top of page
Jean Cocteau, La Machine infernale, 1934

 L'auteur (1889-1963) : un homme dans son temps 

Jean Cocteau, portrait d'Irving Penn, 1950

Le goût du monde

​

De sa famille Cocteau (1889-1963) hérite le goût des arts et des plaisirs de la vie mondaine. Tout jeune encore, brillant causeur et dandy élégant, il fréquente les salons ; il cultivera toute sa vie ses relations avec les personnalités en vogue, effectuant des va-et-vient entre les deux pôles de la vie mondaine, Paris et la Côté d'Azur, où il séjourne dans de grands hôtels ou les luxueuses villas de ses amis. Il y vit aussi des liaisons, parfois scandaleuses dans la mesure où il s'affiche ouvertement avec ses jeunes amants, parmi lesquels le romancier Raymond Radiguet ou l'acteur Jean Marais. La mort de Radiguet, âgé de 20 ans en 1923, après une liaison tumultueuse de quatre ans, le bouleverse au point qu'il se réfugie dans l'opium, d'où de nombreuses cures de désintoxication jusqu'à la dernière en 1940.       

Jean Cocteau, en 1950. Photographie d'Irving Penn 

Après la guerre, sa renommée devient internationale : il est le symbole vivant de "l'artiste", fantasque, original, anticonformiste. Suivre ses pas, c'est donc, aller à la rencontre de tous ceux qui ont compté dans l'entre-deux-guerres, peintres, musiciens, danseurs... et mécènes, telle la famille de Noailles à laquelle il dédicace La Machine infernale.

Auteur

La poésie du rêve

​

C'est par la poésie que Cocteau débute sa carrière d'écrivain : le comédien De Max lui consacre, en 1908, une matinée poétique qui lui vaut un vif succès. L'année suivante il publie son premier recueil de poèmes, La Lampe d'Aladin, et jamais il n'abandonnera la poésie jusqu'à son élection, en 1960, au titre de "prince des poètes".

​

Il fréquente l'avant-garde des poètes qui se réunit à Montparnasse, Apollinaire, Cendrars, et se rapproche en 1919 des dadaïstes. Pourtant jamais il ne se reconnaîtra dans l'esthétique dadaïste, ni dans les recherches des surréalistes, avec lesquels il entre d'ailleurs en conflit. Mais la guerre le réconcilie avec les poètes de son temps; il fréquente Éluard et intervient auprès des autorités d'Occupation pour faire libérer Max Jacob, interné au camp de Drancy, en vain.

​

Pourtant, Cocteau a été marqué par une donnée fondamentale du Surréalisme, la place accordée à l'inconscient, à la volonté de rendre à la poésie sa force d'expression de l'invisible, du rêve, des hasards qui ponctuent le réel. 

Jacques-Émile Blanche, Étude pour le portrait de Jean Cocteau, 1912. Huile sur toile, 92 x 725. Musées de la ville de Rouen. 

Jacques-Émile Blanche, Étude pour le portrait de Jean Cocteau, 1912. Huile sur toile, 92 x 725. Musées de la ville de Rouen. 

En fait, toute son oeuvre est placée sous le signe de la poésie, si l'on définit cet art comme la recherche du mot assez puissant pour transfigurer la réalité, y faire apparaître ce que le regard ordinaire, prosaïque, ne sait pas distinguer. Ses romans, aussi bien que ses pièces de théâtre, et, plus tard, ses films, sont, en effet,  tous imprégnés de cette atmosphère à la frontière du rêve et de la réalité, ouvrant sans cesse la porte aux forces invisibles, toujours prêtes à se manifester.

Cocteau, un artiste protéiforme

Un artiste protéiforme

​

Cocteau a abordé tous les domaines de l'art qui connaissent de profondes mutations dans cette période de l'entre-deux-guerres.   

​

On cite souvent la phrase de Diaghilev, Directeur de la troupe des Ballets russes, dont la Première eut lieu à Paris en 1909, au jeune Cocteau: "Étonne-moi!". Elle pourrait, en effet, servir d'exergue à toute son œuvre, toujours en quête d'innovation. Par l'intermédiaire de Diaghilev, il découvre le musicien Stravinski, le danseur Nijinski, et il se lance pour eux dans l'écriture d'arguments de ballets. Le premier, Parade, en 1917, représente bien cette avant-garde novatrice, puisque réalisé en collaboration avec Diaghilev, Massine, son chorégraphe, Picasso pour les décors et les costumes, sur une musique d'Eric Satie. Cocteau devient ainsi le défenseur des musiciens du "Groupe des Six", parmi lesquels Milhaud et Honegger avec lesquels il réalisera de nombreuses créations. C'est aussi en compagnie de Milhaud qu'il découvre le jazz et, en 1922, participe aux soirées du cabaret "Le Bœuf sur le toit".

​

Dans la scolarité peu brillante de Cocteau, une exception :  le dessin. La revue Comoedia publie même, dès 1910, ses premières œuvres, insolites... Encore une passion qui ne se démentit pas, et sort renforcée de sa rencontre avec Picasso en 1915, ami fidèle auquel il dédie d'ailleurs une Ode à Picasso, en 1919.  

La première exposition des œuvres de Cocteau a lieu en 1926, puis elles se succèdent, avec de nombreux dessins qui illustrent ses propres écrits, tels ceux de l'édition originale de La Machine infernale. Du dessin à la tapisserie, il n'y a qu'un pas, franchi en 1948 avec la réalisation du carton de Judith et Holopherne, puis Cocteau se met au chevalet en 1950, au pastel en 1954. Vient enfin le temps des grandes fresques murales, avec, notamment, la décoration des chapelles de Villefranche-sur-mer, sur la Côte d'Azur, où il aime tant séjourner, et de Milly-la-forêt, où il a acheté une maison qu'il partage avec Jean Marais. Ajoutons la poterie, à laquelle il s'initie en 1957,  la verrerie, avec les vitraux réalisés en 1958, et la gamme des créations de Cocteau sera complète, dans un parfait reflet de tous les mouvements du siècle dans le domaine des arts plastiques.

Cocteau, fresque pour la chapelle Saint-Pierre Villefranche-sur-mer

Cocteau, fresqu pour la chaelle Saint-Pierre à Villfranche-sur-mer

Passionné de spectacle, comment Cocteau aurait-il pu, alors que le "Cartel des Quatre" renouvelle profondément la mise en scène, se tenir éloigné du théâtre? Même si son roman, Thomas l'Imposteur, paru en 1923, rencontre le succès, c'est au théâtre qu'il donne, en effet, la pleine mesure de son talent. Sa carrière se fonde sur son intérêt pour les mythes antiques, avec Antigone, en 1922, puis Orphée, crée par les Pitoëff au Théâtre des Arts, en 1926. Son succès est constant, aussi bien pour ses œuvres personnelles que pour des adaptations, comme celle d'Un Tramway nommé Désir de Tennesse Williams en 1949. Mais certaines feront scandale, comme Les Parents terribles, lors de la Première en 1939, ou La Machine à écrire, en 1941, qui provoqua la colère des autorités sous l'Occupation et fut alors interdite.

Cocteau, Motifs pour la mosaïque en façade du Bastion au port de Menton

Cocteau, Motifs pour la mosaïque en façade du Bastion au port de Menton

Enfin, pendant la guerre Cocteau découvre son ultime passion, le cinéma qu'il nourrit de son imaginaire poétique et de son art du dialogue dramatique. Dialoguiste d'abord, pour L'Éternel retour qu'il tourne avec Jean Delannoy en 1943, il devient ensuite scénariste et accompagne les tournages de nombreux films qui ponctuent la fin de son activité artistique, tels La Belle et la Bête (1945-1946) ou Orphée, qui triomphe en 1950, primé par la critique et applaudi par le public. Ce succès dans le septième art, alors en plein essor, lui vaut d'ailleurs de présider le Festival de Cannes en 1953.

Cocteau, film "La Belle et la Bête"

Une biographie très précise et illustrée : le site officiel Cocteau

Cocteau et la mort

​

C'est seulement l'année de sa mort, en 1963, que Cocteau, lors d'une interview télévisée, "Portrait-souvenir", évoque le suicide de son père, qui le laissa orphelin à 9 ans, entre les mains d'une mère très présente dans sa vie jusqu'à sa propre mort en 1943. Il mentionne aussi la mort d'un ami de lycée, en 1901, mais c'est surtout celle de Radiguet, en 1923, l'ami si jeune encore, qui semble venir confirmer une sorte de "destin". Cocteau a-t-il puisé dans cette expérience intime sa conception de la vie humaine, telle qu'il l'illustre dans La Machine infernale ? Impossible de l'affirmer, mais il est permis de s'interroger en constatant cette étrange interpénétration des morts dans le monde des vivants qu'on rencontre si souvent dans son œuvre...

Affiche du film La Belle et la Bête

 Le contexte de l'entre-deux-guerres

"La Machine infernale", programme

Dans La Machine infernale, pièce en quatre actes composée en 1932 et jouée le 10 avril 1934, Cocteau reprend le mythe antique d’Œdipe, hérité de la tragédie Œdipe-Roi de l’auteur grec Sophocle, pour présenter sa propre conception du tragique et de la place des hommes dans le monde.​

Sachant qu’étymologiquement le mythe est une « parole », un récit transmis oralement au fil des générations, rien de surprenant à ce que chaque auteur se le réapproprie, le réinvente, le charge d’un sens en accord avec ses propres préoccupations et celles de son temps. Il est donc essentiel de mieux connaître la période de l’entre-deux-guerres, pour comprendre le sens que Cocteau va donner à ce mythe et le ton adopté dans sa pièce.

Contexte
Un défilé des "Croix de feu" dans Paris

Un défilé des "Croix de feu" dans Paris

Le contexte politique

​

La III° République a survécu à la guerre, mais le jeu des alliances entre les divers partis ne stabilise pas la vie politique : - le « Bloc national », puis « Union nationale », exalte les valeurs patriotiques - le « Cartel des Gauches », en 1924, unit parti socialiste et parti radical. Enfin le mouvement ouvrier, puissant, rêve d’une révolution telle celle de 1917 en Russie. Cette instabilité favorise l’émergence de nombreuses organisations extrémistes, de gauche, qui réclament la mort du capitalisme, et de droite, les « ligues ». , royalistes (« les Camelots du Roi »), fascistes (les « francistes »), voire antisémites : « les Croix-de-feu ». À gauche comme à droite on manifeste, parfois violemment, contre le pouvoir parlementaire, jugé corrompu, et tous défilent dans les rues.

​

En 1932 le Président du Conseil, Paul Doumer, est assassiné, puis, en 1934 à Marseille, le roi Alexandre de Yougoslavie et Barthou, le ministre des Affaires étrangères. Cela entretient un climat troublé, qui ne favorise guère la paix

Le contexte économique

​

La situation économique n'arrange rien. Après l'armistice franco-allemand, signé le 11 novembre 1918, le bilan de la guerre s'avère désastreux. De nombreux villages sont en ruines, les noms de 9 millions de morts sont inscrits sur les monuments aux morts, construits par souscription publique, auxquels il faut ajouter les 7 millions d'invalides et 350000 disparus. Toute une classe d'âge a été décimée ! De plus, le pays est lourdement endetté : 3991 millions de dollars sont dus aux USA, 3030 millions au Royaume-Uni. L'inflation est galopante, et les pénuries s'aggravent : nourriture, médicaments, combustible manquent encore en 1920. Il faudra du temps pour redresser la situation... une dizaine d'années.

La marche de la faim des  chômeurs du Nord, en 1933

Mais à peine l'équilibre économique est-il retrouvé que se produit, le 24 octobre 1929, le krach à la Bourse de Wall Street, à New-York. Il va avoir des répercussions sur le monde entier. En France, les faillites se multiplient, le nombre de chômeurs augmente, les files d'attente s'allongent devant les soupes populaires, des "marches de la faim" sont organisées. L'Allemagne, privée de ses colonies et contrainte à payer aux vainqueurs de lourdes réparations pour les dommages de guerre, connaît une situation pire encore dans l'après-guerre, et sa monnaie est totalement dévalorisée.

​

Cette situation économique explique en partie les troubles politiques qui secouent l'Europe, et elle va favoriser la montée des fascismes.

La marche de la faim des  chômeurs du Nord, en 1933

Entre paix et guerre

​

La paix est ardemment désirée, avec le souhait que cette Grande guerre devienne "la Der des Der". Par le Traité de Versailles, l'Allemagne est désarmée. En janvier 1920, pour construire une paix durable, est fondée la Société des Nations qui doit garantir le droit des peuples et la sécurité collective. Aristide Briand reçoit le prix Nobel de la paix pour ses efforts incessants en faveur de la paix, et d'une "réconciliation" avec l'Allemagne. 

Cependant, en fait, la guerre est déjà en germe dans le Traité de Versailles, car l'Allemagne le vit comme un "Diktat", une humiliation, et l'Italie se juge lésée. Les manuels scolaires, de part et d'autres du Rhin, attisent la haine entre les deux peuples, et les anciens combattants, pour entretenir la mémoire des morts, pèsent de tout leur poids dans la vie politique. En 1930 est décidée la construction de la ligne Maginot, ensemble de fortifications qui doit empêcher toute invasion venue de l'est. Cette menace de guerre est accentuée par les régimes autoritaires, fascistes, qui se mettent en place sous prétexte de "rétablir l'ordre". En 1922, Mussolini avec ses "chemises noires" marche sur Rome, s'empare du pouvoir, et établit une véritable dictature, en 1925, comme le fait, un an plus tard, Salazar au Portugal. Enfin, en janvier 1933, Hitler, qui se présente comme un rempart contre une révolution de type bolchevique,  est nommé chancelier en Allemagne.  Dès la fin de l'année, il est Reichsführer, avec les pleins pouvoirs pour quatre ans. L'Allemagne entreprend alors son réarmement, en créant son armée, la Wehrmacht, en 1933. 

Nous trouverons de nombreux échos à cette situation politico-économique dans La Machine infernale, notamment dans la tirade de la matrone, à l'acte II.

