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Guy de Maupassant, Bel-Ami, 1885 : explications

PARTIE 1 - Chapitre I : L'ouverture du roman

(pp. 29-31, du début " à "... rencontre amoureuse.")

INTRODUCTION

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Dans son roman, paru en feuilleton du 6 au 30 mai 1885, puis édité en volume le 11 mai, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu du journalisme politique grâce à l’appui des femmes qu’il séduit. 

L’incipit d’un roman exerce traditionnellement une double fonction : informer, en présentant le héros dans son décor et son époque, mais aussi séduire en créant chez le lecteur un horizon d’attente, qui lui donnera le désir de découvrir la suite. Cette dernière fonction est encore plus importante lorsqu’il s’agit d’une publication en feuilleton, pour d’évidentes raisons économiques.

Pour lire le passage étudié

Partie I - chap. 1

Nous nous interrogerons donc sur les qualités qu’offre ce début de Bel-Ami, et sur sa part d’originalité.   

Toulouse-Lautrec, "Monsieur Louis Pascal", 1893

Henri de Toulouse-Lautrec, Monsieur Louis Pascal, 1893. Huile sur carton, 77 x 53. Musée Toulouse-Lautrec, Albi

LE PORTRAIT DU HÉROS

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L’intérêt premier de ce portrait est la façon dont Maupassant utilise les notations physiques pour suggérer des traits de caractère. Ainsi l’allure générale du personnage, immédiatement nommé, est mise en valeur dès le début, « Il portait beau de nature », « il cambra sa taille », et reprise en apposition dans le dernier paragraphe de l’extrait : « Grand, bien fait ». Il attire donc l’attention des femmes : elles « avaient levé les yeux vers lui ». Le premier détail évoqué, « sa moustache », lui donne un air viril : il « frisa sa moustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre ». Ce gros plan sur sa bouche annonce également son image de séducteur : il est celui que toutes les femmes voudront embrasser ! Quant à la blondeur de ses cheveux, associée à ses yeux « bleus, clairs », elle rappelle ses origines normandes, mais contraste avec les critères traditionnels de beauté du héros romantique, brun aux yeux sombres. Sa coiffure, avec « une raie au milieu du crâne » correspond à la mode de cette époque.

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Mais quelques précisions associent ces traits physiques à des traits de caractère qui viennent nuancer la première impression produite. Est d’abord mentionné le regard « rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon qui s’étendent comme des coups d’épervier », filet que l’on lance pour capturer les poissons. L’enchaînement de la phrase suivante fait comprendre aussitôt que les poissons seront, bien sûr, « les femmes ». De même ses yeux sont « troués d’une pupille toute petite », comme s’il était aux aguets, tel le félin guettant sa proie. Enfin on notera la récurrence pour sa couleur de cheveux : il est « blond, d’un blond châtain vaguement roussi ». Ce détail évoque la couleur de la crinière d’un fauve…

 Maupassant nous présente un personnage certes séduisant,mais qui semble un peu inquiétant par son aspect conquérant

La seconde originalité de l’incipit vient du choix d’un portrait en mouvement. La première action du héros correspond, en effet, à un verbe de mouvement : il « sortit du restaurant ». Puis, après un bref arrêt, le 5ème paragraphe le met à nouveau en mouvement : « Il marchait », « il avançait ». Enfin, un nouvel arrêt intervient à la fin du passage, mais ce n'est que pour mieux décider de la direction à prendre, donc toujours dans une volonté de mouvement. Rendant le portrait plus vivant, ce mouvement semble déjà annoncer un désir d’action, de ne pas rester à la place sociale où il se trouve au début du roman.

De plus, Maupassant insiste sur ses gestes et sur sa démarche, qui se rattachent à son passé d’« ancien soldat » : « par pose d’ancien sous-officier », il « frisa sa moustache d’un geste militaire et familier », « Il marchait ainsi qu’au temps où il portait l’uniforme des hussards », « la poitrine bombée, les jambes un peu entrouvertes comme s’il venait de descendre de cheval ». N’oublions pas que, pour le courant naturaliste, l’homme est le produit  de ses origines, de son éducation, de son histoire, car, même si Maupassant a toujours refusé l’étiquette de « naturaliste », le roman  en reprend largement les composantes.

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Ainsi, il possède l’allure conquérante du soldat, qui n’hésitera pas à écraser les autres quand cela lui sera nécessaire. Cela se traduit par le choix d’un lexique péjoratif, souligné par le rythme en gradation du paragraphe qui reproduit une démarche dont l’agressivité est de plus en plus flagrante : « brutalement », « heurtant les épaules », « poussant les gens ». À cela s’ajoutent les sonorités rythmées : il « battait le pavé de son talon ». Maupassant met donc en valeur la prétention et le manque de scrupules d’un personnage sans manières, qui bouscule les autres « pour ne pas se déranger de sa route ». Enfin l’écrivain guide l’interprétation du lecteur avec une gradation qui amplifie son jugement critique sur un arriviste : « Il avait l’air de toujours défier quelqu’un, les passants, les maisons, la ville entière ».  

Hussard en uniforme

Un hussard en uniforme. Photo du studio Pedroni, Bordeaux

La mode masculine en 1885

La mode masculine en 1885

Enfin, comme Balzac avant lui, Maupassant charge l’habillement de son héros d’une valeur symbolique. Le premier élément mis en relief est le « chapeau à haute forme », qui révèle son désir d’élégance. Mais des restrictions sont aussitôt apportées. D’une part, il est « assez défraîchi » : même si Duroy n’a pas d’argent, il cherche à préserver son apparence séduisante. Ne sera-t-elle pas son gagne-pain ? D'autre part, le port de ce chapeau est également révélateur : il l’« inclinait légèrement sur l’oreille ». Cela traduit une forme de désinvolture et lui donne un aspect un peu voyou, ce que confirme le commentaire final de Maupassant, la comparaison à un « mauvais sujet des romans populaires ». 

Puis est décrit le « complet », dans une phrase construite sur une série d’antithèses. Son prix, « soixante francs », dont on comprend qu’il est modique par la concession « quoique », montre sa situation matérielle, mais s’oppose à l’image méliorative qui le suit : « une certaine élégance ». Mais cette dernière expression s’oppose, à son tour, aux adjectifs péjoratifs qui la qualifient, « tapageuse, un peu commune », donc à une forme de vulgarité, contredite par une nouvelle opposition : « réelle cependant ». La complexité de cette phrase révèle clairement les contradictions de la personnalité du héros, qui bénéficie d’un charme certain - et il prend soin de mettre en valeur - mais n’a ni les manières ni la situation financière pour soutenir cet atout initial. 

Ce portrait, au-delà du seul aspect physique, est déjà révélateur du caractère du personnage : en cela, il répond à la fois à la fonction d'information que doivent exercer les premières pages d'un roman, mais aussi, en créant un horizon d’attente, à celle de séduction, car ce personnage intrigue déjà le lecteur.

LA MISE EN PLACE DES THÈMES DU ROMAN

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Le roman s’ouvre en pleine action, celle de « rend[re] la monnaie » : c’est la technique de l’incipit « in medias res », qui séduit le lecteur en le plaçant immédiatement aux côtés du héros. 

       Or, cette action introduit un thème-clé du roman, l’argent, autour duquel se développe tout un réseau lexical révélant la médiocrité sociale du héros : « sa pièce de cent sous », formule choisie au lieu de parler d’un franc, montre que, pour lui, chaque sou est précieux, et « cette gargote à prix fixe » désigne un restaurant de basse qualité. D'ailleurs, tout le quatrième paragraphe reproduit, dans un monologue intérieur, les calculs serrés de Duroy, révélant à quel point il possède peu, « trois francs quarante pour finir le mois », or, on est le « vingt-huit juin ».

3ème république: vingt francs

En datant, même s’il ne donne ni année ni âge, et en chiffrant ainsi son incipit, Maupassant va permettre au lecteur de mesurer l’ascension sociale du héros

De plus, Maupassant reprend ici l’optique du mouvement naturaliste. La première nécessité de l’homme, par sa « nature » animale, est alimentaire, et le romancier s’accorde le droit de montrer toutes les réalités sociales, y compris celles des milieux populaires, n’hésitant pas à mettre l’accent sur les aspects les plus ordinaires de la vie quotidienne : « pain », « saucisson », « deux bocks ». Parallèlement ces précisions révèlent le caractère du héros, qui préfère se priver d’un dîner consistant plutôt que d’un plaisir sur lequel insiste la récurrence de l’adjectif : « C’était là sa grande dépense et son grand plaisir des nuits ».

Film "Bel-Ami" de D. Donnelan et N. Ormerod : Duroy et Rachel

Duroy et Rachel, téléfilm Bel-Ami, de  Philippe Triboit , 2005

      Le troisième paragraphe du texte, en  nous faisant passer de la focalisation omnisciente à la focalisation interne, introduit le second thème, le rôle des femmes : ces femmes sont vues par le regard de Duroy, et c’est lui qui semble établir une gradation dans la hiérarchie sociale. 

Il commence par le milieu social le plus bas, et par les plus jeunes, donc sans doute les conquêtes les plus faciles, mais les moins intéressantes : « trois petites ouvrières ». Il passe ensuite à la « maîtresse de musique entre deux âges », déjà plus élevée socialement, puisqu’elle a dû recevoir une éducation, mais avec des restrictions dans l’énumération qui la rendent peu séduisante : « mal peignée », « négligée », « un chapeau toujours poussiéreux », « une robe toujours de travers ». 

La reprise de l’adverbe « toujours » montre aussi que Duroy est un habitué de ce lieu, qui a déjà mesuré l’intérêt d’une telle conquête. Enfin les « deux bourgeoises avec leurs maris » sont plus respectables socialement, et l’on notera que le fait qu’elles soient mariées n’empêche pas Duroy de les observer.

Notons aussi le nom de la rue que descend Duroy à sa sortie du café, à relier aux femmes. Certes, il vient du nom de l’église, emprunté à la maison de Marie, à Lorette, où elle aurait reçu l’annonciation de la naissance de Jésus. Mais on en a tiré, dès l’époque de sa création, dans la première moitié du siècle, un nom commun, une « lorette » étant, par antonymie, le contraire de la pureté de la Vierge, une femme facile, une fille légère. Ce quartier était, en effet, habité par de nombreuses « courtisanes ».  

Enfin, les derniers mots de l’extrait, « un désir aussi le travaillait, celui d’une rencontre amoureuse », soulignent la sensualité qui définit le caractère de Duroy, et, à nouveau, renvoie à l’image quasi animale de l’homme pour Maupassant. Le verbe « travaillait » est à prendre, en effet, dans son sens étymologique, celui d’une torture, ici due à un état de manque. Mais il ne s’agit pas d’un manque d’amour, puisqu’il ne désire qu’une « rencontre », donc un bref moment d’intimité sexuelle.

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Cet extrait donne donc l’impression, à la fois que toutes les femmes s’intéressent à lui et que, pour lui, toute femme est une proie potentielle. Ne posera-t-il pas en principe, dans la suite du roman que « Toutes les femmes sont des filles, il faut s’en servir » ? 

L'IMAGE DE PARIS

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Dès ces premières pages, le rôle de Paris s’affirme.

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Les lieux nommés nous plongent dans la capitale, selon une gradation. Le héros marche d’abord dans la « rue Notre-Dame de Lorette », un quartier populaire, connu pour la présence de ces prostituées que la suite fera voir au lecteur. Puis, « il parvint au boulevard », domaine des cafés, des théâtres, sur la rive droite : c’est le lieu des plaisirs, où se dépense l’argent. Mais, à la fin du passage, Duroy éprouve l’« envie maintenant de gagner les Champs-Élysées et l’avenue du Bois-de-Boulogne », c’est-à-dire les lieux de l’élégance et du luxe parisiens, beaucoup plus que les grands boulevards. Cette progression révèle déjà une autre soif du héros, celle d’ascension sociale.

Jean Béraud, "Scène sur les Champs-Élysées", vers 1890

Jean Béraud, Scène sur les Champs-Élysées, vers 1890. Huile sur toile, 36,8 x 53,3.  Collection particulière

Jacques Doisneau, "La concierge à lunettes de la rue Jacob", 1945

Dans ce décor, les figurants, « concierges » et « passants », jouent également un rôle symbolique. Le concierge, en effet, est, traditionnellement, celui qui est au courant de tous les secrets des familles. Il observe, surveille, épie, il sait tout sur les habitants de son immeuble. Or, c’est cette même connaissance, pas toujours très propre, qui, tout au long du roman, permet au héros de progresser socialement, d’abord au sein du journal, La Vie Française, quand il sera reporter pour les « Échos », puis dans les milieux économiques et politiques, en tirant profit de tous les scandales. Les « passants », eux, permettent d’établir un contraste avec le héros : ils « allaient d’un pas accablé, le front nu, le chapeau à la main ». Face à leur épuisement, la démarche de Duroy, énergique, décidée, le montre rempli d’une force vitale supérieure.

Jacques Doisneau, La concierge aux lunettes de la rue Jacob, 1945. Photographie

Enfin, le choix de la date, « le 28 juin » n’est pas innocent, car il permet au romancier de jouer sur la chaleur d’« une de ces soirées d’été où l’air manque ».  En insistant sur cette impression d’étouffement, il introduit le thème de la soif qui parcourt ce passage, soif physique, mais aussi symbolique dans l'ensemble du roman, celle d’argent et de femmes. Les images qui dépeignent la ville, « chaude comme une étuve » qui « paraissait suer dans la nuit étouffante », la personnifient peu à peu : « Les égouts soufflaient par leurs bouches de granit leurs haleines empestées ». Il crée ainsi une image répugnante, Paris devenant un monstre, à deux niveaux. Il y a l’apparence peu ragoutante, le trottoir, la surface, à l’atmosphère viciée par les odeurs des déchets qu’on y jette, les « miasmes infâmes des eaux de vaisselle et des vieilles sauces », formule aux sonorités expressives, et les lieux souterrains, ceux des « égouts », « eau de vaisselle et vieilles sauces ».

L’écriture de Maupassant, juxtaposant de petites touches, à la façon des peintres impressionnistes, recrée cette atmosphère suffocante. Mais il la charge aussi d’une fonction symbolique : le roman montrera précisément toutes les « cuisines souterraines » qui fonctionnent  dans Paris, dans le journalisme, la finance, la politique…

CONCLUSION

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Ce début de roman représente un texte essentiel et caractéristique du roman d’apprentissage, car il marque nettement la situation initiale du héros. Nous y découvrons ses manques : l’argent, et les femmes puisqu’il est ici seul.

Mais il possède aussi des atouts. Ne porte-t-il pas d’ailleurs un nom prémonitoire : « Duroy » ? Ne peut que jouer en sa faveur sa séduction, selon le titre du roman, Bel-Ami, liée à un évident manque de scrupules : il semble prêt à tout pour avancer, au sens propre et au sens figuré. En cela, il n’a pas la naïveté souvent caractéristique du héros de roman d’apprentissage.

 

Il constitue aussi une première approche de Maupassant romancier. Même s’il a toujours refusé cette étiquette, le texte peut s’inscrire dans le courant naturaliste, qui fait suite au réalisme : l’homme est le produit de son hérédité et de son milieu, le héros est donc marqué par sa nature profonde, ses origines, sa profession. Aucun milieu, aucun lieu ne sera exclu, aucune réalité, même les plus vulgaires. 

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En revanche, sa technique pourrait plutôt être rattachée à la peinture impressionniste : en créant une constellation de détails, avec des touches successives qui se mêlent, voire s’opposent, il cherche à créer une impression d’ensemble sur le lecteur, subtilement guidé par le romancier. De même, les variations de la focalisation omnisciente, avec un romancier extérieur, à la focalisation interne, où il se confond avec le personnage, est une autre façon d’influencer notre jugement.

Partie I - chap. 2

PARTIE 1 - Chapitre II : Le premier dîner. (pp. 57-58, de "Mme Forestier..." à "... un encouragement.")

Pour lire le passage étudié

INTRODUCTION

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Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit. 
La rencontre de son ancien camarade, Forestier, présentée dans le premier chapitre, a été bénéfique à Georges Duroy, qui n’avait alors que trois francs quarante en poche. Forestien lui a proposé son appui pour se lancer dans le journalisme à La Vie Française : il lui prête quarante francs (ce qui permet à Duroy de finir sa soirée avec une fille, Rachel), et il l’invite à dîner le lendemain pour rencontrer M. Walter, le directeur du journal. 

