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Jules Barbey d'Aurevilly, Le Chevalier Des Touches, 1864

 L'auteur (1808-1889) 

Pour découvrir les œuvres de Barbey d'Aurevilly

Le Normand

Lorsque naît, à Saint-Sauveur-le-Vicomte, Jules Amédée Barbey d’Aurevilly, le 2 novembre 1808, sa famille ne possède son titre de noblesse que depuis 52 ans. Mais elle reste très attachée à la monarchie. De 10 à 17 ans, il vit chez son oncle à Valognes, et il se souviendra de ce milieu provincial étriqué pour en faire le cadre de nombreuses œuvres, notamment du récit du Chevalier des Touches. C’est aussi là qu’il écoute les contes normands de la servante Jeanne Roussel, autre source de son inspiration.

Barbey d'Aurevilly : sa maison natale

Le dandy

À 19 ans il découvre Paris et se lie d’amitié avec le poète Maurice de Guérin. De retour à Caen pour poursuivre ses études de droit, il s’oppose à sa famille en refusant de porter son titre de noblesse et en affichant des opinions républicaines. C’est aussi à cette époque qu’il débute, avec le libraire Trébutien qui sera un ami pendant de longues années, une activité littéraire, publiant ses deux premières nouvelles.  

La rupture avec sa famille devient totale en 1833 : il retourne à Paris où il entreprend une carrière journalistique pour La Revue scientifique et Le Nouvelliste. Il reprend cependant son titre, et mène dans les salons mondains une vie de dandy, à l’image de l’anglais George Brummell. Il fait paraître d’ailleurs, en 1845, un petit traité, Du Dandysme et de George Brummell

L'écrivain

Mais une seconde rupture intervient dans sa vie en 1846-1847 : il revient au catholicisme, fonde, avec quelques amis, « la Société catholique » destinée à rénover l’art religieux, est rédacteur de La Revue du monde catholique (qui ne paraît que pendant un an), et prône des idées conservatrices, ultra-royalistes. En 1851, sa rencontre avec la baronne de Bouglon, qu’il surnomme son « Ange blanc », confirme cette orientation, qui rejaillit sur sa production littéraire. Cela le conduit à une réconciliation avec ses parents. 

À la mort de son père, en 1868, la maison de famille doit être vendue en raison de nombreuses dettes, mais Barbey d’Aurevilly reste attaché à sa région natale : il loue, en 1872, un appartement à l’hôtel Grandval, à Valognes, où il séjourne plusieurs mois chaque année jusqu’en 1887. 

André Gil, caricature de Barbey d'Aurevilly, 1877

A. Gil, caricature de Barbey d'Aurevilly, Le Constitutionnel, 1877 

E. Lévy, "Portrait de Barbey d'Aurevilly", 1882

É. Lévy, Portrait de Barbey d'Aurevilly, 1882. Huile sur toile, 116 x 91.  Musée du château de Versailles 

Barbey d'Aurevilly, "Du Dandysme et de George Brummell", 1845

 Le contexte historique 

Le roman historique

Le roman historique se développe particulièrement au  XIX° siècle, en raison de deux chocs politiques et sociaux, la chute de l’Ancien Régime, puis la chute du Ier Empire, qui créent un traumatisme. On cherche alors les raisons de ces ruptures, et on tente de retrouver une continuité, au-delà des aléas historiques, en découvrant ce qui fait le génie d’un peuple. Les écrivains romantiques veulent aussi se donner des héros, pour répondre à la médiocrité d’un siècle où triomphe la bourgeoisie avec, pour seul  idéal, le matérialisme.

 

Ainsi, pour exhumer le « génie » d’un peuple, effacer le traumatisme révolutionnaire et sa déchristianisation, les écrivains redécouvrent une époque longtemps considérée comme les « siècles obscurs » : le moyen âge.  Il va se trouver grandi, magnifié, en tant qu’époque où l’art atteint son apogée avec le style gothique, où la force et la foi gardaient un sens et donnaient naissance à des héros empreints de noblesse et de grandeur d’âme. Les romans de l’Anglais Walter Scott (Waverley, 1814 - Rob Roy, 1818 - Ivanhoé, 1819) deviennent des modèles, et marquent la naissance du roman historique : de 1815 à 1832, un tiers des romans édités est historique. La seconde moitié du siècle continuera dans cette voie, en s'élargissant à d’autres époques, jusqu’à la lointaine antiquité.

 

Mais très vite ressort le paradoxe du roman historique. Comment concilier, en effet, deux entreprises contradictoires, l’une qui consiste à faire un roman, donc une fiction, l’autre qui consiste à faire de l’Histoire, donc à retrouver une vérité objective des faits ? Cette contradiction devient flagrante avec le développement de  la publication en feuilleton, qui donne à ces romans de nouveaux lecteurs, un public populaire, avide de rebondissements, de péripéties et de scènes-spectacles. De là à déformer les faits historiques, la tentation est forte… Enfin, la lutte entre les courants littéraires du romantisme, qui tend à idéaliser, et du réalisme fait naître une nouvelle réflexion sur les rapports entre le réel et le vrai : le roman historique constitue un domaine de discussion privilégié sur ce sujet. 

Contexte

Pour lire Le Chevalier des Touches

Les faits historiques : la chouannerie

Les faits historiques, autour de la période révolutionnaire, sont bien présents dans le roman, depuis l’allusion à « l’armée de Condé », qui avait levé des troupes pour la défense de la monarchie, jusqu’à cette fin de 1799 (en réalité la nuit du 2 au 3 février 1799) où eut lieu l’évasion de Des Touches, en passant par les épisodes sanglants de la guerre des Chouans et de la Terreur avec ses « Colonnes Infernales, qui pillaient et massacraient le pays ».

   

Dès 1791 les paysans de Bretagne se soulèvent, pour défendre l’évêque de Nantes contre les « Bleus », Révolutionnaires qui veulent lui imposer le serment exigé par la Constitution civile du clergé. Cette révolte s’amplifie avec le refus des enrôlements forcés.

 

En 1792 Jean Cottereau, surnommé « Jean Chouan », prend la tête des insurgés et, en 1793, les deux tiers de l’Ouest sont gagnés par la révolte. Il ne s’agit alors que de « jacqueries », émeutes paysannes traditionnelles, surtout dues aux difficultés économiques croissantes. Mais, peu à peu, une véritable armée se constitue en Vendée, organisée par plusieurs nobles. Elle monte vers le nord, en remportant plusieurs victoires contre les « bleus », les troupes révolutionnaires. Cependant la situation s’inverse après une défaite au Mans et un échec devant Granville.  

L. Lamarre, "Portrait de Jean Chouan", 1840

L. Lamarre, Jean Cottereau, dit Jean Jouan. Portrait réalisé d'après des témoignages, 1840. 

La révolte se transforme alors en une guérilla, avec des troupes réfugiées dans les forêts, qui entretiennent, par leurs brigandages et leurs assassinats, la terreur dans la population. Après des négociations, le traité de la Mabilais est signé, en avril 1795, pour mettre fin aux combats, mais seuls 21 chefs chouans sur 121 le cautionnent. Un débarquement des émigrés à Quiberon échoue deux mois après, et les généraux républicains reprennent l'avantage.

Les royalistes modérés décident alors de revenir au pouvoir par les élections. Mais leur annulation en 1797 dans 49 départements, notamment dans l’Ouest, entraîne une dernière vague d’insurrection, qui bat son plein en 1799, avec le refus des nouveaux enrôlements dans les armées républicaines. Plusieurs villes sont occupées par les chouans. 

Une chanson de Jean-Pax Méfret, 2006

Mais, après le coup d’État du 18 brumaire, Bonaparte mène une politique de pacification : il accorde aux insurgés une liberté de culte contre leur soumission, confirmée par le traité de Pouancé en décembre 1799. C’est la fin de la chouannerie.   

Lieux

 Les lieux dans le roman : du réalisme à la transformation du réel

                               Des lieux réels...

L’histoire des « Chouans » s’inscrit dans l’ouest de la France, de la Vendée à la Normandie en passant par le Maine, l’Anjou et la Bretagne. Le roman, lui, prend pour cadre le Cotentin, plus précisément la zone qui englobe les villes de Granville, d’Avranches et de Coutances, où se déroule l’intrigue, et Valognes, lieu du récit. Le parti-pris de réalisme est flagrant dès l’incipit, avec la mention des toponymes, et il se trouve renforcé par l’appel au témoignage du lecteur : « Tous ceux qui connaissent le pays n’ignorent pas… » 

Ainsi, même quand il change les noms, pour éviter tout litige (le château de Touffedelys est en fait celui de la famille de Touffreville), l’écrivain situe précisément les lieux de l’action, les décrit minutieusement comme il le fait aussi pour celui du récit, le « petit salon » des deux sœurs Touffedelys. C’est que pour lui, comme pour Balzac, la mise en place des personnages ne se conçoit pas hors du cadre auquel ils appartiennent : « un vieil appartement [...] tout à fait en harmonie avec le groupe qui, pour le moment, s’y trouvait. Le nid était digne des oiseaux. »   

La presquîle du Cotentin

L.e cadre de l'action : la presqu'île du Cotentin

La cathédrale de Valognes

La cathédrale de Valognes

        Pour le lieu du récit lui-même, rien de plus banal que la petite ville de Valognes, « aristocratique petite ville de province endormie », avec sa place des Capucins, son couvent des « dames Bernardines » et sa rue des Carmélites. Mais, à elle seule, elle permet déjà de recréer l’atmosphère hors du temps propre à cette réunion de personnages enfermés dans leurs souvenirs d’il y a trente ans. 

Le salon est placé sous le signe de la monarchie absolue disparue avec les portraits de « deux femmes en costume Louis XV », les « quatre bustes d’argile recouverts d’un crêpe noir « , ceux de la famille royale défunte, et « des fauteuils, en vieille tapisserie de Beauvais, traduisant les fables de La Fontaine ». Le lieu est comme pétrifié dans un passé à jamais révolu, lui-même cristallisé à travers le récit de Barbe de Percy.

       Pour le lieu de l'intrigue, c’est aussi toute la réalité des paysages normands que l’action dépeint, à commencer par les châteaux, ici celui de Touffedelys, point central car « quartier général le plus caché et le plus sûr » des insoumis contre-révolutionnaires. Avec ses « environs [...] couverts de ces grands bois, le vrai nid de toutes les chouanneries !  » et « situé à peu de distance d’une côte solitaire, presque inabordable à cause des récifs », le décor est mis en place, prêt pour les « combats de buisson et de haie  »  qui ont caractérisé les coups de main de la chouannerie. Elle avait, en effet, pris naissance dans ces campagnes profondément catholiques où les paysans étaient restés fidèles aux traditions, garanties par leur seigneur et leur Roi. 

Les chemins creux du bocage normand

Les chemins creux du bocage normand

La noblesse, elle, pour échapper à la Terreur, avait émigré et tentait d’organiser à distance la contre-Révolution. D’où la mention fréquente de l’Angleterre, refuge de nombreux exilés, et le rôle de des Touches, agent secret assurant la liaison entre les deux contrées : le « chevalier  Des Touches, déguisé en pêcheur de congres [...], se risquait pour le service du roi, de la côte de France à la côte d’Angleterre, à travers cette Manche toujours grosse de quelque naufrage  ».

Ce paysage naturel contraste avec les deux villes évoquéesAvranches dans l’animation de son activité commerciale, le jour de la foire (même si celle de la Saint-Paterne n’a jamais eu lieu !), avec ses « auberges  » et ses « cabarets « , sa « place du marché  » devenue « champ de foire  », et Coutances, « ville ensevelie tout entière  » dans son sommeil nocturne. 

 

Nous noterons, cependant, un autre effet de contraste entre l’aspect ordinaire des rues de ces villes, animées ou désertes selon l’heure, et les prisons qu’elles renferment, massives forteresses aux murs épais qu’il faudra assaillir par la ruse pour délivrer le chevalier.

Donjon d'Avranches

Le donjon d'Avranches

                                                                                                                   ... à la métamorphose du réel

Mais le romancier ne se soucie guère de faire oeuvre d’historien ; son but est de restituer le souffle de la passion qui animait les partisans d’une chouannerie alors déjà condamnée. Leur désespoir les portait d’autant plus à se dépasser, ce qui explique la puissance des souvenirs trente ans après. Il lui fallait donc charger son décor d’une valeur symbolique.

