chasseur, et à tirer, si même son commissaire lui ordonne ensuite : « Vous me passez les menottes au sauvage ? »
Les « résistants »
Dans cette atmosphère, ceux qui adoptent un autre type de comportement sont si rares qu’ils attirent l’attention du lecteur. Le patron du restaurant où ils mangent un couscous, par exemple, leur parle comme à des clients « ordinaires » en leur conseillant le couscous. Un ouvrier les renseigne volontiers sur le chemin à suivre pour aller à Barbès. La réaction de cette mère qui reprend son fils qui vient de déclarer, « Maman, regarde, il est pareil qu’au zoo… » et présente ses excuses, prouve aussi que certains visiteurs ont pu être choqués par ce traitement insultant.
C’est tout particulièrement ce rôle que Daeninckx prête à son personnage, l’ouvrier Francis Carroz, dont la protestation énergique arrête le policier prêt à tirer : « ça s’appelle un assassinat. » Sa phrase, pour expliquer à Gocéné son geste, est mise en valeur puisqu’elle est reprise en conclusion du roman : « Les questions, on se les pose avant… Dans un moment pareil, ce serait le plus sûr moyen de ne rien faire. »
Daeninckx donne ainsi sens à son roman : il est une invitation au lecteur à la réflexion, à s’interroger lui-même sur le racisme dont il a hérité et qui n’a pas disparu dans les années 90, comme le prouvent les tirs des gendarmes sur le barrage. Une invitation aussi à mieux comprendre les raisons qui peuvent conduire un peuple à lutter pour son indépendance.
"Ah ! que c'est beau l'exposition" : une chanson de Perdricot, 1931
POUR CONCLURE
Le roman tend donc au lecteur un miroir du racisme qui a nourri le colonialisme, en lui montrant la propagande faite autour de la mission civilisatrice de la France, apportant ses bienfaits aux peuples indigènes. Même si le maréchal Lyautey a éloigné de l’exposition l’exhibition des Kanak, il n’a pas empêché, en effet, le spectacle mis en scène régulièrement dans le zoo, que dénonce le roman. Ce spectacle ne faisait que corroborer l’image de peuples inférieurs, de sauvages dangereux enfin pacifiés par la culture occidentale et offrant au public, en signe de gratitude en quelque sorte, leurs chants et leurs danses comme ils avaient offert leur sang pendant la première guerre mondiale.
Il y avait cependant eu des réactions critiques : outre les communistes, certains représentants de l’Église, les Kanak eux-mêmes ont protesté, et quelques administrateurs coloniaux, ce qui a conduit à rapatrier ceux qui avaient été envoyés en Allemagne, puis à les renvoyer tous en Nouvelle-Calédonie.
Le roman évoque, en contrepoint, quelques-unes de ces oppositions, un discours communiste, prolongé par la réaction de l’ouvrier, Francis Caroz, qui choisit, une fois à la retraite, de venir s’installer en Nouvelle-Calédonie. D’où la protestation du narrateur aux jeunes indépendantistes :
Nous n’avons pas tous marché à genoux, et certains Blancs étaient plus respectables que bien des nôtres… L’homme que tu as chassé sans même essayé de l’écouter, a soixante-quinze ans comme moi. Même s’il est Blanc, il est tout aussi kanak que toi et moi : il a fait des mois de prison, chez les siens, pour avoir pris ma défense…
C’est ici un avertissement que lance le romancier : inverser le racisme n’est pas une solution. Chaque homme est une personne à part entière, et tout préjugé est dangereux car il conduit à exclure quiconque est "autre" par sa différence.
Le "regard étranger" sur la France
Choisir un personnage venu d’ailleurs, comme ici Gocéné, le Kanak, pour élaborer la dénonciation de la société française, de ses mœurs ou de ses institutions, est une énonciation fréquemment adoptée, notamment au XVIIIème siècle : pensons à Montesquieu dans Lettres persanes et à de nombreux contes de Voltaire, Micromégas, Histoire des voyages de Scarmentado écrite par lui-même, ou L’Ingénu. Elle offre l’avantage d’être divertissante, mais surtout, à travers l’étonnement, voire l’indignation des personnages plongés dans un univers qui leur est étranger, d’amener le lecteur à jeter un autre regard sur des réalités auxquelles il est tellement habitué qu’il n’est plus capable de les juger de façon rationnelle, ni même de les voir. Or, c’est bien le cas du colonialisme dans les années Trente, et du racisme, encore aujourd’hui.
Mais le roman de Daeninckx introduit une difficulté supplémentaire à cette stratégie de distanciation, le recul historique, puisque le récit de Gocéné transporte le lecteur en 1931.
La stratégie narrative
Le regard kanak
Quand il effectue ce voyage, Gocéné ne connaît de la France que les images qu’il a pu en voir en Nouvelle-Calédonie, comme Badamoin qui reconnaît le Sacré-Cœur à partir d’une image dans le livre du curé, ou par les récits qui ont pu lui être faits. C’est ce qui explique ses réactions, doubles, à son arrivée à Marseille :
Son éblouissement devant la grande ville, restitué par son exclamation, « J’avais mal aux yeux à force de les tenir ouverts pour ne rien perdre du spectacle ! », suivie d’une longue énumération de tout ce qui le fascine, « Les lumières, les voitures, les tramways, les boutiques… ». Il qualifie même de « moment magique » le fait de voir tomber la neige lors de sa traversée du pays en train.
Sa peur devant l’inconnu, par exemple à la gare, accentuée par la comparaison : tous étaient « collés les uns aux autres, comme des moutons. »
C’est pour cette raison qu’à plusieurs reprises, le récit met en évidence son étonnement, devant l’ouverture d’une fenêtre de voiture, quand il voit que « [l]e chauffeur a fait pivoter un petit carreau rectangulaire », ou bien quand le contrôleur du métro lui réclame son « ticket ». Il signale d’ailleurs cette ignorance, quand il doit traverser le boulevard avec Badamoin : « Nous avons failli mourir mille fois au cours de ces quelques premières heures de liberté. J’ignorais jusqu’à la signification des mots « passage clouté », « feu tricolore. » L’imparfait souligne d’ailleurs l’écart temporel entre l’épisode vécu et le récit aux deux jeunes garçons.
C’est enfin ce qui explique aussi certains choix lexicaux, empruntés à sa propre culture, tels ces « totems à figures de femmes » pour décrire les colonnes de la gare de l’Est, ou la comparaison appliquée au boulevard, « plus dangereux encore qu’un lagon infesté de requins. »
Une reconstitution
Cependant, sans doute pour faciliter la compréhension des destinataires – les deux jeunes indépendantistes, mais aussi les lecteurs – mais aussi pour concrétiser la dénonciation qui est son objectif, Daeninckx brise la fiction de l’étranger ignorant, en prenant soin toutefois de lui prêter une justification de ce qui est donc une reconstitution a posteriori : « Il y a beaucoup de choses que j’ai vues, là-bas, et d’autres qu’il a fallu que je rêve ou que l’on me raconte, pour comprendre ce qu’on avait fait de ma vie et de celle des miens. » C’est bien en « rêve », en effet, qu’il est censé avoir vu et entendu le haut-commissaire de l’exposition préparer son discours d’inauguration : « Pour l’heure, l’ouverture est imminente, et je l’imagine, assis derrière son bureau encombré de papiers… » Toute la scène qui suit, comme, ensuite, le dialogue entre Grimaut et Pondevigne, viennent, bien sûr, des recherches historiques de Daeninckx. De même, à propos du ticket de métro, présenté lors de son voyage avec Fofana, Gocéné explique : « Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre par quel miracle une simple perforation dans un rectangle de carton donnait le droit de voyager sous Paris. » Il ne pouvait pas non plus savoir, à l’époque de l’exposition, que la locomotive était une « Pacific », que ces gens qui chantaient appartenaient à l’Armée du Salut, et encore moins que le portrait au mur était celui de « William Booth, le fondateur de l’Armée du Salut ».
Daeninckx demande donc à son lecteur d’admettre que, le récit étant fait tant d’années plus tard, le narrateur a eu le temps de s’informer plus précisément sur tout ce qu’il a pu observer dans sa jeunesse. Cela justifierait alors certains détails, à commencer par sa présentation générale des différents bâtiments de l’exposition coloniale, dans la désignation des différentes régions françaises à partir des costumes traditionnels, dans ses descriptions de Paris, par exemple quand il explique : « Dans tout le quartier de l’Exposition, les fortifications avaient été abattues, et remplacées par des habitations à bon marché. » Le romancier démasque ainsi sa fiction, en laissant apparaître son propre travail.
Le pays d'origine
Pour renforcer cette stratégie narrative, Daeninckx introduit fréquemment des références à la Nouvelle-Calédonie qui soulignent le contraste avec l’image de la France métropolitaine, qu’il s’agisse des lieux, des habitants ou des comportements.
Le plan de l'exposition coloniale internationale de 1931
La baie de Henghène, en Nouvelle-Calédonie
Les paysages
Le récit-cadre, dès le début du roman, insiste sur la beauté du paysage, quand les deux personnages du haut de la crête aperçoivent la baie de Hanghène : « On n’arrive pas à y croire tellement c’est beau… », déclare Gocéné :
La terre rouge, le vert sombre du feuillage, l’habillage argenté des branchages disparaissaient effacés par la saturation de tous les bleus de la création. On clignait des yeux pour discerner, au loin, la ligne qui mariait mer et ciel. En vain. Tout ici était aussi transparent que le regard. On s’habituait peu à peu à la vibration de l’air. L’écume traçait la ligne ondulante de la barrière de corail, et au large le sable trop blanc rayonnait autour des îlots.