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Le chapitre II évoque ce dîner, qui donne à Duroy l’occasion de briller en racontant ses souvenirs d’Afrique : Walter lui propose d’écrire une série d’articles sur ce sujet. 

En quoi cette description marque-t-elle le début de l’ascension sociale du héros ?

DUROY ET LES FEMMES

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Trois femmes sont mentionnées dans cet extrait, Madeleine Forestier, Madame de Marelle et sa fille, Laurine. Les regards qu'elles portent sur Duroy sont significatifs du rôle que chacune va jouer dans sa vie.    

Film "Bel-Ami" de D. Donnellan et N. Ormerod : Madeleine Forestier

Mme Forestier, film Bel-Ami, de Declan Donnellan et Nick Ormerod, 2012 

C’est sur le regard de Mme Forestier que s’ouvre et se ferme l’extrait. Au début, elle observe Duroy d’« un regard protecteur et souriant », image renforcée par le verbe « couvrait », qui lui donne le rôle de la femme plus âgée, celle qui sera l’initiatrice. C’est une femme expérimentée, qui connaît bien les mécanismes de l’arrivisme, d’où son « regard de connaisseur ». Elle a mesuré exactement ce qu’est Duroy. Le discours rapporté direct traduit bien, en focalisation omnisciente, l’implicite de ce regard : « Toi, tu arriveras. » 
À la fin de l’extrait, c‘est par la focalisation interne que le regard est interprété, par le héros selon une gradation ternaire : « il crut y voir une gaieté plus vive, une malice, un encouragement ». En fait, elle n’a rien perdu de la scène entre Duroy et Mme. de Marelle, et cela est venu confirmer son jugement initial sur Duroy. Observer cet arriviste en action semble l’amuser, comme si elle observait une expérience se dérouler sous ses yeux. 
Pour Duroy, elle est déjà perçue comme une complice possible : deux êtres de même nature se sont rencontrés

La première présentation de Mme de Marelle montre un regard plus léger, rapide : elle « s’était, à plusieurs reprises,  tournée vers lui ».  C’est le regard d’une femme frivole habituée, elle aussi, à juger rapidement les hommes mais plutôt sur leur potentiel de séduction. Dans son portrait, l’accent est mis sur le « diamant » : elle représente donc la femme coquette, qui symbolise l’entrée dans le monde du luxe. La description du bijou, avec les trois verbes, « tremblait », « se détacher », « tomber », semble illustrer une forme de fragilité, comme si elle était une femme toute prête à se laisser « tomber », elle aussi, dans les bras d’un homme. 

Le lecteur pressent déjà une relation possible entre le héros et Mme. de Marelle. 

"Bel-Ami", Clotilde de Marelle, ilm d D. Donnellan et N.Ormerod : Clotilde de Marelle

Mme de Marelle, film Bel-Ami, de Declan Donnellan et Nick Ormerod, 2012 

L’extrait montre, en effet, le début d’une séduction, avec le compliment sur le bijou, banal mais révélant à quel point le luxe fascine Duroy. La réponse, « c’est une idée à moi », traduit la personnalité de Mme. de Marelle, son originalité, une forme d’anti-conformisme : elle est attirée par ce qui est différent. En même temps sa réponse (« n’est-ce pas ? ») permet la poursuite du dialogue, donc le second compliment de Duroy, plus teinté de sensualité : « C’est charmant… mais l’oreille aussi fait valoir la chose. » Mais il n’est pas encore à l’aise : « Il murmura, confus de son audace, tremblant… » Il n’est, en fait, habitué qu’aux filles faciles des Boulevards, telle Rachel. C’est son premier compliment à une femme riche et élégante. Mais le compliment a joué son rôle, et un nouveau regard est introduit dans la phrase suivante, que Maupassant commente par la généralisation et le démonstratif qui le qualifie : « un de ces clairs regards de femme qui pénètrent jusqu’au coeur ». L’écrivain, lui-même grand séducteur, souligne ainsi le pouvoir de la femme sur l’homme.

Laurine, dans "Bel-Ami", film de D. Donnellan et N. Ormerod

Quant à Laurine, elle est ici nommée « la petite fille », comme pour marquer le fait qu’elle n'est pas encore entrée dans le monde des adultes. Elle est donc la seule à ne pas regarder Duroy, la seule encore pure, en fait. Elle reste « la tête baissée », ce qui l’isole du monde adulte, et « immobile et grave ». Son attitude contraste avec la frivolité et la superficialité qui règnent autour de la table. 

Mais n’oublions pas qu’à la fin du chapitre, elle aussi sera séduite par le héros, et que ce sera elle qui donnera à Duroy son surnom, « Bel-Ami ».

Laurine, film Bel-Ami, de D. Donnellan et N. Ormerod, 2012 

Ce texte met en place une des lois de l’arrivisme au XIX° siècle, déjà dégagée par Balzac dans Le Père Goriot à travers  son héros, Rastignac : c’est grâce aux femmes que l’on s’élève dans la société

L'ENTRÉE DANS UN MONDE NOUVEAU

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Déjà évoqué avec le gros plan sur le « diamant », le luxe ponctue l’ensemble de ce dîner. Ainsi « les verres bleus », en cristal, signalent la richesse de cette table, avec une note de frivolité par leur couleur. De même le « vin de Johannisberg » est un vin blanc du Rhin, très coté. Les changements de vin, au cours du repas, ont d’ailleurs permis aux convives de perdre peu à peu le contrôle d’eux-mêmes, et à Duroy de gagner de l’assurance.
Or, par la conjonction « et » (« Le domestique faisait le tour de la table [...] et Forestier portait un toast »), ce luxe est lié à la réussite du journal, dirigé par M. Walter. Cela souligne le rôle de la presse à cette époque, et son étroite implication dans la vie économique. 

Un dîner de luxe : Maison Baccarat, Paris

Un dîner  de luxe. Maison Baccarat, Paris 

Ainsi « tout le monde s’inclin[e] vers le patron », comme devant un être tout-puissant. Un même « et » dans le paragraphe suivant lie fortement Georges Duroy à ce toast. C’est donc en quelque sorte à sa propre « prospérité » que Duroy « but d’un trait », jusqu’à devenir lui-même « gris de triomphe », ivre de cette entrée dans le monde du luxe.  

Francisco de Zurbarán, Hercule affrontant le lion de Némée, 1634. Huile sur toile, 151 x 166. Musée du Prado, Madrid

Francisco de Zurbarán, Hercule affrontant le lion de Némée, 1634. Huile sur toile, 151 x 166. Musée du Prado, Madrid  

La puissance nouvelle du héros est marquée par une progression temporelle

       Les premiers verbes, « il aurait vidé », « il aurait mangé [...], étranglé » sont au conditionnel passé, mais il ne traduit pas ici un irréel, même si les hypothèses hyperboliques (« barrique entière », « mangé un bœuf », « étranglé un lion ») sont bien irréalisables. Il s’agit en fait d’un potentiel : Duroy sent monter en lui toute la force de ses désirs, avec des images alimentaires et une comparaison à Hercule, demi-dieu face au lion de Némée. Cela donne l’impression que rien ne pourra arrêter son ascension, empreinte  de férocité dans le combat. 

     Puis vient l’imparfait de la description. Avec « il se sentait » est introduite le jugement de Duroy, subjectif, en focalisation interne. La phrase reprend l’idée précédente, là encore avec un rythme en gradation, et une reprise de l’image d’Hercule. Cette « vigueur surhumaine » est d’abord ressentie « dans les membres », comme pour nous rappeler la dimension animale de l’homme, puis « dans l’esprit », avec deux adjectifs hyperboliques : « résolution invincible », « espérance infinie ».

Ainsi est introduit un thème-clé : la notion de force et de désir.

        Mais, avec « Il était chez lui », on passe de la description subjective à la description objective, explication prise en charge par un narrateur omniscient : elle fait référence au passé militaire de Duroy, avec le champ lexical : « il venait d’y prendre position », comme un soldat qui installe son camp, « d’y conquérir sa place ». Le texte donne bien l'image d'une guerre entre l'arriviste et la place fortifiée, c'est-à-dire ce monde de la richesse dans lequel il veut pénétrer.

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Nous mesurons ainsi l’évolution du héros au cours du dîner, timide au début, plus sûr de lui à présent : ce n’est alors plus lui qui est regardé, comme au début, à son arrivée, mais lui qui regarde : « Son regard se posait sur les visages avec une assurance nouvelle ». Ce regard est bien une façon de prendre possession des lieux et des êtres.  

CONCLUSION

 

Cet extrait représente une première étape dans l’ascension de Duroy : son premier contact avec le monde de la richesse, à laquelle il aspire, avec ses deux clés, d’une part les femmes, thème déjà présent chez Balzac, par exemple dans Le Père Goriot, lors de l’épilogue où Rastignac déclare « À nous deux, Paris » et va dîner chez Delphine de Nucingen. D’autre part, Maupassant, lui-même journaliste, y met en évidence le pouvoir de la presse sous la III° République.

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On assiste donc à une première métamorphose de Duroy. Certes, il possède en lui, de façon innée et en raison de ses origines paysannes, la force et le désir, encore renforcés par son passé militaire. Cela nous rappelle, même si Maupassant se défend de toute appartenance à ce mouvement littéraire, les théories du naturalisme. Mais il vient de trouver le milieu dans lequel exercer ce « stuggle for life« , pour reprendre la formule de Darwin et de l’évolutionnisme, qui permet aux forts de véritablement triompher. On notera ainsi la valeur symbolique de la symétrie des deux portraits dans la glace, au début et à la fin de ce chapitre. Lorsqu’en montant chez Forestier, Duroy s’aperçoit dans la classe (pp. 47-48),  cette première vision, à la façon d’une répétition d’acteur, révèle une absence d’identité, une forme de plasticité propre à favoriser son entrée dans ce monde nouveau. Mais la seconde vision (p. 62) traduit le triomphe qu’il vient de vivre : cela représente la sortie de scène d’un acteur, après une représentation réussie. 

Robert Pattinson, dans le rôle de Bel-Ami, film de Donnellan et Ormerod

Sagamore Stevenin, dans le rôle de Bel-Ami, téléfilm de Philippe Triboit, 2005 

Partie I - chap. 3

PARTIE 1 - Chapitre III : Portrait du héros (pp. 67-68, de "Il avait eu..." à "... à première vue.")

INTRODUCTION

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Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit.

 

La rencontre de son ancien camarade, Forestier, racontée dans le premier chapitre, a été bénéfique à Georges Duroy, qui n’avait alors que trois francs quarante en poche. Forestier l'invite à dîner pour lui faire rencontrer M. Walter, le directeur de La Vie Française. Ce dîner donne au héros l’occasion de briller en racontant ses souvenirs d’Afrique : Walter lui propose d’écrire une série d’articles sur ce sujet. C'est le début de son ascension.

Pour lire le passage étudié

Mais encore faut-il arriver à écrire... 

Bloqué dans sa rédaction, Duroy s'arrête un instant pour faire une sorte de bilan de son existence, ce qui amène le romancier à brosser son portrait psychologique. 

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En quoi ce rappel du passé est-il révélateur de la personnalité du héros mis en scène par Maupassant ?

Philippe Triboit, Adaptation de Bel-Ami, téléfilm France 2 - RTBF, 2005

DUROY ET LES FEMMES

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C’est sur ce thème que s’ouvre et se ferme cet extrait, ce qui signale l’importance des femmes pour celui qui vient d’être surnommé « Bel-Ami ».

Le premier paragraphe donne l’impression que la vie de Duroy, alors qu’il était au régiment, a été remplie de femmes…  sans doute en raison du prestige que pouvait lui donner l’uniforme. La longue phrase énumérative se construit en gradation : il y a d’abord les « bonnes fortunes faciles », des femmes qui cèdent vite, voire des prostituées. Puis, est mentionnée « la fille d’un percepteur », fonctionnaire de l’État, qui marque donc un premier pas dans la bourgeoisie. Enfin, « la femme d’un avoué », profession libérale au sein de la magistrature, signale une nouvelle progression puisque la séduction conduit, dans ce cas, à l’adultère.

Cependant, les précisions apportées révèlent que le héros est un séducteur dangereux. Il menace, en effet, un des fondements de la morale bourgeoise, le respect dû aux parents, puisque la jeune fille « voulait tout quitter pour le suivre ». En cela, Maupassant n’annonce-t-il pas déjà la façon dont Suzanne Walter quittera sa famille, se laissant « enlever » par Duroy ? De même, la douleur extrême de Mme Walter ne fait-il pas écho à cette femme « qui avait tenté de se noyer par désespoir d’être délaissée » ? Bel-Ami séduit vite, mais abandonne aussi vite quand il trouve une autre proie !

Un officier du 4ème Régiment des hussards au XIX° siècle 

Un officier du 4ème Régiment des hussards au XIX° siècle

Mais le romancier ouvre un horizon encore plus vaste dans le dernier paragraphe de l’extrait, en poursuivant la gradation. Il vise à présent le mariage, et dans un milieu plus élevé : « Il épousait la fille d’un banquier ou d’un grand seigneur ». Le choix de l’imparfait « épousait », là où, puisqu’il s’agit d’un rêve, nous attendrions plutôt le conditionnel « épouserait », présente d’ailleurs ce mariage comme une réalité, et c’est bien sur un tel mariage que se conclura le roman. Quant à l’aristocratie, le héros réalisera lui-même son rêve en devant le « baron Du Roy de Cantel ».

Bel-Ami et Suzanne

Cependant, Maupassant détruit par avance la dimension merveilleuse de ce qui pourrait apparaître comme un conte de fées. Le suffixe péjoratif du verbe « rêvasser » signale qu’il ne s’agit pas de l’« espérance » romantique d’un jeune homme épris d’un idéal d’amour fusionnel ; l’arrivisme de Duroy corrompt même ses rêves. C’est aussi sur la forme de cette conquête qu’insiste Maupassant, d’une part sur sa rapidité, par la mise entre virgules de l’expression « d’un seul coup ». D’autre part, il imagine que cette femme sera « rencontrée dans la rue et conquise à première vue », ce qui caractérise parfaitement le héros. Il n’est habitué qu’à ce genre de conquête, comme celle de Rachel au début du roman, uniquement due à son physique, l’arme de séduction dont il sait très bien se servir. Finalement, est-il encore possible de parler d’« une aventure d’amour magnifique » quand il ne s’agit que d’un élan de sexualité associé à un désir matérialiste, de fortune et de pouvoir ?

Bel-Ami et Suzanne 

UN PERSONNAGE SANS SCRUPULES

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Le cœur du passage propose une peinture du caractère de Duroy, qui se ferme sur une phrase sévère, forme de résumé conclusif de la longue énumération qui précède : « Mais le désir d’arriver y régnait en maître ». Maupassant met ainsi en valeur  la clé de la personnalité de son héros, son ambition sociale.

Avant de porter lui-même un jugement sur son personnage, Maupassant utilise, pour l’introduire, le discours rapporté direct, stratégie habile car, comme dans un tribunal, il laisse la parole à des témoins censés être objectifs, posant trois termes en gradation : « un malin », « un roublard », « un débrouillard ». Le premier accorde à Duroy une forme d’intelligence, mais déjà teintée de ruse. Les deux autres, avec le suffixe « ard » et plus familiers, sont plus nettement péjoratifs : « roublard » suggère l’aptitude à duper les autres, mais avec le sourire, « débrouillard » définit sa capacité à se tirer d’affaire en toute circonstance. Maupassant cède ensuite la parole au héros lui-même, qui corrobore le  jugement, en reprenant les trois termes, fortement enchaînés à ce qui précède grâce aux deux connecteurs, « Et », en tête de phrase, et « en effet ».

Dans un troisième temps, c’est l’écrivain qui prend la parole dans une longue phrase énumérative qui définit la « conscience » du personnage, avec une image pour la conclure : « une sorte de boîte à triple fond où l’on trouvait de tout. » Image évocatrice, qui donne l’impression que le héros présente une part visible, mais aussi est habile à dissimuler, dans un double et même un « triple fond », bien des traits de caractère. Maupassant nous rappelle les théories naturalistes, en évoquant, au début, l’hérédité de Duroy. « Sa conscience native de Normand » renvoie à l’image traditionnelle du paysan normand, un rustre sans éducation, âpre au gain, habile à ruser. Il y ajoute le rôle formateur du métier, celui de soldat en « garnison », avec un double mouvement, antithétique.

Horace Vernet, La prise de la smalah d’Abd-el-Kader, 16 mai 1843, 1850. Huile sur toile, 2139 x 489. Musée de l’Histoire de France, Versailles.