Ainsi, l’incipit met en place une atmosphère sinistre pour restituer la peur. Dans la petite ville de Valognes, « indolente  et bien close », résonne « le bruit de deux sabots », « grinçants et haletants », que viendront accompagner les « hurlements des chiens ». Ajoutons à cela la « croix [...] sur laquelle se tordait, en saignant, un Christ de grandeur naturelle  » et l’on aura le cadre, propre à « faire pénétrer  le frisson jusque dans les os et [à] doubler les battements du cœur  », décor et qui convient à l’apparition du revenant, ce Des Touches dont l’histoire va être contée. 

D’emblée, le récit bascule donc vers le fantastique, qui, sans sortir de la réalité, lui donne une dimension surnaturelle, comme en jugeait Anatole France : « [...] ce livre me donna le frisson ». 

La mer, élément fondateur, donne au héros sa dimension épique. Sur cette terre des Normands, imprégnée du « vieux sang des pirates du Nord  », quoi de plus normal qu’elle enserre le récit ? Elle ouvrira à Des Touches l’horizon grandiose qui va forger sa légende, celle d’« un roi, le roi des mers ! »  Ainsi les « vieux matelots  du port de Granville, amateurs du merveilleux, comme tous les marins, [...] dirent-ils qu’il charmait les vagues… ». C’est aussi, dans le dernier chapitre, la mer qui sert de cadre à sa disparition : il va s’évanouir sur cette « mer battant son plein », dans sa « barque qui s’enlevait sur la vague comme un cheval ardent qui piaffe ». Les comparaisons amplifient le destin du héros, comme dans cette ultime vision : il « disparut entre deux vagues pour reparaître comme un oiseau marin, qui plonge en volant et se relève, en secouant ses ailes. C’était à se demander qui des deux reprenait l’autre, si c’était lui qui reprenait la mer ou si la mer le reprenait ! ».  

Jean-Louis Petit, "Vue du phare de Gatteville"

Jean-Louis Petit, Vue du phare de Gatteville. Musée d’art Thomas-Henry, Cherbourg

Les combats : une vision fantastique

De même, chaque cadre des actions liées au chevalier prend très vite une dimension quasi surnaturelle, nous plongeant ainsi dans l’atmosphère héroïque des romans médiévaux. Le paysage de la campagne normande, par exemple, observé du haut des tourelles du château par Barbe et Aimée, à la façon des nobles dames des temps anciens, est amplifié par des images qui semblent confondre la mer et les bois en une même entité : « nous ne voyions jamais que des abîmes de feuillage, que des océans de verdure sur lesquels le regard lassé se perdait… ». 

Les combats : une vision fantastique

C’est notamment le cas lors des combats. Ainsi, pendant l’expédition pour libérer le chevalier de la prison d’Avranches, le champ de foire devient une « plaine de colère » : « Le sang jaillissait et faisait fumée comme fait l’eau sous la roue du moulin! » D’ailleurs, comme dans l’épopée, le lieu de ce combat se hausse aux dimensions de la légende : « À Avranches, on vous montrera, si vous le voulez, à cette heure encore, la place où ces rudes chanteurs combattirent. L’herbe n’a jamais repoussé à cette place. Le sang qui, là, trempa la terre était sans doute assez brûlant pour la dessécher ».

Par contraste avec la petitesse du salon clos dans lequel se fait le récit, Barbey donne ainsi aux actions des chouans la valeur d’exploits mythiques.  

Le récit se ferme sur l'ultime épisode du moulin bleu, au chapitre VIII : il en constitue, en quelque sorte, l’apothéose. Banal moulin dans un paysage ordinaire, à première vue ! Cependant sa couleur prend déjà une valeur prémonitoire, ce « bleu » est celui des « patriotes », ennemis des chouans. Mais il va se hausser à une dimension mythique en devenant l’instrument de la vengeance de Des Touches contre le meunier traître, qu’il a attaché sur une des ailes. Cette aile semble ainsi se détacher sur le ciel telle celle d’une Némésis vengeresse : « l’implacable aile de ce moulin, remontant éternellement pour redescendre, et redescendant pour remonter… ». Le ciel lui-même paraît effrayé par ce terrible supplice, digne de la mythologie antique : « Le soleil, qui rougissait comme s’il eût été humilié de se baisser vers la terre, envoyait comme un regard de sang à ce moulin de sang… » 

Un modèle du "moulin bleu"

Un modèle du "moulin bleu"

C’est donc sur la violence de ce rouge sanglant, écho du Christ sanglant apparu dans l’incipit, que se ferme la légende de Destouches, vision dont avait dû être frappé l’esprit du jeune Barbey l’entendant raconter.   

Temps

 Le temps dans le roman : quand l'Histoire se fait fiction....

Dans une lettre à son ami Trébutien, Barbey d’Aurevilly l’invite à lire dans son roman bien plus que l’histoire d’un épisode de la Révolution française : « Je ne suis pas le terre-à-terre de l’histoire [...]. Il y a mieux que la réalité, c’est l’idéalité qui n’est, au bout du compte, que la réalité supérieure, la moelle des faits plus que les faits eux-mêmes. »

Un salon suranné au XIX° sièce

Un salon suranné, au XIX° siècle

Le temps du récit

Le récit fait par Barbe de Percy constitue une analepse, un retour en arrière de 30 ans environ, selon les quelques précisions données dans le roman : l’auteur, enfant quand il l’écoute, a « environ treize ans », ce qui conduit à proposer la date de 1821-1822, de même la date, citée au début du roman, mais incomplète, de la construction de la croix : « en 182… ». 

Le récit se situe donc sous la Restauration, sous le règne de Charles X, soit encore un décalage de 30 temps avec l’époque de l’écriture du roman.

Or, lorsqu’il rédige son roman, l’auteur a lui-même évolué : il est passé des idées ultra-royalistes, exprimées dans ses articles de 1850, aux opinions bonapartistes, pour lesquelles il fait campagne en 1852 afin de rétablir l’Empire. Puis il s’en détachera, notamment en raison des excès de la censure, dès 1857, prenant alors ses distances avec la vie politique.          

Une des originalités du roman est donc ce va-et-vient entre trois époques : le récit autobiographique de la narratrice-personnage - période révolutionnaire - est forcément influencé par sa vieillesse sous la Restauration, puisque le récit est rétrospectif, et par le savoir de l’auteur, dans la seconde moitié du XIX° siècle, qui lui prête alors une dimension prémonitoire : « brûlant de ce royalisme qui n’existe plus », affirme-t-elle ainsi, ou, à propos des rois, « ils mourront comme les Stuarts » déclare le baron de Fierdrap.

Les chouans vus par Barbey d'Aurevilly

Mais qui étaient véritablement ces Chouans, ainsi baptisés d’après le surnom de leur chef, Jean Chouan, et son cri de ralliement imitant celui du chat-huant, espèce de chouette ? 

Bien évidemment ils s’opposent à la Révolution, qui, pour la Noblesse, représentait une perte totale : « La Révolution leur avait tout pris, famille, fortune, bonheur du foyer [...]  » rapporte la voix de Barbey d'Aurevilly, l’écrivain royaliste, qui met aussi en évidence les pires symboles de cette Révolution, tels le tribunal révolutionnaire ou la guillotine.  Le point culminant est sans doute l’évocation de l’anthropophagie à propos de la Hucson, gardienne de la prison d’Avranches : « [...] elle avait goûté au coeur de M. de Belzunce, quand les autres poissardes du Bourg-l’Abbé et de Vaucelles avaient, après l’émeute où il fut massacré, arraché le cœur à ce jeune officier et l’avaient dévoré tout chaud. »

« Nous ne sommes point armés pour nous entre-détruire les uns les autres, mais bien pour résister à l'oppression, et pour faire entendre nos justes plaintes qui, quoique vous en disiez, ont été souvent rejetées. Aujourd'hui que vous vous dites disposés à les écouter et même à les faire valoir, nous allons vous les retracer en peu de mots.

Écartez de nous le fléau de la milice, et laissez aux campagnes des bras qui leur sont nécessaires. Vous nous parlez d'ennemis qui menacent nos foyers: c'est là que nous saurons les repousser, s'ils viennent nous attaquer ; c'est là que nous saurons défendre contre eux et contre tous autres, nos femmes, nos enfants, nos bestiaux et nos récoltes, ou périr avec eux.

Rendez à nos vœux les plus ardents nos anciens pasteurs; ceux qui furent, dans tous les temps, nos bienfaiteurs et nos amis ; qui, partageant nos peines et nos maux, nous aidaient à les supporter par de pieuses instructions et par leur exemple. Rendez-nous avec eux le libre exercice d'une religion qui fut celle de nos pères et pour le maintien de laquelle nous saurons verser jusqu'à la dernière goutte de notre sang.

Rendez à nos campagnes ceux de ces dignes pasteurs que vous retenez dans vos murs, et permettez à ceux qui se sont exilés de revenir nous distribuer les consolations dont nous avons grand besoin; leur retour ramènera partout la paix, l'union, la concorde.

Telles sont nos principales demandes. Nous y joignons notre vœu pour le rétablissement de la royauté, ne pouvant vivre sous un gouvernement républicain, qui ne présente à nos esprits que des idées de division, de troubles et de guerres. »

Proclamation des insurgés de La Roche-Bernard, 15 mars 1793

Mais, s’ils ne s’agissaient pour les Chouans que de défendre les privilèges abolis, comment expliquer la présence de tant d’hommes du peuple parmi eux ? S’agissait-il alors de paysans dupés, en quelque sorte, par leurs anciens maîtres, qui les « remorquaient [...] au combat », selon les dires méprisants des « Bleus » ? Mais si tel était le cas, ils n’auraient certainement pas été jusqu’à ce comble de l’héroïsme…

Nous les appellerions plutôt aujourd’hui « résistants », et c’est ainsi que Barbey les présente, comme des « groupes de partisans éparpillés  » dans les campagnes, qui faisaient « le coup de feu  » dans une « guerre nocturne et masquée. D’où ce verbe « chouanner », fréquent dans le roman, dans le sens de « prendre des chemins détournés », leur connaissance des lieux leur permettant de s’évanouir au plus profond des bois. 

¨P.-N. Guérin, Louis Duverger, marquis de La Rochejaquelein, 1817. Musée de Cholet

Théophile Busnel, Pierre  Guillemot

Or, cela ne peut que rappeler au lecteur contemporain la Seconde Guerre mondiale, avec les « maquis » dans lesquels se cachaient Les Résistants, comme les chouans de jadis. Barbey emploie aussi le terme de « guérillas », qui sonne étrangement aux oreilles d’un lecteur du XXI° siècle, habitué à l’entendre dans un autre contexte. Ces choix lexicaux éclairent cependant d’un jour nouveau ces combattants de la liberté, nobles et hommes du peuple mêlés pour préserver « l’esprit du pays qu’on nommait autrefois « la gaye France » [...] ».

Cependant, le roman n’est pas un éloge de la monarchie et des Chouans qui l’ont servie contre les rigueurs révolutionnaires ! Pas de manichéisme, il n’y a pas d’un côté « les bons », de l’autre « les méchants », et Barbey d’Aurevilly critique les deux camps dans cette guerre civile, les « Bleus » comme les porteurs de la « cocarde blanche ». 

Ainsi à deux reprises il rappelle l’ingratitude de la monarchie envers ceux qui ont lutté pour la défendre :  «  [...] il vivait comme il pouvait de quelques bribes et de la maigre pension qu’octroya la Restauration aux pauvres chevaliers de Saint-Louis, qui avaient suivi héroïquement la maison de Bourbon à l’étranger et partagé sa triste fortune. », « [...] le grand Jean Cotreau, qui a nommé la Chouannerie et qui est resté seul de six frères et sœurs, tués à la bataille ou à la guillotine, est mort, le cœur brisé par les maîtres qu’il avait servis, auxquels il a vainement demandé, pauvre grand cœur romanesque, le simple droit, ridicule maintenant, de porter l’épée !  » La Révolution semble n’avoir rien appris à la noblesse de retour, qui continue de se draper dans un orgueil dépassé ! 