 Le mythe d'Œdipe

Le mythe

​

Étymologiquement, le mythe (du grec « mythos ») est une "parole", un récit transmis oralement au fil des générations. Selon Le Petit Robert, c’est « un récit fabuleux, souvent d’origine populaire, qui met en scène des êtres incarnant sous une forme symbolique des forces de la nature, des aspects de la condition humaine. » Chaque narrateur se le réapproprie et peut le réinventer, le charger d'un sens en accord avec ses propres préoccupations et celles de son époque. Selon Claude Lévi-Strauss, dans son Anthropologie structurale (1958), les variations autour d’un mythe en sont l’essence même. Aussi refuse-t-il la tentation de rechercher la version authentique du mythe : « Nous proposons au contraire de définir chaque mythe par l’ensemble de toutes ses versions. Autrement dit : le mythe reste mythe aussi longtemps qu’il est perçu comme tel. […] Il n’existe pas de “version vraie” dont toutes les autres seraient des copies ou des échos déformés. Toutes les versions appartiennent au mythe. »

Pour lire un récit ancien du mythe, attribué à Apollodore le grammairien, entre 180 et 230

Mythe d'Å’dipe

D’ailleurs, le mythe est le plus souvent constitué lui-même de plusieurs légendes, héritages des temps immémoriaux, et il unit le monde des dieux à celui des hommes : il explique les origines du monde, la création des cultes, mais aussi la naissance des cités puissantes, leur ascension et, parfois leur chute.  

​

Les auteurs classiques, qui empruntent aux « Anciens » les thèmes et les personnages de leurs œuvres, réactivent donc les mythes antiques. Mais, avec la naissance du drame romantique, ils disparaissent des intrigues dramatiques au profit de l'histoire contemporaine. Dans la première moitié du XX° siècle, avec Cocteau, Giraudoux, Anouilh, Sartre,  voici que les mythes reviennent sur scène. Comment expliquer ce renouveau ? Trois raisons peuvent apporter une réponse :

​

       Le mythe implique le recours à l'irréel. En cela, il correspond à la fois au désir d'évasion, de rêve, présent dans une époque où le quotidien reste difficile, marqué par la guerre et de nouvelles crises, et à un renouvellement de la mise en scène. Pour les nouveaux metteurs en scène, les mythes constitueront, en effet, une source d'inspiration.

       Le mythe renvoie à un fond commun de notre civilisation occidentale qui touche aussi bien à nos fantasmes les plus secrets  - c'est ainsi qu'il a pu passionner la psychanalyse - qu'à nos angoisses profondes. De plus, comme il est globalement connu, ce n'est plus l'intrigue qui constitue, pour le public, l'enjeu essentiel de la découverte, mais la psychologie des personnages, leurs relations, les conflits entre eux. Le mythe fournit donc un terrain privilégié à une réflexion sur la condition humaine.

        Le mythe déplace l'intrigue dans le contexte de l'Antiquité grecque. Outre les effets, parfois comiques, que tirent les dramaturges du va-et-vient entre ces temps reculés et leur époque, le mythe permet une mise à distance, qui favorise une réflexion dépassionnée autour des débats contemporains. Sous l'Occupation, il offre même une stratégie de contournement de la censure, qui n'empêchera cependant pas l'interdiction des Mouches de Sartre. Il rappelle en fait le rôle que les écrivains du XVIII° siècle assignaient à leurs apologues, contes philosophiques ou utopies par exemple.

Œdipe et les Labdacides

​

Bien avant la naissance de la tragédie grecque, le nom d’Œdipe apparaît déjà chez Homère dans L’Iliade, composée autour du IX° siècle avant Jésus-Christ, c'est-à-dire environ trois cents ans après les événements qu’elle raconte. Ce personnage serait un des héros les plus anciens du fonds mythologique grec, apparenté aux Éoliens, peuple-ancêtre, préhellénique. Il est mentionné comme un héros prestigieux mort au combat, une génération avant celle d’Achille. Un peu plus tard, dans L’Odyssée, il figure sous les traits d’un personnage marqué par la faute, coupable d’inceste et de parricide mais qui continue à régner sur Thèbes. S’inscrivent dans cette continuité d’un mythe déjà ancien à leur époque les trois grands auteurs tragiques grecs : Eschyle, dans Les sept contre Thèbes (467 av. J.-C.) raconte la lutte entre les deux fils d’Œdipe, Etéocle et Polynice, pour le pouvoir ; Sophocle, avec Antigone (442 av. J.-C.) reprend histoire de la fille d’Œdipe, puis Œdipe-Roi (entre 430 et 415 av. J.-C.), représente la découverte par Œdipe de ses crimes, est suivi d’Œdipe à Colone, (joué à titre posthume en 401 av. J.-C.), qui évoque l’exil d’Œdipe accueilli par le roi Thésée à Athènes ; enfin, Euripide avec Les Phéniciennes, écrite entre 411 et 408 av. J.-C., montre à son tour la lutte des frères ennemis. Tous trois s’inscrivent dans la continuité d’un mythe déjà ancien à leur époque.

Les spectateurs des tragédies, au Ve siècle avant Jésus-Christ, connaissaient donc bien le personnage d’Œdipe avant d’assister aux représentations.​

Le mythe Œdipe se rattache à l’histoire de la cité de Thèbes, fondée par l’ancêtre Cadmos, frère d’Europe. Europe ayant été enlevée par Zeus, Agénor, père de Cadmos, lui enjoint d'aller la rechercher et de ne revenir que s’il la retrouve. Cadmos consulte l'oracle de Delphes : il lui conseille d'abandonner cette recherche (illustration d’un renoncement à l'inceste avec  sa sœur), pour suivre une génisse et fonder une ville à l'endroit où elle s'arrêtera.

​

Près du site indiqué par la génisse, Cadmos trouve un dragon, un python, né d’Arès, gardien d’une source. Sur ordre d'Athéna, il tue le dragon, en ramasse les dents (pulsions archaïques, liées au cannibalisme) et les jette dans son dos : se lèvent des géants qui s'entre-tuent jusqu'à ce qu'il en reste cinq qui vont devenir les fondateurs de Thèbes, sous l'autorité de Cadmos. 

Arbre généalogique des Labdacides

Mais, pour avoir tué le dragon, animal sacré d'Arès, Cadmos connaît huit ans de servitude avant d'être couronné roi de Thèbes et d'épouser Harmonie, fille d'Arès et d'Aphrodite. Les dieux assistent à ce mariage, mais, pour se venger d'Arès, son rival auprès d’Aphrodite, par l'intermédiaire de sa descendance, Héphaïstos offre comme cadeau un collier imprégné d'un philtre qui empoisonne la descendance de Cadmos.

​

Cette malédiction s’inscrit d’ailleurs dans le nom des descendants, à commencer par Labdacos, petit-fils de Cadmos, (étymologiquement : le boiteux), puis Laïos, son fils, (étymologiquement : le gaucher), enfin Œdipe, ou « pieds enflés » au sens premier.

Ainsi Labdacos, comme son cousin Penthée, périt pour avoir refusé l’introduction dans la cité du culte de Dionysos. Mais son fils Laïos est chassé de la ville : exilé, il est accueilli par le roi Pélops, mais il séduit le jeune fils de son hôte, Chrysippe, et l’enfant se suicide. Ceci vaudra à Laïos la malédiction de Pélops, révélée par l'oracle de Delphes : si Jocaste et Laïos engendrent un fils, ce dernier tuera son père et épousera sa mère.

Le destin d'Œdipe

​

La naissance du fils de Laïos, roi de Thèbes, et de Jocaste n’aurait donc jamais dû avoir lieu... Le bébé est abandonné, les pieds liés. Mais il est recueilli par un berger, qui l’emmène à Corinthe, et est adopté par le roi Polybe. On le nomme Œdipe, « pieds enflés », et il grandit en ignorant tout de ses origines... Jusqu'au jour où l'oracle de Delphes lui révèle à son tour la malédiction. 

Parti sur les routes de Grèce, fuyant pour échapper à ce terrible destin, Œdipe rencontre en chemin Laïos, une altercation éclate, et il le tue : « Et voilà le parricide », proclame la Voix dans le prologue, chez Cocteau.

A.-D. Claudet,Œdipe enfant rappelé à la vie par le berger Phorbas qui l'a détaché de l'arbre" (après 1810)
Le meurtre de Laïos, bas-relief romain
Oedipe et le sphinx

Le meurtre de Laïos, bas-relief romain

Antoine-Denis Claudet, Œdipe enfant rappelé à la vie par le berger Phorbas qui l'a détaché de l'arbre (après 1810). Musée du Louvre

Mais Œdipe, en digne héros, va accomplir un exploit, tuer le monstre, « la sphinge » selon l’étymologie grecque, qui tue impitoyablement tous ceux qui ne savent pas répondre à son énigme : « Qu’est ce qui chemine sur quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, et sur trois pattes le soir ? » Il trouve la réponse, "L'homme", et, victorieux, il remporte la récompense promise, la main de la reine Jocaste, veuve : « Et voilà l’inceste », conclut la Voix. De ce mariage naîtront deux filles, Antigone et Ismène, et deux fils, Etéocle et Polynice, qui connaîtront eux-mêmes un terrible destin pour achever la malédiction originelle.

Œdipe et le sphinx, coupe grecque

Ainsi, la malédiction est accomplie, et poursuit la lignée de l’inceste et du parricide : après avoir tué son père sans le savoir, Œdipe a commis l’inceste sacré sans le savoir. En s’aveuglant après avoir refusé de renoncer à poursuivre son enquête sur le meurtre de Laïos (ainsi que le lui demandait Jocaste), il reconnaît l’horreur de ses actes.

​

Il commence alors sa quête pour acquérir la connaissance, accompagné par sa fille Antigone qui joue un rôle de guide intérieur et extérieur. Il reconnaît le lieu décrit par un oracle comme le lieu où il devait mourir. Œdipe disparaît aux portes d'un seuil mystérieux qui s'ouvre devant lui, après avoir été accueilli par Thésée à Colone, dans un bois consacré aux Euménides. Les Érinyes, les trois divinités vengeresses issues d'un principe archaïque, s'humanisent pour devenir les Euménides, les Bienveillantes. Quant à Thésée, il instaure la démocratie à Athènes, Œdipe devenant le protecteur de la cité. Jusqu’à Thésée, le pouvoir se transmettait de père en fils.  Après Thésée, le pouvoir se transmet de souverain en souverain, le roi  choisit celui qui lui paraît le plus digne. 

 La chronologie de La Machine infernale

Chronologie

Chez Sophocle

​

Sophocle, dans Œdipe-roi, suit la structure traditionnelle de la tragédie grecque, mais en introduisant un 3ème acteur. La pièce s’ouvre sur un prologue, qui joue le double rôle d’une exposition : informer, sur la situation et les personnages, et séduire en créant un horizon d’attente et en mettant en place le registre tragique. Après la « parodos », entrée du chœur, un premier épisode place Œdipe face à Tirésias, c’est-à-dire l’humain face au sacré. Un chant du chœur, ou « stasimon », qui commente l’action, sépare chaque « épisode ». Le deuxième épisode forme le nœud de l’action : un conflit (l’« agôn ») oppose Œdipe à Créon, puis à Jocaste et au coryphée. Le troisième épisode nous conduit vers le dénouement, avec d’abord l’intervention d’un messager qui apprend à Œdipe la mort de Polybe, qu’il croit être son père, d’où son sentiment d’avoir échappé au destin promis par l’oracle ; puis le pâtre, en révélant la vérité, provoque un coup de théâtre. L’« exodos » fait le récit du dénouement, et le chœur sort, après un dernier chant qui formule le sens de la tragédie. La chronologie est donc parfaitement linéaire.

L'originalité de Cocteau

​

L'observation des titres que Cocteau attribue aux 4 actes de sa pièce révèle déjà un choix fondamental qui l'oppose à ses prédécesseurs, par la chronologie qu’il choisit.

Seul l'acte IV, intitulé "Œdipe Roi", correspond à l’héritage de Sophocle, la tradition qui raconte l'enquête d'Œdipe pour découvrir le coupable du meurtre de Laïos, cause de la peste qui ravage la ville. Cette enquête le conduit à découvrir, en même temps que son identité, son double crime, le parricide et l'inceste. Mais, comme le précise la didascalie initiale, cet acte IV se déroule "Dix-sept ans après"... 

Les trois actes précédents sont donc une création originale de Cocteau qui remonte le temps en s'inspirant des éléments hérités du mythe. Mais eux-mêmes suivent une chronologie spécifique : les actes II ("La rencontre d'Oedipe et du Sphinx") et III ("La nuit de noces") s'enchaînent, mais l’acte II marque un recul temporel par rapport à la fin du premier, "Le fantôme". C’est ce qu'explicite "la Voix" qui ouvre chacun des actes à la façon du chœur antique séparant les épisodes : « Spectateurs, nous allons imaginer un recul dans le temps et revivre, ailleurs, les minutes que nous venons de vivre ensemble. » Cocteau dote donc son spectateur d'un étrange don d'ubiquité, en lui offrant la possibilité de ce dédoublement temporel.

Comme dans l’antiquité, l'acte I est précédé par un prologue, pris lui aussi en charge par "la Voix", qui raconte par avance l'intrigue, la double faute d'Œdipe : « Il tuera son père. Il épousera sa mère. » Elle affirme ainsi le destin du héros. Et l'acte II, lui, représente l'épisode qui le scelle : c'est parce qu'il délivre Thèbes du Sphinx monstrueux qu'Œdipe peut épouser la reine Jocaste, veuve, promise au vainqueur et que la « nuit de noces », montrée dans l’acte III, peut  avoir lieu. Mais, si tout est joué par avance, quel peut bien être l'intérêt de l'acte I qui fait apparaître le fantôme du roi Laïus, venu alerter la reine Jocaste d’un danger qui la menace ?

Ainsi, Cocteau intègre dans sa pièce la durée du mythe qu’avait supprimée Sophocle. Chez l’auteur grec, en effet, on ne voit que la soudaineté d’une crise, brutale. L’enquête d’Œdipe peut coïncider avec la durée du spectacle. Nous sommes dans le temps des hommes, dont nous mesurons ainsi l’aveuglement. Au contraire, chez Cocteau, « Dix-sept ans ont passé vite », séparant le 1er acte du dernier, tandis que les actes I et II sont simultanés, et le moment de la vérité n’occupe que l’acte IV, le plus court. Cocteau nous emporte dans le temps des dieux dont l’essentiel de la pièce montre l’action invisible, le poids sur le destin humain. C’est leur puissance qui est mise en valeur, face aux « pauvres hommes ».