Horace Vernet, La prise de la smalah d’Abd-el-Kader, 16 mai 1843, 1850. Huile sur toile, 2139 x 489. Musée de l’Histoire de France, Versailles.

       Dans un premier temps, le participe « distendue » suggère l’absence de toute morale, idée confirmée par les exemples péjoratifs cités : « maraudages en Afrique », c’est-à-dire de petits vols tels ceux que commettent les gens sans domicile, est suivi de « bénefs illicites ». Cette formule, argotique pour reprendre le lexique même des soldats, souligne la suite de ces vols : ils revendent les objets volés, pour en tirer un bénéfice, en toute illégalité. Le droit, la justice ne les préoccupent guère, ce que confirme la troisième expression, « supercheries suspectes », des tromperies malhonnêtes.

     Dans un second temps, Maupassant complète ces premières images par ce que nous pourrions nommer les valeurs militaires, a priori de nobles qualités propres à stimuler la conscience, « fouettée » par elles. Il cite ainsi « les idées d’honneur qui ont cours dans l’armée », « les sentiments patriotiques » et « les histoires magnanimes », autant de preuve de dignité, de générosité, de courage du soldat prêt à donner sa vie pour défendre sa patrie, ses concitoyens et ses compagnons.

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Cependant, ces belles qualités sont immédiatement contredites par des expressions qui les dégradent. L’« honneur » devient, en effet, « bravade militaire », donc il ne s’agit plus de défendre sa dignité mais de lancer des défis plutôt  stupides. Les « histoires magnanimes » sont racontées entre « sous-off », ceux qui, dans l’armée, ont un grade peu reluisant, surtout en l’abrégeant ainsi familièrement. Enfin, le patriotisme du soldat ne lui apporte plus la « gloire », mais « la gloriole du métier », donc une vanité dérisoire, une forme de vantardise, d’ostentation.

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En jouant sur ces contradictions, Maupassant confirme l’image d’un personnage capable du meilleur, mais surtout du pire, animé par un manque total de scrupules : ne croyant à rien il est capable de tout.

CONCLUSION

 

Ce passage présente un double intérêt.

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Il nous conduit, d’une part, à nous interroger sur le personnage. Héros ou anti-héros ? Si nous comparons le personnage de Balzac, Rastignac dans Le Père Goriot, à Georges Duroy, nous mesurons la différence, même si, pour tous deux, les femmes sont le moyen de réussir socialement : le premier reste encore proche du romantisme, il conserve une forme de pureté, du moins au début du roman, et c’est sa découverte de la société qui le contraint, pour entreprendre son ascension sociale, à perdre cette pureté. Au contraire, Duroy, au moment où Maupassant nous le présente, est déjà dépourvu de toute pureté, déjà corrompu, de naissance en quelque sorte, puis en raison de son mode de vie antérieur, dans l’armée. L’appellation d’« anti-héros » lui convient davantage, et il a déjà entrepris ses apprentissages.

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Nous y observons également deux des caractéristiques de l’écriture de Maupassant. Dans la composition de son roman, il se plaît à glisser des éléments qui anticipent la suite du récit, comme ici sa volonté de parvenir à un riche mariage, ou sa façon de passer d’une femme à l’autre en fonction de son intérêt. La richesse de ses descriptions ressort aussi, leur complexité dans sa façon d’entrelacer les notations, de les mêler pour, au-delà des contradictions de tonalité, créer une impression d’ensemble, technique qui le rapproche des peintres impressionnistes.

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PARTIE 1 - Chapitre V : Au caboulot (pp. 129-130, de "Elle arrivait..." à "... son bien-aimé.")

Pour lire le passage étudié

INTRODUCTION

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Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit.

 

La rencontre de son ancien camarade, Forestier, racontée dans le premier chapitre, a été bénéfique à Georges Duroy, qui n’avait alors que trois francs quarante en poche. Présenté à M. Walter, le directeur de La Vie française, il fait ses débuts avec une série d’articles sur l’Algérie, qu’il ne réussit à écrire qu’avec l’aide de Madeleine Forestier. Parallèlement, il séduit très vite Mme de Marelle, qui loue et installe un appartement pour leurs rendez-vous. À sa demande, les amants commencent à sortir dans "tous les endroits louches où s'amuse le peuple". Ce sont ces sorties que raconte cet extrait, en suivant leurs trois étapes : les préparatifs, la scène à l'intérieur du caboulot, et la sortie qui forme une conclusion. 

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Comment le récit de Maupassant fait-il ressortir le décalage des classes sociales ? 

Partie I - chap. 5 a)

LES PRÉPARATIFS

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Mme de Marelle entraîne son amant dans des lieux, qui, pour elle, sont inhabituels, les « tavernes les plus mal famées », le superlatif péjoratif accentuant le dépaysement. Il signale ainsi une caractéristique de toute époque décadente, le désir de s’encanailler dans des endroits fréquentés par des voyous, une recherche d’amusements inédits chez ces gens riches, blasés de tous leurs plaisirs distingués.

Femmes du peuple : de la réalité à la "soubrette" de comédie

Elle va donc jouer à « être peuple », ce qui explique les préparatifs : comme une actrice, elle choisit d’abord son costume. Mais les seuls exemples que ces femmes de l’aristocratie aient du peuple sont leurs domestiques d’où l’habillement adopté, « robe de toile » et « bonnet ». Mais Maupassant souligne, en répétant le terme, que ce n’est là qu’un déguisement en « soubrette de vaudeville », qui ne lui permet pas d’échapper à sa classe sociale, puisque cela reste une « simplicité élégante et cherchée ». Le manque de naturel est encore amplifié par une contradiction, les bijoux qu’elle ne renonce pas à porter, avec le pluriel insistant dans l’énumération : « ses bagues, ses bracelets et ses boucles d’oreilles en brillants. » Elle révèle, dans sa réponse à Duroy – qui est, lui, bien conscient du risque de vol – à la fois son ignorance des réalités populaires et une forme de mépris pour des gens qu’elle juge incultes : « Bah ! on croira que ce sont des cailloux du Rhin. » 

Femmes du peuple : de la réalité à la "soubrette" de comédie

De même, comme un auteur de théâtre, elle imagine l’intrigue de sa « comédie », scénario dans lequel elle s’octroie le rôle principal : « On pense que je suis une femme de chambre en bonne fortune avec un jeune homme du monde. » L’emploi du présent, dans ce discours intérieur rapporté au style direct, au lieu d’un futur hypothétique, marque une certitude de sa part, alors même que l’interprétation avancée est une erreur profonde de ce que pourront penser les gens du peuple.

Maupassant ironise, d’ailleurs, sur cet habillement, en marquant l’opposition entre son héroïne, qui « se jugeait admirablement déguisée », avec l’adverbe pour marquer son erreur, et la réalité, son propre jugement : « bien qu’elle fût en réalité cachée à la façon des autruches ». Cette comparaison animale illustre l’aveuglement des riches sur l’existence et le mode de pensée des classes populaires. C’est ce qui explique que Duroy, lui, refuse d’entrer dans cette « comédie » : il appartient lui-même au peuple, a réussi déjà à s’élever socialement, donc n’éprouve aucun désir de se rabaisser à ce niveau. Il « garda sa tenue correcte de boulevardier » et même « son haut chapeau », habillement que Maupassant nous avait présenté au début du roman pour définir son héros. Il ne s’agit donc pas, pour lui, du simple refus d’un caprice féminin, mais de la volonté d’être pleinement considéré comme un dandy parisien.

DANS LA SALLE

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Maupassant n’utilise pas le terme neutre de « café », mais d’abord « caboulot », qui suggère une clientèle plus populaire, puis « bouge », qui définit un lieu crasseux fréquenté par les canailles de toute espèce. Nous noterons ici qu’en évoquant, comme clients, « des hommes en blouse », il accentue le fossé qui sépare les classes sociales : Mme de Marelle semble être la seule femme présente.

Comme souvent dans ses descriptions, Maupassant, en juxtaposant de petites touches, cherche à recréer une atmosphère. Il met l’accent sur les sensations, visuelles, « chaises boiteuses », « vieilles tables de bois », auditives, avec le choix du verbe « gueulaient » qui accentue la vulgarité des clients. Mais surtout, Maupassant s’attarde sur les sensations olfactives : le café est « enfumé », repris par « un nuage de fumée âcre », puis est mentionnée « une odeur de poisson frit du dîner ». L’ensemble donne l’impression d’un endroit malsain, répugnant, et, bien sûr, totalement dépourvu de tout le raffinement auquel sont habitués bourgeois et aristocrates. 

Gustave Courbet, "La brasserie Andler-Keller", 1862. Vignette in L'Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris d'Alfred Delvau

Gustave Courbet, "La brasserie Andler-Keller", 1862. Vignette in L'Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris d'Alfred Delvau
Le monde ouvrier au XIXème siècle

En quelques traits, le romancier dépeint une réalité du monde ouvrier, l’alcoolisme qui y sévit, et qui, du reste, a conduit à de multiples campagnes d’éducation sous la IIIème République. Le pluriel « des petits verres » traduit la multiplication des consommations, d’un alcool sans doute moins raffiné que les « deux cerises à l’eau-de-vie » commandées par Duroy et Mme de Marelle.

Cette scène met en valeur le contraste avec la clientèle habituelle, d’où la surprise du garçon « étonné », introduite par le connecteur « et » qui, plus qu’un ajout, exprime la conséquence de cette visite inhabituelle : il les « dévisageait », comme des bêtes étranges. Maupassant efface alors totalement son héros de la scène, puisque celui-ci refuse, en fait, d’y jouer un rôle. 

Il braque, en revanche, le projecteur sur Mme de Marelle, en s’attardant longuement sur son comportement, ses sensations et ses sentiments. Il joue ainsi sur une focalisation externe et omnisciente, car le romancier accumule les adjectifs qui permettent de passer de la notation physique à l’analyse psychologique. Elle est « tremblante et apeurée », elle a l’« œil inquiet », sentiment donc du risque couru au milieu de ces ouvriers, qui font si peur aux privilégiés. Mais elle est aussi « ravie », et son œil est « allumé », peut-être par une légère ivresse, mais surtout par le plaisir qu’elle savoure, et cherche à faire durer en buvant « le jus rouge des fruits à petits coups », la récurrence de l’indéfini « chaque » (« chaque cerise », « chaque goutte ») accentuant cette durée, comme pour faire durer ce qui est, pour elle, une transgression. C’est bien, en effet, la transgression qui lui plaît dans ces sorties, qu’elle multiplie comme le prouve l’imparfait employé dans la totalité du texte. Maupassant associe étroitement l’alcool lui-même, la sensation produite par « chaque goutte du liquide brûlant et poivré », reprise par l’adjectif dans l’expression « un plaisir âcre », et sa traduction : « la sensation d’une faute commise », « la joie d’une puissance scélérate et interdite. » N’est-ce pas précisément l’idée de l’interdit, l’entrée dans un monde d’hommes, qui plus est si différent de ceux qu’elle fréquente, qui stimule le plaisir éprouvé ?

Edgar Degas, "Dans un café, dit aussi L'absinthe", entre 1875 et 1876. Huile sur toile, 92 x 68,5. Musée d’Orsay, Paris.

Edgar Degas, Dans un café, dit aussi L'absinthe, entre 1875 et 1876. Huile sur toile, 92 x 68,5. Musée d’Orsay, Paris. 

À LA SORTIE

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Le 7ème paragraphe met en scène la sortie du couple, déjà par le rythme des phrases. Elles sont d’abord brèves : « Puis elle disait à mi-voix ‘‘Allons-nous en.’’ Et ils partaient. » Cette sortie, qui révèle toujours la peur avec le choix du verbe (« Ils filaient ») et le mouvement, « la tête basse, d’un pas menu », est représentée comme celle d’une « actrice qui quitte la scène », soignant sa démarche et consciente des regards fixés sur elle.

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Ces regards, leur « air soupçonneux et mécontent », montrent l’ampleur du fossé qui sépare alors les classes sociales. Ces gens du peuple ont parfaitement compris que cette visite de riches bourgeois, égarés dans ce lieu, les transforme en des sortes d’animaux de zoo que l’on vient observer avec curiosité, et surtout implique un sentiment de mépris à leur égard. Face à la peur des bourgeois, perceptible, ils répondent par leur propre méfiance, les riches faisant, à leurs yeux, planer une menace sur les pauvres…

La conjonction « et », qui introduit la séparation (« Et, quand elle avait franchi la porte »), met fin au jeu, fiction rendue par la conjonction « comme si » : « elle poussait un grand soupir, comme si elle avait échappé à quelque terrible danger ». Soulagement finalement, la porte close remettant chaque classe sociale à sa juste place.

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Le couple peut alors réapparaître, dans le dialogue, ultime moyen, pour Mme de Marelle, de prolonger le jeu en continuant à se faire peur : « Si on m’injuriait dans ces endroits-là, que ferais-tu ? » Sa question exprime-t-elle une crainte réelle ? Ou plutôt, selon l’image que Maupassant se fait de la femme, celle d’un être faible, un sentiment plus primitif : le plaisir de voir des hommes se battre pour elle ? Les deux sentiments se mêlent sans doute, d’où sa réaction : « elle lui serrait le bras avec bonheur », avec le désir confus d’être injuriée et défendue ». Souvenirs romanesques aussi de ces duels pour une femme, même si la noblesse est ici bien dégradée, vu le mépris de l’expression « même ces hommes-là ». C’est, en tout cas, à cette conception que répond Duroy, lui aussi mâle primitif qui joue alors le rôle attendu de vaillant protecteur en adoptant un « air crâne ». N’oublions pas non plus sa formation militaire…

CONCLUSION

 

Cet extrait est un des rares passages du roman où Maupassant nous fait voir le peuple ouvrier, vision de misère, de crasse et d’alcoolisme bien plus limitée que celle que nous proposent les romans naturalistes. Ce qui l’intéresse, d’ailleurs, n’est pas tant cette image du peuple, que la mise en évidence des préjugés, de véritables réflexes qui séparent très nettement les classes sociales en cette fin de siècle.

Ainsi, il montre une forme de déterminisme social, qui sous-tend son ironie féroce : les gens riches ont beau se déguiser, cela reste une fiction, une scène de comédie. Ils sont immédiatement reconnus, et aussi vite rejetés. Au mépris des uns répond le mépris des autres. Le texte, à travers ce moment de jeu illusoire, révèle pleinement  l'incompréhension entre le monde ouvrier et les privilégiés.

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Par la finesse de son analyse psychologique, il insiste particulièrement sur l'image de  haute société, décadente, critiquée pour son goût pour l’encanaillement, pour les plaisirs malsains qui intensifient leurs sens blasés, parce qu’ils permettent de transgresser les codes moraux, les interdits sociaux. Mais, derrière ce portrait, ne ressort que le vide, le néant des âmes.

Partie I - chap. 5 b)

PARTIE 1 - Chapitre V : Un homme entretenu (pp. 138-139, de "Le lendemain..." à "... s'en priver.")

Pour lire le passage étudié

INTRODUCTION

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Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit.

 

La rencontre de son ancien camarade, Forestier, racontée dans le premier chapitre, a été bénéfique à Georges Duroy, qui n’avait alors que trois francs quarante en poche. Présenté à M. Walter, le directeur de La Vie française, il fait ses débuts avec une série d’articles sur l’Algérie, qu’il ne réussit à écrire qu’avec l’aide de Madeleine Forestier. Mais cette position de reporter pour la rubriques des « Échos » ne lui apporte pas la fortune dont il rêve et dont il a besoin pour sa liaison avec Mme. de Marelle, séduite très rapidement et qui désire sortir, s’amuser. Un soir, elle lui glisse un louis d’or dans la poche, ce qui déclenche sa colère. Mais la page qui précède l’extrait nous montre qu’il finit par utiliser cet argent pour manger, sans avoir avec elle la moindre explication, contrairement à sa décision initiale.

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En quoi ce passage met-il en place l’engrenage qui va faire de Duroy un homme habitué à se laisser entretenir par sa maîtresse ? 

Pour répondre à cette problématique, l’analyse suivra la chronologie du texte, c’est-à-dire la progression du deuxième louis d’or au troisième, jusqu’aux deux derniers paragraphes qui achèvent ce portrait de Duroy. Dans leur brièveté, les paragraphes s’enchaînent, en effet,  comme pour reproduire la rapidité de l’évolution du héros.