De même, dans le récit de l’errance dans Paris, Gocéné, pris de nostalgie, rappelle avec émotion le décor familier de sa terre natale, la route « qui monte en lacets », « l’ombre des pins coronaires », « les champs d’ignames et de tarots ». De cette description ressort une impression de paix, de sérénité.
Les mœurs
Cette image est renforcée par le comportement des habitants, paisibles et souriants, telles les femmes qui leur « font des signes de bienvenue ». La vie y a ses règles, enracinées dans les traditions, celle, par exemple, liées aux conceptions de l’au-delà : « expliquer que l’on naît pour vivre avec les vivants, et que l’on meurt pour vivre avec les morts. Les morts ne peuvent vivre dans l’océan, ils ne peuvent pas retrouver leur tribu. » Les traditions sont sacrées, et sont rappelées à chaque instant, tantôt par Badamoin qui justifie par l’histoire de Néhéwoué, enseveli sous terre, son refus de descendre dans le métro, tantôt par Gocéné, qui doit à tout prix retrouver Minoé pour respecter la parole donnée à son père : « Avant de quitter Canala, j’avais fait le serment devant toute ma tribu de veiller sur MInoé, de ne jamais la quitter des yeux… À cause de vous deux, j’ai rompu ma promesse, et il m’est impossible de retourner devant les miens sans que cette faute soit réparée. » Nous notons également la place accordée à l’honneur du nom, à défendre, et à la notion de respect, quand Badamoin déclare au haut-commissaire : « Le respect, chez nous, en pays kanak, il ne vient pas à la naissance comme la couleur des yeux. Il se mérite tout au long de la vie. »
À chaque fois donc qu’est mise en valeur la Nouvelle-Calédonie, lieux et traditions, c’est pour les opposer à la vision de Paris.
L' image de Paris
Un totem kanak, Centre culturel Jean-Marie Tjibaou, Nouméa
Outre la confrontation des personnages au racisme, parfois violent quand il s’agit du comportement des policiers, la quête des deux personnages dans Paris permet de dépeindre de façon terrible la ville. Une image pourrait résumer sa laideur : « une jungle de pierre, de métal, de bruit, de danger ».
Les taudis de "la zone", aux portes de Paris, dans les années 30
Les lieux
À aucun moment le récit ne montre un des lieux emblématiques de Paris, la beauté des monuments par exemple. La description s’attache, au contraire, à montrer une ville décrépite, qui illustre davantage la misère que le luxe, tel « cet amoncellement sans fin de baraques en tôle ou en bois, de roulottes, de vieux camions, de wagons tordus, de tentes de l’armée […] Les squats de la zone… », ou, plus loin, l’énumération hétéroclite : « Un incendie avait détruit quelques maisons. Il a fallu marcher sur les plâtras croulants, parmi les fleurs fanées, les napperons, les étagères, les bibelots, les petites cuillères ». Tout est, en fait, gris et sale, et même les odeurs sont désagréables : « Les arbres étaient gris, poussiéreux, l’air saturé de vapeurs, de chimies, de cris métalliques. » Les personnages sont bien loin de la lumière, de la pureté de l’air, des couleurs éclatantes de leur village…
Les transports
Dans le récit, les transports occupent une place prépondérante.
Les voitures, notamment, sont représentées comme des monstres agressifs, tels des fauves avec le verbe « rugir » employé pour « les moteurs », ce qui fait de chaque traversée d’une rue un péril mortel : « Un véritable fleuve automobile nous séparait de Paris, et nous ne savions comment le franchir sans risquer notre vie. Nous avons failli mourir mille fois au cours de ces quelques premières heures de liberté. »
Le métro, caractéristique des transports parisiens, est longuement décrit, comme un lieu hostile, même avant d’y pénétrer, avec ce « vacarme assourdissant [qui] montait des profondeurs », repris ensuite par « un fracas métallique assourdissant. » puis par « un fracas d’enfer ». Tous les sens sont agressés par la violence des bruits, de la lumière, ce qui explique la peur des personnages, dans un lieu dont même les dimensions et la couleur, « ce dédale couvert de céramique livide », suggèrent la présence de la mort.
Les habitants
Le récit isole quelques Parisiens, soit en raison de leur comportement raciste, soit, inversement, parce que, ne serait-ce qu’un instant, comme la femme à la gare de l’Est ou l’ouvrier rencontre sur le boulevard, ils soulagent l’inquiétude des deux héros.
En revanche, outre le cas particulier des visiteurs de l’exposition, regroupés dans un même racisme, les vues de groupes font toutes écho à la laideur de la ville, tels ces « rescapés des tranchées, coincés dans leurs voiturettes d’hommes-troncs », blessés de guerre entrevus dans la cour d’un hôpital. Dans le décor de la gare, le chaos transforme les voyageurs en « des milliers d’insectes », et le métro les renvoie à un anonymat sinistre : « des gens en sont descendus, en tout point semblables à ceux qui se pressaient pour monter ». Partout les deux Kanak ne voient que « les mêmes voyageurs renfrognés ».
POUR CONCLURE
Le récit joue donc sur un double plan :
-
celui du personnage-narrateur, observateur, perdu dans ce monde inconnu,
-
celui du romancier, historien reconstituant une époque, et engagé dans sa lutte contre le racisme.
L’unité entre ces deux plans est cependant assurée par les sensations et les sentiments prêtés au personnage, qui, en lien avec l’intrigue, les péripéties vécues, paraissent totalement vraisemblables, et propres à entraîner l’adhésion du lecteur.
Le contraste entre la terre natale, celle de la paix et de l’harmonie, et le chaos de la grande ville, est mis en valeur, et entraîne un mélange de peur et de nostalgie. D’où l’attention du lecteur attirée sur le morceau interprété par un accordéoniste, dont Gocéné rappelle le refrain : « Nous sommes seuls… » Il s’agit d’une chanson de Marjal, chanteur réaliste des années 1900-30, dont les paroles correspondent parfaitement à la quête, entreprise par Gocéné pour retrouver Minoé, sa fiancée perdue, et le regret de sa terre heureuse.
Pour lire les paroles de "Nous sommes seuls"
Explication 1 : l'incipit, du début à "... aller leur parler."
Pour lire l'extrait
Dans son roman, Cannibale, paru en 1998, Daeninckx entrecroise deux récits : un récit-cadre, qui se situe en Nouvelle-Calédonie, dans les années 80, alors que les indépendantistes kanak développent leur lutte, et un récit qui marque un recul dans le temps en transportant le lecteur en 1931, alors que les Kanak sont emmenés à Paris pour figurer dans l’exposition coloniale internationale.
L’incipit introduit ce récit-cadre, en nous présentant à la fois les lieux, les personnages, et la situation qui règne en Nouvelle-Calédonie. Comment cet incipit remplit-il sa double fonction traditionnelle, informer et séduire ?
La description des lieux
Un long parcours
Les deux personnages ont un long trajet à effectuer, « les cinquante kilomètres qui séparent Poindimié de Tendo », une petite ville au bord de l’eau sur la côte est de la Nouvelle-Calédonie, d’un village de tribu kanak, à l’intérieur des terres, dans les collines. La route est manifestement en mauvais état puisque la voiture « fait un écart pour éviter une fondrière ».
Mais c’est au moins une route carrossable, alors que le récit, en introduisant une analepse, « Je ferme les yeux pour me souvenir », rappelle les conditions de ce parcours, dans des temps anciens : « il fallait quitter la piste de latérite, s’enfoncer dans la forêt et suivre les chemins coutumiers. » Le trajet empruntait alors un « sentier », qui « se courbait sur le flanc de la colline », il fallait alors monter : « il arrivait un moment où le sommet de la tête franchissait la crête ».
Le paysage entre Poindimié et Tendo
L’accès au village était donc malaisé, la marche était lente, autant de preuves témoignant de l’isolement de la tribu. Mais ce trajet offrait un avantage, souligné, « On retenait son pas, sa respiration », celui d’une découverte progressive des lieux, que supprime l’usage de la voiture, regret fugitif du personnage : elle « émousse les surprises ». Ce souvenir ainsi évoqué permet au lecteur d’entrer lui aussi, pas à pas, dans ce décor qui lui est étranger.
Un paysage exotique
La description recourt à un lexique inconnu lui aussi du lecteur, propre à le dépayser : les oiseaux, « les roussettes », et la végétation, les « pins colonnaires », les « niaoulis », le « banian »…
Pour mieux toucher le lecteur, elle met en œuvre plusieurs sensations : l’ouïe avec « le sifflement du vent » et « les cris des roussettes », la vue, avec les couleurs, d’abord la « terre rouge, le vert sombre du feuillage », l’odorat avec « la vibration de l’air » ; puis, en un contraste dont la brutalité est marquée par l’indice temporel, « En une fraction de seconde », apparaît « la saturation de tous les bleus de la création », quand la mer se distingue dans le lointain. La fin du paragraphe fait ressortir la lumière qui baigne ce paysage. C’est elle qui oblige à « clign[er] des yeux » pour tenter d’apercevoir l’horizon, « la ligne qui mariait mer et ciel. »
Faune et flore exotiques
La dernière phrase place ainsi sous les yeux du lecteur l’image traditionnelle d’un paradis exotique, « L’écume traçait la ligne ondulante de la barrière de corail, et au large le sable trop blanc rayonnait autour des îlots. », ce que souligne exclamation prêtée au narrateur-personnage : « je contemplais la baie de Hienghène… On n’arrive pas à y croire tellement c’est beau… »
La place de la tradition
Mais un autre rôle est attribué à cette description, car elle se lie à l’idée qu’en ce lieu la tradition kanak est encore présente. Ainsi, il reste « les chemins coutumiers », ceux qui ont été tracés par les ancêtres. C’est encore plus net par la mention du rôle spirituel du banian : « Les anciens nous avaient appris à nous recueillir près d’un banian centenaire dont les racines aériennes formaient une sorte de passage voûté voué à la mort. » Ces arbres géants sont, en effet, considérés, en raison de leurs racines tentaculaires qui pénètrent les profondeurs souterraines et entre lesquelles étaient placés les dépouilles des chefs pour les honorer, comme le lieu de séjour des esprits des morts. C’est donc l’idée du respect dû aux ancêtres qui se trouve introduite dès l’incipit.