Les masques de la tragédie

Pour mieux signifier l'enfermement des humains dans leur destin, Cocteau a donc construit sa pièce comme une sorte de pliage en accordéon où deux éléments non consécutifs peuvent ainsi se chevaucher : « Les coqs qui chantent » et la « sonnerie de trompette » qui ferment l'acte I retentissent à l'identique au début de l'acte II, et l'on entend ces « mêmes coqs » ponctuer la fin de "la nuit de noces". Le temps, même s'il paraît à l'homme chronologique, linéaire - telle l'énigme du sphinx qui montre l'homme "petit", puis "grand", enfin "vieux" - est à l'image de la définition qu'en donne Anubis, le dieu des morts, « de l'éternité pliée » : « pour nous il n'existe pas », affirme-t-il, car, non seulement, lui-même a une éternité divine, mais, aux yeux des dieux, tous les âges ne forment qu'un être mortel unique. 

Les masques de la tragédie

Ainsi, l'unique coup d'une unique épingle sur un tissu plissé produit, en déplissant le tissu, plusieurs trous séparés : une seule faute d'un seul homme entraîne des conséquences démultipliées dans le cours d'une vie humaine, séparées de plusieurs années, voire sur plusieurs générations. L'homme n'a pas la maîtrise du temps, même s'il est persuadé de construire sa vie par les actes qu'il choisit.

Les décors et leur rôle dans La Machine infernale 

Décors

La seconde particularité de Cocteau par rapport à son héritage dramatique est l'usage qu'il fait de l'espace scénique - précisé par de nombreuses et longues didascalies - , bien éloigné des colonnes du « proskénion » antique comme de la salle de palais exigée par le respect de la règle d'unité de lieu dans le théâtre classique. Chez lui, le lieu scénique est multiple, et se structure dans la verticalité, en étageant les plans de chaque acte. Avec le décorateur, Christian Bérard, Cocteau imagine, pour la mise en scène de Louis Jouvet en 1934, un dispositif scénique placé sur une petite estrade, ce qui réduit l’espace, illustration de l’enfermement des hommes. Lui-même explique qu’il s’est souvenu des boîtes en carton avec lesquelles il jouait en inventant des pièces dans sa chambre, « théâtres qui me faisaient bénir la fièvre excitante des rougeoles, des scarlatines et de l’appendicite.

Décor de l'acte I, dessiné par Cocteau

Le décor pour l'acte I, dessiné par Cocteau

Les actes I et II, simultanés

​

L’acte I se déroule sur « la plate-forme » d'un « chemin de ronde sur les remparts de Thèbes », avec ses hautes murailles. C'est un lieu élevé, où se rencontrent les trois pouvoirs, politique avec le couple royal, militaire et religieux.

​

Le décor de l’acte II est encore plus élevé puisqu'il se passe « sur une éminence qui domine la ville ». Ainsi s'annihilent ces pouvoirs humains, dérisoires, face à la toute-puissance des dieux, représentés par Anubis, dieu des morts dans l'antiquité égyptienne, et le sphinx, qui se révèle en réalité être Némésis, déesse de la vengeance dans la Grèce antique. C'est donc le lieu où des dieux, d'origine géographique différente, combinent leurs forces maléfiques. C'est aussi, par les éléments du décor, le lieu où les temps se confondent : temps lointains des mythes grecs avec « les décombres d'un petit temple, un mur en ruine » et des « [c]lonnes détruites », et temps de l'écriture, avec l'entre-deux-guerres auquel renvoient les anachronismes qui ponctuent le discours de la matrone. Car les "dieux" du XX° siècle, s'ils ont changé de visage à leur tour, ne restent-ils pas, en ces temps troublés de l'entre-deux-guerres, ceux des "morts" et de la "Vengeance" ?

L'acte III, audacieux

​

Le lieu scénique choisi pour l’acte III montre toute l'audace de Cocteau dans sa reprise du mythe, car nul avant lui n'avait osé suggérer aussi précisément l'inceste, même si l'ensemble reste totalement chaste et pudique. Par rapport à l'acte précédent, le lieu est rabaissé, et clos puisqu'il s'agit de la chambre nuptiale, même si une « baie grillagée » laisse voir « une place de Thèbes », pour marquer l'union des sphères privée, l'intimité du couple, et publique, la cité qui paiera par la peste l'union interdite. La tonalité dominante est le rouge, couleur de la passion amoureuse mais aussi couleur du sang. Ce rouge, symbole de l'inceste, annonce déjà le sang qui coulera des yeux d' Œdipe et que Cocteau figure par le discret point rouge sur le visage du héros, dans le dessin reproduit sur la couverture du Livre de Poche.

Athanor théâtre : un décor pour la chambre nuptiale

Un décor pour l'acte III de La Machine infernale

De plus, au fil de cet acte l'éclairage se modifie, ce qui transforme le cadre spatial. De la nuit d'orage initiale, il devient « éclairage de songe » pour accompagner le moment où la vérité se laisse entrevoir. Auteur du XX° siècle, Cocteau se souvient, en effet, de la théorie freudienne : le sommeil affaiblit les barrières qui interdisent aux désirs inconscients de se manifester. Ainsi le temps se brouille, le passé se réactive dans le rêve d'Œdipe qui revit sa rencontre avec le sphinx en même temps que son enfance, tandis que Jocaste, elle, refait le cauchemar qui la hante. Mais l'écrivain rejoint aussi, à travers l'illusion onirique, l'origine même de la tragédie, cette "ironie" terrible des dieux qui, au moment précis où l'homme croit triompher, scelle son anéantissement. Il croit détenir la vérité, il l'affirme, mais celle-ci n'est que mensonge, et réciproquement chez Cocteau, ce qu'il croit être le mensonge du "rêve" est en fait la vérité. Deux accessoires renforcent d'ailleurs la valeur symbolique du décor. Il y a d’abord le « berceau », illustration de l'inceste explicité dans la didascalie : « Elle berce le sommeil d' Œdipe en remuant doucement le berceau ». Puis Cocteau mentionne une "psyché", miroir dont la glace reste fixée au mur quand Jocaste la déplace pour mieux s'y voir : elle ne porte plus que l’encadrement. Ainsi, comme dans d'autres œuvres de Cocteau, Jocaste, lors de son geste ultime, celui du rajeunissement, passe alors à travers le miroir qui n'est plus que le regard du public dans lequel elle cherche sa vérité. Car, comme l'indique un passage supprimé ensuite par Cocteau, toute femme porte en elle le désir que Jocaste exprimait déjà face au jeune soldat dans l'acte I : « Notre seul désir serait un amour presque maternel, - un amour qui berce, qui se repose – un amour interminable [...] ».

L'acte IV, le dénouement

​

Accompagné d’un éclairage que Cocteau désigne comme une « [l]umière de peste », le décor de l’acte IV traduit à la fois l'enfermement tragique et la plongée dans les profondeurs obscures de l'âme humaine. Le plateau qui formait la chambre se retrouve « cerné[...] de murailles qui grandissent » jusqu'à devenir « le fond d'une sorte de cour ». La chambre de Jocaste, elle, est figurée par une « logette » à laquelle un escalier permet d'accéder: elle sera le lieu du châtiment, pour Jocaste comme pour Œdipe. C'est aussi de cette « logette » que, tel un procureur au tribunal, Œdipe accuse jusqu'au moment où il apprend la vérité. Il ne lui reste plus alors qu'à prendre le bâton de Tirésias et la tragédie prend tout son sens.

Décor de l'acte IV, créé par Christian Bérard, 1934

Décor de C. Bérard pour l'acte IV de La Machine infernale

Il est prouvé, en effet, que l’aveugle Tirésias voyait clair en l'avertissant des « présages funestes ». Et quand, en cherchant alors à lire son avenir dans ses yeux éteints, Œdipe avait senti un « feu » le brûler, c'était bien son avenir qu'il avait alors ressenti au sens propre. Enfin, Œdipe, celui qui croyait voir clair en déchiffrant l'énigme du sphinx, accomplit lui-même cette énigme. En prenant le bâton, ultime étape de l'énigme, il comprend son sens caché ; aveugle, il voit la vérité : nul homme ne maîtrise le cours de sa vie.

Conclusion

​

Impénétrable destin de l'homme, impénétrable destin du mythe. Car la pièce se clôt sur cette ultime question posée par Cocteau. Quelle signification donner au mythe d'Œdipe ? Celle qu'il prenait dans l'antiquité, dire « le déshonneur, la honte » promis au parricide, à l'inceste, les deux plus terribles transgressions des lois divines que puisse commettre un mortel ? Ou bien « la gloire » méritée par l'homme héroïque, prêt à tout risquer dans sa quête de la vérité, jusqu'à s'y perdre lui-même ?

Le « Qui sait ? » final du devin Tirésias est la façon dont Cocteau suggère cette autre interprétation du mythe, celle d'un XX° siècle où l'homme, face au poids du "destin" qui l'accable – forces supérieures de l'Histoire ou forces inconscientes qui le meuvent – persiste à crier sa grandeur : la force d'assumer ce qu'il est, d'entendre et d'accepter sa propre vérité.

L'image du peuple dans la pièce de Cocteau

Peuple

Chez Sophocle

​

Dans son Œdipe-Roi, le petit peuple est très peu représenté, seulement par le messager et le vieux pâtre, qui interviennent dans le 3ème épisode, avec une rapide évocation de la vie pastorale, et une « délégation » aux portes du palais, image d’un peuple soumis, qui voit en Œdipe son « Sauveur », mais aussi d’un peuple souffrant, et suppliant.

Le  chœur dans "Œdipe-Roi" de Sophocle

Le chœur  dans Œdipe-Roi de Sophocle

Ce sont, en fait, le chœur et le coryphée qui représentent la voix du peuple, troublé comme lui par cette « peste » qui ravage la ville. Mais ce sont des « dignitaires », pas vraiment le petit peuple, une sorte de Conseil des Anciens, image donc de la sagesse. La dernière réplique appartient au chœur, pour souligner la puissance des dieux et le néant de l'homme, dont l’hybris, la tentative pour s’élever au-dessus de sa condition mortelle, est condamnable.

L'originalité de Cocteau

​

Il reprend l’intervention du « berger », mais de façon très réduite. Son seul rôle est de faire éclater la vérité. Il n’y a plus ni chœur, ni coryphée, mais des personnages qui portent la voix des Thébains : les soldats (base de l’acte I), la matrone (au début de l’acte II), enfin l’ivrogne qui effraie Jocaste dans l’acte III. La place accordée au peuple diminue donc au fil de l’action : peu à peu, le monde humain s’efface pour laisser place au monde divin.

​

Mais les interventions du peuple sont intéressantes. Elles révèlent une double originalité de Cocteau.

         Cela lui permet d’actualiser le mythe : grâce aux anachronismes, et au registre de langue familier, ce peuple rappelle les préoccupations de l’entre-deux-guerres. Les soldats soutiennent une caricature de l’armée française et de la médiocrité des chefs, avec leur autoritarisme imbécile. Incultes, ils colportent toutes les rumeurs. .. voire dorment au lieu de veiller, comme dans l’acte III. La matrone, quant à elle, représente la voix du peuple souffrant, accablé par les difficultés économiques, mais dépourvu de lucidité réelle, prêt à choisir un « homme à poigne » pour faire cesser les désordres, les « micmacs ». Ce peuple subit l’atmosphère délétère de la ville, et reste impuissant face à des dirigeants méprisés : « tout ça, c’est du sale monde », commente un des soldats.

      Le peuple apporte aussi, chez Cocteau, la preuve de l’existence du tragique, agent inconscient qui nous permet d’en mesurer l’ampleur. L’univers divin communique avec l'univers humain, mais le peuple, lui, ne le perçoit pas : la matrone parle au sphinx-jeune fille du sphinx-monstre, sans en avoir conscience, trop prisonnière du réel pour percevoir l’invisible, contrairement à l’enfant, encore proche d’un monde magique ; et même, dans les rares cas où le peuple le perçoit, il ne peut pas transmettre le message, tels les soldats qui, énonçant la menace, ne parviennent pas à alerter la reine et Tirésias, puis renoncent à la fin de l’acte, ou l’ivrogne. Il apparaît pour mêler la réalité humaine (la satire de la « politique » et de « l’armée endormie ») et l’annonce du destin qui menace par son chant : « Madame, que prétendez-vous / Madame, que prétendez-vous / Votre époux est trop jeune, / Bien trop jeune pour vous… Hou !... » Mais il ne parvient qu’à troubler Jocaste…

Sacré

La représentation du sacré chez Cocteau

Par son origine même, la tragédie est totalement liée au sacré. Mais il y aura forcément une différence entre sa représentation chez Sophocle, auteur du V° siècle av. J.-C., et Cocteau, qui écrit pendant l’entre-deux-guerres, alors que le sacré a perdu de sa force.

L'image des dieux

​

Chez Sophocle, les dieux n’apparaissent que par les éléments du décor, par exemple  les « divins temples » mentionnés par Jocaste, ou la statue d’« Artémis […] / qui siège dans sa gloire et trône / sur l’orbe de notre esplanade ». Il fait aussi mention des offrandes qui leur sont destinées : « la ville est pleine de fumée d’encens, pleine de litanies et de lamentations ». Dans l’antiquité, en effet, le sacré est consubstantiel à la cité, dont il constitue la principale valeur, reconnue de tous. Il est donc inutile de les faire intervenir comme des personnages dans la tragédie. Mais tous reconnaissent leur puissance, voire leur intervention dans les destinées humaines

Au contraire, Cocteau prend plaisir à faire apparaître les dieux sur scène, dans l’acte II. Il réalise, en fait, un intéressant amalgame entre Anubis, le dieu à tête de chacal, associé, dans l’Égypte ancienne, aux rites funéraires, car il accompagnait le défunt dans le monde des morts, et le sphinx. Employé au masculin, comme en Égypte où il gardait les pyramides des pharaons, Cocteau le représente, dans un premier temps, par une « jeune fille », donc féminisé comme dans la Grèce antique. Puis, une longue didascalie raconte sa métamorphose, qui la ramène à sa représentation traditionnelle, buste de femme, griffes et ailes. Enfin, elle se métamorphose à nouveau en empruntant à Anubis sa tête de chacal quand Œdipe vient rechercher son cadavre.

Puis interviennent, de part et d’autre d’Œdipe portant le cadavre du sphinx, « deux formes géantes couvertes de voiles irisés : les dieux. » Le dialogue qui suit nous permet de les identifier : Anubis et Némésis, la déesse de la vengeance dans la Grèce antique, messagère de mort envoyée par les dieux aux mortels pour les punir. Mais le public avait appris, lors du dialogue initial entre Anubis et le sphinx-jeune fille, que c’était Némésis qui « avait assumé le rôle du sphinx ». Amalgame total donc, des figures du sacré chez Cocteau.