A. Bloch, "La Mort d'Henri de La Rochejaquelein, 1889

Parallèlement, il ne cache pas les horreurs commises par les chouans, ni la peur que provoquaient dans la population les « Grille-pieds » , comme on les surnommait d’après « les horribles feux qu’ils allumaient sous les pieds des Bleus  ». Pensons aussi à la terrible mort infligée au fils de la Hucson, scène décrite dans toute sa barbarie, alors que les chouans avaient joué aux quilles « à coups de boulet  » contre les têtes des ennemis, enterrés vivants. Des Touches lui-même choisit une bien sinistre façon de se venger du meunier qui l’avait trahi !

Mais toute guerre civile a ses excès, dans une interminable vengeance d’un camp contre l’autre : telle semble être l’opinion de Barbey d’Aurevilly.

Alexandre Bloch, La Mort  d'Henri de La Rochejaquelein, 1889. Musée Dobrée, Nantes

CONCLUSION

 

Si l’idée a germé, d’après les lettres de Barbey d’Aurevilly, dès 1850, il a fallu bien des années avant que l’écrivain mène son roman jusqu’au bout. Il a donc été manifestement gêné : « Je n’écris pas vite ce roman dans lequel je veux ployer ma diable de nature rebelle à de certaines choses pour lesquelles elle n’a pas d’instinct. » (1855) Et le roman ne paraîtra qu’en 1864. 

C’est que toute l’oeuvre de Barbey d’Aurevilly donne la preuve de son goût pour l’imaginaire, pour les légendes et contes allant jusqu’au fantastique. Frustré par sa matière de base, historique, l’épisode de la chouannerie raconté, il a donc tout mis en oeuvre pour en faire du « romanesque », jouant sur les registres, tels le fantastique, l’épique… pour donner de l’ampleur à ce qui relève de l’Histoire, ou choisissant des stratégies narratives afin de faire croire à la vérité alors même qu’il s’agit de pure fiction. Écoutons l’écrivain lui-même parlant du Chevalier Des Touches : « Ce roman, c’est-à-dire de l’histoire possible quand elle n’est pas réelle, c’est-à-dire en d’autres termes de l’histoire humaine. » et « Qu’importe la vérité pointillée, méticuleuse des faits, pourvu que les horizons se reconnaissent, que les caractères et les mœurs restent avec leur physionomie et que l’imagination dise à la mémoire muette : C’est bien cela. » 

Énonciation

 L'énonciation dans Le Chevalier Des Touches

Narrateur et narratrice

 

Le roman repose sur une mise en abyme : le récit-source des aventures chouannes, fait par la narratrice, Barbe de Percy, s’insère dans un récit-cadre, dont nous n’apprenons qu’à la fin qu’il est dû à la présence de l’écrivain, enfant âgé de 13 ans, dans le vieux salon de Valognes, alors destinataire du récit-source. 

Le récit joue ainsi sur deux stratégies d’énonciation. Le récit à la troisième personne est pris en charge par un narrateur-omniscient, l’écrivain, qui a complété ses souvenirs d’enfance par sa rencontre avec Des Touches et ses recherches historiques ; le récit à la première personne, en supposant l’engagement de la narratrice, donne l’illusion de vérité nécessaire au roman historique.        

La mise en abyme

Pour définir la mise en abyme

         Le narrateur du récit-cadre

Un glissement s’établit, de l’auditeur-enfant, cette « autre personne » dont la présentation est retardée jusqu’aux dernières pages, au narrateur-adulte qui se confond avec l’écrivain. Ainsi se trouve confortée une vérité historique, puisqu’il affirme avoir gravé à jamais cette histoire dans sa mémoire, au point qu’il suffira d’un « hasard », des informations sur le chevalier devenu fou, pour réactiver les souvenirs. 

Cependant, Barbey d’Aurevilly n’a plus treize ans quand il écrit ! Il est entré dans le monde parisien. En parfait dandy, il a mené « une vie passionnée  avec ses distractions furieuses et les terribles dégoûts qui le suivent ». Le chiasme, avec les adjectifs en son centre, souligne nettement l’amertume de celui qui rejette son époque, jugée médiocre et décadente, et qui a borné ses ambitions. Tout le passé de grandeur s’est figé, et il ne reste plus, pour se consoler de cette perte irrémédiable, que le récit qui « pourra tremper son cœur dans le mépris des choses humaines ». Aucun des personnages de ce récit, pas même son héros, n’a, en effet, véritablement accompli une destinée : ils ne sont que des victimes de l’Histoire. Leur vie s’est comme arrêtée dans ce salon bien clos, et elle ne reprendra que grâce à la magie de cet autre conteur qu’est Barbey d’Aurevilly. Ressent-il, lui aussi, ce même sentiment d’une vie ratée à laquelle seule l’écriture viendrait donner un sens ?  

         La narratrice du récit-source

L’écrivain délègue la parole à sa narratrice, Barbe, au prénom étrangement proche de son nom…, et l’emploi du « Je » ne peut que renforcer l’effet de réel : « Elle contait comme quelqu’un qui a vécu la vie de son conte », « je vis, de mes deux yeux, qi ne reverront jamais pareilles choses, ce qui me reste à vous conter. » Le récit s’affirme ainsi véridique par rapport aux « versions infidèles et changeantes de l’émigration ». Le « Je » peut alors céder la place au « nous », chargeant ainsi le récit d’une valeur symbolique, ultime témoignage sur la chouannerie par une de ses survivantes. 

Cependant, dans la mise en scène de ce récit enchâssé – à commencer par le titre du premier chapitre, « Trois siècles dans un petit coin » – l’écrivain accentue l’écart temporel entre le temps de l’action et celui de son énonciation. Le salon est fermé, isolé de la petite ville de Valognes, oubliée dès l’entrée de l’abbé. Il est encombré de vieilleries, dont cette pendule qui semble scander un temps immobile, en opposition au temps des « horloges » qui ponctua les actions racontées…

La vérité naît donc au cœur d’un monde disparu, dont les personnages vivent à peine. Pour reprendre la formule de D. Mounier-Daumas, ce roman est ainsi l’« Histoire des choses mortes racontée par des spectres dans un caveau ».     

Des destinataires multiples

 

En relation avec la double narration, on observe un système complexe de destinataires

Pour le récit-cadre, un destinataire premier est posé par la « dédicace », le père, comme une façon de rendre hommage à cet homme « fidèle à des opinions qui ne triomphaient pas. » Il devient donc l’emblème du destinataire ultime, le lecteur rêvé par l’auteur, le « vous » pris à témoin au début, puis à la fin du roman : « je Vous envoie ce livre qui Vous rappellera, quand Vous le lirez, des contemporains et des compatriotes infortunés auxquels le Roman, par ma main, restitue aujourd’hui leur page d’histoire. »

Pour le récit-source, oral, un groupe d’auditeurs, plus que des individualités, représente des stéréotypes, survivants d’un passé à jamais révolu. « Histoire militaire, digne d’un bien autre tambour !  » que Barbe de Percy, vieille aristocratique dérisoire : c’est cette phrase exclamative nominale qui introduit, à la fin du chapitre III, le récit des exploits du chevalier Des Touches, aux multiples destinataires : mademoiselle Sainte, la « cadette des Touffedelys » et sa sœur Ursule, le baron de Fierdrap, l'abbé de Percy, frère de la narratrice, et mademoiselle Aimée, qui n'arrive qu'à la fin du deuxième chapitre. 

Lire la dédicace du roman

Marold et Mittis, illustration pour l'édition Alphnse Lemerre : le salon des demoiselles Touffedelys

Le salon des demoiselles Touffedelys. Illustration de Marold et Mittis pour l'édition Alphonse Lemerre

Annonce de la vente aux enchères des biens de Marie Duplessis

         Le destinataire du récit-cadre

L’analyse de la dédicace, et du portrait du père ainsi brossé, conduit à une question : l’amertume et le regret perceptibles chez l’écrivain, son sentiment d’avoir « cour[u] follement après le vent », ne viendront-ils pas entacher la véracité du récit ? L’œuvre de mémoire que le fils dédie au père sera-t-elle « page d’histoire »… ou « Roman » ? L’ordre des mots dans la dernière phrase, et la majuscule, semblent déjà apporter une réponse. C’est bien la « fiction » qui intéresse l’écrivain !

Le père, d’autre part, préfigure le lecteur idéal, rêvé complice et pris à témoin dès le début du roman : « Supposez en effet… ». Jamais Barbey d’Aurevilly ne l’oublie, soutenant son attention : « ainsi qu’on va le voir », où  le pronom "on" crée une proximité. De même, il s’adresse à nouveau à lui à la fin du roman, pour lui demander son appui, la caution de sa réussite littéraire : « Si elle vous a intéressé, c’est bien heureux pour cette histoire ». Il va jusqu’à amplifier le prix de cette narration… comme un fils soucieux de prouver à ce lecteur-père, un temps renié, sa vraie valeur : « personne au monde n’aurait pu vous la raconter et vous la finir ! »

         Les destinataires du récit-source

Observons le portrait de ces destinataires : un abbé « de salon », souvenir de ces religieux mondains du XVIII° siècle, le baron Hylas de Fierdrap, patronyme éloquent pour un de ces petits nobles de province, les deux demoiselles de Touffedelys, une caricature de châtelaines… Quant à Aimée de Spens, peut-on la considérer comme une destinataire ? Sa surdité l’isole en fait du récit. À la quasi inexistence de ces auditeurs, ajoutons la dégradation qu’a provoquée sur eux la Révolution : ils ont tout perdu, n’ont rapporté d’Angleterre que de petites manies dérisoires, n’ont concrétisé aucun de leurs rêves… et même le baron a remplacé la noble chasse par la pêche… Cependant, leur vieillissement même leur permet de cautionner la vérité du récit : ils ont vécu ces temps révolutionnaires troublés… et la narratrice fait appel fréquemment à leur propre mémoire.

Face à la narratrice, ils vont donc jouer un rôle assez semblable à celui du chœur dans la tragédie antique :

Leur âge, leurs occupations rétrécies, leur passivité et le vide de leurs idées contrastent avec les actions et les idéaux propres aux personnages du récit. Ils leur servent ainsi de faire-valoir, attirant l’attention sur les faits primordiaux du récit, par exemple sur la tragédie amoureuse, sur la réalité des « Douze », ou  pour amplifier l’image de la prison. 

Ils sont aussi des commentateurs du récit, qu’ils développent en variations, en digressions et en extrapolations. Ils freinent ainsi la narratrice, « mécontente d’avoir été interrompue si longtemps » en donnant aux faits racontés une dimension plus dérisoire. Mais parallèlement ces « ricochets de conversation » apportent au récit toute la vérité du témoignage oral.

Enfin, leurs réactions, effets de surprise (« Diantre! », « Peste! »), de curiosité, d’angoisse, ponctuent le récit, créant une sorte d’écran entre la narratrice et le lecteur. Mais, paradoxalement, ces « choreutes » sont tellement ridicules que leurs commentaires fonctionnent a contrario : tandis que l’écrivain s’emploie à donner aux faits une dimension épique, les amplifications des destinataires, elles, réduisent la dimension des faits racontés

De façon pour le moins paradoxale, Barbey d’Aurevilly élabore donc, par l'image des destinataires et le rôle qu'il leur accorde, une véritable démythification des valeurs auxquelles le roman prétend faire adhérer ! Stratégie consciente - mais qui rendrait alors bien ironique la dédicace à son père - ou bien expression inconsciente de l'amertume de l'écrivain en cette seconde partie du XIX° siècle... où toutes ces nobles valeurs ont disparu ?

Héros

 Le héros du roman

Les faits historiques

 

Le héros éponyme appartient à l’histoire de la chouannerie. Fils d’un chef d’escadre qui s’était couvert de gloire lors de la guerre d’indépendance de l’Amérique contre les Anglais, Jacques Destouches, né à Granville en 1780, marche tout jeune sur les traces de son père, mais au service de la contre-révolution.                 

À la mort de son père, en mars 1798, il sert de courrier aux princes émigrés, faisant d’incessants passages entre Granville et Jersey. C’est cette activité que Barbey d’Aurevilly met en scène dans son roman. Trahi par un marin – et non par le meunier du « moulin bleu » évoqué dans le chapitre VIII – il est arrêté dans la nuit du 3 au 4 juillet 1798. Condamné à mort, il est délivré par ses compagnons le 9 février 1799, mais ne retourne à Jersey pour reprendre son rôle de courrier qu’après être resté caché en France plusieurs mois.                