La plage dans la baie de Henghiène
Le banian : l'arbre consacré aux esprits des ancêtres
Les personnages
Les deux protagonistes
Le récit est pris en charge par un premier personnage, dont le nom, d’origine kanak, « Gocéné », nous est donné dans le dialogue avec l’autre. Son aveu du début, « il y a bien longtemps que je n’ai plus la force de couvrir à pied les cinquante kilomètres qui séparent Poindimié de Tendo », nous indique qu’il a atteint un âge déjà avancé.
Son compagnon, « Francis Caroz » est un blanc, et nous sentons une relation de complicité entre eux. Caroz, en effet, a un geste familier, lui « taper sur l’épaule », et se moque gentiment de lui, « C’est tellement beau comme paysage qu’on l’apprécie davantage les yeux fermés », et Gocéné riposte sur le même ton amusé. Nous pouvons aussi penser que, quand il lance son conseil « Surtout, ne va pas droit sur eux », et décide d’aller lui-même « parler » aux deux jeunes garçons, c’est par prudence pour ne pas faire prendre le moindre de risque à son ami.
Cannibale, bande dessinée illustrée par Emmanuel Reuzé, 1998
Les jeunes indépendantistes
Face à eux, le portrait physique des deux garçons fait ressortir leur jeunesse, notamment à travers l’apparence qu’ils ont adoptée : « Deux jeunes hommes vêtus de jeans, de tee-shirts bariolés, le visage encadré par la lourde coiffe rasta ». Rendue populaire par Bob Marley, cette « lourde coiffe rasta » est une allusion aux dreadlocks, étymologiquement « mèches de la peur », symboles des luttes indigènes, à l’origine jamaïcaines, contre toutes les formes de colonialisme. Mais, dans leur cas, plus que d’un reniement à des valeurs eurocentriques, il s’agit de suivre une mode. Cependant, « leurs armes braquées » sur la voiture signalent le danger qu’ils représentent.
La situation
Le barrage
La fin de cet incipit tranche sur l’image paisible et harmonieuse du paysage. Le changement est brutalement marqué par le « sérieux » soudain de Caroz. Sa question, « Tu savais qu’il y avait des barrages dans le secteur ? », indique les tensions qui règnent alors en Nouvelle-Calédonie, avec un pluriel et des « barrages », qui font l’objet d’informations régulières « à la radio ». Ce barrage ne semble pourtant pas très élaboré, « deux cocotiers abattus coupent la piste », ses gardiens sont qualifiés de « mômes », leur effort pour se dissimuler est rudimentaire : « On distinguait maintenant la fourgonnette bâchée, une japonaise, dissimulée par un rideau de larges feuilles de bananier. »
La lutte en Nouvelle-Calédonie
Cependant, Daeninckx invite son lecteur à découvrir la lutte en Nouvelle-Calédonie, symbolisée ici par l’« emblème de la Kanaky » qui « flotte au-dessus de leurs têtes, accroché à l’une des pointes d’une fougère arborescente. » D’une part, la présentation qu’en fait Gonécé, apporte les informations indispensables sur la vie politique dans ce pays, qui semble bloquée : « Mais il fallait s’attendre que ça gagne du terrain… Tout le nord de la Grande-Terre est isolé du monde depuis des semaines, et il ne se passe rien. Personne ne veut discuter. » D’autre part, les points de suspension ouvrent au lecteur un horizon d’attente, en suggérant que la situation ne peut qu’empirer, « il fallait s’attendre que ça gagne du terrain… », ce que souligne aussi l’image utilisée, « Dans ce pays, la révolte c’est comme un feu de broussaille… Il faut l’éteindre au début. Après… » Il laisse ainsi planer une menace, que confirme la prudence du narrateur, qui se « met[…] à parler à voix basse » face aux deux jeunes gens, et envisage le risque d’une réaction d’énervement, « On ne sait jamais », et la nécessité de fuir rapidement : « arrête-toi près du rocher en laissant le moteur tourner ».
CONCLUSION
Cette analyse confirme le double rôle joué par cet incipit, conformément à l’usage. Il nous apporte, en effet, de façon vivante, les informations nécessaires sur les lieux, les personnages, dont le narrateur, et la situation en Nouvelle-Calédonie. Il introduit aussi un thème qui pourrait être développé, vu le titre du roman, celui de la culture traditionnelle kanak.
En même temps, il est propre à séduire le lecteur, en le faisant entrer directement dans une péripétie qui crée un horizon d’attente car il fait peser une menace sur les deux personnages. De plus, compte tenu de cette situation politique tendue, avec la volonté d’indépendance de la « Kanaky », nous pouvons nous étonner de la complicité amicale qui existe entre les deux personnages, un Kanak et un Français. D’où une double interrogation : la menace se concrétisera-t-elle et d’où vient leur amitié ?
Explication 2 : l'arrivée, de "Nous sommes arrivés..." à "... heures fixes."
Pour lire l'extrait
Après l’incipit, pour expliquer son lien amical avec le « blanc », Caroz, Gocéné commence à faire aux deux jeunes indépendantistes le récit de l’aventure vécue dans sa jeunesse : il a été choisi avec un groupe de jeunes gens de sa tribu, dont sa fiancée, Minoé, pour aller à Paris participer à l’Exposition coloniale internationale, « la chance de votre vie », leur déclare l’adjoint du gouverneur de Nouvelle-Calédonie, à Nouméa.
Mais, après un voyage en bateau éprouvant, leur arrivée en France leur fait découvrir une réalité bien différente… Comment le regard porté par le narrateur sur son arrivée, d’abord en France, puis, plus spécifiquement à Marseille, met-il en valeur les sentiments alors ressentis ?
L'arrivée à Marseille
Les lieux dépeints
Daeninckx a choisi d’utiliser, dans son roman, une stratégie connue, celle du « regard éloigné », celui que porte un étranger sur des lieux et des comportements qu’il découvre. Cependant, le fait de nommer les lieux, « le quai de la Joliette », « la gare Saint-Charles », ou « le Morvan », crée une rupture dans cette fiction : ce n’est qu’a posteriori que Gocéné a pu acquérir une telle connaissance. Daeninckx, ainsi, démasque sa présence, c’est bien lui qui, faisant fonction d’historien, guide ce récit.
La première image de la ville, à travers l’énumération prolongée par des points de suspension, est celle d’un désordre hétéroclite, car tout semble se mêler. Après la vue, c’est l’ouïe et l’odorat qui sont sollicités, par « le bruit », que le lexique amplifie en donnant l’impression que le train est un monstre vivant : « les râles de vapeur et les sifflements des locomotives ». De plus, l’atmosphère ambiante est sinistre, surtout par comparaison avec l’image lumineuse de la Nouvelle-Calédonie donnée dans l’incipit, et suggère le froid ressenti par le groupe de Kanak : il débarque « sous la pluie », et a même l’occasion de voir « un peu de neige » sur son trajet.
La Cannebière, au cœur de Marseille, avant la 1ère guerre mondiale
Les sentiments ressentis
Un éblouissement
Le narrateur met en évidence, par l’indice temporel et l’opposition des lieux, la nouveauté du « spectacle », dont l’étrangeté ressort par la comparaison à l’effet que peut produire le cinéma : « Je ne connaissais que la brousse de la Grande-Terre, et d’un coup je traversais l’une des plus vastes villes de France… À l’époque je n’étais jamais allé au cinéma. » C’est donc d’abord une forme d’éblouissement, tel celui que peuvent produire les images d’un film, accentué par l’exclamation : « J’avais mal aux yeux à force de les tenir ouverts pour ne rien perdre du spectacle ! » De même, la découverte de la « neige » est qualifiée de « moment magique », comme s’il se trouvait alors transporté dans un monde irréel, merveilleux.
Cannibale, bande dessinée illustrée par Emmanuel Reuzé, 1998
La peur
Mais la peur remplace rapidement ce premier étonnement, celle logiquement éprouvée devant l’inconnu : « Parvenus à la gare, nous n’osions pas bouger. » La comparaison, « Nous restions collés les uns aux autres, comme des moutons », illustre cette peur, exprimée par le participe « effrayés », que seul le contact étroit avec le groupe peut atténuer. Mais, parallèlement, le terme, en les animalisant, révèle aussi la façon dont les Kanak sont traités, sans souci de leur humanité. C’est aussi ce qui explique le rôle protecteur joué par le narrateur auprès de Minoé, reprise aussi du thème introduit dans l’incipit, celui de la tradition. Il ne s’agit pas seulement d’amour, mais du « serment à son père, le petit chef de Canala, de veiller sur elle. » La valeur sacrée de la parole est ainsi soulignée, contrastant avec le paragraphe qui suit.