La Machine infernale, acte II  : Œdipe face au sphinx et à Anubis, au Théâtre des Bouffes parisiens

"La Machine infernale", acte II  : Œdipe face au sphinx et à Anubis

Mais, finalement, la forme des dieux importe peu. Anubis explique d’ailleurs : « la logique nous oblige, pour apparaître aux hommes, à prendre l’aspect sous lequel ils nous représentent ». En réalité, les dieux sont invisibles, telles ces « deux formes géantes » à la fin de l’acte, et eux-mêmes sont soumis à une puissance supérieure : « Obéissons. Le mystère a ses mystères. Les dieux possèdent leurs dieux. Nous avons les nôtres. Ils ont les leurs. C’est ce qu’on appelle l’infini. » Les dieux ne sont, donc, que le rappel de la nature mortelle de l’homme, fini, car soumis au temps. Et ils en arrivent même à plaindre ces hommes, aveugles comme Œdipe, si heureux de son triomphe, comme le fait Némésis, à la fin de l’acte II : « Les pauvres, pauvres, pauvres hommes… » 

La médiation entre les hommes et les dieux : les oracles

​

La tragédie de Sophocle introduit une opposition entre la croyance dans la vérité délivrée par les oracles, et leur remise en cause, réitérée. C’est bien parce qu’il croit en la puissance des oracles qu’Œdipe y a recouru quand il a cherché à savoir de qui il était le fils, que Jocaste et Laïos ont abandonné leur bébé, et qu’encore au début de la pièce, Œdipe a envoyé Créon consulter « Apollon pythien » : « je l’ai chargé de s’enquérir des actes et des paroles par lesquels je sauverais la cité. […] je serais criminel de ne pas agir en tout point selon les révélations du dieu. » Mais Jocaste, elle nie leur pouvoir,  « Rien de ce qu’avait dit Apollon n’est arrivé », comme le fait ensuite Œdipe : « ils ne valaient rien ».

​

En fait, quelle que soit sa confiance dans les oracles, l’homme veut prendre en main son propre destin : c’est en cela qu’il fait preuve d’hybris, donc mérite d’être puni. D’acte en acte, aveugle face à tous les signes qui lui sont donnés, Œdipe scelle lui-même un destin pré-établi avant sa naissance : il est donc à la fois innocent et coupable, ce qui est le propre du héros tragique, qui doit provoquer pitié et terreur.​

La Pythie et l'oracle de Delphes

La Pythie et l'oracle de Delphes, coupe grecque

Chez Cocteau, on retrouve cette opposition entre la certitude de l’oracle, imposée par « la voix » à l’ouverture de l’acte I, et réaffirmée par Anubis, dans l’acte II, et le déni. Ainsi, Jocaste  ne cesse de se moquer par exemple face à Tirésias avec « vos poulets et vos oracles », tout comme Œdipe qui exprime ses doute et se montre incapable d’interpréter les avertissements  qui lui sont donnés.

C’est Tirésias qui tire la conclusion du comportement humain, mise en valeur par le chiasme : « Il fait beau croire aux prodiges lorsque les prodiges nous arrangent et lorsque les prodiges nous dérangent, il fait beau ne plus y croire et que c’est un artifice du devin. » Chez Cocteau comme chez Sophocle, la liberté de l’homme semble bien illusoire.

Le devin Tirésias et son rôle

​

Chez Sophocle, Tirésias intervient en deux temps. D’abord, il se montre réticent à révéler à Œdipe, qui lui rend hommage, la vérité : « Je ne serai point le bourreau de moi-même, ni le tien » . Mais ensuite, devant la colère d’Œdipe, il va tout révéler, en explicitant nettement son accusation : « le sacrilège vivant qui souille cette terre, c’est toi. » Œdipe l’accuse alors de comploter sa perte avec Créon : « Tu comptes trouver une place aux côtés de Créon sur les marches de son trône ! » La force de conviction de Tirésias est grande, mais l’accusation est si grave que cela conduit le chœur à exprimer ses doutes et son trouble.

J.-H. Füssli, Tirésias apparaît à Ulysse pendant le sacrifice (détail), 1880-1885. 91,4 x 62,8. Vienne

Cocteau, lui, donne au personnage de Tirésias un double aspect. Il rend vraiment ridicule celui que Jocaste surnomme « Zizi », et dont elle se moque sans cesse, notamment dans l’acte I. Il ressemble plus à un vieil oncle un peu bougon qu’à un respectable devin. Pourtant, il agit bien comme un devin, redoutable dans les menaces qu’il lance à Œdipe : « les présages vous sont funestes, très funestes ». 

J.-H. Füssli, Tirésias apparaît à Ulysse pendant le sacrifice (détail), 1880-1885. 91,4 x 62,8. Vienne

Mais notons que, contrairement à celui de Sophocle, le devin de Cocteau ne s’exprime pas clairement. On a même l’impression que lui-même ne perçoit pas clairement des arrêts du destin : « ce que moi-même je n’ai pas déchiffré encore ». Cocteau reprend Sophocle pour la même accusation de complot lancée par Œdipe contre Créon : « des signes d’intelligence entre vous et Créon ».

Lors du dénouement, Tirésias regagne toute sa majesté, et « ordonne ». Mais ce qu’il ordonne est de pas intervenir : « d’attendre immobile, de ne vous mêler de rien », « le cercle se ferme ; nous devons nous taire, et rester là ». Tout se passe donc comme si, finalement, le devin n’était qu’un témoin, certes privilégié, des décrets divins, mais laissant l’homme seul face à sa destinée.​

L'homme face au sacré : les fantômes dans La Machine infernale

​

Si les principaux personnages de la pièce sont empruntés au mythe,  Cocteau invente, lui, un personnage inédit : le fantôme qui soutient tout l’acte I. Peut-être est-il marqué par le souvenir d’Hamlet de Shakespeare, dont la pièce s’ouvrait sur un chemin de ronde aussi et le père d’Hamlet apparaissait à son fils, pour lui ordonner d’accomplir à sa place la terrible vengeance contre Claudius, son assassin.

Mais, chez Shakespeare, le message était clair. Ce n’est pas le cas chez Cocteau, où le fantôme ne parvient pas à se faire comprendre, et ne peut être vu que par les deux soldats, et non par les destinataires du message, même pas par Tirésias, le devin. En même temps, on voit que ce fantôme est lui-même soumis à des ordres supérieurs. Ainsi, une puissance sacrée, invisible, pèse aussi bien sur les vivants que sur les morts. C’est la puissance de l’éternité, face à la finitude de l’homme.

On peut considérer qu'il joue un double rôle :

       D'une part, il apporte la preuve de la "machine infernale", « une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour l'anéantissement d'un mortel. », comme la définit la voix dans le Prologue. Tous les efforts du fantôme pour avertir les humains resteront, en effet, vains. Les deux simples soldats auxquels il s'adresse ne le comprennent pas car, à l'image du sens de son nom latinisé, « Laïus », son discours n'est pas clair : « [...] il s'embrouillait, il n'arrivait pas à dire ce qu'il voulait dire. » Dès que la reine Jocaste apparaît, accompagnée du devin Tirésias, le fantôme, qui l'implore, reste invisible et inaudible. Enfin, quand les soldats peuvent, à nouveau, percevoir son message (« Rapportez à la reine qu'un jeune homme approche de Thèbes et qu'il ne faut sous aucun prétexte... »), le plus âgé empêche le plus jeune d'aller « prévenir la reine »... Ainsi, de ce premier acte ressort l'impuissance des mortels qui ne peuvent avoir connaissance de « secrets » susceptibles de modifier leur destin. Tout au plus peuvent-ils être conduits, comme Jocaste, à ressentir une angoisse profonde à laquelle ils ne peuvent donner de sens.

        D'autre part, le fantôme crée d'emblée un lien entre le monde visible et l'invisible ; une sorte de perméabilité s'installe, qui permet à Cocteau de recréer, dans un XX° siècle qui ne croit plus aux mythes, l'atmosphère baignée d'irréel propice à soutenir sa propre conception du tragique : il environne l'homme, mais celui-ci ne sait pas en déchiffrer les signes. Une puissance mystérieuse règne, désignée par un "on" tout-puissant, sorte de maître du monde des morts, qui autorise l'invisible à « apparaître », à faire signe, mais sans qu'il puisse rien « expliquer aux vivants », condamnés à subir le signe sans le comprendre. 

Dénouement de "La Machine infernale" : Oedipe aveugle et le fantôme de Jocaste

 Acte IV : Œdipe aveugle et le fantôme de Jocaste, au théâtre des Bouffes parisiens

Pourtant, l'acte I abonde en signes prémonitoires, mais qui ne seront compris que par le spectateur à la fin de la pièce, quand le tragique se sera pleinement révélé. L'« écharpe qui [...] étrangle » Jocaste sera celle avec laquelle elle se pendra ; sa « broche qui crève l'œil », au sens figuré en attirant les voleurs, crèvera, au sens propre, les yeux d'Œdipe ; son "rêve" horrible, raconté à Tirésias, se renouvellera lors de "la nuit de noces" qui concrétisera son union avec son propre fils.

Quant à l'escalier que Jocaste aide Tirésias, l'aveugle, à monter, puis à descendre, en lui tenant les mains et en comptant précautionneusement, on retrouvera son équivalent lors du dénouement lorsqu'elle guidera de la même façon Œdipe, devenu à son tour aveugle, et elle-même réduite à l’état de fantôme. En écho à l'apparition de celui de Laïus, le fantôme de Jocaste apparaît, lors du dénouement, elle aussi invisible de tous, sauf de Tirésias : « Peut-être me voit-il un peu… ». Mais ce n’est pas en tant que reine et épouse qu’elle intervient, mais en tant que mère, venu assister, guider, celui qui a d’abord été son fils. 

À l'acte IV, la boucle est bouclée, l'engrenage de la "machine infernale" a parfaitement fonctionné, en broyant les « pauvres hommes ».

 Analyse de six extraits : acte I - acte II, la matrone ; Oedipe et le sphinx- acte III, Tirésias ; la nuit de noces - acte IV, le dénouement 

Acte I

Acte I, "Le fantôme" : le récit des soldats

(pp. 44-45, de "L'autre nuit,..." à "... de fatigue.")

Pour lire le texte étudié

INTRODUCTION

​

Dans La Machine infernale, pièce en quatre actes jouée le 10 avril 1934, Cocteau reprend le mythe antique d’Œdipe, hérité de l’auteur grec Sophocle, pour présenter sa propre conception du tragique et de la place des hommes dans le monde.

​

L’acte I est intitulé « le fantôme ». Dans une sorte de « prologue »,  comme dans les pièces de la Grèce antique, « la voix » a déjà présenté la légende avec son déroulement et son dénouement, texte enregistré par Cocteau. Cela constitue une annonce pour le spectateur.   

L’acte I débute « sur les remparts de Thèbes », dans une atmosphère sinistre que présente la didascalie initiale : « Hautes murailles. Nuit d’orage. Éclairs de chaleur. » Deux soldats ont été témoins d’apparitions du fantôme du roi Laïus. La dernière les a tellement impressionnés qu’ils ont transmis un rapport à leur hiérarchie, sans passer par leur chef qui, informé, s’emporte contre cette faute de service. Il veut savoir ce qu’ils ont vu exactement. C’est l’occasion pour le spectateur, à travers le long récit du soldat, entrecoupé par les commentaires du chef, d’en apprendre plus sur cet étrange fantôme. Quel horizon d’attente nous ouvrent le récit et les réactions des deux soldats

"La Machine infernale" : les remparts

 Sur les remparts : une atmosphère sinistre

​

​

Le portrait du fantôme

​

a présentation du fantôme par le soldat met en évidence la souffrance de Laïus, en le rendant pathétique. Le soldat le plaint, en effet : « Mais le roi était un si brave fantôme, le pauvre roi Laïus », « Pauvre fantôme ». C’était d’ailleurs le fantôme qui « crevait de peur », et non pas ceux qui le voient apparaître.
Ensuite la façon dont il reproduit les paroles et le comportement du fantôme accentue cette souffrance. Le discours direct, souligné par la didascalie « Voix solennelle. »,  avec la reprise lexicale, « Je mourrai ma dernière mort », la répétition (« Ce sera fini, fini ») et l’impératif exclamatif : « Ayez pitié ! » met en évidence ses plaintes. On note aussi le rythme ternaire insistant : « Et il suppliait, et le jour se levait. Et il restait là. »

Ainsi le thème de la mort se trouve mis en place, avec la peur qu’elle suscite chez ce roi pourtant déjà mort : « on a cru qu’il allait devenir fou », « il crevait de peur ».       

UNE APPARITION TRAGIQUE

L'urgence de la menace

​

Le tragique vient également de l’urgence de la menace, mise en valeur par le roi Laïus lui-même. « Il n’y a plus une minute à perdre », déclare-t-il, et cela est renforcé par les impératifs et le rythme ternaire : « Courez ! Prévenez… ! Cherchez… ! », « Allez ! Allez !… Allez donc !… » Cela accentue l’angoisse qui environne le roi Laïus. Mais le public a été informé du dénouement par « la Voix ». Présenté au public, il est inéluctable.
Cela rend tragique cette apparition, dont le public sait par avance que l’avertissement est inutile et ne peut rien changer.

De plus, le discours de Laïus n’explique pas clairement la menace, dont l’aspect mystérieux est ainsi amplifié : « il est arrivé une chose atroce, une chose de la mort, une chose qu’il ne peut pas expliquer… ». Le mystère ressort avec l’anaphore ternaire, mais rien n’est précisé. De même, quand il évoque « la reine » ou « Tirésias », il ne dit pas pourquoi il faut les prévenir. Cette menace, inexpliquée, relève en fait d’un monde invisible, mystérieux, mais qui semble avoir des règles strictes, s’exerçant même contre les morts, ce que traduit la longue phrase de discours narrativisé (« Il parlait… »), avec les jeux de négations et le thème de l’interdit. Un « on » régit ce monde, sans que nous sachions qui il est : « on allait le découvrir et le punir », « on lui défendrait d’apparaître ».

Enfin le mécanisme d’apparition et de disparition semble étrange, comme si les morts restaient suspendus entre la vie et la mort : « il ne sait plus disparaître », « il est perdu » / « les mêmes cérémonies pour devenir invisible que pour rester visible ». 