Quand les premiers signes de son dérangement mental se manifestent, il sème le trouble parmi les royalistes émigrés. En 1808, pour se débarrasser de lui, le gouvernement britannique l’envoie au Canada, mais, sur le bateau, sa folie s’aggrave. On le ramène en Angleterre où il sera interné jusqu’en 1823. Jugé guéri, il revient en France, mais une rechute conduit à son internement à Caën en 1826, à l’asile du Bon Sauveur où il meurt en 1858. 

Il y a donc loin entre les faits historiques, suivis de cette triste fin, et le héros que Barbey d’Aurevilly dépeint dans son roman.

Le portrait fait par le romancier

 

L’écrivain, dans un souci de vérité historique, cherche à connaître avec précision le véritable Destouches, et les faits accomplis, comme en témoignent ses questions à son ami Trébutien dans une lettre de 1852. 

Ce même souci de vérité le pousse d’ailleurs à rencontrer lui-même le personnage, visite du 4 octobre 1856 dont un memorandum rend compte. Il nous présente alors un homme bien différent de celui que le roman nous fait découvrir. D’abord physiquement, son « nez en bec d’oiseau de proie » s’accorde mal aux aspects féminins du héros mis en relief dans l’œuvre. De plus, si, prisonnier de sa folie, il donne encore une impression de force, celle d’un « homme d’action, tout muscle, nerfs et volonté », dès la phrase suivante Barbey d’Aurevilly amoindrit sa valeur de combattant : « Il devait faire de l’héroïsme de troisième main, – ne pas commander, – porter une correspondance à travers tout et s’en tirer, – mais ce ne pouvait être un chef. – Il ne l’a pas été non plus. »    

« Sachez-moi ce qu’était ce Destouches – je n’ai encore que des choses vagues, – d’où était-il et qu’était-il ?… sa naissance, sa famille, son âge quand la Révolution éclata. Était-il blond ou brun, grand ou petit, fort ou faible ? Quand il eut été enlevé, que devint-il ? Où alla-t-il ? Je crois avoir entendu dire qu’on le porta à la côte et qu’on l’embarqua.[...] Revint-il ? Est-il mort fou de l’ingratitude des Bourbons, en 1815 ? Je l’ai ouï dire, mais le vérifier. » 

Barbey d'Aurevilly, "Lettre à Trébutien", 1852  

Pour lire le Memorandum

Ce constat conduit donc à une double question : pourquoi cet écart délibéré entre la vérité historique, connue de l’auteur, et la représentation romanesque du héros ? Pourquoi avoir choisi un épisode secondaire des combats de la chouannerie, et un personnage de « troisième main », lui aussi secondaire ?

Jean-Louis David, Les Amours de Pâris et d'Hélène, 1788. Musée du Louvre, Paris

Un personnage androgyne

 

Le titre du chapitre II, « Hélène et Pâris« , rapproche le héros de l’épopée grecque, mais curieusement, en l’associant à une figure féminine, celle d’Hélène, épouse du roi Ménélas et cause, selon la mythologie, de la guerre de Troie.      

Ce choix est, bien évidemment, dû à son « enlèvement » – qui était d’ailleurs le titre initial prévu par Barbey d’Aurevilly pour son roman –, mais aussi à son apparence physique, « une beauté presque féminine, avec son teint blanc et ses beaux cheveux annelés, qui semblaient poudrés, tant ils étaient blonds !  » 

Jean-Louis David, Les Amours de Pâris et d'Hélène, 1788.

Huile sur toile, 146 x 181. Musée du Louvre, Paris

D’ailleurs, comme Hélène, offerte en prix à Pâris par la déesse Aphrodite comme la plus belle femme de Grèce, on « l’aurai[...]t volontiers nommé la belle des belles » . Mais de cette grâce fragile, Barbey d’Aurevilly tire un effet de contraste avec sa force physique : « sous cette peau fine », le chevalier a « des muscles comme des cordes à puits  ».     

Pour renforcer le portrait de son héros, l’écrivain rapporte plusieurs anecdotes, qui, toutes, font ressortir son aspect androgyne. Par exemple, lors d’une dispute avec quatre paysans, il « tordit les pieds de chêne dans ses charmantes mains, comme si ç’avaient été des roseaux ! » De même, « pris brutalement à la cravate par un brigadier de gendarmerie, taillé en Hercule », il avait pu « saisir le pouce de cet homme , entre ses petites dents, ses deux jolis rangs de perles ! [et] le couper net d’un seul coup  ». Ou encore, évoquant les combats,  le romancier écrit : « il déployait tout à coup, à travers ses formes sveltes et élégantes, la force terrassante d’un taureau !  » Même son surnom, « la Guêpe », témoigne de cette ambiguïté, puisqu’il le doit à la fois à « cette taille fine et cambrée, comme celle d’une femme en corset »   et à sa valeur de combattant :  « la guêpe s’envolait toujours  » .

Un « cœur de chêne »

 

Notons immédiatement le choix de l’écrivain de scinder en deux le patronyme de son héros, qui devient « Des Touches », isolant ainsi le terme "touches" réservé à l’escrime, art dans lequel le personnage excelle. Son caractère, en effet, n’a rien de la douceur ni de la délicatesse prêtées traditionnellement aux femmes, au contraire, il emprunte à « la guêpe » son agressivité : « la guêpe qui tirait son dard et qui veut du sang ! » Ainsi, si le roman fait d’abord apparaître son courage, sa force d’âme exceptionnelle, son « cœur de chêne », très rapidement ses qualités s’inversent en une forme de cruauté gratuite, comme si le héros était « ivre du sang qu’[il] avait versé  ». Sa « vaillance  » se trouve alors qualifiée d’« acharnée et féroce ». 

Certes, la formule qui le désigne comme un « terrible coupeur de pouce » peut sembler bien dérisoire. Mais la vengeance exercée contre le meunier n’a, elle, plus rien de dérisoire, et le contraste de son androgynie l’amplifie encore : « Sa figure de femme [...] respirait, soufflait, aspirait avec une telle férocité la vengeance qu’elle était cent fois plus terrible que si elle avait été de la plus crâne virilité ». Les métaphores se modifient alors, et le chevalier devient « lion « , « panthère », et oiseau de proie quand il s’empare du meunier qu’il étouffe « dans ses serres ». Il se hausse ainsi à la hauteur des héros épiques de l’Antiquité, animé comme eux d’une haine « implacable  » qui lui donne cette force surhumaine d’arrêter l’aile du moulin bleu, à la hauteur même de la terrible déesse « Némésis  », chargée de venger les crimes. 

Un héros symbolique

Une ultime question reste posée : pourquoi Barbey d’Aurevilly a-t-il réalisé cette amplification romanesque ? Pourquoi avoir métamorphosé ce jeune homme fragile, personnage annexe de la chouannerie, simple passeur de courrier, en un bouillant Achille ? 

Pour répondre, il faut revenir à ce que fut la chouannerie, à ses plus illustres combats lors de la guerre de Vendée et à ce qui en subsistait en 1798 : les valeurs de la Révolution étaient alors triomphantes face au monde ancien de la monarchie absolue. Les derniers chouans n’avaient donc plus guère d’illusions sur l’issue de leur combat, comme le montre la réaction de La Varesnerie : « [il] eut probablement la prévision de quelque chose d’épouvantable qui devait amener d’abominables représailles et noircir un peu davantage la noire réputation des Chouans, qui l’était bien assez comme cela. » Ils le poursuivaient cependant, pour l’honneur dirait-on, même si, à aucun moment, Barbey ne mentionne une telle explication. 

Cependant, pour son héros, il s’agit de toute autre chose, et l’écrivain souligne sa différence : « Il était chouan, mais il ne semblait pas de la même nature que les autres chouans. [...] Peut-être chouannait-il pour chouanner, lui, et était-ce tout ?  » Le chevalier, en fait, annonce déjà les élans du romantisme naissant, à la fois plein de flamme et, d’une certaine façon, désespéré : il « caressait le danger comme une femme caresse sa chimère, ce rude joueur qui jouait son va-tout à chaque partie [...].  » Sans doute cherche-t-il, dans ce combat à rendre sa vie plus intense, une excitation qui lui donnerait un sens ? Ne joue-t-il pas un jeu, mais un jeu dans lequel la victoire justifierait l’existence même ? Une phrase du roman peut, en effet, revêtir un double sens : « La martingale qu’il jouait devait nécessairement avoir un terme, et le danger qu’il courait [...], il devait y succomber à la fin. » Dans le récit de Barbe de Percy, la phrase annonce l’arrestation, « sa prise ou sa mort ». Mais, rapportée à l’ensemble du roman, elle pourrait annoncer l’ultime défaite de Des Touches, la folie qui le coupera de lui-même, « l’abstraction de sa démence ».  

Le pavillon saint-Charles, asile du Bon sauveur, Caën

Le pavillon Saint-Charles, asile du Bon sauveur, à Caën

Derrière l’ultime vision du fou, « revenant » au début du roman, et dans son asile à la fin, Barbey d’Aurevilly nous rappelle ses propres conceptions. Son dandysme, mode de vie dont le signe essentiel, bien au-delà de l’aspect vestimentaire, était un mépris global pour les valeurs généralement admises dans la société. Nous pouvons même être choqué par le cynisme avec lequel il présente sa visite au chevalier : « L’état dans lequel je trouverais cet homme héroïque, mort tout entier et pourrissant dans le plus affreux des sépulcres : une maison de fou ! était une raison de plus de m’en donner le spectacle. C’est si bon de tremper son cœur dans le mépris des choses humaines, et entre toutes, de la gloire qui gasconne avec ceux qui se fient à elle et qui croient qu’elle ne peut tromper !  » La gloire « gasconne », c’est-à-dire, ment avec splendeur… , de même que, en ce temps où vit l’écrivain, plus rien, pas même l'honneur, ne mérite qu’on y attache du prix

CONCLUSION

À travers le choix, le portrait de son héros, et les actions que Barbey d'Aurevilly lui prête, tout le roman prend ainsi son sens. À quoi bon, nous suggère le romancier, croire en quelque chose, en un idéal, puisque, irrémédiablement, toute beauté se dégrade, toute foi s’évanouit au contact de la réalité médiocre, toute jeunesse se fane pour n’être plus qu’un lointain souvenir, tel celui des fleurs rouges contemplées par le chevalier, telles les évocations de ces vieillards dans ce vieux salon hors du temps !

 Les personnages secondaires

Personnages

À la fin de son roman, l’écrivain qualifie lui-même le récit entendu dans son enfance d’« histoire faite, comme un thyrse, de deux récits entrelacés, l’un si fier, l’autre si triste !  ». Il désigne ainsi « l’enlèvement » de Des Touches – titre initialement prévu pour son roman (cf. lettre à Trébutien du 20 mars 1852) – , avec sa dimension épique, et l’intrigue amoureuse entre Aimée de Spens et Monsieur Jacques, teintée d’un romantisme tragique. 

Nous rencontrerons donc deux catégories de personnages secondaires

D’une part, il y a ceux qui ont directement participé à l’action militaire, les « Douze » qui, comme les apôtres, étaient en fait treize puisque, comme Matthias avait remplacé Judas, Barbe de Percy remplaça, lors de la seconde expédition, Vinel-Royal-Aunis. 

D’autre part, il y a le couple formé par Aimée et Monsieur Jacques, dont l’intrigue se teinte du mystère de la « rougeur  » de cette jeune femme, inexplicable, à chaque fois qu’elle rencontre Des Touches ou entend son nom. 

Ajoutons à ces personnages secondaires les figurants, dont la présence est étroitement liée aux événements ponctuels : la Hucson, geôlière féroce de la prison d’Avranches, le geôlier de celle de Coutances, Couyart, l’horloger timide mais fidèle qui scie les fers de Des Touches, le meunier du Moulin bleu, le traître cruellement châtié… Chacun d’eux a droit à un bref, mais saisissant portrait qui souligne un trait dominant, physique et psychologique. 

Mais ces personnages ne valent que dans la mesure où ils mettent en valeur l’héroïsme des chouans, mélange de force et de ruse, lié à la terreur qu’ils inspirent à la population.      