L'arrivée à Paris
Les discours mensongers
La négation qui ouvre le second paragraphe souligne, en effet, l’irrespect de la parole propre au monde des blancs, d’autant plus grave qu’elle a été donnée par un représentant politique : « À Paris, il ne subsistait rien des engagements qu’avait pris l’adjoint du gouverneur à Nouméa. » Là où ce voyage leur avait été présenté comme une chance de découvrir la capitale, de nouvelles négations renforcent l’idée du mensonge : « Nous n’avons pas eu droit au repos ni visité la ville. »
Le pire est que le mensonge est masqué sous un discours prétendument protecteur : « Un officiel nous a expliqué que la direction de l’Exposition était responsable de nous, et qu’elle voulait nous éviter tout contact avec les mauvais éléments des grandes métropoles. » C’est donc déjà une dénonciation du mépris des blancs envers les Kanak que le récit introduit.
Le lieu du séjour
La description du lieu qui leur est assigné dans l’Exposition « renforce encore la dénonciation du racisme, puisqu’ils sont assimilés à des animaux, prisonniers, « parqués derrière des grilles » : « au milieu du zoo de Vincennes, entre la fosse aux lions et le marigot des crocodiles. » Même le choix de ces animaux est significatif : il suggère la férocité des indigènes placés à côté d’eux. La peur, amplifiée, ressort à nouveau de la situation vécue : « Leurs cris, leurs bruits nous terrifiaient. » Elle est justifiée par la comparaison avec les connaissances que les Kanak peuvent avoir du monde sauvage : « . Ici, sur la Grande-Terre, on ne se méfie que du serpent d’eau, le tricot rayé. En encore… Les gamins s’amusent avec. C’est rare qu’il arrive à ouvrir sa gueule assez grand pour mordre ! » Le danger de cet animal, au venin mortel, est totalement effacé par la mention des jeux d’enfants, et l’exclamation met en relief le contraste avec la taille de la gueule d’un lion ou d’un crocodile. Mais les organisateurs ne se sont en rien souciés des réalités kanak !
Une mise en scène
Le récit montre de façon claire la propagande qui guide les choix des organisateurs de l’Exposition, fondée sur une conception raciste des indigènes. Tout n’est, en effet, qu’une mise en scène, à commencer par le décor, « un village kanak reconstitué », sans le moindre souci d’ailleurs de protéger les indigènes d’un climat forcément hostile pour eux : « des huttes mal conçues dont le toit laissait passer l’eau qui ne cessait de tomber. »
C’est encore pire pour les activités qui leur sont imposées, là encore le verbe et la comparaison soulignant leur animalisation : « en ne les considérant que comme des animaux sauvages : « Au cours des jours qui ont suivi, des hommes sont venus nous dresser, comme si nous étions des animaux sauvages. » L’indice temporel, « à heures fixes », donne l’impression d’un spectacle de cirque, qui vise, non pas à mettre véritablement en valeur une culture différente, mais à montrer un aspect primitif, « faire du feu », « construire des pirogues », et « danser le pilou-pilou ». Au-delà de l’artifice de cette présentation au public, c’est la contrainte que les verbes mettent en relief : « Il fallait », « Nous devions », « étaient obligées ».
Une présentation individualisée de l'Exposition
CONCLUSION
Ce passage dépeint le traitement infligé, en 1931, à ceux qui sont considérés comme des peuples inférieurs aux occidentaux, ce qui accorderait à ces derniers, de ce fait, le droit de les coloniser. L'Exposition vise, en effet, à cautionner la politique coloniale française, qui refuse aux Kanak toute humanité : dépourvus de droits, ils n’ont que le devoir d’obéir aux ordres qui leur sont donnés.
Le récit fonctionne donc en miroir par rapport à l'incipit, qui pose le récit-cadre : un tel traitement ne justifie-t-il pas la volonté d’une « Kanaky » indépendante, et le « barrage » qui a empêché le passage de la voiture conduite par un « blanc » ? Il prouve ainsi l’engagement de Daeninckx contre le racisme.
Explication 3 : dans la ville, de "Nous sommes entrés..." à "... sur les poutrelles."
Pour lire l'extrait
Ce passage dépeint le traitement infligé, en 1931, à ceux qui sont considérés comme des peuples inférieurs aux occidentaux, ce qui leur accorderait, de ce fait, le droit de les coloniser. L'Exposition vise, en effet, à cautionner la politique coloniale française, qui refuse aux Kanak toute humanité : dépourvus de droits, ils n’ont que le devoir d’obéir aux ordres qui leur sont donnés.
Le récit fonctionne donc en miroir par rapport à l'incipit, qui pose le récit-cadre : un tel traitement ne justifie-t-il pas la volonté d’une « Kanaky » indépendante, et le « barrage » qui a empêché le passage de la voiture conduite par un « blanc » ? Il prouve ainsi l’engagement de Daeninckx contre le racisme.
Première rencontre
Un accident évité
Les deux amis, qui se sont échappés de nuit, se retrouvent aux portes de Paris, sans savoir ce qui les attend, d’où l’accident auquel échappe de peu Badimoin. Il « travers[e] en courant » une vaste esplanade, simplement « pour se réchauffer », ce qui en dit long déjà sur leur habillement : nul ne s’est préoccupé du froid qui règne, terrible pour eux. Il ne peut pas non plus imaginer le risque, d’où la présentation de la « voiture […] surgi de nulle part ». Le danger est souligné par la description de l’« embardée » de la voiture, qui contraste avec le lieu où elle stoppe, « près d’une mappemonde où les possessions françaises dessinaient de larges taches rouges », comme pour marquer le contraste entre deux univers, celui où règne la technique, et celui qui l’ignore. En témoigne la périphrase qui désigne la fenêtre pour décrire son ouverture, étrange aux yeux du narrateur : « Le chauffeur a fait pivoter un petit carreau rectangulaire. » La dernière vision de la voiture est celle d’un monstre répugnant : elle repart « en crachant des nuages de fumée ».
Le racisme
L’accident apporte ensuite la preuve du racisme bien installé, en 1931, dans les mentalités françaises.
Cannibale, bande dessinée illustrée par Emmanuel Reuzé, 1998
Face à la « peur » de Badimoin, le conducteur, en effet, exprime sa peur à travers l’insulte grossière lancée à celui qui, par son apparence qu’il « a détaillé[e] », n’est rien de plus qu’un sauvage : « Tu ne peux pas faire gaffe, le chimpanzé ! Tu descends de ta liane ou quoi… Tu te crois encore dans la brousse ? » Le « rire » de la passagère vient également soutenir ce racisme. Le discours direct prêté par Daeninckx à son narrateur-personnage est empreint d’un humour amer, qui résume en même temps l’absurdité du racisme. En déclarant « on fait des progrès », il associe, en effet, la reconnaissance de leur humanité, au changement de lieu. Il parodie ensuite les théories évolutionnistes : au cœur de l’exposition, dans le village kanak, ils sont des « cannibales », en en sortant, ils sont « seulement des chimpanzés », stade animal qui serait alors supérieur, mais l’espoir subsiste : « Je suis sûr que quand nous serons arrivés près des maisons, là-bas, nous serons devenus des hommes. »
La description de Paris
Un lieu dangereux
Les deux premières phrases du deuxième paragraphe marquent une rupture brutale, la ville se trouvant illustrée par l’image d’une « jungle », et dans la phrase nominale le mot « danger » ferme l’énumération de réalités qui soulignent l’aspect sinistre de la ville : « pierre », « métal », « bruit ». C’est un monde où tous les repères naturels disparaissent, puisque, dans la nouvelle énumération, des sources lumineuses « transformaient la nuit en jour ». La menace est amplifiée par la peur des deux personnages, celle de « risquer notre vie », explique le narrateur : « Nous avons failli mourir mille fois au cours de ces quelques premières heures de liberté. »
Un exemple des rues en 1930 : la place Clichy
Une métaphore filée
De même que, vue par le regard étranger, la ville se change en « jungle », la rue à traverser se change en « un véritable fleuve automobile ». L’étrangeté de ce lieu aux yeux du narrateur est ici rappelée, pour soutenir la métaphore : « Le fleuve suspendait son cours de manière incompréhensible, pendant quelques instants », « J’ignorais jusqu’à la signification des mots "passages cloutés", "feu tricolore" ! » Ce « fleuve » menaçant est comme peuplé de monstres féroces, puisque les voitures sont animalisées : « il suffisait que nous nous décidions à le traverser pour que les moteurs se remettent à rugir. » La métaphore se poursuit dans la comparaison, qui accentue le désarroi des deux Kanak, avec l’indice temporel de durée : « Cela faisait bien vingt minutes que nous étions rejetés sur le trottoir, comme des naufragés sur un rivage hostile ». Enfin, leur traversée sous escorte ressemble à celle d’un petit bateau, guidé par un navire pilote : « nous avions emprunté leur sillage ».
Cependant, notons que cette feinte ignorance du regard étranger est brisée, à la fin du récit, par les précisions spatiales, le nom de la rue « Claude-Decaen », et la précision du « pont de la ligne de petite ceinture ». Ainsi, même s’il a signalé précédemment que son personnage a pu s’informer, chercher à en savoir plus sur son aventure, l’écrivain, engagé, nous rappelle que c’est bien lui qui guide le récit.
G.Dascher, L.Geisler, « Les colonies françaises », vers 1890. Couverture de cahier, chromolithographie, 22,5 x 17,5.