Ainsi s’établit une étrange frontière, fragile, entre la vie et la mort.

Le "pâles mortels" dans l'Hadès

 Les "pâles mortels" dans l'Hadès

​

​

L'image des soldats

​

Le langage des soldats est bien éloigné de la noblesse du langage tragique. L’emploi de l’argot militaire constitue un anachronisme, mais est renforcé par l’explication donnée : « espèce de vieille vache […] il faut vous expliquer, chef : Vieille vache est un petit nom d’amitié entre soldats » (p. 45). En fait, ce pronom « vous » s’adresse davantage au public qu’au supérieur hiérarchique. On reconnaît là la volonté de Cocteau de restituer l’atmosphère de fraternité aux armées propre à la 1ère guerre mondiale

 Le guet dans la tranchée

LES RUPTURES DANS LE TRAGIQUE

De même les soldats utilisent un langage familier, d’abord par le choix du vocabulaire, qui s’oppose à la situation narrée : « … il arrive en douce… » pour le fantôme, « gueuler après les chefs », « du gouvernement, quoi ! » avec l’interjection familière ou la formule « parce qu’il a dit comme ça… » ;  mais cela apparaît surtout dans la syntaxe, les phrases étant structurées comme dans le langage oral avec l’emploi du sujet « on » au lieu de « nous », l’anacoluthe (« il parlait d’endroits… et qu’il s’est rendu … »), l’incise « qu’il disait », ou l’absence de négation dans « c’est pas faute ». Enfin, pour expliquer l’impuissance du fantôme, c’est-à-dire une réalité du monde de l’au-delà, le soldat emploie des expressions qui relèvent du monde militaire : le fantôme avait « quitté son poste », comme une banale sentinelle.  

Ainsi se crée un décalage qui montre la faiblesse des humains à percevoir l’invisible et, en même temps, qui caricature ce monde invisible : cela relève du comique appelé le burlesque.

e guet dans la tranchée

En fait, dans les années 30, caricaturer l’armée est à la mode, par exemple dans les chansons ou les sketches : c’est le « comique troupier », que l’on retrouve dans la presse ou les B.D., tel Le Sapeur Camember de Christophe. Cette forme d’ironie critique se retrouve dans cet extrait, à travers le rapport hiérarchique entre « le chef » et les soldats : « c’est pas faute de gueuler après les chefs ». La suite fait sourire, avec l’ironie du chef et la réponse embarrassée du soldat qui tente d’effacer sa maladresse. En même temps, cette armée apparaît bien dérisoire, quand on pense qu’elle doit monter la garde sur les remparts de Thèbes face à la menace du sphinx : elle semble plus occupée à discuter qu’à combattre si cela s’avérait nécessaire. Ainsi s’établit une critique des gouvernants.

 Christophe, Les Facéties du sapeur Camember, B.D., fin du XIX° siècle

Le portrait du fantôme

​

Quant au fantôme, sa dimension tragique se trouve contrebalancée par une image d’impuissance. Déjà on note la transformation du nom grec du roi, originellement « Laïos », en « Laïus », terminaison latine, certes, mais terme évoquant de longs discours, ennuyeux et répétitifs. Ainsi, le roi est ici doté d’une parole embarrassée : « il change ses phrases », « il nous raconte tant bien que mal », « à travers des phrases sans suite ». Ce fantôme, qui devrait terroriser, apparaît dérisoire, sans force réelle. N’est-ce pas lui qui « crevait de peur », alors que, dans la phrase précédant le passage, les soldats affirment : « on n’avait plus peur du tout » ?            

Cette même impuissance se retrouve dans la façon, ridicule, de faire disparaître le fantôme, des « insultes »… Or, ces soldats, pourtant doués pour les insultes, n’en sont plus capables quand cela devient nécessaire : « Le plus bête, c’est qu’on n’osait pas. » ou « plus on prenait l’air gauche [...] Moins on trouvait quoi dire ! », où la symétrie renforce leur paralysie. « … [L]es gros mots ne nous sortaient pas de la gorge », « on bafouillait », insiste le soldat, et la scène, ainsi décrite, finit par paraître totalement absurde !   

Ainsi se crée une situation d’incommunicabilité entre le monde invisible et les humains. Rien ne peut aider ces mortels : ils sont renvoyés à leur propre liberté et à leur responsabilité.

CONCLUSION

​

Cet extrait fournit les éléments d’une exposition. Nous apprenons qu’une menace grave pèse sur Thèbes, qui concerne directement la Reine. Son mari, de l’au-delà, cherche à la prévenir. Grâce au fantôme, le public perçoit la menace, mais, en fait, il la connaît déjà par « la Voix ». Ce n’est donc pas tant la menace qui constitue l’exposition, que la prise de conscience de l’impuissance des hommes, c’est-à-dire de « l’Absurde », que le théâtre d'Eugène Ionesco mettra en forme.

​

Le texte met aussi en place le registre, burlesque, c’est-à-dire le contraste entre une situation grave et le ton, qui bascule vers le comique. Cela démythifie à la fois le mythe et sa valeur tragique, et la liberté des humains, en fait bien dérisoire. 

A. II-matrone

Acte II, "La rencontre entre Œdipe et le sphinx" : le discours de la matrone

(pp. 71-72, de "Vous avez plusieurs..." à "... sombre. – Ah ! ...")

Pour lire le texte étudié

INTRODUCTION

​

Dans La Machine infernale, pièce en quatre actes jouée le 10 avril 1934, Cocteau reprend le mythe antique d’Œdipe, hérité de l’auteur grec Sophocle, pour présenter sa propre conception du tragique et de la place des hommes dans le monde.

​

Après le « prologue » qui a présenté le mythe, « le fantôme » de Laïus a tenté, dans l’acte I, d’alerter la reine Jocaste d’un mystérieux danger, mais en vain. « La voix » met en relation les deux actes : « Spectateurs, nous allons imaginer un recul dans le temps et revivre, ailleurs, les minutes que nous venons de vivre ensemble. ». Ce « recul dans le temps » dans l’acte II (selon Cocteau, celui qu’il a écrit en premier) est souligné par la reprise de « même » : « même lune, mêmes étoiles, mêmes coqs ».  Il illustre le danger en deux tableaux :  le face-à-face entre la matrone et le sphinx représente la dimension humaine, la banalité d’une simple citoyenne. En revanche, la rencontre entre Œdipe et le sphinx, qui donne son titre à cet acte, relève de la dimension mythique et tragique. Son décor est précisément décrit, et représente un lieu plus élevé, « une éminence qui domine la ville », par rapport au premier acte :  on se rapproche de « l’invisible », du mythe ancien où les dieux gouvernent le destin des hommes. 

Quels rôles joue le « sphinx » dans cette scène de rencontre avec la matrone ?​

LA DÉMYTHIFICATION

La banalisation

​

Dans cette scène, Cocteau paraît s’éloigner du mythe, qu’il banalise totalement.

​

Le sphinx, en effet, n’a plus rien du monstre ailé de la mythologie grecque, avec son buste de femme et son corps de lion. Il apparaît à la matrone, comme au public, sous la forme d’une jeune fille « de dix-sept ans », et le début de l’acte nous l’a montrée rêvant, comme toutes les jeunes filles, du prince charmant.

De même, le second personnage mis en scène, la matrone, est tout aussi loin du mythe. Il s’agit d’une femme anonyme, dont la désignation est empruntée à l’antiquité romaine : c’est, étymologiquement la femme d’un citoyen. Mais le terme a évolué vers un sens péjoratif, pour qualifier une mère de famille, au physique le plus souvent imposant, qui aime bavarder et faire des commérages. Cocteau réalise un amalgame entre ces deux connotations car elle aime, de toute évidence, bavarder, et montre toute son énergie quand elle s’indigne des actes de son fils, très banals : « monter sur la table, criant, gesticulant, piétinant ». Mais elle est aussi dans son rôle de mère de famille, dans la situation banale de ne pas pouvoir se faire obéir de ses fils adolescents : « la maison est devenue inhabitable », « c’est impossible de s’entendre » Enfin, elle représente la vie des citoyens, le petit peuple avec ses préoccupations (« on crève de famine », « les prix montent », « il faudrait un homme à poigne ») et elle en a le langage quotidien, presque vulgaire : « cette maudite bête », « des micmacs », « le Sphinx qu’il dit… ».

Le discours de la matrone

La Machine infernale, acte I : le discours de la matrone faceau sphinx

La réactualisation

 

De même, Cocteau réactualise le mythe car, derrière la description de la situation à Thèbes, c’est bien celle de la France à l’époque de l’écriture ( 1932) que nous découvrons. Sur le plan politique et économique, la crise de 1929 rejaillit alors sur l’Europe : « on crève de famine, les prix montent ». À cela s’ajoute le chômage : « les mères et les épouses perdent leur gagne-pain », « les faillites se succèdent ». On reconnaît aussi le discrédit du pouvoir. Corrompu et affaibli, il trouve des boucs-émissaires pour expliquer les violences policières : « on égorge, on pille, on épouvante le peuple, et on rejette tout sur le Sphinx ». La reprise du mot « Sphinx » en anaphore, avec une majuscule, reproduit même un discours de propagande. 
Enfin, sur le plan idéologique, le discours de la matrone évoque les courants qui parcourent la société de l’entre-deux-guerres. Le deuxième fils développe une idéologie qui reprend les discours marxistes sur la religion « opium des peuples » : le sphinx est un « loup-garou pour tromper le pauvre monde », une « arme entre les mains des prêtres » et qui profite à l'Église puisque « les temples regorgent d’offrandes ». Il appelle même à la révolte, avec un discours proche alors de celui des « anarchistes ». Le fils aîné, lui, se rapproche du nihilisme, avec la reprise en anaphore d’ « il méprise » : il ne croit en aucune des valeurs reconnues, famille, patrie, religion… Le seul intérêt pour le nihiliste est le « rien », c’est-à-dire un acte tel que le meurtre, mais dégagé de tout but, l'"acte gratuit" que raconte Gide, en 1914, dans Les Caves du Vatican : « Le sphinx l’intéresserait s’il tuait pour tuer ». Leur mère, quant à elle, révèle la montée du fascisme, présenté comme une solution pour remettre de l’ordre (Mussolini, 1929 – Hitler, 1933) : elle souhaite un « homme à poigne, un dictateur ».

Ainsi Cocteau utilise le mythe de la Grèce antique de façon telle que ses contemporains doivent s’y retrouver.

​

​

Mais, malgré cette démythification, Cocteau préserve le tragique, d’une part parce que cette rencontre illustre l‘aveuglement humain. La matrone croit, en effet, parler à une simple jeune fille : « Entre nous, [...] mademoiselle, je sais qu’il existe, le Sphinx… ». Ce décalage, qui peut, certes, faire sourire dans un premier temps, révèle en fait que les humains ont perdu toute conscience des forces supérieures qui régissent leur vie. Ils sont dupes des apparences, contrairement aux enfants qui, eux, ont encore le pouvoir de percevoir le mystère car ils sont encore proches du merveilleux. Le plus jeune fils sera ainsi le seul à identifier le sphinx qui se cache sous cette jeune fille…

​

D’autre part, le choix d’un personnage comme la matrone généralise le tragique, car il n’est plus réservé aux seuls héros. La mère, femme du peuple, entre dans le tragique quand elle évoque la mort de son fils. La brièveté de ses phrases souligne la sobriété d’un chagrin qui ne s’exprime pas en longs gémissements, mais qui n’en est pas moins cruel, et provoque même la pitié du sphinx : « pauvre femme ». Le sphinx, « sombre », semble lui-même victime du tragique, regrettant un « destin » subi, une force supérieure qui la contraint à tuer. 

  

 La mère prend donc valeur de symbole du peuple et de ses souffrances : il est exploité par les forces au pouvoir, éprouve la douleur de voir ses fils mourir  « au sphinx », comme on dirait « au champ d’honneur », à la guerre, encore présente dans tous les esprits dans les années 1930. Elle représente ainsi, plus globalement, l’homme et son destin, sur lequel il est totalement aveugle

LE TRAGIQUE

CONCLUSION

​

La première originalité de cet extrait est de proposer une autre image du sphinx que celle offerte par le mythe. Il lui donne à la fois la fragilité et la banalité d’une jeune fille, et en fait, parallèlement, un symbole des alibis que les hommes se donnent pour exploiter le peuple et exercer leur violence. 

​

 La rencontre permet aussi une plongée dans l’invisible et nous fait découvrir le registre du « merveilleux » vu par Cocteau, à la fois visible par la forme familière qu’il prend, comme le fantôme de Laïus vu par les soldats, et invisible car l’homme ne comprend pas le sens de ce qu’il voit, ne perçoit pas le le mystère que cache le monde visible. 

La "sphinge" dans le jardin de Cocteau à Milly-la-forêt

La "sphinge" dans le jardin de Cocteau à Milly-la-forêt
A. II-Sphinx

Acte II, "La rencontre entre Œdipe et le sphinx" : le pouvoir du sphinx

(pp. 82-84, de "LE SPHINX. – Avance..." à "... sombre. – Grâce...")

Pour lire le texte étudié

INTRODUCTION

​

Dans La Machine infernale, pièce en quatre actes jouée le 10 avril 1934, Cocteau reprend le mythe antique d’Œdipe, hérité de l’auteur grec Sophocle, pour présenter sa propre conception du tragique et de la place des hommes dans le monde.

Après le « prologue » qui a présenté le mythe, « le fantôme » de Laïus a tenté, dans l’acte I, d’alerter la reine Jocaste d’un mystérieux danger, mais en vain. Au même moment, en effet, dans l'acte II, le Sphinx manifeste sa présence, sous la forme d’une jeune fille, à une « matrone » et son jeune fils.

Après le départ de celle-ci, c’est Oedipe qui arrive et la conversation s’engage. Celui-ci exprime ses rêves de gloire et de puissance s’il tue le sphinx. La jeune fille, émue de sa beauté, lui propose de la suivre pour rencontrer « le monstre ». Pendant qu’il compte jusqu’à 50, elle se change en sphinx… : « le buste dressé sur les coudes, la tête droite », « son buste et ses bras couverts de gants mouchetés, les mains griffant le rebord », « tandis que l’aile brisée donne naissance à des ailes subites, immense, pâles, lumineuses ». 

​

Comment le pouvoir du sphinx sur le héros va-t-il alors se manifester ?