Les combattants

Les femmes occupent une large place dans le récit, narré par une femme : elles sont, à la fois, compagnes de combat et « dames » de ces chevaliers comme au moyen-âge. Certes, ces « châtelaines » réfugiées, telles les deux demoiselles de Touffedelys, conservent « toute la romanesque ferveur » de la jeunesse : « nous avons tant brodé de mouchoirs avec nos cheveux pour ces messieurs [...] qui les emportaient comme des talismans, dans leurs expéditions  ».                

Cependant, les circonstances difficiles de la Révolution les ont rendues bien différentes de leurs mères. Les « fusils  » ont remplacé les « fuseaux », comme le dit la narratrice : « La vie du temps, les transes, le danger pour tout ce qu’elles aimaient avaient étendu une frémissante couche de bronze autour de leurs cœurs… ». Leurs occupations sont donc étroitement liées aux combats, « faire de la charpie » pour panser les blessés, voire « fondre des balles » pour Barbe de Percy, car « la guerre, le danger avaient emporté toutes les affectations et les petites mines », et toutes sont devenues des « chirurgiennes » expertes auxquelles Barbe sert de « Major »

Il y a donc loin des nobles dames des « temps paisibles  » où « l’on ourlait des serviettes ouvrées », « assises comme des princesses de contes de fées  », à ces femmes courageuses dont les mains « se noircirent à faire des cartouches » pour participer, à leur façon, aux combats des hommes.

Évariste Carpentier, "Embuscade de chouans à la bataille de Gravelle", 1883

Au cœur du récit, les actions des « Douze »À la façon de l’épopée antique, qui chantait les exploits des héros en les magnifiant, Barbey d’Aurevilly prend soin de citer, dans le récit de Barbe, les noms de ces douze braves, comparés aux « grains d’un chapelet d’honneur », référence, cette fois, au monde chrétien.

Mais ces personnages comptent moins par leur personnalité propre que par les vertus qu’ils incarnent, bravoure, force, ruse… Ainsi, de même qu’Homère qualifie ses guerriers d’une épithète qui les caractérise, le « rusé Ulysse », le « bouillant Ajax », l’écrivain attribue à chacun d’eux un trait distinctif en en brossant un rapide portrait. Par exemple, Cantilly, « très fort au pistolet  », illustre la jeunesse et sa dextérité. Juste le Breton possède « des bras d’Hercule » et a pour surnom « le Téméraire », ne croyant qu’en la force pure.  Au contraire, Monsieur Jacques possède la ruse et « la souplesse du chat sauvage »,  et joue le rôle du stratège grâce à son « génie d[e] général ». Vinel-Royal-Aunis, quant à lui, avec son surnom « Doute-de-rien« , rappelle les mousquetaires peints par Dumas, « beau garçon bien découplé », « gaillard toujours prêt à tout  » et, surtout, beau parleur à la « langue infatigable  ». 

Évariste Carpentier, Embuscade de chouans à la bataille de Gravelle, 1883. Huile sur toile. Musée d'art et d'histoire de Cholet

Parmi ces Douze, il convient de ranger Barbe de Percy, femme exceptionnelle qualifiée d’« Amazone de la Chouannerie ». Elle ressemble plus, d’ailleurs, à un homme qu’à une femme par son déguisement (« caleçons de velours rayé », « grosses bottes de gendarme »), et participe activement à cette guerre, comme courrier, mais aussi lors des combats : « elle avait, disait-on, fait le coup de feu du buisson avec une intrépidité qui eût été l’honneur d’un homme  ». C’est avec une évidente fierté qu’elle utilise le pronom « nous  » pour narrer la seconde expédition en vue de délivrer Des Touches ! Elle ne redevient femme que pour l’implorer de mettre fin au supplice du meunier. 

Les amants

À l’image des romans courtois de l’époque médiévale, l’histoire d’amour s’entrelace aux faits d’armes des preux chevaliers. On reconnaît dans ce roman trois de ses caractéristiques : la chasteté sort triomphante, même si elle s’est trouvée un instant mise en doute ; l’héroïsme de la princesse surpasse encore celui du chevalier ; le mysticisme imprègne le récit en le chargeant d’une tonalité tragique. 

Aimée de Spens est présentée dans le chapitre III, qui lui est consacré, mais, en raison de sa surdité, elle disparaît ensuite du cercle des destinataires. Cependant, absente, elle reste présente dans le roman dont l’histoire de « sa rougeur » constitue le fil conducteur. Elle est aussi la seule qui, par la passion dont elle est « hantée », a réussi à échapper au temps, comme en témoignent ses surnoms : « la Vierge-Veuve » ou « la jeune vieille ».                 

L’apostrophe de Barbe, « Ma-Délicate-et-Blonde », tel un surnom de la chevalerie, la rattache d’emblée au roman de Tristan et Iseut. Telle cette noble princesse, elle apparaît fragile, presque évanescente, enfermée dans un silence constant : un « mystère » l’environne… Elle est d’ailleurs exclue de tous les faits guerriers, se bornant à tresser un bracelet de ses cheveux pour celui qu’elle aime, à le soigner ou à attendre son retour du haut de la tourelle du château…   

 

John Duncan, "Tristan et Isolde", 1912

John Duncan, Tristan et Isolde, 1912. Huile sur toile. Museum and art galleries, Edimbourg

Marold et Mittis, "Aimée de Spens, illustration pour l'édition Alphonse Lemerre

Pourtant, elle reste le centre de tout : orpheline, elle a autant de mères que de femmes au château, c’est à elle qu’est réservée la passion, et elle donne à l’oeuvre sa tonalité, « un poème de mélancolie ». Elle joue enfin le rôle de la suzeraine, le soir de son mariage mystique avec M. Jacques, alors entourée de ses chevaliers qui croisent devant elle leurs épées. 

Marold et Mottis : Aimée de Spens, pour l' édition Alphonse Lemerre

Sur Monsieur Jacques, un même « mystère » plane, le « fiancé » d’Aimée, qui, lui aussi, s’inscrit dans le roman courtois, avec son surnom « le beau Tristan », surgi de la mer avec Des Touches comme ce héros médiéval. Mais son portrait met en évidence une forme de contradiction, qui lui donne sa dimension tragique. « Beau ténébreux », il est l’objet de tous les regards féminins, et sa valeur guerrière est indéniable ; mais l’amour que lui voue Aimée paraît condamné par les attitudes mêmes qu’il adopte : il s’y prête tout en s’y dérobant. Est-il chevalier de l’Ordre de Malte, comme en court le bruit ? 

Cet amour est donc par avance placé sous le signe de la fatalité. De plus, même s’il est placé dans l’atmosphère propre aux romans courtois, notamment lors des scènes qui les réunissent au bord d’une fontaine, ou lors du mariage, en présence des autres combattants qui le sacralisent par leurs épées croisées, dans une ambiance qui rappelle la féodalité, cet amour ne recevra pas le dénouement promis aux héros qui ont mérité, par les épreuves accomplies, la main de la princesse. 

Marold et Mittis : "Le mariage d'Aimée de Spens et de Monsieur Jacques, édition Alphonse Lemerre

Marold et Mittis : Le mariage d'Aimée et de monsieur Jacques, édition Alphonse Lemerre

Ultime dégradation du roman courtois, c’est lui qui sera vêtu, dans sa tombe, de la robe de mariée portée par Aimée, homme ainsi à jamais métamorphosé en femme, et ainsi sacralisé dans une éternelle chasteté !

 Extrait du chapitre I : "Trois siècles dans un petit coin"

Analyse de cinq extraits : chapitre I - chapitre IV - chapitre V - chapitre VIII - chapitre IX

Chap. I

Voir le début du téléfilm de Claude Jean Bonnardot, 1966

Pour lire l'extrait du chapitre I

INTRODUCTION

                 

Le Chevalier des Touches de Barbey d’Aurevilly paraît en feuilleton en 1863, puis est édité en 1864. Ce roman historique évoque un épisode de la chouannerie normande, raconté par une de ses combattantes. Il mêle le récit épique de l’enlèvement du chevalier de sa prison par les « Douze » à une romantique histoire d’amour entre deux des personnages.  

L’incipit vient de présenter la traversée nocturne de Valognes par un voyageur encore inconnu. Ce passage en est la suite. 

 

D’où cette ouverture de roman tire-t-elle son originalité ?

UN RÉCIT RÉALISTE

L’auteur cherche à représenter de façon très exacte le lieu dans lequel se situe son récit, en donnant l’image traditionnelle d’une petite ville de province. Les toponymes cités (nombreux noms de rue), et les détails précis, tels « la colossale porte cochère » de « l’hôtel de Mesnilhouseau », permettent de suivre l’itinéraire du personnages à travers une ville marquée par la monarchie avec sa place qui ressemblait à un « square anglais », et la croix qui figure en son milieu. On peut imaginer ainsi ce que peut être le « salon des demoiselles de Touffedelys », au nom évocateur, lui aussi, de la monarchie. Notons cependant que Barbey d’Aurevilly a transformé le nom de cette famille « de Touffreville », peut-être pour éviter un éventuel procès intenté…           

L'"aristocratique petite ville" de Valognes

L'"aristocratique petite ville de Valognes"

L’extrait ne donne pas de date précise, mais celle de la construction de la croix (« 182… ») permet de situer le récit sous la Restauration, qui a permis à cette région, enracinée dans sa foi catholique, de la manifester à nouveau. Nous sommes dans la « soirée », et la « petite ville » paraît endormie, à l’image des « mendiants [...] bien acoquinés dans la paille ». Il ne doit pas s’y passer grand chose, et « les voleurs de rue » même y sont « à peu près inconnus » : la seule activité mentionnée est la future « causerie du soir » à laquelle doit participer le personnage.                 

Ce personnage reste anonyme, un « passant inconnu », mais lui aussi est nettement enraciné dans la réalité, avec la mention des « sabots », qui protègent ses souliers puisqu’il les enlève à l’entrée du salon, et de la « lanterne » qui guide ses pas, en un temps où l’éclairage urbain est très réduit. Personnage banal, en fait, marchant seul « sous son parapluie, incliné contre le vent ».                       

Le réalisme est aussi dû au choix de la focalisation omnisciente, qui donne au lecteur l’impression d’assister à la scène, en possédant toutes les informations utiles. Par exemple, il connaît le passé de la ville, avec sa place « riante [...] autrefois », il sait où se rend le personnage, dont il mesure « les nerfs d’acier ». Il entend le « long pleur » des chiens ou le bruit de la pluie : « l’eau qui tombait frappait la soie tendue de ses gouttes sonores, comme si elles eussent été des grains de cristal ». Le réalisme est renforcé par le parti pris d’oralité, le lecteur étant interpellé par le narrateur-conteur : « Supposez, en effet, que… ». Il se trouve ainsi impliqué dans la scène.                        

Incipitdu "Chevalier Des Touches"

LA MÉTAMORPHOSE DU RÉEL

Mais, au-delà du réalisme, Barbey d’Aurevilly cherche à créer un malaise, en ouvrant son récit sur une atmosphère sinistre.

Les bruits y contribuent largement. À celui du vent et de la pluie s’ajoute celui des chiens, personnifié par « ce long pleur, monotone et désespéré ». Mais la suite de la lecture nous fait comprendre que ce début est une prolepse, car les chiens n’ont hurlé que bien plus tard, quand la lanterne s’est éteinte : « C’est à ce moment-là que les chiens avaient hurlé ». Cette anticipation permet donc de plonger l’ensemble du récit dans cette ambiance tendue qui semble s’éterniser par la reprise insistante  : « ils hurlaient encore ». 

Marold et Mittis : "Ce passant inconnu" . Illustration pour l'édition Alphonse Lemerre

Pourtant le fait, en lui-même, est très banal : « la lanterne s’éteignit… ». Mais l’auteur va en faire un événement exceptionnel, déjà en raison de l’endroit, présenté comme sinistre : « juste en face du grand Christ ». Puis la conjonction « Et » relance la phrase, exclamative : « Et ce n’était pas le vent qui ‘avait soufflé, mais une haleine ! »  Il amplifie la peur par la métonymie : nous ne voyons plus le passant, mais ses « nerfs d’acier ». Si un homme aux « nerfs d’acier » a peur, on peut supposer, par un raisonnement a fortiori, que chacun aurait peur devant ce « quelque chose d’horrible, qui avait parlé ». On notera le contraste entre « quelque chose » et le fait de « parler », qui renvoie à l’humain.  Le dernier élément pour amplifier est la mention de la durée, mise en valeur par l’interjection « Oh ! » et le commentaire exclamatif qui oppose la brièveté, avec le rythme ternaire, et la longueur, avec le mot « siècles ».    