LE DEUXIÈME LOUIS D'OR

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L’ouverture de l’extrait nous semble un retour en arrière, au moment de l’incipit, alors que Duroy se livrait à des comptes sordides pour vivre trois jours avec 3 francs 40. Il n’est, en effet, guère plus riche à présent avec « les quatre pièces de monnaie qui devaient lui rester » sur le premier louis offert. Maupassant met ainsi en valeur le cadeau du deuxième louis d’« or », terme sur lequel se ferme le premier paragraphe.

Philippe Triboit, Adaptation de Bel-Ami, téléfilm France 2 - RTBF, 2005

Face à ce nouveau cadeau, nous observons une réaction double.
          Le premier mouvement du héros correspond à celui que nous attendons d’un homme qui se sent blessé dans sa dignité : il ressent « l’humiliation de cette aumône », se trouvant ainsi transformé en une sorte de mendiant. Sa honte est bien une marque d’orgueil, car il se retrouve dans une situation assez voisine de celle d’une prostituée dont on paie les services, comme en écho au louis d’or donné en paiement à Rachel à la fin du premier chapitre. Le discours indirect libre, accentue, avec la modalité exclamative, cette gêne : « Comme il regretta de n’avoir rien dit ! S’il avait parlé avec énergie, cela ne serait point arrivé. » Mais une ambiguïté subsiste : sa gêne vient-elle de cet argent reçu, ou d’un regret de ne pas avoir su s’affirmer face à une femme plus riche que lui ?

      En tout cas, l’action qu’il entreprend, dans le paragraphe suivant, vise à retrouver son honneur, en empruntant « cinq louis » pour rembourser Clotilde et garder de quoi continuer à payer ses sorties. Mais ce court paragraphe est fondé sur une opposition entre le souhait, « des démarches et des efforts aussi nombreux qu’inutiles », avec un lexique qui les amplifie, et la réalité qu’exprime la seconde proposition de cette phrase : « et il mangea le second de Clotilde ». La conjonction « et » traduit cette contradiction, en marquant à la fois la conséquence et l’échec. Le choix du verbe « manger » résume d’ailleurs bien la situation : il a dépensé ce louis d’or pour manger.

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C’est donc la nécessité de survivre qui l’emporte sur le sens de l’honneur : aux yeux de Maupassant, la part animale de l’homme finit par primer sur sa conscience morale

La jeunesse désargentée

La jeunesse désargentée 

LE TROISIÈME LOUIS D'OR

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Un seul paragraphe évoque le troisième cadeau, mais en une phrase complexe qui introduit un contraste entre le discours de Duroy et le geste de Clotilde.

Maupassant insère un discours rapporté direct, une phrase de colère puisqu’il précise « d’un air furieux ». Mais nous pouvons nous interroger sur l’« énergie » de ce discours… L’amorce, « Tu sais », paraît bien aimable, et la formule par laquelle il désigne ce qui était précédemment qualifié d’« aumône », « la plaisanterie des autres soirs », forme une périphrase qui atténue l’acte en lui-même. De plus, en utilisant le conditionnel pour la menace, « parce que je me fâcherais », au lieu du futur logiquement attendu, il la repousse dans un temps hypothétique. Enfin la place même de cette colère souligne le manque de conviction du héros, puisqu’elle se retrouve placée entre deux tirets, à la façon d’une parenthèse accessoire, par rapport à l’essentiel : sa réaction n’a aucun effet sur Clotilde.

Ainsi le nouveau cadeau de Clotilde ouvre le paragraphe (« Elle trouva moyen ») et le ferme : « encore vingt francs ». Elle brave donc délibérément cette menace, en étant parfaitement consciente de ce que son geste a de déshonorant, puisqu’elle l’effectue subrepticement (« glisser encore vingt francs dans la poche de son pantalon »), mais comme si elle était tout aussi certaine de ne courir aucun risque. N’a-t-elle pas eu le temps de mesurer ce qu’était réellement « Bel-Ami » ?

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De même, les réactions du héros sont contradictoires. Le juron, grossier, correspond, certes, à de la colère. Mais pour quelle raison ? Est-ce cette forme de pourboire qui le révolte ou, plutôt, le fait de ne pas être parvenu à se faire obéir d’une femme ? De plus, cette colère n’est que verbale, puisque Maupassant, à nouveau grâce à la conjonction « et », décrit un geste totalement opposé : « et il les transporta dans son gilet pour les avoir sous la main ». L’acceptation est donc immédiate, Maupassant n’introduit plus ici la moindre réticence, mais seulement une justification : « car il se trouvait sans un centime ».

Le héros ne commence-t-il pas déjà à s’habituer à cet argent si facile à obtenir ? A-t-il encore une « conscience » ?

Maupassant, dans le dernier paragraphe qui correspond à ce troisième louis d’or, lui en accorde encore une, capable de protester puisqu’il est nécessaire de l’« apais[er] ». Mais le monologue intérieur rapporté au discours direct nous rappelle combien l’être humain est habile lorsqu’il s’agit de se forger des alibis, pour se donner bonne conscience : « Je lui rendrai le tout en bloc. Ce n’est en somme que de l’argent prêté ». Plus aucune somme précise n’est ici mentionnée, remplacée par des termes vagues, « le tout », « de l’argent », et la négation restrictive, « ne… que », minimise la portée de ce cadeau. Il perd sa force d’« humiliation », sa valeur péjorative pour un homme, et se banalise.

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L’effort pour rembourser subsiste cependant dans cette seconde partie de l’extrait, puisque Maupassant signale ses « prières désespérées » pour obtenir une avance auprès du « caissier du journal ». Mais, à nouveau, il modifie le champ lexical puisque le prêt n’est plus exprimé en « franc » mais en « sous », comme pour signifier que, dans le besoin, chaque sou compte. De ce fait, le prêt apparaît encore plus dérisoire face à la somme due rappelée, « soixante francs ». C’est le verbe « manger » qui donne la clé du paragraphe : comme pour le louis d’or précédent, il s’agit de rappeler la préoccupation première, survivre.

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Par l’alternance du discours rapporté et du récit, Maupassant fait donc ressortir le contraste entre les actes de son personnage, moralement blâmables, et les discours par lesquels il les rend admissibles à ses propres yeux. Il annonce déjà là les mécanismes de la « mauvaise foi » que Sartre, au XX° siècle s’emploiera à étudier.

UN HOMME ENTRETENU

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Les deux derniers paragraphes accélèrent le rythme des cadeaux, tout en continuant à les minimiser, puisque les louis sont, à présent, qualifiés de « jaunets », terme d’argot péjoratif, par métonymie, qui semble leur ôter de leur valeur. Parallèlement, le don de l’argent finit par ressembler à un jeu de cache-cache, avec des endroits de plus en plus insolites : « dans une de ses poches, un jour même dans sa bottine, et un autre jour dans la boîte de sa montre ». Nous perdons ainsi le compte de l’argent prêté, le héros, perdant, lui, en même temps, les quelques scrupules qui lui restaient : « il finit par ne plus s’irriter outre mesure ». On est bien loin de sa colère initiale !

La liaison entre Georges Duroy et Clotilde de Marell

La liaison entre Georges Duroy et Clotilde de Marelle

Il ne renonce pourtant pas au masque de bonne conscience propre à justifier son acceptation. Maupassant le traduit à travers le choix des connecteurs logiques qui restituent les étapes de son raisonnement. Il était, dans un premier temps, décidé à rembourser. Intervient alors la conjonction « or », qui introduit la seconde étape du raisonnement, « il finit par ne plus s’irriter ». Mais cette proposition se trouve précédée par  « comme », subordonnée qui rejette la faute sur Clotilde. Elle se trouve, en effet, nettement accusée par le lexique péjoratif : « sa rage pour les excursions nocturnes dans tous les lieux suspects de Paris ». Ce serait alors la femme qui serait la corruptrice de l’homme honorable qu’est Duroy !
Le dernier paragraphe du passage, discours rapporté indirect libre, sonne alors comme la conclusion de ce raisonnement, en réitérant l’alibi : « Puisqu’elle avait des envies qu’il ne pouvait pas satisfaire dans le moment ». Le choix de la modalité interro-négative dans cette question rhétorique prouve qu’il s’agit bien de se trouver des excuses, en se donnant même le rôle de l’amant généreux tout dévoué pour se plier aux désirs de la femme aimée : « n’était-il pas naturel qu’elle les payât plutôt que de s’en priver ? » À travers ce qui ressemble aussi, de la part de Maupassant, à une prise à témoin de son lecteur, nous nous trouvons transformé en juge, à la compréhension duquel le héros fait appel.

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La situation, inacceptable et honteuse du début, s’est donc transformée en une habitude jugée normale et moralement admissible.

CONCLUSION

 

Cet extrait met en évidence le rôle joué par l’argent, déjà annoncé dans l’incipit, à la fois dans l’intrigue du roman, dans l’évolution psychologique du héros, et dans la société où il se meut, celle de la Belle-Époque. En fait, cette place est surtout à relier à une époque qui s’enivre de plaisirs, qui, tous, exigent de l’argent.

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La précision des chiffres, les calculs auxquels se livre Georges Duroy, rattachent le roman au courant réaliste, qui entend peindre dans toute leur vérité les réalités les plus ordinaires. Mais l’importance accordée à la dimension animale de l’homme, avec la nourriture, première exigence de la survie, rappelle, elle, la théorie naturaliste, même si Maupassant se défend d’appartenir à ce courant littéraire.

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C’est aussi dans ce passage que le héros devient véritablement ce que le titre du roman, son surnom, annonce, « Bel-Ami ». Les réticences de sa conscience à l’idée de recevoir de l’argent d’une femme ne durent guère. Ce surnom devient donc son essence même, celle d’un « homme à femmes », et qui en vit !

La Belle-Époque

Pour lire le passage étudié

PARTIE 1 - Chapitre VI : Un journal, La Vie Française  (pp. 155-156, de "M. Walter..." à "... mains différentes.")

INTRODUCTION

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Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit.

 

La rencontre de son ancien camarade, Forestier, racontée dans le premier chapitre, a été bénéfique à Georges Duroy, qui n’avait alors que trois francs quarante en poche. Présenté à M. Walter, le directeur de La Vie française, il fait de difficiles débuts, grâce à l'aide, pour écrire ses articles, de Madeleine Forestier. Parallèlement, il entretient une liaison avec Mme de Marelle, dont il accepte l'argent nécessaire à leurs plaisirs. À ce stade du roman, son ascension sociale a déjà considérablement progressé : il vient d'être nommé chef de la rubrique des "Échos"
Maupassant fait alors une pause dans son récit, pour expliquer l'organisation du journal et faire le portrait des journalistes qui y travaillent. 

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Comment Maupassant, à travers son personnage nous présente-t-il le fonctionnement de la presse  à son époque ? 

Partie I - chap. 6 a)

LE RÔLE DES "ÉCHOS"

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Le passage s’ouvre sur une définition des « Échos », attribuée à leur directeur, M. Walter : ils sont « la moelle du journal », c’est-à-dire à la fois ce qui lui donne la vie et ce qui en constitue la meilleure part.

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La suite du premier paragraphe permet de justifier cette expression, d’une part en expliquant le rôle de cette rubrique, d’autre part en posant des exemples précis.

Une phrase, introduite par le présentatif « C’est par eux » et construite sur un rythme ternaire en gradation, montre comment les « Échos » manipulent l’opinion. Si, en effet, l’expression, « on lance les nouvelles », rôle attendu de la presse, reste neutre, « on fait courir les bruits », avec le terme péjoratif, signale déjà un rôle plus perfide. Cela se trouve confirmé par « on agit sur le public et sur la rente » qui souligne l’objectif final, et la collusion entre la presse et la haute finance.

Les exemples entrecroisent le mode d’action des journalistes qui travaillent pour les « Échos », long passage structuré autour de la répétition, à quatre reprises, de l’injonction « Il  faut ». Cette obligation sonne comme un impératif moral, mais chacune des phrases accentue, au contraire, l’immoralité des comportements et des objectifs. Par le lexique choisi, la pratique du journaliste est d’emblée présentée comme souterraine, hypocrite : « il faut savoir glisser, sans avoir l’air de rien, la chose importante, plutôt insinuée que dite. » met en valeur la dissimulation, idée reprise dans la phrase suivante par « des sous-entendus ». Mais les trois infinitifs insistent davantage encore sur la manipulation de l’opinion : « laisser deviner ce qu’on veut ». Mais, pire encore, une série d’antithèses, « démentir » face à « affirmer », « affirmer » face à « que personne ne croie », finit par faire fonctionner tout à l’envers. Au cœur de ces antithèses, qui forment un chiasme, le verbe « affirmer » traduit la puissance de la parole journalistique : le faux devient vrai, le vrai devient faux, et l’opinion se laisse ainsi guider. 

La presse : manipulatrice de l'opinion 

C’est sur l’idée de démagogie que se termine le paragraphe, puisque, pour vendre le journal, il faut viser le plus large public possible, d’où le lexique : « que chacun trouve, chaque jour, une ligne au moins qui l’intéresse », « que tout le monde les lise », puis, dans une énumération en gradation, « penser à tout et à tous », « à tous les mondes », « à toutes les professions ». Cette énumération se fonde sur des jeux d’opposition, au début évidente, entre « Paris » et « la Province », puis rendue plus hétéroclite : « Armée », symbole de l’ordre républicain, face à « Peintres », symboles de la vie de bohème en marge de la société, « Clergé », donc religion, face à « Université », lieu de la science et de la libre-pensée, enfin « Magistrats », illustrant le respect de la loi et de la morale, face aux « Courtisanes », par définition en dehors de la morale.

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Maupassant donne ainsi l’impression d’une presse qui ne recule devant rien pour séduire, où toutes les opinions se mêlent et se côtoient, mais avec un unique objectif : mettre les croyances des lecteurs au service des intérêts économiques.

LE CHEF DES "ÉCHOS"

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Pour définir les qualités attendues chez le chef des « Échos », Maupassant oppose l’ancien détenteur du poste, Boisrenard, et Duroy, qui vient d’obtenir ce poste.

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Boisrenard a, comme atout, son expérience, appréciée du directeur, « une longue pratique ». Quelles qualités lui manquent alors ? Maupassant nomme d’abord la « maîtrise » et le « chic ». Il ne possède donc pas assez de fermeté dans l’action, ni l’élégance nécessaire pour séduire dans les salons mondains, là où l’on peut apprendre et faire circuler les nouvelles. Mais le troisième aspect cité, la « rouerie native qu’il fallait pour pressentir chaque jour les idées secrètes du patron », peut-il vraiment être considéré comme une qualité ? Il renvoie, en fait, à l’idée de ruse, de manipulation, d’agissements souterrains… Finalement, le bon chef des « Échos » est celui qui n’a pas d’opinion propre, qui sait se mettre au service de son « maître ». Or, nous retrouvons ici la clé du portrait que Maupassant avait peint de son personnage dans le chapitre II, le rattachant à son origine normande.

Duroy est donc parfait dans cette fonction de chef, définie par la métaphore filée qui l’assimile à une guerre : il « commande au bataillon de reporters » (plus loin, Maupassant mentionne « la grande tribu mercenaire »), comme un soldat en alerte ; il doit être « toujours en éveil, et toujours en garde », pour surveiller les adversaires, formule accentuée par la répétition de l’adverbe ; il est « armé » pour pouvoir « porter[…] sur le public » les coups nécessaires. N’oublions pas que Duroy a reçu une formation militaire ! Le deuxième paragraphe énumère les atouts indispensables, dans lesquels nous reconnaissons le portrait de Duroy : « méfiant, prévoyant, rusé, alerte, et souple », c’est-à-dire l’adaptation parfaite à cette guerre à livrer dans laquelle la prise en compte de l’adversaire est essentielle : « il devait faire l’affaire en perfection ». 

"La Vie Française" : salle de rédaction

La Vie Française, sa salle de rédaction : le "bataillon des reporters". Film de Philippe Triboit, 2005

Avec l’expression « doué d’un flair infaillible », prolongée par du premier coup d’œil », le romancier semble l’assimiler à une sorte de chien de chasse, image qu’il précise à l’aide de trois infinitifs qui expriment les objectifs visés. Il s’agit d’abord de « découvrir la nouvelle fausse », ce qui serait tout à fait moral, puisque quête de vérité. Mais la suite démasque cela, car ce n’est pas vraiment la vérité qui compte mais l’utilité : « juger ce qui est bon à dire et bon à celer. » Seul le résultat importe, en réalité, l’influence exercée : il doit « deviner ce qui portera sur le public ». Enfin, il faut « le présenter de façon à ce que l’effet en soit multiplié », donc maîtriser les techniques de l’écriture journalistique.