Le sphinx : dessin de Cocteau, dans son salon à Milly-la-forêt

Le sphinx : dessin de Cocteau

​

​

Une didascalie annonce ce pouvoir magique,  « … il lutte contre un charme », dont la parole est la clé, ce que marque déjà la longueur de la  tirade du sphinx, seulement coupée en deux mouvements par une brève réaction d'Œdipe.

​

C’est l’accumulation qui caractérise ces deux parties, formant un véritable flux de parole. Cela s’inscrit déjà dans la structure syntaxique, avec, dans la première tirade, une accumulation d’adjectifs, dix-neuf au total, tous au comparatif de supériorité et accompagnés de comparaisons : « plus adroit qu’un aveugle, plus rapide que le filet d’un gladiateur, plus subtil que la foudre… ». Par la parole, les caractéristiques du sphinx envahissent la scène, avec 6 verbes au centre, « je sécrète, je tire de moi, je lâche, je dévide, je déroule, j’enroule », tandis que les adverbe d’intensité récurrent (« si », à quatre reprises) et le retour des qualificatifs retardent le complément d’objet direct : « un fil ». Tout cela accentue la menace qu’il représente, terrible.

Dans la seconde tirade, ce sont les verbes qui s’accumulent, en decrescendo, 16 d’abord, puis 11, puis 6, après que la phrase a été relancée avec la conjonction  « et » après le point-virgule. 

LE POUVOIR DE LA PAROLE

À cela s’ajoutent les effets de rythme. Ils proviennent des jeux d’allongement, ou d’abrègement qui ralentissent la parole, de « Mais » à  « plus sage qu’un élève tirant la langue sur des chiffres », puis l’accélèrent avec l’énumération des participes passés (« plus gréé, plus voilé, plus ancré, plus bercé qu’un navire »), pour ralentir à nouveau ensuite ; nous remarquons aussi les échos sonores incessants, comme des rimes intérieures : « gréé, voilé, ancré, bercé », « passe/repasse », « déroule/enroule », « pour les tendre ou pour les détendre », «  délace/entrelace », par exemple.

Cela donne l’impression d’une coulée continue de la parole qui, peu à peu, emprisonne le héros (« sangle », « garrotte »), ou même l’englue, comme le suggère la comparaison : « te ligote avec les arabesques folles du miel qui tombe sur du miel », où l’allitération en [ l ] liquide illustre même l’idée évoquée.​

Oedipe englué par la parole du Sphinx

Œdipe englué par la parole du sphinx

Dans ces deux parties du discours, les contraires se trouvent également réunis, par exemple au moyen des comparaisons : les époque se mêlent, du « gladiateur » au « cocher », les métiers s’opposent, tout comme les espèces animales, telles « une vache », « les insectes », « les oiseaux », « le serpent », les éléments naturels aussi, à travers les choix verbaux, « gréé, voilé » pour l’air, face à « ancré, bercé », pour l’eau. Les actions également se contredisent, « déroule/enroule », « tendre/détendre », « nouer/dénouer », s’annulant pour, ensuite, être réitérées, comme dans « je noue et dénoue et renoue ». Contradictions enfin dans les adjectifs qui qualifient le « fil » :  « souple/dur », « tendu/bouclé ».

Tout l’univers semble donc se mêler et s’unir  pour emprisonner Œdipe en son sein. Cocteau réalise ici un amalgame entre l’étymologie grecque du mot « sphinx » (le verbe * sphingo, qu’on retrouve dans « asphyxie », signifie enserrer, étreindre) et la Genèse, qui montre que la parole divine engendre par elle-même le réel. Ainsi, la parole du sphinx suffit à vaincre Œdipe en l’immobilisant, donc en niant son statut de héros. 

​

​

À travers les comparaisons, le sphinx met en évidence sa cruauté, une forme de violence, à la façon d’un prédateur face à sa proie, nature que nous reconnaissons dans les comparaisons : « plus rapide que le filet du gladiateur », « plus vorace que les insectes », « plus sanguinaire que les oiseaux ». Mais cette violence s’exerce de façon sournoise, d’autant plus redoutable, puisque le sphinx se décrit comme « plus subtil », « plus ingénieux », « plus fourbe ». Enfin, l’énumération avec l’accumulation donne l’impression qu’il se réjouit par avance de l’étreinte avec sa victime, jusqu’à une forme de raffinement dans l’ironie cruelle : « abandonne-toi », deux fois, « je risque de te faire mal ».

​

 Mais il convient de se rappeler aussi que ce sphinx, sous sa forme de jeune fille, a été séduit par Œdipe, qui « ressemble à un jeune dieu ». Elle a tout fait pour qu’il parte, et donc pour ne pas le tuer ; de plus, toute cette tirade n’est qu’un « spectacle », une sorte de répétition, comme le révèle l’emploi de l’hypothèse et du conditionnel : « Je vais te montrer ce qui se passerait […] si tu étais n’importe quel joli garçon de Thèbes. »

L'HOMME FACE À SON DESTIN 

Œdipe sous le joug du sphinx

Gustave Moreau, Œdipe et le sphinx, 1864. Huile sur toile,

206 x 105. Metropolitan Museum of arts, New York

Gustave Moreau, Å’dipe et le sphinx, 1864. Huile sur toile, 206 x 105. Metropolitan Museum of arts, New York
Oedipe sous le joug du sphinx

Face à son discours, les réactions d’Œdipe ressortent des didascalies, qui le montrent partagé entre deux attitudes. D’un côté, elles traduisent la colère de celui qui veut être un héros, avec tout son orgueil, et se retrouve impuissant : « se tordant de colère », « il se crispe… il lutte » . Ses premières paroles sont encore assurées : « je résisterai ! », au futur avec l’exclamation. Il exprime même une ironie blessante envers le sphinx. Mais en cela il fait preuve d’hybris, démesure pour un mortel, et mérite donc d’être puni. 

​

Par opposition, son impuissance s’accentue au fil du texte. D’abord, il « tombe à genoux », puis il « ferme les yeux » , comme pour s’échapper en ne subissant plus cette forme d’hypnose, enfin « d’une voix faible » marque la dernière étape, la prière, insistante : « Laissez-moi ! Grâce… »

​

Le sphinx, dans un raffinement de cruauté, commente ces réactions. Déjà il réduit la valeur d’Œdipe par la comparaison : « si tu étais n’importe quel joli garçon de Thèbes ». Puis, il démythifie la grandeur du héros tragique traditionnel par son ironie : « saute, sautille… Il est bon qu’un héros se sente un peu ridicule ». Ce ridicule est d’autant plus fort que tout cela est au « conditionnel » (ce qui se passerait », « obtiendrait »), et n’est en réalité qu’une sorte de « spectacle » que se donne le sphinx. Œdipe est pris au piège, non du réel, mais de la simple parole

Le sphinx symbolise ici les formes du destin, certains termes mettant en évidence le lien entre le monstre et le divin : « plus fatal » (adjectif qui renvoie, étymologiquement au « fatum », le destin en latin), « invisible », employé deux fois en anaphore. On peut l’identifier à deux formes héritées de la mythologie.

      D’une part, il nous rappelle le serpent, d’abord ordinaire avec la mention de sa « salive » qui est « poison », puis monstrueux : « toutes les boucles d’un seul reptile ». Le serpent tentateur biblique, certes, mais n'oublions pas que la population thébaine est née des dents d’un gigantesque serpent-dragon, tué par Cadmos, le fondateur. Le destin d’Œdipe renvoie ainsi à un temps ante-historique, indépendant de lui-même. Le sphinx devient ici une sorte de gigantesque boa, qui donne lentement la mort, ce que souligne la fin de sa seconde tirade par la comparaison : « te rende pareil au bras inerte sur lequel un dormeur s’est endormi. »

         D’autre part, la mention d’ « un fil » est mise en valeur à la fois par sa place retardée jusqu’à la fin de la tirade, et par tout le lexique lié au tissage. Impossible de ne pas penser au rôle des « Moires », les trois symboles du destin humain dans la mythologie grecque : Clotho, qui fabrique le fil (« je sécrète, je tire de moi »), Lachésis, qui  « déroule » le fil, le cours de l’existence, et Atropos qui, elle, le coupe. Ici, nous notons cependant une différence : le sphinx, qui enserre et étouffe par ce « fil », qui « serre » et « desserre », donne une mort plus lente, comme s'il se réjouissait de cette lente torture.

John Melhuish Strudwick, A golden thread (les Moires), 1885. Huile sur toile, 72,4 x 42,5. Tate Gallery, Londres

John Melhuish Strudwick, A golden thread (les Moires), 1885. Huile sur toile, 72,4 x 42,5. Tate Gallery, Londres

Enfin, même si cet animal n’est pas nommé, on pense aussi à une gigantesque araignée qui tisse une toile. Elle semble procéder au hasard : « j’hésite, je corrige ». Pourtant elle parvient à son but, comme si elle aussi obéissait à une « Nécessité » supérieure, un ordre de l’univers même : le sphinx DOIT tuer ou être tué, pour sceller le destin d’Œdipe, c’est là son rôle, qu’Anubis lui rappelait d’ailleurs au début de l’acte.

CONCLUSION

​

Nous assistons à une scène où la parole, dans sa dimension sacrée, prend toute sa force, tel un verdict condamnant un coupable, ce que vient prouver une indication de diction donnée par Cocteau lui-même. Œdipe n’est-il pas doublement coupable, par la malédiction originelle, que le Prologue nous a rappelée, et par son « hybris », un aveuglement dû à l’ambition qui pousse l’homme à vouloir égaler les dieux, à conquérir la « gloire », comme il l’explique au début de l’acte à la « jeune fille » ?

Mais en réalité, il semble que personne ne soit libre, ni Œdipe, ni le sphinx : « Obéissons », lui ordonnait Anubis précédemment : « Le mystère a ses mystères. Les dieux possèdent leurs dieux. Nous avons les nôtres. Ils ont les leurs. C’est ce qui s’appelle l’infini. » Il y a donc une loi de fatalité absolue qui pèse sur tous, celle qu’illustrera à la fin de cet acte II le dialogue entre Anubis et Némésis.

Cette scène explique aussi ce qui a pu intéresser Cocteau dans le mythe d'Œdipe : la possibilité qu’il offrait de mettre en scène le pouvoir de la parole, celui qui se rattache à l’essence même de la poésie, et Cocteau est d’abord un poète. N’est ce pas aussi le travail du poète qu’il met ici en scène, trouver des images, faire varier les rythmes, jouer sur les sonorités, lui aussi qui se « trompe » « revien[t] sur [s]es pas », qui « hésite », « corrige »… mais tout cela de façon « invisible » pour que le lecteur, pris au piège des mots, se trouve, à son tour, « ligot[é] », « garrott[é] » ?

Jean Cocteau aux Baux-de-Provence. Photographie de Lucien Clergue

On entend une note très haute et très douce, une note obtenue de scie, ou d’ondes, ou d’orgue qui n’arrêtera plus d’accompagner le travail du Sphinx et sur laquelle il parle avec une voix grave, coupante, et monocorde, hésitant et prononçant chaque syllabe comme s’il lisait un procès-verbal.

Cocteau, annotation pour la mise en scène

​

Pour Bogaert, dis-lui que dès qu’elle est « le Sphinx » elle doit parler comme une mitrailleuse – un télégraphe – une écuyère méchante et insolente.

Cocteau, Lettre à Louis Jouvet

Jean Cocteau aux Baux-de-Provence. Photographie de Lucien Clergue
A. III-Tirésias

Acte III, "La nuit de noces" : Œdipe face à Tirésias

(pp. 104-105, de "Il se jette sur Tirésias..." à "... fils de roi.)

INTRODUCTION

​

Dans La Machine infernale, pièce en quatre actes jouée le 10 avril 1934, Cocteau reprend le mythe antique d’Œdipe, hérité de l’auteur grec Sophocle, pour présenter sa propre conception du tragique et de la place des hommes dans le monde.

​

L’intervention du fantôme de Laïus (A. I) n’a pas empêché le destin d’Œdipe de s’accomplir. Il a vaincu le sphinx (A.II), et les noces avec Jocaste viennent de se dérouler : « Les fêtes du couronnement et des noces se succèdent. La foule vient d’acclamer une dernière fois la reine et le vainqueur du sphinx. », explique « La voix ». Avant que ne se consomme « la nuit de noces », qui donne son titre à l’acte III, il reste une dernière formalité, « une coutume » que « l’étiquette exige », recevoir le grand-prêtre, Tirésias.

​

L’entretien commence dans une vive tension car Œdipe se sent agressé par la question  de Tirésias, « Aimez-vous la reine ? », qui exprime aussi ses craintes  devant ces noces : « Les présages et ma propre sagesse me donnent tout à craindre de ces noces extravagantes. »

Comment  Cocteau représente-t-il la confrontation entre l’homme et le sacré ?

Tirésias, le devin aveugle

Pour lire le texte étudié

Tirésias, le devin aveugle

​

​

C’est précisément parce que Tirésias est aveugle au monde des hommes, aux réalités terrestres, qu’il peut percevoir le sacré, l’invisible. C’est pourquoi Œdipe peut qualifier les yeux de Tirésias par une comparaison : il y voit son « avenir » « comme dans une boule de cristal ». Plusieurs images renvoient à l’idée que ses yeux sont un sorte de livre ouvert, avec la reprise du verbe « lire ».  

LA VISION SACRÉE 

Tirésias est donc l’intermédiaire entre ces deux mondes, et ses paroles de colère (« Assassin ! Sacrilège ! ») se chargent d’un double sens :

        Elles sont liées à l’action de cette scène, la tentative de meurtre que vient de commettre Œdipe (« Il se jette sur Tirésias les mains autour de son cou »), qui plus est sur la personne de prêtre, personne sacrée, d’où le reproche lancé par Tirésias dans une interrogation négative qui amène une réponse positive : « N’avez-vous pas honte ? » Cela n’arrête d’ailleurs pas Œdipe, qui se permet ensuite de le tutoyer avec violence, et même de le « secoue[r] » : « Tu as menti, devin ! […] C’est ta faute, devin. » Tirésias souligne donc ainsi la faute morale du héros.

         Mais ces deux termes se réfèrent également au destin d’Œdipe, parricide et incestueux, de même que « Maudit ! » qui rappelle le mythe des Labdacides. Tirésias ne formule aucune explication, mais, dans sa fonction de devin, il tente de ramener le héros à plus de sagesse, en lui rappelant la puissance des oracles.