Les Parisiens
Les personnages ont déjà eu l’occasion de rencontrer des Parisiens, ceux venus les observer au zoo notamment. Mais à présent ils les côtoient, et leur premier contact donne d’eux une image très négative. Après le conducteur, grossier, « un groupe de fêtards s’est annoncé en braillant », et ils sont « trop saouls ». Les humains reproduisent donc l’image de leur ville, un bruyant chaos : « Leurs cris se sont noyés dans le raffut d’un train, sur des poutrelles ». Ils illustrent aussi la mentalité des Français dans les années Trente. Le lecteur peut s'interroger sur le geste familier, « L’un d’eux a même posé le bras sur mon épaule » : est-il la preuve d’une sympathie, ou bien uniquement dû à leur ivresse ? Ils témoignent, en tout cas, de la réussite de la propagande coloniale, qui, depuis la IIIème république, a souhaité développer le peuplement aux colonies, ainsi que l’engagement dans les troupes coloniales. Le fait que ces « fêtards » avancent « en marchant au pas » les rattache d’ailleurs à l’armée, comme leur chanson, « que les haut-parleurs de l’Exposition ne cessaient de diffuser ». Elle soutient, en effet, l’appel à l’engagement colonial, qui unit le mépris pour tous les peuples indigènes à celui pour les femmes.
CONCLUSION
Dans le roman, le voyage des Kanak avait commencé en bateau, et déjà dans des conditions terribles : trois d’entre eux étaient morts, et leurs corps engloutis dans l’océan. La métaphore filée, qui transforme la rue à traverser en un « fleuve » menaçant, fait écho à cette première image du voyage : la quête de Minoé est annoncée comme un voyage dans Paris tout aussi dangereux.
La description du cadre parisien s’oppose aussi à celle de la terre natale, faite dans l’incipit, en ajoutant à la laideur, au désordre, la présence d’un racisme qui renvoie sans cesse les kanak à leur nature de « colonisés » qui les infériorise, voire les animalise. C’est bien cette mentalité, officiellement construite par l’État, que dénonce Daeninckx.
Quand la craniométrie justifiait au début du XXème siècle l’infériorité des peuples noirs colonisés...
Explication 4 : Fofana, de "Badimoin a bu..." à "... Vincennes."
Pour lire l'extrait
Après le long voyage qui a conduit les Kanak de la Nouvelle-Calédonie aux cages du zoo de l’Exposition coloniale, un élément perturbateur est intervenu : la fiancée du narrateur, Gocéné, a été enlevée, avec un groupe de jeunes Kanak, pour une destination qu’après une première errance inutile dans Paris, Gocéné et son ami, Badimoin réussissent à découvrir en interrogeant le gardien du zoo, l’Allemagne. Mais en arrivant à l’endroit indiqué, ils sont reconnus et poursuivis par des policiers. Ils leur échappent grâce à l’aide d’un balayeur noir, Fofana, qui les met en sécurité dans le local où il vit, leur offrant repos et nourriture.
Cette péripétie offre à Daeninckx l’occasion, en présentant ce personnage, de rappeler au lecteur le rôle joué par les troupes coloniales lors de la première guerre mondiale. Comment le récit met-il en valeur cette nouvelle dénonciation du racisme ?
Un récit de vie
La première guerre mondiale
Le récit de Fofana présente d’abord globalement les « tirailleurs des troupes coloniales », alors nommés « tirailleurs sénégalais », même s’ils étaient originaires de toute l’Afrique occidentale française. Daeninckx invite ainsi son lecteur à s’informer sur ce recrutement militaire, qui commence dès 1857, et, bien sûr, a conduit ces hommes à prendre une part active à la 1ère guerre mondiale, dont ils ont été largement les victimes : « Presque tous les jeunes de mon village sont morts à Verdun », une des batailles les plus meurtrières de cette guerre, explique Fofana, et, bien sûr, tous n’étaient pas volontaires, mais la propagande avait aussi été efficace pour les amener à s’engager. Daeninckx s’appuie aussi sur les historiens pour rappeler les mutineries, dont on sait qu’elles ont commencé dès 1915 et se sont multipliées en 1917 : « Les soldats blancs ne voulaient plus monter à l’assaut, et c’est à nous, les tirailleurs des troupes coloniales, que le général a demandé de sauver la France. »
Pour en savoir plus sur les tirailleurs sénégalais
Le récit dépeint ainsi les réalités vécues par les tirailleurs, « la boue des tranchées », et le danger sournois, mentionné dans une phrase nominale prolongée par des points de suspension qui semblent illustrer l’arrivée de ce que dépeint l’image qui suit, celle du « nuage de mort ». Enfin, il souligne, le terrible racisme qui, même face au danger de mort, continue à accabler les troupes d’Afrique : ils partent au combat « sans masques, poussés par la police militaire et les gendarmes qui étaient protégés, eux, et qui abattaient les frères qui essayaient de fuir »
Le soldat Fofana
Dans un second temps, le récit se resserre sur l’épreuve vécue par Fofana lui-même, lors de l’assaut. Il a tenté d’échapper à la menace, d’abord celle de ceux qui abattent les fuyards, mais la solution a alors trouvée, « Je me suis jeté dans un trou d’obus. Il y avait un cadavre. Je me suis barbouillé avec son sang, et j’ai fait comme si j’avais été touché… », est si terrible que le récit insiste sur le traumatisme indélébile : « Cela fait quatorze ans que je suis sorti de ce trou, mais le souvenir est toujours là, devant mes yeux. » Cependant, s’il a échappé à la mort, il n’en a pas moins été atteint par les gaz : « Le nuage planait au-dessus de moi… Je n’en ai respiré qu’un peu… » Le contraste est marqué entre cette phrase, avec l’atténuation due à la négation restrictive et à l’adverbe, et la conséquence, mise en évidence par l’interruption du récit de Gocéné : « Il a essayé de retenir une quinte de tous, mais les spasmes ont été les plus forts. J’ai attendu qu’il parvienne à respirer normalement. »
Un personnage adjuvant
L'épreuve vécue par les deux Kanak
C’est Badimoin qui l’illustre, au début du récit. Sa façon de manger déjà signale sa faim, puisqu’il ne veut pas perdre la moindre goutte de nourriture : il « a bu les dernières gouttes de soupe, la tête inclinée vers l’arrière, à même la gamelle. » Sa question rappelle le danger qui les menace, « Tout le monde nous court après », confirmé avec insistance par la réponse de Fofana : « quand des Noirs sont poursuivis par des policiers », « quand je vous ai vus courir devant les policiers ».
La situation est résumée par le récit de Gocéné à Fofana, qui raconte le racisme qu’eux aussi ont subi : « Ce matin, nous étions à l’Exposition Coloniale où on nous a parqués avec les bêtes sauvages. » Les pronoms indéfinis, « on », « quelqu’un », soulignent leur perte de liberté, qui leur ôte toute humanité : « Quelqu’un, là-bas, a décidé de déchirer notre groupe, de désigner ceux qui prendraient le train pour l’Allemagne. » Comme Fofana, tous deux ont donc subi la force et la contrainte.
La fraternité
Le premier discours de Badimoin, avec l’antithèse soulignée, entre l’agressivité de « [t]out le monde » et « toi, tu nous aides », et sa question, traduit la fonction de Fofana dans le schéma narratif de l’épisode raconté, celui d’adjuvant face aux opposants. Il les a, en effet, nourris, leur a proposé son « hospitalité », d’où la gratitude de Gocéné : « On ne te remerciera jamais assez pour ton geste ». Elle se prolonge enfin par l’accompagnement offert quand il comprend qu’ils ne peuvent prendre le métro vu la réponse de Gocéné : « Tout est trop compliqué, on ne sait pas comment ça marche. » Il les aide donc dans leur quête.
Or, malgré la réponse évasive de Fofana, « quand des Noirs sont poursuivis par des policiers, je ne sais pas pourquoi, je suis du côté des Noirs… », c’est bien le racisme qui explique cette fraternité, une façon d'y résister fondée sur l’appartenance à une communauté opprimée : « On a un peu la même couleur, bien que vous ne veniez pas d’Afrique ». En fait, l’explication est claire. Ces deux « Noirs », victimes et pourchassés, font écho à sa propre expérience : « le souvenir est toujours là, devant mes yeux. Il est devenu mille fois plus précis quand je vous ai vus courir devant les policiers ».
CONCLUSION
Cet extrait montre la façon dont le romancier joue sur la chronologie, en enchâssant différents récits. Celui de Fofana, qui replonge le lecteur dans la 1ère guerre mondiale, fonctionne tel un miroir dans lequel se reflète le récit de Gocéné, qui renvoie, lui, à l'année de l'Exposition coloniale, 1931, lui-même inséré dans le récit-cadre, correspondant au temps de l'écriture, la lutte des Kanak pour leur indépendance.
Les deux récits présents dans ce passage se font donc écho, l’antériorité de l’un expliquant la réaction, quatorze ans après, de son narrateur, Fofana, face aux deux Kanak. De ce fait, Daeninckx propose aussi à son lecteur une réponse au racisme : la fraternité entre tous ceux, victimes, qui doivent s’unir , s’entraider pour y résister.
Explication 5 : l'anti-racisme, de "vous tous qui dites..." à "... complices des fusilleurs."
Pour lire l'extrait
Gocéné et son ami Badimoin, deux Kanak, font partie du groupe envoyé de Nouvelle-Calédonie pour figurer dans l’Exposition coloniale. Après l’enlèvement de la fiancée de Gocéné, Minoé, ils sont partis à sa recherche. Ils ont réussi à échapper aux policiers qui les poursuivent et, ayant appris que le groupe devait se rendre en Allemagne, ils retournent sur le lieu de l’Exposition pour exiger du responsable de cet envoi leur retour. Arrivés devant le bâtiment administratif officiel, ils voient se dresser un barrage improvisé, une jeune femme « se hisser sur l’une des poubelles », et commencer un discours. Comment ce discours et les réactions qu’il provoque témoignent-ils de la résistance au racisme ?