Rappelons que Maupassant est lui-même journaliste, publiant jusqu’à sa mort des chroniques, notamment dans deux journaux du temps, Le Gaulois et Le Gil Blas, et que, formé par Flaubert, il mesure parfaitement l’importance du style. Mais il nous propose ici une image bien sombre de la presse.

L'ORGANISATION DE LA VIE FRANÇAISE

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La présentation plus générale du journal est introduite par sur une nouvelle métaphore, celle d’un bateau qui « naviguait sur les fonds de l’État et les bas-fonds de la politique », qui conclut aussi le passage, conclusion soulignée par la conjonction « Et » lancée en tête, dans un rôle de conséquence. Cette expression joue sur le double sens du mot « fonds », à la fois les profondeurs marines, mais aussi les finances, et insiste sur les actions souterraines, pas très propres, de la vie politique. À la fin de l’extrait, la reprise ajoute l’idée que le bateau est « manœuvré[…] », à prendre dans le double sens, celui des manœuvres maritimes, mais aussi de manigances politico-financières.

La Vie Française, sa  façade. Film de Philippe Triboit, 2005

La façade de "La Vie fançaise" : film de Triboit

Cette présentation suit l’ordre hiérarchique, à la façon d’un organigramme d’entreprise.

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Au sommet donc, la direction, mais qui n’est que l’apparence, la surface, car, en réalité, il y a des « inspirateurs », le véritable pouvoir, les hommes politiques, eux-mêmes en collusion avec le monde économique, comme le révèle le terme « spéculations ». Le surnom que leur donne Maupassant, « la bande à Walter », lui-même banquier d’ailleurs, donne clairement l’image de malfaiteurs, prêts à tout pour « gagn[er] de l’argent » grâce au journal. Rappelons les multiples scandales de cette fin de siècle, celui des décorations, en 1887, trafic politico-financier organisé par Daniel Wilson, député et gendre du président de l’Assemblée Jules Grévy, le lien d’amitié entre Léon Say et le directeur de la banque Rothschild, liée elle-même au krach de la banque de l’Union Générale, ou encore Eugène Duclerc, Président du Conseil en 1882 mais, en même temps, administrateur, de 1876 à  1889, de la Banque de Paris et des Pays-Bas.

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Il est donc logique qu’immédiatement après la direction soit cité le « rédacteur politique », ici Forestier, qualifié, de façon péjorative, d’« homme de paille », une sorte de marionnette entre les mains de ces « inspirateurs ». Il n’est que la surface, l’acteur sur scène, mais, comme au théâtre, il y a les coulisses, le trou du souffleur, avec le verbe évocateur : « ils lui soufflaient les articles de fond ». Il n’est d’ailleurs même pas lui-même le rédacteur  de ses articles, car le lecteur comprend bien que le discours rapporté, « pour être tranquille, disait-il », n’est qu’un alibi : c’est sa femme Madeleine qui tient la plume.

Maupassant présente ensuite les journalistes, en commençant par « deux écrivains célèbres ». Souvenir personnel de sa propre fonction ? Ou plutôt, façon de revenir sur le rôle de l’apparence puisqu’il ne s’agit pas de reconnaître leur valeur littéraire, mais seulement de « donner une allure littéraire et parisienne », c’est-à-dire de répondre au snobisme et au « chic » à la mode. Le verbe « on y avait attaché », image qui suggère un chien tenu en laisse par ce « on », ces maîtres invisibles, accentue d’ailleurs cette impression que même le monde intellectuel s’est mis au service de la politique et de la haute finance.

Enfin, au plus bas de la hiérarchie, Maupassant fait la liste de toutes les catégories de journalistes occasionnels, regroupés dans la formule péjorative, « la grande tribu mercenaire », donc prêts à se vendre pour soutenir l’État, qui lui, se réserve les domaines les plus nobles, la vie politique et économique. Finalement, tout homme s’achète, qu’il s’agisse d’« art », de crime ou de courses de chevaux… Toute aussi péjorative est l’expression « écrivains à tout faire », qui fait penser à la qualification d’une domestique, « bonne à tout faire ».

Il ne manquait plus qu’une catégorie, les « femmes du monde », sur lesquelles Maupassant exerce son ironie déjà par les pseudonymes qu’il leur attribue : « Domino rose », « Patte blanche ». Rappelons que Maupassant lui-même utilisa de nombreux pseudonymes, tels Joseph Prunier, Chaudron du Diable ou Guy de Valmont en début de carrière, mais aussi la signature « Un colon » ou « Un officier » pour des chroniques sur son voyage au Maghreb, et surtout Maufrigneuse, d’après le personnage de la duchesse de Maufrigneuse, croqueuse de fortune qui règne sur Paris dans plusieurs romans de Balzac. Ces masques (un domino sert précisément à dissimuler le visage) sont plaisants parce qu’ils donnent le sentiment d’une légèreté frivole, aux couleurs pastels, symboles d’innocence, alors même qu’elles « commettaient des indiscrétions sur les grandes dames ». Ainsi, ces « femmes du monde » vendent, aux bourgeoises qui lisent le journal, de quoi satisfaire leur désir de leur ressembler par la « mode », la « vie élégante », le respect de « l’étiquette » et des règles du « savoir-vivre », mais aussi de quoi nourrir une curiosité malsaine.

 La  mode : en supplément du Petit journal

CONCLUSION

 

Maupassant a été très critiqué, au moment de la parution de son roman, par plusieurs de ses confrères journalistes. Même s’il s’en défend en leur répondant dans une lettre adressée au rédacteur en chef du Gil Blas, où le roman a été publié en feuilleton, il est vrai qu’il montre de façon très critique la façon dont la presse devient, sous la IIIème République, le « quatrième pouvoir ». Il y dénonce, tout particulièrement, la collusion entre la presse et les milieux politiques et financiers.

« Donc, les journalistes, dont on peut dire comme on disait jadis des poètes: Irritabile genus, supposent que j'ai voulu peindre la Presse contemporaine tout entière, et généraliser de telle sorte que tous les journaux fussent fondus dans La vie française, et tous leurs rédacteurs dans les trois ou quatre personnages que j'ai mis en mouvement. Il me semble pourtant qu'il n'y avait pas moyen de se méprendre, en réfléchissant un peu. J'ai voulu simplement raconter la vie d'un aventurier pareil à tous ceux que nous coudoyons chaque jour dans Paris, et qu'on rencontre dans toutes les professions existantes.

Est-il, en réalité, journaliste ? Non. Je le prends au moment où il va se faire écuyer dans un manège. Ce n'est donc pas la vocation qui l'a poussé. J'ai soin de dire qu'il ne sait rien, qu'il est simplement affamé d'argent et privé de conscience. Je montre dès les premières lignes qu'on a devant soi une graine de gredin, qui va pousser dans le terrain où elle tombera. Ce terrain est un journal. Pourquoi ce choix, dira-t-on ?

Pourquoi ? Parce que ce milieu m'était plus favorable que tout autre pour montrer nettement les étapes de mon personnage; et aussi parce que le journal mène à tout comme on l'a souvent répété. Mais j'arrive à un autre reproche. On semble croire que j'ai voulu dans le journal que j'ai inventé, La vie française, faire la critique ou plutôt le procès de toute la presse parisienne.

Si j'avais choisi pour cadre un grand journal, un vrai journal, ceux qui se fâchent auraient absolument raison contre moi ; mais j'ai eu soin, au contraire, de prendre une de ces feuilles interlopes, sorte d'agence d'une bande de tripoteurs politiques et d'écumeurs de bourses, comme il en existe quelques-unes, malheureusement. J'ai eu soin de la qualifier à tout moment, de n'y placer en réalité que deux journalistes, Norbert de Varenne et Jacques Rival, qui apportent simplement leur copie, et demeurent en dehors de toutes les spéculations de la maison.
Voulant analyser une crapule, je l'ai développée dans un milieu digne d'elle, afin de donner plus de relief à ce personnage. J'avais ce droit absolu comme j'aurais eu celui de prendre le plus honorable des journaux pour y montrer la vie laborieuse et calme d'un brave homme (...)

Guy de Maupassant, Lettre au rédacteur en chef du Gil Blas, publiée le 7 juin 1885

De la même façon, son portrait à grands traits des journalistes n’est guère plus reluisant : ils ne sont que des « armes » au service des puissants, ils se vendent en exerçant un métier à la fois d’espion et de traître, en plus sans toujours en avoir la compétence. La presse est donc un cadre idéal pour permettre au héros, Bel-Ami, de  réaliser ses ambitions.

"La presse à la Une" : une remarquable exposition de la BnF

Partie I - chap. 6 b)

PARTIE 1 - Chapitre VI : Le néant humain (pp. 168-169, de "Le poète..." à "... doux à respirer.")

Pour lire le passage étudié

INTRODUCTION

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Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit.

 

Son ami Forestier le fait entrer dans la rédaction de La Vie Française, et l’aide de l’épouse de celui-ci, Madeleine, lui offre une place en tant que reporter des « Échos ». Parallèlement, il entretient une liaison, financièrement profitable mais tumultueuse, avec Mme de Marelle, mais elle rompt avec lui après la découverte de sa relation avec une prostituée, Rachel.

Cependant, la progression du héros se poursuit : il est nommé « chef des Échos », puis invité à un dîner chez le directeur de La Vie Française, le banquier Walter. Cette soirée lui offre l’occasion de se réconcilier avec Mme de Marelle, alors même que, peu auparavant, il a revu Rachel. Il sort donc de cette soirée de fort joyeuse humeur, le « cœur gai », en compagnie du vieux poète journaliste, Norbert de Varenne. Mais le vieil homme est loin de partager sa vision heureuse de la vie.

 

À travers le discours de ce personnage, quelle vision de l’existence humaine Maupassant cherche-t-il à transmettre à son lecteur ? 

LE PASSAGE DU TEMPS

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Le texte dégage les trois étapes de l’existence : la jeunesse, une lente usure parallèle à l’avancée en âge, pour en arriver à la mort.

 

Le discours de Norbert de Varenne s’adresse à Duroy, un jeune confrère qu’il compare à ce qu’il était lui-même « à trente ans ». Conformément à la théorie naturaliste – même s’il a toujours refusé cette appartenance –, Maupassant adopte une perspective physiologique, l’homme étant d’abord un animal. La jeunesse s’illustre donc par l’état physique, du plus au moins visible : « cheveux noirs », « peau ferme », « muscles » « dents ». Cet état physique entraîne l’état psychique, image de joie : l’homme est alors « radieux, frais et fort », comme Duroy en ce moment précis.

Mais la jeunesse dure peu, et le discours montre l’usure progressive que provoque le temps. Ce passage du temps, sur « quinze ans », se fait de façon presque imperceptible, mais la gradation décroissante traduit l’accélération de la destruction provoquée : « peu à peu », « mois par mois », « heure par heure », dans le deuxième paragraphe, enfin, dans le paragraphe suivant, « seconde par seconde ». Cette idée est soutenue par le champ lexical choisi pour montrer l’action de la mort, de plus en plus redoutable : « me dégrader », « Elle m’a défiguré », « elle m’a émietté ». Ainsi, le corps finit par être réifié par la comparaison : il n’est plus qu’« une maison qui s’écroule ».

La mort est même personnifiée comme un animal redoutable : « je la sens qui me travaille comme si je portais en moi une bête rongeuse », le verbe étant à prendre dans son sens étymologique de « torture ». Et quel raffinement dans cette torture, dont le discours souligne la cruauté par l’exclamation, « avec quelle lenteur savante et méchante ! », « elle a accompli lentement et doucement la longue destruction de mon être ».

Philippe de Champaigne, "Vanité, ou Allégorie de la vie humaine", première moitié du XVIIe. Huile sur bois, 28 x 37. Musée de Tessé, Le Mans

Philippe de Champaigne, Vanité, ou Allégorie de la vie humaine, première moitié du XVIIe siècle. Huile sur bois, 28 x 37. Musée de Tessé, Le Mans

Cette évocation construit une image plutôt sinistre de la mort, terme qui ponctue le passage. C’est sur lui qu’il s’ouvre, dans une phrase dont la syntaxe, brisée pour reproduire la force du sentiment du locuteur, le met en valeur en soulignant le passage du « mot », encore abstrait, à la réalité concrète : « Oh ! vous ne comprenez même pas ce mot-là, vous, la mort. ». « Si vous réfléchissiez seulement un quart d’heure, vous la verriez » apporte une première conclusion, qui accentue encore la concrétisation de l’image. Enfin, en réponse à l’interrogation rhétorique adressée au destinataire, l’extrait se ferme sur une phrase nominale, rendue particulièrement énergique par l’antéposition de l’adverbe temporel : « Et puis, après ? Toujours la mort pour finir. »

 

Le texte est construit de telle façon que l’homme, placé au cœur des deuxième et troisième paragraphes, se trouve comme enfermé, emprisonné dans sa condition mortelle par un ennemi implacable qui semble l’assiéger. La mort est qualifiée par une véritable insulte, avec insistance dans la première phrase qui donne son élan au troisième paragraphe : « Oui, elle m’a émietté, la gueuse ».

UNE IMAGE DE LA CONDITION HUMAINE

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Mais la mort n’est pas seulement mesurable par les effets extérieurs dus au passage des années, elle est vécue de l’intérieur, ce qui la rend encore plus douloureuse : face à Duroy, auquel Norbert de Varenne lance « vous ne comprenez même pas ce mot-là », lui-même explique « on le comprend tout d’un coup ». Et c’est bien cette prise de conscience, d’abord intellectuelle, qui se trouve intériorisée (« comme si je portais en moi », dit-il) jusqu’à envahir tout l’être, d’où l’insistance : « je la sens qui me travaille », « je l’ai sentie peu à peu », « je me sens mourir ».

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Cette conscience de la mort se traduit par des négations (« Elle m’a pris », « elle enlèvera »), au point que l’homme devient étranger à lui-même : je ne me reconnais pas ». La répétition, dans  « je n’ai plus rien de moi, de moi… », souligne ce sentiment de dépossession. L’homme se retrouve en quelque sorte dédoublé : une partie de lui, sa conscience, regarde l’autre partie, son corps, se transformer, se détruire, d’où l’expression « son âme désespérée » par laquelle il se qualifie.

Thomas de Leu, Le jeune homme et la mort, 1600. Gravure au burin. Estampe. BnF, Paris

Thomas de Leu, "Le jeune homme et la mort", 1600. Estampe BnF

Maupassant représente donc la vie d’une manière particulièrement pessimiste, comme un chemin vers la mort. Indépendamment des raisons personnelles qui peuvent expliquer ce pessimisme, notamment la mort de son maître et ami Flaubert en 1880, le romancier emprunte aussi au philosophe allemand Schopenhauer. Dans sa philosophie, c’est le désir, le « vouloir-vivre » qui constitue « le trait fondamental » de l’homme, d’où « l’épouvante et la panique qui s’emparent de lui » quand il a « la claire conscience » de la mort.