Dans cette ambiance, le « fait étrange » ressort, grâce à l’effet d’attente mis en place dans le récit.                

Enfin la présence de la croix accentue l’effroi. Le texte repose sur un effet de contraste entre sa première présentation (« une croix sur laquelle, grossièrement colorié, se tordait, en saignant, un Christ de grandeur naturelle ») et sa seconde mention. On ne voit alors plus la croix, mais elle n’en est que plus effrayante : « faire pénétrer le frisson jusque dans les os  et doubler les battements de cœur », image soutenue par le jeu des sonorités imitatives.                      

La place du Calvaire à Valognes

La place du Calvaire, à Valognes

Marold et Mittis, illustration pourl'édition Alphonse Lemerre

L’auteur en prépare l'intrusion dès le début de l'extrait, avec les hurlements des chiens : « comme s’ils avaient senti quelque chose d’insolite et de formidable », c’est-à-dire d’inhabituel et d’effrayant, sens premier de « formidable ». Puis la dimension effrayante va augmenter au fil du texte, avec une insistance : « comme s’il avait fallu davantage, voici qu’un fait étrange… » .                     

Mais il en retarde encore la présentation, tout en renforçant le suspens : « oui, un fait extraordinaire vint à se produire tout à coup… ».                     

Marold et Mittis, "la lanterne". Illustration pour l'édition Alphonse Lemerre

Tout est donc fait pour attirer l’attention du lecteur, en tentant de lui faire ressentir l’effroi du personnage.             

CONCLUSION

                 

Ce texte joue un double rôle, celui assigné traditionnellement à l'incipit, qu'il prolonge. Il informe : une petite ville de province, un soir d’hiver, sous la pluie, à l’époque de la Restauration. Ainsi se crée un effet de réel : l’auteur veut faire vrai, comme il est de règle dans un roman historique.

Mais il va aussi séduire par le registre fantastique, donc mêler au réalisme l’étrangeté, créer un mystère, chercher à effrayer. Deux pages après, nous lirons « J’ai vu un revenant », et il faudra attendre la fin du chapitre pour savoir de qui il s’agit : « Le revenant que j'ai vu était de chair et d'os [...] C'était... le chevalier Des Touches ! ... »  On ne pense donc pas ici à un roman historique, mais plutôt à un récit chargé de symbolisme, avec le Christ en croix, la lanterne éteinte, ou à un récit oral, un peu comme les contes à la veillée, où le narrateur prend son lecteur à témoin. 

Chap. IV

 Extrait du chapitre IV : Le portrait du chevalier 

INTRODUCTION

                 

Le Chevalier des Touches de Barbey d’Aurevilly paraît en feuilleton en 1863, puis est édité en 1864. Il prend pour thème l'épisode cruel des combats des chouans contre les forces révolutionnaires.

Après le récit de la rencontre d'un « revenant » par l'abbé, le romancier entreprend une longue description du salon des demoiselles de Touffedelys et de leurs invités. Ce n’est qu’à la fin du chapitre I que nous apprenons que ce « revenant » est le chevalier des Touches. À la fin du chapitre III, Barbe de Percy annonce son récit, mise en abyme qui débute au chapitre IV : elle va raconter la fameuse « expédition des Douze », vers la fin de 1799. 

Le héros nous est alors présenté : comment Barbey d’Aurevilly, par son portrait, oriente-t-il le sens de son roman ?              

Pour lire l'extrait du chapitre IV

UN CHOUAN

L’attention de l’auditoire est attirée par la prétérition : « Je ne vous peindrai pas le chevalier », ce qui sera aussitôt fait ! 

Michèle Gilles, "Marine". Aquarelle

Son portrait est fortement lié au contexte historique dans lequel il s’inscrit. De nombreux nobles, fuyant la Révolution, ont émigré en Angleterre d’où ils tentent d’organiser les « Blancs ».  Le rôle des « courriers » est essentiel pour transmettre les nouvelles et les ordres : c’est cette fonction qu’assume le chevalier. L’appel au témoignage du baron de Fierdrap (« vous l’avez connu à Londres ») sert à cautionner la vérité du récit. La proximité de la côte, avec une insistance sur son aspect sauvage : « solitaire, presque inabordable à cause des récifs » amplifie par avance le rôle de courrier du chevalier qui prendra cette côte comme point de départ et d’arrivée de ses missions, côte particulièrement adaptée à la nécessité d’échapper aux guetteurs. 

Michèle Gilles, Marine. Aquarelle

Cette vérité est également liée aux lieux mentionnés, notamment le château de Touffedelys, en réalité celui de Touffreville, nom transformé pour ne pas heurter les descendants. La narratrice se porte elle-même comme garante de son récit : « J’avais appris à le connaître ».

Le château est associé au contexte militaire de la chouannerie : « notre quartier général le mieux caché et le plus sûr », les deux superlatifs formant une hyperbole et rappelant l’insécurité des armées chouannes. La mention des « quatre tourelles » rappelle que, de ce lieu fortifié, l’on peut surveiller les environs, mais le relie aussi au contexte historique de la féodalité : « manoir autrefois crénelé », « un débris de construction féodale ». La notion essentielle de vassaux ayant juré féodalité à leur suzerain est mise en parallèle avec le choix des chouans de rester fidèles à leur roi. Mais notons l'état déplorable du château, comme si, par avance, il symbolisait la fin de ce monde féodal.

François Michael, "Chouans, en avant !", 1973. Comédie musicale : La Révolution française

Les chouans : nobles et paysans

Nous retrouvons les réalités de la chouannerie à travers de multiples détails évoquant les combats sous formes d’embuscades : « ces grands bois, le vrai nid de toutes les chouanneries! qui rappelaient par leur noirceur et le dédale de leurs clairières » . L’atmosphère créée, un peu effrayante, laisse supposer qu’on peut s’y perdre facilement. Le terme « nid »  est à prendre dans un double sens, un lieu caché, clos caractéristique du paysage de bocage, et nous notons l'allusion à la « chouette » dont le cri servait de signal de ralliement aux chouans, et était à l’origine de leur nom. Le pluriel, « toutes les chouanneries ! », rappelle l’éclatement des « chouans » entre plusieurs armées (Bretagne, Vendée, Normandie), mal centralisées. L’écrivain prend soin de souligner l’ancrage de son récit dans l’origine mythique de la chouannerie, par la comparaison entre les lieux de son récit au « fameux bois de Misdom où le premier des chouans, un Condé de Broussailles, Jean Cottreau, avait toute sa vie combattu ». L’allusion à celui qui fut surnommé « Jean Chouan », rattache le héros à cet illustre prédécesseur.           

En même temps l’écrivain rappelle que la chouannerie prend sa source dans la vie quotidienne des campagnes : il évoque « la foire, à Bricquebec », « les tentes »  qui y sont montées, « les pieds de frêne », bâtons des paysans, avec les conflits familiers à ces temps troublés, « traité de chouan avec insolence », et  le personnage alors présent pour arbitrer ces conflits, le « brigadier de gendarmerie » . Même les comparaisons lui sont empruntées : « cœur de chêne », « muscles comme des cordes à puits ». 

Barbey d’Aurevilly retrouve ici un des aspects du roman historique, la mise en valeur des personnages-phares de l’Histoire, sauf que son héros n’est pas celui qui est resté le plus connu de ces contre-révolutionnaires.           

UN HÉROS

Rappelons l’origine du terme « héros » : dans l’antiquité, il était un demi-dieu, et se distinguait des humains ordinaires par des qualités surnaturelles. Or, Barbey d’Aurevilly prête à son personnage des traits qui le rendent exceptionnel.  Son portrait physique se fonde, en effet, sur un surprenant contraste entre deux pôles opposés : la féminité et la masculinité.                

Barbey d'Aurevilly, "Le Chevalier Des Touches", éd. Folio classique

Le terme « beauté »  est repris 4 fois en gradation rythmique : la 1ère fois, employé seul, mais cautionné par l’appel au témoignage de Fierdrap ;  la 2ème fois, toujours avec l’appel au témoignage, dans l’expression précisée « une beauté presque féminine » , qui attire l’attention sur le « teint blancs et ses beaux cheveux annelés », soulignés par l’exclamation ; la 3ème fois dans une phrase entière, où le mot se trouve relancé par une double relative : « cette beauté dont tout le monde parlait et dont j’ai vu des femmes jalouses » ;  la 4ème fois avec une valeur métaphorique : « cette mignonne beauté de fille à marier ».               

Des détails physiques particulièrement représentatifs de la beauté féminine, dans le contexte d’alors, sont mis en valeur dans la suite du récit : « cette peau fine », « ses charmantes mains » , « ses petites dents, ces deux si jolis rangs de perles ». Ajoutons à cela les comparaisons, qui contribuent toutes à féminiser le héros : « la belle Hélène »  (allusion à la guerre de Troie), « cette délicate figure d’ange de missel »  qui fait de lui un être asexué, l’hyperbole « la belle des belles » , allusion à une autre période de révolte, la Fronde.

La narratrice évoque, à ce propos, son propre témoignage (« J’ai souvent raillé… ») fortement ironique envers ses compagnes, mais c’est encore un moyen de souligner l’étrange beauté du chevalier par la comparaison : « comme un miracle ».    

Ainsi, le héros diffère de l’image que le lecteur pourrait se faire du chouan, paysan sauvage et rustique, par son étrange fragilité.  

Mais cette beauté physique féminine est juxtaposée, parfois dans une même phrase, à des caractéristiques psychologiques masculines, emblèmes de virilité, renforcés par des comparaisons mélioratives : « cette mignonne beauté de fille à marier était doublée de l’âme d’un homme », « sous cette peau fine il y avait un cœur de chêne et des muscles comme des cordes à puits ». 

L’anecdote (qui suit les points de suspension, venant dans un récit qui veut garder une forme orale, pour lui servir d’exemple) peut paraître totalement dérisoire : en fait de combat grandiose, il a lutté sur un champ de foire et coupé un pouce. Cependant l’écrivain va l’amplifier : « tordit les pieds de frêne [...] comme si c’avaient été des roseaux », « un brigadier de gendarmerie, taillé en Hercule », « s’échappant par un bond qui troua la foule ameutée ». Ce dernier geste lui donne une force quasi surhumaine, homme seul face à un grand nombre de personnes.  

Le commentaire de la narratrice, avec l’exclamation, souligne l’aspect effrayant de ce geste, qui suggère déjà une forme de cruauté chez ce héros.   

CONCLUSION

                 

Ce portrait en action représente le héros dans des situations variées. Mais toutes les notations se combinent pour donner de lui l’image d’un être exceptionnel, dépassant la simple dimension historique, celle du véritable Jacques Destouches  de La Fresnaye - et non "de Langotière" d'ailleurs. 

Mais, parallèlement, on peut s’interroger sur ce qui a amené l’écrivain à donner à son héros cette apparence efféminée, qui contredit le portrait rapide qu'il en fait, à l'occasion de sa rencontre avec lui à l'asile du Bon-sauveur, dans le Memorandum  : « Le visage est étroit, mais assez régulier ; – le nez en bec d’oiseau de proie ; –  ce qui lui reste de cheveux est blanc.– nulle distinction que celle de la force. » Sans doute a-t-il associé la volonté de ce contre-révolutionnaire de défendre des valeurs aristocratiques, à son propre dandysme. L'élégance vestimentaire des dandys, le côté "précieux" de leurs attitudes, traduisaient, en effet, le rejet d'une médiocrité jugée "bourgeoise", et l'affirmation d'une forme de "noblesse" de l'âme.                 

Le récit, avec sa narratrice-témoin (Barbe a participé à la chouannerie), constitue une mise en abyme dans le récit du narrateur omniscient. Barbey lui délègue la parole : il renforce ainsi la vérité historique d’un texte qui apparaît comme un témoignage.   

Chap. V

 Extrait du chapitre V : "La première expédition"

Pour lire l'extrait du chapitre V

INTRODUCTION

                 

Le Chevalier des Touches de Barbey d’Aurevilly paraît en feuilleton en 1863, puis est édité en 1864. Il prend pour thème l'épisode cruel des combats des chouans contre les forces révolutionnaires.