Un discours polémique
La réalité historique
Ce passage du roman apporte, à nouveau, la preuve du travail de recherche de Daeninckx, puisqu’il est évident que les deux Kanak, en 1931, ne peuvent avoir mémorisé ni les noms des personnages officiels cités, ni ceux des deux entreprises, « Citroën » et « Renault », ni même l’appellation ironique, « cette France du Moulin-Rouge ». La vraisemblance a cependant été assurée par ce qu’avait expliqué le narrateur Gocéné, au début du roman, que, depuis cette époque, il a cherché à mieux comprendre, donc a recueilli des informations.
Pour rendre compte de l’anticolonialisme, Daeninckx dispose principalement de trois sources : le journal L’Humanité qui, le 6 avril 1931, proteste contre l’exposition coloniale :
Des lettres nous arrivent de tous côtés des coloniaux, des travailleurs, des hommes de toutes races nous demandent si la parade colonialiste de Vincennes restera sans réponse. Qu'ils soient assurés que la réplique sera vigoureuse. Cette réplique, c'est le prolétariat révolutionnaire qui doit la donner, le prolétariat français en premier lieu, puisqu'il est le plus directement touché devant l'Exposition. [...] C'est aussi sur le plan international que s'élèvera la protestation prolétarienne. La classe ouvrière saura montrer aux opprimés des colonies qu'elle n'a rien de commun avec l'impérialisme, avec les colonisateurs."
Puis le journal annonce, le 4 juillet 1931, l’ouverture d’une contre-exposition organisée par la Ligue contre l’Impérialisme et l’Oppression coloniale, à laquelle il consacre son numéro du 31 octobre 1931. Enfin, il y a le tract, rédigé par André Breton et plusieurs surréalistes, intitulé « Ne visitez pas l’Exposition Coloniale », .
L'affiche de la contre-exposition
Les accusations directes
Or, le discours inséré dans le roman reprend, par endroits au mot près, plusieurs passages de ce tract. Nous y retrouvons, notamment,
l’accusation des officiels, « Les Lyautey, les Dumesnil, les Doumer qui tiennent le haut du pavé » : le maréchal Lyautey, qui s’est illustré lors de la conquête du Maroc, a été chargé d’organiser l’Exposition et la dirige en tant que haut-commissaire, Jacques-Louis Dumesnil, député, réélu en 1928, est très engagé dans les commissions chargées de l’armée et de la politique coloniale, ministre de la Marine, puis ministre de l’Air en janvier 1931 à l’époque où se créent des lignes aériennes entre la France et ses colonies, enfin Paul Doumer, alors Président du Sénat, est un militariste et colonialiste convaincu.
la double image, qui oppose l’image de la France de la Belle-Époque, avec le cliché de la joyeuse vie qu’on mène dans « cette France du Moulin-Rouge » (la seule différence est la suppression par Daeninckx de « même »), à la terrible vision de l'horreur que représente l’Exposition, « un carnaval de squelettes ».
Pour lire le tract surréaliste
Le maréchal Lyautey, Paul Doumer et l'archevêque de Paris lors de l' inauguration de l'Exposition coloniale
Enfin le début du discours dans le roman, reprend fidèlement l’énumération de ceux qui sont jugés coupables : « La présence, sur l’estrade inaugurale de l’Exposition Coloniale, du Président de la République, de l’empereur d’Annam, du cardinal-archevêque de Paris et de plusieurs gouverneurs et soudards en face du pavillon des missionnaires, de ceux de Citroën et de Renault, exprime clairement la complicité tout entière avec la Grande France ! » Mais, à nouveau, notons la modification, puisque le tract écrivait, lui « la complicité de la bourgeoisie tout entière dans la naissance d’un concept nouveau et particulièrement intolérable : la « Grande France ». Daeninckx élargit ainsi son accusation, qui n’est plus réservée à la seule « bourgeoisie », et, surtout, il rapproche le discours de l’époque de l’écriture, puisqu’il ne s’agit plus aujourd’hui, d’un « concept nouveau », mais de l’idée encore présente, que la France doit continuer à préserver sa mainmise sur ses territoires lointains. C’est elle qui, selon Daeninckx, explique toujours la politique française en Nouvelle-Calédonie.
Pour voir un bref reportage sur l'inauguration
L'argumentation
Les autres emprunts au tract sont plus diffus dans le roman.
Contre le racisme
Le premier argument dénonçant le racisme est introduit dans la question oratoire qui ouvre le discours, en interpellant le public, c’est-à-dire, pour Daeninckx, son lecteur : « Vous tous qui dites « hommes de couleur », seriez-vous donc des hommes sans couleur ? » Il rend beaucoup plus ironique, en insistant sur l’absurdité de cette qualification, prétendument plus neutre que les termes « Noirs », voire « nègres » alors en vigueur, l’argument déjà glissé dans une phrase du tract : « ces hommes dont nous distingue ne serait-ce que notre qualité de blancs, nous qui disons hommes de couleur, nous hommes sans couleur ».
Contre l’action militaire
Le roman inverse l’ordre du tract, en plaçant après, donc comme une conclusion, et non pas avant, l’accusation des massacres contre les colonisés, dans le tract : « Il n’est pas de semaine où l’on ne tue aux Colonies » Notons aussi que Deninckx rend cette déclaration plus violente encore par le renforcement de la double négation « où l’on ne tue pas », et par l’exclamation.
Mais, comme dans le tract, Daeninckx joue sur une opposition entre les plaisirs proposés par l’Exposition coloniale et l’horrible réalité militaire dans les colonies.
Ainsi, d’un côté, il reprend la qualification de « Luna-Park », mais avec plus d’insistance, puisqu’il la fait précéder du terme « foire » et la précise par l’adjectif « exotique ». En citant lui aussi la chanson de Mayol, datant de 1906, il souligne cette première image, joyeuse, par le rythme ternaire : « Ici, on rit, on s’amuse, on chante La Cabane bambou ».
« À la Cabane bambou »
De l’autre, alors que le tract réclame « la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d’Annam, du Liban, du Maroc et de l’Afrique centrale », le choix verbal et le rythme ternaire, prolongé par l’allusion aux couleurs du drapeau français, « Au Maroc, au Liban, en Afrique Centrale, on assassine. En bleu, en blanc, en rouge… », rendent la dénonciation des massacres beaucoup plus violente. De même, la reprise de la formule dans une phrase plus courte, donc plus frappante, « Cette foire, ce Luna-Park exotique, a été organisée pour étouffer l’écho des fusillades lointaines », fait ressortir davantage, dans le discours du roman, la critique du rôle de la propagande, que dans la phrase du tract : « Il s’agit de donner aux citoyens de la métropole la conscience de propriétaires qu’il leur faudra pour entendre sans broncher l’écho des fusillades lointaines. » C’est d’ailleurs sur cette même image des massacres que se ferme le discours, dans une injonction catégorique : « Refusez d’être les complices des fusilleurs… »
Un appel à la résistance
Toute l’argumentation conduit à l’appel final plus direct, adressé aux « Travailleurs parisiens », à ces « prolétaires » auxquels fait également appel le journal L’Humanité. L’exclamation « Solidarité avec le genre humain ! » est une riposte à la conception raciste qui hiérarchise les peuples, en accordant la suprématie aux colonisateurs occidentaux. Deux interdits sont ensuite lancés, le premier reprenant le titre du tract, renforcé par l’exclamation : « Ne visitez pas l’Exposition colonialiste ! »
La "Une " de L'Humanité, le 7 mai 1931
Cependant, nous notons ici un nouveau glissement, de la réalité de 1931, où le tract parle d'Exposition "coloniale" puisque la France a encore des colonies, à l’époque contemporaine où, même quand les colonies ont conquis leur indépendance, le "colonialisme" n’a pas disparu, comme en témoignent les luttes en Nouvelle-Calédonie.
Des réactions contrastées
Un soutien à « l’oratrice »
Cette femme n’est pas venue seule, elle est accompagnée de « deux amis », qui ont bloqué le lieu en construisant une « barricade improvisée » à l’aide de « boîtes à ordures », puis ont juché leur compagne sur une « poubelle », pour qu’elle soit à la fois mieux vue et entendue, comme sur une « estrade ». Ils tentent aussi de l’aider face aux agressions : ils « avaient le plus grand mal à résister à la pression ». Mais c’est elle dont l’énergie est mise en valeur par sa résistance aux efforts pour la faire taire : « Elle n’en continuait pas moins son discours », et il semble impossible, même par la violence, de « parvenir à contenir le flot des paroles de révolte ».
Elle réussit ainsi à se faire entendre de quelques assistants, qui approuvent sa critique : « On échangeait des coups parmi les spectateurs, certains ayant pris le parti de la perturbatrice. » Peu à peu, le récit signale que vont « grossir les rangs des sympathisants », révoltés contre l’intervention de la police.
Les oppositions
Cependant le rejet de ses critiques est de plus en plus marqué, en gradation dans le récit : « La surprise des premières phrases dissipée, des remous avaient agité les gens assemblés, puis des cris avaient fusé, des insultes. » Puis, des mots, les opposants passent aux gestes, « Des énergumènes tentaient de renverser des boîtes à ordures », « Les premiers projectiles volèrent au-dessus de la barricade ».