Ainsi, Norbert de Varenne peut déclarer « je me sens mourir en tout ce que je fais » puisque le désir même de vivre n’est que la marque du rejet de la mort. Le rythme ternaire qui soutient l’anaphore réduit ce désir de vivre jusqu’au plus imperceptible : « chaque pas », « chaque mouvement », « chaque souffle ». Puis vient l’énumération des verbes d’action à l’infinitif, d’abord « respirer, dormir », les deux caractéristiques primaires de l’homme, puis « boire, manger », les deux nécessités indispensables à la survie, « travailler », qui représente l’insertion de l’homme dans la société, enfin « rêver », qui renvoie à sa part personnelle, son imaginaire. Cette liste se résume dans la formule finale : « tout ce que nous faisons, c’est mourir ». Le paragraphe se termine sur l’antithèse saisissante, renforcée par l’exclamation : « Vivre enfin, c’est mourir ! »

« On voit bien clairement dans la nature animale que le vouloir-vivre est le trait fondamental de son existence, son unique propriété immuable et inconditionnelle. Qu'on observe donc cet élan universel vers la vie, l’empressement infini, la facilité et la complaisance avec lesquelles le vouloir-vivre, sous des millions de formes, partout et à chaque instant, par fécondation et par germes, et là où ceux-ci manquent, par generatio aequivoca [génération spontanée], se rue vers l'existence, saisissant toute occasion, s’emparant avidement de toute substance porteuse de vie; et qu’on jette ensuite un regard sur l'épouvante et la panique qui s'emparent de lui, quand n'importe laquelle de ses formes individuelles d'existence est en passe de perdre celle-ci, surtout quand il en a la claire conscience. C'est alors comme si, dans cet unique spécimen, le monde entier allait être anéanti, et la vie entière de l’être vivant ainsi menacée se transforme aussitôt en une guerre de résistance la plus désespérée contre la mort. Qu'on observe, par exemple, la peur incroyable qui saisit un homme en danger de mort, l'immédiat et profond intérêt de tous ceux qui en sont témoins et l'explosion de joie quand un sauvetage est réussi. Qu'on observe l'effroi glacé qui suit la lecture d'une condamnation à mort, le sentiment d’horreur qu’inspire la vue des préparatifs pour l'exécution et le sentiment déchirant de compassion lorsqu’elle a lieu sous nos yeux. C'est à croire qu'il s’agit là de bien autre chose que de la simple suppression de quelques années d'une existence vide, triste, empoisonnée par des désagréments de toutes sortes et constamment incertaine. On devrait plutôt demander alors ce que ça peut bien faire à l'un ou à l’autre d'arriver quelques années plus tôt là où après son éphémère existence il lui en restera encore des billions à être. Tous ces phénomènes montrent bien que c'est avec raison que j'ai posé comme l'ultime inexplicable et le fondement obligé de toute explication le vouloir-vivre, et que bien loin d'être, sous le nom d’absolu, d’infini, d’Idée, ou d'appellations semblables, un mot ronflant et vide, il est de toute chose ce que nous connaissons de plus réel, qu'il est, oui, le germe même de la réalité. »

Arthur  Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, 1819, chapitre XXVIII

En  toute logique, cela conduit, en réponse à la question rhétorique que Norbert de Varenne lance à Duroy, « Qu’attendez-vous ? », à affirmer le néant des valeurs humaines, dans les quatre brefs paragraphes de la fin du texte.

      En ce qui concerne « l’amour », les sentiments n’apparaissent pas dans la réponse, il n’est considéré que dans sa dimension physique, les « baisers », le fait d’être « impuissant ». Dans ce cas, le corps de l’homme ne peut plus satisfaire sa pulsion, son désir physique.

         Puis est cité « l’argent », lui aussi valeur rejetée d’abord par le lien établi avec la prostitution puis par l’oxymore ironique, « Joli bonheur ! », ensuite par le lien, toujours corporel, avec l’alimentation : « Pour manger beaucoup beaucoup, devenir obèse et crier des nuits entières sous la  morsure de la goutte. »

         Enfin est mentionnée « la gloire », mais elle aussi est rattachée à « l’amour », donc sans réelle valeur.

 

Maupassant a donc construit une démolition circulaire, et nous noterons que le discours prêté à Norbert de Varenne est comme une démythification, avant même qu’il ait réussi, des ambitions de Georges Duroy. Car c’est bien « l’amour », « l’argent » et « la gloire », que recherche le héros…

CONCLUSION

 

Ce passage adopte un ton particulièrement violent, le rythme de l’oralité qui restitue l’atmosphère de cette conversation. Mais cette apparente conversation  est, en réalité, un véritable morceau d’éloquence, aussi bien par sa construction que par toutes les techniques de l’art oratoire mises en œuvre : les choix lexicaux, les effets de rythme, les images suggestives. Ce ton correspond au pessimisme profond de Maupassant.

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Cela conduit à une autre observation. Les romans naturalistes sont souvent des romans de l’échec, comme la plupart des œuvres de Maupassant. Or, Bel-Ami semble faire exception, puisque le héros gravit tous les échelons de la réussite. Mais, Maupassant nous explique ici que l’homme est, avant tout, un être promis à la déchéance et à la mort, et le discours de Norbert de Varenne démasque par avance cette réussite : l’homme peut toujours exprimer ses désirs, se bercer de rêves, il reste un animal, un être que sa nature biologique conduit à la mort, inexorable.

 

Partie I - chap. 6 c)

PARTIE 1 - Chapitre VI : La société parisienne (pp. 173-174, de "Ce jeu..." à "... ancienne maîtresse.")

Pour lire le passage étudié

INTRODUCTION

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Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit.

 

Son ami Forestier le fait entrer dans la rédaction de La Vie Française, et l’aide de l’épouse de celui-ci, Madeleine, lui offre une place en tant que reporter des « Échos », rubrique dont, rapidement, il est nommé le chef par le directeur du journal, M. Walter. Après un dîner chez son patron, il rentre chez lui, le "cœur gai", avec le sentiment que "tout lui souriait". Le lendemain matin, avant de retourner voir sa maîtresse, il part faire une promenade dans l'avenue du bois de Boulogne.  

 

À travers le regard de son personnage, quelle image de la société parisienne Maupassant met-il en scène ? 

LE REGARD DE DUROY

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C’est par le regard du  héros que le lecteur découvre cette société parisienne, comme le prouve le champ lexical qui introduit les portraits : il « chercha de l’œil », « Il en vit beaucoup », repris par « il vit ». Pareil au spectateur d’une sorte de pièce de théâtre, il contemple les acteurs, que, comme au théâtre, il a « envie de saluer et d’applaudir » quand la prestation est particulièrement réussie, comme celle de la courtisane dans sa voiture, « découverte » pour mieux se faire contempler.

Mais il ne se borne pas à regarder. Ce spectacle offre aussi l’occasion d’un « jeu », une sorte de cache-cache qui a pour but de deviner ce qui se cache derrière les masques. Maupassant, dans son roman, montre souvent que, derrière la scène, brillante, il y a les coulisses, moins reluisantes

Georges Stein, "L'avenue du bois de Boulogne", vers 1900

Georges Stein, L'Avenue du bois de Boulogne, vers 1900. Huile sur toile, 155 x 38. Collection privée

D’où l’emploi de la conjonction « comme si » pour démasquer la réalité dissimulée sous les apparences : « comme s’il eût constaté, sous les sévères apparences, l’éternelle et profonde infamie de l’homme ». Nous noterons l’opposition entre l’adjectif « sévères », c’est-à-dire respectueuses d’un ordre moral strict, et l’insistance des deux adjectifs qui qualifient « l’infamie » : « éternelle et profonde ». Maupassant révèle ici sa conception très pessimiste de la nature humaine, sans doute héritée, outre de son expérience personnelle, de son maître Flaubert.

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Devant ce spectacle, les réactions de son héros, introduites par trois participes en gradation, « réjoui, excité, consolé », sont intéressantes.

Nous observons en lui une sorte de fierté : il est « réjoui » d’être celui qui sait voir au-delà des apparences, celui qui a pénétré les coulisses, il fait partie de « ceux qui savaient les dessous du monde. » Il est, en effet, à ce stade du roman, entré dans cette haute société, et sa fonction de chef des « Échos » lui a certainement permis d’en découvrir les différents scandales. Ce terme « dessous » joue d’ailleurs sur une ambiguïté, désignant à la fois de façon générale ce qui se cache sous les belles apparences, mais aussi, puisqu’il s’emploie pour nommer les sous-vêtements féminins, nous rappelant le rôle souterrain des femmes dans les réussites masculines.

Maupassant nous rapporte, au discours direct, les insultes de Duroy, d’abord « Tas d’hypocrites » et – rappelons qu’étymologiquement ce terme, repris plus loin par « hypocrites aristocrates », renvoie aux acteurs de l’antiquité, porteurs de masques – puis « C’est du propre, tas de crapules, tas d’escarpes ! » Après l’ironie par antiphrase, et la formule familière, « tas de », nous noterons la gradation : du mot familier « crapules », qui se réfère à un individu malhonnête, capable des pires actions, il passe à « escarpes », argotique, qui qualifie un bandit qui va jusqu’à assassiner pour voler.

Cependant, si elles sont chargées d’un violent mépris, ces insultes ne sont pas véritablement un blâme. Car Duroy se trouve « excité » par ce spectacle, ce « jeu » qui « l’amusait beaucoup ». Il éprouve donc une sorte de curiosité malsaine, le plaisir d’aller toujours plus loin pour découvrir ces « dessous » : au lieu de s’indigner devant les réalités honteuses, il « riait toujours ».

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Enfin, il se trouve « consolé », image concrétisée à la fin du texte par « le cœur chaud de satisfaction ». N’est-il pas semblable aux autres, normal en quelque sorte ? Sa propre « infamie » en devient ainsi plus acceptable, il est fait de la même substance humaine corrompue

C’est aussi ce qui explique ses sentiments devant l’attitude de la courtisane, exprimée par le romancier qui, comme le faisait Flaubert, refuse l’omniscience absolue : « Il sentait peut-être vaguement ». Il se reconnaît semblable à elle : « il y avait quelque chose de commun entre eux, un lien de nature, qu’ils étaient de même race, de même âme ». Maupassant se souvient ici des théories évolutionnistes de Spencer et de Darwin : dans le « struggle for life », le combat pour la vie, l’homme n’est qu’un animal comme les autres, qui, par sa « nature » est divisé en « espèces », en « races » : il y a les faibles, et, face à eux, les forts, les habiles capables de mettre en œuvre des « procédés audacieux ». Or, quel a été le procédé choisi par cette femme ? De même qu'elle conduit elle-même sa voiture, elle a conduit sa vie, en rentabilisant son seul capital, son corps vendu au plus haut prix possible. Mais, quel procédé a permis à Duroy, Bel-Ami, de réussir ? Un procédé « de même ordre », puisque, à l’issue de ce spectacle, il se précipite chez son « ancienne maîtresse », Mme de Marelle avec laquelle il vient de se réconcilier lors du dîner chez le banquier Walter.

Édouard Manet, Nana, 1877. Huile sur toile, 154 x 115. Kunsthalle, Hambourg

Édouard Manet, Nana, 1877. Huile sur toile, 154 x 115. Kunsthalle, Hambourg

LA SOCIÉTÉ DÉPEINTE

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Dans ce cadre de l’avenue du bois de Boulogne, ce sont les privilégiés de la société parisienne, aristocrates ou riches bourgeois, qui défilent, un microcosme parisien qui vient là pour se faire voir, comme cette courtisane qui « étalait avec audace [son] luxe » et sa richesse. Maupassant insiste sur la place de l’argent, dont le champ lexical parcourt tout le texte : « rentes », « dettes », « l’argent », « homme de finance », « immense fortune », « gagné »… C’est lui qui offre ce luxe, comme cette voiture que le romancier décrit brièvement : « « une voiture passa, découverte, basse et charmante, traînée au grand galop par deux minces chevaux blancs dont la crinière et la queue voltigeaient ». Image frivole, légère et fugace, qui rappelle le carrosse d’une princesse, cette « petite jeune femme blonde », avec ses « deux grooms assis derrière elle », signe d’une domesticité nombreuse.   

Jean Béraud, Scène sur les Champs-Élysées, vers 1900. Huile sur toile, 36,8 x 53,3. Musée Carnavalet, Paris

Jean Béraud, Scène sur les Champs-Élysées, vers 1900. Huile sur toile, 36,8 x 53,3. Musée Carnavalet, Paris

L’argent procure aussi la respectabilité. Les riches sont reçus « partout dans les plus nobles maisons », certains sont « si respectés que les petits bourgeois se découvraient sur leur passage ». C’est donc bien la fortune, l’avoir, qui fait la qualité de l’être ! Il s’agit donc, en toute logique, de préserver l’apparence : « Tous avaient l’air hautain, la lèvre fière, l’œil insolent » forme la rapide conclusion, avec les termes au singulier qui prennent une valeur symbolique, du long paragraphe ayant énuméré toutes les indignités cachées. Aucune honte, aucun remords, aucun scrupule, le cynisme est affirmé, quel que soit le milieu social, celui des aristocrates traditionnellement « à favoris » comme celui des bourgeois « à moustaches ».

Mais, derrière cette belle apparence, la source qui a permis d’assurer cette fortune est bien moins belle. Le texte insiste sur le dévoilement de cette réalité, faite essentiellement d’immoralité et de corruption.

        La première accusation est le fait de « tricher au jeu », explicitée en gradation sur un rythme ternaire. Les coupables sont d’abord seulement « soupçonnés », puis la rumeur se confirme, avec insistance « les cercles, en tout cas, étaient la grande ressource, la seule ressource », jusqu’à la chute de la phrase qui affirme : « ressource suspecte à coup sûr », car comment serait-il possible de toujours être gagnant au jeu au point d’en vivre.

        La seconde source n'est pas plus estimable, bien au contraire. Ce sont les « rentes » fournies par les femmes, légitimes ou maîtresses, qui entretiennent les hommes… comme, d’ailleurs, dans le roman, Mme de Marelle glissant des louis d’or dans les poches de son amant, ou, plus tard, l’héritage de Vaudrec, ancien amant de son épouse, Madeleine, que Duroy acceptera sans scrupules. 

        C’est aussi « le vol » ou les malversations, « les tripotages effrontés, dans les grandes entreprises nationales », allusion aux multiples scandales qui ont ponctué la IIIème République. Pensons, par exemple, au scandale du canal de Panama. Même si ce scandale n’éclate qu’en 1892, la création, en 1879, de la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama, dont, dès 1884, les caisses sont vides alors que les travaux stagnent, conduit à bien des manœuvres politiques, soutenues aussi par la presse.

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L’habileté de Maupassant se révèle dans les incises introduites dans les différents portraits et prêtées à son personnage, pour répéter des rumeurs, « c’était connu », « on l’affirmait », qui se trouvent ainsi confirmées. Au moyen aussi des deux parenthèses, « (acte honorable) » et « (mystère bien louche) », qui semblent répéter les banalités des commentaires, Maupassant renvoie au bon sens populaire : comment des hommes endettés pourraient-ils, en effet, soudain « pay[er] leurs dettes » ?

Face à cette opposition hypocrite entre la surface, la belle apparence, et les « dessous » bien sales, mieux vaut encore, aux yeux de Duroy comme à ceux de Maupassant, l’absence d’hypocrisie de la « courtisane » sur laquelle se ferme cette description, son « audace » de demi-mondaine qui ne se cache pas mais, au contraire, « étalait […] le luxe crâne gagné sur ses draps ».

CONCLUSION

 

Ce passage, cette image des privilégiés parisiens du XIX° siècle en parade au bois de Boulogne, met en évidence le contraste entre les nobles, élégantes et dignes apparences, et les réalités, malhonnêtes et immorales. Maupassant adopte ici le rôle qui est celui du romancier, notamment depuis Balzac : déchiffrer les lois qui régissent la société, ou plutôt l’absence de lois, l’absence de tout code moral.

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Il permet aussi de créer un lien entre le personnage, Bel-Ami, et ce monde qu’il contemple. À ce stade du roman, le héros a déjà effectué la plus grande partie de son apprentissage, en acquérant une totale lucidité sur les lois du monde et les procédés de l’arrivisme. Mais, bien  loin d’améliorer sa nature, cet apprentissage ne fait qu’en accentuer les défauts : lui aussi, par ruse, par cynisme, progresse socialement par des combines peu estimables, en exploitant notamment la séduction exercée auprès des femmes.

 

PARTIE 2 - Chapitre II : En voiture dans Paris (pp. 269-270, de "Puis, peu à peu..." à "... de bonheur.")

Pour lire le passage étudié

INTRODUCTION

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Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit.     

Partie II - chap. 2

La rencontre de son ancien camarade, Forestier, racontée dans le premier chapitre, a été bénéfique à Georges Duroy, qui n’avait alors que trois francs quarante en poche. Présenté à M. Walter, le directeur de La Vie française, il fait ses débuts avec  une série d’articles sur l’Algérie, écrits grâce à l'aide de Madeleine Forestier. Parallèlement, il commence une liaison avec Mme. de Marelle, puis est nommé chef des "Échos ". La première partie du roman se ferme sur la mort de Forestier, opportunité vite saisie : en épousant sa veuve, il poursuit son ascension, s’enrichit considérablement grâce à un héritage reçu par celle-ci, scinde alors son nom en Du Roy et s’achète un titre de baron. Cependant, il se heurte aux plaisanteries de ses collègues, qui le surnomment plaisamment « Forestier », et devient obsessionnellement jaloux du passé de sa femme.

Madeleine et Duroy, dans le film de P. Triboit,2005

Madeleine et Duroy, dans le film de Philippe Triboit, 2005

Cet extrait se situe dans le chapitre II de la seconde partie du roman, au retour d’une promenade en voiture au bois de Boulogne, au cours de laquelle le couple vient de se disputer.