Après le récit de la rencontre d'un « revenant » par l'abbé, le romancier entreprend une longue description du salon des demoiselles de Touffedelys et de leurs invités. Ce n’est qu’à la fin du chapitre I que nous apprenons que ce « revenant » est le chevalier des Touches.

À la fin du chapitre III, Barbe de Percy annonce son récit, mise en abyme qui débute au chapitre IV : elle va raconter la fameuse « expédition des Douze », vers la fin de 1799, qui doit délivrer le chevalier des Touches.

Les chouans sont partis du château de Touffedelys pour Avranches où des Touches est emprisonné. Pendant que l’un d’eux, Vinel-Royal-Aunis, tente de tromper la geôlière, les autres comptent créer du désordre sur le champ de foire pour détourner l’attention de l’armée et pouvoir ainsi s’échapper de la ville avec des Touches. 

La citadelle d'Avranches

La citadelle d'Avranches

Comment Barbey d’Aurevilly va-t-il transformer une émeute en un combat épique ? 

LA FOI

Les deux camps en présence ici sont animés d’un idéal politique puissant : « Dans ce temps-là, la politique était à fleur de peau » de tout ». On reconnaît cet idéal à « la couleur » du « sang », « à la première goutte ». D’un côté, le sang blanc, couleur du drapeau de la monarchie : ce sont « les Chouans », qui se battent pour Dieu et le roi, pour la tradition, d’où « la vieille ronde normande » qu’ils vont chanter ; de l’autre, les soldats de la patrie, « les Bleus », ceux qui ont la couleur de leur uniforme, la couleur d’un ciel plein d’espoir, l’idéal révolutionnaire.  

Pour leur idéal les deux camps sont prêts à aller jusqu’à la mort.  

Le cœur, symbole des chouans

Le coeur, symbol des chouans

Barbey amplifie encore la valeur de cette foi, en donnant au sang qui coule la valeur d’un témoignage éternel.  Ce combat, qui ne fut sans doute qu’une banale « rixe », comme il le nomme précédemment, dans une foire aux bestiaux, prend une ampleur nouvelle : il se hausse aux dimensions d’une légende, dont trente ans après, au moment du récit de Barbe, les lieux portent encore le signe : « À Avranches, on vous montrera, si vous voulez, la place… ». L’écrivain fait même référence aux grands moments de l’Histoire, changeant les chouans en la horde sauvage des Huns, puisque, comme après le passage de ces terribles guerriers et de leur chef, Attila : « L’herbe n’a jamais repoussé à cette place ».  

Enfin sa narratrice propose une interprétation qui constitue une nouvelle forme d’amplification : « Le sang qui, là, trempa la terre, était sans doute assez brûlant pour la dessécher ». « Brûlant » de quoi ? Précisément de cette foi qui animait aussi bien les vainqueurs que les vaincus.  

Ainsi l’écrivain métamorphose un fait secondaire, anecdotique, de l’histoire de la chouannerie normande (qui, en plus, ne sera qu’un échec), en un haut fait, glorieux à jamais

LA FOULE

Dans l’épopée, il y a certes des héros, tels Ulysse, Achille, Hector… mais leur valeur est sublimée par la présence de la foule à laquelle ils se heurtent, ou qui contemple leurs exploits.     

Jour de foire sur la place

Jour de foire sur la place

Nous sommes sur un champ de foire, mais les choix lexicaux nous donnent d’abord le sentiment d’un espace immense. Par exemple, « la place » devient « cette plaine de colère », élargissement spatial, puisque le combat, réduit, en réalité, à la place centrale, paraît impliquer toute la ville : le tambour, « la générale », « couvrit Avranches et le souleva » ; on note aussi l’image, récurrente, de « la mer ». 

La deuxième caractéristique de ce passage est de donner l’impression que l’événement implique un nombre considérable de personnes. D’une part, la narratrice crée un effet de contraste entre la réalité et l’impression donnée : les chouans ne sont qu’« une poignée », cela nous est rappelé, mais semblent multipliés par l’image du « tourbillon qui tourne au centre de cette mer humaine », à la façon d’une tornade qui envahit l’espace. 

D’autre part, « la foule d’hommes, d’enfants et de femmes », banalement présente en ce jour de foire, prend elle aussi une dimension nouvelle par la comparaison : « cette masse qui roulait dans le champ de foire, comme une mer », reprise sous la forme d’une métaphore, « cette mer humaine dont ils recevaient la houle au visage » ; le recours à un lexique abstrait présente une vision plus générale, celle d’un désordre sans nom, d’un « étouffement », « l’ondulation immense d’une foule ». L’exclamation non verbale qui clôt cette phrase, « mais impossible ! », accentue la grandeur du combat.  

La mention des animaux vient accroître l’impression d’un nombre considérable de combattants, tout en suggérant presque la guerre, si l’on observe, notamment, la position du cheval, illustrée dans de nombreux tableaux : « cabré, montrait les fers de ses pieds par-dessus les têtes ». Cela vient également de la structure de cette période (longue phrase rythmée), avec l’effet d’attente et le rythme ternaire en gradation : « affolé par les cris, par le son du tambour, par l’odeur du combat qui commençait à s’élever », « des troupes de bœufs épeurés se tassaient, en beuglant, jusqu’à monter  les uns sur les autres, l’échine vibrante, la croupe levée, la queue roide… ».  

Tout se passe comme si, par le rythme même de son écriture, Barbey d’Aurevilly cherchait à reproduire cette « ondulation » dont il parle pour intensifier la scène représentée

LA FORCE

Enfin l’épopée repose sur la force de ses personnages, qu’elle doit mettre en valeur.    

Emile Boutigny, "Henri de Larochejaquelein au combat de Cholet", 1899

Cet épisode n’est qu’une émeute, certes violente, mais uniquement cela puisque les soldats ne parviendront pas, même avec leurs « baïonnettes », à « percer » la foule et se replieront devant la prison.

Pourtant, dès le début du passage, l’écrivain la transforme en une véritable guerre, par le parallélisme insistant : « Ce fut une vraie charge, et ce fut aussi une bataille. »  

De la même façon, il métamorphose les armes grossières et rustiques de ces combattants, « pieds de frêne« , c’est-à-dire bâtons, et « fouets ». Dans la main des chouans, leur efficacité est amplifiée par la comparaison initiale avec l’antéposition (« jamais, dans nulle batterie de sarrasin, les fléaux ne tombèrent sur les grains comme, ce jour-là, les bâtons sur les têtes ») et elles semblent se transformer en boucliers et épées : « ramassés sous leurs fouets et sous le moulinet de leurs bâtons ».    

Émile de Boutigny, Henri Larochejaquelein au combat de Cholet, 1899. Huile sur toileMusée d'art et d'histoire, Cholet 

Le combat a-t-il fait des blessés ? des morts ? Il s’agit très certainement de blessés, mais Barbey d’Aurevilly laisse planer le doute. Le lecteur est amené à se croire sur un champ de bataille, jonché de cadavres par les choix lexicaux : « Ils abattaient… », « piler ces corps sous leurs pieds ». La courte phrase, « Cela se creusait. », donne l’impression que cette masse est réduite à néant. Les comparaisons accentuent le sang, qui « jaillissait et faisait fumée comme fait l’eau sous la roue du moulin ! », et l’image de cadavres, avec la négation : « on ne marchait plus que sur des corps tombés, comme sur de l’herbe ».  

Le lecteur croirait ici lire un passage de l’épopée homérique

CONCLUSION

                 

Le décalage entre la vérité historique et le récit de Barbey d’Aurevilly est frappant : la première tentative d'enlèvement de Des Touches n'a pas donné lieu au sanglant combat ici décrit, au cours d'une foire de la Saint-Paterne qui ne s'est jamais tenue à Avranches.  

L’écrivain travaille sur les hyperboles pour donner  de l’ampleur au fait raconté, d'où le registre épique dans lequel s'inscrit le passage. Ici, c’est un récit rapporté puisque la narratrice, Barbe, n’a pas assisté à ce combat. Cela suffit-il à justifier l’amplification ? Ou bien l’écrivain ne résiste-t-il pas au plaisir de passer du réalisme à l’épopée ?  Lui-même explique, dans une lettre à Trébutien : "je ne peins l'histoire que dans les fonds, par aperçus, par vigoureuses échappées. L'imagination et les rêves seront sur le devant."

Chap. VIII

 Extrait du chapitre VIII : "Le moulin bleu"

Pour lire l'extrait du chapitre VIII

INTRODUCTION

                 

Le Chevalier des Touches de Barbey d’Aurevilly paraît en feuilleton en 1863, puis est édité en 1864. Il prend pour thème l'épisode cruel des combats des chouans contre les forces révolutionnaires.

Après le récit de la rencontre d'un « revenant » par l'abbé, le romancier entreprend une longue description du salon des demoiselles de Touffedelys et de leurs invités. Ce n’est qu’à la fin du chapitre I que nous apprenons que ce « revenant » est le chevalier des Touches, occasion pour Barbe de Percy de se lancer, au chapitre IV, dans un long récit, "l'expédition des Douze", pour délivrer Des Touches de prison. Une première tentative, contre la prison d'Avranches, échoue. Mais une seconde tentative réussit à libérer le chevalier de sa prison de Coutances. L’horloger Couyart sera ensuite « réquisitionné » pour le délivrer de ses chaînes. Mais des Touches veut se venger du traître, le meunier du « Moulin bleu », qui a causé son arrestation et la mort de son compagnon, M. Jacques, épisode de vengeance qui ferme le récit de la narratrice

Comment le récit met-il en scène le châtiment infligé au traître par son héros ?  

LE SUPPLICE DU MEUNIER

Il évoque une forme de crucifixion (le moulin a quatre ailes en croix), mais se limitant à une seule aile sur laquelle le meunier a été lié avec une ceinture. Un gros plan est effectué sur cette aile, personnifiée : « l’implacable aile », même adjectif que celui qui qualifie des Touches, « un homme si implacable » De même, une comparaison en amplifie le rôle :  « sur cette toile blanche de l’aile du moulin, comme sur un grabat d’agonie. » La description insiste sur le mouvement de l’aile, reproduit par le rythme même de la phrase avec la récurrence du verbe « redescendre » et du mot « aile » et la symétrie avec chiasme : « remontant [...] pour redescendre, et redescendant pour remonter ». Il met en valeur la plongée dans le vide, renforcée par la métaphore (« l’horrible sensation de cet abîme d’air ») et sa durée avec l’adverbe « éternellement ». 

Le moulin des marins, saint-Vaast-la-Hougue

Le moulin des marins. Saint-Vaast-la-Hougue 

Le rôle du soleil est amplifié par « la férocité de son éblouissement », le soleil devient ici une sorte de bourreau supérieur, comme si les éléments participaient à cette vengeance. 

Marold et Mittis, "Le supplice du meunier". Illustration pour l'édition Alphonse Lemerre

La narratrice rappelle la faute qui doit au meunier ce châtiment : « un traître », « lâche », « la trahison ». Mais la qualification qu’elle lui applique vise à rendre la scène pathétique : « cet étrange supplicié », « le malheureux ». Le récit insiste sur sa souffrance avec la comparaison, « crier comme une orfraie qu’on égorge », et les choix lexicaux : « ce qu’il souffrait était inexprimable », « Il suait de grosses gouttes ». Tout est mis en œuvre pour que le lecteur partage la pitié de la narratrice.

    

Enfin, le héros se transforme en bourreau. Son aspect cruel est souligné : « ce terrible vengeur de chevalier Des Touches ». Il se montre, en effet, sans pitié, et s’il achève le meunier, c’est seulement parce que Barbe de Percy l’en a supplié. Le récit du coup de grâce montre à quel point il déshumanise sa victime, avec la comparaison : tuer l’homme sur l’aile du moulin n’est rien, pas plus, semble-t-il que « tu[er] au vol les hirondelles de mer dans un canot que la vague balançait comme une escarpolette ». L’homme s’efface donc derrière la « cible mobile »  qu’il représente.

 

Ainsi l’écrivain clôt ce récit sur un épisode sanglant qui donne de la chouannerie une image effrayante et cruelle. On y lira un écho à l’image du Christ en croix présentée dans l’incipit.      