L’attroupement se change alors en émeute, « attirant l’attention des policiers », qui décident d’intervenir, mais, d’abord à « trois », ils sont « vite contraints de siffler de toute la force de leurs poumons pour appeler leurs collègues à la rescousse. » Le récit met ainsi en valeur le conflit : d’un côté, le monde des « travailleurs », du moins de ceux qui refusent le racisme et prônent la « solidarité », de l’autre l’État colonial, soutenu par ses forces de police, qui refuse que puisse s’exprimer celle qui est qualifiée de « perturbatrice ». Le gros plan sur celui qui cherche à la faire taire accentue d’ailleurs sa violence : « Un grand brun moustachu avait réussi à saisir la femme par le pied, à la faire glisser en bas de la poubelle. Il tentait de la bâillonner avec sa grosse patte velue ». Mais notons que l’image de « sa grosse patte velue » lui applique l’animalisation d’habitude réservée aux peuples colonisés.
Une intervention policière, dans les années Trente
CONCLUSION
Ce passage met en évidence le travail de Daeninckx, qui, à partir de ses propres recherches de documents sur l’Exposition coloniale, a su mêler à son propre récit, les textes authentiques, tout en se les réappropriant par les modifications stylistiques qu’il introduit. Tout en renforçant ainsi le réalisme de son roman, il invite par ses choix un lecteur vigilant à découvrir l’histoire coloniale, mais aussi à rapprocher ces dénonciations, du racisme et de la propagande qui le soutient, mais aussi de l’indifférence des Français de la métropole à ce qui se déroule dans les territoires lointains, de la situation de la Nouvelle-Calédonie à l’époque de l’écriture. Car comment ne pas voir un écho entre la « barricade » de l’exposition et le « barrage » qui, au début du roman, marque la résistance du peuple kanak et sa volonté d’indépendance ?
Explication 6 : l'épilogue du récit de Gocéné, de "Quand j'ai relevé..." à
la fin du chapitre
Pour lire l'extrait
Partis, à travers Paris, en quête de sa fiancée, Minoé, Gocéné et son ami, Badimoin, deux Kanak envoyés de Nouvelle-Calédonie pour être exhibés dans l’Exposition coloniale de 1931, sont arrivés trop tard à la gare : le train emmenant Minoé et ses quelques compagnons en Allemagne démarre sous leurs yeux. Ils réussissent à échapper aux policiers qui les poursuivent, et décident de retourner à l’Exposition exiger de l’administration le retour de leurs compagnons. Mais le haut-commissaire, dans le bureau duquel ils ont pu pénétrer à la faveur d’une émeute, réussit à appeler la police, et, tandis que les deux amis s’enfuient, un policier tire et abat Badimoin.
Cet extrait marque la fin du récit de Gocéné à deux jeunes indépendantistes kanak, plus de cinquante ans après. Comment cet épilogue, illustrant le sort douloureux du héros, donne-t-il sens au roman ?
L'intervention d'un adjuvant (lignes 1-17)
Le racisme affirmé
La première phrase du passage est construite sur un contraste. D’un côté, la subordonnée au passé composé, « Quand j’ai relevé mon visage », rappelle le chagrin de Gocéné, penché sur le corps de son ami abattu ; de l’autre, le verbe « a cogné » marque la brutalité du geste policier. Le danger imminent est souligné par les deux traits de son portrait, « une grimace », « le doigt blanchir sur la détente », et par l’indice temporel dans la formule imagée, empruntée à la représentation de la mort dans la culture kanak : « J’étais déjà en voyage pour rejoindre Badimoin quand un homme a rompu le cercle. »
Le racisme, bien présent dans la police, force qui représente l’État colonial, est confirmé d’abord par l’insulte ironiquement lancée au témoin qui justifie son intervention en affirmant que cela le « regarde » : « Tu n’as pourtant pas l’air de faire partie de la même famille ! » Elle rappelle, en effet, ce qui fonde le racisme, la couleur de peau qui séparerait inévitablement les hommes, chacun devant alors rester enfermé dans sa propre origine. La réaction des autres policiers, qui trouvent comique cette réplique, amplifie encore cette conception : « Ça a gloussé dans les rangs des gardiens de la paix. » La périphrase qui officiellement les qualifie, « gardiens de la paix », est alors paradoxale : elle sous-entend que cette « paix » repose sur le maintien d’un racisme qui peut aller jusqu’à tuer celui qui se rebelle contre lui. L’ordre des policiers face à un attroupement, banal d’ordinaire, « Allez, dégagez, dégagez, il n’y a rien à voir… » prend ici un sens terrible, car ce « rien » est un cadavre. Mais celui d’un Kanak compte, en fait, pour « rien »…
Une forme de résistance
Dans ces conditions, l’homme qui intervient brutalement pour arrêter le geste du policier prend un risque, brièvement signalé par la première réaction du policier : « L’arme a dérivé vers lui. » Le champ lexical dans les deux phrases adressées au policier formule nettement l'accusation de la police : « Vous n’avez pas le droit de tirer sur un homme désarmé, sans défense », avec une insistance sur l’innocence de la future victime, « ça s’appelle un assassinat », comme de celle déjà tuée, « abattre cet homme dans le dos », « Il ne menaçait personne. » Sa protestation est renforcée car il se pose lui-même en témoin, « je vous ai vu », et sa dernière phrase accentue encore l’accusation : si, en effet, Badamoin, a été tué « d’une balle dans le dos », alors qu’il fuyait, Gocéné, lui, est immobile, penché sur le cadavre de son ami, donc ne représente aucun danger : « Et vous vous apprêtiez à recommencer… » Sa résistance est d’autant plus frappante qu’elle se fait sans cri, sans geste agressif, « Il était étrangement calme. », sans la moindre hésitation : « Il s’est avancé, bravant le danger. », alors même que « les curieux », eux, redoutent la police puisqu’ils se tiennent « à distance respectable des hommes en armes. » Il affirme donc avec force son opposition au racisme, toujours prêt à tuer.
Une double arrestation (lignes 18-49)
Le racisme de la police
Le racisme policier se poursuit à un plus haut niveau de la hiérarchie, explicité a posteriori par le narrateur : « j’ai compris plus tard que c’était le commissaire ». Il transparaît dans son langage, à la fois une totale indifférence envers « le mort », et le qualificatif de « sauvage » appliqué à Gocéné, traité sans ménagement : « vous me passez les menottes au sauvage et vous lui attachez les jambes bien serrées pour ne pas qu’il nous file entre les mains… » Il englobe aussi dans son mépris insultant le Français qui a osé, à ses yeux, trahir l’État et ses compatriotes en se rangeant dans le camp d’un noir : « Toi, la grande gueule, tu ne perds rien pour attendre. On t’embarque aussi. » C’est aussi le même sort qu’ont d’ailleurs subi « la femme insurgée et ses deux compagnons ».
La violence se traduit aussi par la façon dont ils sont mis dans le fourgon, accentuée par la comparaison : « on nous a jetés à l’intérieur comme des sacs. » Ils sont donc « sur le plancher métallique », ressentant la moindre secousse : « Je me suis cogné la tête contre le montant métallique des sièges. » Ainsi, la sensation mentionnée, « Les policiers se sont assis sur les banquettes, et pendant tout le voyage j’ai respiré l’odeur du cirage, sur leurs godillots », prend une valeur symbolique : les deux représentants de l’antiracisme sont placés à la hauteur des souliers, comme s’ils n’étaient dignes que d’être piétinés.
Un fourgon de police dans les années Trente
La fraternité
Comme cela avait été le cas lorsque Badimoin et Gocéné avaient été aidés par Fofana, le tirailleur sénégalais, le narrateur, pour lequel le racisme est le comportement ordinaire des blancs envers eux, cherche à comprendre l’acte qui lui a sauvé la vie, d’autant plus exceptionnel qu’il a lui aussi risqué la mort : « Sans vous, je n’existais plus… Ils auraient pu vous tuer, vous aussi… pourquoi avez-vous fait cela ? » Cette fraternité initiale est confirmée par le partage de la sanction, du « procès », même si le jugement rétablit entre eux une différence : pour le Français, « trois mois de prison, pour rébellion contre les forces de l’ordre dans l’exercice de leur mission », pour le Kanak, dont la seule culpabilité est de s’être enfui de l’Exposition, d’en avoir menacé le gardien et l’administrateur, « enfermé pendant quinze mois à Fresnes. »
La réponse du Parisien invite le lecteur à la réflexion à la fois sur le racisme et sur la notion de fraternité. Mises en valeur par l’antéposition du complément : « Je crois que les questions, on se les pose avant », quelles sont alors ces « questions » ? Celles, bien sûr, sur le juste et l’injuste, sur le fonctionnement de son État, à cette époque sur la colonisation et sur le racisme qui la justifie, mais aussi sur la résistance quand un « homme » – car le Parisien a ainsi qualifié Gocéné – se trouve maltraité, opprimé, menacé de mort. Daeninck rappelle donc à son lecteur ce qui relève du droit – ici bafoué – et ce qui relève du devoir : « Dans un moment pareil, ce serait le plus sûr moyen de ne rien faire. »
Parallèlement, la phrase qui ferme le chapitre complète le sens du roman, qu’elle relie au récit-cadre, celui des révoltes kanak contemporaines. En concluant sur le rappel de ce qu’ont subi ceux « qu’on avait exposés à l’Exposition Coloniale et dans un cirque, en Allemagne », le romancier justifie l’union de tous ceux qui ne peuvent, eux aussi, que se sentir des « frères » dans leur lutte.
Cette humanité, et le lien entre le récit-cadre et celui de Gocéné, se retrouve d’ailleurs à la fin du roman, quand Gocéné se rappelle la phrase de celui qui l’a jadis aidé, et que son « corps fait demi-tour » en voyant les hélicoptères pour rejoindre le barrage.