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Comment l’image de Paris, en arrière-plan, met-elle en valeur le caractère du héros ? â€‹

L'IMAGE DE PARIS

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Deux allégories présentent une image contrastée de la ville, d’abord en une vue générale, puis au moyen d’un gros plan. 

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Duroy et sa femme reviennent d’une promenade au bois de Boulogne, lieu alors à la mode, ils rentrent donc dans Paris « intra muros », en repassant les « fortifications », restes des anciens remparts, qui se chargent ici d’une valeur symbolique. C’est comme s’ils rentraient dans une citadelle, que Duroy a réussi à conquérir, avec l’appui de Madeleine. 

Soleil couchant sur Paris

Soleil couchant sur Paris
Francesco Bassano, La Forge de Vulcain,  Vers 1577. Huile sur toile, 137 x 191. Musée du Louvre, Paris

La vision de Paris qui se développe ensuite, au soleil couchant, est assez traditionnelle, mais son symbolisme n’évoque plus le retour d’une promenade romantique, bien au contraire. La couleur s’est dégradée en « clarté rougeâtre », ce qui entraîne une comparaison : « pareille à une lueur de forge démesurée ».

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La description rejoint ainsi la mythologie, évoquant Vulcain, Héphaïstos en grec, à l’oeuvre dans sa forge, allégorie complexe, d’abord pour illustrer l’image d’une ville alors en plein développement économique. Mais Vulcain était aussi  le dieu qui forgeait les armes des héros antiques, la ville devenant ainsi celle qui « forge » les êtres qui, tel Bel-Ami, veulent en devenir les maîtres. Enfin, la forge de Vulcain se trouve aux Enfers : Paris n’est-elle pas la ville infernale, la ville de tous les vices, qui brûle et corrompt ceux qui viennent y vivre ?

Francesco Bassano, La Forge de Vulcain, vers 1577. Huile sur toile, 137 x 191. Musée du Louvre, Paris

S’ensuit une longue proposition énumérative, coordonnée à celle qui précède par la conjonction « et », et dont le rythme ternaire, scandé par les virgules, paraît reproduire celui du soufflet de la  « forge », à partir de la reprise du terme « rumeur ». Cette « rumeur » s’amplifie au fil des adjectifs, « confuse, immense, continue, faite de bruits innombrables et différents » ; la « forge » n’était-elle pas déjà « démesurée » ? Puis une autre série d’adjectifs, « sourde, proche, lointaine », crée une sorte de vertige, comme si, en raison de l’oxymore qui oppose les deux derniers, l’homme se retrouvait perdu dans cette ville : ses sens ne peuvent plus identifier la source de ces bruits. Cette longue phrase s’achève sur une ultime personnification, qui donne l’impression d’un énorme cœur battant : « une vague et énorme palpitation de vie, le souffle de Paris respirant, dans cette nuit d’été ». La ville devient ainsi un véritable monstre, ce qu’illustre la comparaison à « un colosse », image de la force de cette capitale, mais il est « épuisé de fatigue », comme si l’intense activité de la ville finissait par l’épuiser.

Cette première allégorie semble donc expliquer comment, dans une telle ville, un personnage tel que Duroy a trouvé le terrain idéal pour progresser socialement. Elle lui a permis d’affirmer sa puissance, mais au prix d’efforts incessants, et la dispute avec Madeleine qui précède l’extrait représentait bien le résultat de son épuisement.

L’avant-dernier paragraphe du passage constitue une seconde personnification avec un gros plan sur l’Arc de triomphe. Or, ce monument est, à lui seul, un symbole, d’abord de la puissance française : les victoires de Napoléon, la dimension militaire. Puis il illustre le développement de la ville : « la large avenue » évoque les travaux d’Haussmann dans ces  quartiers élégants et mondains de la rive droite, avec son luxe, symbole de la nouvelle richesse dans laquelle s’inscrit le héros, à présent « Du Roy ».
Ce monument forme donc une porte, la phrase marquant l’entrée dans un lieu de prestige et de luxe, où le seul objectif est la puissance, telle celle d’une « sorte de géant ». 

Cependant, la personnification dévalorise cette image, en en accentuant la laideur : « ses deux jambes monstrueuses », « sorte de géant informe ». Ainsi le monument devient symbolique de Du Roy, l’arriviste sans scrupules « en marche », vers toutes les possibilités offertes à l’ambitieux. 

L'Arc de triomphe de l'Étoile a XIX° siècle

L'arc de triomphe de l'Étoile  au XIX° siècle

Maupassant retrouve donc, dans ce passage, les conceptions réalistes du XIX° siècle, en particulier l’idée que le milieu est déterminant pour façonner la personnalité de l’homme, qu’il y a donc une interaction entre les personnages et les lieux dans lesquels ils vivent

LE CYNISME DU HÉROS

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Cela conduit tout naturellement à analyser le cynisme du héros, avec ses composantes, la façon dont il rejette les sentiments pour se fixer des règles de vie

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Le texte débute en un moment où le héros éprouve des sentiments violents envers Madeleine, (« jalousie » , « haine » ), qui provoquent une « souffrance » : « L’amertume de son cœur lui montait aux lèvres en paroles de mépris et de « dégoût » . Mais la laisser s’exprimer serait se démarquer d’une société où triomphent l’immoralité et le matérialisme : ce serait une forme de faiblesse. Donc il choisit une attitude quasi stoïcienne : « se roidissant contre sa souffrance », « il ne les laissa point s’épandre » . Le monologue intérieur reprend la même idée, mais dans un langage familier : « Je serais bien bête de me faire de la bile ».

Cela entraîne forcément le rejet de l’amour, qui se charge d’une image fortement péjorative, d’une part de la femme, d’autre part du couple. La femme n’est plus qu’un corps, donc un objet, « Toutes les femmes sont des filles », c’est-à-dire qu’on les achète comme des prostituées. Quant au couple, il ne vaut guère mieux dans la généralisation à la fin de l’extrait, car, en guise d’amour, il n’existe que le désir sexuel : « au logis, au lit désiré ». L’homme est, en effet, pour Maupassant, d’abord un animal, avec des instincts. Le « couple éternel » n’est, dans ces conditions, qu’une illusion de couple, « enlacé », certes, mais « silencieux ». Leur amour, n’est, en réalité, que factice, car il n’y a pas de réelle communication. Chacun reste refermé sur lui-même. Ce couple est, en fait, en harmonie avec ce monde parisien, fait de facilité : « joie, plaisir, bonheur », en gradation. Mais ces termes sont introduits par l’adjectif « grise » : il ne s’agit donc que d’une ivresse, de sentiments faux, artificiels.

Couple avec leur chien en calèche, vers 1900. École française. Crayon, encre et aquarelle, 31 x 37  

"Couple avec leur chien en calèche", vers 1900

Il est donc logique que le héros, pour réussir, se fixe des règles en harmonie avec le fonctionnement de sa société. Ainsi le monologue intérieur, rapporté au discours direct, présente, à partir de constats, une sorte de catalogue de maximes, à travers la récurrence de l’injonction, « il faut » ; de plus la brièveté des phrases donne au présent sa valeur de vérité générale.
        La première règle repose sur la notion de force, en relation avec les théories évolutionnistes de Darwin et le « struggle for life » : « Le monde est aux forts. Il faut être fort », « La victoire est aux audacieux ». La vie est donc représentée comme un combat, une sorte de guerre où celui qui triomphe est celui qui se place « au-dessus de tout », c’est-à-dire des sentiments et des règles traditionnelles.

        Ce triomphe de l’individualisme est parallèle au mépris d’autrui : « Chacun pour soi » est mis en relief dans la phrase elliptique, et la récurrence du terme « égoïsme » en fait le seul fondement de toute réaction humaine, comme le traduit l’emploi de la négation restrictive « ne…que ». On note une opposition entre « l’ambition et la fortune », les valeurs du matérialisme, l’argent, la réussite sociale, et « les femmes et l’amour », les valeurs du cœur, déniées.
        À cela s’ajoute une forme d’utilitarisme, le plus fort met les autres à son service, et ce cynisme s’exprime avec violence : « il faut s’en servir ». Les sentiments sont, bien, dans cette logique, totalement niés, ainsi que toute valeur accordée à autrui. Le héros se persuade ainsi de renoncer à tout amour, son épouse ne devant plus être qu’un moyen au service de sa progression sociale.

Maupassant nous propose donc une vision sombre des conditions nécessaires à la réussite en cette fin du XIX° siècle

Robert Pattinson, dans Bel-Ami. Film de Donnellan et Ormerod, 2012

Robert Pattinson, dans Bel-Ami. Film de Donnellan et Ormerod, 2012

CONCLUSION

 

Cet extrait nous révèle un mimétisme hérité du réalisme balzacien : le milieu forge l’homme. Mais, pour le naturalisme, l’homme est déjà, par sa nature même, préparé pour ce milieu. Même si Maupassant a toujours refusé d’être rattaché à ce courant littéraire, il nous propose bien l’image, à la fois fascinante et monstrueuse, d’une ville en plein essor, image parallèle à celle des habitants, eux-mêmes habités de ce désir d’essor personnel. Une osmose se réalise alors, très logiquement, entre la ville et le héros.

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Le cynisme de son héros reflète le pessimisme de Maupassant, dans la lignée de son maître Flaubert et en relation avec cette fin de siècle où les nobles élans du romantisme semblent historiquement condamnés dans une société en plein développement économique. Mais c’est aussi ce qui a souvent été reproché aux auteurs naturalistes, notamment au maître de ce mouvement, Zola, de se complaire à ne montrer que les aspects les plus sombres, voire les plus répugnants, de la société et de l’homme, en oubliant la part de lumière qui peut l’illuminer.  

PARTIE 2 - Chapitre IX : Une vision hallucinée (pp. 399-400, de "Quand Mme Walter..." à "... s'éteignit.")

Pour lire le passage étudié

Partie II - chap. 9

INTRODUCTION

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Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit.     

Après la rencontre de son ancien camarade, Forestier, racontée dans le premier chapitre, qui l’introduit dans l’équipe de rédaction de La Vie Française, la progression sociale de Georges Duroy, avec l’appui des femmes, a été continue. Liaison avec Mme. De Marelle, mariage, après la mort de Forestier, avec Madeleine, l’épouse de celui-ci, enfin relation adultère avec Mme. Walter, épouse du banquier directeur du journal.

Sa richesse ne fait que s’accroître, et il est devenu le baron Du Roy de Cantel. Mais il veut monter encore plus haut… Il prend son épouse en flagrant délit d’adultère avec un député, donc obtient le divorce, puis il séduit Suzanne, la fille des Walter, et la convainc de se laisser « enlever ». Cela oblige les parents à la lui donner en mariage. Mme. Walter, ainsi abandonnée, s’abandonne à un violent désespoir. 

Madeleine, prise en flagrant délit d'adultère. Film de P. Triboit, 2005

Madeleine, prise en flagrant délit d'adultère. Film de Philippe Triboit, 2005

Quelle image de la femme Maupassant met-il en scène, en représentant la jalousie, et en développant les étapes d’une douloureuse hallucination ? 

LA MÉTAMORPHOSE DU DÉCOR

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La première étape de cette hallucination est directement liée au cadre spatio-temporel.

Ce sont d’abord les odeurs, toujours essentielles dans les descriptions de Maupassant, qui vont favoriser la transformation du décor. « L’air de ce bois étrange, enfermé sous un dôme de verre » produit une odeur épaisse et entêtante, qui rappelle la chaleur étouffante des forêts exotiques. Les « lourdes plantes des pays chauds » contribuent à créer cette atmosphère, comme si elles étaient vivantes : elles « épaississaient l’atmosphère de leur haleine pesante ». Ce cadre confiné produit sur cette femme, aux sens exacerbés, un effet physique que le romancier décrit avec précision comme une sorte d’ivresse, l’air « étourdissait, grisait », avec le même double effet mêlé et contradictoire, « plaisir et mal », « volupté énervante et mort ». 

Exotisme nocturne

Puis Maupassant insiste sur les perceptions visuelles déformantes. Mme Walter porte une  bougie, « lueur errante », qui crée une atmosphère particulière : elle se trouve « saisie », « émue » devant les « ténèbres » dont ce faible éclairage ne permet pas de dissiper la « profondeur obscure » du jardin d’hiver. Une phrase rythmée, comme pour reproduire la marche lente dans ce jardin, introduit la confusion des formes, à la fois due à l’étrange luminosité, et au trouble respiratoire. Les plantes deviennent « extravagantes », et des formes humaines s’y dessinent : « des aspects de monstres, des apparences d’êtres, des difformités bizarres ». Ainsi l’héroïne pénètre dans un univers fantomatique, qui prend un aspect effrayant et menaçant

Exotisme nocturne

Conformément à l’optique naturaliste – et même si Maupassant refuse cette étiquette – c’est donc la part physiologique de l’être humain, prédominante chez la femme dirigée d’abord par les mouvements de la « chair », qui est à la source de la crise hallucinatoire, évoquée ensuite. 

Remarquons que, contrairement à son détachement habituel, Maupassant introduit un jugement sur son héroïne, qualifiée de « pauvre femme ». En dépeignant  ces phénomènes, peut-être le romancier a-t-il – inconsciemment ? –  reproduit les crises délirantes dont il est lui-même victime, et cherche-t-il ainsi à faire partager aux lecteurs, les douleurs qu’elles peuvent provoquer ? 

LA MÉTAMORPHOSE DU TABLEAU

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Pour ce tableau, qu’il intitule « Le Christ marchant sur les eaux », Maupassant se souvient sans doute de ceux de Mihály Munkácsy, dont Le Christ au calvaire ou La Crucifixion, exposé au Salon de 1884, ou Le Christ au prétoire, exposé dans le salon d’un riche amateur d’art parisien Sedelmeyer. Or, précisément, dans le tableau de Munkácsy, nous observons, au pied de la croix, une femme en prière, comme va le faire Mme Walter : « elle tomba sur les genoux ». 

Depuis la présentation de ce personnage, le romancier a souligné la place qu’occupe pour elle la religion. Ironie d’ailleurs, puisque l’église sert à ses premiers rendez-vous avec Duroy ! 

Eihály Munkácsy, Le Christ au calvaire ou La Crucifixion, 1884. Huile sur toile, 460 x 712. Déri Múzeum de Debrecen, Hongrie

Mihály Munkácsy, Le Christ au calvaire ou La Crucifixion, 1884. Huile sur toile, 460 x 712. Déri Múzeum de Debrecen, Hongrie

Or, les termes choisis pour traduire sa prière offrent déjà une similitude avec ceux du discours amoureux : « éperdument, balbutiant des mots d’amour, des invocations passionnées ». L’amour mystique semble donc se confondre avec l’amour profane.

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Dans un second temps, son délire la conduit à voir en la figure du Christ celle de Georges Duroy. Maupassant, comme souvent dans son roman, a anticipé cette scène en signalant la ressemblance physique entre le héros et le modèle du tableau. Mais ici, cette « ressembl[ance] » devient une véritable substitution, toujours, comme pour le décor, sous l’effet de la lumière trouble, « à la clarté tremblante de cette seule lumière l’éclairant à peine et d’en bas,[…] ce n’était plus Dieu, c’était son amant qui la regardait. » Après cette phrase, qui, par sa structure, efface le réel pour le remplacer par l’illusion, la fin du paragraphe achève l’assimilation en détaillant cette image de l’amant, « C’étaient ses yeux, son front, l’expression de son visage, son air froid et hautain », mais d’un amant qui la rejette. La dernière étape est le remplacement de l’invocation à « Jésus ! » par le nom qui l’obsède, « Georges », et qui va permettre, dans la dernière phase de l’hallucination, la plongée dans une vision hallucinée.  

LA VISION HALLUCINÉE

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Le glissement du réel à l’illusion est, bien évidemment, le produit de sa jalousie, et Maupassant, à son habitude, identifie l’amour, dans la pensée de Mme Walter, à sa seule dimension physiologique, sexuelle : elle imagine la « chambre », terme repris trois fois, le « lit entrouvert », son amant qui « possédait sa fille » et celle-ci qui « se donnait ».  