Marold et Mittis, "Le supplice du meunier", illustration pour l'édition Alphonse Lemerre

LA NARRATRICE ET SON RÔLE

En choisissant la mise en abîme, Barbey d’Aurevilly renforce le rôle de la narratrice de ce récit oral. 

 

Le récit prend plus de vérité dans la mesure où il est fait à la première personne, par une narratrice qui a assisté aux événements. Tout est vu à travers ses yeux : « …on voyait d’en bas ». Et l’oralité permet de mieux restituer le trouble alors ressenti, qu’elle semble revivre en racontant, comme le montrent les nombreuses exclamations et les points de suspension. Son émotion est perceptible quand elle interprète (« comme s’il eût voulu se soustraire… » ) ou commente : « Je crois vraiment… ».  Mais elle ne blâme pas vraiment des Touches, essayant plutôt de lui trouver des excuses : « la trahison dut avoir des détails que nous n’avons jamais sus, mais bien horribles pour rendre un homme si implacable ».    

Elle participe aussi directement à l’action. Dans tout le roman, Barbey d’Aurevilly la représente comme « une des amazones de la chouannerie », elle porte des vêtements d’homme, elle a le courage et la force d’un homme… Mais ici elle marque fortement le contraste entre les hommes présents (« les yeux secs, la lèvre contractée, impassibles ») et sa nature féminine : « je n’étais pas tout à fait aussi homme que je le croyais ! », « Ce qu’il y avait de femme cachée en moi s’émut. » Cet aveu d’émotivité féminine contraste d’ailleurs avec la parenthèse adressée à son destinataire, dans laquelle elle jure comme un homme : « Mort-Dieu ». Mais son cri d’appel à la pitié chrétienne permet d’achever le supplice du meunier. 

Mais surtout, à la façon des antiques aèdes grecs qui récitaient l’épopée homérique, Barbe de Percy met en forme les faits en les amplifiant. Elle joue le rôle de conteuse. Ici elle insiste sur le « sang », qui va donner son nom au moulin. Le lexique multiplie la violence et l’abondance de sa coulée dans la 1ère phrase du dernier paragraphe : « ruissela », « empourpra », « jet furieux », jaillit ». ) La comparaison (« jaillit comme l’eau d’une pompe de ce corps puissamment sanguin ») et les échos sonores imitatifs, [s] et [l], [j] et [p], soutiennent cet effet.

Les amazones de la chouannerie

Elle permet ainsi à l’Histoire de se hausser à la dimension du mythe. Cela se réalise par l’extension temporelle, puisque nous passons du temps de l’action, passé simple, au temps du commentaire (« il venait de changer… »), puis au moment présent du récit, avec les verbes au présent de l'énonciation, soulignés par « encore » : « S’il existe encore », « on doit l’appeler encore », « on ne sait plus », répété. Enfin, la narratrice se projette dans le futur : « il y parlera encore longtemps ». On quitte alors le temps de L’Histoire, avec ses témoins « pour la raconter », pour celui du mythe, dont la dernière phrase restitue le flou mais aussi la dimension tragique : « un vague terrible », « une chose affreuse ».

En déléguant ainsi la parole à sa narratrice, Barbey d’Aurevilly a pu donner à son récit d’un fait très ponctuel une dimension éternelle, ce qui était bien son souhait si l’on en croit la dédicace à son père. 

CONCLUSION

                 

L’écrivain choisit une scène sanglante et violente pour clore cet épisode d’une réalité en partie oubliée de la Révolution, et elle-même sanglante, la chouannerie. Barbey, royaliste, ne peut donc être accusé de partialité en faveur des chouans.  

 

En reprenant un thème classique, la mort d’un traître, il lui donne une dimension épique, le chevalier incarnant la Némésis antique. Notons, cependant, que cette déesse était censée châtier ceux qui se rendaient coupables d'hybris, c'est-à-dire de l''excès d'un humain qui, par ses actes, outrepasse sa condition de mortel. Or, ici, face à la trahison du meunier, Des Touches s'érige en juge suprême...

Chap. IX

 Extrait du chapitre IX : "Histoire d'une rougeur"

Pour lire l'extrait du chapitre IX

INTRODUCTION

                 

Le Chevalier des Touches de Barbey d’Aurevilly paraît en feuilleton en 1863, puis est édité en 1864. Il prend pour thème l'épisode cruel des combats des chouans contre les forces révolutionnaires.

Le dernier chapitre du roman permet de clore le récit de Barbe de Percy sur le départ de Des Touches en Angleterre et le retour des chouans au château pour annoncer à Aimée de Spens la mort de son fiancé, M. Jacques. Mais ce dénouement laisse planer un double mystère : pourquoi Aimée rougit-elle en entendant le nom du chevalier Des Touches ? Et qu’est devenu le chevalier ?  

Se trouve alors introduit un nouvel auditeur de ce récit : l’écrivain enfant. Devenu adulte, il décide de partir en quête du chevalier, qu’il retrouve à l’asile. 

Un second dénouement est alors formé : sortant de sa folie momentanément, Des Touches explique à l’écrivain le sacrifice d’Aimée. 

Comment le romancier lève-t-il les derniers masques ?  

        D'une part, il s’agissait de sauver la vie d’un homme : les « Bleus » sont alors « embusqués », et guettent leur proie, Des Touches. La formule est récurrente, en gradation : « elle avait sauvé la vie à Des Touches [...] », « Elle la lui avait sauvée », repris sous forme exclamative, « Des Touches était sauvé ! », puis vient « pour le sauver ». Enfin l’idée se trouve amplifiée par « sauver un homme ». La comparaison hyperbolique l’amplifie encore : « comme jamais femme ne l’avait sauvée à personne ».  

       D’autre part, s’impose, au XVIII° siècle, la notion de pudeur. La respecter est une règle absolue pour une jeune fille, qui ne doit en aucun cas se montrer nue à un autre homme que son futur mari, à une époque où la religion règle tous les comportements. Ainsi, le fait qu’une jeune fille se déshabille devant une fenêtre ne peut que signifier qu’elle est absolument seule, et c’est la conclusion des soldats, rapportée au discours indirect libre pour restituer leur pensée. C’est pour eux une évidence : « … ils n’eurent plus de doute. Personne ne pouvait être là, et ils étaient partis. » Cette pudeur, qu’Aimée a dû surmonter, est mise en relief par la récurrence du terme « pudeur », par la comparaison florale (« pure comme un lys »), et par l’épithète méliorative : « cette chaste femme ».

 

L’écrivain met en place une image inverse de la vision biblique traditionnelle, celle de la « danse des voiles », impudique, de Salomé, séduisant Hérode : ici les « voiles » enlevés ne sont que tromperie.  

Marold et Mttis, "Le sacrifice d'Aimée", illustration pour l'édition Alphonse Lemerre

L'ÉNIGME ÉLUCIDÉE

Ce passage donne la clé de l’énigme, en explicitant le dilemme d’Aimée, déchirée entre deux valeurs d’égale grandeur : la vie humaine, le respect de la pudeur.   

Marold et Mittis, "Le sacrifice d'Aimée", illustration pour l'édition Alphonse Lemerre

On en arrive donc à une sublimation de l’héroïne, dont le sacrifice va se trouver exalté. Par les images à connotation religieuse, et l’appellation de « Vierge-Veuve »,  l’écrivain souligne « la divinité de sa pudeur » et « le velouté immaculé des fleurs de son âme » qu’elle a ainsi sacrifiés. Tout concourt à idéaliser cette « fille sublime », image parfaite de l’héroïne romantique. 

Puvis de Chavannes, "Mlle de Sombreuil buvant un verre de sang pour sauver son père", 1853

Il accentue la valeur du sacrifice par la comparaison entre « le verre de honte » ainsi bu et « le verre de sang »  bu par Mlle. de Sombreuil. L’écrivain rappelle ici un épisode douloureux de la Terreur : le gouverneur des Invalides, qui avait fait tirer sur la foule le 14 juillet 1789, avait été arrêté et condamné à mort en 1792 par le tribunal révolutionnaire. Sa fille avait obtenu sa grâce à condition de boire un « verre de sang » à la santé des Révolutionnaires. Mais cet épisode est ici minoré par la négation « ne…que » et la phrase exclamative. 

Allant plus loin dans l’image du sacrifice, l’écrivain l’assimile même aux sacrifices des martyrs, en le qualifiant de « supplice », et en rapprochant les « rougeurs » superficielles du visage, terme repris dans la phrase finale du paragraphe, d’un « flot [...] vermeil », d’une atteinte physique concrète : « le sang offensé la teintait de son offense ».  

Tout se passe comme si les regards subis avaient suffi à la violer au sens propre. Et sa rougeur, mentionnée au fil du roman, vient du  souvenir indélébile de ce « viol » moral.    

Puvis de Chavannes, Mlle de Sombreuil buvant un verre de sang pour sauver son père, 1853. Huile sur toile

FONCTIONS DE L'ÉCRIVAIN

Barbey d’Aurevilly lance un cri de triomphe au début de l’extrait : « J’étais un Cuvier ! »  Par cette comparaison, il assigne à l’écrivain un rôle scientifique : découvrir les mystères du réel, en faire apparaître la face cachée. En tant que naturaliste, Cuvier, en effet, avait commencé à donner une classification à la zoologie, notamment en reconstituant des organismes disparus à partir des quelques débris informes qui en subsistaient. Il avait posé une « loi de corrélation des formes », qui posait l’idée qu’il existe entre tous les organes d’un même animal une correspondance telle que, de la connaissance d’un seul organe, on peut déduire celle de tous les autres. Or, c’est bien le rôle que se donne ici l’écrivain, qui n’a besoin que de « peu de mots »  pour « reconstitu[er] tout »  et atteindre la vérité : « Il était donc vrai, l’abbé avait tort. Sa sœur avait raison. »  

Barbey d’Aurevilly, prenant le relais de sa narratrice, affirme ainsi la vérité de son récit, qu’il enracine dans la réalité d’une visite effectuée à son héros. Il s’accorde ainsi le droit de raconter librement la scène, d’interpréter les moindres mouvements des âmes, comme le prouve la reprise, « …elle avait hésité… Oh ! elle avait hésité… », sans donner au lecteur le droit de contester cette vérité psychologique.           

Cependant, une comparaison entre ce dénouement et le Memorandum rédigé par Barbey d’Aurevilly à l’issue de sa visite à l’hospice du Bon Sauveur à Caen nous conduit à démythifier cette belle affirmation de vérité. Tout n’est en fait que « masque », puisque Des Touches est resté muré dans son silence, son seul « éclair [...] de mémoire » ne lui rappelant que le nom du juge qui l’avait condamné à mort.     

Mais on comprend aussi comment travaille l’écrivain, à la façon d’un alchimiste : il a gardé dans ses notes le fait de s’être « retourn[é] » pour observer le regard vide de Des Touches, « ces yeux qui ne percent plus rien », les « plates-bandes de fleurs rouges » que celui-ci regardait. Or, dans le roman, nous retrouvons le même mouvement à la fin du dernier paragraphe, le détail des lieux, les « fleurs rouges » et « l’œil » de Des Touches, mais réinterprété par l’écrivain qui les charge de sens. Ainsi cette dernière phrase efface pratiquement la gloire du héros, anéantit tous ses exploits, énumérés pour mieux disparaître dans les deux seules choses qui restent : Aimée de Spens, c’est-à-dire l’amour, que le chevalier n’a, en réalité, jamais connu, et la « démence » qui a totalement détruit cet homme héroïque.

  

Une mystification ultime : celle de l’écriture qui ne feint d’être vraie que pour mieux mentir

CONCLUSION

                 

Il avait fallu trois chapitres pour introduire le récit de Barbe, mais le retour au récit initial est très rapide puisque quelques pages suffisent à nous ramener au temps du récit, puis à celui de l’écriture. Le lecteur ne s'aperçoit qu’à ce moment-là que le narrateur omniscient de l’incipit était, en fait, un des destinataires du récit mis en abyme, qui s’est changé à son tour en conteur en devenant écrivain.

                   

Le centre du récit se déplace en même temps du chevalier à Aimée. Or, si le premier s’inscrit dans l’histoire, la seconde n’y a joué que le rôle accordé par l’écrivain, et dont nul ne peut porter témoignage. C’est affirmer donc la suprématie de la fiction sur l’Histoire.  

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