Tirésias, l'aveugle intermédiaire du sacré

De son côté, Œdipe manifeste l’excitation de l’homme qui pense découvrir son « avenir », donc maîtriser le cours de sa vie, par la récurrence du verbe  « voir », le rythme haché de  ses répliques, et ses multiples exclamations : « je vois mal, je vois mal, je veux voir  ! ».

​

Mais il commet là la faute la plus grave pour l’homme, le comble de l’hybris, ce que Tirésias dénonce en reprenant ce même terme de « sacrilège » : « Sans doute êtes-vous arrivé à un point que les dieux veulent garder obscur ou bien vous punissent-ils de  votre impudence. » Œdipe reprend d’ailleurs cette même idée, en expliquant « j’étais comme ivre », terme dont l’étymologie renvoie au mot grec d’« hybris ».

​

La voix l’avait, en fait, annoncé au début de l’acte : Œdipe et Jocaste ont reçu « quelques signes d’intelligence et de politesse du destin », mais ne pourront pas « voir la trappe qui se ferme sur eux pour toujours. » Cette vision d’Œdipe dans les yeux de Tirésias est précisément un de ces « signes » qui ne sera pas compris.

​

​

Ce qu’Œdipe a vu dans les yeux de Tirésias, et qui provoque son cri, « Ah : sale bête ! Je suis aveugle. » est connu du public : il deviendra lui-même aveugle.

Mais le message n’est pas compris par le héros, qui cherche une cause ordinaire à sa souffrance, une sorte de banale plaisanterie faite par Tirésias : « il m’a lancé du poivre ». De même, il tente d’en donner une description empruntée à la réalité : « c’était du feu, du poivre rouge, mille épingle, une patte de chat qui me fouillait ». Il se transforme en un enfant qui appelle « Jocaste ! Au secours ! », et la scène souligne son impuissance face à la vérité.

L'AVEUGLEMENT 

Pourtant des indices de la puissance du sacré lui sont donnés. La didascalie, « il se roule par terre », par exemple, aurait dû lui rappeler son attitude face au sphinx, lui aussi relevant du sacré. Il aurait dû aussi être frappé de la puissance du devin qui arrive à calmer sa douleur simplement en lui « impos[ant] les mains sur le visage. »

La douleur d'Œdipe, rendu aveugle

"La Machine infernale": La douleur d'Oedipe, rendu aveugle

Mais il ne perçoit rien de cette dimension sacrée, car il reste enfermé dans ses certitudes, dans des préoccupations terrestres, ici le monde politique. Son regard n’a fait que percevoir une illusion : « J’ai remarqué […] des signes d’intelligence entre vous et Créon ». Cocteau emprunte ici à Sophocle l’accusation d’une alliance entre ceux qui veulent continuer à détenir le pouvoir à Thèbes, Créon le frère de Jocaste et le grand-prêtre de Thèbes.   

Ainsi, ce passage met en évidence la dimension tragique d’un double aveuglement.

Contrairement au personnage de Sophocle, Tirésias conserve, en effet, une ambiguïté chez Cocteau. Certes, il reste un devin, qui s’affirme tel avec la certitude d’un verbe au futur : « vous y verrez, je vous le jure. » Cependant, cette promesse prend un double sens pour le public : plus que le fait de retrouver la vue sur le moment, Œdipe finira par voir, en effet, qui il est, et ce qu’il est vraiment. Mais Tirésias lui-même semble ne pas avoir une pleine connaissance de l’avenir quand il explique : « vous avez voulu lire de force ce que contiennent mes yeux malades, ce que moi-même je n’ai pas déchiffré encore. »

Chez Cocteau, une part d’inconnu subsiste donc, même pour le devin Tirésias : il voit, sans savoir qu’il voit, et comment comprendre sa question à Œdipe, « Y voyez-vous clair ? ». S’agit-il d’une forme d’ironie, ou d’une véritable interrogation, puisqu’il ajoute : « C’est presque un aveugle qui vous le demande ». Il serait curieux de savoir si Œdipe a pu pénétrer les mystères du sacré que lui-même ne maîtrise pas dans leur totalité.

Cette scène est une parfaite illustration de ce que l’on nomme ironie tragique.

Tout finit par s’inverser : le fait de « voir » n’est plus signe de perception de la vérité, mais source d’illusion . La gradation quand il recouvre  la vue, d’abord « J’y vois un peu… on dirait. », puis «  Mal, mais je vois, je vois. Ouf ! », enfin « Tout à fait et je ne souffre plus », est particulièrement terrible. C’est au moment même où il affirme  voir  qu’il ne voit pas l’abîme dans lequel il s’apprête à tomber, le comble de l’ironie tragique étant son « aveu » final. Il affirme avec force, dans de brèves phrases (« je ne suis pas », « je suis ») une identité qu’il croit certaine, mais qui est totalement fausse : il n’est pas « l’enfant unique du roi Polybe et de la reine Mérope. Mais le public, lui, sait dégager le double sens de l’affirmation : « Un inconnu ne souillera pas cette couche », certes, puisqu’il est le fils de Jocaste.

Oedipe aveugle, dessin de Cocteau

Œdipe aveugle , dessin de Cocteau

Mais qui faut-il accuser de cet aveuglement ? Les coupables sont-ils les dieux ? Le prologue les accusait de vouloir « s’amuse[r] beaucoup », et, pour ce faire, d’avoir inventé « une des plus parfaites machines construites pour l’anéantissement mathématique d’un mortel. » Mais, selon Tirésias, ce seraient plutôt les humains eux-mêmes, qui se plaisent à s’aveugler : « Il fait beau croire aux prodiges lorsque les prodiges nous et lorsque les prodiges nous dérangent, il fait beau ne plus y croire ».

Finalement, la fatalité ne serait peut-être que la mise en œuvre des désirs profonds, parfois inavouables, des hommes.

CONCLUSION

​

La représentation du sacré est ambiguë chez Cocteau. Il reprend le personnage traditionnel de Tirésias, en empruntant à Sophocle la scène de conflit avec Œdipe, et l’accusation de complot  lancée. Mais il modifie son rôle. Chez Sophocle, en effet, Tirésias mentionne directement  le meurtre et l’inceste d’Œdipe, qui refuse de l’écouter. Chez Cocteau,  au contraire, il ne dit rien directement : tout reste à double sens. On a même l’impression que lui-même ne connaît pas vraiment les rouages du destin… â€‹Aucun humain, même devin, ne peut intervenir pour modifier le cours du destin pour Cocteau.

​

De plus, chez Cocteau, le sacré ne prend jamais une dimension solennelle. Il ne se sépare pas nettement de l’humain  auquel Cocteau le ramène dès qu’il s’en écarte légèrement : le langage est familier, au moment même où Œdipe touche à l’invisible. C’est ainsi que l’humain entretient son illusion de liberté. Ce ne sera que lors du dénouement qu’Œdipe, en écho à cette scène, peut déclarer : « Souvenez-vous, il y a dix-huit ans, j’ai vu dans vos yeux que je deviendrai aveugle et je n’ai pas su comprendre. J’y vois clair, Tirésias, mais je souffre… J’ai mal… » Paradoxalement, c’est en devenant aveugle qu’Œdipe « voit clair », rejoignant ainsi Tirésias.​

A. III-noces

Acte III, "La nuit de noces" : Œdipe et Jocaste

(pp. 113-114, de " Je ne me souviens..." à "... d'oublier.")

Pour lire le texte étudié

INTRODUCTION

​

Dans La Machine infernale, pièce en quatre actes jouée le 10 avril 1934, Cocteau reprend le mythe antique d’Œdipe, hérité de l’auteur grec Sophocle, pour présenter sa propre conception du tragique et de la place des hommes dans le monde.

Selon la prédiction de l’oracle, rappelée dans le. Prologue, rien n’a pu empêcher Œdipe de tuer son père et d’épouser sa mère, Jocaste, ni le fantôme de Laïus, qui apparaît sur les remparts (Acte I), ni le sphinx qui tente d’écarter Œdipe pour le sauver (Acte II).

​

L’acte III marque l’accomplissement de la prophétie. Le décor illustre la chambre nuptiale, et Cocteau souligne son symbolisme dans la didascalie initiale : « L’estrade représente la chambre de Jocaste, rouge comme une petite boucherie au milieu des architectures de la ville. Un large lit couvert de fourrures blanches. Au pied du lit, une peau de bête. À gauche du lit, un berceau. » 

Après sa rencontre avec Tirésias, Œdipe renvoie le devin, rejetant son avertissement ultime. Jocaste somnole, Oedipe s’endort et rêve de sa rencontre avec le sphinx : il pousse un cri et s’éveille. 

Un dialogue s’engage alors entre les époux : parviendra-t-il à éclairer la vérité ?

​

​

Le rêve révèle toute l’ambiguïté de la situation, qu’il s’agisse du cauchemar d'Œdipe ou de celui de Jocaste : Cocteau semble se souvenir ici de la théorie freudienne.

L'ILLUSION 

Les remarques de Jocaste dépeignent Œdipe comme un enfant terrorisé devant un monstre :  « te laisser dans toute cette eau »,  « tu es trempé, inondé de sueur ». Au début de ce dialogue, le héros est encore dans un demi-sommeil, puisque son corps ne réagit pas, ce que montrent les didascalies : « Elle le soulève, il retombe. », « encore dans le vague ». 

Or, sa première réponse renvoie directement à l’inceste : « Oui, ma petite mère chérie… ». La peur ressentie et cet état de semi-conscience font remonter à la surface le tabou enfoui : l’enfant se retrouve face à sa mère. Mais il s’excuse rapidement de ce qu’il considère comme une illusion :  « Je dors à moitié »,  « Je mélange tout ». Le tragique vient précisément de ce que cette illusion, soulignée par  « Je suis absurde » est, en réalité, la vérité, qui n’est pas reconnue, pas identifiée. Le héros, « réveillé », vit, en fait, dans son illusion.

"La machine infernal" : la nuit de noces

La nuit de noces, mise en scène au théâtre des Osses

La nuit de noces : "La machine infernale"

Jocaste aussi évoque son rêve terrible :  « Tes cris m’ont sauvée d’un cauchemar sans nom ». Le spectateur est déjà au courant de son contenu. Ici encore cela renvoie au tabou de l’inceste

Je suis debour, la nuit ;je berce une espèce de nourrisson. Tout à coup, ce nourrisso n devient une pâte gluante qui me glisse entre les doigts. Je pousse un hurlement et j'essaie de lancer cette pâte; mais... oh ! Zizi... Si tu savais, c'est immonde. Cette chose, cette pâte reste reliée à moi et quand je me crois libre, la pâte revient à toute vitesse et gifle ma figure. Et cette pâte est vivante. Elle a une espèce de bouche. Et elle se glisse partout  : elle cherche mon ventre, mes cuisses. Quelle horreur !

Cocteau, La Machine infernale, acte I : le cauchemar de Jocaste

Or, en écho au comportement d'Œdipe, transformé en bébé, Jocaste entre dans le rôle d’une mère (« Quel gros bébé ! »,  »Ne te fais pas lourd, aide-moi »), habillant et déshabillant son enfant, par ses ordres… Elle croit, certes, participer à un jeu : « L’imitant. », « Voilà qu’il me prend pour sa mère »…

Mais là aussi ce que l’héroïne considère comme un jeu, une illusion, est, en réalité, la vérité, qu’elle nie : « ces cicatrices me rappellent quelque chose que j’essaie toujours d’oublier. »

L’explication alors donnée par Œdipe pour les « trous » à ses pieds est sincère : elle est celle qu’on lui a transmise, puisqu’il reprend « paraît-il ». Il cite plusieurs détails qui en renforcent l’impression de vérité :  « ma nourrice me portait »,  « un sanglier », avec le présent de narration, qui donne vie à la scène, comme revécue, et la succession verbale précise. Enfin l’exclamation soutient ce récit : « C’est vrai ! »

Mais à nouveau, au moment même où il affirme cette vérité, tout dans l’attitude de Jocaste la dément : « Mais elle est pâle comme une morte ? »

Nous nous trouvons donc à une frontière : où est le rêve, où est la réalité ? Où est le mensonge, où est la vérité ? 

Œdipe abandonné, manuscrit, BnF

Oedipe abandonné, BnF

​

​

Chacun des deux héros, à sa façon, touche au tragique.

LE TRAGIQUE 

Pour Œdipe, le tragique vient du contraste entre la connaissance du héros et celle du public. Le premier, au sens figuré, est « aveugle » sur son destin : il appelle Jocaste « Mon amour », « Mon chéri », car, pour lui, elle n’est qu’une épouse amoureuse et « sensible ». Le public, lui, connaît la vérité grâce à la « voix » lors du prologue. Cela lui donne donc une supériorité en lui permettant de mieux mesurer la cruauté des dieux qui se jouent des hommes, ce que l’on nomme « l’ironie tragique ». Cette ironie est renforcée par les affirmations de Jocaste, « Il a dû être choyé par une maman très bonne, trop bonne… », « Je l’aime de tout mon cœur d’amoureuse la maman… », amplifiées par la gradation finale : « dorloté, gardé, élevé pour moi, pour nous ». Or seul le public mesure le double sens de « pour moi », d’une part, dans l’esprit d’une nouvelle épouse, signifiant « pour que je t’aie aujourd’hui », d’autre part, dans la réalité, «  à ma place ».

"La Machine infernale", la nuit de noces, mise en scène au théâtre des Osses

La nuit de noces, mise en scène au théâtre des Osses

Enfin, c’est Jocaste qui porte le tragique par sa découverte dans la seconde partie de la scène. Ce tragique s’accroît au fur et à mesure de ses réactions, montrées d’abord dans les didascalies, qui commentent la scène :   « Soudain, elle pousse un cri terrible », elle « …regarde les pieds d’Œdipe comme une folle… ». Nous basculons du jeu amoureux souriant dans l’horreur de l’univers tragique. C’est ensuite son discours qui révèle le tragique. Il est entrecoupé par les points de suspension, pour taire la vérité, indicible, qui se fait jour dans la conscience de Jocaste. La question, « d’où viennent-ils ? », apparaît ainsi comme une ultime tentative pour écarter cette vérité alors entr’aperçue. Le choix du verbe « témoigner » sonne enfin comme la réponse informulée qui ne se fait pas clairement jour en elle, une réponse à l’accusation qu’elle porte en son tribunal intérieur.