Cannibale, bande dessinée illustrée par Emmanuel Reuzé, 1998 : dernière planche
CONCLUSION
Finalement, le récit de cette scène, qui pousse à l’extrême le racisme puisqu’elle se déroule peu après la mort de Badimoin, tué par le tir d’un policier, s’inscrit dans la continuité du roman, en montrant à quel point le racisme est inscrit dans les mentalités françaises. Cela fait d’autant plus ressortir l’acte courageux de ce Parisien, qui, lui, se révolte, fraternité qui donne tout son sens au roman.
C’est ce sens que confirme l’auteur à l’occasion de l’interview qu’il donne à Josiane Grinfas, auteur de l’appareil pédagogique réalisé pour l’édition « Classiques et contemporains » : « je choisis un lieu, une époque, et j’essaie de voir, au moyen de personnages fictifs, comment des hommes, des femmes, arrivent à se débrouiller, à rester humains dans les pires conditions. »
Conclusion sur Cannibale
Réquisitoire et plaidoyer
Les quatre vers du poème de Victor Hugo, placés en exergue du roman, annoncent déjà le sens du roman de Daeninckx, même s’il n’en a pas indiqué le titre, particulièrement signifiant : « Liberté ! »
De quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages ?
De quel droit ôtez-vous ces chanteurs aux bocages,
Aux sources, à l'aurore, à la nuée, aux vents ?
De quel droit volez-vous la vie à ces vivants ?
Son roman présente, en effet, une double face : le réquisitoire contre toutes les atteintes à la liberté évoquées dans le récit de Gocéné, mensonges, individuels et collectif par la propagande, racisme, politique coloniale injuste et meurtrière… conduit à un vibrant plaidoyer en faveur de la liberté. C’est à la fois celle que veulent reconquérir, en 1931, les deux héros, Gocéné et Badimoin, en retrouvant Minoé, et celle du récit-cadre, celle que veut conquérir la Kanaky, dans la Nouvelle-Calédonie des années 1984-85, illustrée par le barrage et la lutte des deux jeunes indépendantistes. C’est enfin la conclusion du roman, par le choix que fait Gocéné dans la dernière ligne du roman, « Mon corps fait demi-tour. », formulation qui souligne à quel point la liberté est une valeur fondamentale, une survie même bien plus qu’une conception abstraite.
L'identité kanak
Avant le début du récit, une autre remarque, orthographique et grammaticale, appuie le sens du roman : « Les accords de Nouméa, signés en 1998, ont officialisé le mot kanak et l’ont rendu invariable, soulignant la dimension paternaliste et coloniale du terme usuel canaque. »
C’est, en fait, pendant la période où le leader indépendantiste, Jean-Marie Tjibaou, préside le gouvernement provisoire de Kanaky, qu’il décide de la graphie « kanak invariable en genre et en nombre, quelle que soit la nature du mot, substantif, adjectif, adverbe », pour remplacer celle de « canaque », alors en usage. Les accords de Nouméa, signés en 5 mai 1998, après le préambule, consacrent un chapitre à la reconnaissance de l’identité kanak, sans formuler clairement cette règle d’orthographe et d'accord, mais en l’appliquant à l’ensemble du texte.
Or, cette remarque confirme un des points souvent mis en valeur dans le roman : le colonialisme, et son fondement, le racisme, passe par les mots, qui les implantent dans les esprits : traiter un personnage de « chimpanzé », un autre de « sauvage », écouter une chanson qui ridiculise « Nénufar »… autant de signes culturels qui, en banalisant le racisme, finissent par le faire juger normal, par le faire accepter. Ainsi, il est logique que le refus des règles de la langue du colonisateur soit une illustration de la révolte kanak, symbolique certes, mais tout comme le drapeau de la Kanaky qui flotte au-dessus du barrage, au début et à la fin du roman. Mais encore aujourd’hui, plusieurs graphies coexistent, avec ou sans majuscule, avec ou sans accords…
Pour lire le texte des accords de Nouméa
Le travail du romancier
Dans l’interview donnée à Josiane Grinfas, auteur de l’appareil pédagogique pour la collection « Classiques et Contemporains », Didier Daeninckx explique ce qui a guidé la construction de Cannibale, le récit central du vieux Gocéné, essentiellement centré sur l’épisode parisien.
Pour voir une autre interview de Daeninckx
Mais le fait que cette culture se transmettait essentiellement par la parole a eu pour conséquence que ce sont d’autres que les Kanaks qui se sont mis à raconter l’histoire de cette île et de ses habitants. Il y a là une sorte de dépossession historique et culturelle. Je ne voulais donc pas « voler » une histoire pour en faire un livre exotique. Il y aurait mille choses à raconter sur ce bout de terre : c’est une véritable mine d’or pour les romanciers… J’ai donc décidé d’écrire une histoire qui se passerait presque entièrement à Paris. Ce que raconte Gocéné, aux deux jeunes révoltés, sur le barrage, c’est donc un épisode d’une histoire française à laquelle une centaine de Kanaks ont été mêlés, malgré eux.
Il confirme aussi ce que les explications détaillées nous ont permis de constater, ses recherches, à la façon de celles d’un historien, qui nourrissent le récit, alors qu’à l’époque où le héros, Gocéné, a vécu cette douloureuse situation, il ne connaissait rien de la vie en France, des réalités parisiennes, des noms des rues ou des personnages officiels. D’où la nécessité d’expliquer, au début du récit, comment il a pu s’informer sur ce qu’il a pu alors découvrir.
J. G. : Par quel travail transformez-vous un fait divers en matière romanesque ?
D. D. : Je me laisse envahir par une grande masse de documentation. Pour Cannibale, j’ai relu de vieux numéros des journaux de l’époque comme L’Illustration, des romans, revu des photos, des films, j’ai écouté de la musique des années 1930, des chansons qui passaient à la radio et qui aujourd’hui feraient scandale tellement s’y exprime un racisme victorieux et quotidien. J’ai également interrogé des documents sur l’histoire de la colonisation de la Nouvelle-Calédonie, sur les mœurs et la culture kanakes. Peu à peu des thèmes se sont dégagés, se sont imposés. Puis les personnages sont apparus. J’ai su que le livre allait exister quand j’ai pensé à l’histoire d’amour entre Gonécé et Minoé. D’un seul coup, tout devenait évident : Gonécé part à la recherche de sa fiancée dans une ville qui est une jungle mille fois plus hostile que ce pays de « cannibales » avec lequel on fait frissonner les Parisiens. Ensuite tout s’est installé, comme par enchantement.
Cela conduit à réfléchir à l’engagement de l’écrivain, la volonté de lutter, par son œuvre, contre le racisme, et de prôner, en réponse, la fraternité entre les peuples par delà les différences culturelles. Daeninckx emprunte à Prévert une définition intéressante.
J. G. : Comment définiriez-vous la littérature engagée ?
D.D. : C’est toujours compliqué de répondre à une telle question. Jacques Prévert avait trouvé une réponse : « Je fais de la littérature dégagée », disait-il. J’aurais aimé être le premier à trouver la repartie. Dans chacun de mes romans, j’aborde des problèmes graves, je mets en scène des dysfonctionnements de la société, de l’État. Pourtant, je ne cherche jamais à donner une leçon de choses au lecteur. J’essaie véritablement de savoir comment un humain réagit quand il est plongé dans la plus difficile des situations, comment il parvient à trouver le chemin de la morale humaine, de la solidarité. La tonalité de mes livres est celle-ci. En fait, quand Prévert répond « dégagé », il indique une volonté : on ne peut écrire vraiment qu’en étant libre, en étant dégagé de toute pression, de toute obligation, de tout pouvoir, de tout parti. La littérature ne cherche pas à prouver, mais à dire. Son seul engagement est la vérité.
Prolongements
On notera enfin l’intérêt qu’a suscité Cannibale, avec deux adaptations qui pourront être étudiées.
Dans la bande dessinée illustrée par Emmanuel Reuzé, parue en 2009
Il sera intéressant de mesurer la façon dont le dessinateur s’est approprié le roman par les moyens à sa disposition, en observant notamment la taille et la disposition des vignettes dans les planches, les plans qui construisent chaque vignette, la représentation des décors et des personnages, l’utilisation des couleurs…
Dans le court métrage « Arrêt sur images », réalisé par Manuela Ginestre en 2006
Il met en relief la structure du roman.
Le récit-cadre, fait par le personnage, un vieillard, aux deux jeunes indépendantistes, ouvre et ferme le film : vu qu’il reste largement muet, ce sont les visages, du narrateur et des destinataires – le contraste, notamment avec le barrage et les armes brandies au début – qui traduisent les sentiments ressentis. Il se prolonge par un commentaire pris en charge par le vieillard : « c’est une vraie histoire ».
Mais au centre, Manuela Ginestre insère ce qui se relie au récit de Gocéné :
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des images d’archives, reconnaissables par leur couleur sépia, en particulier de l’exposition coloniale. On notera le symbolisme de la succession de deux plans, le combat des deux guerriers kanak et celui de deux lions, comme pour figurer la « sauvagerie » attribuée alors aux peuples colonisés.
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à la moitié du court métrage, intervient une voix off qui rappelle l’intrigue même du récit de Gocéné : la « bonne affaire » que représente l’échange des Kanak avec les crocodiles allemands… Les scènes illustrent alors plus directement le roman : la fuite du zoo par Gocéné, rempli d’effroi lors de son errance dans la ville, puis le policier qui abat Badimoin, enfin l’homme qui intervient pour interrompre le tir dirigé vers Gocéné… Les ellipses sont nombreuses, mais le rythme reconstitue bien cette douloureuse épreuve.