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Cet imaginaire se fait de plus en plus intense, ce que traduit le rythme des phrases. Au début, l’émotion se fait ressentir par une syntaxe désordonnée et brisée par la ponctuation : « Tout à coup, elle pensa qu’à cette heure même, Georges, peut-être, possédait sa fille ». Le doute se change ensuite en certitude : « Il était seul avec elle, quelque part, dans une chambre. » Puis le langage se déconstruit encore davantage, avec les exclamations multipliées : « Lui ! Lui ! avec Suzanne ! » Le recours aux points de suspension montre comment la vision s’élabore peu à peu : « Mais elle pensait à eux… à sa fille et son amant ! », « Ils étaient seuls, dans une chambre… et c’était la nuit. »

Enfin, ce qui n’était encore qu’imaginaire (« elle pensa », « elle pensait »), un songe, devient réalité, avec la phrase brutale, « Elle les voyait », et l’anadiplose, puisque ce verbe est repris en tête de la phrase suivante. Le tableau, qui en était le point de départ, s’efface complètement, et l’hallucination prend forme. Le décor se précise encore, les gestes sont représentés : « Ils se souriaient, ils s’embrassaient. »

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Sous l’effet de la jalousie, comme en témoigne la reprise obsessionnelle de « sa fille », la vision suscite un geste de véritable folie meurtrière dont les choix lexicaux et le rythme de la phrase reproduit la violence, croissante. Nous passons, en effet, de « pour aller vers eux,  pour prendre sa fille par les cheveux et l’arracher de cette étreinte » à  « la saisir à la gorge, l’étrangler, sa fille qu’elle haïssait, sa fille qui se donnait à cet homme. »

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Une rupture brutale met fin à cette crise d’hystérie, marquée par les points de suspension qui signalent le retour au réel, au tableau : « Elle la touchait… ses mains rencontrèrent la toile. » Elle sombre alors dans une sorte de coma, perte de conscience que semble symboliser la bougie « renversée, [qui] s’éteignit. » La lumière révèle ici pleinement son symbolisme, depuis le flou, le trouble du début de l’extrait, jusqu’à ce noir total à la fin.​

CONCLUSION

 

Ce passage met en scène une image terrible de la souffrance, à travers cette femme qui se débat contre les autres, mais d’abord contre ses propres obsessions. Ce sont elles qui la détruisent, en altérant d’abord son corps, ensuite son esprit. Maupassant nous montre ici l’impossibilité d’échapper à la passion, qui exerce une action physiologique, et en cela, même s’il s’en défend, il illustre les théories naturalistes, renforcées par sa propre conception de la nature féminine, dominée par ses sens, hypersensible jusqu’à l’hystérie.

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Nous notons également la représentation de l’exaltation religieuse, propre, là encore, à la nature féminine, qui se confond avec la ferveur amoureuse, jusqu’à conduire au délire. Mais l’expérience ici décrite ne peut pas ne pas nous faire penser aux crises hallucinatoires que Maupassant a déjà traversées lors de l’écriture du roman.

Partie II - chap. 10

PARTIE 2 - Chapitre X : Le triomphe du héros (pp. 414-415, de "Lorsque l'office..." à la fin)

Pour lire le passage étudié

INTRODUCTION

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Dans son roman Bel-Ami, paru en feuilleton en 1885, Maupassant montre l’ascension sociale de son héros, Georges Duroy, dans le milieu social du journalisme politique, grâce à l’appui des femmes qu’il séduit.     

La rencontre de son ancien camarade, Forestier, racontée dans le premier chapitre, a été bénéfique à Georges Duroy, qui n’avait alors que trois francs quarante en poche. Introduit dans l'équipe de rédaction de La Vie Française, il en gravit rapidement les étapes, s'enrichit, s'achète un nom et un titre. Liaison avec Mme de Marelle, premier mariage avec Madeleine, l'épouse de Forestier décédé, puis relation adultère avec Mme Walter, épouse du banquier directeur du journal... il séduit une femme après l'autre, jusqu'à la jeune Suzanne Walter. Elle se laisse "enlever", ce qui contraint son père à accorder sa main à Duroy

 

Cet extrait constitue l’épilogue du roman, un peu à la façon d’un dénouement de théâtre puisque le Tout Paris se retrouve à l’église de la Madeleine pour assister au riche mariage de celui qui est, à présent, le baron Georges Du Roy de Cantel, nom qu’il s’est forgé à partir de la terre de Canteleu, proche de son village natal. Mais  « Bel-Ami » a-t-il, pour autant, disparu ? 

Quel triomphe Maupassant dépeint-il, pour quel héros ?  

LE BARON DU ROY DE CANTEL

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En choisissant le prénom et le nom de son héros, Maupassant lui offrait déjà la possibilité d’un destin exceptionnel : son prénom n’est-il pas celui de plusieurs rois anglais ? Son nom pouvait aussi facilement se scinder pour faire apparaître une sorte de particule. 

Cet extrait se fonde sur la similitude avec le sacre d’un roi : « Georges [...] se croyait un roi qu’un peuple venait acclamer ». Déjà le lieu, « la sacristie », évoque étymologiquement le sacre royal, même s’il n’est ici que le lieu où vont se dérouler les félicitations d’usage, « l’interminable défilé des assistants ». Cela accorde au héros une supériorité face à un « peuple » qui semble représenter ses sujets, pour ne pas dire sa Cour puisque les gens « se poussaient » pour avoir ce privilège de s’approcher de lui. Inférieurs à lui, ils forment une masse indifférenciée, mais dont la comparaison souligne l’importance : « La foule coulait devant lui comme un fleuve ». Son comportement devient alors celui du monarque tout puissant, qui n’accorde guère d’importance à ses sujets, tous confondus dans les pluriels de saluts mécaniques et de discours stéréotypés : « Il serrait des mains, balbutiait des mots qui ne signifiaient rien, saluait ».

Bel-Ami, film e Donnellan et Ormerod : le mariage du héros

Le mariage de Georges Duroy : Robert Pattinson dans le film Bel-Ami  de Donnellan et Ormerod, 2012 

Le triomphe d'un général romain

Le triomphe d'un général romain

Parallèlement sa sortie de l’église suggère une autre image, celle d’un général romain victorieux qui défile le jour de son triomphe, « entre deux haies de spectateurs ». N’oublions pas que, dans ce « struggle for life » qu’est l’existence, Georges vient d’atteindre le but qu’il s’était fixé, parvenir au sommet : ne disait-il pas que « la victoire appartient aux audacieux » lors de sa promenade avec Madeleine alors qu’il dépassait l’Arc de triomphe ? La victoire dans la guerre entreprise pour conquérir la forteresse de Paris, qui n’était alors que symbolique, devient, dans l’épilogue, réalité. 

Il adopte ainsi une allure solennelle, dans une phrase dont le rythme reproduit la démarche avec l’imparfait pour accentuer la durée de ce défilé : « Il allait lentement, d’un pas calme, la tête haute, les yeux fixés sur la grande baie ensoleillée de la porte ». 

L'église de la Madeleine au XIX° siècle

Cette marche devient d’ailleurs symbolique, telle une apothéose qui le fait passer de l’ombre de l’église – de ses origines obscures – à la lumière ; de plus, il se positionne en hauteur par rapport à l’assistance, « sur le seuil » du « haut perron » de l’église de La Madeleine. Lui, « ses yeux éblouis par l’éclatant soleil », comme auréolé de lumière, découvre à ses pieds « la foule amassée », terme répété et précisé, « une foule noire, bruissante », qui s’élargit encore en devenant ensuite « le peuple de Paris ».

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Ce peuple lui réserve un véritable triomphe, Maupassant ne mentionnant que de l’admiration : « acclamer », « le contemplait et l’enviait ». Aucun blâme donc, aucune réserve lors de ce triomphe ! La réussite sociale et matérielle semble avoir effacé tous les actes pervers, et justifie toutes les bassesses. 

L'église de la Madeleine

Tel est le regard pessimiste que Maupassant jette sur la société de son temps, qui permet le triomphe d’individus sans scrupules, sans songer à le mettre en cause, bien au contraire, chacun rêvant d’imiter cette ascension.

LA PERMANENCE DE "BEL-AMI"

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Pourtant, au fil du récit de ce triomphe, Maupassant s’emploie à nous montrer que « Bel-Ami » est toujours présent.

Bel-Ami, film : Suzanne au bras de Duroy

Suzanne au bras de Bel-Ami, dans le film de Donnellan et Ormerod, 2012 

On reconnaît, en effet, le peu d’importance accordée à l’amour : « Toutes les femmes sont des filles », déclarait-il, « il faut s’en servir et ne leur rien donner de soi ». N’est-ce pas toujours le cas dans sa relation avec Suzanne ? Fille du riche banquier Walter, directeur de La Vie française, et tout puissant dans les milieux politiques, n’a-t-elle pas été uniquement le moyen de poursuivre son ascension sociale ? Dans cet épilogue, elle est certes mentionnée, à deux reprises, « donnant le bras à sa femme », « Georges reprit le bras de Suzanne pour retraverser l’église », mais Suzanne se trouve aussitôt effacée puisque le récit se focalise sur les sensations et les sentiments de Georges. Pire encore, elle semble ne plus exister lors de la rencontre avec Mme de Marelle qui occupe une place importante dans cet épilogue ! Tout laisse présager qu’elle ne sera qu’un accessoire dans l’existence d’un « Bel-Ami » qui ne renoncera pas à son rôle de séducteur. 

De toute façon, tout l’extrait reste centré sur lui, sur ses sensations, une sorte de vertige devant tant de gloire : il est « affolé de joie », en proie à un « immense bonheur ». Mais Suzanne n’est jamais associée à ce bonheur : « Il ne pensait qu’à lui » ferme un paragraphe, idée reprise avec le pronom répété dans le paragraphe suivant : « une foule [...] venue là pour lui, pour lui Georges Du Roy ». La mention de son nouveau nom, sur lequel se clôt le paragraphe permet de comprendre à quel point le héros jouit de cette journée, oubliant totalement celle à qui il la doit.

C’est Mme. de Marelle, la maîtresse de Georges avec laquelle il a rompu en la rouant de coups, qui occupe le centre de l’extrait. Maupassant effectue un gros plan sur elle, à travers trois étapes chronologiques

       Lorsque Georges « aperçut Mme. de Marelle », c’est le passé qui est remémoré, en une longue phrase énumérative, avec un rythme binaire qui met en évidence leur complicité sexuelle : « le souvenir de tous les baisers qu’il lui avait donnés, qu’elle lui avait rendus, le souvenir de toutes leurs caresses, de ses gentillesses, du son de sa voix, du goût de ses lèvres ». Dans cette évocation, ce sont bien les sensations qui priment, façon de rappeler que l’homme est d’abord un animal, et donc que l’amour est d’abord une pulsion naturelle : sa vue « lui fit passer dans le sang un désir brusque de la reprendre ». Maupassant n’a jamais voulu être considéré comme  un naturaliste, il en adopte pourtant le point de vue.

La rencontre de Bel-Ami et Mme de Marelle, dans le film de Donnellan et Ormerod, 2012 

      De même, leur rencontre présente met l’accent sur la dimension physique. Le portrait de Mme. de Marelle, en focalisation interne, met en évidence ce qui séduit Georges en elle : « Elle était jolie, élégante, avec son air gamin et ses yeux vifs ». Le discours intérieur, rapporté directement ce qui le met en valeur, va dans le même sens : « Quelle charmante maîtresse, tout de même. » Comment comprendre cette restriction ? Fait-il allusion à la dispute qui les a séparés, avec alors une forme de regret ? Ou bien,  faut-il l’interpréter en relation avec son mariage, obstacle sur le plan de la morale, avec l’adjectif « charmante » pour justifier, en quelque sorte, l’adultère ? En fait, cette rencontre constitue une autre forme de victoire pour Bel-Ami, car Clotilde de Marelle, humiliée et frappée lors de leur dernière rencontre, avait toutes les raisons de ne pas assister à ce mariage. Or, non seulement elle y vient, mais elle se présente à lui « un peu timide, un peu inquiète », en femme par avance soumise.

Ernst Heilemann, Voyage de noces, 1908, in La Plante Berlinoise, album. Archiv für Kunst und Geschichte, Berlin 

        Tout va alors se jouer sur une « pression » de la main, qui laisse présager l’avenir. Qui a fait le premier geste ? Georges qui « reçut [sa main] dans la sienne et la garda », acceptant ainsi cette soumission ? Ou plutôt elle, si l’on en croit la précision de Maupassant qui généralise ainsi la faiblesse propre, selon lui, au tempérament féminin : « il sentit l’appel discret de ces doigts de femme, la douce pression qui pardonne et reprend ». Ainsi cette poignée de main remet en place leur complicité, à l’insu totale de l’épouse, Maupassant interprétant la scène : « Il la serrait, cette petite main, comme pour dire : "Je t’aime toujours, je suis à toi !" » Le rythme ternaire dans le récit qui suit, « Leurs yeux se rencontrèrent, souriants, brillants, pleins d’amour », complète le message contenu dans la simple et banale formule « À bientôt ». Mais l’échange de ces quelques mots, avec  la précision de « sa voix gracieuse » à laquelle fait écho l’adverbe « gaiement » pour la réponse de Du Roy annonce bien un futur rendez-vous, donc un futur adultère

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Mais s’agit-il d’ « amour » ? Il est permis d’en douter surtout lorsqu’on découvre les pensées ultimes de Du Roy dans les dernières lignes du roman, qui le ramènent à une vision érotique : « Mme. de Marelle rajustant en face de la glace les petits cheveux frisés de ses tempes, toujours défaits au sortir du lit ». C’est en étant « Bel-Ami » qu’il a effectué son ascension sans scrupules, en profitant du « lit » des femmes, sans scrupules toujours il restera « Bel-Ami », même une fois marié à Suzanne.

Ernst Heilemann, Voyage de noces, 1908, in La Plante Berlinoise, album. Archiv für Kunst und Geschichte, Berlin

Enfin, dernier signe de cette permanence de « Bel-Ami », son arrivisme ne semble en rien atténué par le succès. Cet homme, que Maupassant nous présentait, au début du roman, dans sa dimension animale, à travers ses sensations de faim, de soif, de chaleur, reste cet animal, assez voisin du fauve. Son bonheur se traduit par une sensation que Maupassant détaille : « Il sentait sur sa peau courir de légers frissons, ces frissons froids que donnent les immenses bonheurs. » Il semble être parvenu au sommet de ce qu’un homme peut espérer.

Pourtant Maupassant laisse son dénouement ouvert, en mettant en place un horizon d’attente, une autre marche à gravir, celle qui le sépare encore du pouvoir politique :   « il découvrit là-bas, derrière la place de la Concorde, la Chambre des députés. Et il lui sembla qu’il allait faire un bond du portique de la Madeleine au portique du Palais-Bourbon ». La conjonction « Et » relie étroitement le lieu présent, le parvis de l’église, et le lieu futur, qui se font face de part et d’autre de la Seine, comme pour signifier que l’arriviste ne s’arrêtera pas dans sa soif de puissance et de richesse.

La Chambre des députés 

CONCLUSION

 

Cet épilogue résume donc bien toute la complexité du roman. D’une part, Georges Duroy ressemble à bien des héros de « romans d’apprentissage », puisqu’il parvient au sommet après une série de péripéties, grâce à l’aide de plusieurs initiateurs, au premier rang desquels les femmes, comme ici au bras de Suzanne Walter. On peut, par exemple, penser à Rastignac, héros du Père Goriot de Balzac. Rappelons ce que lui expliquait Forestier dans le premier chapitre : « Dis donc, mon vieux, sais-tu que tu as vraiment du succès auprès des femmes ? Il faut soigner ça. Ça peut te mener loin. [...] C’est encore par elles qu’on arrive le plus vite. ». Georges n’a-t-il pas été un bon élève, mettant en pratique cette maxime pour réussir ? Ainsi Maupassant nous le montre ici grandi, vivant un véritable triomphe, un sacre royal, une apothéose

Mais, d’autre part, il se distingue des héros des « romans d’apprentissage » car il porte déjà en lui, dans sa « nature » même de paysan normand, les composantes qui vont lui permettre l’ascension sociale, complétées par son ancien métier de « hussard » qui a achevé de lui enlever tout scrupule. Mû par ses désirs, ses sensations, ses pulsions, dirions-nous aujourd’hui, il lui suffit de trouver le terrain favorable à sa nature de « fauve », et Paris lui offrira ce terrain en stimulant son appétit de richesse et de pouvoir. Plus qu’un héros, Maupassant a donc mis en scène un anti-héros, dont l’initiateur devient la société de la IIIème République.  
C’est cette société, en effet, avec ses femmes-courtisanes, sa presse en collusion avec un pouvoir politique corrompu, son avidité de plaisirs, qui permet la réussite d’un tel personnage, et l’approuve d’ailleurs totalement, toutes les valeurs morales semblant avoir disparu au profit d’un seul maître, l’argent.

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