Ainsi le commentaire d’Œdipe, comme étonné devant la violence de la réaction de Jocaste, « Mais elle est pâle comme une morte ? », prend un double sens, et semble déjà une annonce fatale. Elle sera d’ailleurs reprise lors du dénouement dans la didascalie : « Car Jocaste paraît dans la porte. Jocaste morte, blanche, belle, les yeux clos. ». 

CONCLUSION

​

Ce passage constitue un moment-clé de la pièce et une scène audacieuse. Cocteau a, en effet, été le premier à suggérer ainsi « la nuit de noces », et l’intensité dramatique est à son apogée pour le public. Les deux personnages sont au comble du bonheur : Œdipe, devenu roi, a conquis la gloire qu’il souhaitait et pense avoir échappé à la prédiction de l’oracle ; Jocaste, veuve, qui rêvait d’un homme plus jeune, dans l’Acte I, avec le jeune soldat, l’a dans son lit. 

La nuit de noces, mise en scène d'Isabelle Accord

Mais tout cela n’est, en fait, qu’un leurre cruel du destin. Le public décode le double langage, mais peut s’interroger : Jocaste a-t-elle compris la terrible vérité ?

Cocteau, "La nuit de noces", mise en scène d'Isabelle Accord

Ainsi Cocteau nous propose une image de l’homme qui fait écho au titre La Machine infernale. Il s’affirme libre, par rapport à l’opinion des citoyens, qui peuvent blâmer ce remariage et l’écart d’âge, et surtout par rapport aux dieux, puisque Jocaste a eu ce fils interdit, et qu'Œdipe a décidé de forger son propre destin. Mais n’est-il pas, en réalité, qu’une marionnette aveugle entre les mains des dieux ? Au moment même où l'homme savoure sa liberté et jouit de son bonheur, il tombe, de plus « haut » pour mieux réjouir les dieux

« La machine » prend ainsi un double sens : elle s’avère un mécanisme inexorable, sans souci de l’homme, mais aussi une « machination », car tout semble combiné à l’avance par les dieux.   

Acte IV : "Œdipe Roi" - Dénouement

(pp. 129-131, de " Ne bougez pas..." à "... Lumière est faite.")

Pour lire le texte étudié

INTRODUCTION

​

Dans La Machine infernale, pièce en quatre actes jouée le 10 avril 1934, Cocteau reprend le mythe antique d’Œdipe, hérité de l’auteur grec Sophocle, pour présenter sa propre conception du tragique et de la place des hommes dans le monde.

Acte IV

Selon la prédiction de l'oracle, rapportée dans le prologue, rien n'a pu empêcher Œdipe de tuer son père et d'épouser sa mère.

L'acte IV marque un large écart temporel, se déroulant "dix-sept ans après", Cocteau rejoint alors la pièce-source de Sophocle, Œdipe-Roi, avec la peste qui sévit à Thèbes.

Mais, pour que la tragédie soit complète, il faut encore qu'Œdipe découvre la vérité. En apprenant la mort de Polybe, il apprend aussi les circonstances de sa naissance. Il se rappelle alors le récit de Jocaste, dans l'acte III, et se croit "fils d'une lingère".

Comment  Cocteau, en amenant son héros à découvrir la vérité, redonne-t-il sens au tragique ?

​

​

Si l’on se place sur un plan humain, cette scène, avec le décor qui lui est associé, ressemble  à un procès au tribunal : « la logette » en hauteur illustrerait la chaire du procureur, ici Œdipe, et par l’adresse « Messieurs », il interpellerait les jurés. 

​

​Comme dans un procès, sont d'abord rappelées les victimes, mais l’ordre chronologique est inversé, comme pour retarder la compréhension d’Œdipe. 

       La première phrase d’Œdipe, « Vous me l’avez tuée », répétée à plusieurs reprises, apprend au public, en effet, la mort de Jocaste.  Mais, avec le pronom « me », en fonction d’attribution, la victime apparaît comme la propriété du héros qui accuse, preuve encore de son aveuglement. Il insiste sur l’horreur de cette mort, en répétant « pendue » et « elle est morte », sur un rythme ralenti par les points de suspension. Nous retrouvons aussi l’« écharpe », dont Jocaste avait comme pressenti le rôle funeste dans l’acte I. Même les objets jouent un rôle dans cette « machine infernale ».

UNE MISE EN ACCUSATION 

         La présentation du meurtre de Laïus est bien différente, car, par la question « Qui ai-je tué ? », de procureur, Œdipe se change en avocat pour plaider sa défense. Sa réponse, sous forme d’excuse, minimise l’acte : il répète « par maladresse », en renforçant la formule « par simple maladresse », et souligne le fait que la victime était déjà « un vieillard », sans grande importance, « un inconnu ». Mais ainsi Œdipe montre à nouveau son aveuglement, la vérité venant alors le frapper deux fois, par la bouche de Tirésias : il s’agissait de « l’époux de Jocaste, le roi Laïus ».

 

Une nouvelle modification intervient alors, Œdipe se trouvant, à présent, dans la position de l’accusé, interpellé pour le double chef d'accusation d'inceste et de parricide. À ses côtés, on observe un tribunal complet.

Joseph Blanc, Le meurtre de Laïos, 1867. ENS des Beaux-Arts

Joseph Blanc, "Le meurtre de Laïos", 1867

Face à lui, en tant que chef de la police de Thèbes et frère de Jocaste, Créon joue le rôle de procureur, formulant nettement son accusation : « ...ma sœur est morte par votre faute. » En concluant cette accusation par le terme d' « intrigue », il évoque une enquête compliquée, car les fils se mêlent, et qui a exigé les recours à des sortes d’"indics" pour connaître « les secrets les plus secrets » : « L’homme intègre qui jure le silence parle à sa femme, qui parle à une amie intime et ainsi de suite. » C'est lui aussi qui dirige ce procès en donnant des ordres au témoin qu’il a convoqué, questionné lui-même comme un coupable (« Qu'il avoue »), et en réclamant avec force la vérité : « Il faut la dire, je le veux. »

​

Ce témoin est porteur de l’ultime parole qui va, précisément, révéler cette vérité. Mais lui aussi est porteur d'une culpabilité, comme le montrent l’ordre lancé par Créon et la didascalie « qui tremble ». Son impossible souhait, « que ne suis-je mort », prolongé par sa lamentation, « hélas ! », révèle bien sa peur. À partir de son témoignage, Œdipe ne peut plus nier, et c’est lui qui avoue : « J'ai tué... »

​

Au-dessus d’eux tous, siège le juge suprême, Tirésias, qui régule le procès, en lui donnant sa dimension tragique.​

La machine infernale : acte IV - la terrible découverte d'Oedipe

La terrible découverte d'Œdipe

​

​

Les réactions d'Œdipe évoluent au fil de ce « procès ».

        Au début, Œdipe, comme Créon, refuse de se hausser à la hauteur de cette dimension sacrée. Pour lui, tout reste humain. Ainsi, le suicide de Jocaste s'explique par des raisons psychologiques : « elle était romanesque... faible... malade ». Il maintient son analyse politique, le reproche déjà adressé à Tirésias dans l’acte III : « votre complot continue », « vous avez insinué » suggérant une action sournoise du devin associé à Créon. Il s'attache aussi à affirmer une origine "normale" : "le fils de Laïus et de la lingère !", en faisant référence au récit mensonger que lui avait fait Jocaste lors de leur nuit de noces.

        Mais, parallèlement, il entre peu à peu dans l'univers du tragique, déjà par son portrait dans la didascalie : « déraciné, décomposé, appuyé d’une main contre la muraille ». Il perd toute sa force, toutes ses certitudes. De plus, notons le symbolisme de cette « logette », en hauteur, pour mieux figurer ensuite la chute d’Œdipe au fur et à mesure de la progression de la scène. La tension dramatique s’accroît avec le parallélisme établi entre le pressentiment d'Œdipe, « Je suis près d'une chose impossible à entendre », auquel fait écho la formule  du berger : « Et moi... d'une chose impossible à dire. »

UN DÉNOUEMENT TRAGIQUE 

Le tragique ressort car Cocteau garde à son dénouement la dimension sacrée qui était de règle dans la tragédie grecque antique. C’est le devin Tirésias qui s’en fait l’interprète, en rappelant la fatalité qui pèse sur Œdipe : « Un oracle arrive du fond des siècles ». C’est aussi la force du mythe que signale ainsi Cocteau, quand Tirésias ajoute : « Laissez la fable tranquille. Ne vous en mêlez pas. » Tirésias empêche donc, par l’injonction, « Ne bougez pas », reprise par « Restez », et complétée par « le prêtre vous l’ordonne », toute intervention de Créon. L’humain ne peut pas venir bouleverser ce qui relève du sacré, du divin : « La foudre vise cet homme » évoque l’image traditionnelle de Zeus, porteur de la foudre dans l’antiquité, mais Cocteau enlève au sacré toute dimension morale, toute justice en ajoutant : « je vous demande, Créon, de laisser la foudre suivre ses caprices ». Le terme « caprices » rappelle l’idée, posée dans le prologue, de dieux qui « s’amusent beaucoup » à construire le piège qui produira « l’anéantissement mathématique d’un mortel. » Hors de question donc que le moindre grain de sable vienne enrayer ce « ressort » qui « se déroule avec lenteur tout le long d’une vie humaine »… L’homme doit ne se « mêler de rien », il doit « attendre immobile » que « le cercle se ferme », c’est-à-dire que la destinée d’Œdipe, ouverte le jour de sa naissance, interdite par les dieux, se termine comme ils l’ont décidé.​

Jupiter, le roi des dieux, porteur de la foudre

Jupiter, roi des dieux

Aucun mortel, pas même un prêtre, n’a le pouvoir d’arrêter le destin. « Nous devons nous taire et rester là », explique Tirésias, qui rappelle que lui-même, devin, n’est pas intervenu, s’inclinant ainsi devant le sacré : « Je le savais de longue date […] ;  ni à vous, ni à elle, ni à Créon, je ne l’ai dit. Voilà comment vous reconnaissez mon silence. » Impuissant face au destin, cela ne l’empêche pas, comme il l’avait fait en évoquant leurs « caprices », de dénoncer la cruauté des dieux : « C’est inhumain, je le sais ». Et il invite Créon à faire preuve de moins d’inhumanité qu’eux : « Si vous voulez agir, ne tardez pas. Dépêchez-vous. La dureté même a des limites. » 

Oedipe aveugle, dans le film de Pasolini

Œdipe aveugle, dans le film de Pasolini

Ainsi, le tragique se trouve intensifié par la rapidité du dénouement, demandée d’abord par Tirésias, « « ne tardez pas. Dépêchez-vous », puis par le héros lui-même : « Frappe, frappe vite ».

C'est d'abord une nécessité scénique : ne pas faire traîner l'action, dont le public connaît, depuis le début, le dénouement. L'acte IV est le plus court de la pièce : il résume à lui seul la source de Cocteau, Œdipe-Roi de Sophocle. Pour Cocteau, l'essentiel n'est pas, comme dans l'antiquité, de montrer l'accomplissement du mythe tragique, mais sa lente préparation, qui témoigne mieux de la cruauté du destin : il condamne l'homme, quoi qu'il fasse.

En même temps, cette brièveté intensifie la dimension tragique. Elle vient à la fois de la forme des phrases, courtes, voire elliptiques, au rythme haché par les points de suspension, comme dans « Laïus ! Alors voilà... ». Le lexique est réduit à sa plus simple expression, avec de multiples répétitions, comme dans la dernière réplique qui exprime sa compréhension du sens de l’oracle, accompli : « J’ai tué celui qu’il ne fallait pas. J’ai épousé celle qu’il ne fallait pas. J’ai perpétué ce qu’il ne fallait  pas. »

​

C’est, pour Cocteau, une façon de montrer la faiblesse de l'homme qui s'aveugle lui-même tandis que les dieux suivent une ligne décidée de toute éternité. L'ultime déclaration d'Œdipe ("Lumière est faite.") est aussi l'ultime paradoxe : c'est précisément au moment où il voit enfin clair sur ce qu’a été sa vie, qu'Œdipe va décider de s'aveugler.

CONCLUSION

​

Le tragique s'incarne ici dans une triple dimension, en trois étapes. Il se réfère d'abord au contexte mythologique grec : "Un oracle arrive du fond des siècles", avec la double allusion à "la foudre", image de Zeus, dieu terrible, tout-puissant et vengeur, qui dirige un temps sur lequel l'homme n'a aucune prise. Il appartient à une éternité qui dépasse l'homme. Puis, nous y retrouvons la fatalité propre à la tragédie antique, avec "c'est inhumain, je le sais, mais le cercle se ferme", illustration d'une prison de laquelle l'homme ne peut s'échapper, d'un temps qui n'est plus linéaire, mais circulaire. Il ramène Œdipe aux origines de sa naissance, source de la culpabilité première, puisque l'oracle l'avait interdite. Enfin, il s'inscrit dans le mythe, avec "laissez la fable tranquille". Le mythe  possède une puissance qui semble encore supérieure, celle de la création par l'homme d'une parole autour d'Œdipe, qui préexiste à celle, actuelle, de la pièce de Cocteau. C'est la puissance du "mythe", comme écrit par avance, éternel : l'infléchir dépasse le pouvoir humain parce qu'il révèle le sacré. Cocteau ne pouvait donc le faire évoluer que dans ce qui restait inconnu, non-dit, la préparation de cette "machine infernale".

Cocteau, "La Machine infernale" : schéma du décor de l'acte I

Le décor, à lui seul, symbolise le déroulement de la pièce, en inversant le mouvement de l’acte I. Jocaste y montait sur les remparts, escortant Tirésias, pour entendre le message du fantôme de Laïus, lui restant incompréhensible. Elle descendait alors les marches, une à une, guidant les pas de Tirésias, manquant de se faire étrangler par son « écharpe » sur laquelle Tirésias avait mis le pied. Au contraire, dans cet acte IV, le silence a été rompu, chacun, à présent, a pu mesurer l’horreur du destin qui s’est abattu sur Œdipe et les siens. 

Cocteau, "La Machine infernale" : schéma du décor de l'acte IV

Il lui reste à sortir de scène, et c’est à nouveau Jocaste, mais  réduite à l’état de fantôme, invisible de tous sauf du héros, comme l’était Le roi Laïus dans l’acte I, qui va guider les pas d’un Œdipe aveugle, accompagné par la jeune Antigone. En lui offrant son « bâton », Tirésias lui délègue sa fonction sacrée, il lui ouvre la « gloire » du mythe.

bottom of page